La Réforme municipale de France

La réforme municipale
Henri Saint-René Taillandier


LA
REFORME MUNICIPALE

I. Rapport de M. Desmarets sur les travaux de la commission de décentralisation présidée par M. Odilon Barrot (1870). — II. Projet de loi de MM. de Barante et Waddington. — III. Proposition de loi de M. Ulric Perrot. — IV. Questionnaire adressé aux conseils-généraux par M. Baudot, président de la commission de décentralisation (1871).

Pendant les funestes catastrophes de la guerre qui vient de mutiler la France, alors que les défenseurs de nos provinces envahies, de nos villes bombardées, voyaient avec douleur s’allumer dans nos faubourgs la guerre civile à côté de la guerre étrangère, deux sentimens opposés ont divisé les esprits qui jugeaient une régénération nécessaire. Les uns, en présence de l’insubordination d’une multitude ennemie de toute autorité, ont désiré l’établissement d’une ferme discipline et d’un pouvoir puissamment armé. Les autres, attribuant le débordement des passions révolutionnaires à la longue compression d’un gouvernement absolu, se sont pris à tout espérer d’un régime qui, développant l’autonomie communale et départementale, accoutumerait le peuple à l’usage de la liberté. Les premiers voudraient fortifier le pouvoir de l’état, les seconds l’affaiblir au profit des assemblées locales. Les premiers, fidèles aux traditions non interrompues de notre histoire, continuateurs de l’œuvre de Louis XI, de Richelieu, de Louis XIV, de la convention et de Napoléon Ier, sont partisans de la centralisation. Les seconds, nouveaux promoteurs de systèmes empruntés à l’époque féodale, se groupent dans les diverses écoles de décentralisateurs.

Il ne s’agit pas ici d’embrasser dans toute son étendue la question si controversée de la décentralisation ; nous avons restreint notre étude pour la rendre plus précise. Prenant modestement une des faces du grave problème qui s’impose à nos législateurs, nous nous proposons d’examiner le programme de la décentralisation appliqué à la commune, cette pierre d’assise de tout pays organisé. L’importance d’un tel sujet ne peut échapper à personne. En matière politique comme en matière sociale, les derniers échelons sont ceux dont la solidité importe le plus. Tant qu’on n’a pas atteint la famille, l’ordre social n’est pas dangereusement menacé. Tant que la commune reste ce qu’elle doit être, l’échafaudage qu’elle soutient peut, sans courir grand risque, recevoir des modifications. La forme du gouvernement peut être changée, l’administration départementale peut être remaniée sans que l’équilibre du pays soit sérieusement déplacé ; le centre de gravité réside plus bas. La révolution la plus importante serait celle qui viendrait donner un nouveau caractère à la commune. « La commune, dit Royer-Collard, est, comme la famille, avant l’état ; la loi politique la trouve et ne la crée pas. » L’état, le département, sont tous deux, quoiqu’à un degré différent, des personnes morales vagues et abstraites. La commune, qui leur sert de base, a une personnalité. bien autrement réelle, qui ne procède que d’elle-même. Dégagée de tout lien, elle finirait par dissoudre et le département et l’état, qui ne sont que le produit des concessions imposées à la commune dans l’intérêt général. Quand on va au fond des choses, on trouve nécessairement ce principe : l’état n’existe que par la collection des souverainetés particulières que les communes aliènent en sa faveur. C’est là une vérité de fait et de droit qui a la valeur d’un axiome. Si donc on augmente imprudemment l’autonomie des communes, on diminue d’autant la souveraineté de l’état.

En faut-il davantage pour indiquer combien ces relations sont délicates et importantes ? Au reste, l’horrible expérience de la commune de Paris montre assez que toute question touchant aux rapports du pouvoir central avec le pouvoir municipal peut être une question de vie ou de mort. Lors donc que nos législateurs, après avoir donné de nouvelles règles à notre administration départementale, vont s’occuper d’une réorganisation communale, ils abordent un problème plein de dangers, un problème auquel on ne saurait appliquer son esprit avec trop d’attention et de prudence ; c’est ici que la route est semée de pièges. Montrer ce que la concentration continue du pouvoir pendant six siècles a fait, de notre organisation politique, définir le caractère actuel de la commune, faire voir les conséquences qu’entraînerait une décentralisation locale, mettre en regard les avantages d’une décentralisation individuelle conforme à notre génie national, tel est le tableau que nous allons esquisser à grands traits.

I

Dans le terrible mouvement insurrectionnel qui, du nord au midi de la France, souleva contre les seigneurs les habitans des villes au cri de ralliement passionné : commune ! commune ! les libertés communales proprement dites avaient fort peu à faire, et la liberté individuelle tenait toute la place. Nous n’en voulons pour preuves que les différentes chartes qui furent octroyées de gré ou de force aux villes de Noyon, de Beauvais, de Reims, de Saint-Quentin, de Soissons et de Laon. Les principaux articles garantissaient aux membres de la commune l’entière propriété de leurs biens et le droit de n’être jugés que par les magistrats municipaux. Citons la charte de Saint-Quentin :


« Les hommes de cette commune demeureront entièrement libres de leurs personnes et de leurs biens ; ni nous ni aucun autre ne pourront réclamer d’eux quoi que ce soit si ce n’est par jugement des échevins ; ni nous ni aucun autre ne réclameront le droit de mainmorte sur aucun d’entre eux.

« Quiconque sera entré dans cette commune demeurera sauf de son corps, de son argent et de ses autres biens.

« Nous ne pourrons mettre ni ban ni assises de deniers sur les propriétés des bourgeois.

« Les hommes de la ville pourront moudre leur blé et cuire leur pain partout où ils voudront.

