La Réforme judiciaire en Égypte et les capitulations
Les principaux gouvernemens de l’Europe et le gouvernement des États-Unis ont conclu récemment avec l’Égypte des traités identiques qui ont pour objet de modifier dans ce pays le régime judiciaire. Ces traités ont été précédés de longues études auxquelles la France a pris une part considérable. Ils touchent à l’un des points les plus délicats du droit international, et ils intéressent au plus haut degré la condition des populations chrétiennes, l’industrie, le commerce, la civilisation, dans les contrées du Levant. Ils contiennent une réforme qui, tout en paraissant limitée aux matières judiciaires, peut s’étendre aux lois politiques, aux mœurs et à l’état social de l’Égypte. Aussi l’importance de ces actes a-t-elle immédiatement frappé tous les esprits qui s’occupent des affaires de l’Orient. A peine les projets de réforme ont-ils été connus que la polémique s’est engagée à ce sujet. A côté de l’approbation donnée par la plupart des gouvernemens, il y eut des critiques nombreuses quant au principe et à l’opportunité des conventions nouvelles. A deux reprises déjà l’assemblée nationale a recueilli l’expression des craintes que la réforme inspire à une partie des résidens français d’Alexandrie et à leurs correspondans du port de Marseille. Il faut donc s’attendre à un débat sérieux sur le traité qui vient d’être soumis à l’approbation législative. Quel est actuellement le régime judiciaire de l’Égypte ? Quels sont les changemens qu’il s’agit d’y apporter ? Quel a été, dans les négociations poursuivies à cet effet, le rôle de la France ? Quels sont les argumens invoqués soit à l’appui, soit à l’encontre du traité ? L’étude de ces différentes questions peut préparer la décision parlementaire, en même temps qu’elle permet d’observer les progrès réalisés en Égypte depuis que la construction des chemins de fer et le creusement du canal de Suez ont augmenté dans une si forte proportion le chiffre de la population étrangère. L’Égypte, terre musulmane, tend à devenir un grand marché européen. Toutes les puissances ont intérêt à ce qu’elle offre à leurs nationaux les garanties nécessaires pour la sécurité des relations et pour la prospérité des échanges. Parmi ces garanties, la justice figure en première ligne. C’est donc par la réforme judiciaire que l’Égypte entrera plus avant dans la confiance de l’Europe, si elle est en mesure de pratiquer, comme elle en a l’ambition, le droit commun des nations civilisées.
La condition des Européens dans l’empire ottoman est régie par des traités spéciaux connus sous le nom de capitulations. Le plus ancien de ces traités, conclu entre François Ier et Soliman le Grand, remonte à 1535. Avant cette date, les Turcs avaient reconnu certains privilèges à la population chrétienne ou juive établie à Constantinople lors de la conquête ; ils lui avaient laissé la liberté religieuse, la faculté de trafiquer et le soin de régler ses propres litiges. Les Vénitiens et les Génois, dont les comptoirs étaient établis à Péra, profitaient presque seuls de ces immunités, que les premiers sultans avaient refusé d’étendre aux sujets des autres nations chrétiennes, et qui n’étaient d’ailleurs consacrées par aucun traité. Ce fut dans un intérêt politique, pour se défendre contre la maison d’Autriche, que Soliman accueillit les propositions d’alliance qui lui furent adressées, au grand scandale de la chrétienté, par le plus puissant ennemi de Charles-Quint. Le roi François Ier put ainsi obtenir pour ses sujets le droit de résider et de trafiquer en Orient. La capitulation de 1535 et les capitulations qui suivirent jusqu’en 1740 (car ces actes devaient être ratifiés à l’avènement de chaque sultan) réglèrent les conditions favorables de ces rapports établis régulièrement entre la Turquie et la chrétienté. A l’exemple de François Ier, les différentes nations européennes qui pouvaient avoir intérêt à entretenir des relations commerciales en Orient, l’Autriche, l’Angleterre, la Hollande, etc., ouvrirent successivement des négociations avec la Porte et conclurent des capitulations pour leur propre compte. Ces contrats, bien qu’ils aient cessé d’être renouvelés depuis 1740, sont demeurés en vigueur ; ils forment une sorte de code international en 85 articles qui contiennent les garanties reconnues nécessaires et les immunités jugées utiles pour les résidens étrangers en Turquie.
On voit par cet exposé que la France peut revendiquer l’honneur de l’initiative. C’est elle qui a inauguré en Orient la politique de protection en faveur des Européens et de toute la chrétienté. Depuis le roi François Ier, cette politique est demeurée, pour elle une tradition constamment respectée. Elle lui a donné un prestige considérable aux yeux des populations chrétiennes de la Turquie et une influence légitime dans les différentes régions du Levant ; elle lui crée en même temps des devoirs particuliers pour la représentation et la défense des intérêts si nombreux et si délicats qu’elle est chargée de protéger non-seulement au profit de ses nationaux, mais encore au nom des Francs. Cette dénomination de Francs, qui continue à être appliquée en Turquie à tous les chrétiens, justifie le rôle que la France doit s’attribuer, et la constitue en quelque sorte responsable et gardienne des capitulations.
En 1856, au congrès de Paris, le plénipotentiaire ottoman, Ali-Pacha, eut l’habileté de faire mettre en discussion le remaniement de ces contrats particuliers, qui s’écartent, sous tant de rapports, du droit public européen. L’occasion était favorable. La Turquie, après avoir uni ses armés à celles de la France, de l’Angleterre et de l’Italie, pouvait espérer que sa demande serait appuyée par plusieurs voix influentes dans le congrès. Elle obtint en effet des paroles sympathiques ; les représentans des puissances rendirent hommage aux efforts qu’elle avait déjà faits pour améliorer son administration intérieure ; ils allèrent jusqu’à reconnaître (ce sont les termes du protocole) « la nécessité de réviser les stipulations qui fixent les rapports commerciaux de la Porte avec les autres puissances, ainsi que les conditions des étrangers en Turquie. » Toutefois cette réforme était subordonnée aux garanties que le gouvernement turc serait en mesure de procurer aux intérêts européens, de manière à remplacer efficacement le régime exceptionnel des capitulations. Ce ne fut là qu’un incident diplomatique. Depuis 3856, l’état des choses n’a pas été modifié, et les anciens traités sont demeurés intacts. »
La procédure judiciaire tient une grande place dans les capitulations. Voici comment elle a été organisée par le contrat de 1740, qui a conservé force de loi. Pour les procès civils et criminels entre étrangers de la même nationalité, ceux-ci ne peuvent être jugés que par les tribunaux consulaires de leur nation. Pour les procès où sont engagés des étrangers et des sujets ottomans, la juridiction appartient aux tribunaux turcs ; mais ces tribunaux ne peuvent juger qu’en présence du drogman de la nation à laquelle appartient l’étranger, et si la valeur du litige excède 4,000 aspres (environ 150 francs), l’affaire doit être portée à Constantinople et jugée par le divan impérial. Quant aux procès entre étrangers de nationalités différentes, la compétence est réservée aux ambassadeurs qui résident à Constantinople, à moins que les parties ne consentent à se laisser juger par les tribunaux turcs. — Ces règles, tracées par la capitulation de 1740, ont reçu dans la pratique diverses modifications. Ainsi l’obligation de porter au divan impérial les procès dont l’importance excède 4,000 aspres n’est pas observée ; ces affaires, dans l’intérêt même des justiciables, sont généralement jugées par les tribunaux locaux. D’un autre côté, pour les procès entre étrangers de nationalités différentes, l’usage a introduit la compétence du tribunal consulaire représentant la nation du défendeur.
