La Réforme judiciaire
Revue des Deux Mondes3e période, tome 42 (p. 588-633).
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LA
REFORME JUDICIAIRE

I.
LES CRISES ANCIENNES. — LA MAGISTRATURE FRANÇAISE DE 1789 A 1871.

La magistrature française traverse en ce moment une crise des plus graves. Il y a peu d’années, il était encore permis de se faire illusion sur la nature et l’imminence du péril. On pouvait croire que l’orage passerait sans éclater sur sa tête, que les nuages amoncelés se disperseraient au premier effort de sages réformes, et que l’électricité s’écoulerait lentement sans que la foudre mît le feu à l’édifice. Malheureusement les griefs qui sont invoqués contre les magistrats sont ceux qui entrent le plus aisément dans l’esprit du peuple. Toutes les imputations dirigées contre eux ont été répandues, colportées, accueillies avec une rapidité redoutable. On a répété que la magistrature actuelle, léguée par l’empire, était imbue de son esprit, qu’elle haïssait la république, et qu’enfin, crime irrémissible, elle était cléricale. Voilà le langage habile, les insidieux mots d’ordre redits autour de nous et que nos oreilles sont lasses d’entendre. A écouter les accusateurs, à observer leur audace, et l’action lente et sûre de leurs calomnies, on est bien tenté de perdre patience et de dénoncer le mobile secret qui les pousse. Il n’est pas une de nos révolutions qui n’ait vu un flot pressé de solliciteurs s’abattre dans les antichambres ministérielles, poursuivre sans merci les nouveaux détenteurs du pouvoir, leur arracher les premières places, et quand toutes les fonctions vacantes étaient distribuées, changer de langage, se faire délateurs, employer leur activité à multiplier les dénonciations, exaspérer à ce point les fonctionnaires qu’ils poursuivaient que la consigne était donnée de leur fermer les portes du ministère. C’est en de tels jours que M. Thiers, obsédé de sollicitations, s’écriait du haut de la tribune : « Savez-vous ce qu’est un fonctionnaire carliste ? C’est un fonctionnaire dont on veut la place. » Mot éternellement vrai que rajeunissent les accusations intéressées de notre temps, et bien fait pour peindre le mouvement d’ambition individuelle qui menace de mettre en coupe réglée les fonctions publiques.

Telle est la cause première du mouvement. Ce n’est pas la seule. Il ne servirait à rien de le dissimuler : entre la magistrature et le gouvernement populaire il y a plus que des malentendus. La démocratie, dans ses premières expansions, a horreur de tout ce qui ressemble à un frein. Comme l’écolier échappé du lycée au premier jour, si longtemps attendu, des vacances, et fuyant jusqu’à la vue du maître d’étude, le peuple en cours d’émancipation ne peut tolérer ce qui le rappelle à la règle. Le juge lui représente tout un passé de châtimens et d’expiations. Dans sa jouissance de se sentir libre, la foule se croit affranchie de tout joug, elle rêve une liberté sans limites, une existence sans travail, et des ressources obtenues sans peine. Au milieu des chimères d’un âge d’or dont les flatteurs ne cessent à chaque révolution de dérouler le tableau, la vue du gendarme, le souvenir du juge, en ramenant le peuple aux sévères réalités de la vie, chasse tout d’un coup les illusions et produit sur son esprit de violentes et douloureuses secousses. Il voudrait en vain ressaisir ses rêves ; mais le tribunal est là, débout : c’est le bras vivant de cette société qu’on pensait réformer. Encore un mouvement, un geste, un cri, et on sera mené comme autrefois devant le juge ; la prison, la plus dure des réalités, est toujours prête à ouvrir ses portes. Il n’est aucune émeute en notre pays qui n’ait tenté de se jeter sur les prisons. Le juge est aussi odieux qu’elles, et comme nos révolutions ont appris à la foule qu’en certains temps elle pouvait devenir maîtresse des lois, comme le roman, le théâtre, et je ne sais quelle école historique digne de l’un et de l’autre, lui ont enseigné que l’ancien régime avait disparu par une suite de coups de théâtre, elle appelle de ses vœux quelque changement à vue qui, en abolissant la misère, supprime le crime, réhabilite le condamné et mette de côté le juge devenu inutile en ce nouvel Éden.

Ainsi les magistrats ont contre eux les appétits de ceux qui pensent devenir leurs collègues, et les passions aveugles de ceux qui veulent détruire l’institution. Entre ces deux groupes d’adversaires, il est facile d’apercevoir la tourbe des malheureux qu’en leur vie de hasard la main de la justice a marqués, puis derrière ces agens empressés à diffamer parce qu’ils pensent effacer, en chassant les juges, le stigmate qui les obsède, on voit encore les rangs pressés des plaideurs qui ont conservé une rancune secrète, et qui, las de maudire en vain leurs juges, ont pris le masque des théories radicales pour se venger d’un seul coup en renversant la justice. Tout ce que la société renferme d’ambitieux, de déclassés et de misérables se trouve de la sorte coalisé contre le juge et prêt à mêler ses passions et ses haines. Le développement des mœurs démocratiques, en excitant l’envie, en donnant à l’homme une très haute idée de lui-même, en exaltant l’individu, favorise en cela les préventions populaires. Les causes les plus diverses se rencontraient donc depuis 1871 pour préparer contre la magistrature les élémens d’un formidable assaut.

Malheureusement les événemens politiques sont venus affaiblir la défense et ont amené aux assaillans des forces inattendues. Depuis neuf ans, il s’est passé sous nos yeux un fait sans précédent. D’ordinaire chacune de nos révolutions est suivie d’une période de calme, pendant laquelle le principe du gouvernement demeure hors de conteste. La restauration, le gouvernement de juillet, l’empire, ont connu ces heures de détente où tout leur souriait et pendant lesquelles la société, qu’elle fût libre ou comprimée dans ses aspirations politiques, reprenait ses forces et se maintenait unie. Dès 1872, nous avons vu une partie du pays, la fraction la plus riche, celle qui se disait la plus influente, s’éloigner du gouvernement nouveau sous l’empire de profondes défiances et refuser de fonder une république libérale et conservatrice. L’année suivante, elle s’empara du pouvoir et réclama l’alliance de la magistrature pour arracher la France à la démocratie. Après avoir échoué une première fois devant la volonté du pays, cet effort fut renouvelé dans des conditions qui rendaient inévitable un second avortement. En quatre ans les libéraux, deux fois chassés des affaires par des coups imprévus, y revinrent portés par la volonté nationale. A chaque revanche, le mouvement était plus général, l’élan plus irrésistible. Quelques magistrats, complices de maladroites tentatives, compromirent à eux seuls l’institution tout entière.

Les luttes électorales sous le régime du suffrage universel, quand le pays est en guerre avec la hiérarchie des fonctionnaires, déposent des germes de discorde qu’une longue période ne suffit pas à éteindre. Les élections de 1876 et de 1877 ont enfanté des préjugés et des colères qui tendent à paralyser, sur toute l’étendue du territoire, l’action normale de l’autorité ; à côté des dépositaires locaux du pouvoir central, il s’est formé une hiérarchie de comités reliés entre eux et aboutissant au député, devenu non seulement le maître de l’arrondissement, mais le tout-puissant protecteur auquel parviennent les sollicitations comme les délations des électeurs. Malheur au tribunal qui, sur la réquisition de quelque imprudent substitut, a condamné un colporteur pendant la période du 16 mai ! Depuis trois ans, le colporteur est amnistié, et c’était justice, mais pour les juges, point d’amnistie ! Ce n’est pas assez que le parquet ait porté la peine de ses poursuites inconsidérées. Le député est devenu l’adversaire acharné du président et des deux juges : il les suivra dans leur carrière, à quelque extrémité du territoire qu’ils aient été envoyés ; s’il échoue dans ses sollicitations haineuses, il ameutera contre eux ses collègues des arrondissemens étrangers. Entre eux et lui, c’est un duel à mort. Aussi est-ce le député qui a imaginé de suspendre l’inamovibilité à la veille des élections pour donner cours à sa vengeance au moment le plus utile.

Aux périls dont la magistrature était assaillie s’est ajoutée depuis six mois une crise nouvelle. Les fameux décrets du 29 mars n’étaient dirigés que contre les religieux ; les événemens leur ont donné une double portée, et leurs auteurs ont bien vite compris qu’ils avaient en main un bélier qui pouvait du même coup enfoncer les portes des couvens et celles des prétoires. Les lois dont ils prétendaient user leur offraient deux voies à suivre : ou bien dresser des procès-verbaux de contravention et saisir partout la justice afin de faire juger la question de droit, ce qui, en toute nation civilisée, est la seule issue d’un conflit légal, — ou bien agir de haute lutte comme en pays conquis, en ne recourant qu’à la force, sans se soucier des tribunaux. Ils choisirent ce dernier parti. Dès les premiers jours de juillet, les religieux expulsés par la violence s’adressèrent à la justice de leur pays. L’empire, lui aussi, avait commis des actes de haute police pour lesquels il avait dénié tout recours : c’est d’alors que datait une jurisprudence contre laquelle tous les esprits libéraux avaient protesté. Le barreau se montra non moins ému de notre temps. Quelques noms avaient, il est vrai, changé de camp ; mais la masse demeura fidèle au droit violé. Quinze cents avocats, et à leur tête des jurisconsultes étrangers à la politique, tels que M. Demolombe et M. Rousse, soutinrent qu’en notre pays les lois ne consacraient pas plus au profit du gouvernement républicain qu’au profit de l’empire un pouvoir arbitraire, et les magistrats déclarèrent en plus de vingt tribunaux que nul ne pouvait enlever à leur compétence la connaissance des questions de propriété, de liberté individuelle et de sanction du domicile. Le tribunal de la Seine avait-il fait autre chose, au lendemain du coup d’état, quand il refusa d’incliner sa compétence devant un décret confisquant les biens patrimoniaux des princes d’Orléans ?

Ceux qui, tout jeunes, avaient applaudi avec tous les libéraux aux éloquentes protestations de Berryer réclamant pour le droit de propriété un prétoire et le droit, forum et jus, ont retrouvé leur émotion d’alors. Les tribunaux sont demeurés fermes dans la jurisprudence inaugurée en 1852, et cette persistance a été invoquée comme leur plus grand crime. De ce jour, ils ont mérité d’être traités sans plus de ménagemens qu’une simple congrégation.

Au milieu de l’excitation des esprits, un dernier ordre de faits a achevé de compromettre la magistrature. Le pouvoir avait projeté d’employer les parquets pour l’assister dans les actes de haute police qu’il méditait d’accomplir ; il aurait voulu recouvrir la violence du manteau du droit ; les premiers magistrats mis en réquisition par les préfets leur ont refusé tout appui. En adressant leurs démissions au garde des sceaux, ils protestaient contre la subordination des parquets mis aux ordres de l’administration préfectorale. Partout où leurs services furent réclamés sous une certaine forme, les magistrats se retirèrent. Leurs démissions furent traitées de rébellion. La chancellerie refusa de les mentionner à l’Officiel et affecta de révoquer les démissionnaires, afin de frapper de terreur ceux qui seraient tentés de les suivre, en usant vis-à-vis des premiers d’un châtiment jusque-là exemplaire. Sévérité vaine : les démissions redoublèrent. On suivrait à leur trace les actes de violence morale tentés en secret par les agens du pouvoir. Il faut avoir reçu la triste confidence des pressions exercées par les préfets et par les chefs de certains parquets pour comprendre toute l’étendue des motifs qui imposaient aux hommes de cœur une rupture avec une carrière qu’ils aimaient. Enfin, après ces négociations mystérieuses, l’expulsion était opérée. Que de parquets se démirent le jour où les lois se trouvaient violées dans l’arrondissement où ils étaient chargés d’en assurer la sanction ! L’exemple fut suivi avec un élan plus généreux que sage, et causa peut-être une joie un peu trop vive aux coureurs de places et aux amateurs d’épuration. Plus d’un procureur-général a dû être délivré d’un grave souci en recevant la démission d’un magistrat dont l’éloquence au service du droit eût retenti quelques jours après dans la province. Quoi qu’il en soit, ces considérations ne doivent pas nous faire oublier l’hommage rendu d’un bout à l’autre du territoire par de vrais magistrats, à l’indépendance de leurs fonctions, à la cause du droit et à la liberté de leur jugement et de leur conscience. Noble exemple de désintéressement, bien fait pour reposer des palinodies et des défaillances, et pour nous empêcher, malgré nos douleurs, de maudire le temps où nous vivons ! Ce refus de concours ne pouvait pas recevoir l’approbation publique des conseillers et des juges sans redoubler les colères dès hommes engagés dans la guerre anti-religieuse. Les projets de loi suspendant l’inamovibilité furent invoqués comme la suprême ressource destinée à châtier la magistrature. Les habiles insinuaient qu’il aurait fallu ne frapper les couvens qu’après avoir remanié les corps judiciaires. Les violens voulurent réparer cette faute de tactique, et annoncèrent que du moins ils agiraient vite. Les menaces se succédèrent, et de toutes parts les tribunaux se sentirent enveloppés dans un réseau de délations secrètes, pendant que l’institution elle-même était accablée d’un torrent d’injures proférées publiquement dans tous les discours politiques. C’est ainsi que s’annonçait la discussion de la loi sur la magistrature. À cette déclaration de guerre d’un parti tout entier se préparant à frapper l’organisation judiciaire, les tribunaux répondirent par des jugemens qui trahissaient leur indignation.

Ainsi la guerre est déclarée. Après des années d’escarmouches, de manœuvres menaçantes, de préparatifs alarmans, les radicaux, profitant de la faiblesse des ministères, ont jeté le masque. Ils méditent de suspendre l’inamovibilité dans l’année où la chambre sera renouvelée, afin de former des tribunaux plus propres aux besognes inavouables de la période électorale. Ils méditent de chasser tous ceux qui ne se courbent pas devant eux et de les remplacer par leurs créatures. Ils méditent de mettre au service du » peuple une légion de juristes prêts à forger à son usage toutes les théories de la servitude et à se faire les défenseurs de la toute-puissance populaire, le plus corrupteur de tous les despotismes. Nous connaissons leur langage. Nous n’avons pas eu la peine de le lire dans l’histoire. Il nous semble qu’il frappe encore nos oreilles. L’état, ses droits, son autorité suprême, ses mesures de haute police, sa compétence universelle et exclusive, la nécessité de fortifier le pouvoir contre les menées des anciens partis, contre ces mécontens dont la parole incorrigible ne résonne pas à l’unisson dans le concert de satisfaction générale, tel sera le vocabulaire à l’usage des nouveaux magistrats devenus les soldats d’une cause et non les libres serviteurs de leur conscience et du droit. Nous entendons autrement la mission du juge, nous avons un autre idéal, et c’est ce qui nous a mis la plume à la main.