« Si le majeur, les jurés et la commune ont besoin d’argent pour les affaires de la ville et qu’ils lèvent un impôt, ils pourront établir cet impôt sur les héritages et l’avoir des bourgeois et sur toutes les ventes et profits qui se font dans la ville[1]. »


De l’examen attentif de cette charte et de toutes celles qui la précédèrent ou la suivirent ressort la conviction que, si les communes du moyen âge, dans la sauvage énergie de leur soulèvement, se constituaient en véritables républiques indépendantes, le sentiment qui poussait les communiers prenait uniquement naissance dans le désir d’acquérir leur liberté personnelle. Cette vérité, un peu trop méconnue, a été établie d’une manière irréfutable par notre meilleur critique en matière d’histoire, M. Augustin Thierry, « Le principe des communes du moyen âge, dit-il dans une de ses lettres sur l’histoire de France[2], l’enthousiasme qui fit braver à leurs fondateurs tous les dangers et toutes les misères, c’était bien celui de la liberté, mais d’une liberté toute matérielle, si l’on peut s’exprimer ainsi, la liberté d’aller et de venir, de vendre et d’acheter, d’être maître chez soi, de laisser son bien à ses enfans. Dans ce premier besoin d’indépendance qui agitait les hommes au sortir du chaos où le monde romain avait été comme englouti depuis l’invasion des barbares, c’était la sûreté personnelle, la sécurité de tous les jours, la faculté d’acquérir et de conserver qui étaient le dernier but des efforts et des vœux. « Il faut ajouter que ce désir d’indépendance personnelle ne pouvait attendre sa réalisation que de la complète indépendance de la commune, car ce n’étaient pas de pauvres serfs ou même de riches bourgeois qui pouvaient entrer individuellement en lutte avec les puissans seigneurs féodaux. De là vient pendant le XIIe et le XIIIe siècle la constitution des innombrables petites républiques qui, sous le nom de communes, se partagèrent la souveraineté du territoire. La nécessité de se défendre contre les seigneurs voisins créa pour les villes le droit de lever des troupes, de bâtir des murailles, de faire des traités d’alliance. La nécessité de se soustraire aux exactions féodales fit donner aux magistrats électifs le droit de lever des impôts et de battre monnaie. Les jurats, consuls ou échevins marchèrent entourés de tous les attributs de la souveraineté.

Ainsi la liberté personnelle entraînait la création de nouveaux pouvoirs indépendans. Si les rois de France ne prirent pas, ainsi qu’on l’a répété à tort, l’initiative de ce grand mouvement, ils eurent de bonne heure le mérite de le seconder et de s’en faire une arme pour constituer l’unité nationale, en exigeant peu à peu des communes des concessions qui formèrent la plus grande part de la puissance royale. C’est ainsi que le droit de lever des troupes, de faire la paix et la guerre, de conclure des traités d’alliance, celui de battre monnaie, de lever des impôts, de rendre la justice, furent successivement enlevés aux communes, pour venir former l’apanage de la couronne. Telle fut la grande révolution qui fit passer le pouvoir des seigneurs aux villes pour le restituer définitivement à la royauté, c’est-à-dire à l’état. Cette révolution mit six siècles à s’accomplir. L’assemblée nationale de 1789, en abolissant tous les privilèges, détruisit les derniers vestiges des chartes octroyées aux communes. La revendication de l’autonomie communale s’était transformée dans le principe plus large et plus national du vote de la loi et de celui de l’impôt par les citoyens.

Cette transformation, créant chez nous l’unité de la vie politique, a transporté sur un théâtre plus important les commotions sociales et politiques qui bouleversaient autrefois les communes. Les aspirations populaires, s’agitant dans une sphère plus vaste, ont pris un caractère vague qui les fait plus difficiles à combattre, mais qui en rend l’explosion moins sauvage. Désormais les rivalités de clocher, les haines locales, n’engendreront plus de soulèvemens ; le communier est devenu citoyen, et sur le beffroi de la maison de ville flotte le drapeau de la grande patrie. En reconnaissant les droits de l’homme et du citoyen, l’assemblée nationale a couronné le travail séculaire qui, élevant sans cesse la commune, finit par l’associer aux destinées de l’état. En installant leurs institutions au faîte du pouvoir central, les communes ont abdiqué au profit de la nation.

L’organisation communale est aujourd’hui ce que l’ont faite les longs efforts de la royauté et les conceptions énergiques de la révolution. Les législateurs de 1789 et de l’an VIII se sont montrés, en ce qui concernait la puissance de l’état, les vigoureux continuateurs de l’œuvre de la monarchie. Ils ont donné la solution du problème qui était posé depuis des siècles entre le principe de l’indépendance communale et celui de la souveraineté de l’état, avec cette fermeté de logique et cette lucidité qui semble devoir rester le privilège exclusif des hommes de cette époque.