Ces dispositions montrent que la volonté formelle de la France et des autres nations européennes qui à sa suite ont traité avec la Porte a été de soustraire autant que possible les étrangers à la compétence des tribunaux turcs, de n’admettre cette compétence que dans les cas où il n’est évidemment pas possible de la contester, par exemple lorsque les sujets ottomans sont en cause, enfin de ne l’accepter qu’en l’accompagnant de garanties tout exceptionnelles en faveur des étrangers, tant pour la procédure de l’instance que pour l’exécution du jugement. Ce n’est point que l’Europe ait voulu marquer à l’égard de la justice turque une défiance qui eût été injurieuse, et contre laquelle aurait protesté l’orgueil des sultans. L’ambassadeur de François Ier n’aurait pas obtenu de Soliman la capitulation de 1535, s’il avait employé de tels argumens. C’est qu’en réalité il était absolument impossible de soumettre les chrétiens à un code qui n’est autre que le Coran. Les chrétiens ne l’auraient point toléré, les musulmans ne le désiraient pas davantage. Il y a entre le code turc et les codes européens des différences fondamentales quant au principe des peines, à la nature des châtimens, aux formes de la procédure. Le Coran est fait pour la société musulmane. En stipulant que les chrétiens n’y seraient pas assujettis, les sultans faisaient acte de dignité et de foi religieuse, et les négociateurs européens tenaient compte en outre des intérêts de leurs nationaux. Les exceptions et privilèges consentis ainsi de part et d’autre résultaient de la force des choses. Au surplus, à l’époque des capitulations, ils ne pouvaient avoir qu’une application très limitée. Les résidens européens en Orient étaient peu nombreux, ils n’y étaient attirés que par les opérations d’un négoce qui avait alors peu d’activité, et les gouvernemens européens ne tenaient pas à voir se multiplier leurs colonies dans une région où le fanatisme religieux, l’antagonisme des races et l’opposition des mœurs pouvaient leur créer chaque jour de graves embarras. Les Français qui voulaient s’établir dans le Levant étaient tenus de solliciter l’autorisation du gouvernement et de fournir la caution d’une, maison de Marseille. Les simples voyageurs étaient soumis à la caution. Ce fut seulement en 1835 que ces formalités, qui sans doute étaient tombées en désuétude, furent légalement supprimées ; elles n’en marquent pas moins le caractère des relations qui existaient entre l’Europe et la Turquie. On avait reconnu les antipathies qui séparent les deux races, la difficulté d’arriver à une fusion et la nécessité de créer, pour l’œuvre de la justice comme pour le reste, un régime qui s’écartait des règles ordinaires du droit international.
Ce régime exceptionnel était appliqué en Égypte, dépendance de l’empire ottoman, il y était même appliqué avec une rigueur particulière. Les Francs y habitaient un seul immeuble appelé Fondique, que la police venait fermer chaque soir et rouvrir chaque matin. Ce fut dans ce Fondique que le général Bonaparte prit sa résidence lorsqu’il vint à Alexandrie. Les étrangers ne communiquaient avec les indigènes que pour les affaires du commerce, ainsi que cela s’est pratiqué plus longtemps au Japon. La liberté du domicile ne leur fut accordée que sous Méhémet-Ali. Jusque-là d’ailleurs elle intéressait un bien petit nombre d’étrangers, car en 1821 il n’existait en Égypte, à côté du consul, qu’une seule maison de commerce française.
Méhémet-Ali ouvrit l’Égypte aux Européens. L’hospitalité qu’il accorda aux immigrans occidentaux devait servir sa politique et lui procurer des alliés dans la lutte qu’il soutint contre Constantinople. Il demanda à l’Europe, et particulièrement à la France, des officiers et des ingénieurs, il fit venir des manufacturiers, encouragea les négocians, accueillit les saint-simoniens et les exilés politiques, et, à l’aide de ces élémens un peu confus, il essaya, comme on le disait alors, la régénération de l’Égypte. Peut-être a-t-on exagéré la pensée civilisatrice de l’habile pacha et vanté outre-mesure le résultat de ses importations européennes. Dans les dernières années de son règne, alors que son ambition était pleinement satisfaite du côté de la Turquie, on vit s’attiédir sensiblement sa passion première pour les idées de l’Occident. Quoi qu’il en soit, le signal de l’immigration avait été donné, d’importans comptoirs commerciaux s’étaient fondés à Alexandrie, et le chiffre de la population européenne, attirée d’abord par la construction des chemins de fer, puis par le creusement du canal de Suez, s’accrut, chaque année sous les règnes des successeurs de Méhémet-Ali ; elle dépasse aujourd’hui 100,000 âmes. Évidemment cette affluence considérable d’étrangers appartenant à toutes les nationalités ne pouvait plus se mouvoir à l’aise dans le cercle étroit que les capitulations avaient tracé au XVIe siècle à l’usage d’un petit groupe de Francs égarés en pays turc ou casernes dans le Fondique. Il s’introduisit alors dans le régime applicable aux Européens des habitudes et des coutumes nées de la nécessité, acceptées par l’intérêt commun des étrangers et des indigènes, ratifiées enfin par l’adhésion de tous les gouvernemens. Ce fut ainsi que, pour la procédure judiciaire, la coutume modifia sur certains points le texte ou suppléa au silence des capitulations.
