La Réforme en Angleterre - le Meeting d'Hyde Park et l'Enquête sur les Trade's Unions

La Réforme en Angleterre - le Meeting d'Hyde Park et l'Enquête sur les Trade's Unions
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 70 (p. 446-469).
LA
REFORME EN ANGLETERRE

LE MEETING D’HYDE-PARK ET L’ENQUETE SUR LES TRADES’ UNIONS

Le 6 mai 1867, Londres était en proie à une vive agitation. Depuis plusieurs semaines, on annonçait pour ce jour-là un meeting général de toutes les associations ouvrières. Il s’agissait de la réforme électorale. La manifestation devait avoir lieu dans Hyde-Park, et l’on craignait qu’elle ne devînt l’occasion de désordres encore plus graves que ceux dont les masses populaires s’étaient rendues coupables l’été dernier dans une circonstance analogue. En effet, les processions ouvrières, arrivant de divers côtés, devaient, disait-on, se réunir sous les fenêtres mêmes des opulentes et aristocratiques demeures de Park-Lane, aux cris de « guerre au capital » et « à bas la noblesse ! » Certes on était loin des heureux temps de lord Gordon, chers à la mémoire du parti conservateur, et de cette année 1780, signalée par des violences populaires qui à la même place avaient été exercées dans un esprit hostile au développement des idées libérales. Les choses sont bien changées, et la situation il y a deux mois paraissait d’autant plus grave que le ministère, après l’avoir compliquée par des alternatives de menaces et d’irrésolution, avait fini par décider à la dernière heure que le gouvernement ne ferait aucun préparatif de défense, ne prendrait aucune mesure préventive ou répressive contre la manifestation. Cependant quelques jours plus tôt, dès que le bruit s’était répandu qu’un corps de troupes devait se concentrer vers la capitale, cinquante mille citoyens, défenseurs volontaires de l’ordre, avaient prêté serment comme constables spéciaux entre les mains des autorités civiles, s’engageant à se joindre aux dix mille hommes de la police régulière. Après une telle démonstration, ce retour prudent en arrière ne devait pas même servir à calmer les esprits, car le ministère, par une incroyable négligence, oublia d’avertir la presse et le public de ce changement de tactique ; la proclamation qui avait été lancée contre le meeting ne fut point officiellement rapportée. Les gens tranquilles restèrent sous l’empire de la crainte, et le parti réformiste continua de se préparer à une collision.

Ce qui devait empêcher que la paix publique ne fût en péril ce jour-là, ce n’était ni l’attitude du gouvernement, ni même ce sentiment d’horreur des répressions sanglantes, tellement inné dans tous les cœurs anglais que le duc de Wellington lui-même, si habitué qu’il fût à la vue des champs de bataille, cédait devant l’émeute en disant que tout vaut mieux que deux heures de guerre civile. Un autre sentiment assura le maintien de l’ordre : c’est le respect de la légalité, chose dont on ne s’inquiéterait certes guère chez nous aux approches d’une émeute. Là, ce dont on se préoccupa des deux parts fut de savoir si le gouvernement avait ou n’avait pas le droit de faire fermer les grilles du parc pour empêcher un rassemblement de s’y former. A plusieurs reprises, on avait demandé l’avis des conseillers légaux de la couronne, et la réponse avait toujours été dans le sens du ministère ; mais ce qui est plus étonnant, c’est la déférence avec laquelle le chef du parti réformiste reçut cette décision et s’inclina devant la suprématie de la loi. Il est certain que Londres a dû sa tranquillité, le 6 mai, à une proclamation de M. Beales. Ce jour-là, par l’inaction systématique et imprévue des agens du pouvoir, la ville s’est trouvée à la merci de ce chef de la ligue et des trades’ unions, et quelque jugement que l’on porte sur sa politique en général, tout le monde reconnaît que si la loi n’a point été enfreinte, si la paix publique n’a été troublée en quoi que ce soit, c’est à lui qu’en revient l’honneur. Le parc, que l’on s’attendait à voir transformé en un champ de bataille, se remplit, sous l’influence du beau temps, d’un peuple immense jouissant de son triomphe le plus tranquillement du monde, et la démonstration faite, la foule, au lieu de se livrer au pillage et à l’incendie, ainsi qu’on l’avait annoncé, alla se presser gaîment autour d’un gamin mauvais plaisant qui, grimpé sur une estrade, s’était mis à la haranguer en parodiant les discours et les gestes des orateurs du meeting.

Au reste, il est curieux de connaître quel était ce moyen légal qui, selon les jurisconsultes, aurait permis au gouvernement d’expulser les membres du meeting. D’après la loi anglaise, si des personnes assemblées dans l’un des parcs de l’état faisaient une manifestation politique contrairement à la défense des autorités, le gouvernement n’aurait pas le droit de les faire sortir ni de les arrêter en masse. La police n’est autorisée en cas pareil qu’à se saisir de chaque individu pris en contravention, à le conduire jusqu’à une des grilles du parc en ayant bien soin de ne lui faire aucun mal, et là à le prier de sortir ou à l’y obliger après lui avoir demandé son nom et son adresse, afin que dans l’hypothèse d’une déclaration sincère on puisse envoyer le lendemain au délinquant une assignation à comparaître devant une cour de police. Il est bon de remarquer que cette mesure n’empêche nullement L’individu expulsé avec tant de cérémonie par une grille de rentrer par celle d’à côté. Appliqué à cinquante mille personnes, ce procédé n’aurait pas plus d’efficacité que celui par lequel on tenterait de chasser sans violence et sans bruit du jardin des Tuileries plusieurs essaims d’abeilles. N’importe telle est la loi, the law of England, comme disent fièrement les Anglais, et le fait est que le respect de cette loi, respect dont le gouvernement avait le premier donné l’exemple, a été, par une sorte de convention tacite entre lui et ses adversaires, une barrière plus forte contre l’émeute et le désordre que n’auraient pu l’être les mesures les plus draconiennes. Malheur au premier des deux partis qui franchirait cette barrière : c’est sur lui que retomberait la plus lourde des responsabilités. On comprend aisément que le ministre, M. Walpole, voulant rester sur le terrain du droit, ait reculé devant l’application d’une loi évidemment inexécutable ; on comprend moins qu’il ne se soit aperçu de cette impossibilité qu’après avoir publié sa proclamation, et qu’il ne se soit avisé de présenter une loi nouvelle au parlement que lorsqu’il était trop tard. Après ce pas de clerc, M. Walpole devait nécessairement quitter le ministère. Sa démission ainsi amenée nous a donné la curiosité de connaître quelques traits de la physionomie de ces hommes qui par leur invincible persistance et leur inflexible volonté avaient fait battre en retraite le cabinet tory et la puissante aristocratie qui le soutient. Ces deux chefs victorieux sont M. Beales et M. Bradlaugh.

M. Beales est un homme de loi assez âgé, à la barbe blanche et à la physionomie intelligente. Il exerçait un emploi public lucratif, celui de revising barrister pour le comté de Middlesex, lorsque le rôle qu’il prit comme chef de la ligue de la réforme le força de renoncer à sa charge. Son activité est merveilleuse ; durant plusieurs mois, les journaux anglais ont été remplis de ses lettres et de ses manifestes ; il est en correspondance suivie avec toutes les sociétés populaires, et les meetings en plein air n’ont pas d’orateur politique plus applaudi. Son énergie ne le cède en rien à son activité ; pressé sur tous les tons de renoncer à la manifestation, il a tenu bon, et malgré les prières et les menaces il a conduit dans Hyde-Park la foule triomphante. Les journaux radicaux parlent déjà de lui comme du futur grand chancelier d’Angleterre.