A l’état devait appartenir dans la vie publique le soin des intérêts généraux de la vaste association nationale. Aux communes, déchues de leur premier rôle, mais associées plus intimement au sort de la patrie, devait rester la direction des intérêts confinés dans les limites étroites de l’association communale. Laissés complètement indépendans pour accomplir les actes qui constituent la gestion des biens communaux, les conseils municipaux virent leurs décisions soumises au contrôle de l’état chaque fois qu’elles intéressaient là fortune publique ou engageaient l’avenir. Le décret du 14 décembre 1789, qui établit cette distinction fondamentale, a été presque entièrement reproduit dans la loi du 18 juillet 1837 ; il n’en différait guère que par un point en faisant exercer le contrôle de l’état par le conseil du département au lieu de le remettre aux mains des représentans de l’état. Cette anomalie disparut dans la constitution de l’an VIII ; mais elle est fort intéressante à signaler parce que nous retrouverons la même prétention dans les nouveaux projets de lois. C’est au même titre que nous rappellerons la constitution de l’an III, dans laquelle ces mêmes projets de lois ont cherché la plupart de leurs inspirations. Ce rapprochement est d’autant plus curieux que les époques offrent plus d’analogie, et que le système aujourd’hui préconise a déjà subi une première expérience. Nous disons qu’il y a de l’analogie entre les époques ; qui ne serait frappé en effet des traits communs que peut offrir l’état présent de la France et celui où la trouva le directoire ? De grandes catastrophes venaient d’épouvanter la nation, le souvenir de la commune de Paris obsédait les esprits, avides de calme et de paix intérieure. Le directoire, qu’on accuse de faiblesse, et qui montra certainement de l’impéritie, eut du moins le mérite de ne pas céder devant l’émeute. Loin de faire des concessions à la terrible commune, il la frappa d’impuissance ; il morcela la ville de Paris en douze arrondissemens, et divisa l’administration municipale dans les autres grandes villes. Telle n’a point été l’œuvre de nos nouveaux législateurs à l’égard des grandes villes ; mais quelques-uns des projets de lois qui leur sont présentés leur proposent d’imiter, en adoptant les municipalités de canton, une création malheureuse du directoire. Ces municipalités de canton, pure invention législative, disparurent après une courte existence, sans imprimer aucune trace dans les habitudes locales et sans laisser aucun regret aux populations rendues à leurs clochers. Il faut dire qu’en face des corps municipaux, rendus plus puissans, le directoire avait constitué fortement l’administration départementale en réunissant dans les mêmes mains les attributions actives, délibérantes et contentieuses. Là cesse tout rapprochement possible entre l’œuvre éphémère, du directoire et les tendances de nos législateurs.

C’est depuis la constitution de l’an VIII que le contrôle établi par le décret de 1789 pour les actes des communes a été restitué à l’état, qui en est le véritable et légitime propriétaire. Après en avoir admis le principe dans des discussions d’une logique serrée, l’assemblée constituante avait dévié de sa première conception en laissant l’exercice de ce contrôle au conseil du département. En effet, le département n’a pour surveiller la commune ni qualité ni aucun intérêt distinct de l’intérêt général. En décider autrement, ce serait ajouter à notre machine administrative, sous prétexte de la simplifier, un rouage inutile et embarrassant. À cette différence près, la constitution de l’an VIII revint aux principes de la constituante en faisant de la commune le pivot de l’édifice politique, et en donnant à l’état le droit d’en contrôler les actes par cette surveillance paternelle qu’on a nommée la tutelle administrative. Dans ce système, qui nous régit actuellement, les communes, soumises à des autorisations émanées de l’état, ne peuvent régler souverainement les actes qui, intéressant leur fortune, atteignent par cela même la fortune publique. Qu’elles veuillent aliéner ou acquérir, emprunter, s’imposer des centimes extraordinaires, passer des baux de plus de dix-huit ans, établir des octrois, etc., les communes doivent recourir à une autorité supérieure qui, placée au-dessus des influences locales, des coteries tyranniques et surtout des intérêts du moment, sauvegarde par une décision impartiale les droits de tous et empêche le présent de faire des libéralités aux dépens de l’avenir. Inspirée par l’intérêt général, obéissant à un même programme, cette autorité supérieure, représentée dans le département par le préfet, a su introduire dans notre administration un accord de vues et de mesures qui n’a pas peu contribué à consolider l’unité nationale, notre gloire autrefois, aujourd’hui. notre plus énergique protestation contre le démembrement de la patrie.

Qu’on ne vienne pas s’étonner de voir refuser à une municipalité élue le droit d’administrer souverainement les biens de la commune. Ces biens ne sont pas la propriété de tel ou tel conseil municipal. Les conseils municipaux passent, la commune reste. L’intérêt du présent fait souvent oublier à ceux qu’il touche l’intérêt de l’avenir ; il y aurait un grand danger à permettre à des bommes qui ne font que passer de disposer en maîtres du patrimoine d’une personne morale qui se renouvelle chaque jour et n’a pas de fin. Les conseils municipaux jouissent au moins, quant à leur formation, de la plus complète indépendance vis-à-vis du pouvoir. Non-seulement ils procèdent de l’élection, non-seulement le maire doit faire partie de ces assemblées élues, mais encore, — chose qui paraît dangereuse à beaucoup de bons esprits, — le maire, représentant du pouvoir à plus d’un titre, ne tient pas de lui son mandat et ne doit son double caractère d’officier de l’état et d’officier municipal qu’à l’élection de ses concitoyens. Sans nous élever contre cette modification ardemment demandée par l’opinion, et qui paraît fort raisonnable en tant qu’elle s’applique au maire comme administrateur communal, nous ferons remarquer combien elle est illogique et dangereuse en tant qu’elle s’applique au maire comme délégué de l’état. La vérité serait dans un système qui, tout en laissant nommer les maires par l’élection, leur retirerait les attributions réglementaires, les fonctions d’officier d’état civil et surtout le soin de la police, pour les donner à un homme choisi et nommé par l’état. C’est ainsi qu’en Angleterre, à côté du magistrat municipal élu et au-dessus de lui, un fonctionnaire public nommé par la couronne représente dans la plus petite bourgade la majesté de la loi et l’unité de la patrie.

Cet exposé rapide de notre législation actuelle et des luttes successives par lesquelles elle a été amenée a eu pour but d’établir d’abord la personnalité nécessaire et indestructible de la commune, et en regard la personnalité non moins puissante de l’état, qui a le droit et le devoir de contrôler les actes de la première. L’individualité de la commune est en danger de recevoir une grave atteinte par la création d’une nouvelle personne morale dont le siège serait au canton. La puissance de l’état, déjà diminuée par l’ingérence des conseils-généraux dans des questions d’intérêt général, est menacée de voir restreindre le contrôle qu’elle exerce sur les communes. Ces deux termes de nos relations intérieures seraient donc diminués, et cela au profit de deux divisions de création récente et d’existence purement légale : le canton et le département. La lutte va s’engager à l’assemblée nationale entre les défenseurs de cette féconde dualité : l’état et la commune, et les défenseurs des nouvelles divisions territoriales qui aspirent à prendre leur place.