La modification la plus importante consista dans l’extension donnée à la compétence des tribunaux consulaires. Strictement la juridiction de ces tribunaux ne devait comprendre que les procès intéressant leurs nationaux dans les rapports que ceux-ci pouvaient avoir entre eux. On l’étendit d’abord aux procès entre étrangers de nationalités différentes, et l’on convint de soumettre le litige au tribunal consulaire du défendeur, suivant la maxime : aclor sequitur forum rei. Jusque-là le texte des capitulations ne recevait aucune atteinte, car il laissait aux Francs le soin de régler leurs affaires comme ils l’entendraient, du moment qu’aucun indigène n’était en cause. Il était donc permis aux étrangers d’instituer et de régler pour leur usage réciproque la juridiction consulaire ; mais bientôt l’innovation fut poussée plus loin, et les consuls furent appelés à juger les différends entre étrangers et indigènes lorsque l’étranger était défendeur ; par ce procédé, pour lequel la réciprocité était du reste admise, ils se substituaient aux tribunaux locaux indigènes, qui, d’après les capitulations, étaient seuls compétens. Tel est, depuis plus de vingt ans, l’usage qui s’est établi en Égypte, où par suite la presque totalité des procès sont jugés par les consuls. Sur ce point, il faut le reconnaître, les tribunaux indigènes paraissent avoir été indûment dessaisis, et le texte des capitulations a cessé d’être respecté. Si dès le début le gouvernement égyptien avait réclamé contre ce déplacement de juridiction, il eût été difficile de passer outre. Il n’a point protesté ; il a au contraire laissé se créer de nombreux précédens et s’établir une coutume à laquelle ses propres sujets ont adhéré. La coutume, en Orient surtout, est une seconde loi, et quelquefois la seule. Aussi les gouvernemens européens n’ont-ils point manqué de l’opposer aux premières observations qui furent faites plus tard par le gouvernement du vice-roi sur cette extension de compétence. Ils ne pouvaient cependant repousser indéfiniment tout examen sur les conséquences du nouveau régime, ni se refuser aux propositions de réformes destinées à faire rentrer cette partie de l’œuvre judiciaire dans les règles précises du droit international en améliorant la procédure et en concédant aux intérêts européens de sûres garanties. Ce fut le point de départ des négociations ouvertes en 1867 sur la demande du gouvernement égyptien.
Il est essentiel de marquer exactement ce point de départ. L’enchaînement des faits qui viennent d’être rapportés prouve que, contrairement à l’opinion la plus répandue, l’Égypte avait le droit d’invoquer devant les puissances européennes le texte même des capitulations pour obtenir la révision d’un état de choses introduit irrégulièrement par la coutume. Toutefois il convient d’ajouter que, dans ses premiers projets, le gouvernement du khédive ne se contenta pas de solliciter le retour pur et simple à l’exécution des capitulations. Il avait jugé opportun de préparer un plan complet d’organisation judiciaire, d’après lequel des tribunaux égyptiens, composés de magistrats indigènes et de magistrats étrangers, devaient avoir juridiction, non-seulement en matière civile et commerciale pour les procès entre étrangers de nationalités différentes ou entre étrangers et indigènes, mais encore en matière pénale. La règle fondamentale des capitulations, qui attribue à chaque consul le droit de juger les procès n’intéressant que ses nationaux, était pleinement respectée : sur d’autres points, malgré le soin avec lequel on avait évité de porter atteinte au texte des anciens traités, le projet présentait des difficultés d’application et devait provoquer des objections sérieuses en reconnaissant d’une façon exclusive aux nouveaux tribunaux égyptiens une compétence que les capitulations avaient dans certains cas laissée indécise, et que l’usage avait déférée aux tribunaux consulaires.
Sans doute le khédive, s’autorisant des déclarations faites au congrès de Paris en 1856, était désireux de conquérir le droit de justice territoriale, et de procurera l’Égypte des institutions judiciaires calquées sur le modèle européen. Son ministre Nubar-Pacha, qui fut chargé d’entamer les négociations auprès des ambassadeurs à Constantinople et de les suivre auprès des divers cabinets, n’hésita donc pas à présenter les propositions les plus larges, tout en déclarant qu’il ne songeait point à porter atteinte au régime des capitulations. Il se montrait d’ailleurs disposé à stipuler toutes les garanties qui lui seraient demandées, même les garanties superflues, quant à la rédaction des codes, à la composition des tribunaux mixtes où les magistrats européens seraient en majorité, aux détails de la procédure et à l’exécution des jugemens. Il voulait obtenir en principe la création d’une justice nationale qui eût été le signe et la récompense des progrès accomplis par l’Égypte dans les voies d’une administration régulière, sauf à se prêter à toutes les concessions de forme que la prudence ou la défiance des Européens pourrait exiger. Ainsi entendue, sa proposition méritait d’être prise en considération, et les ambassadeurs, après s’être concertés, jugèrent équitable de la recommander à l’attention bienveillante de leurs gouvernemens.
La France était particulièrement intéressée dans ces plans de réforme à raison du nombre de ses nationaux qui sont établis en Égypte, et des relations très étendues que Marseille entretient avec Alexandrie et Port-Saïd. Elle avait en outre à s’acquitter de l’honorable devoir que lui impose son rôle de protectrice des chrétiens en Orient, et à le concilier avec les sentimens d’amitié que les traditions de sa politique lui conseillent à l’égard de l’Égypte. Comment enfin n’aurait-elle pas éprouvé une vive sollicitude pour une réforme qui pouvait être considérée comme un hommage rendu à sa civilisation et à ses lois, car le code égyptien qu’il s’agissait d’appliquer avait été rédigé sous l’inspiration du code français ? Une commission, présidée par M. Duvergier et composée des jurisconsultes les plus compétens en cette matière, fut instituée à Paris en 1867 pour examiner les propositions de Nubar-Pacha. Elle accepta le principe de la réorganisation judiciaire, notamment la création des tribunaux mixtes, mais en maintenant les tribunaux consulaires pour ceux des justiciables qui préféreraient y recourir. Quant à la compétence, la commission ne voulut l’accorder aux tribunaux mixtes que pour les affaires civiles ou commerciales et pour les contraventions de simple police ; elle la refusait absolument pour les affaires criminelles. A ses yeux, les coutumes qui s’étaient établies en Égypte en dehors des capitulations constituaient au profit des Européens une sorte de droit acquis dont il était permis à ceux-ci de se prévaloir, et que les gouvernemens devaient défendre contre des innovations qui semblaient trop radicales. La commission exprimait donc une doctrine tout à fait contraire à celle que Nubar-Pacha soutenait au nom du khédive, et le maintien facultatif de la juridiction consulaire rendait à peu près illusoire la constitution projetée des tribunaux égyptiens. Il y avait en un mot dans cette première étude entreprise en 1867 un double sentiment : d’abord le désir sincère d’accueillir un commencement de réforme, puis la crainte de compromettre par un abandon trop facile du régime existant les intérêts de nos nationaux. Il faut dire que les magistrats français qui siégeaient dans la commission pouvaient ne point apercevoir tous les inconvéniens, les abus et les dénis de justice auxquels le régime actuel expose les étrangers dans les pays d’Orient. Les consulats français sont généralement bien organisés pour remplir leurs attributions judiciaires ; les appels sont portés devant la cour d’Aix, dont les arrêts obtiennent la plus légitime autorité. Nos nationaux, quand ils sont défendeurs dans les procès et par conséquent soumis à la justice française, n’auraient donc pas à souhaiter la modification du régime actuel. Il y a pourtant à tenir compte de la situation qui leur est faite quand ils sont demandeurs, obligés de subir le jugement des consulats étrangers, qui n’offrent point tous de semblables garanties, ou des tribunaux exclusivement égyptiens.
