La Réforme des Prisons
présentés par M. de Rémusat, le 9 mai 1840.
par M. A. de Tocqueville, le 29 juin 1840.
présentés par M. Duchâtel, le 17 avril 1843.
des Jeunes détenus, de 1838 à 1843, par M. le Préfet de Police.
La chambre des députés a repris, à la demande de M. Alexis de Tocqueville, le projet de loi sur la réforme des prisons, que M. le ministre de l’intérieur avait présenté dans le cours de la dernière session. C’est la seconde fois que le pouvoir législatif est appelé en France à s’occuper de cette grave difficulté. M. de Rémusat ne l’avait abordé qu’avec réserve ; il demandait aux chambres une espèce de blanc-seing pour le choix du système, et se bornait à poser dans la loi le principe du contrôle que réclamait l’administration supérieure sur la direction de toutes les prisons. La commission désignée par la chambre des députés pour examiner ce projet se montra plus résolue ou plus téméraire. Elle décida que l’emprisonnement solitaire, le système pensylvanien, serait le nouveau régime que l’on appliquerait à nos maisons de détention. Il faut croire que les doutes qui avaient d’abord paru assiéger le gouvernement se sont dissipés depuis devant l’autorité de la commission et de son honorable rapporteur ; car M. le ministre de l’intérieur n’a fait que reproduire dans le projet de 1843, et sans se mettre en frais d’argumens, les conclusions du rapport de 1840, sur lesquelles M. de Tocqueville insiste, comme on devait s’y attendre, dans son second rapport.
Le gouvernement et la commission semblent éprouver une égale impatience de vider le débat qui est aujourd’hui pendant. Nous comprenons cet empressement, et nous le trouvons légitime à quelques égards. On ne saurait contester l’urgence d’une solution en cette matière. Les crimes et les délits augmentent chez nous, dans une mesure sans doute qui n’approche pas des progrès que le mal a faits ailleurs, mais qui ne laisse pas d’inquiéter les esprits prévoyans. Si de pareilles tendances n’étaient pas réprimées ou tout au moins tenues en échec, il y aurait de quoi justifier les clameurs inintelligentes qui s’élèvent contre la civilisation, et les impuretés accidentelles qu’elle entraîne ou qu’elle fait jaillir dans la rapidité de sa course passeraient pour les effets nécessaires du développement social. C’est donc le devoir du gouvernement et des chambres de rechercher s’il n’y a pas ici une réforme ou un temps d’arrêt possible, et, si la possibilité existe, de mettre la main à l’œuvre sans hésiter ni faiblir.
Mais il faut se garder en même temps d’une précipitation trop peu réfléchie. Il ne faut entreprendre la réforme qu’avec les moyens de la mener à fin. Mieux vaudrait cent fois ne pas toucher à une plaie aussi vive que de l’irriter encore par un traitement insuffisant ou qui porterait à faux. Le rôle de réformateur demande tout ensemble une connaissance profonde de l’époque dans laquelle on vit, un coup d’œil sûr et une grande fermeté dans l’exécution. Sans faire tort aux ministres ni aux membres de la commission, l’on peut douter qu’ils soient convenablement préparés à de si hautes destinées. Ajoutons que le projet soumis en ce moment aux délibérations de la chambre est loin de répondre à la gravité des dangers qui se sont révélés.
Il s’agit d’arrêter cette épidémie morale, cet accroissement menaçant dans le nombre des malfaiteurs, qui, après avoir infesté nos villes, vont encombrer les bagnes et les maisons de détention. Une réforme dans le régime des prisons y suffira-t-elle ? ira-t-elle jusqu’à la source du mal ? en embrassera-t-elle l’étendue ? Voilà des questions que tout le monde se pose, et que la commission a cependant laissées de côté. Par cela seul que la chambre était saisie d’un projet spécial, les commissaires auxquels l’examen en avait été renvoyé n’ont pas cru devoir porter leurs regards au-delà.
L’amélioration du système pénal est sans contredit fort désirable ; mais il y a autre chose à faire que de modifier la règle des prisons, et quand on concentre sur ce point tous les efforts du pouvoir législatif, l’on envisage l’état social par son côté le plus étroit : l’on autorise les plaintes souvent exagérées de ceux qui disent qu’il est bien autrement pressant d’empêcher les hommes de devenir coupables que de travailler à leur amendement après qu’ils ont été condamnés, et que les lacunes de l’éducation ainsi que les misères du travail doivent attirer d’abord l’attention du législateur. Sans élever ici une question de priorité entre des améliorations également urgentes, et en admettant même que l’instinct de sa conservation porte la société à s’occuper, avant toutes choses, de cette classe d’hommes qui est en guerre ouverte avec les lois, encore faudrait-il que la réforme ainsi comprise, une réforme qui négligerait les causes pour ne s’attacher qu’aux effets, allât jusqu’au bout dans cette direction, qu’elle pourvût au sort des condamnés à leur sortie de la prison comme pendant leur emprisonnement, qu’elle réglât en un mot la situation des libérés aussi bien que celle des détenus.
Nous ne disons rien de trop, quand nous estimons que ces deux mesures se tiennent. Il servirait de peu en effet de travailler à l’amendement des condamnés, s’ils devaient se trouver exposés après leur libération aux tentations du mauvais exemple et à celles du besoin ; par contre, les précautions les plus sages dans l’intérêt des libérés auraient un succès fort douteux, si la prison ne les avait déjà préparés aux épreuves d’une existence laborieuse et soumise aux lois. En supposant qu’il y eût nécessité de choisir entre ces deux termes de la réforme pénale, l’administration devrait certainement fonder des colonies de libérés avant de songer à construire de nouvelles prisons. On saisirait ainsi les malfaiteurs de profession au moment où ils redeviennent dangereux pour la société, et l’on couperait court à cette émigration régulière qui se fait du bagne dans le monde, au détriment du repos public. Avec les prisons les plus mal administrées, les condamnés les plus dépravés auront encore une perspective d’amendement, si on leur ouvre, au moment de leur mise en liberté, des asiles où ils puissent gagner leur pain à la sueur de leur front sans être en butte aux séductions exercées par leurs pareils ni à la réprobation des honnêtes gens. Au sortir des meilleures prisons, la rechute au contraire est certaine, si vous replongez le libéré sans préparation et sans secours dans une société que soulèvent contre lui les témoignages encore récens de son passé. Aux États-Unis, le régime des maisons de détention est sévère et généralement efficace ; de plus, les condamnés, à leur libération, pouvant passer d’un état dans un autre ou s’établir sur la limite du désert, trouvent ainsi, pour rentrer dans le droit chemin, des facilités qui leur manquent ailleurs. Cependant telle est pour les libérés, en tout temps et en tous lieux, la nécessité d’un régime de transition entre la prison et la société, que la plupart retombent dans leurs premières fautes, et qu’au milieu d’un pays où les bras manquent toujours au travail, ils sont inhabiles à vivre autrement que des déprédations qu’ils commettent sur la communauté.
Un projet de loi qui réglerait la condition des libérés sans remonter jusqu’à celle des détenus serait donc insuffisant, mais du moins il serait logique ; un projet de loi qui modifie le régime des prisons sans prévoir ce que deviendront les condamnés au terme de leur détention n’est ni logique ni suffisant. Nous aurions le droit d’aller plus loin et de prétendre que le problème de l’emprisonnement est à beaucoup d’égards insoluble, tant que l’on n’a pas ouvert, en dehors des voies pénales, un exutoire quelconque à la partie dangereuse de la population. Pour citer un exemple, le gouvernement et la commission attachent une grande importance à prévenir toute communication entre les détenus d’une même prison. Cela se conçoit, si les condamnés, à l’expiration de leur peine, doivent être rejetés immédiatement dans la société ; mais quelle serait l’utilité de cette précaution dans le cas où ils auraient encore, avant de reprendre leur place comme membres de l’ordre social, à passer par un état intermédiaire destiné à les éprouver et à les réconcilier graduellement avec les habitudes normales de la vie ?
Ainsi, la préférence à donner à tel système pénitentiaire sur tel autre système dépend surtout de la combinaison que l’on aura adoptée pour l’établissement des libérés. Leur régime actuel est la mise en surveillance, régime vicieux et qui n’offre de sécurité ni pour les individus ni pour l’ordre public. La surveillance de la police, suivant les condamnés hors des prisons comme une flétrissure qui fait que l’honnête homme se détourne d’eux partout avec effroi, leur interdit les ressources laborieuses de l’industrie ; en même temps, rien ne leur est facile comme d’échapper, dans des vues coupables, aux regards de l’autorité. Les libérés rompent leur ban par centaines ; ils se ruent sur les grandes villes, où leur présence est bientôt signalée par une recrudescence des vols et des assassinats. Paris jouit, sur ce point, d’une notoriété vraiment sinistre : en dépit d’une garnison nombreuse et d’une police fortement organisée, les malfaiteurs s’y donnent rendez-vous de tous les coins du pays. Il n’y a pas d’endroit en France où la propriété et la vie courent de plus grands dangers ; chaque jour est marqué par quelque nouveau crime, et le récit de ces évènemens, mis en circulation par les gazettes spéciales, reproduit par les journaux de toutes les opinions, et commenté malignement par les feuilles étrangères, finit par amoindrir aux yeux du monde la valeur morale de la nation.