Nous avons déjà fait connaissance avec M. Bradlaugh, surnommé l’iconoclaste. Ce démolisseur est un petit clerc d’avoué fort jeune d’une physionomie accentuée dans laquelle se confondent l’obstination et l’exaltation : si ses principes, qui ne manquent pas d’adeptes, pouvaient prévaloir, les bases les plus essentielles de toute société seraient anéanties. Non-seulement il prêche et fait prêcher l’athéisme dans plusieurs villes, mais en tête de son journal, le National Reformer, il déclare que créer et détruire sont la même opération, que toute destruction est une action louable, et que le libre arbitre et la conscience sont au nombre des choses qu’il a résolu d’anéantir. Ces énormités sont propagées par lui à l’aide de petits pamphlets dans lesquels il n’épargne rien, pas même la pudeur. Dans ce pays où il n’est pas permis aux gens bien élevés de prononcer le nom d’une chemise, M. Bradlaugh ne cesse de préconiser publiquement le malthusianisme, cette monstruosité pour laquelle la langue française n’a pas de nom.

Les succès de ces deux hommes, qu’il serait peut-être injuste de confondre, ne devaient pas s’arrêter au 6 mai. Le lendemain de cette journée, ils recevaient l’adhésion de Garibaldi, qui, se faisant leur collègue, acceptait la présidence honoraire de la ligue de la réforme. Chose plus significative et plus curieuse encore, M. de Bismark leur adressait une lettre conçue dans les termes les plus flatteurs et les plus propres à enfler leur présomption et accroître leur témérité.

Si nous n’avons pas placé M. Bright parmi les triomphateurs du 6 mai, c’est qu’il se trouve actuellement un peu éclipsé par les deux nouveaux chefs de la ligue de la réforme, et qu’il a récemment perdu de sa popularité. ne d’une famille de quakers en 1811, M. Bright, qui a des intérêts considérables dans une grande filature de coton, s’est fait connaître d’abord par sa participation à la réforme des lois sur les céréales. Nommé membre du parlement en 1848 par la ville de Durham, il a généralement fait preuve du libéralisme le plus avancé et d’une âpreté de formes qui répond parfaitement à ce qu’annonce sa physionomie. Lorsqu’il est irrité, la violence de ses invectives devient telle que ses adversaires pourraient lui dire comme Lanjuinais au boucher Legendre : « Citoyen, fais décréter que je suis un bœuf, et ensuite tu m’assommeras. » Il a souvent combattu la politique de lord Palmerston, surtout lors de la guerre de Crimée et de l’expédition contre Canton. Ce qu’on lui reproche, c’est d’exciter les diverses classes du peuple anglais les unes contre les autres. Son animosité contre l’aristocratie s’est surtout manifestée dans l’opposition systématique et acharnée qu’il n’a cessé de faire au cabinet de lord Derby. S’il avait montré à l’occasion plus de résolution, il serait aujourd’hui le vrai chef de la démocratie anglaise ; mais le peuple aime le courage dans ses chefs, et il ne montre pas pour M. Bright cet enthousiasme passionné qu’un homme politique appartenant cependant à l’aristocratie, sir Francis Burdett, avait su inspirer il y a quelques années.

Dans tout autre pays que l’Angleterre, la journée du 6 mai, la retraite de M. Walpole et l’adhésion d’un politique aussi hardi que M. de Bismark auraient singulièrement rapproché du pouvoir M. Beales et ses amis ; mais chez nos voisins d’outre-Manche les choses vont rarement comme elles vont ailleurs. Le fait est qu’à partir de ce moment le gouvernement, qui semblait devoir tomber dans la rue, s’est relevé, et que, d’accord avec la chambre des communes, il a marché avec plus d’autorité et d’un pas plus résolu, dans la voie de la réforme. M. Bradlaugh a donné sa démission de membre du conseil central de la ligue en déclarant qu’il comprenait combien la présence dans le conseil d’un athée tel que lui devait être pénible à un homme profondément religieux comme M. Beales. Évidemment les chefs raisonnables sentaient qu’on avait été trop loin. Et ceci n’est pas un fait isolé ; M. Beales, qui jusqu’au 6 mai n’avait cessé d’employer son infatigable activité au profit de l’agitation, a paru moins ardent lorsqu’il a vu que l’on cherchait à l’entraîner hors des limites légales, et s’il a repris l’attaque depuis, ce n’a été qu’en cédant à la pression de son parti. La loi sur la réforme ne se fait plus dans la rue, elle se fait au parlement par l’action réunie du gouvernement et des élus du pays, et, bien que certains organes de l’opposition témoignent leur mécontentement en disant que la chambre des communes est devenue une convention et qu’elle fait les lois à elle seule, ce n’est pas précisément cela qui leur déplaît ; au fond ce qui les irrite, c’est de voir un cabinet tory parvenir à travers mille difficultés et mille obstacles à se mettre d’accord sur une telle question avec la chambre des communes.

Pour suivre le fil de la politique anglaise, il est bon de ne jamais perdre de vue la question économique, la question d’argent, quelque minime que puisse être la somme dont il s’agit. Les démonstrations populaires en faveur de la réforme avaient un poids considérable tant que l’on pouvait croire qu’elles étaient l’effet spontané de l’enthousiasme des ouvriers sacrifiant une journée de leur salaire pour se rendre au lieu du rendez-vous ; mais lorsqu’un agent comptable trop scrupuleux, en dévoilant des secrets qu’on voulait tenir cachés au public, eut fait connaître par un exemple qui avait passé sous ses yeux que les ouvriers entendaient être indemnisés sur les réserves des trades’ unions de leurs déboursés dans la grande démonstration du 3 décembre dernier (la seule qui ait eu lieu à Londres pendant les heures de travail), la foi du public dans la spontanéité du mouvement commença de s’ébranler. Une atteinte plus grave encore fut portée au caractère populaire de l’agitation lorsque l’on apprit que, sur les 3,000 livres sterling (75,000 francs) qui avaient été dépensées par la ligue de la réforme en ces démonstrations, les quatre cent quarante-quatre sociétés populaires répandues dans toute l’Angleterre n’avaient payé que 236 livres 5 shilling 11 deniers (moins de 14 francs chacune), et que le reste, c’est-à-dire la presque totalité de la somme, avait été souscrit par des inconnus. Une portion du public supposa naturellement que ces inconnus n’étaient autres que les mêmes chefs et orateurs de la ligue, et que cet argent fourni par eux servait à récompenser ceux qui les applaudissaient. Cependant ce n’étaient là que des suppositions vagues et des faits de peu d’importance. L’organisation des sociétés ouvrières n’a commencé d’attirer très sérieusement l’attention du public qu’à la suite des révélations recueillies par la commission d’enquête chargée d’étudier à fond cette question. Les découvertes épouvantables faites par les commissaires de Sheffield viennent à chaque instant jeter là-dessus un nouveau jour.

Lorsqu’au mois d’avril dernier nous signalâmes ici même les dangers des trades’ unions, cette annonce inattendue d’un péril dont personne ne paraissait se préoccuper en Angleterre fut à plus forte raison reçue en France avec incrédulité ; mais en quelques semaines les voiles se sont déchirés, et les journaux anglais, qui se doutaient à peine de ces mystères il y a deux mois, ne cessent aujourd’hui d’en parler et de sonner l’alarme.