Le khédive ne considéra point comme suffisantes les conclusions émises par la commission française de 1867. Il eut plus de succès auprès des autres gouvernemens européens, dont la plupart n’avaient point les mêmes motifs que la France pour insister sur le maintien de la juridiction consulaire, et il lui fut aisé d’obtenir qu’une commission internationale, comprenant les délégués de toutes les puissances intéressées, fût convoquée au Caire en 1869 pour étudier sur place et dans tous ses détails le plan de réforme préparé par Nubar-Pacha. La France, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Autriche, l’Italie, la Russie et les États-Unis répondirent à cet appel. Les travaux de la conférence du Caire devaient éclairer les différens aspects de la question et exercer sur les résolutions des gouvernemens une influence décisive. La plupart des délégués connaissaient parfaitement l’Égypte, où ils avaient été chargés de fonctions consulaires. Ils étaient donc en mesure d’apprécier les vices nombreux du régime que Nubar-Pacha, présent à cette conférence, leur proposait de réformer. Il suffira d’indiquer les points les plus graves qui occupèrent l’attention de la commission.
En premier lieu, chaque consul étant constitué juge pour les causes où ses nationaux avaient la situation de défendeurs, la décision des procès appartenait à dix-sept consulats, c’est-à-dire à dix-sept tribunaux différens, et, lorsqu’il s’agissait d’intenter un procès à un indigène, il fallait, d’après la même règle, s’adresser au cadi. On comprend les inconvéniens de cette multiplicité judiciaire. Chaque consulat jugeait selon sa loi et selon sa procédure ; par conséquent il y avait souvent dans les décisions rendues pour des affaires analogues de choquantes contradictions. Quand un Français avait une instance à former contre un Anglais, un Russe ou un Brésilien, il devait au préalable se mettre au courant des lois et de la jurisprudence en vigueur dans le pays de son adversaire. S’il gagnait son procès et que le jugement fût frappé d’appel, il était obligé d’aller plaider de nouveau à Londres, à Odessa ou à Rio-Janeiro. Lorsqu’il y avait en cause plusieurs plaideurs appartenant à des nationalités différentes, le même procès se trouvait engagé devant autant de consulats ; de là d’inévitables contrariétés de décisions qui n’étaient point faites pour assurer la sécurité des transactions ni le respect de la justice. Ce n’est pas tout : si les cadis, à qui l’on devait s’adresser lorsque le défendeur était un indigène, inspiraient peu de confiance, on pouvait n’être pas mieux servi par certains tribunaux consulaires. Sur les dix-sept consulats, plusieurs étaient absolument incapables de rendre la justice, n’ayant point le personnel nécessaire ; quelques-uns étaient l’objet de reproches plus graves ; tous enfin, même ceux qui possédaient la meilleure organisation, échappaient difficilement au soupçon de partialité. On citait des consulats où il était pour ainsi dire de règle que leurs nationaux ne pouvaient jamais perdre un procès.
La diversité des juridictions était en outre fort nuisible pour les intérêts immobiliers. A l’époque des capitulations, les Francs ne pouvaient point posséder d’immeubles sur le territoire turc ; depuis quelques années, et c’est un grand progrès, cette interdiction a été levée. Or conçoit-on qu’il y ait dans un même pays plusieurs législations différentes en matière de propriété ? Tel était cependant le cas. Le consul de Russie jugeait selon la loi russe un procès hypothécaire, le consul de France selon la loi française, etc. Avec ce système, il était absolument impossible d’établir en Égypte un régime d’hypothèque pour donner à la propriété toute sa valeur en lui procurant les ressources du crédit.
Quant aux contestations avec le gouvernement ou avec le domaine personnel du khédive, les Européens refusaient, et pour cause, de les porter devant les tribunaux égyptiens. Ils préféraient s’adresser à leurs consuls, qui, à défaut de compétence judiciaire, présentaient les réclamations par la voie diplomatique. Il en résultait que les consulats étaient encombrés de demandes et exposés à soutenir des prétentions exagérées, trop souvent des intérêts peu respectables. Pour ces sortes d’affaires, il n’y avait pas de justice ; il n’y avait que des influences, s’exerçant parfois au détriment de l’équité, et il était vraiment regrettable de voir intervenir si fréquemment l’action des consuls pour le règlement de litiges d’un caractère tout à fait privé, qui ne méritaient à aucun degré d’occuper la diplomatie.
Tels étaient les abus auxquels la commission du Caire, sur les instances de Nubar-Pacha, reconnaissait qu’il convenait de porter remède. On aurait pu sans doute les atténuer en constituant un tribunal international, qui eût remplacé les dix-sept juridictions consulaires pour les procès engagés entre les Européens de nationalités différentes. Cette combinaison se présentait la première à l’esprit ; mais elle n’aurait supprimé qu’une partie du mal. Le gouvernement du khédive n’eût pas admis facilement que l’on créât sur son territoire un tribunal spécial, indépendant, non prévu par les capitulations, et les cabinets européens auraient eu mauvaise grâce à lui demander un abandon aussi complet de sa prérogative, alors qu’il sollicitait au contraire leurs conseils pour établir en Égypte, dans l’intérêt de ses sujets comme au profit des étrangers, un nouveau régime judiciaire entouré de toutes les garanties que l’on pouvait imaginer. La discussion se trouvait ainsi renfermée dans le système du tribunal mixte, qui avait été déjà étudié par la commission française de 1867.
Il est superflu de reproduire les débats qui s’engagèrent au sein de la conférence du Caire sur cette question capitale, car après de longues explications, provoquées surtout par les délégués français, l’unanimité s’établit sur la nécessité de soumettre à un tribunal unique aussi bien les contestations élevées entre étrangers et indigènes. que les contestations nées entre étrangers de nationalités différentes. Avec la même unanimité, la conférence reconnut que l’exécution des sentences devait être confiée à ce tribunal unique, sans qu’aucun pouvoir administratif, consulaire ou local pût y mettre obstacle. De plus, après avoir réglé, dans les conditions les plus favorables pour l’intérêt européen, la composition du tribunal, l’institution du jury et les détails de la procédure, elle avait conclu à ce que la réforme s’étendît à la juridiction criminelle et correctionnelle, sous la réserve que le nouveau code pénal égyptien serait approuvé par les différens cabinets, et que cette portion si importante de la réforme pourrait n’être mise en vigueur qu’un an après l’établissement de la juridiction civile et commerciale. Ce qu’il importe de constater, au point de vue de la France, c’est que dans tout le cours de ce débat nos délégués se montrèrent les plus défians, les plus exigeans, les plus soucieux d’obtenir des garanties, et qu’ils durent se laisser convaincre non-seulement par l’empressement avec lequel Nubar-Pacha donnait satisfaction à leurs demandes, mais encore par le sentiment unanime de leurs collègues d’Angleterre, d’Italie, de Russie, etc., qui n’étaient pas moins désireux de protéger contre les périls éventuels de la réforme l’intérêt de leurs nationaux.