Les condamnés libérés forment le noyau de ces associations de malfaiteurs qui infestent la capitale. C’est là qu’ils ont des repaires toujours ouverts pour recevoir leurs pareils qui sortent de Poissy, de Melun, de Gaillon ou de Clairvaux ; c’est là qu’ils tiennent école pour les recrues que l’on fait si aisément parmi les oisifs qui battent le pavé ; c’est là que les infâmes traditions du métier se conservent et se renouvellent. Retranchez les libérés de la population, et le crime ne sera plus qu’un accident ; avec eux, il devient un art, l’art de mettre la société en coupe réglée.
Dans l’ordre de choses établi, ou pour mieux dire consolidé par la loi de 1832, les malfaiteurs bafouent impunément le pouvoir social. Mettre un terme à ce déplorable scandale était assurément le premier devoir, aussi bien que le plus pressant intérêt du législateur. Il fallait trouver au plus tôt un expédient qui nettoyât nos rues et nos places publiques des bandits qui en ont pris possession. Voilà ce que le gouvernement et la commission paraissent avoir perdu de vue ; le projet de loi qui est devant la chambre ne renferme en effet aucune disposition en faveur des condamnés libérés. Aurait-on jugé l’efficacité du système ministériel tellement infaillible et tellement durable, qu’il dispensât de donner aux institutions pénales leur complément naturel ? Suppose-t-on que la discipline de l’emprisonnement pensylvanien, que l’on veut importer en France, doive faire sur l’esprit des détenus une impression assez profonde pour les mettre désormais à l’abri d’une récidive, quelles que soient d’ailleurs les occasions qui viennent les assaillir dans l’état de liberté ? Il y a ici évidemment un défaut de prévoyance ou un excès de confiance ; nous ne prononcerons pas. Quelle que soit la cause, du reste, l’effet certain sera une loi dont les maladies qui travaillent la société recevront, dans tous les cas, peu de soulagement.
Nous aurions voulu élargir la discussion, mais il faut bien la restreindre pour suivre les auteurs du projet sur le terrain où ils se sont placés. Laissons donc là les problèmes de l’éducation et de l’ordre public, les salles d’asile, les écoles, les ateliers, les colonies de libérés, pour nous borner à l’examen des changemens que l’on propose dans le régime des prisons.
Les institutions pénales d’un peuple doivent être, comme toutes les lois, l’expression de son état social. Non-seulement les peines s’adoucissent à mesure que la rudesse primitive des mœurs disparaît, mais deux peuples parvenus au même degré de civilisation n’ont pas toujours le même code, et la législation de chacun d’eux porte distinctement gravée l’empreinte du caractère national. Sans doute les principes généraux qui dominent l’ordre social se retrouvent avec le progrès des temps sous toutes les latitudes, et nous ne dirons pas, avec Pascal dans ses heures de doute, que ce qui est vérité en-deçà du Rhin soit erreur au-delà. La vérité ne se manifeste pas à l’homme dans son idéal ni avec la rigidité nue d’une abstraction. L’unité du principe n’éclate jamais pour nous que sous la diversité des formes. C’est la condition que lui imposent la liberté humaine et l’individualité des races. Les nations diffèrent nécessairement par leurs lois, comme elles diffèrent par leur langue, par leurs qualités propres, par les lieux où elles vivent et par les circonstances de leur formation. La vieille Europe ne saurait se contenter des lois qui régissent, à la satisfaction commune, un peuple neuf comme celui des États-Unis. L’institution du jury a dû se modifier profondément en se communiquant de l’Angleterre à la France, et l’Allemagne, où les considérations scientifiques prévalent sur la raison d’état, repousse d’une manière absolue cette innovation peu compatible avec ses instincts naturels.
Il y a des époques dans l’histoire où les nations éprouvent le besoin de se rapprocher et de communier ensemble dans quelque grande entreprise. Ce que le catholicisme avait fait pour l’unité européenne au moyen-âge, la révolution française l’a fait au commencement du XIXe siècle, en propageant tantôt par l’exemple et tantôt par l’épée les idées de liberté et d’égalité que la philosophie du siècle précédent avait inaugurées. De là, l’universalité de notre langue et l’adoption presque générale de nos codes ; voilà pourquoi les opinions de la France sont devenues, à un jour donné, la monnaie intellectuelle du continent. Mais le gouvernement est aujourd’hui accompli ; cette époque est arrivée à son terme. Le travail d’assimilation ayant cessé en Europe, les tendances individuelles reprennent leur cours.
Il faudrait fermer les yeux à la lumière pour ne pas voir que la vogue des opinions cosmopolites a fait son temps, et que les nationalités hier encore les plus indécises travaillent désormais à se fixer et à se renforcer. Dans un pareil moment, chaque peuple doit tendre à construire sa législation d’après le caractère qui lui est propre, et les lois ont moins que jamais la chance d’être obéies, si elles ne sont pas l’expression exacte des mœurs, ainsi que de l’état des esprits. La convention a pu lancer des décrets taillés sur le patron des institutions grecques ou romaines ; les conseillers de la restauration se sont proposé, dans leurs combinaisons législatives, l’imitation de la Grande-Bretagne : ces tentatives éphémères ne sont plus même possibles aujourd’hui. L’opinion publique exige du législateur qu’avant de saisir les chambres d’un projet, il ait étudié, pour en préparer les dispositions, les besoins et les vœux du pays.
À notre sens, un projet de loi sur la réforme des prisons suppose l’étude préalable des conditions de la pénalité en France, ainsi que la connaissance de cette race particulière de malfaiteurs qui peuple nos maisons de détention. L’observation est aussi la condition première de la thérapeutique dans l’ordre moral. Les tempéramens des peuples diffèrent entre eux de même que ceux des individus, et s’il y a une présomption naturelle en matière de réforme, c’est que celle qui a réussi dans une contrée quelconque ne saurait obtenir ailleurs un semblable succès.
Voilà le principe auquel déroge et que nie même implicitement le projet de loi. Nous mettons le gouvernement hors de cause, car le gouvernement a rempli un rôle purement passif. Les opinions qu’il soutient ne sont pas les siennes ; c’est à la commission de 1840 et à celle de 1843 qu’en revient la responsabilité. L’un et l’autre de ces comités renfermaient assurément des hommes capables ; mais qu’on nous permette de le dire, ni l’un ni l’autre ne présentait un seul publiciste qui eût pris la peine d’étudier à fond les prisons de la France et l’état de la criminalité dans notre pays. Le nom de l’honorable rapporteur, M. A. de Tocqueville, pèse sans contredit dans ces questions d’une autorité à laquelle nous ne faisons pas difficulté de rendre hommage ; il lui a manqué cependant de porter, sur nos établissemens de détention et sur les condamnés qui les habitent, cette observation intelligente et attentive qui lui a révélé le mécanisme des institutions pénales de la société et du gouvernement aux États-Unis. M. de Tocqueville connaît les prisons américaines ; il n’a pas assez vu, il ne connaît pas nos prisons. Or, ici comme en toutes choses, pour améliorer avec quelque efficacité, il faut avoir sondé d’abord l’étendue et la nature du mal.
Ainsi, le projet de loi ne présente pas les résultats d’une expérience acquise ; il ne repose pas sur l’observation, il n’a rien qui soit propre à notre caractère ni notre état social. La commission, au lieu de songer à un système national, ne s’est préoccupée que des moyens d’introduire en France un système étranger. Elle a porté ses regards au-delà de l’Océan ; elle a vu en Amérique deux innovations qui se disputaient la faveur publique, le régime du travail en silence pendant le jour et de la séparation cellulaire pendant la nuit adopté à Auburn, et le régime de l’emprisonnement solitaire de jour et de nuit établi à Philadelphie. C’est entre ces deux combinaisons que la commission a fait son choix ; le travail de l’honorable M. de Tocqueville est consacré à déduire les raisons qui l’ont déterminé.
Le rapport de la commission est écrit avec un véritable talent ; mais toute l’habileté déployée par le rapporteur ne saurait racheter les vices du système auquel on s’est arrêté. Avant d’en aborder la discussion, il convient d’indiquer ici les principales dispositions du projet de loi.