II

Centraliser au chef-lieu de canton quelques-uns des services actuellement placés dans les attributions des conseils municipaux, énerver l’individualité communale et celle de l’état au profit d’une agglomération fictive dénuée de vitalité, tel est le premier effort de l’œuvre dite de décentralisation. Créer une foule de petits centres factices avec les dépouilles arrachées à l’état et à la commune, tel est le projet, et, s’il peut paraître modeste dans ses dispositions présentes, on doit le considérer comme redoutable, car il accuse des tendances autrement exigeantes et dont les suites seraient désastreuses. Amoindrir l’état, amoindrir la commune, ces deux personnalités énergiques dont la force se traduit quelquefois par de violentes explosions, y substituer des pouvoirs intermédiaires, simples divisions administratives et impersonnelles, ce serait sans doute rendre les révolutions plus difficiles, mais on n’atteindrait ce but qu’aux dépens de la vitalité du pays. Le docteur Sangrado saignait ses malades jusqu’à la dernière goutte de sang pour leur ôter la fièvre, et il les guérissait en effet radicalement. Qui donc voudrait pour la France d’une pareille guérison ?

Morceler n’est pas décentraliser ; si l’on veut activer la vie publique, encore faut-il s’adresser à des êtres viables. Le canton n’est pas une personne viable. Qu’est-ce en effet que le canton ? Quels intérêts représente-t-il ? Simple circonscription administrative et judiciaire, il est soumis à la juridiction d’un juge de paix, possède un receveur de l’enregistrement, et sert quelquefois de poste à un agent-voyer, employé de l’administration supérieure. Le canton élit un conseiller-général, il élit aussi un ou plusieurs conseillers d’arrondissement ; enfin le chef-lieu de canton a quelquefois servi de point de réunion pour les élections politiques, mais cette dernière attribution était trop antipathique aux électeurs, il a fallu y renoncer. De propriétés, le canton n’en a jamais eu ; d’existence propre, il n’en a eu que sous le directoire ; il n’a pas d’histoire, il n’a pas de traditions, il ne dit rien au cœur des populations, il ne dit rien à leurs intérêts. Entre l’amour de la patrie et l’amour du clocher natal, il n’y a point place pour un patriotisme cantonal. En 1829, M. de Martignac, parlant de l’administration municipale, disait : « Les agglomérations d’individus, de familles, liées par les traditions de plusieurs siècles, par des habitudes non interrompues, par des propriétés communes, par des charges solidaires, par tout ce qui forme les associations naturelles, ne peuvent être détruites ni ébranlées. La commune, dans son existence matérielle, n’est point une création de la puissance, elle n’est pas une fiction de la loi : elle a dû précéder la loi ; elle est née comme conséquence du voisinage, du rapprochement, de la jouissance indivise et de tous les rapports qui en dérivent. La commune est le premier élément de la société. »

On ne saurait mieux dire, on ne saurait montrer avec plus de force qu’aucune comparaison n’est possible entre la commune et le canton. L’une a une existence de fait, l’autre ne pourra jamais avoir qu’une existence légale. La constitution de l’an III lui avait déjà donné cette existence, qui a été éphémère parce qu’elle ne s’appuyait sur aucune réalité. L’administration municipale de canton était composée d’un délégué de chaque commune ; un commissaire nommé par le gouvernement était chargé de requérir l’application des lois. Ces administrations cantonales réglaient les affaires de chaque commune. Il n’est pas question aujourd’hui d’un changement si radical. On ne parle plus d’annihiler la vie communale et de la transfuser dans le cadavre du canton ; on consent à laisser le cœur à gauche. L’administration municipale de canton se présente beaucoup plus modestement ; elle essaie pourtant de reparaître. Le rapport de la loi proposée en 1870 reconnaît que la constitution de l’an III avait dépassé le but ; mais les nouveaux projets de lois méritent le même reproche, et les premières propositions ont amené à leur suite des prétentions plus audacieuses. Nous avons en vue deux documens auxquels les noms dont ils sont signés donnent une certaine importance. C’est d’abord le projet de loi présenté par MM. de Barante et Waddington, puis le questionnaire adressé par M. Raudot, président de la commission de décentralisation, aux conseils-généraux. Le premier projet de loi avait été déjà élaboré dans la commission extra-parlementaire instituée par M. Émile Ollivier, sous la présidence de M. Odilon Barrot ; il n’a pas subi de grandes modifications et paraît se renfermer dans un cercle d’attributions secondaires. Le questionnaire de M. Raudot accuse des tendances plus radicales, qui se feront certainement jour dans la discussion de la loi.

Il faut, dit-on, un rouage intermédiaire entre le département et les communes ; l’arrondissement, auquel était dévolu ce rôle, n’ayant jamais acquis de personnalité bien caractérisée, il y a lieu de le faire disparaître par la création de divisions plus restreintes, moins éloignées des communes et moins étrangères à leurs intérêts. Ces nouvelles divisions administratives emprunteraient la circonscription du canton, et les nouveaux conseils cantonaux, bien différens des conseils d’arrondissement, auxquels la loi n’a jamais donné qu’un rôle très effacé, auraient le droit de s’ingérer dans l’administration des communes, de se substituer dans beaucoup de cas aux conseils municipaux, de répartir les impositions votées par ces conseils sur les chemins vicinaux du canton. Il est même question de leur donner le droit d’avoir un budget, de frapper les communes d’impositions extraordinaires, d’emprunter et d’avoir des propriétés tout comme une personne civile.