La commission du Caire n’était qu’une commission d’étude, elle ne pouvait engager les gouvernemens qui s’y étaient fait représenter et qui avaient réservé leur décision ; mais ses avis, rendus à l’unanimité, avaient une portée considérable, et le khédive, après avoir obtenu l’assentiment nécessaire de la Porte, ne manqua pas de se prévaloir des conclusions de la conférence internationale pour traiter définitivement avec les différens cabinets. Avant de répondre à ces dernières propositions, le gouvernement français crut devoir les soumettre à l’examen d’une seconde commission de diplomates et de légistes, qui, réunie au commencement de 1870, passa en revue chacun des points qui avaient été étudiés au Caire, adopta la plupart des propositions, en modifia quelques-unes, mais repoussa absolument l’extension de la réforme aux matières pénales. Il lui parut imprudent de confier à un tribunal non encore éprouvé le jugement des affaires qui intéressaient la liberté et l’honneur de nos nationaux. Les autres cabinets exprimèrent le même avis, et le gouvernement égyptien dut renoncer à cette partie de la réforme. Finalement le représentant du khédive, Nubar-Pacha, s’entendit avec la France et avec les divers états pour la rédaction d’un projet qui réalisait, dans la mesure convenable et prudente, la constitution d’un régime judiciaire en Égypte. C’était le projet français, et il méritait bien ce nom, car, ainsi qu’on a pu en juger par le récit de ces négociations, c’était la France qui avait pris la plus grande part aux études préparatoires ; c’était elle qui, tout en témoignant de son bon vouloir pour les intentions éclairées du khédive, avait fait écarter ou modérer les innovations trop promptes, et qui avait le plus contribué à rendre la réforme possible et pratique en la dégageant de ce qu’elle contenait de trop hasardeux.
Survint la guerre de 1870. Quand une grande nation est frappée, le vide se fait autour d’elle, nous ne le savons que trop, et elle éprouve, même dans les questions qui paraissent être d’intérêt secondaire, la diminution de son prestige. Le gouvernement français vit donc avec plus de regret que de surprise le ministre du khédive essayer de substituer au projet français le plan de réforme qui avait été approuvé par la commission internationale du Caire. Des démarches étaient faites dans ce sens à Constantinople et auprès des autres cabinets ; peut-être auraient-elles abouti, si, dans le courant de 1872, notre gouvernement, qui avait cependant par ailleurs tant de graves soucis, ne s’était interposé en temps utile. Invoquant l’avis de la commission du Caire, Nubar-Pacha désirait surtout investir les nouveaux tribunaux de la juridiction pénale, * qui avait été péremptoirement repoussée par la commission française de 1870 ; il consentait à ce que l’établissement de cette juridiction pour les crimes et délits ordinaires fût ajourné pendant un an, mais il le réclamait immédiatement pour les crimes et délits commis contre les magistrats ou officiers de justice dans l’exercice ou à l’occasion de leurs fonctions, ou pour ceux qui leur seraient imputés en leur qualité de magistrats. Afin de faire prévaloir ce retour aux propositions primitives en matière pénale, Nubar-Pacha demanda qu’une conférence fût ouverte à Constantinople entre les ambassadeurs des puissances, et, sur ce terrain nouveau, qu’il comptait devoir lui être favorable avec l’appui du gouvernement ottoman, il insista très énergiquement sur la nécessité de reconnaître comme un droit pour l’Égypte, comme un principe de la réforme, la juridiction criminelle : d’après sa déclaration rapportée dans une dépêche de M. le comte de Vogüé, ambassadeur de France à Constantinople, « l’opinion du khédive était si formelle à cet égard qu’il était disposé à renoncer à tout le système, malgré les avantages reconnus, plutôt que de céder sur ce point… » En même temps M. de Vogué informait le ministre des affaires étrangères, M. de Rémusat, que la plupart des ambassadeurs, ébranlés par les argumens du ministre égyptien et désarmés par les concessions qui étaient offertes sous le rapport de la procédure, ne paraissaient plus éloignés de se rallier, aux propositions du khédive.
Cependant quelques-uns des cabinets intéressés jugèrent plus prudent de s’associer à la résistance que le gouvernement français continuait d’opposer aux prétentions de Nubar-Pacha. Les cabinets de Londres et de Vienne, puis le cabinet de Saint-Pétersbourg firent cause commune avec celui de Versailles, et l’on en vint, après de nombreux pourparlers, à restreindre la juridiction criminelle des tribunaux égyptiens aux seuls cas où il y aurait lieu de réprimer les crimes ou délits commis contre les magistrats et contre l’exécution de leurs sentences, ainsi du reste que le prescrivent la plupart des codes européens. Une commission spéciale, composée des délégués de onze puissances, fut chargée de définir la nature et les différentes catégories de ces crimes ou délits, de déterminer l’échelle des peines et de tracer la procédure pour ces procès exceptionnels. Les travaux de cette commission, qui ne tint pas moins de sept longues séances, sont consignés dans un rapport du 15 février 1873 : ils paraissaient devoir être le dernier mot de ces négociations si prolongées, et Nubar-Pacha, en adressant le 24 février à chacun des ambassadeurs le texte du règlement relatif à la réforme judiciaire en Égypte, put espérer que l’œuvre commencée en 1867, poursuivie avec tant de persévérance par le khédive et débattue si vivement, allait être achevée.
Tout n’était pas fini cependant. Attentif à ne rien signer qui pût laisser indécises les limites de la juridiction pénale et à n’omettre aucune des garanties qu’il jugeait nécessaires, le gouvernement français crut devoir signaler dans le texte du règlement divers points qui lui paraissaient sujets à explication ou même à révision. Les ministres des affaires étrangères, M. le duc de Broglie, puis M. le duc Decazes, fidèles aux traditions de prudence qui avaient inspiré la correspondance de M. de Rémusat, discutèrent encore, notamment pour que les déclarations de faillite demeurassent dans les attributions des tribunaux consulaires au même titre que toutes les causes intéressant le statut personnel. Cette continuation des débats présentait les plus grandes difficultés, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Autriche, les États-Unis, ayant dans le courant de 1873 donné leur adhésion au dernier projet de Constantinople, et la France restant seule à produire encore des objections, ce qui lui créait aux yeux de tous les cabinets une situation des plus fâcheuses. Il semblait que le cabinet de Versailles s’ingéniât à retarder par d’importunes exigences l’accomplissement de la réforme, et il y avait à craindre que, fort de l’assentiment des autres puissances, le khédive ne se crût autorisé à passer outre. Les efforts persévérans de M. le duc Decazes, dans ces négociations complémentaires qui se poursuivirent à Alexandrie et au Caire par l’entremise de M. le marquis de Cazaux, chargé d’affaires en Égypte, furent néanmoins récompensés par l’obtention de clauses importantes qui devaient profiter à toute la colonie européenne et maintenir l’honorable renom de la diplomatie française en Orient. Le 15 novembre 1874, M. de Cazaux signa avec Chérif-Pacha, ministre de la justice, l’acte concernant la réforme judiciaire, amendé dans plusieurs de ses dispositions, ainsi qu’un procès-verbal qui contenait les conditions nouvelles. Il était convenu que ces documens seraient soumis à l’approbation de l’assemblée nationale. Le projet de loi a été dès le mois de décembre présenté à l’assemblée, dont la décision, après tant de délais et à la suite d’études si approfondies, est impatiemment attendue.