I

Le problème est complexe : pour connaître les destinées de la magistrature, il faut savoir ce qu’elle a été parmi nous, le rôle qu’elle a joué depuis la révolution française sur cette scène troublée où elle a été successivement le jouet des démagogues et des despotes, où elle a acquis et perdu tour à tour sa dignité, selon que la statue de la liberté était visible ou voilée, où elle a survécu aux trônes qui s’écroulaient autour d’elle et vu les transformations d’une société qu’anime un esprit nouveau et que poussent des forces jadis inconnues. Cette étude des maux qu’elle a soufferts doit être féconde en leçons. Mais il ne faut pas que nos annales soient seules à nous fournir leurs enseignemens. Si l’étude de l’histoire est une course dans le passé, l’étude des institutions contemporaines chez les peuples étrangers est souvent un voyage vers l’avenir. Le progrès de la démocratie n’est pas un fait particulier à la France : partout où l’activité de l’homme se déploie, son influence sur le gouvernement s’accroît en une égale mesure, Or la science, en multipliant dans des proportions infinies la puissance de l’homme, a contribué à développer partout son action. Il n’est pas un pays du monde qui échappe à ce flot montant des institutions populaires. Il est à propos de voir à la lumière de l’expérience comment les démocraties ont traité la magistrature, quelles luttes, quelles difficultés se sont produites, à l’aide de quelles solutions les peuples les plus avisés en ont triomphé, pourquoi d’autres ont échoué et comment il faut concilier les institutions judiciaires, dont la civilisation ne peut se passer, avec une évolution sociale qu’il n’est pas au pouvoir de l’homme de suspendre. A l’aide de ces données, avec le double enseignement de nos propres expériences et de celles des autres nations, nous pourrons peut-être sembler moins téméraires en reportant les regards sur nous-mêmes, vers un édifice qui a subi l’épreuve du temps, qui a résisté aux orages, dont l’architecture mérite tous nos respects, car il a abrité nos pères et est plein de leurs souvenirs, mais qui doit être accommodé aux besoins nouveaux, mis en harmonie avec les mœurs d’une société qui a tout simplifié, tout accéléré, qui a supprimé la distance, multiplié le temps, changé les conditions de la vie, et qui veut enfin améliorer l’organisation judiciaire. Ainsi, l’exemple d’un passé récent et l’expérience d’autrui nous aideront peut-être à séparer plus aisément ce qui est pratique et souhaitable des utopies dangereuses qui porteraient le désordre dans la justice et qui sont, à n’en pas douter, l’avant-garde de l’esprit révolutionnaire.

De l’organisation judiciaire en France avant 1789 nous ne voulons rien dire. Nous ne pouvons ici même traiter ce grand sujet, ni en faire un tableau en raccourci ; nous n’écrivons pas pour ceux qui en ignorent les traits généraux. Parler en une page des parlemens, des justices inférieures royales ou seigneuriales, serait aussi inutile que de prétendre expliquer en quelques lignes la situation des juges vers la fin de l’ancien régime. Il suffit de rappeler que la vénalité était le principe général appliqué à tous les sièges, que le magistrat, acquéreur de sa charge, avait à se faire pourvoir de lettres de provision royales qui constituaient une pure formalité et qu’il était reçu par sa compagnie sans qu’un examen souvent réclamé, et par momens établi, lui fût imposé ; mais s’il était admis sans contrôle sérieux, aussitôt qu’il avait commencé d’exercer ses fonctions, il était entouré des plus solides garanties ; la charge ne pouvait devenir vacante, sa vie durant, que par une résignation volontaire ou par forfaiture préalablement jugée. La royauté n’avait aucune action sur le magistrat. On a souvent répété que ce système contraire à toute raison avait produit des résultats surprenans. En tous cas, il est certain qu’il vécut trois siècles, qu’il traversa des temps d’odieuse corruption en formant une magistrature qui fut l’exemple des bonnes mœurs, qui personnifia l’horreur de la domination étrangère, l’indépendance de la couronne, qui sut être modérée entre des partis violens, ferme et sage quand l’état était mené à sa ruine par des intrigans et des fous. Mais l’esprit de corps trop vivement excité devient aisément l’esprit de caste : l’indépendance se transforme en égoïsme. L’institution qui vit sur elle-même s’épuise. Les parlemens, à force de penser à leur intérêt, perdirent peu à peu leur crédit, leur horizon se rétrécit ; à mesure que la nation attendait davantage de leur initiative, ils s’attachèrent plus vivement à leurs privilèges ; au moment où ils se croyaient le plus populaires, ils disparurent en ne laissant à la royauté que la crainte de voir renaître les empiétemens d’une opposition taquine, au peuple que le désir d’une justice plus simple, plus rapprochée et plus économique.

Les cahiers des états-généraux contenaient les mêmes vœux d’une extrémité à l’autre de la France. Les juridictions trop nombreuses et mal réparties, la confusion et les conflits de compétences, excitaient les doléances qui reparaissaient sous toutes les formes et qui témoignaient d’un impérieux besoin d’unité. D’un si grand accord devait sortir une prompte étude. Un instant, l’assemblée constituante put croire, en entendant Bergasse, le 17 août 1789, qu’elle avait trouvé et allait créer d’un coup de baguette l’organisation judiciaire qui convenait à la France issue de la révolution. Mais la Providence ne dispense pas les hommes de l’effort, et l’enfantement de nos institutions devait coûter d’autres douleurs. Il fallait dix années de troubles pour que le plan large et symétrique proposé par Bergasse prévalût : justice indépendante, n’étant la propriété ni du seigneur ni du juge, tribunaux rapprochés du peuple, défense aux magistrats d’empiéter sur les autres pouvoirs, publicité de l’audience, création de trois degrés de juridiction, des juges de paix répandus dans les campagnes, un tribunal par district, une cour supérieure par province, des magistrats inamovibles et nommés par le roi sur une liste de trois candidats présentés par les assemblées provinciales, tels étaient les principes, alors nouveaux, proclamés trois mois après la réunion des états-généraux et qui semblent aujourd’hui l’écho presque banal d’une vérité démontrée. Ce projet, qui nous offre la pensée de la nation dans ce qu’elle avait de plus pur, fut battu en brèche par ceux qui voulaient tirer des événemens toutes leurs conséquences. Ce serait écrire une page de l’histoire de la révolution, et ce ne serait ni la moins neuve, ni la moins intéressante, que de tracer le résumé des mémorables débats qui s’engagèrent sur l’ordre judiciaire. Dès le commencement de 1790, Thouret proposait, au nom du comité de constitution, le choix de deux candidats par tous les électeurs du district ; bientôt cette dernière concession ne suffisait plus et, après une discussion que personnifient les noms de Cazalès, de Barnave et de Mirabeau, l’élection directe des juges était votée par 503 voix contre 450.

Ces discussions solennelles, dont le temps, après un siècle, n’a pas affaibli l’éclat, aboutirent à une organisation judiciaire dans laquelle figuraient les juges de paix, les tribunaux de district, le jury criminel et le tribunal de cassation, mais d’où étaient exclues les juridictions d’appel, les recours étant jugés par les tribunaux de districts exerçant sur eux-mêmes une révision mutuelle. Ce fut dans l’hiver de 1790 à 1791 que fut mis en mouvement le système électif qui viciait si profondément la nouvelle organisation. Les assemblées primaires composées de tous les citoyens actifs âgés de 25 ans, domiciliés depuis un an dans le canton, et payant une contribution directe de la valeur de trois journées de travail, élurent leurs juges de paix ; elles choisirent en outre, à raison d’un pour cent citoyens actifs, l’électeur du second degré parmi ceux qui payaient une contribution égale à dix journées de travail. C’était la centième partie des citoyens qui nommait les juges. Dans le plus grand nombre des départemens, les élections furent compromises par l’indifférence ou par la passion, d’où sortirent des incapables ou des violens. On se tenait pour heureux quand le juge n’était que médiocre. A Paris, où les ardeurs politiques étaient si intenses, sur 90,000 citoyens actifs il n’en vint que 18,000, mais c’étaient les plus honnêtes bourgeois de la ville. ils désignèrent 900 électeurs du second degré. Au lendemain de la fédération, les violences populaires n’avaient pas encore aigri les cœurs. La première élection fut faite avec l’entraînement naïf des enthousiasmes de 1789. L’élite des électeurs de Paris, choisissant l’élite des jurisconsultes, envoya au tribunal des membres du parlement, du conseil d’état et des avocats tels que Tronchet, Target, Treilhard et Duport. Aussi ne tardèrent-ils pas à devenir suspects. Ils ne siégeaient pas depuis un an que les orateurs populaires demandaient le renouvellement du tribunal. C’est le vice de l’élection des juges que la durée la plus brève du mandat paraît toujours trop longue à la foule des justiciables impatiens de changer les hommes et d’exercer ses vengeances. En peu de jours, les conditions de l’électorat furent supprimées, les faillis, les insolvables, les étrangers même devinrent électeurs, et les tribunaux furent dissous. Élus en janvier, installés en avril 1793, les nouveaux magistrats désignés par les sections furent aussi médiocres qu’obscurs. A côté de quelques hommes de loi, on rencontre les professions manuelles les plus diverses. Deux mois après, les plus ardens réclamaient des scrutins épuratoires. Le gouvernement révolutionnaire était installé, et la convention, cessant de recourir aux élections, se chargeait de pourvoir aux vacances. Après la chute de Robespierre, le tribunal renouvelé vit rentrer dans son sein quelques lumières, puis la constitution de l’an ni ramena le régime électoral de 1791.

La réaction contre la terreur fut si vive que les élections de 1797 remplirent les tribunaux de royalistes. Le coup d’état de fructidor se hâta de les en éloigner, suspendit l’élection et confia de nouveau le choix des juges au gouvernement, qui peupla dès lors les tribunaux de ses créatures, singulier mélange de révolutionnaires calmés et de royalistes dissimulant leurs espérances. Cependant la justice cherchait à reprendre son cours régulier. Le 18 brumaire seconda cet effort en rétablissant à tous les degrés cet ordre dans les esprits et dans les institutions que la France, lasse de l’anarchie, ne croit jamais acheter trop cher au prix de sa liberté. Avec la constitution de l’an vin et la loi organique qui la suivit, les corps judiciaires furent constitués. Juges de paix en chaque canton, tribunal de première instance en chaque arrondissement, tribunaux d’appel au nombre de vingt-neuf et au sommet tribunal de cassation, telle était la hiérarchie régulière créée au commencement du siècle. Les mensonges d’une élection judiciaire soumise aux fluctuations politiques furent écartés : ce qui avait pu réussir, au souffle de 89, n’avait cessé depuis de donner des juges animés de l’esprit de faction, tantôt dévoués à la terreur, tantôt aux ennemis de la révolution. Après trois expériences, les partis étaient fatigués de l’élection. Néanmoins le premier consul la conserva pour les juges de paix, afin de ne pas heurter les révolutionnaires. Les résultats en étaient déplorables : « Les juges de paix sont en général mauvais, » assurait Fourcroy, envoyé en mission dans l’Ouest. « Ils abusent de leur nomination par le peuple. » — « Ils sont très mauvais, écrivait du Midi un autre conseiller d’état. Des villes telles qu’Aix ou Marseille, où il eût été si facile de faire de bons choix, ont pour juges de paix de simples ouvriers qui sont sans lumières et sans considération. » Aussi, lorsque le général Bonaparte devint consul à vie prescrivit-il que l’assemblée primaire présenterait deux candidats à son agrément.

En réorganisant la magistrature, la Constitution de l’an VIII n’avait pas manqué de proclamer le principe de l’inamovibilité, mais il est de l’essence des pouvoirs absolus de ne pouvoir s’en accommoder longtemps. La sécurité des juges était complète en 1807, lorsque l’empereur ordonna une épuration générale des cours et tribunaux. Une commission de six sénateurs fut chargée d’examiner les dossiers, et la nomination de plus de soixante magistrats fut révoquée. Pour l’avenir, portait le sénatus-consulte, « les provisions qui instituaient les juges à vie ne seraient délivrées qu’après cinq années d’exercice de leurs fonction », si l’empereur reconnaissait qu’ils méritent d’être maintenus dans leurs places. » Trois ans après, sous le prétexte de rendre aux cours impériales un peu de l’éclat des parlemens, une nouvelle et plus large épuration fut faite. Quinze magistrats furent écartés dans la seule cour de Paris. Ainsi, deux éliminations arbitraires à trois années d’intervalle, l’inamovibilité promise comme récompense individuelle, telle était la situation précaire des magistrats, lors de l’installation de 1810.


II

Bouleversée par la révolution, façonnée par l’empire, qui l’avait brisée et refaite à sa fantaisie, la magistrature était composée, en 1811, des élémens les plus dissemblables. On comptait dans son sein quelques-uns des rédacteurs du code, qui consacraient leur vie à l’interprétation des lois qu’ils avaient eu l’honneur d’écrire, d’anciens membres de la convention appliquant autant de soin à se faire oublier qu’ils en avaient mis à se faire craindre, des jurisconsultes de l’ancien régime acceptant sincèrement la nouvelle législation, apportant leurs lumières dans les questions encore nombreuses qui devaient être tranchées par les règles du droit coutumier combinées avec les principes du code, enfin des jurisconsultes d’origine étrangère amenés à Paris par droit de conquête, siégeaient auprès des Français, éclairant de leur intelligence le conflit des droits mêlés par la guerre. L’application régulière à un travail commun avait rapproché sans les fondre ces élémens divers. Les maux de la guerre, en s’amoncelant sur la France, achevaient d’unir les sentimens. La conscription avait porté l’exaspération dans le sein de toutes les familles. La magistrature, naturellement ennemie des armes, aspirait plus qu’aucune autre classe de la nation au rétablissement de la paix. L’arrivée subite des Bourbons sembla une délivrance, elle n’hésita pas à saluer le pouvoir nouveau. La cour de cassation donna l’exemple. Dans la matinée du 3 avril, trente-cinq de ses membres (sur 51) rédigèrent une adresse dans laquelle la cour, ne se bornant pas à adhérer à la déchéance votée par le sénat et annoncée depuis la veille, a exprimait l’espoir que la France trouverait enfin le repos à l’ombre de ce sceptre antique et révéré qui, pendant huit siècles, avait si glorieusement gouverné la France. » Le Moniteur du 4 enregistrait ce document, le premier qui contînt dans la feuille officielle une allusion à la maison de Bourbon.

L’impulsion était donnée ; le lendemain, le procureur-général et plusieurs retardataires adhéraient publiquement. La cour de Paris, dans un arrêté portant le nom de Séguier, invoquait les lois fondamentales et appelait au trône le descendant de saint Louis, pendant que le tribunal de la Seine proclamait son adhésion et ses vœux. A l’heure où les magistrats agissaient, Paris ne connaissait pas la défection du Marmont. Les trois compagnies judiciaires qui s’assemblèrent au palais de justice de Paris cédaient donc à la fois à la lassitude générale et à un sentiment qui leur était propre.

Ce qui confond au récit des actes, à la lecture des harangues de ces premiers jours, c’est l’unanimité de compagnies, dans lesquelles des procureurs-généraux, tels que Merlin, des conseillers et des avocats-généraux qui, à la convention, avaient voté la mort du roi, s’empressaient d’acclamer le frère de Louis XVI. Le mouvement fut tel que le Moniteur n’eut à enregistrer ni démission ni révocation. Les gens des parquets demeurèrent tous à leur poste. Les hommes sages qui conservaient l’esprit libre au milieu de ce bouleversement n’étaient pas sans appréhensions en se demandant ce qu’allait devenir l’institution de la justice impériale, si différente des anciens corps judiciaires. Où s’arrêterait-on dans ce retour vers le passé dont les plus ardens donnaient le signal ? Les esprits politiques qui conduisaient les événemens avaient senti le péril et tenté dès le premier jour de le conjurer. En précipitant la rédaction en quelques heures d’une constitution parlementaire instituant une monarchie contractuelle, M. de Talleyrand avait pris dans l’ordie politique les seules précautions que permissent nos défaites. Quel que fut le sort éphémère de cette constitution, elle servait de plan, posnitdes bases et formulait en réalité les conditions auxquelles la société française issue de la révolution et de l’empire acceptait la restauration de l’ancienne monarchie. A côté de l’affirmation alors utile que « nul ne pouvait être distrait de ses juges naturels, » la constitution stipulait des garanties sérieuses ; le jury et la publicité des débats criminels étaient conservés, la confiscation abolie (art. 17), les cours et tiibunaux ordinaires étaient déclarés à vie et inamovibles, les commissions et tribunaux extraordinaires étaient supprimés et ne pouvaient être rétablis (art. 18). Enfin, pour consacrer l’indépendance judiciaire et lui donner une sanction, toutes les juridictions étaient investies du droit de proposer au roi trois candidats pour chaque place vacante dans leur sein ; le roi devait choisir l’un des trois ; il était libre de nommer sans condition le premier président et les membres du ministère public (art. 19).