Or le grand vice de ces attributions est d’investir le conseil cantonal d’une surveillance non justifiée des affaires exclusivement locales. Les municipalités y verraient une invasion tracassière de leur domaine et la négation ouverte de leurs droits les plus incontestables. On le comprendra clairement en entrant dans le détail des affaires dont le projet de loi soumet l’examen aux délibérations des nouvelles assemblées. Ce sont, entre autres, la création des écoles de hameau, la mise en valeur des marais ou terres incultes appartenant aux communes, les associations syndicales entre particuliers pour travaux relatifs aux cours d’eau, la surveillance de l’exécution de la loi du 13 avril 1850 sur les logemens insalubres, l’examen annuel du service des gardes champêtres et des pompiers, l’instruction des demandes des conseils municipaux concernant tout ce qui se rattache aux intérêts des communes. Enfin le conseil pourra être consulté sur les questions relatives à la tutelle administrative des communes. — Que restera-t-il donc à celles-ci, et de quel droit le conseil cantonal viendra-t-il imposer son contrôle dans de pareilles matières ? Les municipalités supporteront-elles volontiers cette autorité dont l’influence prépondérante viendra régler chez elles les moindres détails de la vie publique et prendre les plus simples mesures de police ? La décentralisation que nous devons désirer, celle qui sera vivante et féconde, aura-t-elle fait un grand pas parce que la vie aura été enlevée aux petites localités et transportée à de plus grandes, — parce que les affaires seront gérées non plus par les intéressés, mais par des étrangers et des indifférens ?

Reste la grande question de savoir si les conseils cantonaux pourraient posséder et par conséquent avoir un budget et des ressources propres, qui ne pourraient provenir que de centimes additionnels spéciaux. Dans cette voie, les auteurs du projet de loi ont été plus timides ; ils ont craint pour les nouveaux conseils l’impopularité résultant d’un surcroît de charges publiques. Aussi ne permettent-ils aux assemblées cantonales de voter des impositions que lorsqu’elles se trouvent en accord sur ce point avec toutes les administrations municipales. Dès lors que devient la raison d’être da canton ? pourquoi ne pas laisser les communes s’associer à leur guise et former des groupes en rapport avec l’analogie de leurs intérêts ?

La commission de décentralisation, présidée par M. Raudot, semble vouloir exagérer encore le rôle excessif donné aux conseils cantonaux par le projet de loi de MM. de Barante et Waddington. En effet, d’après le questionnaire adressé par elle aux conseils-généraux, il ne s’agirait de rien moins que d’attribuer aux nouvelles assemblées le répartissement des deniers communaux, la direction, le classement et l’entretien des chemins de grande, moyenne et petite vicinalité, la surveillance et la création des écoles primaires. Il est bon d’entrer dans quelques développemens sur ces points spéciaux, où l’on peut juger l’efficacité de la nouvelle organisation. Quant au répartissement des deniers communaux, il ne peut s’agir que de déterminer la part contributive des communes dans les frais de construction et d’entretien des chemins vicinaux de grande communication et d’intérêt commun. Ce soin appartenait autrefois aux préfets, et la loi du 10 août 1871 l’a confié aux conseils-généraux. Les chemins de grande communication et d’intérêt commun traversant généralement plusieurs cantons, il est facile de comprendre que les conseils cantonaux n’auraient aucun des élémens nécessaires pour répartir proportionnellement entre les communes la charge qui en résulte. Par la même raison, ils seraient absolument inhabiles à donner un avis sur cette répartition. Quelle unité, quelle justice distributive pourrait-on attendre de plusieurs conseils dont chacun ne verrait qu’un lambeau de l’œuvre commune et un coin de la question ? La direction, le classement et l’entretien des chemins de grande, moyenne et petite vicinalité ne sauraient davantage figurer avec quelque raison dans les attributions des conseils cantonaux. De pareilles œuvres dépassent presque toujours la limite de leur juridiction, et sont du ressort des conseils-généraux. Que dire de la disposition qui attribuerait aux conseils cantonaux la surveillance et la création des écoles primaires ? La surveillance de ces écoles est actuellement confiée à des pères de famille, choisis par le conseil départemental de l’instruction publique parmi les plus considérables et les plus aptes à remplir cette tâche importante. On pourrait comprendre à la rigueur que cette délégation spéciale procédât de l’élection de tous les pères de famille, au lieu de tenir son mandat de l’autorité supérieure. Unir ce droit de surveillance aux fonctions déjà multiples exercées par un corps administratif, ce serait faire de la mauvaise centralisation. Pourquoi vouloir tout ramener entre les mêmes mains, pourquoi ne pas diviser les responsabilités et distribuer largement à chacun sa part d’activité ? Reste la création des écoles primaires. Le projet de loi de MM. de Barante et Waddington avait déjà parlé de la création des écoles de hameau. Aujourd’hui toutes les communes doivent avoir au moins une école, et celles qui comptent plus de 500 âmes sont tenues d’avoir deux établissemens scolaires, l’un pour les filles, l’autre pour les garçons. Lorsque les ressources ordinaires et extraordinaires des communes ne suffisent pas aux frais de ces installations, l’état et le département viennent à leur aide par des subventions presque toujours considérables. On se demande quel serait le rôle des conseils cantonaux dans la création des établissemens d’instruction primaire. A moins qu’ils ne soient destinés à donner de platoniques encouragemens dont on n’a que faire, ils sembleraient réduits à l’impuissance. Pour agir efficacement, il faudrait qu’ils eussent un budget à l’aide duquel ils subventionneraient les nouveaux établissemens ; mais des contributions levées sur toutes les communes du canton pourraient-elles être assignées à deux ou trois de ces communes pour alléger le fardeau de leurs charges particulières ? Ce que l’état peut faire comme représentant la collectivité nationale, les conseils cantonaux ne sauraient l’imiter sans porter préjudice aux intérêts qui leur sont confiés. Faut-il entendre le projet de la commission dans ce sens que les conseils cantonaux seraient appelés à faire des propositions de secours en dehors desquelles le ministre compétent ne pourrait allouer de subventions ? Cette mesure de défiance à l’égard du pouvoir central a été prise par la loi du 10 août 1871, qui a donné aux conseils-généraux le droit de l’exercer. On ne peut faire descendre plus bas l’appréciation des besoins des communes. Ici encore, le conseil cantonal, réduit à un territoire exigu, serait mauvais juge de la proportionnalité des secours. Cet inconvénient serait grave, mais il y aurait encore à redouter que, pour faire revenir à eux la popularité, les nouveaux conseils ne fissent des promesses exagérées dont l’inexécution serait reprochée à l’état. Intermédiaires créés entre l’état et la commune, pareils aux intendans de grande maison, ils desserviraient le maître et mécontenteraient les subordonnés.