Voici, d’après l’exposé des motifs du projet de loi, le résumé de l’organisation judiciaire qu’il s’agit d’instituer en Égypte : « Il y aura trois tribunaux de première instance, à Alexandrie, au Caire et à Zagazig, et une cour d’appel à Alexandrie. Chaque tribunal sera composé de sept juges, quatre étrangers et trois indigènes ; la cour sera composée de onze magistrats, quatre indigènes et sept étrangers. La présidence appartiendra de droit à un magistrat étranger ; en outre on établira un roulement qui facilitera autant que possible, dans chaque chambre devant laquelle sera appelé un procès mixte, la présence d’un magistrat appartenant à la nationalité de l’étranger en cause. Les magistrats étrangers ne seront choisis qu’avec le concours de leurs gouvernemens respectifs. La part assurée à la France comprend un conseiller à la cour d’appel, un juge au tribunal du Caire et un membre du parquet : dans le cas où une seconde chambre serait créée dans l’un des tribunaux du Caire ou de Zagazig, un autre membre du ministère public serait choisi parmi les magistrats français. — La compétence de la nouvelle juridiction s’étendra aux contestations mixtes en matière civile ou commerciale, sauf les questions intéressant le statut personnel des étrangers. À cette juridiction appartiendra également la connaissance de tout litige en matière immobilière, même entre étrangers seuls. En matière pénale, la compétence ne comprend que les contraventions de simple police ; le juge de ces contraventions, si elles sont à la charge d’un étranger, ne pourra être qu’un magistrat étranger : exceptionnellement les nouveaux tribunaux peuvent connaître des crimes ou délits commis par ou contre leurs membres dans l’exercice de leurs fonctions ou à l’occasion de l’exécution de leurs sentences. Dans ces cas spéciaux, la chambre du conseil et le tribunal correctionnel sont composés de trois juges, dont deux étrangers et un indigène, et de quatre assesseurs étrangers, dont deux de la nationalité du prévenu. À la cour d’assises siégeront trois conseillers, deux étrangers et un indigène ; les douze jurés seront étrangers, dont moitié de la nationalité de l’inculpé ou de la nationalité que celui-ci désignera. En cas de doute sur la compétence respective de la juridiction mixte et de la juridiction consulaire, le conflit sera déféré à une commission arbitrale composée de deux magistrats désignés par le président de la cour d’appel et de deux consuls choisis par le consul intéressé. » Les codes égyptiens destinés à être appliqués par les tribunaux mixtes seront soumis à l’examen des puissances. La convention aura une durée de cinq ans pendant laquelle aucun changement ne pourra y être apporté. À l’expiration de ce délai, il sera loisible aux puissances, soit de recourir à l’ancien ordre de choses, soit d’étudier d’autres combinaisons.
Telle est, dans ses principes généraux, et sans tenir compte des points de détail et d’exécution, qui ont cependant leur importance, la constitution judiciaire que le khédive se propose de mettre en vigueur. Il suffit d’une simple lecture pour reconnaître avec quel soin les négociateurs européens ont accumulé les garanties au profit de leurs nationaux. D’après la composition des tribunaux, on croirait qu’il s’agit de créer en Égypte des cours de justice européenne plutôt que d’organiser une justice égyptienne. Cette mesure n’en a pas moins été l’objet de violentes critiques. La question est en effet des plus délicates, elle est réellement controversable, puisque les gouvernemens européens ont si longtemps hésité à la résoudre, et qu’ils ont seulement consenti à une solution provisoire. L’excès même des garanties qui ont été réclamées atteste la gravité des intérêts engagés ainsi que les scrupules des négociateurs. Il convient d’examiner les critiques auxquelles ces traités ont donné lieu et d’apprécier si elles sont de nature à prévaloir contre la réforme.
Il n’y a plus à discuter l’objection qui se fonde sur la violation prétendue des capitulations. Nous avons déjà expliqué comment ces anciens actes demeurent intacts au point de vue européen. Il ne s’agit que de modifier le droit coutumier de l’Égypte, et de substituer à des usages locaux un régime qui, après de longues études, a paru mieux approprié aux intérêts de tous les justiciables. Si l’on voulait s’attacher exclusivement au texte littéral des capitulations, on découvrirait dans le nouveau régime une dérogation, une seule, qui consiste dans la suppression de la présence obligatoire du drogman devant les tribunaux indigènes lorsqu’un Européen est en cause. Les capitulations contiennent cette garantie, qui était indispensable lorsque l’Européen avait à répondre au cadi ; mais dorénavant le justiciable étranger est assuré d’avoir parmi ses juges un magistrat de sa nationalité, lequel sera pour lui un protecteur naturel, un témoin plus autorisé que ne pouvait l’être le drogman. La garantie n’est donc pas détruite, elle est simplement déplacée et transformée à l’avantage des plaideurs étrangers.
Les autres objections sont assurément plus sérieuses. Dès que l’on eut connaissance des projets de réforme, un grand nombre de négocians européens déclarèrent qu’ils n’entendaient pas être distraits de leurs juges naturels, c’est-à-dire de la juridiction consulaire, et surtout qu’ils ne voulaient pas être livrés à la justice égyptienne. Cette justice les effrayait. Il leur semblait inadmissible que des magistrats habitués à appliquer la loi du Coran, — qui érige en principe la haine de l’infidèle, — fussent appelés à décider de l’honneur et de la fortune des chrétiens. Il y avait là un obstacle infranchissable élevé par la religion et par les mœurs. En outre, à supposer que ces magistrats pussent se dégager du fanatisme musulman, ils seraient encore incapables de rendre la justice, car ils ignoraient complètement les lois européennes sur lesquelles doivent être calqués les nouveaux codes, et il était permis de craindre qu’ils n’introduisissent dans le prétoire les habitudes de corruption et de vénalité qui ont cours dans l’administration des pays turcs. Les réclamations que les étrangers auraient à présenter contre le khédive étant détournées de la voie diplomatique et déférées aux tribunaux mixtes, quelles garanties d’indépendance pouvaient offrir des magistrats jugeant les procès où leur souverain, un souverain absolu, serait directement intéressé ? Le khédive est agriculteur, manufacturier, commerçant ; les opérations de son domaine privé le mettent en rapport avec tous les marchés, il passe chaque jour des contrats : ce souverain trafique, vend, achète, emprunte. Il sera le plus gros plaideur de l’Égypte. On s’inquiétait donc à la pensée qu’il aurait pour juges ses propres sujets. En vain les promoteurs de la réforme essayaient-ils de calmer ces appréhensions en faisant ressortir la prépondérance numérique de l’élément européen dans la composition des tribunaux mixtes, le choix des magistrats étrangers désignés par les gouvernemens intéressés, le soin minutieux avec lequel on avait pourvu à l’application des codes et aux formalités de la procédure. Les opposans répondaient que les garanties seraient illusoires, que les magistrats recrutés à l’étranger qui consentiraient à venir siéger à côté des juges égyptiens ne seraient probablement pas des meilleurs, et qu’ils pourraient bien se gâter au contact dans un pays où les scrupules sont faibles et les tentations si grandes.