Les ouvriers anglais, affranchis depuis 1813 des entraves qui s’opposaient au libre exercice de leur travail et ayant acquis en 1824 le droit d’association, avaient commencé dès cette époque, dans chaque métier séparément, à former des sociétés de secours mutuels au moyen de retenues périodiques sur leurs salaires. Par suite du nombre inouï des souscripteurs, ces cotisations fraternelles au profit des membres malades ou des veuves et des orphelins finirent par former des sommes énormes. Pour n’en citer qu’un exemple, il résulte du compte-rendu officiel publié l’année dernière par la société amalgamée des ouvriers qui s’occupent spécialement de certaines machines, que cette association, fondée en 1851, avait dans l’espace de quinze ans distribué en secours de différentes natures, et surtout pour soutenir certaines grèves, la somme de 484,717 liv. sterl. (plus de 12 millions de fr.). Malgré une pareille dépense, cette société, composée à la fin de 1865 de 30,984 membres, possédait à cette époque une réserve d’environ 3 millions de francs. Si l’on considère le nombre toujours croissant de ces trades’ unions, qu’on assure se composer en totalité de 800,000 ouvriers, on comprendra que leur action peut devenir irrésistible. Fortement organisées, voici comment elles procèdent pour agir de concert. D’abord chaque métier forme un corps distinct dans les différens centres de population, puis ces divers groupes se relient par des délégués hiérarchiquement constitués, et dont la hiérarchie aboutit à un pouvoir central siégeant à Londres et appelé l’exécutif. On comprendra la force immense de cette armée innombrable de travailleurs auxquels les lois fondamentales du pays assurent à la fois, par le droit illimité de réunion et par la liberté de discussion, une faculté d’action commune et simultanée. Couvertes au dehors par les garanties constitutionnelles du pays, asservies dans leur régime intérieur au pouvoir discrétionnaire que leurs chefs se sont arrogé, ces sociétés profitent ainsi tout ensemble des avantages de la liberté et de ceux de la tyrannie, et si leurs guides tout-puissans avaient été plus sages, elles auraient fini par exercer en Angleterre une irrésistible prépondérance ; mais bientôt des querelles de plus en plus, fréquentes s’élevèrent entre les ouvriers et les patrons. Les longues grèves, si contraires à la prospérité industrielle du pays, si peu patriotiques, puisqu’elles avaient pour résultat de porter à l’étranger les commandes et de faire déserter le marché national par les acheteurs, se reproduisaient à des intervalles de plus en plus rapprochés, et le bruit courut dans le public que les caisses de secours mutuels, au lieu de s’ouvrir uniquement pour le soulagement des souffrances, servaient à alimenter le feu de la discorde.

Cependant ces nouvelles associations étaient peu connues, et si elles eussent moins fait parler d’elles, il est probable que pendant des années encore elles auraient pu s’étendre et grandir. C’est un procès pour une affaire d’argent qui attira d’abord l’attention sur elles, et c’est un vice de la législation anglaise qui les amena à se constituer en sociétés secrètes.

Lorsque, dans un pays on a sous les yeux le spectacle affligeant d’une portion considérable de la nation obligée d’avoir recours au mystère pour défendre ses intérêts et pour conserver ses biens, on est naturellement porté à se dire que la liberté dans ce pays n’est pas complète ni égale pour tout le monde, et que la classe réduite à user de ces moyens a une juste cause d’accuser l’état social. L’expérience est venue tout à coup démontrer que le droit considéré en Angleterre comme le plus imprescriptible de tous, le droit de propriété, recevait une atteinte des plus graves dans la personne des associations ouvrières, et que les ouvriers couraient risque de perdre d’un seul coup tout le fruit de leurs épargnes, s’ils ne parvenaient à les soustraire aux conséquences du régime exceptionnel qui pesait sur eux par suite de la nature collective de leur propriété. On vit alors un étrange spectacle : des sociétés populaires plus ou moins socialistes d’esprit invoquant devant les tribunaux les droits sacrés du mien et du tien et les invoquant en vain sans parvenir à se faire rendre ce qui leur appartenait. Qu’on se figure d’un côté les ouvriers anglais volés impunément de leur argent le jour où ils étaient arrivés, par le fruit de leur travail, à devenir capitalistes à leur tour, de l’autre les tribunaux anglais, gardiens des biens des citoyens, sanctionnant en quelque sorte ce vol et en consacrant le principe. Voilà le spectacle ; pour y croire, il est nécessaire de se rendre compte du régime anormal sous lequel vivent les sociétés industrielles chez ce peuple qui est encore aujourd’hui le plus commerçant de l’Europe.

La législation anglaise veut que toute propriété, pour être reconnue en justice, soit individuelle et nominative. Les sociétés commerciales, sous forme commanditaire ou autre, en sont donc réduites, de même que les femmes mariées, auxquelles la législation ne reconnaît pas le droit de posséder, à éluder la loi en nommant des trustees, c’est-à-dire des curateurs ou commissaires fiduciaires, auxquels tout leur avoir appartient dès lors en droit et qui légalement en ont l’administration. Les ouvriers, à ce qu’il paraît, n’ont pas jugé à propos d’user de ce biais, et le fait est que si l’on songe aux sommes fabuleuses accumulées dans les caisses des unions, la tentation eût été grande pour un commissaire fiduciaire, et la suite l’a bien prouvé. Les sociétés continuèrent donc à grossir leurs caisses sans nommer de trustees, et leurs fonds restèrent par le fait sans propriétaire légal qui eût le droit, en. cas de perte, de les revendiquer devant les tribunaux.

Cependant, par la force des choses, la caisse de chaque association vint à être confiée temporairement à des agens comptables nommés par les ouvriers. Il y a quelques mois, un de ces dépositaires emporta la caisse. Pour en obtenir la restitution, la société lésée s’adressa aux tribunaux ; mais les magistrats refusèrent de recevoir la plainte et de poursuivre le coupable, sous le prétexte que la société ne pouvait ni posséder ni ester en justice, et comme pour rendre en quelque, sorte leur arrêt plus acceptable, ils l’accompagnèrent de considérans étrangers au fond de la question et Destinés à discréditer les unions dans l’opinion publique. C’était là un coup mortel pour les trades’ unions, et qui devait les frapper de la manière la plus sensible, non-seulement en leur ôtant la faculté de recouvrer leurs réserves, mais encore en les déclarant pour ainsi dire spoliables à merci. Ces sociétés demandèrent au moins provisoirement au parlement, pour leur propriété, la protection accordée à toute autre propriété en général. La décision des tribunaux, qui était une espèce de mise hors la loi des trades, unions, avait semblé si rigoureuse que, malgré la répugnance des chambres à s’immiscer dans les arrêts de la magistrature, un projet de loi fut présenté par les amis des ouvriers afin de relever les sociétés en général, et les unions ouvrières en particulier, de leur incapacité légale. Ce projet n’a point été adopté ; s’il eût été présenté au nom des intérêts de ces grandes compagnies de la Cité dont les entreprises prennent tous les jours des proportions plus gigantesques, nul doute que le parlement n’eût fait droit aux réclamations ; mais les trades’ unions étaient moins en faveur que jamais à la chambre des communes au moment où se discutait la réforme électorale, et on laissa leurs caisses sans protection.

A partir de ce moment, les unions agirent dans l’ombre, et à côté de leurs règlemens ostensibles elles en votèrent de secrets relatifs à l’administration de leurs finances. Bientôt, par suite de ce déni de justice, l’on vit tout le réseau des trades’ unions transformé et constitué en sociétés secrètes. C’est sur cette nouvelle phase de leur existence que les deux commissions d’enquête nommées par le parlement ont obtenu et obtiennent tous les jours les révélations les plus épouvantables.

Les deux commissions siègent séparément, et leurs travaux sont loin d’être terminés. La principale a pour président un des magistrats les plus haut placés de l’Angleterre, sir William Erle, et elle comprend plusieurs des membres les plus considérables du parlement ; dans le nombre, on remarque M. Roebuck, ce vétéran du libéralisme, dont le nom, attaché à toutes les réformes qui ont eu lieu en Angleterre depuis trente-cinq ans, devait être pour le parti démocratique une garantie de l’impartialité qui allait présider à l’enquête. Cependant M. Roebuck a bientôt perdu sa popularité et a été outrageusement sifflé. Dans le cours de l’interrogatoire, il avait posé aux témoins des questions qui ont amené des découvertes peu favorables aux unions, et c’est ainsi que par sa loyauté même il a déplu aux ouvriers. C’est là du moins le fait que certains organes du radicalisme lui ont reproché. Cet honorable député, né à Madras en 1801, est arrière-petit-fils d’un coutelier de Sheffield. Après avoir passé par le Canada, il arriva en 1824 en Angleterre et entra dans le barreau, où il occupe aujourd’hui un poste éminent. Il fut nommé membre du parlement aux premières élections qui suivirent la réforme électorale de 1832, et y prit une position indépendante de tous les partis, portant la franchise envers tous parfois jusqu’à la rudesse. Depuis 1847, il est un des représentans de cette même ville de Sheffield, qui a été récemment le théâtre des crimes odieux commandés par les chefs des unionistes.