Voilà en tout cas une magnifique part d’attributions revendiquée pour le-conseil cantonal. Il y a lieu de se demander comment il pourrait la justifier, c’est-à-dire quel groupe d’intérêts réels il représenterait, et quels avantages il offrirait sur les conseils d’arrondissement pour être investi d’attributions dont ces derniers ne sont pas jugés dignes. Il est bon de remarquer que nulle part en France les conseils municipaux d’un même canton n’ont jamais réclamé la réunion de leurs intérêts, et cela par la bonne raison que leur individualité trop voisine crée plutôt entre eux un antagonisme qu’un véritable rapprochement. Le projet d’unification du canton a pris naissance dans l’esprit de quelques théoriciens, sans être nullement réclamé par les populations ; cela seul doit déjà nous mettre en garde. On ne saurait trop répéter qu’il n’y a pas d’esprit cantonal, d’intérêt cantonal, de vie cantonale. Le canton est trop petit ou trop grand. Les communes qu’il contient dans sa démarcation géographique ne restreignent pas leur existence en ces limites étroites. Trop resserré pour donner satisfaction à leurs besoins généraux, il est trop vaste pour prendre soin de leur administration intérieure. Sans doute il peut arriver que plusieurs communes aient besoin de se concerter soit pour réaliser des améliorations, soit pour soutenir des créations dont elles profiteront également. Croit-on que ces communautés d’intérêt se modèleraient suivant la configuration du canton ? Est-ce qu’elles ne peuvent pas souvent se produire entre communes de cantons différens ? Dans ce cas, quel serait le rôle du conseil cantonal ? Il deviendrait une entrave et une gêne là où l’on veut créer une simplification et une plus grande facilité d’entente. S’il s’agit donc uniquement de permettre aux communes de grouper leurs intérêts et d’associer leurs efforts, ne suffira-t-il pas de dire qu’en certains cas déterminés les conseils municipaux de la région intéressée auront le droit de se réunir, sans tenir compte des circonscriptions géographiques, pour former une assemblée générale chargée de délibérer sur les intérêts communs ? La question a été résolue d’une manière analogue pour les départemens dans la loi organique sur les conseils-généraux. Il s’agissait aussi de créer des rapports entre ces conseils suivant certaines délimitations qui rappelaient les anciennes provinces. On s’est enfin contenté de permettre aux conseils-généraux de départemens limitrophes de se concerter pour régler les questions qui pourraient les intéresser sans les astreindre à aucune division régionale. Les mêmes motifs doivent faire admettre la même solution pour les conseils municipaux. Si les législateurs entraient dans cette voie et, sans imposer l’unification cantonale, admettaient la formation de certains groupes de communes suivant les intérêts qui les réuniraient, cette création ne saurait vivre à côté des conseils cantonaux qui seraient désormais sans objet. Ainsi une institution répondant à une nécessité réelle détruirait par son existence même l’institution factice du canton, et on serait amené à chercher plus haut, dans une sphère plus large, une assemblée placée assez loin pour être impartiale, assez près pour être vigilante. Cette assemblée ne saurait être que le conseil d’arrondissement.

Ainsi, comme représentant des intérêts généraux d’une association de communes, le conseil cantonal, loin d’offrir des avantages, n’entraînerait que des inconvéniens. Quelle est donc la supériorité qui peut faire préférer les conseils cantonaux aux conseils d’arrondissement ? Est-ce la conviction de les voir composés d’hommes plus éclairés, mieux instruits des affaires locales ? Est-ce la confiance de rencontrer chez eux plus d’impartialité en même temps qu’une activité plus rapprochée des communes ? De pareilles espérances peuvent être traitées d’illusions et de chimères. Il est malheureusement trop certain que, dans la plupart des cantons, les conseillers élus seraient au-dessous de leur tâche, et on peut prédire que, les intérêts des communes étant presque toujours divisés, le conseil cantonal deviendrait le théâtre de conflits où son impartialité donnerait peu de garanties. Quelle serait en effet la composition de ce conseil ? Il se formerait, d’après les divers projets de lois, soit de tous les maires du canton, soit de délégués spéciaux nommés par les communes, et il est à croire qu’on les mettrait difficilement d’accord sur les questions qui diviseraient leurs communes respectives.

Une difficulté particulière se présente pour les cantons urbains et les cantons semi-urbains. Dans les premiers, le projet de loi compose l’assemblée cantonale du conseil municipal sous la présidence du conseiller-général, assisté d’un conseiller spécialement élu pour la vice-présidence et dont la position paraît bien singulière. Dans les seconds, c’est-à-dire dans les cantons formés d’une portion de ville réunie à plusieurs communes rurales, l’assemblée se composerait des délégués de ces communes et d’une partie du conseil municipal de la ville, toujours sous la présidence des deux mêmes conseillers. On comprend aisément les vices d’un amalgame d’élémens aussi disparates, et il n’est pas nécessaire d’insister sur ce point. Il faut signaler au contraire les multiples inconvéniens qu’il y aurait à investir le conseiller-général de la présidence du conseil cantonal. Le moindre danger de cette innovation serait d’accroître outre mesure les influences locales et les faveurs particulières, de renouveler les candidatures officielles et de reconstituer une sorte de petite féodalité.