Ces objections, qu’il est nécessaire de reproduire dans leur crudité, n’avaient pas échappé à la prudence des cabinets. Tout en faisant la part d’une exagération manifeste, les négociateurs européens et Nubar-Pacha lui-même avaient compris les risques de cette réforme ainsi que la responsabilité qu’ils encouraient aux yeux de la colonie étrangère. Aurait-on discuté si longtemps, avec une opiniâtreté si tenace, se serait-on borné à une mesure temporaire et provisoire, si l’on n’avait pas eu égard aux difficultés extrêmes du problème ? Et d’un autre côté les cabinets européens se seraient-ils unanimement concertés, s’ils n’avaient pensé qu’un intérêt supérieur recommandait cet essai de réforme, et que, parmi les pays du Levant, l’Égypte offrait le terrain le plus favorable pour l’expérience que l’on se décide à tenter ?
L’Égypte a, dans les temps anciens, atteint le plus haut degré de prospérité, grâce à la fécondité de son sol et à l’industrie des colons étrangers, qui étaient venus s’y établir. Cette prospérité, disparue sous la domination turque, peut renaître aujourd’hui à l’aide des mêmes élémens. Chaque année voit s’accroître le chiffre des résidens étrangers. Depuis Méhémet-Ali, les pachas se sont fait une règle d’encourager l’immigration européenne et d’associer leurs intérêts à ceux de l’Occident. Le patronage accordé à la compagnie du canal de Suez peut être considéré comme la manifestation la plus éclatante de cette politique qui a fait de l’Égypte la grande route de l’Inde et le marché le plus actif entre l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Les progrès accomplis sous le gouvernement du khédive Ismaïl ont été des plus rapides. De 63 millions de francs en 1863, l’exportation des produits du sol, céréales, coton, sucre, etc, s’est élevée à plus de 300 millions ; l’importation atteint près de 170 millions. On compte en Égypte 2,000 kilomètres de chemin de fer et 6,500 kilomètres de lignes télégraphiques. Les travaux publics ont reçu une vigoureuse impulsion ; les travaux du port d’Alexandrie, qui sont en cours d’exécution, doivent coûter 50 millions, et ceux du port de Suez, confiés à une entreprise française, plus de 30 millions. Le khédive n’a pas eu moins de souci du progrès intellectuel. Le budget de l’instruction publique, successivement augmenté, dépasse 2 millions de francs, et l’enseignement primaire est donné à près de 100,000 enfans, alors que, sous Méhémet-Ali, ce chiffre n’excédait pas 3,000[1]. Il ne s’ensuit pas que la civilisation chrétienne ait déjà conquis l’Égypte, la foi musulmane règne encore dans ce pays ; mais il est permis de dire que nulle part ailleurs en Orient le champ n’est ouvert plus libéralement à l’action européenne ; nulle part l’étranger, le colon n’est mieux accueilli. Il s’est créé dans plusieurs villes des entreprises considérables ; il s’y est fait de grandes fortunes. En un mot, l’Égypte est aujourd’hui plus européenne que turque, et le développement de sa prospérité profite à toutes les nations.
Le khédive est le premier intéressé à ce que les progrès inaugurés par ses prédécesseurs et continués sous son règne ne soient pas mis en péril. Plus on le dit puissant et absolu, plus il aura de force pour surmonter les obstacles que l’on redoute, pour réformer son administration et pour établir solidement la constitution judiciaire que l’on regarde avec raison comme la clé de voûte du nouveau système. Le choix des magistrats indigènes lui appartient. Est-on autorisé à supposer que parmi ses fonctionnaires, dont quelques-uns, élevés dans les capitales d’Europe, sont très familiarisés avec nos mœurs, nos coutumes et nos intérêts, il ne trouvera point à nommer les magistrats, au nombre de dix seulement, qui devront siéger à la cour d’appel et dans les trois tribunaux, à côté et sous la présidence des juges désignés par les gouvernemens étrangers ? — Le khédive, ajoute-t-on, est mêlé à toutes les affaires, et il voudra gagner tous les procès. S’il en était ainsi, l’on peut affirmer qu’il ferait un maladroit calcul, car, pour la satisfaction d’obtenir gain de cause dans des litiges d’un ordre secondaire, il s’exposerait à perdre le grand procès qu’il plaide depuis huit ans devant l’Europe, afin de mériter, pour le bien de son pays et pour l’honneur de son gouvernement, la participation de l’Égypte aux devoirs comme aux avantages des peuples civilisés. Pourquoi ne pas espérer au contraire qu’il aimera mieux s’incliner devant une décision de la justice que de céder, comme il a dû le faire souvent, aux sollicitations ou aux exigences des consuls, et qu’il voudra donner à ses sujets l’exemple du respect pour les tribunaux qu’il aura lui-même institués ? Enfin cette intervention, désormais nécessaire, de la justice dans les intérêts privés du souverain aura peut-être pour conséquence de convaincre le khédive que sa place n’est pas au banc des plaideurs, qu’il ne lui convient pas plus de gagner que de perdre tant de procès, et qu’il doit peu à peu se retirer des affaires. Quand il s’agissait de tout commencer dans un pays où il n’y avait rien, de tenter les expériences agricoles, d’ouvrir les premières manufactures, d’introduire les machines, de créer les voies pour le transport et l’échange des produits, on pouvait admettre que le souverain se fît agriculteur, industriel, négociant et subrécargue. Aujourd’hui que l’Égypte est pour ainsi dire mise en train et que la colonie européenne suffirait, à défaut des indigènes, pour entretenir le mouvement général du travail et des transactions, ce rôle de factotum n’a plus de raison d’être, il est sans dignité pour le souverain, sans utilité pour le pays, il est devenu contraire à toutes les règles d’un bon gouvernement. Si la réforme judiciaire amène la réforme économique, ce ne sera pas le moindre des services qu’elle aura rendus à l’Égypte, à la colonie étrangère et au khédive.