La pensée qui le domine est, pour emprunter les termes de l’exposé des motifs, « de centraliser d’une manière directe, forte, précise, le service des prisons, de le soumettre à une discipline générale, à des règles uniformes, de le faire entrer plus complètement dans ce système d’unité gouvernementale qui est le principe de nos institutions, et auquel la France a dû depuis cinquante ans un si grand nombre de perfectionnemens et de progrès. » Aussi, le premier article du projet place-t-il toutes les prisons non militaires sous l’autorité immédiate du ministre de l’intérieur. Nous n’avons pas d’objection à élever contre cette disposition. L’unité de direction dans les établissemens pénitentiaires du royaume est le seul moyen de rendre les effets des peines égaux pour tous les condamnés soumis au même châtiment, et les réformes qui vont du centre aux extrémités ont plus de force pour triompher des obstacles qu’elles peuvent rencontrer. La centralisation en pareil cas est une mesure de prudence aussi bien que d’équité. Le gouvernement britannique l’a compris comme le nôtre ; mais les pouvoirs locaux en Angleterre étant très jaloux de leurs prérogatives, il a fallu que l’administration centrale, au lieu de donner des ordres, procédât par voie de conseil, d’encouragement et d’inspection.
Les prisons se divisent en maisons d’arrêt et de dépôt destinées à renfermer les prévenus et les accusés jusqu’au jour où ils comparaissent devant les tribunaux, et en maisons pénales affectées à la séquestration des condamnés. Point de difficulté sur les établissemens préventifs. Tous les publicistes s’accordent à demander que les prévenus et les accusés soient placés dans des maisons ou dans des quartiers distincts, que la surveillance immédiate des prisons ou quartiers affectés aux femmes soit exercée par des personnes de leur sexe, que les inculpés, renfermés le jour comme la nuit dans des cellules particulières, n’aient entre eux que les rares communications qui auront été autorisées par le préfet ou permises par le magistrat instructeur, et les articles 5, 6, 7, 8, 9, 10, 11 et 12 du projet de loi donnent pleine satisfaction sur tous ces points.
Sous la restauration, une philanthropie peu éclairée s’opposait à la séparation des inculpés. On confondait encore cette précaution d’humanité et de morale avec l’espèce de torture connue sous le nom de secret, que les magistrats infligent quelquefois à des accusés pour arriver plus sûrement à la découverte de la vérité. La différence est profonde cependant. Le secret plonge le détenu dans une solitude absolue, rompt pour lui toute relation avec la société, et le laisse souvent face à face avec des remords dont une oisiveté forcée augmente la terreur. La séparation élevée entre des inculpés n’empêche au contraire que les communications qu’ils pourraient avoir entre eux ; elle admet la visite des parens, des amis, du défenseur, et si le prévenu travaille dans sa cellule, le produit du travail lui appartient. Nous conviendrons que, même avec ces adoucissemens, une réclusion aussi absolue peut à la longue exercer une funeste influence sur la santé et sur l’esprit ; mais la détention préventive est en général assez courte, et il serait facile de l’abréger encore. En 1838, sur près de 19,000 individus arrêtés pour crimes ou délits, et qui ont été déchargés des poursuites ou acquittés, 13,000 avaient passé moins d’un mois en prison, et 285 seulement y avaient passé six mois ou plus de six mois[1]. Or, la réclusion solitaire, quand elle ne dure pas plus de deux ou trois mois, ne saurait avoir des effets bien profonds ni bien fâcheux. Aussi, dans l’état de New-York, où le système d’Auburn a pris naissance, on a néanmoins adopté la séparation de jour et de nuit pour les détenus avant jugement.
Ajoutons qu’aucun autre régime n’est moralement possible dans la détention des inculpés. L’organisation du travail en commun exige que l’emprisonnement ait un terme certain, et qu’il soit de quelque durée ; on ne peut pas y soumettre des détenus qui ignorent eux-mêmes le temps qu’ils passeront dans la prison. Il en résulte que, partout où les prévenus et les accusés communiquent librement entre eux, ils demeurent nécessairement oisifs ; et quelle influence est plus corruptrice que celle de l’oisiveté parmi des hommes rassemblés ? Enfin, si la société pense avoir le droit de s’assurer de la personne des inculpés jusqu’au jour du jugement, c’est un devoir pour elle de veiller à ce que l’honnête homme, que le malheur des circonstances a jeté sous la main de la justice, ne subisse pas malgré lui le contact des malfaiteurs ; pour remplir ce devoir dans une situation où tous les détenus sont présumés innocens, il n’y a pas d’autre système de discipline que l’isolement.
Les établissemens de détention qui renferment les condamnés se divisent chez nous en trois classes. Les prisons départementales reçoivent les condamnés à moins d’un an d’emprisonnement. Les maisons centrales sont destinées aux détenus qui ont un emprisonnement d’un an et au-dessus à subir. Les bagnes sont réservés aux condamnés aux travaux forcés. Dans la pensée du législateur, pensée conforme au sentiment public, l’échelle pénale devait présenter plusieurs peines et non plusieurs degrés de la même peine ; on avait donc cherché à établir diverses espèces d’emprisonnement. La prison sans travail pour les condamnés à moins d’un an formait le premier degré ; la prison avec travail marquait le second ; le troisième était le travail qui exige l’emploi d’une grande force musculaire, le travail pénible et dans les fers. La pratique a un peu renversé cette gradation. Les maisons centrales en effet, depuis les règlemens qui suppriment la cantine et qui prescrivent le travail du soir, ont atteint le maximum de sévérité que comporte notre système pénal ; les bagnes au contraire, par le relâchement des habitudes laborieuses, sont les établissemens où les condamnés jouissent de la plus grande liberté. Aussi les détenus des maisons centrales soupirent-ils après le régime du bagne et nous pourrions en citer bon nombre qui ont commis des crimes dans le seul espoir de se faire condamner aux travaux forcés.
Qu’il soit nécessaire aujourd’hui de modifier assez profondément notre code pénal pour proportionner avec plus d’exactitude la sévérité du châtiment à la gravité du délit, voilà ce que nous n’entendons pas contester ; mais le remaniement peut s’opérer de deux manières, soit en établissant des peines mieux graduées, soit en y substituant une peine unique, sans autre aggravation possible que celle de la durée.
Le système qui repose sur la variété des châtimens est certainement le plus logique des deux ; il repose sur des principes que toute bonne législation répressive a respectés. En effet, les crimes et les délits ne diffèrent pas seulement par le degré de perversité qu’ils révèlent, ni par le trouble plus ou moins profond qu’ils jettent dans les rapports sociaux ; il y a aussi entre les atteintes portées à l’ordre moral une diversité réelle de nature, et lorsque le législateur se propose à la fois la punition et l’amendement des coupables, il doit peut-être modifier le caractère de la peine d’après le caractère et selon les causes du délit. Sans aller plus loin, n’est-il pas étrange que l’on traite dans nos prisons les bandits de la Corse de la même manière que les malfaiteurs parisiens ? La médecine considère comme barbares les méthodes qui affichent la prétention de servir, avec une égale efficacité, de remède contre toutes les maladies. Pense-t-on que les désordres moraux admettent plus aisément ce remède unique, et qu’une même cause les explique tous ? Irons-nous aujourd’hui, malgré l’expérience acquise depuis trois siècles, à la recherche de cette pierre philosophale dont la pensée tourmenta l’enfance du monde savant ?
Dans notre humble opinion, la commission et le gouvernement tentent l’impossible en cherchant à faire prévaloir en France, contrairement aux précédens avérés de notre législation, le système qui n’oppose à tous les délits qui se commettent dans la société qu’une seule et même peine plus ou moins durable selon les cas. Le choix de cette peine a été une erreur encore plus grave, et sur laquelle nous devons particulièrement insister.