La charte « octroyée » de 1814 ne fut donnée qu’un mois plus tard. Elle contenait des restrictions qui apparaissent en rapprochant les deux textes. Assurément l’esprit modéré du nouveau roi était fait pour comprendre M. de Talleyrand ; mais, autour de lui, ses amis, dès les premiers pas qu’ils avaient faits sur le sol de la France, avaient marché de surprise en surprise. Rien ne les étonnait davantage que cette hiérarchie symétrique de tribunaux régulièrement superposés et portant sur toute l’étendue du royaume des noms semblables qui ne rappelaient ni les parlemens, ni les bailliages, ni les justices diverses dont le mélange pour nous si confus semblait à leurs yeux plus simple que ces innovations, images partout blessantes d’une révolution détestée. Ils ne se laissaient pas fléchir par le spectacle étrange que donnait de toutes parts la soumission des corps judiciaires ; comme ils poursuivaient une résurrection complète du passé, ils introduisirent dans le texte tout ce qui pouvait la faciliter sans blesser trop ouvertement la récente fidélité des magistrats.

« Les juges nommés par le roi, portait l’article 58, sont inamovibles. » C’était annoncer que la restauration allait être suivie d’une investiture nouvelle qui donnerait seule aux magistrats leur caractère indélébile. On avait jugé inutile de proclamer l’indépendance du pouvoir judiciaire ; on y avait substitué l’affirmation que toute justice émane du roi. Les cours et les tribunaux ordinaires étaient maintenus ; mais, en déclarant qu’il n’y serait rien changé qu’en vertu d’une loi, on accordait une garantie doublée d’une réserve. L’interdiction de créer des commissions et tribunaux extraordinaires était suivie de l’indication, que sous cette dénomination n’étaient pas comprises les juridictions prévôtales si leur rétablissement était nécessaire. Le jury était conservé, tout en laissant entendre « qu’une plus longue expérience » pourrait le faire modifier. Enfin, la présentation par les compagnies judiciaires de candidats soumis à l’agrément du roi n’étaii pas accordée par la charte.

En résumé, si le pouvoir nouveau consentait à maintenir l’organisation judiciaire telle que l’avait créée l’empire, il avouait par une série de réticences habiles la secrète pensée d’en modifier l’esprit et d’en épurer le personnel.

À ces indices fâcheux vinrent se joindre d’autres causes d’alarme. Le bruit se répandit que des enquêtes étaient suivies secrètement sur le passé des magistrats, sur leurs opinions, sur celles de leurs proches ; aucun juge, aucun membre du ministère public n’était atteint, mais tous étaient menacés, et la sécurité n’était réservée qu’aux royalistes qui avaient fait montre de leur dévoûment. On ajoutait que les institutions judiciaires allaient être profondément modifiées. La chambre des députés, qui avait pris dès la chute de l’empire le sentiment de ses devoirs, se fit bientôt l’écho de ces inquiétudes. Le 25 août, M. Dumolard proposait de supplier le roi par une adresse d’accorder sans délai aux juges du royaume l’inamovibilité promise par la charte. Il rappelait que le salutaire principe de l’inamovibilité n’était pas une de ces idées vagues que l’on publie, puis que l’on ajourne. « Il nous faut, sans suspension et sans retard, s’écriait-il, des juges inamovibles par le même motif qu’il nous faut un roi inviolable, une chambre des pairs, une chambre des députés. » C’est à la « presque unanimité, » constate le Moniteur, que furent votés la prise en considération, l’impression et le renvoi aux bureaux de la proposition d’adresse (30 août 1814).

Le ministère ne pouvait conserver de doute sur l’issue du débat qui s’engagerait après l’examen des bureaux. La plupart des ministres partageaient d’ailleurs les convictions de la chambre. Malheureusement M. Dambray, dont l’autorité comme chancelier était prépondérante, avait des arrière-pensées d’une tout autre nature, et, auprès de l’abbé de Montesquiou comme autour des princes, s’agitaient les émigrés, moins ardens à réclamer des places pour eux-mêmes que résolus à poursuivre de leur haine les institutions nées de la révolution et à torturer le sens de la charte jusqu’à ce qu’ils eussent anéanti tout ce qu’elle n’avait pas expressément sauvé. Comme il fallait ne pas se laisser gagner de vitesse par la chambre, les partisans de l’ancien régime se hâtèrent d’examiner les divers projets de réforme judiciaire. On pensa d’abord à supprimer la cour de cassation et à rétablir sous le nom de grand conseil un corps qui, réunissant le conseil d’état et la cour suprême, eût fait ressusciter l’ancien conseil du roi. Puis on se demanda si, en maintenant l’institution des cours royales, elles ne pourraient pas être rehaussées par des privilèges qui leur rendraient l’éclat des parlemens, sans leur menaçante influence. Il n’est pas jusqu’aux justices de paix dont on ne pensa à modifier le caractère en les soumettant à l’autorité des grands propriétaires, qui auraient retrouvé dans les institutions nouvelles l’ombre des justices seigneuriales. Mais Louis XVIII prenait au sérieux sa promesse de ne rien changer à l’organisation établie, et d’ailleurs son esprit mesuré goûtait peu ces bouleversemens. Aussi ajournait-il les projets successivement élaborés par le chancelier. Au milieu de ces tiraillemens le temps fuyait, et la date habituelle de la rentrée judiciaire s’était écoulée sans que l’institution attendue eût été donnée. Les tribunaux commençaient à murmurer : on faisait remarquer que partout en France la justice était rendue par des juges amovibles. Ainsi la restauration, en ne sachant se décider en aucune question, montrait cette impuissance qui multipliait les mécontens et préparait de nouvelles catastrophes.

Les députés perdaient patience ; ils allaient voter l’adresse proposée par M. Dumolard, lorsque, le 21 novembre, l’abbé de Montesquiou apporta à la chambre un projet qui, au travers de mesures sages, laissait deviner quelques-unes des pensées secrètes du ministère. Réduire de douze membres la cour de cassation, dont la compétence territoriale était restreinte comme la France elle-même, n’avait rien qui dût surprendre, mais, au lieu d’opérer par voie d’extinction, on laissait entendre qu’on choisirait les membres à exclure, faisant ainsi peser sur toute la magistrature, après six mois d’inaction, la menace contenue dans la charte. Enfin le chancelier, par un retour à l’ancien droit, pouvait présider les chambres de la cour de cassation. Ce projet, habilement rédigé, donna lieu à une discussion qui révéla bientôt la pensée qui l’avait inspiré.

Le remarquable rapport de M. Flaugergues, lu à la chambre le 17 décembre, dévoilait dès le début les passions rétrogrades qu’il s’agissait de combattre : « Ce fut, osait-il dire, une grande folie, en 1790, de croire que, pendant les siècles qui venaient de s’écouler, nos aïeux n’avaient rien imaginé de bon et qu’il fallait tout détruire. C’est une folie pareille, en 1814, de croire que, pendant les siècles d’efforts et d’événemens accumulés dans les cinq derniers lustres, nous n’avons plus rien inventé de meilleur, et qu’il faut rétablir tout ce qui existait avant la révolution. ». La leçon était sévère et présageait la fermeté du rapport. Sur le principe même de la loi, il n’élevait aucune critique. Avec la diminution de territoire, les travaux de la cour de cassation se restreignaient. Le rapporteur allait jusqu’à concéder que le choix royal devait présider à la réduction, pourvu que l’institution ne fût plus ajournée ; la France attendait impatiemment le moment où, par l’inamovibilité, elle jouirait enfin de l’indépendance de ses juges. Il fallait se souvenir que « Bonaparte la promettait sans cesse et que sans cesse Bonaparte la refusait. » M. Flaugergues ne se bornait pas à tirer une leçon de ce souvenir : il rappelait que le conseil des parties détruit en 1790, avait semblé servir de modèle au ministère, A la cour de cassation, qui se sentait menacée, dans la presse, dans les brochures, on répétait que la cour suprême n’était plus., dans la pensée des ministres, qu’une section du conseil du roi et que le projet tout entier n’était que l’avant-coureur de mesures tendant à détruire nos institutions civiles.

La discussion répondit dignement à l’émotion publique. Les partisans de la loi s’efforcèrent d’amoindrir la portée du projet ministériel, mais leurs violentes attaques contre le rapporteur trahissaient leurs desseins ; les souvenirs du conseil du roi, si décrié que nul ne prit sa défense, et par-dessus tout l’immixtion du chancelier dans l’administration de la justice, donnèrent lieu aux plus vives critiques. À l’affirmation qu’il était permis au roi de juger ou de déléguer à qui bon lui semblait la justice, que le chancelier nommé par une ordonnance antérieure à la rentrée de Louis XVIII à Paris possédait un pouvoir supérieur à la charte, autorité qu’il tenait de la tradition monarchique, M. Flaugergues et ses collègues n’avaient pas de peine à répondre que la justice, émanant du roi, ne pouvait être sans despotisme exercée par lui, que le chancelier ne tirait de sa charge d’autre pouvoir que ceux conférés par la charte, au-dessus de laquelle nul ne pouvait se prétendre. Il est aisé de concevoir, sans qu’il soit besoin d’insister, quelle devait être l’indignation, non-seulement d’esprits libéraux ; mais d’hommes honnêtes et de bon sens contre un système qui, par la plus étrange confusion des pouvoirs, faisait du chancelier, du chef révocable de la magistrature, personnage chargé temporairement d’une fonction politique, le président d’un tribunal suprême, souverain juge des compétences et du droit[1].

La majorité ne permit pas au chancelier de devenir le premier président amovible de la cour de cassation. Quant à la réduction de la cour de cassation, elle fut accordée sans difficulté. Restreinte à ces termes, la loi aurait dû être portée sur-le-champ à la chambre des pairs, si le cabinet avait eu en réalité pour objet défaire réduire le chiffre exagéré des magistrats. Il préféra trahir ses vues secrètes en laissant tomber un projet qui, dépouillé de certains articles, perdait tout intérêt à ses yeux.

Il n’y avait plus de raison d’ajourner l’investiture. Le 15 février, on se décida enfin à publier la liste de la cour de cassation : M. de Sèze, le seul survivant des défenseurs de Louis XVI, remplaçait le premier président Muraire, mis à la retraite. Huit conseillers, dont quatre régicides, étaient exclus. Merlin était écarté. La cour de cassation achetait au prix de ces épurations la garantie définitive d’une inamovibilité qu’elle n’a plus perdue. Le 4 mars, la cour des comptes recevait l’investiture dans une séance solennelle, et le chancelier déclarait que le roi n’avait eu aucun changement à faire dans la composition d’une cour dont tous les magistrats étaient dignes de « recevoir le sceau de l’inamovibilité. »

A l’heure même où, sous les voûtes du palais de justice, le chancelier Dambray recevait paisiblement le serment des membres de la cour des comptes et écoutait les harangues des magistrats que l’empire avait nommés et qui n’avaient pas assez d’objurgations pour le maudire, Napoléon était depuis trois jours sur le sol de la France. Pour le succès de sa téméraire entreprise, il était attentif à se servir de toutes les causes de mécontentement soulevées par les Bourbons. Dès ses premiers pas, il trouva la magistrature si blessée des hésitations malveillantes du gouvernement, les doléances des cours de Grenoble et de Lyon furent si vives qu’il voulut leur donner satisfaction par le premier décret impérial qu’il signa à Lyon, le 13 mars. « Considérant, dit-il, que par les constitutions de l’empire les membres de l’ordre judiciaire sont inamovibles, il est décrété que tous les changemens arbitraires opérés dans les cours et tribunaux sont non avenus. » Telles avaient été les incroyables maladresses de la restauration qu’avec les intentions les plus droites, la résolution la plus ferme de donner aux justiciables et aux juges des garanties d’impartialité que n’avait jamais connues le despotisme, elle permettait après onze mois de pouvoir à l’auteur des décrets de 1807 et de 1810 de se dire le protecteur de l’inamovibilité. Il est vrai que, dès le lendemain de son arrivée à Paris, il révoquait le premier président Séguier et le président Try, donnant ainsi un démenti au décret de Lyon. Les destitutions ne suffisaient même pas : comme un conseiller à la cour de Paris, alors obscur, M. Decazes, avait refusé de se joindre aux félicitations officielles, il reçut un ordre d’exil.

Les adresses des cours impériales se succédèrent ; mais par une nouveauté qui devait surprendre les oreilles du maître, les magistrats acclamaient non-seulement l’indépendance nationale, mais, fidèles échos des convictions de la bourgeoisie française, ils appelaient de leurs vœux les libertés publiques, et l’établissement des garanties constitutionnelles.

L’acte additionnel aux constitutions de l’empire, en déclarant que les juges étaient inamovibles et à vie dès l’instant de leur nomination, ajournait encore pour les juges en exercice le bénéfice de l’inamovibilité jusqu’à la collation des provisions, qui devait avoir lieu avant le 1er janvier 1816. Ainsi, ni l’empereur, ni la restauration ne se résignaient à abandonner leurs droits en mettant le sceau à l’inamovibilité. Dans la nouvelle chambre des représentans, beaucoup de magistrats furent élus : à part quelques exceptions, les représentans sortis de la magistrature pour siéger à la chambre n’étaient ni des courtisans de l’empereur, ni de chauds partisans des Bourbons : ils n’avaient de passion profonde que pour le rétablissement d’une paix qui garantirait l’indépendance nationale et les institutions civiles de la France nouvelle.

Avec la fin du règne éphémère des cent-jours reparurent les projets de constitution. Celui de M. Lanjuinais reproduisait à l’égard du pouvoir judiciaire les formules de la charte, en n’y introduisant qu’une précaution relative à un délai de trois mois dans lequel devait être conférée aux magistrats cette inamovibilité qu’on avait pris l’habitude de promettre sans jamais la donner. Tel était sur ce point le sentiment public que, le 5 juillet, quand la chambre des représentans, alarmée du retour des Bourbons, voulant à tout prix prévenir les périls d’une restauration sans conditions, fit une sorte de déclaration des droits dans laquelle elle énumérait la suite des garanties qu’un prince, avant de monter sur le trône de France, devait, par un contrat solennel, jurer d’observer, elle inscrivait dans ce pacte constitutionnel le principe de l’inamovibilité des juges.