Un rôle également extraordinaire serait donné au juge de paix, qui serait chargé de représenter le pouvoir central auprès de nouvelles assemblées. Un magistrat de l’ordre judiciaire interviendrait donc dans le domaine administratif au mépris du principe de la séparation des pouvoirs. Il est intéressant de voir comment, dans la patrie de Montesquieu, on a pu arriver à une pareille confusion. Ici, comme en bien d’autres points, on a voulu imiter les institutions anglo-saxonnes, sans tenir compte des différences profondes qui chez nous rendent l’imitation infidèle. Aux États-Unis et en Angleterre, le juge de paix remplit les fonctions que les maires exercent en France comme délégués du pouvoir central. Il veille donc à l’exécution des lois, prend les arrêtés de police et représente l’état auprès des municipalités élues. Tout différent est le rôle qui lui serait assigné chez nous, car les maires élus resteraient délégués de l’état, et le juge de paix se mêlerait fatalement de l’administration des affaires. Nous voilà, par suite d’une erreur, bien loin du système anglais, bien loin des sages propositions de M. de Tocqueville et du duc de Broglie, qui ont préconisé ce système. « En Amérique, dit M. de Tocqueville, le commandement administratif se voile presque toujours sous le mandat judiciaire. Ce qui caractérise l’administration américaine, c’est l’introduction des moyens judiciaires dans le gouvernement secondaire de la société. Les peuples qui introduisent l’élection dans les rouages inférieurs de leur gouvernement sont donc forcément amenés à faire un grand usage de peines judiciaires comme moyen d’administration. Qu’on y prenne bien garde : un pouvoir électif qui n’est pas soumis à un pouvoir judiciaire échappe tôt ou tard à tout contrôle ou est détruit. » Le juge de paix représentant de l’état est donc en chaque paroisse américaine le contre-poids nécessaire à l’omnipotence des magistrats électifs. Le duc de Broglie, dans son livre sur le gouvernement de la France, propose d’adopter cette division de pouvoirs. « Séparez les deux ordres de fonctions ; retirez aux magistrats communaux la qualité d’agens du gouvernement central ; placez au chef-lieu de canton le siège du fonctionnaire public chargé de tenir la main dans l’intérieur des communes à l’exécution des lois générales, des règlemens généraux, des décisions de l’autorité supérieure, vous pourrez alors abandonner, non sans inconvénient, mais du moins sans danger public, le maniement des intérêts communaux aux élus de la commune. En transférant ainsi du maire au juge de paix les fonctions de délégué de l’administration centrale dans les communes du ressort, on ne ferait du moins rien d’anormal. »

On voit que M. le duc de Broglie cherchait un palliatif à l’élection des maires, et que c’est surtout pour enlever à ceux-ci la délégation de l’état qu’il remettait au juge de paix le soin de représenter le gouvernement. Par quelles vicissitudes cette idée s’est-elle transformée au point de conserver les maires élus comme officiers de l’état et de faire du juge de paix un administrateur des affaires cantonales ? Qu’on ne s’y trompe pas en effet : ce magistrat ne pouvant exercer d’autorité directe dans les communes, ses nouvelles fonctions n’auraient aucun sens ou lui feraient reconnaître le droit de s’ingérer dans les affaires du canton. Or ces affaires étant exclusivement communales, comme nous l’avons déjà montré, on verrait une confusion de pouvoirs inouïe : le maire, magistrat élu, représenterait le gouvernement ; le juge de paix, magistrat de l’ordre judiciaire nommé par le gouvernement, gérerait les biens des communes.

La délégation de l’état semble donc devoir être aussi mal placée entre les mains du juge de paix que la présidence du conseil cantonal entre celles du conseiller-général. Aussi malheureuse dans sa direction que dans sa composition, cette assemblée se verrait accorder des pouvoirs qui ont été constamment refusés aux conseils d’arrondissement, dont la valeur élective est bien supérieure cependant puisqu’elle est semblable à celle des conseils-généraux. C’est à la division purement géographique du canton qu’on viendrait attribuer le pouvoir de posséder, d’imposer les communes, de contrôler leur administration intérieure, de s’ingérer dans la tutelle administrative et de se substituer à l’initiative communale ! Autant vaudrait confier à un infirme la défense d’un homme sain et vigoureux. Ce n’est donc pas sous l’empire d’une terreur imaginaire que l’on aperçoit dans la création des conseils cantonaux le danger le plus grave que puisse courir la personnalité communale, c’est-à-dire le fondement même et le principe nécessaire de toute vie publique. Si l’on admet cet axiome indiscutable que la commune et l’état sont les deux termes essentiels de toute société organisée, il faut se préoccuper de leur conserver leur rôle respectif. Si ces deux personnes puissantes représentent une vie réelle affirmée par une volonté indépendante et des intérêts distincts, il faut se garder de les dépouiller au profit de créations abstraites. Énerver la vie communale serait déjà un immense péril ; désarmer l’état et l’amoindrir aurait un résultat aussi funeste. Cependant les mêmes projets de loi conduisent, simultanément à ces deux erreurs fatales. Si en effet il est question de diminuer l’importance des communes en les subordonnant à une assemblée cantonale, il est aussi question d’amoindrir l’état en le privant de la surveillance qu’il exerce sur le patrimoine des communes. Ainsi le colosse de notre administration intérieure, privé de ses appuis naturels, reposerait sur deux bases également fragiles.