Pour en revenir aux résultats de l’enquête et sans entrer dans des détails qui nécessiteraient de très longs développemens, nous nous bornerons à constater certains faits graves ressortant des procès-verbaux qui ont été déjà publiés par ordre des commissions elles-mêmes. L’action des trades’ unions s’exerce d’une façon contraire à la liberté du travail et aux intérêts du public, et les demandes des ouvriers, appuyées généralement par des grèves, pour obtenir une augmentation de salaire ou une diminution dans les heures de travail[1] ne sont pas justifiées par la situation du marché, ou par des motifs raisonnables. Ces demandes, les chefs des unions l’ont reconnu eux-mêmes, se produisent toutes les fois que les ouvriers se croient en mesure de dicter la loi. « Nous tâchons de prendre aux patrons le plus que nous pouvons, ont dit dans leurs dépositions les secrétaires des unions ; le reste ne nous regarde pas. »

Un autre fait non moins important dont le public a eu la preuve, c’est qu’au lieu d’encourager l’activité des travailleurs et de récompenser leur habileté, les unions s’efforcent par tous les moyens possibles de diminuer la quantité du travail produit, et, chose bizarre qui s’était déjà manifestée dans d’autres pays, semblent protéger particulièrement la médiocrité. Dans la grève qui, le 26 mars dernier, a arrêté tout mouvement sur le chemin de fer de Brighton, la demande sur laquelle les mécaniciens et les chauffeurs insistaient spécialement était de faire obtenir aux moins actifs, aux moins habiles, les mêmes avantages que la compagnie fait aux ouvriers de premier ordre. Si ces tristes tendances et ces manœuvres n’avaient été avouées par les chefs, on se refuserait à croire qu’un ouvrier actif et intelligent qui, après avoir achevé sa journée réglementaire, travaille quelques heures de plus est, en vertu des règlemens secrets, mis à l’amende. Qu’il aille se griser au cabaret, rien de mieux ; mais qu’il se garde bien de tâcher d’augmenter son bien-être et celui de sa famille par un travail supplémentaire, car, si ce crime de lèse-union est découvert, on lui enlèvera d’abord son gain au profit de ceux qui auront été s’enivrer, et, s’il persiste, il s’exposera à des punitions, à des vengeances dont Sheffield n’est pas seul à fournir des exemples.

Les règlemens les plus vexatoires, les plus contraires à la liberté, les usages des anciennes jurandes et des anciennes guilds, se retrouvent copiés dans ceux des unions. Le travail des femmes est interdit, et l’on condamne ces malheureuses à la misère sous prétexte qu’elles feraient baisser le taux de la main-d’œuvre. Le nombre des apprentis est limité, et un père ne peut faire adopter son métier à tous ses enfans ; même pour le nombre permis, il lui faut acheter l’autorisation à prix d’argent. Chez certaines nations de l’antiquité, le fils était forcé de suivre le métier de son père. Le système oppressif des castes se trouve renversé d’une façon tout aussi contraire à la liberté individuelle par les règlemens des unions. La quantité de travail à faire pendant les heures réglementaires est en elle-même limitée. L’on semble s’être proposé d’augmenter le gain des ouvriers, non-seulement sans augmenter la quantité ou la qualité de la production, mais même en mettant obstacle à tout ce qui s’élèverait au-dessus de la médiocrité, c’est-à-dire de diminuer autant que possible les profits des maîtres. Ceux qui désireront s’édifier à fond sur ce sujet n’ont qu’à lire dans les publications de la commission les dépositions de M. Mault et de M. Trollope, deux constructeurs de maisons très connus dans Londres.

Du reste le travail des commissions d’enquête n’est pas fini ; il n’avance même qu’avec lenteur. Il ne saurait en être autrement lorsque l’examen porte sur des associations dont le secret absolu est la première règle, et qui (cela a été constaté) n’obéissent dans certaines circonstances particulières qu’à des ordres communiqués par le chef à quelques adeptes seulement : chacun de ceux-ci les fait connaître ensuite à un petit nombre d’autres affiliés, et ainsi de proche en proche, sans que jamais le membre inférieur qui reçoit ces ordres sache par qui ils ont été donnés à celui qui les lui transmet. Les règlemens de ces corporations sont d’ailleurs destinés aux sociétaires exclusivement, et on ne peut se les procureur qu’avec difficulté. En voici, et cela explique tout, la clause fondamentale : « tout membre de la corporation qui parlera des affaires de la société à une personne qui n’en fera pas partie sera mis à l’amende, et tout membre qui, en faisant connaître à d’autres qu’à un de ses confrères les torts ou les injustices qu’une des autorités de l’union lui aurait fait subir, nuira au crédit de la société ou de ses chefs sera condamné à une amende ou expulsé. »

Ces prescriptions, qui forment les paragraphes 5 et 6 de l’article 34 du règlement publié l’année dernière par la société des menuisiers et des charpentiers, et qui sont généralement adoptées par les autres trades’ unions, ont une portée considérable. Elles ont pour objet de soustraire à la connaissance des magistrats les méfaits et les abus de pouvoir commis par les unionistes et surtout par leurs chefs. Par cette législation intérieure, ces sociétés forment comme un petit état indépendant, qui a sa justice particulière et prétend se soustraire à la justice du pays. Il est vrai qu’elles avaient eu à se plaindre du parlement et des tribunaux réguliers ; mais le remède qu’elles ont cru devoir apporter à cette situation est pire que le mal. C’est là ce qui les a perdues dans l’opinion publique ; cette prétention de fonder un état dans l’état leur enlève tous les jours davantage l’intérêt que la presse leur avait témoigné tant qu’elles avaient su se maintenir sur le terrain de la légalité et du droit commun.

Bien qu’exorbitantes en principe, ces amendes, ces expulsions infligées par les chefs des unions, sont loin de donner une idée suffisante des dangers que cette organisation fait courir aux sociétaires lorsqu’ils essaient de secouer le joug de leurs nouveaux maîtres. L’autorité des chefs qu’ils se sont donnés est cent fois plus arbitraire, plus dure, que ne le fut jamais celle des patrons. On voit par l’enquête que les récalcitrans sont soumis à des moyens d’intimidation violens, dont la grève actuelle des ouvriers tailleurs dans Londres n’a fourni que des exemples très pâles et qui ont été énergiquement flétris par les magistrats. Ces exécutions secrètes, qui rappellent les pratiques de la Sainte-Vehme, sont de deux sortes. Il en est quelques-unes que les ouvriers avouent, bien qu’elles ne se trouvent pas dans les règlemens ; il en est d’autres plus terribles et plus cachées, mais non moins bien constatées aujourd’hui, que les ouvriers nient avec indignation. Comme il arrive dans tous les cas pareils, ces sentences sont désignées par des mots conventionnels, dans cet argot qui est de l’essence de toute société secrète. Nous en ferons connaître une application habituelle.

Lorsqu’un ouvrier devient gênant (obnoxious) pour les autres membres de l’union, soit en travaillant dans un atelier mis en interdit, soit en ne refusant pas de travailler avec un individu étranger à la société, soit pour tout autre motif, la première punition qu’on lui inflige consiste à rompre toute relation avec lui. Les autres ouvriers ne lui parlent plus, ne répondent plus à ses questions, et au lieu de l’aider au besoin dans sa besogne ils s’efforcent de lui susciter toutes les difficultés possibles. Cette sorte d’excommunication ouvrière s’appelle envoyer quelqu’un à Coventry[2]. Si cette première punition, qui vous plonge dans l’isolement et fait qu’on vous fuit comme un pestiféré, ne conduit pas l’individu ainsi traité à faire amende honorable, il y a un second degré de pression, le rattening, qui manque rarement de produire son effet. Voici le procédé : par ruse ou à force ouverte et même à l’aide d’effraction, on s’empare des outils de l’ouvrier à l’index, et en l’empêchant par là de travailler on l’oblige, sous peine de mourir de faim avec sa famille, à se soumettre aux ordres de l’union, et même à payer en outre une assez forte amende, sans quoi les instrumens de son travail ne lui sont pas rendus. Quand à la commission d’enquête on a demandé à des ouvriers qui avaient été victimes du rattening comment ils avaient pu se soumettre à une telle tyrannie, au lieu de se faire rendre justice par les tribunaux, ils ont répondu que tout appel à la justice était défendu par le règlement, et qu’en s’adressant au juge ils auraient craint d’être estropiés (maimed) par les exécuteurs des vengeances des unions dans une de ces ignobles querelles de rue que ceux-ci savent si bien provoquer, et sur lesquelles la loi anglaise se montre en général si peu sévère. La crainte de ces vengeances, dont la source reste ensevelie dans un profond secret, est si vive qu’elle paralyse la marche de l’enquête en entraînant les témoins dans des palinodies et parfois dans des mensonges évidens. Il est de ces pauvres diables à qui on ne peut faire desserrer les dents qu’en les menaçant des peines (très sévères en Angleterre) contre les parjures. Quelques-uns des individus appelés à comparaître ont déclaré qu’ils ne parleraient que si le gouvernement s’engageait à les faire transporter immédiatement après leur déposition dans une colonie qui fût à l’abri des vengeances des unions.