Ces projets ne laissèrent point de traces : quelques heures plus tard, Louis XVIII rentrait aux Tuileries. Il ne s’agissait plus désormais que de savoir si les Bourbons auraient tiré de l’étonnante aventure des cent-jours une leçon, ou s’ils montreraient la même incapacité de gouverner. Leurs premiers actes furent modérés. Dans le cabinet présidé par M. de Talleyrand, les sceaux étaient confiés à celui qui, de tous les hommes politiques d’alors, joignait en sa personne le plus de qualités diverses, au plus jeune des survivans de l’ancien parlement, au brillant conseiller d’état de l’empire, à M. Pasquier, qui, après s’être rallié à la première restauration, avait refusé de servir pendant les cent-jours et su résister à toutes les séductions de l’empereur. Par la modération de son esprit et le respect en quelque sorte héréditaire qu’il professait pour la justice, M. Pasquier était plus capable qu’aucun autre de conférer rapidement l’investiture qui devait être enfin le point de départ de l’inamovibilité en notre pays. Le 18 septembre, la cour de Paris fut instituée avec un certain éclat. Si la chute du ministère Talleyrand l’empêcha de continuer lui-même cette œuvre de reconstitution, M. Barbé-Marbois, son successeur dans le cabinet présidé par le duc de Richelieu, s’y voua en cherchant à atteindre le même but. Le tribunal de la Seine et la cour de Lyon reçurent l’institution le 15 et le 25 octobre. Cinq juges à Paris, six conseillers à Lyon étaient écartés ou admis à la retraite. L’exclusion frappait environ un cinquième dans chaque compagnie. C’était trop à nos yeux, mais trop peu au gré des passions de ce temps.

Depuis quelques jours à peine était assemblée la nouvelle chambre que Louis XVIII avait qualifiée dans un mouvement de joie malicieuse et que l’histoire devait nommer après lui « la chambre introuvable. » Élus dans un accès d’enthousiasme royaliste, les députés apportaient dans leurs cœurs les sentimens les moins politiques : la colère et le désir de la vengeance. A leurs yeux, la charte était une concession arrachée à la faiblesse, le retour triomphant de l’île d’Elbe une conspiration que la tolérance du roi avait soufferte, et qui du moins devait éclairer les vrais amis de la monarchie sur la nécessité de renoncer aux demi-mesures et aux pardons. Il avait suffi des élections pour faire tomber du pouvoir les Talleyrand, les Gouvion-Saint-Cyr et les Pasquier ; ce n’était, à les entendre, qu’un premier pas : il fallait chasser tous ceux qui avaient servi l’usurpateur. Une épuration sévère, portant sur toutes les administrations, était le premier devoir que rassemblée eût la mission d’imposer à la clémence un peu débonnaire du roi. On venait de voir des exemples de sa faiblesse. Non-seulement on n’avait pas remanié la cour de cassation, qui avait salué, au lendemain même de l’investiture royale, l’usurpation du 20 mars, mais l’institution venait d’être accordée à la cour de Paris et par le nouveau ministère au tribunal de la Seine et à la cour de Lyon, sans que des membres indignes, couverts par la possession, en eussent été chassés. Ce n’était point seulement une faiblesse, c’était un défi. La chambre devait le relever.

Telles étaient les pensées qui agitaient la majorité des députés et dont M. Hyde de Neuville se fit l’organe ; il annonça, dès le 23 octobre, qu’il comptait user de son initiative pour demander la réduction des tribunaux. Sa proposition, développée à la tribune le 3 novembre, avait au fond une tout autre portée. La diminution du nombre des magistrats n’était, alors comme aujourd’hui, qu’un prétexte, l’épuration poursuivie par un parti politique au profit de ses passions était le but. Le cabinet ne pouvait s’y tromper ; il était résolu à ne point devenir l’instrument des vengeances et se prépara à résister.

M. Hyde de Neuville avait proposé de réduire les cours royales d’un tiers et les tribunaux de moitié. Il soutenait qu’en 1789, pour remédier à la trop grande étendue du ressort des parlement qui donnait lieu à des « abus peu importans, » on s’était précipité dans un excès contraire ; qu’on avait multiplié les sièges pour donner satisfaction à la « manie des places, » qui est un des maux inséparables de la tyrannie. La seconde partie de la proposition portait que « Sa Majesté serait suppliée de suspendre pour une année l’institution royale des juges qui doivent composer définitivement les tribunaux. » M. Hyde de Neuville reconnaissait ce qu’avait de délicat une résolution qui était au fond un acte de défiance contre M. Pasquier et M. Barbé-Marbois ; « mais le roi ne pouvait ignorer que tous les bons esprits en France étaient effrayés de voir accorder avec précipitation, d’avoir vu donner (il fallait avoir le courage de le dire) l’institution royale à des hommes indignes qui avaient profité d’une méprise. » L’auteur de la proposition ne voulait pas aller chercher ses exemples dans les actes accomplis par Bonaparte, mais nul n’ignorait qu’il avait suspendu l’inamovibilité pendant cinq ans. N’était-ce pas quand les passions étaient en mouvement qu’il fallait demander au temps le soin de les calmer ? Si l’on objectait qu’un ajournement de l’institution était une menace, il serait facile de répondre qu’au contraire, « la crainte de perdre son emploi et de n’être pas confirmé engagerait le juge à redoubler de zèle dans l’exercice de ses fonctions. » (Moniteur du 5 novembre 1815.)

La mesure ne présentait point d’équivoque. Au moment où le député du Cher développait sa proposition, l’ordre judiciaire ne possédait qu’un titre précaire, moins trois cours et un tribunal institués par le roi auxquels il fallait ajouter certains magistrats individuellement nommés par ordonnance royale. Si le projet était accueilli, les magistrats régulièrement investis seraient dépouillés du caractère dont ils avaient été revêtus et, partageant le sort des autres compagnies judiciaires, ils verraient reculer d’une année une garantie annoncée depuis quinze ans et promise en vain depuis dix-neuf mois.

Les députés de 1815 se saisirent du projet avec joie et lui donnèrent une portée qui, sous la parole hautaine du rapporteur, M. de Bonald, n’allait à rien moins qu’à menacer dans leur ensemble l’organisation judiciaire et les hommes qui la composaient. Ne déguisant pas son dessein de rapprocher les cours royales et les tribunaux de ce qu’étaient jadis les parlemens, les bailliages et les justices locales, M. de Bonald traçait un séduisant tableau de la justice sous l’ancien régime, osait affirmer que le nombre des juges s’était considérablement accru, soutenait que les codes offraient aux ignorans les moyens de multiplier la chicane, tandis que les procès étaient favorisés par un accès trop prompt auprès des tribunaux, qu’il était nécessaire de reconstituer les grands corps judiciaires, de diminuer le nombre des cours pour augmenter les compagnies ; qu’il importait peu de faire des mécontens, puisqu’il s’agissait d’exclure des ennemis du roi.

Quelle que fût l’assurance avec laquelle le rapporteur soutînt sa thèse et donnât cours à ses passions contre le nouveau régime, elle n’approchait pas des théories audacieusement émises sur l’inamovibilité. A l’entendre, ce n’était point une garantie ; elle n’ajoutait rien à l’intégrité du juge fidèle, elle assurait aux juges corrompus une longue et scandaleuse impunité ou favorisait une coupable indolence. Trahissant sa pensée secrète, le rapporteur allait jusqu’à dire : « Si telle était la disposition des esprits, l’influence des circonstances, qu’il y eût dans la société autant de juges faibles, corrompus, ignorans que de juges courageux, intègres, éclairés, un ordre judiciaire inamovible serait un malheur. » Quel était donc l’intérêt, quelle était l’origine de l’inamovibilité ? Selon M. de Bonald, elle n’était née ni de l’intérêt des justiciables, ni du respect de la justice, mais exclusivement du rôle politique des anciens parlemens, auxquels la royauté avait voulu conférer une garantie propre à assurer le libre exercice du droit de remontrances et la garde des lois fondamentales.

Malgré des argumens historiques si solides, la commission dont M. de Bonald était le rapporteur s’était déclarée favorable à l’inamovibilité, mais, étendant la proposition Hyde de Neuville et s’inspirant du décret de 1807, elle instituait un stage d’un an pendant lequel tout magistrat demeurerait amovible en se bornant à acquérir des titres à l’investiture. La majorité ultra-royaliste transformait un expédient en une mesure définitive. En terminant, le rapporteur faisait un appel à tous ceux qui voulaient sauver la France, traçait le tableau des dangers que courait le royaume, laissant entendre que les juges institués trompaient sa confiance, que les attentats contre l’ordre public n’étaient punis qu’avec faiblesse, et que certains jugemens récens pouvaient avoir pour l’avenir de la royauté des suites plus graves qu’une sédition.

Ce rapport écrit avec art, plein de subtilité et d’adresse, était le manifeste d’une majorité qui ne cachait pas son désir de revenir en tout à l’ancien régime. La discussion devait ajouter fort peu aux argumens du rapporteur. Tout le discours de M. de Bonald ne fut qu’une longue attaque contre les magistrats en fonctions. « Nous savons, dit-il, quelle est la composition actuelle des tribunaux. Un cri général s’élève de tous les points de la France pour réclamer leur réforme. » Il concluait en demandant qu’on ne s’en remît pas du devoir d’opérer l’épuration des cours au ministre qui n’avait pas su les composer, mais qu’une commission de députés fût chargée de ce soin. Ainsi un parti dominant dans la chambre, enflammé des plus ardentes passions, menaçant un ministère plus modéré que lui, voulait décréter une épuration presque totale dans un intérêt exclusivement politique.

L’opinion publique s’était émue du rapport de M. de Bonald : la presse l’avait discuté avec ardeur ; des publicistes l’avaient réfuté. Les libéraux, qui n’avaient pas encore rompu avec la restauration, suppliaient les chambres de ne pas commettre une faute qui « autoriserait à conclure que tous les gouvernemens sont également amoureux du pouvoir arbitraire. »

A la chambre des députés, MM. Pasquier, Beugnot, de Barante, invoquèrent tour à tour la charte ; ce dernier montra quelle serait l’intolérable situation des magistrats mis en surveillance pendant une année, entourés et comme étouffés par la délation, ne pouvant conserver ni la liberté de leur esprit, ni l’indépendance de leurs jugemens. En vain avouera-t-on qu’on se livre à une expérience, qu’on essaie des juges. Que diront les justiciables de 1816 ? et de quel droit seront-ils privés des garanties indispensables en une société réglée ? — La discussion de la chambre des députés semblait terminée, lorsque M. Royer-Collard, prenant la parole, porta le débat à une hauteur inconnue avant lui. Jamais, à aucune époque, l’inamovibilité ne fut défendue en de tels termes : il marqua ce grand principe de traits ineffaçables. Après avoir montré l’ordre social tout entier reposant sur le respect des lois et les tribunaux institués pour assurer ce respect, M. Royer-Collard prouvait qu’il n’y avait pas pour la société d’intérêt plus grand que l’impartialité des jugemens, pas de ministère aussi important que celui du juge. « Lorsque le pouvoir, disait-il, chargé d’instituer le juge au nom de la société, appelle un citoyen à cette éminente fonction, il lui dit : « Organe de la loi, soyez impassible comme elle. Toutes les passions frémiront autour de vous ; qu’elles ne troublent jamais votre âme. Si mes propres erreurs, si les influences qui m’assiègent, et dont il m’est si malaisé de me garantir entièrement, m’arrachent des commandemens injustes, désobéissez à ces commandemens ; résistez à mes séductions, résistez à mes menaces. Quand vous monterez au tribunal, qu’au fond de votre cœur il ne reste ni une crainte, ni une espérance ; soyez impassible comme la loi. » Le citoyen répond : « Je ne suis qu’un homme, et ce que vous me demandez est au-dessus de l’humanité. Vous êtes trop fort et je suis trop faible ; je succomberai dans cette lutte inégale. Vous méconnaîtrez les motifs de la résistance que vous me prescrivez aujourd’hui et vous la punirez. Je ne puis m’élever toujours au-dessus de moi-même, si vous ne me protégez à la fois et contre moi et contre vous. Secourez donc ma faiblesse ; affranchissez-moi de la crainte et de l’espérance ; promettez que je ne descendrai point du tribunal, à moins que je ne sois convaincu d’avoir trahi les devoirs que vous m’imposez. » — Le pouvoir hésite ; c’est la nature du pouvoir de se dessaisir lentement de sa volonté. Éclairé enfin par l’expérience sur ses véritables intêrêls, subjugué par la force toujours croissante des choses, il dit au juge : « Vous serez inamovible. » — « Tels sont, messieurs, l’origine et les motifs, l’histoire et la théorie du principe de l’inamovibilité, principe absolu, qu’on ne modifie point sans le détruire, et qui périt tout entier dans la moindre restriction ; — principe qui consacre la charte, bien plus que la charte ne le consacre, parce qu’il est antérieur et supérieur à toutes les formes et à toutes les règles de gouvernemens, qu’il surpasse en importance ; principe auquel tend toute société qui ne l’a pas encore obtenu, et qu’aucune société ne perd, après l’avoir possédé, si elle n’est déjà tombée dans l’esclavage ; principe enfin qu’on a toujours vu, qu’on verra toujours menacé par la tyrannie naissante, et anéanti par la tyrannie toute-puissante. »

Les sages sentirent quelle était la puissance de l’orateur qui venait de se révéler ; les exaltés ne virent en lui qu’un théoricien étranger aux vrais besoins de la France, un philosophe dont la raideur n’entendait rien à la politique ; il s’en fallut de peu que les ultras ne traitassent de bonapartiste le fier esprit qui, demeuré fidèle à la monarchie constitutionnelle, avait traversé depuis vingt-cinq ans les révolutions et les despotismes en refusant également de se courber ni de servir.

Le vote de la chambre donna aux violens la satisfaction immédiate qu’ils souhaitaient : par 189 voix contre 158, la proposition Hyde de Neuville fut votée ; pendant un an, l’inamovibilité était suspendue à l’égard de tous les magistrats de France. Il est vrai que M. de Bonald échouait dans la proposition qu’il avait faite, mais telle qu’elle était votée, la loi était funeste, car elle constituait une de ces mesures d’exception que les partis triomphans se plaisent à faire lorsque le frein de la raison ne les arrête pas.

Heureusement, la chambre des pairs veillait au salut de la charte. C’est devant elle que le ministère comptait triompher des entraînemens aveugles auxquels avaient cédé les députés. Aux discours du comte Molé, de M. de Lally-Tollendal, du duc de la Rochefoucauld, rappelant combien de malheurs avait déjà causés à la France le mot d’épuration et demandant si on voulait renouveler le système de délation qu’il autorisait au profit de ceux qui convoitaient des places, le garde des sceaux Barbé-Marbois ajouta les plus nobles efforts, discutant avec fermeté et s’écriant enfin : « Un tribunal entier qu’on peut éconduire, qu’est-ce autre chose qu’une commission ? Et l’histoire, quand il s’agit de commissions, n’examine pas quels magistrats les composaient : elle ne parle que des victimes. » Le langage des royalistes, soutenant qu’ils voulaient arracher la justice aux mains d’ennemis de la monarchie, ne fit aucune impression sur des esprits fermes qui étaient résolus à ne pas laisser glisser le pouvoir, aux mains des violens, et la résolution de la chambre des députés fut rejetée, le 19 décembre, par 91 voix contre 44.

La magistrature était sauvée de la tempête qui la menaçait : elle avait échappé à la crise la plus grave qu’elle eut eu à subir, mais il lui restait à traverser les caprices de l’investiture royale.