Les termes dans lesquels est conçu le projet de loi manquent absolument de franchise. Il affecte de conserver la distinction établie par le code entre l’emprisonnement, la réclusion et les travaux forcés, et il propose de diviser les prisons en maisons d’emprisonnement, maisons de réclusion et maisons de travaux forcés. On dirait, en parcourant cette nomenclature, que les auteurs du projet ont eu en vue la diversité des peines, et que chacune des catégories qu’il renferme répond à un système différent de discipline pour la répression des crimes, ainsi que pour l’amendement des condamnés. Il n’en est rien cependant, et ces classifications purement nominales ne sont, à tout prendre, qu’un jeu de l’esprit. Qu’on lise attentivement le titre iii du projet, et l’on verra que le régime y est absolument le même pour toutes les maisons de travaux forcés, de réclusion et d’emprisonnement. En effet, dans les unes comme dans les autres, les détenus doivent être séparés (art. 2) pendant le jour et pendant la nuit ; chaque détenu doit être renfermé dans un lieu suffisamment sain, spacieux et aéré (art. 22) ; le produit du travail des condamnés appartient à l’état (art. 24) ; les condamnés pourront être autorisés à recevoir les visites de leurs parens et des membres des associations charitables, etc. (art. 28) ; deux heures par jour seront réservées pour l’école, pour la lecture et pour les visites (art. 29) ; les condamnés septuagénaires ou ceux qui auront subi, pendant douze ans consécutifs, la torture de l’emprisonnement solitaire, seront séparés pendant la nuit et employés en commun et en silence pendant le jour (art. 33). La seule différence admise par le projet entre les condamnés consiste en ceci que, dans le cas où il conviendrait à l’administration de remettre aux détenus une partie des produits de leur travail, cette somme ne pourra excéder les trois dixièmes pour les condamnés aux travaux forcés, et les cinq dixièmes pour les condamnés à l’emprisonnement. Je me trompe, il est dit encore, à l’article 13, que les condamnés aux travaux forcés seront employés aux travaux les plus pénibles. Mais que signifie cette réserve dans un système qui n’autorise que le travail en cellule, et qui exclut par conséquent la sape, la charpente, la coupe des pierres, les terrassemens, ainsi que le transport des fardeaux ?
On le voit, le système du projet est bien réellement celui de la peine unique, et cette peine est l’emprisonnement solitaire ou pensylvanien. La commission, nous le savons, a la prétention de faire autre chose que ce qui a été fait à Philadelphie ; M. le rapporteur annonce qu’elle a dépouillé l’emprisonnement individuel des rigueurs inutiles dont on l’avait entouré, et qu’elle ne se propose pas tant « de mettre le détenu dans la solitude que de le placer à part des criminels. » Voilà pour le programme ; interrogeons cependant les réalités. De quelle manière s’y prend la commission pour interrompre la solitude qui est l’effet inévitable de l’emprisonnement séparé ? Elle décide que le condamné pourra recevoir des visites, que la lecture et l’enseignement feront partie de son régime quotidien. Mais les mêmes règles se pratiquent à Philadelphie, où les condamnés ont aussi des livres et sont visités par le directeur de la prison, par les gardiens, par l’instituteur moral et par les inspecteurs, sans que ces communications fréquentes atténuent la funeste influence exercée par la solitude sur la santé ni sur la raison des détenus. Il n’y a donc rien de sérieux dans les distinctions que l’on s’efforce d’établir ; le système qu’il est question d’importer en France est bien littéralement celui dont la Pensylvanie fait l’expérience depuis quatorze ans. Quels résultats a-t-il produits dans cette période ? A-t-il justifié l’attente de ceux qui l’avaient institué, et les fruits qu’il a portés sont-ils de nature à autoriser l’enthousiasme affiché hautement par ses imitateurs ? Voilà ce qu’il est à propos d’examiner.
La commission ne s’est pas dissimulé que les faits qu’elle avait à produire servaient assez mal la cause du système qu’elle avait embrassé, et, bien qu’elle ait exposé ces faits d’une manière incomplète, inexacte et partiale, elle a senti la nécessité de prémunir encore le public contre les inductions qu’il pourrait être tenté d’en tirer. « Il est bien certain, dit M. de Tocqueville dans son rapport, que l’emprisonnement est un état contre nature, qui, en se prolongeant, ne peut guère manquer d’apporter un certain trouble dans les fonctions de l’esprit et du corps. Cela est inhérent à la peine et en fait partie. L’objet des prisons n’est pas de rétablir la santé des criminels ou de prolonger leur vie, mais de les punir et d’arrêter leurs imitateurs. Il ne faut donc pas s’exagérer les obligations de la société sur ce point, et si dans les prisons les chances de longévité ne sont pas très inférieures à ce qu’elle eussent été dans la liberté, le but raisonnable est atteint. L’humanité est satisfaite. »
Sans doute l’objet de l’emprisonnement n’est pas de rétablir la santé des criminels, de leur fournir des maisons de campagne, comme on dirait dans la langue des prisons ; mais il faut éviter un autre excès, qui aurait des conséquences tout aussi fâcheuses : en se tenant en garde contre l’écueil d’une fausse philanthropie, il ne faut pas tomber dans une cruauté inutile et sans motif. L’emprisonnement est un état contre nature par les restrictions qu’il apporte à l’exercice de la liberté ; cependant, s’il vient à jeter le trouble dans les fonctions de l’esprit ou du corps, tenez pour certain qu’il n’est pas bien réglé, et que l’on a excédé, dans l’application de la peine, l’intention réelle du législateur. Quoi de plus indigne de la loi que le défaut de franchise ? Et n’aurait-on pas le droit de l’accuser d’hypocrisie, si les peines contenaient des tortures cachées, si, au lieu de jeter les coupables dans une prison, on les plongeait dans un tombeau ?
Il ne doit y avoir dans la peine que ce que le législateur a expressément déclaré. Toutes ces misères, que le rapport de la commission représente comme inhérentes au châtiment et comme en faisant partie, sont des peines additionnelles que l’on n’a pas le droit d’infliger aux condamnés. Si vous en voulez à la vie des coupables, il faut avoir le courage de prononcer une sentence capitale ; si vous ne les destinez qu’à l’emprisonnement, c’est votre devoir de faire que cet emprisonnement ne retranche rien de leur raison ni de leurs jours.
Toutes choses égales, la vie moyenne devrait être plus longue dans la prison que dans la société. La prison ne renferme ni enfans ni vieillards, et les chances de la mortalité ont, comme on sait, moins de prise sur des hommes qui sont généralement dans la force de l’âge et dans la vigueur de l’esprit. Ajoutons, avec le directeur de Philadelphie dont M. le rapporteur ne récusera pas l’autorité, que « la régularité du régime et l’absence de tout excès font plus que compenser pour les détenus les avantages du grand air et de la liberté des mouvemens[2]. »
Des maladies fréquentes et une grande mortalité sont les plus terribles accusations qui puissent s’élever contre le régime d’une prison. Nous ferons bon marché des prisons de la France à cet égard. S’il était nécessaire de prouver que nos bagnes et nos maisons centrales appellent une réforme, nous citerions, après M. de Tocqueville, les calculs du docteur Chassinat ; nous rappellerions qu’il meurt sept détenus dans les maisons centrales, et cinq dans les bagnes, pendant qu’il meurt deux personnes dans la société. Mais à quoi servirait cette démonstration ? Tout le monde n’est-il pas convaincu ? En voyant quinze cents à deux mille détenus entassés dans des bâtimens carrés qui n’ont ni air ni espace, qui n’aurait prévu de pareils résultats ?
C’est donc par un abus flagrant du raisonnement que la commission, dans son rapport, compare la mortalité qui décime les prisons de la France à celle qui sévit dans le pénitencier de Philadelphie. Nos maisons centrales ne suivent ni la règle d’Auburn ni aucune autre ; elles n’ont pas été disposées pour admettre une discipline efficace, et elles sont dans les plus mauvaises conditions de salubrité. Pour qu’une comparaison de ce genre ait quelque valeur, c’est entre des prisons réformées qu’il faut l’établir. Aux États-Unis, la pratique de l’emprisonnement se partage entre le système d’Auburn, qui prescrit l’isolement cellulaire pendant la nuit avec le travail en commun pendant le jour, et le système de Philadelphie, qui est la séparation de jour et de nuit. La population des détenus confinés dans les prisons des divers états se compose d’élémens à peu près semblables ; mais il s’en faut que les effets de la détention soient les mêmes partout.
« Nous avons examiné, dit le Times[3] dans un article digne d’attention, les tables de la mortalité dans quinze pénitenciers des États-Unis pendant les années 1840 et 1841. Neuf de ces établissemens observent la règle d’Auburn, et six la règle de Philadelphie. Dans les premiers, dans ceux où l’emprisonnement solitaire n’est pas en vigueur, la proportion du nombre des décès à celui des détenus a été de 1 sur 45 ; dans les autres, on a compté en moyenne 1 décès sur 23 détenus : le même excès dans la mortalité a été remarqué à Millbank pendant que ce pénitencier était soumis au système pensylvanien. » À ce témoignage on peut ajouter celui de la société de Boston, qui dit dans son dernier rapport[4] : « En 1836 et en 1837, suivant le rapport du médecin de la prison, les décès à Philadelphie étaient de 3 pour 100 parmi les détenus blancs, et de 6 à 7 pour 100 parmi les détenus de couleur. En 1838, de l’aveu des inspecteurs, la mortalité a été plus forte ; en somme, le nombre des décès à Philadelphie a été d’environ 5 pour 100 de 1837 à 1841, tandis que la mortalité moyenne dans les prisons soumises à la règle d’Auburn n’était que de deux pour cent. »
Le médecin de Philadelphie, comparant, pour l’année 1838, la mortalité de la prison à celle de la ville[5], a trouvé pour la prison 2 décès 85/100 sur 100 détenus blancs, et 11 décès 80/100 sur 100 détenus de couleur. C’est, dans le premier cas, 75/100 pour 100 de plus que dans la vie libre, et dans le second 7, 60/100 pour 100. Ainsi, à ne prendre que le dire de ses propres partisans, le régime pensylvanien abrégerait d’un tiers les chances de la vie moyenne pour les blancs, et triplerait pour les hommes de couleur les chances de mort. Ce dernier fait, pour le remarquer en passant, démontre sans réplique, à notre avis, qu’en supposant que l’emprisonnement solitaire convînt à une race de détenus, il ne s’ensuivrait pas qu’il pût convenir à toutes les autres, et M. de Tocqueville est assez mal fondé à soutenir que l’argument tiré de la différence des populations ne s’appuie sur le résultat d’aucune expérience, alors qu’il se rencontre, sans sortir des États-Unis, une race d’hommes qui ne résiste pas à l’emprisonnement solitaire, et pour laquelle ce formidable régime est quatre fois plus meurtrier que pour la race des Anglo-Américains.