Outre Coventry et le rattening, dans certaines localités, à Sheffield principalement, les associations ouvrières ont recours aux moyens les plus criminels, les plus abominables, pour faire plier ceux qui leur résistent et pour témoigner leur aversion à ceux qui les gênent.

Tout le monde a entendu parler des crimes ténébreux de Sheffield que la voix publique attribua dès l’abord aux unions, mais dont il fut impossible de découvrir les auteurs malgré les récompenses promises par le gouvernement. Les sociétés repoussèrent avec indignation ces premiers soupçons, et, pour montrer combien elles-mêmes désiraient que les coupables fussent découverts, elles promirent de leur côté une grosse récompense à quiconque les ferait connaître. Cette promesse ne produisit d’autre résultat que d’endormir dans leur sécurité les partisans des unions. Toutefois c’est en vue d’éclaircir ces mystères qu’a été instituée la commission des trades’ unions de Sheffield. Elle n’a pas siégé longtemps sans arriver aux plus tristes découvertes. Un des crimes qui avaient produit le plus d’impression était une tentative faite, il y a huit ans, pour faire sauter, à l’aide d’une mine, la maison d’un ouvrier appelé Holliwell. Celui-ci n’appartenait pas aux unions, mais il leur déplaisait souverainement, parce qu’il prenait des apprentis, chose que ces corporations ne permettent pas à moins qu’on ne leur paie des droits d’entrée considérables. A la septième séance de la commission de Sheffield, un ouvrier appelé Shaw, qui par intimidation ou par corruption avait commencé comme plusieurs autres par se parjurer, effrayé du danger qu’il courait en persistant dans le mensonge, a fait une déclaration dont nous citerons mot à mot quelques passages très naïfs et très caractéristiques.

« Me trouvant à l’âge de vingt ans, a dit ce Shaw, dans la maison de Broadhead (le secrétaire de l’union des sawgrinders, repasseurs de scie, à Sheffield), Clark vint me demander si je voulais me charger d’un job (textuellement d’une petite affaire), savoir de faire sauter en l’air Topsy (sobriquet d’un homme appelé Holliwell, qui n’appartenait pas à l’union)….. Je répondis que je voulais bien, et Clark, après m’avoir dit que nous aurions 3 livres sterling pour cela, monta dans le haut de la maison et redescendit avec trois brocs remplis de poudre à canon. Clark me dit alors qu’il allait voir le vieux Smeeton (un sobriquet de Broadhead), et lorsqu’il redescendit, il me dit que c’était Smeeton qui lui avait donné la poudre, etc., etc. »

Le témoin a raconté ensuite comment il avait volé et vendu d’accord avec Clark une partie de la poudre qu’on lui avait remise, et comment il avait employé le reste à une tentative d’explosion qui n’eut d’autre effet que de blesser Holliwell. Une semaine après l’explosion, Clark lui dit qu’il avait reçu trois quid (3 livres sterling) de Broadhead, et lui donna trente shillings pour sa part. Cette affaire, qui était connue de plusieurs autres ouvriers que Shaw a nommés dans sa déposition, resta cachée durant plusieurs années ; mais à la fin, Clark ayant consenti, à prix d’argent, à dénoncer Broadhead, celui-ci pour se mettre à couvert commença par faire voler à Shaw ses outils (suivant la pratique du rattening) et excita contre lui un nommé Martin, qui dans la salle même du comité de l’union s’efforça de lui faire sauter les yeux à coups de pouce, ce qui dans l’argot des malfaiteurs s’appelle to gouge the eyes out. Après l’avoir ainsi convenablement préparé par l’intimidation, Broadhead dit à Shaw que, s’il voulait être sage, on lui rendrait ses outils. Shaw devint sage, et sous l’empire de la peur il signa le 27 novembre 1866 une déclaration portant que jamais Broadhead ne l’avait poussé à commettre aucun crime ; mais dès qu’il fut hors des griffes de ce secrétaire de l’union, il s’empressa d’écrire au même Broadhead pour rétracter cette déclaration, en lui nommant les personnes qui pourraient au besoin établir sa culpabilité.

Dans la même séance du 13 juin dernier, un autre témoin, Hallam, reconnut qu’il avait reçu 25 shillings pour avoir rattened son propre père ; mais malgré les charges les plus accablantes il ne cessa de rétracter les aveux qu’il avait faits en présence de plusieurs personnes et par lesquels il reconnaissait avoir reçu 15 souverains (375 francs) du même Broadhead pour une autre petite affaire (job), c’est-à-dire pour avoir tenté, d’après ses ordres, de faire sauter, à l’aide de vingt-huit livres de poudre à canon, la manufacture de MM. Wheatraan et Smith, où l’on employait une machine qui déplaisait aux unions. Malgré ses dénégations, les preuves accumulées contre Hallam étaient si fortes, qu’il fut immédiatement condamné à six semaines de prison pour son refus de faire connaître le nom d’un autre ouvrier auquel il attribuait d’une manière générale certains méfaits sans vouloir le compromettre nominativement. On lui annonça en même temps qu’une double accusation pour faux témoignage et incendie serait portée contre lui, s’il ne se décidait promptement à compléter ses aveux.

Comprenant alors le danger de sa position, cet Hallam se décida après la douzième séance de la commission à faire connaître la vérité. Indépendamment de l’horreur qu’inspiraient de telles révélations, cette séance a été surtout marquée par ce qu’on pourrait appeler l’agonie morale de cet homme qui, ayant personnellement commis ou ayant pour de l’argent aidé à commettre les crimes les plus horribles, des meurtres, des incendies, des violences de toute nature, sans avoir jamais témoigné la moindre hésitation, s’évanouissait à chaque instant, et éprouvait d’effroyables convulsions au moment d’ouvrir au public les noirs replis de son âme. — Pourquoi a-t-on tiré un coup de fusil au nommé Linley ? a demandé le président de la commission d’enquête, M. Overend, à Hallam. — Parce qu’il gênait les unions. Je causai de l’affaire avec le secrétaire Broadhead, qui me dit que nous aurions le lendemain une autre conversation, dont le résultat fut que, moyennant 20 livres sterling (500 francs), je me chargerais de la besogne. M’étant adjoint un nommé Crookes qui était un bon tireur[3], nous suivîmes Linley pendant six semaines toutes les nuits (excepté, bien entendu, le dimanche), et à la fin je forçai Crookes a tirer avec un fusil à vent sur Linley, qui mourut de sa blessure au bout de quelque temps. J’avais demandé 20 livres sterling ; mais Broadhead me dit que cette affaire ne valait pas plus de 15 livres, et nous les avons partagées après le coup avec Crookes.

A partir de cette mémorable déposition, il n’y avait plus à hésiter, et Broadhead lui-même a fait les aveux les plus effroyables. Ils ont été confirmés par ceux de ses propres complices ; ces derniers, heureux d’acheter l’impunité par la franchise, ont déclaré que depuis dix ans (le gouvernement n’a pas voulu qu’on remontât plus haut) la ville de Sheffield, qui compte près de 100,000 habitans, a été soumise à la tyrannie souterraine de certaines unions dont Broadhead était l’âme et le chef, et que les meurtres, les incendies, les explosions de poudre dans l’intérieur des maisons, étaient les moyens par lesquels cette tyrannie se soutenait. La chaîne de ces crimes est trop hideuse pour que nous tentions de la dérouler. Ce qu’on ne saurait omettre, c’est que les coupables étaient assez généralement connus et que l’on n’osait pas les signaler à la justice, c’est que les secrétaires d’autres unions contribuaient aux frais de ces expéditions, c’est enfin que ces assassins et ces incendiaires ont affirmé que non-seulement ils n’avaient aucun motif d’animosité contre leurs victimes, mais que souvent même ils ne les connaissaient pas.