Cette mesure, qui semblait insuffisante aux fougueux royalistes, permettait au pouvoir d’étendre la main sur tous les sièges. Les libéraux, à chaque exclusion de magistrats, poussèrent des clameurs, et nul d’entre eux n’en a perdu la mémoire. L’épuration des corps judiciaires, accomplie par l’investiture, l’inamovibilité suspendue en fait pendant vingt mois et menacée dans son principe, les ultras projetant un bouleversement plus complet encore et succombant dans leur imprudente entreprise, tels furent les griefs que, dans. tout le cours de la restauration, l’opposition ne se lassa pas de rappeler. Députés, historiens, publicistes s’accordèrent à flétrir ces épurations. Leur souvenir odieux sauva peut-être la magistrature menacée en d’autres temps par des partis différens animés de passions semblables. Ni le duc de Broglie, ni M. de Vaulabelle, ni M. Jules Favre ne pardonnèrent à la restauration une faute dont, à leurs yeux, elle ne s’était jamais justifiée.

On retrouve ce sentiment des contemporains dans la vivacité avec laquelle l’institution des juges-auditeurs fut attaquée en 1828 et en 1829. Créés sous l’empire en 1808, ces juges pouvaient être envoyés d’un tribunal à un autre dans le ressort de la cour à laquelle ils étaient attachés ; jusqu’en 1820, le ministre de la justice, ne parut pas se douter du parti qu’il pouvait tirer de ces magistrats volans ; mais il ne tarda pas à le comprendre : une ordonnance développa leur rôle, et près de six cents furent nommés de 1821 à 1828. Nul ne pouvait contester que le ministère eût eu un but politique et qu’une atteinte eût été portée au principe d’inamovibilité. Ces réclamations parties, de tous côtés parvinrent jusqu’à la chambre qui venait d’être élue en 1823, et un projet de loi supprimant les auditeurs fut promis par le ministère Martignac. MM, de Villèle et de Peyronnet avaient forcé. tous les ressorts du pouvoir afin de lutter contre le flot montant des idées libérales. Affectation de choisir les magistrats parmi d’anciennes familles, dédain des barreaux, dont le libéralisme était suspect, envoi des magistrats du ministère public d’une extrémité à l’autre du royaume, emploi habile des auditeurs, tout avait été mis en œuvre pour briser l’indépendance de la magistrature. Spectacle singulier ! tant d’efforts furent impuissans : malgré les nominations de royalistes, l’esprit de corps l’emporta sur l’esprit de parti. Les magistrats se formaient aux mœurs constitutionnelles. Aux lamentations des royalistes déplorant, sans se l’expliquer, le mauvais esprit des cours, répondaient les hommages de la reconnaissance publique entourant les juges dont l’indépendance avait garanti la loyale application de la charte. Tant il est vrai que, dans notre siècle, les corps judiciaires, quel que soit le mode de leur recrutement, reçoivent et partagent tôt ou tard, si leur indépendance et leur fixité sont garanties, les sentimens, les principes et les convictions qui animent la bourgeoisie et qu’échappant à l’esprit de caste, ils n’entament de luttes prolongées qu’avec les opinions extrêmes et l’intolérance des partis !


III

La révolution de juillet 1830 trouva les corps judiciaires en majorité favorables aux Bourbons, mais effrayés de l’aveuglement du roi, décidés à se prononcer contre l’agresseur, quel qu’il fût, une magistrature enfin qui se serait rangée tout entière autour de Charles X si les libéraux eussent tenté quelque insurrection, mais que la violation de la charte déterminait à se rallier autour du nouveau pouvoir né du besoin de la défendre et de sauver la société de l’anarchie.

Dès les premières heures qui suivirent la révolution, il fallait décider si une nouvelle investiture serait prescrite. La gauche, qui sentait son triomphe, voulait en profiter pour enlever dans la révision de la charte la promesse d’une épuration générale.

Cette mesure fut repoussée par la question préalable, et on pouvait croire la question vidée, lorsque M. Mauguin, reprenant le même vœu, proposa par un article additionnel que tous les magistrats cessassent leurs fonctions dans le délai de six mois, s’ils n’avaient pas reçu, avant cette date, leur institution. A M. de Brigode qui défendit la mesure, le rapporteur M. Dupin répondit avec fermeté, ne niant pas les mauvais choix des ministres de Charles X, mais ajoutant « qu’à chaque mutation du gouvernement, on avait voulu s’emparer du pouvoir judiciaire pour le faire servir à l’intérêt d’un parti, » que les gouvernemens nouveaux se donnaient une force considérable en sachant maintenir l’organisation judiciaire même malgré ses vices, que le parquet renfermait les élémens les plus contraires au nouveau régime, qu’on saurait y faire pénétrer l’opinion dominante, mais qu’il fallait éviter avant tout de renouveler, en ébranlant les juges, les fautes du passé.

En vain M. Salverte essaya de soulever contre la magistrature les récens griefs d’arrêts de répression ; M. Villemain rappela fort à propos le langage qu’inspiraient en 1815 les passions exaltées contre la magistrature ; il soutint que si l’inamovibilité devait être acquise par une espèce d’effort sur les impressions de la chambre, elle n’en vaudrait que mieux, le principe sortant d’une telle épreuve mieux consacré ; qu’il était vain de rappeler les condamnations contre les journalistes, puisqu’on pouvait mettre en regard le récent arrêt par lequel une cour avait déclaré injurieuse pour le pouvoir la supposition qu’il pût violer les lois, frappant d’avance le coup d’état d’anathème.

M. Mauguin se livra alors à une des sorties violentes qui étaient le propre de son talent : il traça le tableau des cours remplies des partisans du droit divin, d’ennemis secrets de la souveraineté nationale ; emporté par l’ardeur de sa parole, il osa déclarer que Louis XVIII avait bien fait de changer en 1815 tous les magistrats, qu’il fallait à une réaction savoir opposer une réaction nouvelle, et que le secret de la force pour un pouvoir nouveau était l’art de supprimer toute résistance, d’abaisser tout obstacle.

Après des observations de M. Madier de Montjau reconnaissant les aberrations de quelques magistrats, mais déclarant que l’immense majorité était incapable de se laisser aller à juger en matière civile sous l’influence de sentimens politiques, toutes les propositions furent rejetées à une grande majorité.

Malgré ce succès, les défenseurs de la magistrature n’étaient pas sans inquiétude. Le ministre de la justice, M. Dupont (de l’Eure), qui aurait dû se joindre aux adversaires de la proposition, avait gardé le silence ; ses amis protestaient contre la générosité impolitique de la chambre. Ils essayaient de compromettre le nom du roi, qui (nous le tenons de bonne source) s’était dès le début exprimé sur ce point avec la netteté d’un bon sens éclairé par l’expérience de 1815, et qui eut quelque plaisir à placer à la tête du parquet de la cour de cassation celui qui avait contribué à sauver la magistrature. Néanmoins il était évident que, pour dissiper les préventions, il fallait qu’un sang nouveau pénétrât dans le corps judiciaire. Les démissions autant que les révocations des membres du parquet rendaient les nominations nombreuses : les choix furent rapides et heureux ; en quelques jours, le barreau donna à la magistrature des noms qui devaient l’honorer, MM. Victor Lanjuinais, Vivien, Barthe, Berville, Bernard (de Rennes), Aylies, Tardif, et tant d’autres, destinés soit à entrer dans les chambres, soit à s’élever à la fois dans la hiérarchie judiciaire et dans l’estime publique. Pendant ce temps, les cours s’assemblaient pour prêter, conformément à la loi, le serment au roi des Français et à la charte. D’honorables scrupules déterminèrent quelques magistrats à s’abstenir. Les démissions ne dépassèrent pas une centaine.

M. Dupont (de l’Eure) ne bornait pas ses soins au remaniement du personnel ; il proposait dès le 2 septembre l’abolition des juges auditeurs. Le rapporteur, ancien garde des sceaux du ministère Martignac, condamna l’institution : « Il semble, disait M. Bourdeau, que tous les efforts du pouvoir ont été concertés, tous les moyens pris pour avoir une classe docile de magistrats, à l’aide de laquelle la majorité d’une chambre pût être arrangée suivant les intérêts ou les inspirations politiques du moment. Les députés n’eurent pas de peine à s’associer à son langage, et la loi fut votée avec cette distinction que les juges auditeurs seraient sur-le-champ supprimés, tandis que l’institution des conseillers auditeurs devait disparaître par voie d’extinction.

Mais l’intérêt n’était pas absorbé dans ces minces détails. Quel était l’esprit des corps judiciaires ? Dans quelle mesure étaient-ils dévoués au passé ? Comment pourrait-on modifier leurs tendances ? Avait-on bien fait de repousser une institution nouvelle ? Ne serait-il pas possible de revenir sur le vote du 7 août ? Tels étaient les doutes que soulevaient à tout instant, dans la gauche, les députés les plus attachés au nouveau gouvernement.

Pendant que ces débats avaient lieu à Paris, l’agitation, fort vive en province, était loin de s’apaiser. Les mois d’août et de septembre avaient vu les ordonnances de nomination se succéder au Moniteur sans que l’impatience publique fût satisfaite. C’est le malheur des gouvernemens nouveaux de demeurer bien au-dessous de l’attente de leurs amis et d’être condamnés à multiplier les déceptions à mesure qu’ils accordent des faveurs. Les ambitions de tous ceux qui avaient concouru aux élections libérales de 1828, qui avaient été persécutés par le ministère du coup d’état et qui avaient lutté pour la réélection triomphante des 221 étaient surexcitées à tel point que le garde des sceaux, les ministres et les députés étaient assiégés de sollicitations qui prenaient parfois le ton de la sommation. Il se trouva de mauvaises têtes qui imaginèrent de provoquer des incidens bruyans pour faire céder la chancellerie. A Metz, lors de l’installation, des magistrats furent insultés, on menaça de les arracher de leur siège, on demanda leur démission avec violence. A Poitiers, des démonstrations de blâme public eurent lieu contre une partie des conseillers. A Nancy, où la prestation de serment s’était faite sans trouble, où la cour était entourée du respect public, les têtes s’étaient montées pendant les vacances judiciaires ; on avait vu de nombreuses démissions données dans plusieurs cours royales ; on avait compté les succès d’un barreau qui semblait avoir été oublié ; on se demanda s’il était juste que Nancy n’eût pas aussi « sa révolution judiciaire. » Quelques jours avant la rentrée, huit magistrats reçurent avis d’avoir à donner leurs démissions sous peine d’être exposés à la mort. L’audience de rentrée, à laquelle le barreau refusa d’assister, fut troublée par des manifestations ; des sifflets accompagnèrent les conseillers, des poursuites entamées n’arrêtèrent pas les menaces ; des écrits injurieux furent répandus dans le ressort. Il n’était pas besoin d’un tel scandale pour exciter l’esprit des députés ; de tous côtés ils recevaient les doléances de leurs électeurs. Ils saisirent la première occasion de les porter à la tribune. Elle ne se fit pas attendre.

Sur la pétition de dix-neuf avocats de Clermont déclarant que les juges de Charles X n’obtiendraient jamais la confiance du pays, qu’ils se refusaient à comprendre comment la toge du magistrat serait plus inviolable que le manteau de la pairie ou le sceptre royal et qu’il fallait une institution nouvelle pour épurer la magistrature, la commission proposa le renvoi au ministre de la justice, qui serait invité à mettre tous les dépositaires des pouvoirs publics en harmonie avec l’ordre fie choses nouveau. M. Dupin, en repoussant le renvoi, ne se borna pas à invoquer les promesses formelles de la charte et le contrat qui était né du serment librement prêté par les magistrats, il montra qu’une investiture ajournée « était une suspension de la justice et plus encore un renversement de toute justice. » — « Si je condamne un tel, dirait le juge, il me fera perdre ma place ; si, au contraire, je sers les intérêts d’un tel, il m’appuiera, il me protégera. » Pénétrant jusqu’au fond de la question, M. Dupin demandait à la commission des pétitions si, pour apprécier un intérêt civil, un juge devait être du même parti politique que les justiciables ; avec de telles méfiances, il montrait l’impossibilité de composer un tribunal dans un pays où existait une grande diversité de sentimens ; il estimait que pour lui il aimerait mieux confier la solution d’un procès à tel de ses adversaires politiques qu’à tel de ses amis et qu’il était heureux, pour la confiance de tous, qu’il y eût dans la magistrature des hommes de toutes les opinions.

Ce discours plein de bon sens ramena le calme dans les esprits ; le débat avait trahi trop ouvertement les vues intéressées de tous ceux qui réclamaient à leur profit l’épuration judiciaire, la chambre refusa de prêter attention à de si misérables plaintes ; l’ordre du jour fut voté à la presque unanimité.

L’énergie modérée de quelques hommes avait préservé le gouvernement naissant d’sine lourde faute. Des récriminations se firent encore entendre ; mais ces avidités impatientes que la distribution soudaine de quatre cents places dans les parquets n’avait pas satisfaites furent calmées par le temps. Deux ans après la révolution de juillet, nul ne réclamait plus d’épurations générales. L’opinion publique, un moment agitée, n’avait pas tardé à reprendre son assiette et la magistrature à retrouver le respect auquel elle était accoutumée. Appartenant à cette classe moyenne qui avait fait la révolution, les magistrats vivaient en plein accord avec la société de province, dont le nouveau régime avait couronné les vœux. Les institutions créées par la nation, ainsi que les lois pénales adoucies par elle, s’unissaient pour rendre leur tâche plus facile. Il est aisé de savoir ce que fut la magistrature sous le gouvernement de juillet. A aucune époque de notre histoire, parlementaire, les discussions du budget ne furent plus fécondes en renseignemens sur la marche des services publics. Grâce à l’étendue de ces discussions, nous connaissons les griefs et les vœux exprimés, les projets de réformes judiciaires conçus pendant dix-huit ans.

A l’institution en elle-même aucune critique générale ne fut adressée. Ce n’est pas ici le lieu de suivre les débats qui s’élevèrent sur l’extension de la compétence des juges de paix, sur l’organisation de la suppléance au tribunal de la Seine, sur la meilleure forme à donner à l’organisation du noviciat judiciaire. Il faut lire ces discussions remplissant plusieurs séances des deux chambres, pour se rendre compte de l’éclat que leur donnait la parole du premier président Portalis, celle de M. Laplagne-Barris, de M. Vivien ou de M. Barthe. Ce que nous voulons retenir des débats annuels sur le budget, c’est le tableau des accusations portées alors par l’opposition. Sans y insister, les orateurs faisaient allusion à la sévérité de la magistrature en matière de presse. En leur rendant la connaissance de quelques infractions politiques, les lois de septembre avaient fait aux tribunaux le plus funeste présent, elles avaient mis les juges dans cette situation déplorable qui est commune à toutes les causes politiques, où leurs jugemens ne passent jamais pour l’expression de leur conscience, mais pour un acte de faiblesse intéressée soit envers le gouvernement, soit envers l’opposition dont on les accuse de rechercher les faveurs. Ce qui revenait le plus souvent, c’étaient les critiques contre les cours royales, qu’on accusait de distribuer avec partialité le profit des annonces judiciaires et d’avoir ainsi accordé aux journaux ministériels de scandaleuses subventions. En relisant ces grands débats de 1845 et de 1846, on demeure frappé de l’importance attachée par le ministère à une mission discrétionnaire qu’il était si facile de modifier et de l’attention apportée par la chambre des députés à un abus qui de loin semble peu important. N’est-ce pas pour nous un irrécusable témoignage de la situation de la magistrature en 1847 ? On n’avait rien à lui reprocher d’essentiel. — Un grief bien autrement grave était le nombre des magistrats faisant partie des chambres. Soixante et onze députés appartenaient à la magistrature, et sur quarante-neuf magistrats de la cour de cassation, quatorze siégeaient au Luxembourg et onze au Palais-Bourbon. Mais était-ce l’organisation judiciaire qu’il fallait accuser, alors qu’il eût suffi de voter une loi d’incompatibilité pour porter remède à cet abus ? Ainsi, dix-sept années de discussions sans entraves n’avaient mis en lumière que des abus étrangers à la nature des juridictions et aux fautes des juges, mais se rattachant aux rapports imprudemment établis entre les cours royales et la presse, à la présence de trop de magistrats sur les bancs des chambres et aux promotions accordées aux sollicitations intéressées des députés.