Il tombe sous le sens qu’un système d’emprisonnement qui augmente ainsi les chances de mortalité parmi les détenus doit affaiblir la constitution de ceux qu’il ne tue pas et les prédisposer à un grand nombre de maladies. On en trouvera la preuve dans le rapport du médecin de Philadelphie sur l’état sanitaire de la maison pendant l’année 1839[6]. En effet, sans compter 73 cas de maladie, dont les condamnés avaient, selon lui, apporté le germe dans la prison, cet observateur constate lui-même 196 atteintes sérieuses à la santé des prisonniers, ce qui donne 1 malade sur 2 détenus. Aucune prison connue ne présente un pareil catalogue d’accidens. Ajoutons que ce catalogue, si lamentable qu’il soit, ne dit pas tout. On y a porté les maladies graves, mais on a passé sous silence ces infirmités qui ne se manifestent que par le dérangement de certains organes, laissant encore à l’homme la faculté d’agir et de s’appliquer au travail. M. Charles Dickens, qui a visité le pénitencier de Philadelphie, non pas en romancier, mais en observateur, et avec une sûreté de coup-d’œil que n’ont pas montrée bien des philanthropes de profession, a remarqué que la plupart des détenus avaient contracté dans la prison un tremblement nerveux, et que d’autres étaient devenus presque sourds après plusieurs années de détention : tant il est vrai que les facultés que l’homme n’exerce pas finissent par se détruire, les organes se rouillant dans cette inaction absolue.
On vient de voir à quel point l’emprisonnement solitaire avait été fatal à la santé des détenus dans le pénitencier de Philadelphie. L’action de ce système sur leur raison n’est pas moins funeste ; la commission elle-même le reconnaît. « Il y a eu à Philadelphie, dit M. de Tocqueville dans son rapport, un certain nombre de surexcitations mentales qui, s’étant manifesté dans la prison, peut être attribué au régime en vigueur. » Après un pareil aveu, nous ne comprenons pas que la commission ait passé outre. Si le but que l’on se propose en renfermant les malfaiteurs dans les prisons est non pas d’éteindre ou d’énerver leur intelligence, mais seulement de les mettre hors d’état de nuire et de les préparer à une vie meilleure, comment des hommes graves peuvent-ils recommander à la chambre et à la France un système qui, dans leur propre conviction, surexcite l’esprit des détenus au point de les exposer et de les disposer à la folie ?
Il est bon de noter qu’en faisant cette concession aux adversaires du projet, la commission ne semble pas avoir connu toute l’étendue des malheurs dont elle admet l’existence dans son rapport. « En 1838, dit l’honorable rapporteur, quatorze cas de surexcitation mentale ou de folie ont été constatés dans la prison (la population était de 387 détenus) ; en 1839, le nombre des cas a été de vingt-six (la population étant de 425) ; en 1840, il y a eu dix ou douze cas d’hallucination. » Ce n’est pas là le nombre réel des victimes. En consultant les documens officiels, on trouve que le pénitencier de Philadelphie a compté en 1837 quatorze détenus atteints de démence sur 376, ce qui donne la proportion de 1 sur 27. L’année suivante, le nombre des malheureux frappés de folie s’est élevé à dix-huit sur 387 détenus, ou 1 sur 21. Enfin en 1839, l’épidémie s’étendant avec la durée de l’emprisonnement, il y avait vingt-six cas de démence sur 334 détenus, ou 1 sur 16. Les résultats de 1840 et 1841 n’ont guère été moins désastreux, ces deux années ayant présenté ensemble 32 cas de folie. Ainsi en cinq années, de 1837 à 1841, quatre vingt-dix détenus sont devenus fous dans la maison de Philadelphie. Quel commentaire ne pâlirait devant la simple énumération de ces faits ?
Pour atténuer l’impression qui en ressort, M. de Tocqueville avance, sur l’autorité des inspecteurs de Philadelphie, que les facultés intellectuelles de plusieurs détenus étaient plus ou moins altérées avant leur entrée dans la maison. Cette circonstance, en la supposant avérée, irait droit contre l’induction que l’honorable rapporteur a voulu en tirer ; elle prouverait en effet que le régime de la prison développe, quand il ne les fait pas éclore, les germes de la folie. M. de Tocqueville affirme encore, toujours d’après la même autorité, que le plus grand nombre des cas de démence ont été guéris à l’aide d’un traitement qui a duré de deux à trente-deux jours. En exprimant notre parfaite incrédulité sur ce point, nous ne faisons que reproduire le sentiment avec lequel ont été universellement accueillies en Amérique les assertions que M. de Tocqueville reproduit. Enfin, l’honorable rapporteur attribue au caractère particulièrement austère que l’emprisonnement séparé avait dans l’origine à Philadelphie, les terribles conséquences de ce système. Pour répondre à l’observation de M. de Tocqueville, il suffit de rappeler que le régime du pénitencier avait déjà reçu les prétendus adoucissemens que l’on nous propose d’appliquer ici au système pensylvanien, lorsque la folie s’y est déclarée en permanence avec le caractère le plus aigu[7].
Et ce n’est pas dans la Pensylvanie seulement que la détention solitaire a porté de tels fruits. En 1840, le pénitencier de New-Jersey, où prévaut la même règle, a compté 12 cas de démence sur 150 détenus. Dans l’état de Rhode Island, les accidens se sont tellement multipliés sous l’empire du régime pensylvanien, qu’on a fini par l’abandonner. En 1839, à une époque où l’état sanitaire des prisons américaines se trouvait dégagé de toute influence épidémique, le médecin du pénitencier de New-Jersey, le docteur Coleman, décrivait dans les termes qui suivent l’action du régime sur l’intelligence, ainsi que sur la santé des prisonniers :
« Parmi les condamnés, il y en avait plusieurs qui venaient de l’ancienne prison. Tant qu’ils vécurent dans cette maison, ils jouissaient d’une santé robuste, et, durant les deux premières années qu’ils passèrent dans le pénitencier, ils se plaignaient médiocrement. Maintenant ils sont devenus faibles, languissans, et portent tous les symptômes d’un véritable déclin de leurs forces physiques… Dans le nombre des prisonniers, on compte plusieurs cas de démence. Quelques-uns, au moment de leur admission, paraissaient avoir l’esprit dérangé, et leur état ne s’est pas amélioré depuis… On voit aussi des prisonniers qui montrent une simplicité enfantine ; ce qui prouve qu’ils ont l’esprit moins pénétrant qu’à leur entrée dans la prison. Ces symptômes, ou une partie de ces symptômes, s’observent parmi tous ceux qui ont passé dans le pénitencier plus d’une année. »
C’est à un partisan du système pensylvanien qu’échappent ces aveux remarquables. Il voit les effets de ce régime tels qu’ils sont, et néanmoins il persiste : « Continuez, dit-il, la réclusion solitaire encore plus long-temps, ne donnez pas aux détenus d’autres moyens d’exercer leurs facultés mentales que ceux qu’offre cette sorte d’emprisonnement et bientôt le bandit le plus déterminé aura perdu l’énergie et l’habileté (his capacity for depredating) qui le rendaient redoutable à la société. » À la bonne heure, voilà de la franchise ! Le docteur Coleman ne veut pas faire de la philanthropie avec l’emprisonnement solitaire ; il préfère ce système à cause des incapacités physiques et mentales qui en sont la conséquence. Ne croyant pas sans doute à l’amendement des détenus et voulant les mettre dans l’impossibilité de nuire, il consent à les mutiler moralement pour le reste de leur vie. Cela rappelle la pratique des peuplades barbares qui coupent un pied à leurs prisonniers pour les empêcher de fuir.