Ce qui est surtout remarquable dans ces petites affaires, c’est le sans-gêne avec lequel les ouvriers ont toujours agi et l’absence complète de cette espèce de pudeur qui rarement abandonne même les hommes les plus corrompus. Là où la morale et la religion ont cessé de diriger les consciences, on pourrait supposer que la crainte de la loi serait encore un frein suffisant. Il n’en est rien. Les ouvriers de Sheffield ne semblent craindre que les vengeances des chefs des unions, et ceux-ci obéissent aveuglément à leurs secrétaires comme en Syrie les ismaéliens obéissaient, il y a huit siècles, au Vieux de la Montagne. Seulement les assassins de ce temps étaient animés par l’espoir d’aller dans un paradis dont on leur faisait savourer d’avance les délices, tandis que c’est pour quelques shillings et à prix débattu qu’on assassinait à Sheffield.

En lisant les comptes-rendus des séances de cette commission, on se rappelle involontairement la célèbre enquête dont Burkhardt nous a conservé quelques passages et qui fut faite à Rome du temps d’Alexandre VI, lorsque le duc de Valentinois, jaloux, à ce qu’on assure, de la préférence que sa sœur, Lucrèce Borgia, accordait à son frère le duc de Gandia, le fit assassiner et jeter dans le Tibre. Un batelier avait tout vu, et lorsqu’on lui demanda pourquoi il n’avait pas fait sa déposition plus tôt, il s’écria qu’ayant connu dans sa vie un grand nombre d’aventures pareilles auxquelles personne n’avait fait attention il n’avait pas cru que la dernière dût produire plus d’impression que les autres. Cette réponse naïve donne une idée de l’intimidation qui régnait à Rome comme elle a régné naguère en Angleterre, elle explique l’indifférence avec laquelle ces crimes commandés par certains chefs des unions étaient considérés à Sheffield, même par des gens désintéressés et dans une assez bonne position sociale. De telles habitudes morales rappellent les temps les plus néfastes de l’Italie du XVe siècle ; rapprochées de ces scènes de brigandage commises dans Londres même par des hordes de voleurs et de pillards qui, sous prétexte d’escorter des régimens de volontaires, dévalisaient en plein jour ceux qui se trouvaient sur leur passage, elles sont bien faites pour inculquer de la modestie aux nations les plus fières de leur puissance.

Lorsqu’il sera connu dans son entier, le résultat de l’enquête relative aux crimes commis à Sheffield formera le pendant le plus curieux à ces célèbres Grands Jours d’Auvergne, si bien décrits par Fléchier, et où l’on voit la noblesse et le clergé jouer dans les provinces un rôle assez analogue à celui de Broadhead et de ses complices. Ce n’est pas à dire que les mêmes crimes se reproduisent partout où les unions exercent leur action ; elles n’ont pas besoin de recourir à ces extrémités. Lorsqu’on leur résiste, lorsqu’un ouvrier travaille dans les ateliers frappés d’interdit, des gens choisis ad hoc se présentent chez les réfractaires qui nuisent à l’efficacité des grèves et les somment avec menace de cesser leurs travaux. La plus commune de ces mystérieuses menaces, c’est d’être marqué par la société, et sans autre explication ceux qui ont entendu parler de Sheffield savent ce qu’au besoin cela pourrait signifier. La grève actuelle des tailleurs dans Londres a montré l’efficacité de ces simples paroles. Si les travaux de la commission d’enquête avaient été connus de M. Lowe lorsqu’il fit l’année dernière au parlement un discours qui lui attira tant d’injures de la part des meneurs des associations ouvrières, il aurait peut-être réussi à mieux faire comprendre au parlement dans quel inconnu on allait se précipiter. M. Lowe a toujours été du parti des réformes, mais il s’est constamment opposé au courant qui tendait à conférer l’ascendant à la démocratie avant qu’elle ne fût convenablement préparée à en user ; c’est dans cette vue qu’il n’a cessé de demander une augmentation dans la somme allouée par le parlement pour l’éducation populaire. Malheureusement ses efforts sont restés infructueux. L’Amérique est depuis longtemps le seul pays où cette question capitale de la démocratie ait été résolue. Il est à craindre que l’Angleterre ne paie bien chèrement cette économie-là.

Au reste, les Anglais ont pris le bon moyen pour mettre fin aux atrocités commises à Sheffield et ailleurs. Il suffisait de les mettre en lumière pour en faire justice. L’opinion publique s’est soulevée. Déjà les organes de la presse radicale, à commencer par le Star, se hâtent de répudier ces actes avec indignation, et se séparent des trades’ unions en disant que ce sont elles aujourd’hui qui veulent tuer la liberté. Les sociétés secrètes et leur pouvoir sans appel tombent sous le coup de l’enquête, comme est tombé le chartisme en 1849, et la majorité des ouvriers commence à entrevoir le péril qu’il y a pour elle à laisser la minorité, fût-elle composée de huit cent mille hommes, prendre la haute main et se conduire ainsi au nom du peuple. Cependant en ce moment même la contagion du mal se fait sentir : les sheffieldiades, circonscrites d’abord dans certaines localités, se reproduisent jusque dans la capitale, et le fléau ne fait que se déplacer, tandis que la réprobation universelle le poursuit. Les commissions d’enquête sont loin d’avoir achevé leur tâche, et l’on ne peut trop s’appliquer à répandre la lumière qui se fait tous les jours dans leur sein.

La question de la réforme s’est trouvée un peu rejetée dans l’ombre par celle des enquêtes parlementaires. D’ailleurs, pour tous ceux qui ont étudié sérieusement la situation, il est évident que la réforme électorale ne représente qu’un fragment de la question sociale qui se débat aujourd’hui en Angleterre avec d’autant plus d’ardeur que l’absence de révolution depuis deux siècles a laissé subsister dans ce pays une foule d’usages surannés qui sur le continent ont été balayés par le torrent de 89. Grande et forte par l’ensemble de sa constitution politique, la Grande-Bretagne est dans les détails bien plus sous l’empire des précédens que de la loi positive, même lorsque ces précédens n’ont plus d’autre genre d’autorité que leur caduque vieillesse.

On sait assez comment le ministère tory a procédé dans la voie de la réforme électorale. Après avoir essayé de résister à la pression de la ligue de la réforme, qui, dans l’agitation qu’elle répandait autour d’elle, était puissamment appuyée par la portion la plus turbulente des unions, et qui n’hésitait pas à chercher des auxiliaires parmi les rouglis[4] et les autres bohémiens de Londres, M. Disraeli, qui semble avoir reçu carte blanche du gouvernement en tout ce qui concerne la réforme électorale et qui a pleinement justifié une telle confiance par l’habileté et le tact qu’il a montrés dans cette grande affaire, est entré plus avant dans la voie libérale que ne l’avait fait l’année dernière le ministère whig. Forçant la main à son propre parti, M. Disraeli vient de faire adopter par la chambre des communes un amendement en vertu duquel sera électeur quiconque dans un borough contribue, même pour la plus faible part, à la taxe des pauvres, à raison de la maison qu’il occupe. C’est là l’ancien principe en usage en Angleterre[5], et que la grande réforme de 1832, infiniment moins démocratique que la loi de M. Disraeli, avait fait disparaître en accordant le droit de suffrage à tout locataire d’une maison dont le loyer s’élevait à 10 livres sterling (250 francs) par an. Quant aux locataires partiels (lodgers), seront électeurs tous ceux qui occupent un appartement d’un loyer de 250 francs au moins par an. Dans tous ces cas, pour écarter des hustings la partie nomade de la population et ceux que la loi anglaise appelle vagabonds, il a été décidé que l’exercice des droits politiques serait subordonné à une condition essentielle, qui est une résidence de douze mois.