IV

Aussi le gouvernement issu de la révolution de février ne prit-il pas au sujet de la magistrature, une de ces résolutions soudaines que provoquent les rancunes accumulées de l’opinion publique. Le 2 mars, le ministre de la justice, en allant successivement présider les audiences solennelles tenues au palais de justice était sincère lorsqu’il avouait qu’il n’avait aucun projet arrêté : « Ce que deviendra l’institution de la magistrature, disait-il, je ne puis vous le dire, nous l’ignorons tous. L’assemblée nationale prononcera seule sur votre sort. » Ou ces paroles n’avaient pas de sens, ou elles constituaient de la part du gouvernement une promesse de ne rien résoudre à coups d’autorité et de ne pas user de son pouvoir dictatorial. Le changement du personnel des parquets absorbait d’ailleurs tous ses soins, et le Moniteur était rempli de longues listes d’avocats-généraux et de substituts destitués. Aucun magistrat inamovible n’avait encore été atteint, lorsque parut une circulaire menaçante du ministre de l’intérieur (M. Ledru-Rollin), aux commissaires du gouvernement. « Quels sont vos pouvoirs ? écrivait le ministre. Ils sont illimités. Agens d’une autorité révolutionnaire, vous êtes révolutionnaires aussi… Quant à la magistrature inamovible, vous la surveillerez, et si quelqu’un de ses membres se montrait publiquement hostile, vous pourriez user du droit de suspension que vous confère votre autorité souveraine… »

Les commissaires n’eurent garde de négliger de telles excitations. Chaque courrier apportait à Paris la preuve de leur intempérance : ils suspendaient, parfois révoquaient des juges, allaient jusqu’à frapper un tribunal tout entier. En certaines villes, la colère populaire avait protesté, ramené de force sur leurs sièges les magistrats et chassé les commissaires. Dans le sein du gouvernement provisoire, ces désordres avaient leur contre-coup, M. Ledru-Rollin défendant ses tout-puissans délégués, et M. Crémieux s’élevant contre leurs empiétemens. Un instant, on crut que les deux ministres s’entendraient pour subordonner les suspensions à une délibération du cabinet ; mais le gouvernement n’eut pas le courage de désavouer longtemps ses commissaires. Un décret du 24 mars approuvait en bloc toutes les suspensions des magistrats inamovibles prononcées dans les provinces et déclarait qu’elles se prolongeraient jusqu’à ce que le ministre en ordonnât autrement. Ainsi, le gouvernement central tolérait chez ses délégués l’exercice abusif d’un pouvoir qu’il ne s’était pas reconnu ; c’était encore trop peu au gré des violens. Un décret proclama que le principe de l’inamovibilité avait disparu avec la charte de 1830 et qu’il était incompatible avec le gouvernement républicain. Provisoirement et jusqu’au jour où l’assemblée nationale réglerait l’organisation judiciaire, la suspension ou la révocation des magistrats pouvait être prononcée par le ministre de la justice. (Décret du 17 avril 1848.)

Tout aussitôt quatre premiers présidens furent suspendus. Les décrets se multiplièrent pendant quinze jours sans que M. Crémieux osât faire insérer au Moniteur ces actes arbitraires, contre lesquels la presse, revenue de son premier effroi, commençait à protester avec violence. D’ailleurs les pouvoirs dictatoriaux expiraient. Le 4 mai, l’assemblée nationale était réunie, et, le 6, elle entendait les rapports des membres du gouvernement provisoire. En rendant compte des travaux qu’il avait accomplis en dix semaines, le successeur improvisé de M. Hébert fut forcé d’adresser aux magistrats des éloges qui, dans sa bouche, sont les plus précieux de tous les témoignages. « En dehors de la politique, dit-il, la justice ne manquait à aucun de ses devoirs. Soigneuse des intérêts privés des citoyens, débattant devant elle leurs prétentions respectives, soigneuse de la liberté des citoyens poursuivis pour des faits qui rentrent dans le droit commun, la justice remplissait avec zèle, avec impartialité, cette partie si importante de ses attributions. Malgré quelques imperfections que nos assemblées nationales s’étudieront à faire disparaître, aucun peuple n’a des lois plus claires, plus simples que nos lois civiles et criminelles. Les juges en font une sage application, et notre magistrature dans l’accomplissement de ce devoir n’a certes aucun reproche à subir. » (Moniteur du 7 mai 1848, p. 969.)

« Le ministre de la révolution » ajoutait qu’il s’était contenté de suspendre quelques magistrats, mais qu’il n’avait pas révoqué un seul juge en présence des longues habitudes qui donnaient à la magistrature assise un caractère d’inviolabilité. De l’incompatibilité du principe de l’inamovibilité avec le gouvernement républicain pas un mot ne fut dit. M. Crémieux n’avait garde de renouveler à ce moment la déclaration aussi solennelle que maladroite contenue dans le décret du 17 avril. La commission chargée, dès le 2 mars, de préparer la loi constitutionnelle sur la magistrature avait commencé ses travaux et elle était loin d’admettre que l’inamovibilité eût, péri avec la charte de 1830. Elle se bornait à différer de trois mois l’investiture des corps judiciaires, mais elle subordonnait pour l’avenir toute révocation de juge à une décision de la cour suprême précédée d’un débat contradictoire, rétablissant ainsi l’inamovibilité. Le comité de constitution, de son côté, n’avait pas hésité à proclamer ce principe.

Ainsi, pour l’avenir, l’inamovibilité était reconnue, mais, comme le parti royaliste en 1815, comme les partisans passionnés de la révolution après 1830, les républicains de 1848 entendaient en ajourner le bénéfice jusqu’au moment où ils auraient pu éliminer tous leurs adversaires politiques.

Dans la discussion de la constitution, l’organisation judiciaire ne donna pas lieu à de longs développemens. La théorie de l’incompatibilité des juges inamovibles et du gouvernement républicain n’eut même pas l’honneur d’une discussion. Le temps pressait, les pensées étaient ailleurs ; chacun songeait à l’élection prochaine du président de la république ; d’un commun accord, toutes les questions graves étaient renvoyées aux lois organiques. C’était donc vers les projets d’organisation que se tournait l’attention publique. La commission extra-parlementaire formée le 2 mars 1848 avait déposé en juin un projet dont le principal défaut était de soulever à la fois les questions les plus diverses : suppression de la chambre des requêtes, les cours ramenées à dix-neuf, les tribunaux réduits à un seul par département, le jury étendu aux matières correctionnelles, remplaçant les chambres d’accusation et chargé de fixer la peine et les dommages-intérêts, la distinction du fait et du droit imposée aux juges afin de préparer le jury civil, l’âge de la retraite fixé à soixante-dix ans, les compétences et les procédures modifiées, le pouvoir du ministre de la justice habilement limité par les présentations des cours jointes au barreau qui était chargé de tempérer l’esprit de corps, enfin une organisation du noviciat judiciaire, telles étaient les nombreuses réformes accumulées dans une même loi.

De tous côtés, des critiques s’élevèrent contre des changemens auxquels l’opinion des jurisconsultes n’était pas préparée et que la commission n’avait pas pris le temps de mûrir. La cour de cassation combattit le projet avec une impitoyable logique ; des écrits se multiplièrent. Les représentans du peuple se montrèrent plus vifs encore que les magistrats ; la suppression de huit cours et de deux cents tribunaux, l’atteinte portée à la propriété des offices avaient causé dans les provinces une irritation dont chaque député se fit l’écho. Le gouvernement devait en tenir compte. Le ministre de la justice, M. Marie, retira ce projet afin de lui en substituer un nouveau plus modéré, dans lequel, sauf le projet d’une institution nouvelle, aucune des réformes contestables n’était maintenue. La commission de l’assemblée nationale en atténua encore la portée, tout en maintenant l’investiture républicaine. C’est sur ce point que s’engagea la véritable discussion. M. de Montalembert vint demander que l’institution promise par la constitution fût donnée à tous les magistrats inamovibles. Il rappelait le décret du gouvernement provisoire affirmant que l’inamovibilité était incompatible avec le principe républicain, et montrait cette déclaration frappée d’un double démenti par le sentiment public et par le texte de la constitution républicaine. Entrant dans les détails de l’exécution, il prouva que cette mesure allait livrer à l’anarchie les corps judiciaires, suspendre la justice, condamner la magistrature, à partir du jour où la loi serait promulguée, à se transformer en solliciteuse ou à recourir à des intermédiaires chargés de circonvenir les ministres pour leur représenter sa position, ses droits, ses devoirs, ses besoins. L’effet de ce discours fut profond. M. Crémieux lui répondit en soutenant que si l’assemblée nationale n’avait pas perdu le sens des événemens de février, si elle avait encore conservé l’esprit de la révolution, il lui était interdit de laisser debout un seul pouvoir qui, fût antérieur à son origine. Il défendit les mesures qu’il avait prises contre les magistrats. Irrité des interruptions de la droite, le. libéral de 1820 se donna le plaisir d’une attaque facile en s’écriant : « Avons-nous oublié ce que les gouvernemens précédens ont osé sur la magistrature ? En 1815, vous l’avez brisée ; il est vrai que vous appeliez cela de l’épuration. » L’agitation prolongée qui succéda à ce cri de colère prouva que nul n’avait oublié les fautes de la restauration.

Ce fut M. Jules Favre qui répliqua à l’ancien ministre de la justice, et qui tint l’assemblée sous le charme d’une éloquence qui était alors toute nouvelle. Parti de l’extrémité opposée de l’horizon politique, l’orateur républicain arrivait aux mêmes conclusions que l’ancien pair de France. Comme lui, il voulait conserver l’inamovibilité ; mais s’il se levait pour la défendre, c’était dans l’intérêt de la république, afin d’éviter de porter dans le pays une perturbation funeste au gouvernement nouveau. Certes, il n’avait pas prévu que l’assemblée, que la nation elle-même dût être si peu réformatrice. Au lendemain de la chute de la monarchie, il avait cru que l’aurore d’un nouveau 89 allait se lever sur la France, que toutes les institutions allaient être retrempées au feu de la révolution, que le principe électif serait appelé à galvaniser les corps judiciaires ; il avait compris alors que l’inamovibilité fût répudiée ; mais le pays avait exprimé sa volonté : les réformes avaient été examinées avec défiance ; la chambre avait repoussé les innovations, elle avait voulu rassurer les intérêts, conserver et rétablir. Il fallait tenir compte de ce courant et ne pas chercher à le remonter ; il le fallait surtout quand il s’agissait de la magistrature, dont le pays ne désirait pas le renversement, que le pays estimait, qu’il entourait de ses respects, parce qu’en dehors de la politique elle avait fait son devoir, qu’elle l’avait fait loyalement, honorablement ; qu’elle jouissait en France d’un bon renom, et qu’à de très rares exceptions près, elle avait donné l’exemple de la vertu. À une loi organique apportant des réformes profondes, qu’avait substitué l’assemblée ? Un projet de loi réduisant le personnel et laissant debout l’institution tout entière. L’orateur faisait remarquer qu’ainsi on allait présenter au pays une loi qui, n’ayant que le titre d’organisation judiciaire, sous prétexte d’organiser la justice, « laisserait tout debout et détruirait, en même temps que les abus seraient respectés, ce qui pouvait les rendre moindres, c’est-à-dire la garantie de l’inamovibilité judiciaire. » Répondant aux souvenirs évoqués par M. Crémieux, il soutint que la restauration avait péri parce qu’elle s’était jetée dans cette voie de réaction et de persécution. « Avez-vous pu méconnaître, lui dit-il, à quel point avaient été impopulaires les épurations opérées par la restauration sur la magistrature de l’empire ? Est-ce que cela n’a pas été contre la restauration un reproche perpétuel dont jamais elle ne s’est justifiée ? Eh bien ! que vous conseille-t-on encore une fois ? On vous conseille d’imiter ces précédens, de déclarer vacante la totalité des places de la magistrature, de mettre aux mains du ministre de la justice le sort de deux mille fonctionnaires et de leurs familles, de prendre une mesure qui serait révolutionnaire sans être réformatrice, qui ne serait qu’un changement de personnes et qui ferait croire que le gouvernement de la république n’est qu’un gouvernement de créatures. »

La cause était gagnée, et le rapporteur, M. Boudet, fut impuissant à détourner l’assemblée d’adopter l’amendement de M. de Montalembert : 344 voix contre 322 proclamèrent le maintien de l’inamovibilité.

La majorité était-elle formée de voix coalisées contre la république ? Nullement. On comptait dans son sein des républicains éprouvés, des libéraux de vieille date, tels que MM. Barthélémy Saint-Hilaire, Leblond, Pagnerre, Édouard et Oscar de Lafayette, Ferdinand de Lasteyrie, Victor Lefranc, Guichard, Ferrouillat, des hommes comme Edgard Quinet et Victor Hugo. Tels étaient ceux qui, avec Jules Favre, à côté de MM. Dufaure et de Tocqueville, avaient voulu épargner à la république une perturbation qui aurait pu hâter sa perte.

En se déclarant favorable à l’inamovibilité, l’assemblée nationale avait condamné la loi ; en refusant de passer à une troisième délibération, elle renvoyait à l’assemblée législative la solution des problèmes soulevés par l’organisation judiciaire.

Dès que le ministère qui suivit les élections eut été constitué, le garde des sceaux, M. Odilon Barrot, chargea une commission extra-parlementaire composée des hommes les plus compétens de préparer un projet et un mois plus tard il était en mesure de le déposer sur le bureau de l’Assemblée. La plupart des dispositions votées par l’assemblée nationale s’y trouvaient reproduites : le personnel des cours et des tribunaux subissait une légère réduction, mais elle devait s’opérer par voie d’extinction ; les pouvoirs de la chambre d’accusation étaient confiés à la chambre correctionnelle ; les chefs de compagnie devaient puiser les candidats qu’ils présenteraient à la chancellerie sur une liste permanente composée chaque année mi-partie par la magistrature, mi-partie par le barreau ; la liste des candidats aux sièges de juges de paix devait être dressée par les conseils généraux ; le soin de prononcer l’admission à la retraite pour infirmités était dévolu à la juridiction immédiatement supérieure à celle du magistrat atteint ; les magistrats devaient s’abstenir dans les causes où plaideraient leurs parens en ligne directe ; après vingt ans de magistrature dans un même siège, hors Paris, les magistrats avaient droit à l’augmentation du dixième de leur traitement ; enfin, pour couronner toutes ces dispositions, le maintien intégral de la magistrature était décidé, et l’institution promise à tous dans les deux mois du vote de la loi.