Au reste, l’emprisonnement solitaire a perdu du terrain en Amérique depuis qu’il a été possible d’en constater les effets. On lit dans le dix-huitième rapport de la société de Boston :
« En 1838, il n’y avait que trois prisons d’état (prisons centrales) dans les États-Unis qui eussent adopté la règle pensylvanienne, savoir : deux dans la Pensylvanie, et une dans le Nouveau-Jersey, tandis que, dans l’espace de quelques années, la règle d’Auburn s’était répandue dans le Nouveau-Hampshire, dans le Vermont, le Massachusetts, le Connecticut, l’état de New-York, le Maryland, le district de Columbie, la Virginie, la Georgie, le Tennessee, l’Illinois, l’Ohio et le Haut-Canada. Depuis 1838, aucun état en Amérique n’a adopté le système séparé, à l’exception de Rhode Island, qui l’a déjà abandonné, 6 prisonniers sur 37 ayant perdu l’esprit. La Louisiane, l’état de Mississipi, l’Alabama, le Kentucky, Indiana, Michigan et le Maine ont embrassé le système d’Auburn. Quelques maisons de correction sur le plan de Philadelphie existent dans la Pensylvanie, dans le New-Jersey et dans la ville de New-York ; on en projette une autre dans le Kentucky. Mais le plan d’Auburn s’est étendu et s’étend généralement aux prisons de comté ainsi qu’aux maisons de correction, dans les états du nord, du sud et de l’ouest. Les maisons de refuge pour les jeunes délinquans en Amérique sont toutes construites sur le plan de la séparation de nuit et du travail en commun pendant le jour. »
C’est donc dans la période où le système pensylvanien devient impopulaire en Amérique, où son expansion est complètement arrêtée depuis cinq ans, et où le déclin est déjà visible en attendant l’abandon, que le gouvernement et la commission nous proposent de l’adopter en France ; on conviendra que le moment de l’enthousiasme et de l’importation est assez mal choisi. Si l’exemple des États-Unis ne suffit pas du reste, il semble que celui de l’Angleterre devrait nous avertir. Le gouvernement britannique s’était d’abord passionné pour l’emprisonnement solitaire, et il avait l’intention de l’appliquer à toutes les prisons ; mais l’expérience n’a pas tardé à faire justice de cet engouement irréfléchi. La première épreuve du système eut lieu dans le pénitencier de Millbank à Londres ; en dix-huit mois, quinze détenus y succombèrent et perdirent entièrement la raison. L’on résolut alors de modifier la règle de la maison : la durée de l’emprisonnement solitaire fut limitée à trois mois pour chaque détenu, et, à l’expiration de cette période, il fut permis aux condamnés de causer entre eux pendant la récréation. Cette réforme date du mois de juin 1841, et pendant les dix-huit mois qui suivirent, le comité de surveillance l’affirme dans son rapport de 1843, cinq cas de folie seulement se déclarèrent dans la maison. Il est probable que, si au lieu de se borner à un adoucissement du régime solitaire, on y avait tout-à-fait renoncé, cette démence en quelque sorte endémique eût complètement disparu.
Le gouvernement anglais a fait construire à Pentonville, dans la banlieue de Londres, une prison modèle dans laquelle on observe strictement la règle de Philadelphie. Aux termes de l’acte qui en autorise la création, les détenus ne doivent pas y rester enfermés plus de dix-huit mois ; c’est une espèce d’appendice et de préparation au servage auquel les déportés sont soumis dans l’Australie. En réduisant la durée de cette épreuve à dix-huit mois, le gouvernement a voulu donner satisfaction à l’opinion publique, et tenir compte des faits. Eh bien ! ce terme se trouve encore trop long pour les détenus. Il n’y a pas un an que Pentonville est habité, et déjà il a fallu transférer à Woolwich, dans le ponton qui sert d’hôpital, environ quarante condamnés, réduits par le régime solitaire à un tel état de maigreur et de faiblesse, que bien peu de ces malheureux paraissent devoir recouvrer la santé. Le 24 janvier[8], une enquête ouverte à Woolwich, après le décès d’un condamné, a constaté qu’il était mort des effets de l’emprisonnement pensylvanien, malgré les soins qu’on lui avait prodigués après sa sortie de Pentonville pour le ramener à la vie. Cet homme, quoique dans la fleur de l’âge, présentait l’aspect d’un véritable squelette, et son corps n’était plus qu’une masse entièrement desséchée. Outre ceux qui sont morts ou qui sont à la veille de mourir, on a transféré à l’hospice de Betlehem trois condamnés qui étaient devenus fous, l’un dès le mois de juin, l’autre dans le mois d’août, et le troisième avant la fin de décembre 1843. Il semble, d’après cela, que l’influence délétère que ce système exerce sur les facultés mentales soit aussi prompte qu’elle est terrible. À Pentonville, les deux premiers cas de folie se sont déclarés en moins de six mois. À Philadelphie, et suivant le rapport des médecins, sur 18 détenus atteints de démence en 1838, 10 avaient perdu la raison après un séjour moyen de cinq mois, et 8 après avoir passé deux années dans la prison. À Lausanne, sur 24 aliénés du pénitencier, 13 ont montré presque immédiatement des symptômes de démence, 9 sont devenus fous au bout de quelques mois, et 2 après deux années d’emprisonnement.
Nous avons parlé de Lausanne ; l’expérience qui a été faite dans ce pénitencier, bien qu’elle n’affecte pas des dimensions colossales, nous paraît plus concluante à beaucoup d’égards que celle de Philadelphie. La prison de Lausanne, qui est presque une prison française, tant les populations limitrophes ont de rapport entre elles, a passé, depuis le commencement du siècle, par trois régimes différens. De 1803 à 1826, la règle était la même que celle de nos maisons centrales, la réunion des prisonniers dans les dortoirs pendant la nuit, et le travail en commun pendant le jour ; de 1826 à 1834 règne un nouveau système, imitation imparfaite de la règle d’Auburn ; enfin, de 1834 à 1841, l’on aggrave les rigueurs de ce régime pour les détenus ordinaires, et l’on adopte pour les détenus en récidive le système pensylvanien. Dans un ouvrage remarquable[9], M. le docteur Verdeil, membre du grand conseil, a jugé ces trois périodes par les résultats qu’elles avaient produits. On y voit 1 seul aliéné dans la première période, 2 dans la seconde, et dans la troisième 31. M. Verdeil paraît croire que la mortalité n’a pas varié ; mais M. Gosse[10] a démontré, par une analyse plus exacte des mêmes faits, que l’emprisonnement solitaire avait nui à la santé autant qu’à la raison des détenus. Nous le laisserons parler :
« Du 1er novembre 1834 au 1er janvier 1842, 580 prisonniers, dont 458 hommes et 122 femmes, ont été soumis au travail en commun, et 103 prisonniers, dont 85 hommes et 18 femmes, ont été reclus solitairement.
« Des 458 hommes, il en est mort 13, ce qui fait 2, 83/100 morts pour 100 détenus. Des 122 femmes, une seule a succombé, soit 0, 82/100 pour 100 détenues. Les décès pour les deux sexes n’ont donc pas dépassé, dans la vie d’atelier, la proportion de 2, 41/100 pour 100 détenus, chiffre inférieur à celui de la mortalité de la ville de Lausanne, qui est en moyenne de 2, 58/100 pour 100 habitans.
« Dans le même espace de temps, sur les 85 hommes reclus solitairement, il en est mort 6 dans la prison, ce qui fait une mortalité de 7, 06/100 pour 100 détenus. Les femmes ont présenté une mortalité plus effrayante : sur les 18 recluses solitaires, il en est mort 3, soit 16, 60/100 pour 100 détenues !
« Les cas d’aliénation mentale survenus dans le pénitencier présentent des circonstances analogues, quoique moins tranchées. Des 31 cas qui appartiennent à cette époque, il faut en retrancher 5 qui avaient déjà été atteints de symptômes plus ou moins marqués de folie avant leur dernière incarcération. Restent 26 aliénés, dont 21 hommes et 5 femmes sur 683 détenus, ce qui donne une proportion de 38 06/100 aliénés des deux sexes sur 1,000 détenus.
« Des 21 aliénés mâles, 12 faisaient partie des 458 condamnés travaillant en commun, soit 26 20/100 pour 1,000 détenus de cette catégorie, et 9 appartenaient aux 85 détenus en cellules solitaires, soit 105 88/100 pour 1,000 détenus de cette catégorie.
« Des femmes aliénées, 4 appartenaient aux 122 détenues travaillant en commun, soit 32 78/100 pour mille détenues ; enfin une aliénée faisait partie des 18 détenues en cellules solitaires, soit 55 55/100 pour 1,000 détenues !