Des dispositions spéciales pour les comtés (counties) appellent au scrutin tous ceux qui possèdent à titre de freehold (ce que dans le vieux droit féodal on appelait franc-alleu) une propriété d’un produit annuel de 40 livres sterling (1,000 francs) au moins. Les individus qui à titre de copyhold possèdent une propriété d’un revenu annuel de 125 francs au moins, et tous ceux qui, à raison d’un revenu de 300 francs contribuent à la taxe des pauvres seront aussi inscrits sur les listes. Ces dispositions ont été déjà adoptées par la chambre des communes, et celle-ci en même temps a décidé que les collèges électoraux qui n’auraient pas 10,000 habitans perdraient le droit de nommer un député. Cette dernière résolution, jointe à la punition infligée à certains bourgs pourris qui, pour avoir constamment trafiqué du vote, viennent de perdre le droit dont ils abusaient, a rendu vacans 45 collèges électoraux. Les sources de la vie politique seront, grâce à cette mesure, mieux distribuées dans le pays, et l’on pourra enfin faire droit aux justes réclamations de ces localités dont la population et la richesse ont considérablement augmenté depuis la réforme de 1832.

On peut considérer la suppression des collèges électoraux dans les localités qui n’ont pas 10,000 habitans comme une des innovations les plus importantes du nouveau bill. Ces bourgs et ces comtés ne devaient les privilèges dont on vient de les dépouiller qu’à d’anciennes chartes, concédées dans des temps où ces localités possédaient une importance que, pour la plupart, elles n’ont plus, et qui appartient désormais aux grands centres de production et.de mouvement commercial.

L’accroissement prodigieux de population qui s’est fait sur certains points, et auquel l’industrie a tant de part, a complètement bouleversé, dans un grand nombre de cas, le vieil équilibre des forces sociales. Nous sommes d’ailleurs bien à tort portés à comparer les bourgs anglais à nos chefs-lieux d’arrondissement et les comtés anglais à nos grandes divisions territoriales. La chose est bien différente, car en Angleterre, où il n’y a ni murs d’enceinte, ni barrières, ni octrois, les villes et les boroughs sortent continuellement de leurs limites et s’étendent dans les campagnes, c’est-à-dire dans les comtés, à mesure que l’accroissement de la population l’exige. Il en résulte que souvent une partie considérable de la population d’une ville se trouve dans la campagne, et que par conséquent elle est soumise à des dispositions électorales particulières. On voit par le dernier recensement (fait en 1861) de la population de l’Angleterre que les habitans de certaines localités ne savent pas bien eux-mêmes à quel district ils appartiennent. A Londres par exemple, et là peut-être plus qu’ailleurs, ce phénomène se produit d’une façon qui mérite qu’on s’y arrête, et cette étude pourra donner une idée de la singularité des coutumes britanniques.

La population de Londres, qui en moyenne s’accroît en nombre rond de 50,000 individus chaque année, se compose de plus de 3 millions d’habitans. Elle n’est pas enfermée dans un périmètre déterminé, ni régie par une même administration. Les districts métropolitains (c’est ainsi qu’on nomme officiellement les diverses agglomérations autour de la Cité) n’ont pas de limites précises, ou du moins les limites reconnues par la direction des postes, et qui déterminent le classement et la distribution des lettres, ne sont pas reconnues au bureau sanitaire, qui dresse sur un autre plan ses tables de mortalité. Il n’y a pour cette immense ville aucune administration centrale, les paroisses s’administrent séparément à l’aide d’autorités locales nommées par les habitans. Cette séparation est telle que tout dernièrement un individu à qui on avait volé sa montre en plein jour alla se plaindre devant le tribunal de ce qu’un officier de police, un constable à qui il avait montré du doigt le voleur, n’avait pas voulu l’arrêter ; le constable s’est excusé en disant qu’à ce moment-là le voleur était de l’autre côté de la rue, et que ce côté-là appartenait à une autre paroisse dans les affaires de laquelle il ne pouvait nullement s’immiscer. Et l’excuse fut jugée bonne.

La maison d’un individu est son château-fort ; c’est là un principe fondamental de la vie anglaise, et ce principe fait que tous ceux qui en ont les moyens, même les ouvriers, se donnent la jouissance d’occuper une maison séparée. A Londres, il y en a de toutes les dimensions et pour toutes les fortunes, pourvu qu’on consente à s’éloigner du centre des affaires. L’accroissement de la population exige en moyenne la construction d’environ sept ou huit mille nouvelles maisons par an. Comme les maisons modernes, même les plus petites, sont généralement pourvues d’un jardin, que les rues avec de larges trottoirs sont spacieuses, et qu’on croit avec raison nécessaire pour la santé des habitans de laisser dans chaque quartier de notables espaces vides, des squares, dont quelques-uns, tels que Eaton-Square, sont presque aussi grands que le jardin des Tuileries, il en résulte une immense et continuelle extension de la surface de cette étrange ville, dont les frontières sont encore moins connues que celles des districts qui la composent. Cette extension est si rapide qu’il y a une infinité de personnes qui se souviennent d’avoir chassé le canard sauvage dans ce magnifique quartier de Belgravia, où s’est logé depuis de préférence le beau monde de la capitale.

Comme toutes les grandes villes, Londres est entourée d’une multitude de villages qui sont assez misérablement bâtis. Lorsqu’elle a besoin de s’agrandir, elle passe par-dessus ces villages, les laisse ordinairement tels qu’ils sont avec leurs vieilles masures, mais les a bientôt entourés de constructions sans nombre. C’est ce qui faisait dire à Burke avec sa verve acérée que les accroissemens de Londres consistaient à ajouter des laideurs à des laideurs. L’expression n’est plus vraie aujourd’hui, car les nouveaux quartiers, s’étendant sur quatre comtés (Middlesex, Essex, Kent et Surrey), dans des campagnes où l’espace ne manque pas, présentent un aspect en général des plus satisfaisans. Cependant les pauvres vieux villages qu’il faut traverser pour se rendre à des habitations parfois magnifiques, comme celles de Palace-Gardens, nuisent beaucoup à l’effet général. Or, chose curieuse, ce sont ces mêmes villages qui, en conservant leur physionomie première, prêtent leur nom aux nouveaux quartiers. Il suffit de citer pour exemple Bayswater, Kensington, Brompton, Saint-John’s Wood, etc.

La construction de ces nouveaux quartiers donne lieu à des transactions particulières qui n’ont rien d’analogue en France, et qui méritent d’être signalées. Autour de Londres, les propriétés rurales sont en général entre les mains de familles opulentes qui ne se montrent nullement disposées à les vendre. Lorsque des capitalistes, des entrepreneurs pensent qu’il serait avantageux de bâtir dans une localité vers laquelle la population semble se porter de préférence, ils entrent en négociations avec le propriétaire du sol, le plus souvent en vue de faire des constructions très étendues, toute une rue, tout un faubourg. Le propriétaire et le spéculateur se mettent d’accord sur le nombre des maisons qui doivent être construites, sur les dimensions qu’elles doivent avoir. Le constructeur s’oblige à payer pendant un temps donné (généralement quatre-vingt-dix-neuf ans) une rente annuelle assez modérée qui s’appelle ground rent (le loyer du sol). La maison doit être tenue dans un parfait état par le constructeur, qui en peut disposer du reste comme il l’entend jusqu’au terme stipulé. Ce terme échu, la maison (rendue en parfait état) devient la propriété absolue du propriétaire du sol. Ce genre de transaction, qui est d’un usage constant, doit produire dans un temps plus ou moins rapproché un tel accroissement de richesses dans plusieurs grandes familles que le revenu de 1,000 livres sterling par jour (9 millions de francs par an), qu’on attribue actuellement par exception à un ou deux individus, deviendra chose beaucoup moins rare lorsque par exemple toutes les maisons de Russell-Square et des autres squares situés au nord du British-Museum, feront retour au duc de Bedford, et que celles de Portland-place et de Belgravia seront devenues la libre propriété du duc de Portland et du marquis de Westminster.