La commission nommée par l’assemblée avait une telle hâte de voir cesser le provisoire et d’y substituer la garantie d’une inamovibilité réelle protégeant efficacement le magistrat institué qu’elle détacha du projet le titre premier, et le présenta d’urgence. Le projet fut voté le 8 août 1849 comme un acte de solennelle réparation par 419 voix contre 136.

Le surlendemain, un décret levait la suspension prononcée contre les magistrats inamovibles et leur ordonnait de reprendre leurs sièges, l’institution des cours et tribunaux était fixée à la rentrée de novembre, tous les chefs de cour étaient convoqués à Paris pour y prêter le serment professionnel et recevoir en quelque sorte l’investiture qu’ils reporteraient aux magistrats de leur ressort. Ainsi, vingt et un mois après la révolution de février, l’instabilité judiciaire, que ses partisans avaient voulu décréter, faisait place au rétablissement dans leurs charges de tous les magistrats suspendus, et le premier président Portails pouvait dire à la magistrature de France assemblée que ce grand acte de consolidation était destiné à avertir les magistrats qu’ils appartiennent à l’ordre social encore plus qu’à l’ordre politique. Entre tous les malheurs qu’entraînent à leurs suites les révolutions inutiles il faut compter au premier rang cette lassitude qui s’empare de l’esprit des hommes et qui les dégoûte des plus sages progrès par crainte du changement. Après la fièvre d’innovation qui porte à tout remuer, tout modifier, tout bouleverser, vient l’abattement pendant lequel on se contente de vivre en attendant l’heure où on se fera gloire de servir. Au délire de six mois qui avait suivi la révolution de février succéda un singulier état de prostration. On était las d’agir ; les réformes judiciaires si sagement proposées par la commission de juin 1849 furent mises de côté : nul n’en demanda la discussion. Il semblait même que le mot de réforme fût écarté pour le punir du vilain rôle qu’il avait joué en servant de ralliement à l’émeute.

De son côté, la magistrature fit peu parler d’elle : elle était heureuse de la renaissance de l’ordre, se laissait aller à son horreur de l’anarchie et contribuait de tout son pouvoir à punir ceux qui tentaient par leurs actes ou leurs paroles de ramener le trouble dans la rue. Elle demeurait ainsi fidèle à cette mission sociale que M. Portails avait définie. Il y avait cependant des lois d’ordre politique dont les magistrats avaient reçu la garde. La constitution de 1848, en instituant une haute cour de justice pour châtier les crimes d’état, avait confié à la cour de cassation un pouvoir redoutable, dont elle devait s’armer, en certains cas, de sa propre initiative ; si le président de la république mettait obstacle à l’exercice du mandat de l’assemblée, s’il tentait de la dissoudre, les juges de la haute cour devaient se réunir immédiatement à peine de forfaiture (art. 68). En votant à la fin de la discussion sans débat presque sans examen cet article de la constitution, l’assemblée prévoyait-elle qu’elle instituait une des seules forces qui trois ans plus tard oserait lutter contre l’arbitraire au nom du droit ?

Le 2 décembre, Paris apprit en s’éveillant que des placards signés du président proclamaient la dissolution de l’assemblée législative. Les places publiques étaient pleines de troupes, le palais de l’assemblée gardé, les généraux et les principaux citoyens jetés en prison ; pendant que tous les hommes de cœur qui faisaient partie de l’assemblée se réunissaient à grand’peine à la mairie du Xe arrondissement et prolongeaient la résistance jusqu’au moment où la force, impuissante à les dissoudre, allait les emprisonner, le palais de justice, que nul des conjurés n’avait songé à faire occuper, voyait se réunir dans l’une des salles de la cour de cassation les cinq juges de la haute cour et leurs deux suppléans. Le crime de haute trahison prévu par l’article 68 de la constitution était flagrant, ils venaient accomplir simplement leur devoir. La haute cour déclara se constituer et, devant nommer en dehors de son sein un procureur-général, elle désigna le conseiller Renouard. L’arrêt multiplié par des presses à lithographier fut sur-le-champ répandu et affiché dans Paris. M. de Maupas, averti trop tard, se hâta de réparer son erreur. Trois commissaires de police, des officiers de paix et un détachement de gardes républicains, commandés par un lieutenant, envahirent la chambre du conseil où siégeait la haute cour et la sommèrent de se séparer, sous peine d’être dissoute par la force et ses membres emprisonnés. La cour protesta et déclara qu’elle ne céderait qu’à la violence. La troupe fit alors évacuer l’enceinte de la justice en chassant de la cour de cassation les sept magistrats fidèles à la loi. Ils se retirèrent chez leur président M. Hardouin et rédigèrent le procès-verbal des faits que nous venons de rapporter. Le lendemain 3 décembre à midi, la haute cour se réunit de nouveau au palais de justice. M. Renouard, auquel avait été notifié l’arrêt de la veille, fut introduit et déclara qu’il acceptait les fonctions de procureur-général. La cour lui donna acte de sa déclaration, puis on délibéra sur les moyens d’agir. Tous semblaient manquer à la fois : la force était armée contre les lois ; les masses étaient indifférentes ou hostiles. Les meilleurs citoyens qui auraient pu se mettre à leur tête étaient à Vincennes, au mont Valérien ou dans les cellules de Mazas. Il fallut s’ajourner : l’acte de courage des membres de la haute cour demeura isolé ; ce fut la protestation impuissante, mais non stérile, du droit vaincu. Il est bon de l’opposer aux défaillances qui ont suivi la victoire.


V

L’attachement aux garanties parlementaires, comme l’amour sincère de la liberté réglée, a été longtemps en France le privilège d’une élite. Il faut de longues années pour que les mœurs se forment. Tour à tour, dans notre siècle troublé, chaque parti, chaque intérêt est forcé de recourir à la liberté, comme à l’unique protectrice de ses droits, et ainsi s’accroît, par la faute même des gouvernemens, la base sur laquelle seront assises un jour les institutions libres. En 1848, de sanglantes insurrections ; en 1851, la terreur de l’anarchie avaient porté les coups les plus funestes au gouvernement du pays par lui-même. Le besoin de silence, de repos, d’ordre à tout prix, telles étaient les passions au nom desquelles agissait le président de la république. A la magistrature qui avait été menacée dans son existence pendant près de deux années, qui était chaque jour insultée par les écrivains ou les orateurs de la montagne, il promit la défaite des perturbateurs ennemis de l’ordre et de la société. Dans chaque compagnie, il y eut des magistrats qui répondirent à son appel et qui se déclarèrent prêts à obéir à tous les ordres. L’histoire ne parle pas de ceux qui refusèrent ces consignes de la dictature.

Dans chaque département, alors que depuis plusieurs semaines le calme était rétabli, au commencement de février, un général, un préfet, un magistrat furent convoqués pour désigner ceux que la déportation devait atteindre. Pendant tout l’hiver de 1851 à 1852, on vit se poursuivre cette œuvre d’arbitraire qui devait déshonorer le nom des commissions mixtes. On a eu tort de croire que l’ambition avait seule poussé les magistrats ; ils cédaient autant à la terreur de l’anarchie qu’à leur désir de plaire ; mais ils oubliaient, dans cette œuvre extra-légale qu’aucun code ne prescrivait et qu’aucun plébiscite ne pouvait justifier, le caractère indélébile que revêt tout serviteur du droit ; ils abdiquaient leur mission de juges, supérieure à tous les pouvoirs qui passent, pour se faire les dociles instrumens de la politique. C’est ce que les vrais magistrats ne leur ont jamais pardonné.

La constitution de 1852, en ne parlant ni des juridictions, ni des magistrats, laissait subsister le principe de l’inamovibilité ; mais en même temps, au fond des provinces, les commissions mixtes proscrivaient des juges et condamnaient à la transportai on des magistrats en déclarant « que l’inamovibilité ne saurait être un refuge. » — Plusieurs furent ainsi chassés de leurs sièges sans que le pouvoir nouveau osât les déférer à la cour de cassation, où un débat contradictoire aurait leur conduite mis au grand jour.

Quel fut le nombre des individus jugés par cette juridiction improvisée ? Dix-neuf ans plus tard, le hasard d’une révolution révéla que 26,000 individus avaient été traduits devant les commissions mixtes, et que sur ce nombre, 14,000 condamnations avaient été prononcées sur des notes informes, sur des rapports de police, sans que les condamnés vissent leurs juges, sans qu’il leur fût permis de présenter une défense, sans qu’une seule des formalités prescrites par nos codes fût observée ; sans que ces commissions politiques eussent l’air de se douter qu’il existait des lois.

Le pouvoir issu du coup d’état n’échappait pas aux conditions inséparables des gouvernemens nouveaux : il lui fallait satisfaire ses amis, et ceux-ci le pressaient de profiter de la période dictatoriale pour prendre à l’égard des corps judiciaires des mesures qui, sous l’apparence de l’intérêt public, pussent donner ample satisfaction aux ambitions individuelles. La mise à la retraite des magistrats était de tous les moyens le plus habile : depuis plusieurs années la question était débattue ; on se souvenait des projets qui la fixaient à soixante-dix ans ; on semblait réaliser une pensée déjà ancienne, et d’un trait de plume on rendait vacantes les plus hautes fonctions, au grand profit de ceux dont on voulait récompenser les services. Le 1er mars 1852, un décret fixait la mise à la retraite des membres de la cour de cassation à l’âge de soixante-quinze ans et celle des magistrats des autres juridictions à soixante-dix ans. Le rapport du garde des sceaux démontrait à grand renfort d’argumens que le principe de l’inamovibilité n’était pas atteint par une telle mesure : il lui aurait été difficile d’établir que le membre d’une cour d’appel, approchant de la limite d’âge, n’était pas menacé dans son indépendance et atteint dans sa réputation d’impartialité par la perspective d’une retraite fatale que le bon plaisir du ministre et une nomination à la cour suprême pouvaient changer en un sursis de cinq années. Il n’y eut qu’une voix dans la magistrature pour protester contre les retraites forcées aussi aveugles dans leurs effets qu’injustes dans leur application, différentes suivant qu’elles atteignaient la cour suprême ou les autres juridictions. Mais le but était atteint : la stabilité de la magistrature était diminuée, les nominations et les faveurs plus nombreuses, le renouvellement du personnel issu du gouvernement de Louis-Philippe plus rapide. La magistrature comprit bien vite les conséquences du décret auquel elle était soumise. Quelques années plus tard, une pétition en signalait les dangers au sénat, et le rapporteur, le comte de Casablanca, tout en soutenant que l’inamovibilité n’avait pas été directement violée, était forcé de reconnaître que les mœurs judiciaires avaient été altérées, que la mobilité du magistrat avait diminué son autorité et menacé la jurisprudence, qu’on ne voyait plus le magistrat se fixer et vieillir dans des sièges qu’il ne songeait à abandonner qu’avec la vie. Tant de griefs révélaient, après dix ans d’expérience, la gravité de la situation : la pétition fut renvoyée au ministre, qui nomma une commission dont nul ne put jamais connaître le travail ni les conclusions. Mais le mal subsistait : la magistrature gémissait en silence et elle était heureuse de s’associer à toutes les protestations. Elle lisait avec entraînement l’éloquent écrit d’un ancien garde des sceaux, dénonçant a cette œuvre funeste, aveugle comme une date, inflexible comme un châtiment, épargnant les infirmités qui n’ont pas l’âge, frappant l’âge qui n’a pas d’infirmités. » — « Il allait, disait M. Sauzet, une loi contre les infirmités, on a fait une loi contre la vieillesse, » et il montrait les démentis donnés de toutes parts à la loi par des magistrats honoraires dont on allait consulter les lumières et par le procureur-général à la cour de cassation dont on conservait les services. Les vieillards n’étaient pas seuls à critiquer la loi, et un jeune magistrat faisait honneur à son indépendance et à son nom en signalant le mal dans un discours de rentrée. Tout ce que M. Bérenger disait à la cour de Lyon était vrai : la surexcitation ambitieuse des magistrats avait altéré le respect pour les cheveux blancs.

Pendant qu’en 1852 les intérêts politiques absorbaient l’attention du gouvernement né du coup d’état, et que certains magistrats croyaient devoir faire au nom de la justice une œuvre qui n’en avait que le nom, la masse de la magistrature continuait obscurément sa tâche sans se laisser détourner par les bruits du dehors. Parfois ils arrivaient jusqu’à elle, et cet écho des mouvemens extérieurs, en expirant au seuil de son prétoire, servait à montrer qu’en dépit des sermens et de la dictature, elle n’était point servile. Le 22 janvier 1852, un décret rendu par le prince président avait « restitué au domaine de l’état les biens meubles et immeubles donnés par le roi Louis-Philippe à ses enfants le 7 août 1830. » Sous l’apparence d’une restitution au domaine, ce décret faisait rentrer la confiscation dans nos lois. L’émotion fut vive : M. Dupin lui-même crut devoir descendre du siège qu’il occupait à la cour de cassation. Trois ministres donnèrent leur démission avec éclat, sauf à rentrer le lendemain aux affaires par une voie détournée ; plus d’un admirateur du coup d’état se demanda, ce jour-là, comment pourrait finir un règne qui débutait de la sorte. Peu de jours après, malgré les résistances matérielles des représentans des propriétaires, les grilles de Neuilly furent forcées par les agens du domaine. Le droit de propriété était violé : les regards se tournèrent vers la justice. Le gouvernement se hâta de décliner la compétence, en refusant aux tribunaux, au nom de la séparation des pouvoirs, le droit de connaître d’un acte émanant du pouvoir exécutif. Dans un magnifique langage qu’aucun des auditeurs n’a oublié, M. Paillet et M. Berryer répondaient que l’incompétence des tribunaux, si elle était déclarée, serait un déni de justice, et qu’elle ouvrirait la porte à tous les caprices d’un pouvoir sans frein, qu’elle serait le renversement des institutions et des droits les plus fondamentaux du pays, qu’elle placerait en un mot l’autorité d’un seul au-dessus des lois. Le tribunal n’hésita pas et retint la cause : « attendu que les tribunaux étaient exclusivement compétens pour statuer sur les questions de propriété[2]. » — Ce jugement produisit dans toute la France une sensation considérable : le droit se dressait et regardait en face l’arbitraire.

Malgré l’impuissance de la résistance judiciaire, bientôt brisée par le conseil d’état, il est permis de penser que le souvenir du jugement du tribunal de la Seine arrêta dans leur germe plus d’un acte illégal ; il enleva en tous cas au gouvernement le désir de se commettre avec la justice. Les occasions, il faut le dire, étaient assez rares. Juge et partie dans la plupart des cas, le pouvoir maintenait l’ordre, grâce aux moyens que la dictature lui avait fournis. La presse périodique, soumise au régime discrétionnaire des avertissemens, n’avait plus affaire aux tribunaux. Seul, le livre avait conservé l’honneur d’avoir encore des juges ; mais les imprimeurs, tenus en respect par le monopole du brevet, refusaient leur ministère. Ce refus d’imprimer formait la plus redoutable censure ; il était rare qu’un écrit de quelque importance vînt rompre le silence morne où se complaisait la nation.