On a vu que la constitution de 1791, après avoir merveilleusement élucidé la question des rapports entre la commune et l’état, avait dévié de sa conception première en confiant aux conseils de département la surveillance des affaires communales. La même prétention s’est déjà fait jour à la tribune de l’assemblée nationale lors de la discussion de la loi sur les conseils-généraux, et, bien qu’écartée alors, elle cherche à se produire de nouveau à l’occasion de la loi municipale. L’erreur serait plus grave aujourd’hui qu’en 1791. À cette époque en effet, le département n’était autre chose qu’une fraction de l’état. Des lois successives lui ayant reconnu le droit de posséder et le caractère de personne civile, le département administré par son conseil-général n’a plus aucune qualité pour représenter l’état et agir en son nom. Le préfet seul est l’héritier direct et logique des attributions que le pouvoir central avait confiées en 1791 aux conseils départementaux. — On ne saurait prendre texte de la création des départemens comme personnes morales pour plaider l’établissement de la personnalité du canton. La vaste étendue du département, les services publics nombreux dont il était le siège, l’ensemble des intérêts qu’il représentait, ont légitimé la personnalité qu’il avait acquise subrepticement pour ainsi dire. Houage utile, indispensable même, il sert souvent d’intermédiaire entre l’état et la commune, dont il peut amortir les chocs fréquens. Les mêmes raisons ne peuvent pas militer pour l’établissement d’autres unités légales. Il y aurait danger à augmenter dans notre organisation la part des créations purement théoriques. Que si on tenait absolument à multiplier les rouages administratifs et à créer au nom de la décentralisation une infinité de nouveaux centres, encore vaudrait-il mieux s’adresser aux conseils d’arrondissement, ainsi que le propose M. Ulric Perrot. Dans cet ordre d’idées, s’adressant à un conseil depuis longtemps établi et dont la valeur élective est toute semblable à celle des conseils-généraux, on aurait l’immense avantage de profiter de la tradition et d’améliorer ce qui existe déjà, au lieu de le changer de fond en comble. La composition des conseils d’arrondissement garantirait leur impartialité entre les différentes communes. Le caractère de leur réunion les placerait assez haut pour administrer sans parti-pris, assez près des intéressés pour connaître leurs besoins. Les limites de l’arrondissement seraient assez larges pour embrasser des intérêts réels, assez étroites pour ne pas dépasser l’activité et les connaissances des conseillers. On pourrait alors leur confier, dans les questions qui ne concernent que les communes de l’arrondissement et qui n’intéressent que lui seul, des attributions semblables à celles du conseil-général.

Les avantages de cette amélioration sur la révolution qu’on projette seraient, en dehors de toutes les supériorités déjà énoncées, ceux que possède tout progrès normal et successif sur les changemens violens et radicaux ; mais nous sommes ainsi faits qu’une œuvre de perfectionnement nous paraît toujours indigne de nous. Tandis que lentement, industrieusement, sans secousses, nos voisins d’outre-Manche et d’outre-Rhin transforment leurs vieilles institutions, nous ne trouvons rien de mieux à faire que de tout mettre à bas pour tout reconstruire. Encore si cette tendance révolutionnaire n’appartenait chez nous qu’au parti radical et trouvait ailleurs un contre-poids, ce serait un des élémens du progrès et des évolutions de notre génie national ; mais sur ce point tout Français est radical, et chacun met la sape dans le vieil édifice, aimant mieux le recommencer que le restaurer. Hélas ! faut-il dire d’un peuple si intelligent qu’il est voué à la routine, et, quand nous parlons de nous réformer, ne faisons-nous que changer de préjugés et d’erreurs ?

Une de ces erreurs, une erreur fondamentale, s’attache encore chez nous au véritable sens de la décentralisation, au but enviable qu’elle doit assigner à ses efforts. On croit avoir décentralisé quand on a transporté d’une autorité plus large à une autorité plus restreinte la décision des affaires. On ne fait ainsi que raccourcir les rênes au lieu de les relâcher, suivant l’expression employée par un des orateurs de l’assemblée à propos de la loi départementale. La centralisation du pouvoir reste toujours entre quelques mains. On l’enlève à l’état, on l’enlève au département pour la confier aussi puissante et plus condensée à des conseils locaux. Ainsi les municipalités des villes se trouvent réunir des attributions exorbitantes et tyranniques. La tutelle de l’état, sauvegarde des minorités, disparaît pour laisser la place à la toute puissance de quelques despotes inférieurs. Dans cette voie, la décentralisation est stérile et dangereuse pour le libre exercice de l’initiative individuelle et des droits personnels du citoyen. La décentralisation féconde, celle pour laquelle les esprits vraiment libéraux ne montrent aucune défiance, aucun mauvais vouloir, celle qu’ils appellent de tous leurs vœux, c’est la décentralisation individuelle. Peu importe que nous augmentions l’autonomie déjà considérable des pouvoirs locaux ; développons l’autonomie de l’individu et son action directe sur les affaires publiques. Un parallèle entre la commune française, et la paroisse américaine fait éclater la nécessité de cette réforme. Dans la grande patrie de la liberté individuelle, on se garderait de remettre tous les pouvoirs à un corps municipal, on qualifierait un pareil système de centralisateur et de tyrannique. Là toutes les fonctions sont soigneusement divisées et confiées à dix-neuf ou vingt administrateurs indépendans les uns des autres et directement responsables, au lieu d’être réunies comme en France entre les mains du maire seul. C’est ainsi qu’on initie un peuple aux affaires. C’est ainsi que la décentralisation, devenue le patrimoine de chacun, peut intéresser la masse de la nation, que nos projets de lois laissent froide et indifférente. En un mot, ce n’est pas de l’état au canton ou à la commune qu’il faut décentraliser, c’est de la commune à l’individu.


HENRI SAINT-RENE TAILLANDIER.


  1. Tome IX. du Recueil des Ordonnances des rois de France, p. 270.
  2. Lettre XIV sur l’Histoire de France.