Quant à la résistance inflexible, intraitable que l’on s’attend à rencontrer dans le Coran et qui serait la pierre d’achoppement de la réforme judiciaire, il est impossible, pour quiconque a vu l’Orient, de n’en pas tenir compte ; mais il faut se défendre contre l’exagération, et avant tout ne point évoquer un adversaire que le projet de réforme a eu soin de laisser à l’écart. Les procès devant les nouveaux tribunaux égyptiens seront jugés d’après un code approuvé par les puissances chrétiennes et selon les usages des Francs. La loi de Mahomet demeurera comme non avenue. Craint-on cependant que, malgré l’entourage de leurs collègues européens, les magistrats indigènes ne se laissent inspirer par les doctrines du prophète ? Il est permis de se rassurer en observant que déjà fonctionnent ailleurs des tribunaux où les docteurs musulmans siègent avec des juges chrétiens, et que la justice y est convenablement rendue. L’expérience a été faite en Algérie dans des conditions analogues. La France a respecté la foi des sujets que lui a donnés la conquête, et elle a institué auprès de certains tribunaux un conseil du droit musulman qui est appelé à donner son avis dans les litiges indigènes où sont engagées des questions d’état ou de religion. Ce conseil ne juge que d’après le Coran. Or le Coran, aussi bien que tout autre code, est sujet aux interprétations des légistes ; il n’a pas l’inflexibilité qu’on lui suppose, et il arrive souvent qu’il inspire les décisions les plus diverses. Nos magistrats, qui ne cherchent pas à peser sur les avis des conseils indigènes, ont pourtant remarqué dans certains cas l’influence que le voisinage de la loi française peut exercer sur la jurisprudence musulmane. Voici un exemple très curieux qui a été cité par l’un de nos plus éminens magistrats consulté à l’occasion de la réforme égyptienne. « D’après le Coran, le temps de la gestation de la femme n’est pas fixé et peut, suivant certains passages et certains commentateurs, durer jusqu’à sept ans. On comprend les difficultés insurmontables qu’une pareille législation peut apporter dans les questions de légitimité. Une question de ce genre s’étant présentée en appel et ayant été déférée au conseil du droit musulman, un membre finit par trouver dans les textes innombrables du Coran et de ses commentateurs un texte formel disant ou permettant de dire absolument comme la loi française, et fixant à neuf mois la gestation de la femme ; ce qui fut aussitôt et définitivement admis par la jurisprudence musulmane, puisque c’était écrit dans le Coran. » D’autres exemples prouveraient sans doute que l’interprétation de la loi du prophète peut se ressentir des relations établies entre les docteurs musulmans et les juges chrétiens. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi en Égypte, au milieu d’une population très mêlée, que la diversité des religions rend généralement tolérante, et sous un gouvernement qui accueille volontiers les idées européennes ? La réforme judiciaire ne détachera point les Turcs du respect qu’ils portent au Coran, les Turcs resteront toujours Turcs ; mais on ne saurait absolument repousser l’espoir, si faible qu’il soit, d’une sorte de transaction qui rendra plus facile le contact des deux races, et favorisera davantage l’établissement des Européens dans les pays orientaux. C’est tout ce que l’on doit souhaiter pour le moment ; cela suffit à la satisfaction des intérêts matériels qui ont acquis une importance si considérable, et peut conduire au progrès intellectuel et moral d’une contrée qui semble désireuse de s’ouvrir à la civilisation européenne.
Tous les cabinets ont accepté l’essai du plan de réforme. Le gouvernement français, pénétré des devoirs que lui trace la politique traditionnelle de notre pays en Orient, n’a donné son assentiment que le dernier, après avoir obtenu un surcroît de garanties et sur l’avis d’une commission spéciale dans laquelle étaient représentés les ministères de la justice et des affaires étrangères. Cette commission, réunie en mai 1874, n’avait plus à reprendre la discussion détaillée du projet, comme l’avaient fait les commissions françaises de 1867 et de 1870, la conférence internationale du Caire en 1869, les conférences diplomatiques de Constantinople en 1873 ; elle avait à se prononcer sur le point de savoir si, en présence de l’adhésion des autres cabinets, notre gouvernement pouvait tenter utilement de nouveaux efforts pour faire prévaloir son insistance sur certaines questions spéciales, et s’il devait, en l’état des choses, accepter ou refuser définitivement le régime qui était sorti de si laborieuses négociations. L’avis de la commission fut presque unanime, et il n’en pouvait être autrement, car l’acceptation par la France était forcée du moment que l’Angleterre, l’Autriche, la Russie, les États-Unis, etc., supprimant leurs tribunaux consulaires, concouraient à l’organisation des tribunaux égyptiens. Nos nationaux, se présentant comme demandeurs devant les consulats étrangers, se seraient heurtés contre une déclaration d’incompétence, et ils eussent été renvoyés à se pourvoir devant la juridiction mixte. Nous ne pouvions absolument pas demeurer dans l’isolement judiciaire : les Français établis en Égypte auraient été privés des moyens de faire juger leurs procès ; leurs transactions de toute nature auraient été compromises, personne n’aurait voulu contracter avec eux, ni le gouvernement, ni les indigènes, ni les étrangers, s’ils n’avaient consenti au préalable à soumettre les litiges aux nouveaux tribunaux. C’est ce qu’avait compris la majorité des Français établis en Égypte. Dès 1873 et en 1874, le consulat général d’Alexandrie et le ministère des affaires étrangères ont reçu de nombreuses pétitions, par lesquelles nos résidens sollicitaient l’adoption et l’application immédiates de la réforme. Parmi les plus empressés à demander l’organisation du nouveau régime judiciaire, on remarque le directeur de la compagnie du canal de Suez, M. de Lesseps, qui représente au plus haut degré la colonie française en Égypte, qui connaît bien le pays et que l’on calomnierait, si l’on supposait un seul instant qu’il a pu subordonner aux intérêts particuliers de son entreprise l’intérêt de sa patrie en Orient. A ses instances se joignent celles des organes les plus autorisés du commerce français, et l’opinion désintéressée, réfléchie, de notre consul-général à Alexandrie.
Il appartient à l’assemblée nationale de juger la question en dernier ressort. Au point où en sont les choses, sa décision ne saurait faire doute. Il n’est point possible que la France se tienne en dehors de l’opinion européenne, ni qu’elle s’oppose à un essai de réforme qui mérite à tous égards d’être tenté et encouragé. Elle y perdrait, dans son isolement, l’influence considérable qu’elle s’est acquise en Égypte, et le prestige qu’il lui importe de conserver dans les contrées de l’Orient. Elle doit au contraire aider de tout son pouvoir au succès de cette réforme, qui est une œuvre de progrès. S’il y a quelques risques à courir, et nous ne les avons pas dissimulés, la vigilance des consuls saura y pourvoir, et ils ne seraient point d’ailleurs de longue durée, puisque le traité n’est conclu que pour cinq ans. Si l’expérience réussit, quel avantage non-seulement pour l’Égypte, mais encore pour l’Europe, et surtout pour la France, que tant de liens politiques, commerciaux, financiers, unissent à l’Égypte ! Dans ces conditions, l’hésitation serait une faute que l’assemblée nationale ne voudra pas commettre.
C. LAVOLLEE.
- ↑ Le Bureau central de statistique, placé sous la direction de Regny-Bey, a publié en 1873, pour l’exposition universelle de Vienne, un volume qui contient les renseignemens les plus complets sur la condition morale et matérielle de l’Égypte.