Lorsqu’on se demande comment M. Disraeli, qui parle toujours avec crainte de l’ascendant possible de la démocratie en Angleterre, a pu être amené à imposer pour ainsi dire à son parti, au parti tory, une loi qui va conférer le droit électoral à un nombre infini de personnes appartenant aux classes ouvrières, l’on ne saurait s’empêcher d’éprouver une grande perplexité. La loi a été faite par la chambre des communes plutôt que par le ministère, qui a cédé sur tous les points quand la pression exercée sur lui a été trop grande, et qui a même renoncé aux garanties qu’il avait voulu réserver au commencement pour les minorités intelligentes. Le plaisir de réussir à faire une loi qui avait défié tous les efforts du parti whig a pu sans doute flatter l’amour-propre du célèbre auteur de Coningsby, mais ce ne pouvait pas être là un motif sérieux pour un véritable homme d’état. Peut-être après tout M. Disraeli pense-t-il qu’une augmentation du nombre des électeurs sera moins défavorable au parti conservateur qu’on n’aurait été porté à le croire d’abord. Il y a dans d’autres pays plus d’un exemple fait pour l’encourager. Les principes philanthropiques de lord Derby et sa généreuse conduite lors de la détresse cotonnière du Lancashire lui ont donné le droit de dire avec quelque raison aux ouvriers que les tories font ce dont les whigs parlent. La présence au ministère de son fils aîné, lord Stanley, qui, avant de briller au foreign-office, avait montré la plus efficace sollicitude pour les classes laborieuses, autorise le chef du cabinet à s’attribuer une part directe dans la grande loi destinée à augmenter dans une si large mesure l’influence politique du peuple ; mais il est aussi permis de supposer que les tories ont pensé qu’une loi présentée par eux serait toujours moins dangereuse au parti conservateur que ne l’eût été un projet voté sous d’autres influences.

Jusqu’aux futures élections, tout reste en suspens, d’autant plus que personne ne sait même d’une façon approximative quel sera l’accroissement dans le nombre des électeurs. S’il fallait en croire certains organes des classes laborieuses, tels que le Daily Telegraph, cet accroissement serait de plus de 1,200,000 électeurs ; mais, si l’on ignore le nombre exact des sujets de la reine récemment appelés à la vie politique, on sait encore moins comment ces nouveaux électeurs voteront. Que la réforme soit un pas vers la démocratie, personne ne le nie, et M. Bright lui-même l’a dit dans le discours qu’il a prononcé au dernier dîner de la corporation des marchands de poisson (fishmongers). Il a reconnu que la nouvelle loi électorale était plus démocratique que celle des États-Unis d’Amérique, et il a ajouté que c’était là un acheminement de l’Angleterre vers le système républicain. Cependant, les organes les plus accrédités de l’opinion publique l’ont déclaré, la liberté est en danger en présence des unions. Et de tous côtés on se demande : Que peut-on y faire ?

Une chose que l’on peut faire, c’est de déclarer hautement que l’on ne passera pas sous le joug de gens tels que M. Broadhead et Cie et d’agir ensuite en conséquence avec ce courage moral qui n’a jamais fait défaut aux Anglo-Saxons. Les ouvriers de la Grande-Bretagne sont en nombre rond environ 11 millions, et quand ils peuvent parler librement, sans crainte d’être envoyés à Coventry, ils déplorent l’action tyrannique exercée sur eux par 800,000 unionistes, fléau des maîtres et des capitalistes aussi bien que des travailleurs salariés. Que tous ceux qui ont eu à souffrir de cette oppression s’entendent et se réunissent ; la liberté de s’assembler et de se concerter n’appartient pas seulement en Angleterre aux insensés et aux misérables qui en ont fait un tel abus. Le Times disait, il y a peu de temps, qu’il fallait que tous les fabricans, que tous les maîtres s’entendissent pour repousser des usines, ateliers et manufactures, tout individu lié à ces immorales sociétés.

Si l’on prend une résolution vigoureuse, en offrant aux ouvriers libres, qui constituent une si grande majorité, les légitimes avantages dus à la probité laborieuse, avec des conditions qui, sous une forme quelconque, les déterminent dans leur propre intérêt à multiplier et perfectionner les produits de la main-d’œuvre, on portera ainsi un coup mortel aux unions et à leurs absurdes règlemens. Le moment est opportun, l’enquête de Sheffield a commencé l’œuvre de réparation, les rapports de lord Granville et du docteur Playfair font voir, d’après les résultats de l’exposition universelle de Paris, que l’Angleterre depuis dix ans n’a pas marché aussi rapidement en avant que les autres nations de l’Europe. Or c’est justement l’industrie des fers à Sheffield et à Birmingham, c’est-à-dire dans les lieux où les unions exercent un si grand empire, c’est cette précieuse industrie qui semble le plus menacée par la concurrence étrangère. Voilà des faits auxquels aucun Anglais ne saurait rester indifférent. Aussi sur certains points la réaction est-elle déjà manifeste, et dans les assemblées des unions on s’empresse de protester contre les crimes de Sheffield et d’en rejeter sur Broadhead et sur un petit nombre d’autres têtes toute la responsabilité. Malheureusement ces protestations, quelque sincères qu’elles soient, n’inspirent pas à tous une entière confiance, et pour rassurer les esprits les unionistes feraient mieux de renoncer une fois pour toutes au rattening et à ce système d’intimidation dont la grève des tailleurs fournit chaque jour de nouveaux exemples. Qu’ils perdent ces habitudes de violence auxquelles hier encore ils s’abandonnaient en déclarant dans une assemblée générale des délégués, tenue le 26 juin dernier sous la présidence de M. Potter, un des plus pieux et des plus modérés d’entre eux, que la manière dont le Times a rendu compte de l’affaire de Sheffield est un crime non moins infâme que les plus abominables crimes de Broadhead ! Parmi les plus heureux symptômes de réaction, il faut compter aussi les déclarations faites par le Daily-News et autres organes du radicalisme, de même que par la société réformiste de Paddington, à propos des troubles de Saint-Martin’s-Hall, dont la salle, occupée par une réunion de conservateurs, a été brutalement envahie par la populace.

Pour que le gouvernement par la majorité ne soit pas une fiction, il faut que cette majorité soit réelle, et que les 10 millions d’ouvriers libres n’obéissent pas aux 800,000 unionistes, enchaînés eux-mêmes par un pacte qui les asservit à une poignée d’obscurs despotes d’une intelligence douteuse ou d’une moralité suspecte, comme l’événement ne l’a que trop prouvé. Dans plusieurs villes de province, des associations libres commencent à se former ; c’est à protéger et à développer ce mouvement que doivent s’appliquer tous ceux qui aiment véritablement le peuple. En donnant la majorité aux ouvriers, on les a rendus par le fait prépondérans dans les élections et par suite maîtres éventuels des destinées du pays. Ils apprennent aujourd’hui par leur propre expérience que la liberté n’est fertile en grands résultats que lorsqu’elle est égale pour tous et s’exerce au profit de tous, — que les coteries, même très nombreuses, même composées de 800,000 individus, deviennent naturellement tyranniques, et traînent après elles la stérilité et la ruine.


M. COLLIN.

  1. Il se produit parfois dans ces grèves des incidens bien caractéristiques des mœurs anglaises. Ainsi, le lendemain d’une grève de cochers de fiacre, on voyait placardée dans toutes les voitures de place l’affiche suivante : « les cochers de fiacre n’ayant pas la faculté de refuser de travailler le dimanche, et se trouvant privés par là de pouvoir sanctifier le jour du Seigneur, font appel à la piété du public, afin que grâce à cette considération il veuille bien ne pas prendre de voitures ce jour-là. »
  2. Cette phrase, dont bien des gens ignorent la signification, n’est pas tout à fait moderne : elle fut employée d’abord au XVIIe siècle par les cavaliers, qui envoyèrent à Coventry les puritains.
  3. Broadhead a insisté dans une de ses dépositions sur ce point, qu’il choisissait des tireurs assez habiles pour être sûr que ceux-ci blesseraient ses victimes sans les tuer.
  4. Voyez la Revue du 15 avril 1867.
  5. On l’appelait autrefois lot and scott.