De longues années s’écoulèrent ainsi ; il faut aller jusqu’à l’automne de 1858 pour rencontrer les indices d’un réveil que nous ne pouvons passer sous silence, car il eut une influence directe sur la magistrature. Le gouvernement, irrité d’un article de M. de Montalembert sur le parlement anglais, avait jugé de son intérêt de citer l’auteur devant le tribunal de la Seine. La poursuite avait fait grand bruit. Ceux qui, pressés dans la petite salle d’audience, ont pu entendre ce jour-là M. Berryer et M. Dufaure n’en perdront jamais la mémoire ; mais la condamnation fut sévère ; le tribunal infligea à celui qui avait osé prononcer les mots interdits de régime parlementaire, de contrôle et de liberté un emprisonnement de six mois. La répression satisfit le gouvernement, qui ne cherchait plus qu’à ajouter à la condamnation l’humiliation d’une grâce, lorsqu’un appel vint renouveler le débat et, contre toutes les prévisions du ministère, restreindre la peine à deux mois. Telle était la susceptibilité du gouvernement impérial que cet arrêt produisit l’effet d’une proclamation d’innocence. Les magistrats qui y avaient pris part étaient de mauvais esprits, presque des factieux : la cour était remplie d’hommes appartenant aux anciens partis ; avec elle, le gouvernement était livré à tous les hasards ; l’hostilité des anciens parlemens allait renaître, il fallait au plus vite porter remède à un tel mal. On ne pouvait hélas ! épurer la magistrature, — du moins nul n’osait le proposer, sept ans après la fondation de l’empire, — on se décida du moins à épurer une section de chaque compagnie pour former dans toutes les cours, comme dans tous les tribunaux, une chambre quasi-politique, où le gouvernement serait assuré de faire rendre une bonne et prompte justice. Depuis la chute de l’ancien régime, nul gouvernement n’avait osé constituer de commissions extraordinaires : un bon procédé de roulement allait en tenir lieu.

Le décret de 1859 est à ce point de vue l’exemple de ce que l’habileté du pouvoir absolu peut enfanter de plus efficace pour anéantir toute résistance ; à un roulement fait par les chefs et les anciens de chaque compagnie fut substitué le régime autoritaire. Le premier président et le procureur-général dans les cours, le président et le procureur impérial dans les tribunaux préparaient chaque année le roulement, le présentaient à leurs compagnies pour la forme et le soumettaient à l’approbation du garde des sceaux. Grâce à ce procédé, dans les dix dernières années de l’empire, la justice politique fut soumise au régime des commissions[3] ; il suffisait que, dans un grand tribunal, le gouvernement eût quatre juges, trois, deux même à sa dévotion pour y posséder en matière politique une majorité certaine ; trois ou quatre conseillers lui procuraient dans les cours la même certitude. La chambre correctionnelle, qui risquait de recevoir quelques procès politiques, fut, composée avec une vigilance dont les justiciables sentirent vite le poids. Si quelques magistrats peu enclins à la sévérité s’y égaraient, ils y rencontraient des fanatiques, et dans l’une de ces chambres, à une certaine époque, tel était l’emportement que le magistrat chargé de requérir s’y fît un renom de modération en s’efforçant de tempérer l’ardeur immodérée du président.

Un jour, le corps législatif venait de rendre à la police correctionnelle les procès de presse, M. Berryer fit une sortie éloquente contre cette monstrueuse iniquité du procureur-général, choisissant, au commencement de l’année, les juges devant lesquels il lui convenait le mieux d’amener ceux qu’il poursuivait. En dénonçant la sixième chambre du tribunal de la Seine, en expliquant comment elle était composée, M. Berryer rendait à la magistrature le plus éminent service. Tous ceux qui étaient mêlés à la politique avaient pris l’habitude de juger la magistrature à travers les excès d’une seule juridiction. Il semblait qu’en France il n’y eût plus d’autre justice. Dieu merci ! il y avait, en dehors d’une section de la police correctionnelle de Paris, des âmes libres qui n’aspiraient pas à rendre des services, et qui, loin des faveurs du pouvoir, dans la sphère modeste et parmi les travaux obscurs du jurisconsulte, contribuaient à maintenir le renom de la justice civile. Il était temps que, du haut de la tribune parlementaire rétablie, le mal fut signalé et la méprise dissipée. Rarement l’orateur avait été mieux inspiré : on sentait qu’il était heureux de mettre au service de la magistrature et des lois les derniers échos de sa parole puissante. Le corps législatif était ébranlé. Le garde des sceaux, M. Baroche, dut faire de grands efforts pour ressaisir la majorité, qui inclinait à rendre aux compagnies leurs roulemens. Il y aurait échoué si, à bout d’argumens, il n’avait déplacé la question, forcé M. Berryer à parler dans sa réplique des services des magistrats récompensés par la chancellerie, et enlevé la chambre en soutenant que l’orateur de l’opposition venait d’injurier la magistrature. La parole fut refusée à M. Thiers, comme à M. Segris, et 48 voix se prononcèrent pour rendre à la magistrature les garanties nécessaires. Il est vrai que M. Émile Ollivier et ses futurs collègues avaient voté contre le gouvernement.

Aussi, deux ans plus tard, une des premières mesures du ministère libéral fut-elle de remettre en vigueur le sage décret de 1820, qui règle aujourd’hui la distribution des magistrats entre les chambres. Toutefois il est juste de reconnaître que le nouveau cabinet fut poussé dans cette voie par l’initiative d’un député qui, dès la fin de janvier, avait présenté au corps législatif un projet de loi sur la magistrature. M. Martel joignait à des convictions libérales fort vives les souvenirs d’une carrière judiciaire qui lui assurait, en ces matières, une autorité reconnue. Les dispositions du projet étaient sages et ne prétendaient à rien bouleverser : assurer la situation des juges de paix, en subordonnant leur choix comme leur révocation à la présentation ou à l’initiative des cours devenues les protectrices de leur indépendance, instituer des conditions d’aptitude à l’entrée de la magistrature, organiser des concours, investir les compagnies du droit de nommer leurs présidens, doter la cour de cassation d’un système de recrutement par cooptation, qui en ferait une académie de droit et de la jurisprudence, élever à soixante-quinze ans l’âge de la retraite, reconstituer la chambre du conseil, détruite en 1856 ; ne confier l’instruction qu’aux juges titulaires et rétablir enfin le roulement de 1820 ; telles étaient les réformes sur lesquelles M. Martel appelait l’attention des pouvoirs publics.

Ainsi, à l’heure où sonnait la chute du gouvernement de 1852, les amis éclairés comme les adversaires de l’empire étaient d’accord pour se préoccuper de l’insuffisance des garanties qui entouraient les magistrats et de la situation mesquine qui leur était faite par la hiérarchie sociale.

Le gouvernement de la défense nationale eut le bon sens de ne point user à l’égard de la magistrature de son pouvoir dictatorial. Comme en 18Ï&, ce fut en province que la délégation, en contact avec les résistances, et voulant sans doute, comme les commissaires de M. Ledru Rollin, exercer une pression sur les électeurs, imagina, à la veille du scrutin, de prononcer la déchéance de quinze magistrats inamovibles qui avaient siégé dans les commissions mixtes.

Un plus grand nombre survivaient alors ; mais quinze furent choisis par M. Crémieux. A quel titre ? de quel droit ? Quelle qu’eût été leur faute, elle n’autorisait aucun pouvoir à violer lui-même la loi pour les punir de l’avoir transgressée. Les compagnies se refusèrent à recevoir le serment de ceux qui leur avaient été donnés pour successeurs, et, dès le 3 mars, M. Dufaure présentait au nom du gouvernement un projet de loi qui annulait les décrets de Bordeaux « comme contraires au principe constitutionnel de l’inamovibilité de la magistrature. » Peut-être, disait l’exposé des motifs, le chef du pouvoir exécutif « aurait-il eu le droit de les rapporter lui-même ; mais un grand principe de notre droit public est engagé dans la question ; il n’est pas inutile que vous le proclamiez de nouveau, comme l’a fait l’assemblée constituante de 1848. » Le garde des sceaux n’avait certes pas de tendresse pour les magistrats qui avaient fait partie des commissions mixtes ; il les jugeait avec une rare énergie[4] ; mais à ses yeux il s’agissait, dans cette heure de crise où rien ne semblait solide, de profiter d’une occasion pour écrire d’avance une ligne de cette constitution qui ne pouvait manquer de consacrer plus tard l’inamovibilité.

La commission et l’assemblée furent d’accord avec le gouvernement. L’hommage fut publiquement rendu au principe. Aux réserves et aux doutes de M. Limperani M. le duc d’Audiffret-Pasquier répondit avec une éloquence qui éclatait pour la première fois dans l’assemblée nationale et qui, ce jour-là, servit à la fois à flétrir les complices du coup d’état et à placer l’inamovibilité judiciaire dans une sphère supérieure comme le droit lui-même aux caprices de la politique. (25 mars 1871.)

VI

Nous nous arrêtons à cette première discussion de l’assemblée nationale. Nous aurons occasion de rendre plus loin hommage aux efforts tentés depuis dix ans pour résoudre ce grand problème de l’organisation judiciaire. Dans cette période si rapprochée de nous, où tant d’études ont été commencées sans qu’aucune ait abouti, il serait fastidieux de chercher à renouer la suite chronologique de projets avortés. En examinant les réformes mûres que comporte la justice, nous passerons en revue les idées conçues et présentées par ceux des hommes publics qui avaient eu la sagesse d’aborder une tâche qu’il fallait accomplir sans tarder au risque de la voir tomber en des mains indignes.

Ce qu’il importe de ne pas perdre de vue en étudiant le sort et l’organisation du pouvoir judiciaire, c’est le rôle qu’il a joué parmi nous depuis la révolution. Il n’est pas une des formes qu’il a revêtues avant le commencement de ce siècle qui n’offre à la postérité une leçon. Tour à tour électifs ou soumis à la nomination d’un maître, sortis des délibérations d’électeurs choisis ou imposés par la fantaisie irrésistible d’un suffrage d’autant plus violent qu’il était moins libre, les tribunaux qui succédèrent à ceux de l’ancien régime n’eurent le temps de se faire ni une clientèle ni une place dans l’histoire. Étouffés par les désordres de la terreur qu’on pressentait, écrasés bientôt par le fracas sinistre du tribunal révolutionnaire, décimés par lui, chassés par le caprice des sections, ramenés en thermidor, affermis par la nouvelle constitution, puis bannis avec la réaction jacobine de fructidor, nommés par le pouvoir contrairement à toute loi, les juges qui siégèrent pendant ces neuf années nous montrent le spectacle de l’impuissance des institutions fondées sur le sable mouvant des fantaisies révolutionnaires. À cette instabilité qui avait lassé la nation succède un édifice solide dont les lignes étaient harmonieuses et la symétrie parfaite. L’organisation judiciaire est, à vrai dire, sortie des cahiers de 89 ; oubliée par les flatteurs du peuple, elle fut reprise et fécondée par le génie. Elle s’adapta merveilleusement à notre caractère et à nos besoins. Dotée des garanties de l’inamovibilité, la magistrature acquit une autorité et une influence considérables, recueillit dans son sein les esprits les plus distingués de cette vieille bourgeoisie française qui avait fait l’honneur de nos parlemens, se montra indépendante sous la restauration, ennemie résolue de l’anarchie à toutes les époques, peu disposée d’ailleurs à se mêler aux passions du dehors, rendant la justice civile avec une impartialité à laquelle tous les partis ont tour à tour rendu hommage, perdant de sa force dans les procès politiques, répugnant à les juger et montrant à ceux qui doutent d’elle, pour un brouillon qu’elle désavoue, dix magistrats menant une vie modeste dans la pratique obscure des vertus de famille et méritant, au milieu du tourbillon de nos villes modernes, d’être oubliés du passant et admirés du philosophe.

Ainsi se perpétuaient les saines traditions d’une magistrature dévouée à tous ses devoirs. On a vu ce que, depuis un siècle, tous ses adversaires ont dit d’elle. Nous n’avons rien caché. L’inventaire de ses fautes est facile à dresser : sortie de la meilleure partie de la bourgeoisie française, elle a partagé à toutes les époques ses croyances comme ses erreurs. Elle a eu comme elle ses jours de puissance ; comme elle, elle a tenu de près au gouvernement du pays ; aussi bien qu’elle, elle connaît aujourd’hui la mauvaise fortune et doit combattre pour conserver intacte la chaîne de la tradition. Elle a lutté sans faiblir contre les violences de l’anarchie, ce que la bourgeoisie, dans nos jours de discordes civiles, a toujours su faire, car, en France, nul ne manque de courage. Elle doit continuer à lutter contre l’esprit de désordre qui veut la détruire, sans que cette lutte pour l’existence la jette hors des sentiers du droit et de la justice, dans les ardeurs d’une réaction aveugle où elle trouverait sa perte. Les juges traversent aujourd’hui l’épreuve la plus redoutable pour les hommes et pour les institutions, l’obligation de se vaincre eux-mêmes et de demeurer en des heures où, en dedans de soi, on sent bouillonner la colère, de fidèles serviteurs de la mesure et de la modération. Ils tiennent leur sort entre leurs mains : qu’ils demeurent des juges et qu’ils ne s’enrôlent pas parmi les combattans.

Le vote qui, malgré d’éloquens efforts, vient de suspendre l’inamovibilité pour un an à l’imitation de la chambre introuvable ne doit pas ajouter à leurs alarmes. Nul doute que le sénat ne repousse une loi que ceux mêmes qui l’ont votée pour plaire à leurs électeurs déclarent tout bas n’être pas viable ; mais il est deux manières pour une chambre haute de répondre en les rejetant aux lois de colère d’une majorité qui écoute ses passions : — Elle peut ne considérer que le texte, le repousser avec dédain et passer à des discussions sérieuses. — Elle peut faire mieux, en substituant à des mesures imbues de l’esprit révolutionnaire une réforme hardie et prudente, digne de l’expérience d’esprits sages et qui constitue de la part du sénat la réplique la plus décisive à l’acte d’impolitique étourderie d’une chambre en quête de succès électoraux.


GEORGES PICOT.

  1. Il est bon de voir comment, au cours de cette mémorable discussion, on signala à quels monstrueux abus pourrait conduire l’intervention du chancelier, seul juge révocable en des affaires d’intérêt politique où il pourrait vouloir, au profit d’un intérêt ministériel, soit entraîner les juges, soit peser sur eux, soit départager par sa voix un tribunal divisé qui hésiterait. (Séances du 22 au 27 décembre 1814.)
  2. Dès le lendemain, un arrêté de conflit dessaisissait la justice et transportait la décisioa au conseil d’état, où des destitutions vinrent plus tard frapper le vaillant maître des requêtes Reverchon et décimer la minorité courageuse qui avait osé soutenir la doctrine du tribunal.
  3. Entre une juridiction composée par le procureur-général et le garde des sceaux réduisant à l’impuissance par leur accord le premier président et les anciennes commissions, la différence est imperceptible. Les commissions, qui ont acquis dans l’histoire une si cruelle célébrité, n’étaient pas composées de gens étrangers à l’ordre judiciaire ; mais il suffisait que les juges fussent triés par le pouvoir pour constituer une juridiction d’exception.
  4. « Ce n’est pas que le projet que nous vous présentons doive être, dans une mesure quelconque, une justification personnelle des magistrats nommés dans le décret j ils ont oublié les plus saines traditions de la magistrature, lorsqu’ils ont compromis dans des commissions de bon plaisir le caractère honoré dont ils étaient revêtus ; ils ont, contre toutes les règles de la justice, jugé sans connaître, condamné sans entendre, appliqué à des délits sans noms des peines inconnues dans nos lois criminelles. » (Exp. des motifs. Journal officiel du 30 mars 1871, p. 337.)