« La proportion moyenne des aliénations mentales, pour les hommes du même âge que les détenus, était en 1826, dans le canton de Vaud, de 3 93/100 aliénés des deux sexes sur 1,000 habitans.
« La proportion énorme des aliénés mâles dans la réclusion solitaire frappe d’abord… Comment expliquer une pareille aggravation, si ce n’est en admettant l’influence de l’isolement continu auquel se sont joints les effets du vice honteux qu’engendre la solitude.
Les faits que nous venons de citer ont paru assez graves aux autorités du canton de Vaud pour déterminer l’abandon du système. Le conseil d’état vient de décider que la réclusion solitaire ne s’appliquerait plus qu’aux condamnés en récidive, et qu’elle ne pourrait pas se prolonger au-delà de trois mois[11].
Pour compléter cette énumération, il faut dire quelques mots du pénitencier de la Roquette, où l’isolement cellulaire est employé à l’éducation des jeunes détenus. M. de Tocqueville, comparant les résultats sanitaires de ce régime avec ceux de la vie commune qui était d’abord en usage dans la maison, dit que la moyenne des malades n’est que de 7 77/100 pour 100 sous l’influence de l’emprisonnement solitaire, tandis qu’elle était auparavant de 10 à 11 pour 100. Nous n’acceptons pas la question ainsi posée. Tout le monde sait que le régime qui a précédé à la Roquette celui de l’isolement ne ressemblait à aucun système régulier, et l’on ne s’étonnera pas de trouver l’état sanitaire, aussi bien que l’état moral, réduit au plus bas dans cette abominable confusion. Mais indépendamment de toute comparaison, comment la commission peut-elle applaudir au régime actuel, qui a produit, en 1840, 40 décès sur 455 enfans ; en 1841, 48 décès sur 451 enfans ; et en 1842, 37 décès sur 433 enfans ? Est-ce donc un état de choses normal et avantageux à la société que celui qui ne concentre tant d’enfans dans une maison d’éducation ou de réforme que pour en vouer annuellement à la mort tantôt 1 sur 11 et tantôt 1 sur 10 ? Encore faut-il observer que, grace à la faculté de mettre provisoirement en liberté les jeunes détenus, on fait sortir de la prison, avant l’expiration de leur peine, ceux dont la santé paraît trop faible pour résister à une détention prolongée. Si les membres de la commission avaient pris la peine de visiter la Roquette plus d’une fois, ils eussent remarqué très certainement cette enflure aux jambes qui se manifeste dans les premiers mois de l’emprisonnement, et ils auraient compris qu’il y a une véritable barbarie à priver d’air et de mouvement ces malheureux enfans de Paris, qui sont trop souvent couverts de scrofules, et auxquels l’éducation de la ferme serait physiquement et moralement cent fois meilleure que celle de la prison. Un homme de bien, un homme connu par sa sollicitude éclairée pour les misères sociales, le docteur Kay Shuttleworth, nous disait, après avoir parcouru les funèbres rapports de M. le préfet de police sur l’établissement de la Roquette : « Si une maison pareille existait en Angleterre, on l’aurait déjà rasée jusqu’au sol. »
M. de Tocqueville a cherché à établir que de tous les systèmes d’emprisonnement la détention solitaire était la seule qui n’exigeât pas, dans la discipline intérieure, l’emploi de punitions fréquentes, et notamment celui des châtimens corporels. Sans discuter ici les reproches qu’il adresse aux prisons régies en Amérique par le système d’Auburn, et sans examiner s’il y a de l’équité à se prévaloir des désordres qui règnent dans nos maisons centrales, où la disposition des lieux rend nécessairement toute règle inefficace, nous croyons utile de rappeler les faits qui tendent à prouver que le système pensylvanien ne dispense pas plus qu’un autre de déployer certaines rigueurs envers les détenus indisciplinés. Dans le pénitencier de Glasgow, suivant le témoignage des inspecteurs, les punitions sont fréquentes. Elles consistent dans la privation de nourriture ou de travail, dans la cellule ténébreuse, dans les fers (handcuffs) : quelquefois même on a recours, pour dompter les enfans, aux châtimens corporels, ou bien on les plonge dans un bain froid. À Philadelphie, le gardien fut blessé grièvement, il y a quelques années, en luttant contre un détenu furieux. Dans la même prison, non-seulement la privation de nourriture et de travail, ainsi que la cellule ténébreuse, sont employées contre les détenus récalcitrans ; mais pendant assez long-temps on y a fait usage, pour empêcher les prisonniers de troubler la maison par leurs cris, d’un affreux et homicide instrument connu sous le nom de bâillon de fer (iron gag), et dont voici la description telle qu’un membre de la législature pensylvanienne, M. M’elwee, l’a donnée[12] :
« Le bâillon de fer est un instrument de fer brut, ressemblant au mors d’une fausse bride, portant vers le milieu une plaque de fer d’un pouce carré et garni aux deux bouts de chaînes que l’on attache derrière le cou. On plaçait cet instrument dans la bouche du prisonnier, la plaque de fer pressant sa langue, le mors entrant aussi avant que possible, et les chaînes étant ramenées le long des joues jusque derrière la tête. On faisait passer le bout d’une chaîne dans l’anneau qui terminait l’autre chaîne, on le serrait fortement jusqu’au quatrième anneau, et l’on assujettissait le tout avec un cadenas. Les mains du prisonnier étaient ensuite introduites dans des gants de cuir garnis de gâches en fer, et croisées derrière le dos. On passait des courroies de cuir dans les gâches et autour du bâillon, puis on les serrait étroitement en relevant les mains vers la tête. La pression, agissant ainsi sur les chaînes et par les chaînes sur les joues ainsi que sur les veines jugulaires, causait d’horribles tortures et pouvait amener un épanchement du sang dans le cerveau. Un détenu nommé Macumsey a perdu la vie au milieu de cet infernal supplice ; plusieurs autres y ont enduré des tourmens qui excèdent les forces de l’homme ; il devrait être aboli à jamais. Les annales de l’inquisition espagnole ne présentent pas de torture plus épouvantable. »
La peine du bâillon a été abolie en effet dans la Pensylvanie ; on a cédé aux justes réclamations de l’opinion publique, soulevée par la fin tragique de Macumsey. Cependant ce qui s’est passé à Philadelphie peut se renouveler ailleurs. Dans tout autre système d’emprisonnement, la cellule solitaire est le moyen le plus puissant de châtier les infractions à la discipline. Mais dès que vous faites de la solitude le régime habituel du détenu, que vous reste-t-il pour réprimer la résistance qu’il est quelquefois tenté d’opposer à la règle de la prison, si ce ne sont ces traitemens barbares que prodiguait le moyen-âge, et dont rougit notre civilisation ? Les chaînes et les châtimens corporels nous paraissent les auxiliaires obligés du système pensylvanien. La logique de ce régime avait conduit ceux qui l’administrent à la détestable invention du bâillon de fer ; l’humanité de notre époque a brisé cette arme dans leurs mains. Quoi que l’on fasse pourtant, à moins d’énerver l’emprisonnement solitaire, il faudra bien accorder aux gardiens de la prison un pouvoir discrétionnaire qui aille, dans certains cas, jusqu’à placer à côté de la peine légale des peines disciplinaires qui en altèrent la portée et qui en excèdent l’énergie. Point de milieu : le système doit se relâcher jusqu’à la faiblesse, ou se tendre jusqu’à la cruauté.
Le grand argument des partisans du système pensylvanien consistait jusqu’ici dans la vertu que l’on supposait à ce régime pour prévenir les crimes et les délits, en un mot, dans un effet d’intimidation. Il faut leur enlever ce dernier refuge ; laissons encore une fois parler les faits. Depuis que l’emprisonnement solitaire est en vigueur aux États-Unis, le nombre des détenus, loin de diminuer, comme on l’avait prédit, n’a fait que s’accroître. Le pénitencier de New-Jersey, qui ne renfermait en 1836 que 113 prisonniers, en a reçu 141 en 1837, 163 en 1838, 166 en 1839, et 152 en 1840. Dans le pénitencier de Philadelphie, et sans remonter aux trois premières années de l’institution, qui pourraient passer pour un temps d’épreuve, on comptait 123 détenus en 1833, 183 en 1834, 266 en 1835, 360 en 1836, 386 en 1837, 387 en 1838, 417 en 1839, et 434 en 1840. D’après le rapport fait par les inspecteurs, il paraît que sur 1,480 détenus qui sont entrés dans cette prison depuis l’ouverture de l’établissement jusqu’au 1er janvier 1842, 460, ou 31 sur 100, étaient en état de récidive, et qu’ils avaient été emprisonnés à Philadelphie ou ailleurs depuis deux jusqu’à neuf fois. On aura beau compulser nos annales criminelles, on n’y découvrira pas de plus tristes résultats[13]. Les récidives ne sont pas moins fréquentes à Glasgow. Les inspecteurs admettent, dans leur rapport de 1836, que les condamnés à court terme reviennent très souvent dans la prison. Ils citent particulièrement un jeune homme qui, à l’âge de 18 ans, avait encouru déjà 22 condamnations. Les femmes semblent être encore plus incorrigibles. Plusieurs ont été enfermées jusqu’à 68 fois ; mais ces exemples pâlissent devant celui d’une détenue qui, à l’âge de 39 ans, avait subi 81 condamnations, et qui avait passé au total treize années de sa vie dans le pénitencier.
À Lausanne, l’amélioration des condamnés soumis à l’emprisonnement séparé n’a pas été plus sensible. Tandis que les libérés qui sortaient du quartier où règne le système d’Auburn n’ont présenté, les hommes que 11, 59/100 récidives p. 100, et les femmes que 13, 08/100 récidives pour 100, parmi les reclus solitaires la proportion a été pour les hommes de 50, 84/100 récidives sur 100 libérés, et pour les femmes de 66, 66/100 récidives sur 100 libérées.
Ainsi, le nombre des récidives aux États-Unis, en Écosse et dans le canton de Vaud, est tout aussi considérable que dans les pays, comme la France, où la réforme pensylvanienne n’a pas encore pénétré. Doit-on en conclure que l’emprisonnement solitaire n’intimide point les criminels ? Nous sommes fort éloigné de le penser. Cette peine, en se prolongeant, brise tout ensemble la vigueur physique et l’équilibre de l’esprit ; il est impossible que l’on ne redoute pas un châtiment qui agit sur l’organisme avec une telle puissance de destruction. Néanmoins la terreur est une impression trop vive pour être durable : elle s’efface avec le temps ; puis, comme nous l’avons dit ailleurs, les hommes craignent aussi la peste, ce qui ne les empêche pas de trafiquer avec les pays qui en sont le foyer.
On se fait une déplorable illusion, si l’on imagine que l’intimidation, dans l’ordre pénal, puisse tenir lieu de tous les principes. Il ne sert de rien d’effrayer les coupables, quand on néglige en même temps de corriger leurs mauvais penchans et de les mettre, après leur libération, à l’abri des occasions de mal faire qui viennent les assiéger. Nous dirions volontiers de la détention, quand elle n’a pas d’autre principe que la terreur, ce que l’on a dit des religions fondées uniquement sur la crainte. Le judaïsme n’a jamais fait de conquêtes, il ne s’est pas répandu comme le polythéisme dans les premiers temps et comme le christianisme plus tard. Il est resté la croyance d’une tribu que ce culte isole encore du monde entier.
Les dispositions du projet de loi montrent que l’on s’est préoccupé à l’excès du danger des communications entre les détenus. Est-il possible de les prévenir, même en appliquant le système pensylvanien avec la dernière rigueur ? Le gouvernement et la commission n’hésitent pas à le penser, mais les faits démentent cette supposition. À Philadelphie, en 1835, les détenus, en communiquant entre eux par les conduits qui aboutissent à chaque cellule, avaient concerté une insurrection générale ; l’esprit de révolte s’était fait jour à travers toutes ces doubles portes et à travers tous ces doubles murs. À Glasgow, une partie des femmes travaillent en commun ; quant aux enfans, on est obligé, pour leur donner un peu d’exercice, de les réunir chaque jour dans les galeries. À Pentonville, malgré les masques dont on couvre la figure des détenus, ils se reconnaissent mutuellement en travaillant à la pompe, et ils causent ensemble en se rencontrant dans le trajet des cellules aux préaux.
Les communications sont inévitables entre détenus. Au lieu de chercher à y mettre obstacle, il vaudrait mieux les faire tourner à bien, comme il est arrivé à Millbank, où des prisonniers ont appris de leurs camarades à lire et à écrire pendant les courtes heures du repos en commun. Au surplus quand les condamnés ne se connaîtraient pas, et quand ils ne formeraient pas d’associations coupables dans la prison échapperaient-ils pour cela, leur détention expirant, aux tentations du dehors ? Écoutons le directeur du pénitencier de Philadelphie :
« Avec des êtres aussi dépravés, dit M. Wood dans son rapport de 1838, parmi lesquels se trouvent beaucoup de malfaiteurs émérites, et qui, à peine mis en liberté, accourent dans les cabarets si nombreux de la ville et du comté, il ne peut manquer d’arriver que quelqu’un d’entre eux encoure, une année ou l’autre, une nouvelle condamnation. » Le chapelain du pénitencier, qui a recueilli les confidences des détenus, explique dans le même sens les récidives auxquelles ils sont entraînés ; il pense que la plupart, après avoir mené pendant quelque temps une vie laborieuse et honnête, rencontrent d’anciens complices qui les ont bientôt ramenés à leurs habitudes d’ivrognerie et de vol. Il existe donc dans toute société des repaires du vice qui attirent les néophytes, et qui servent de rendez-vous aux bandits de profession. Et c’est peu de prévenir les associations dans la prison, s’il reste en permanence dans nos cités des associations bien autrement redoutables, espèces d’écoles professionnelles qu’on ne supprimera qu’en donnant un autre cours à la population dont elles s’alimentent, c’est-à-dire en colonisant les libérés.
Mais quand la société ferait pour les condamnés, à l’expiration de leur peine, ce que néglige de faire le projet de loi ; quand les détenus, au sortir des maisons pensylvaniennes, trouveraient un refuge dans des établissemens lointains ; en supposant l’institution complète, nous doutons encore que l’emprisonnement solitaire laissât dans le cœur des coupables ces germes de réforme qui sont les garanties de l’avenir. La commission, elle, n’en doute pas. « L’emprisonnement individuel, dit M. de Tocqueville dans son rapport, est de tous les systèmes, celui qui rend le plus probable la réforme morale des criminels, et qui exerce sur leur ame l’influence la plus énergique et la plus salutaire. » Examinons cette opinion.
Il y a deux écoles en morale : la doctrine ascétique, qui veut que l’homme trouve en lui seul la règle du bien et la force de l’accomplir, et la doctrine religieuse, qui montre la société dépositaire des traditions, et qui fait de l’action exercée par les hommes les uns sur les autres le grand levier de l’amendement ainsi que du progrès. L’école ascétique, après avoir inventé les épreuves pythagoriciennes, les ermites chrétiens, les couvens en Europe et les extravagances des fakirs en Orient, se rabat, dans la civilisation moderne, sur l’isolement des condamnés. Cette dernière forme n’est ni la moins déraisonnable ni la moins absolue.
On comprend les solitaires de la Thébaïde. C’étaient des hommes de choix qui allaient porter dans le désert les aspirations d’une ame détachée du monde et pleine de Dieu. À défaut de la société, ils avaient la nature, avec laquelle ils s’entretenaient, dans un sublime dialogue, des merveilles de la création et des problèmes de la destinée. La solitude s’animait pour eux ; elle n’était qu’un espace ouvert où leur intelligence s’orientait et se développait plus librement, ils y entraient exilés, ils en sortaient prophètes. Et c’est à eux sans doute que Zimmermann a songé en écrivant : « De profondes méditations dans des lieux solitaires élèvent l’esprit au-dessus de lui-même, échauffent l’imagination et font naître les sentimens les plus sublimes. L’ame y goûte une satisfaction plus pure, plus continue, plus durable et plus féconde. Là vivre n’est autre chose que penser ; à chaque pas, l’ame marche dans l’infini. »
Mais autre chose est la solitude, dans l’état de liberté, au milieu des grandes scènes de la nature ; autre chose est la solitude au fond d’un cachot. Celle-ci, loin d’élever l’ame, l’irrite ou l’abat. La plus grande anxiété de Gonfalonieri au Spielberg était la crainte de perdre la raison, qui paraissait, selon son expression, toujours prête à s’échapper. Sylvio Pellico répondait à son geôlier qui lui rappelait l’inexorable consigne du silence : « Je ne le puis ; la solitude continue est pour moi un tourment si cruel, que jamais je ne résisterai au besoin de laisser tomber quelques paroles de mon gosier et d’engager mon voisin à me répondre ; et si ce voisin ne me répondait pas, j’adresserais la parole aux barreaux de ma fenêtre, aux collines qui sont devant mes yeux, aux oiseaux qui volent dans l’air. »
Voilà l’impression que produisait sur des esprits cultivés, sur des ames droites, l’isolement dans la prison. Que sera-ce des intelligences incultes et des cœurs gangrénés ! « En me trouvant soudainement seul dans ma cellule, disait un détenu au chapelain de Philadelphie, je me sentis frappé de terreur à l’idée que Dieu était venu contre moi pour me détruire. Pendant quelque temps, la nuit, je ne pouvais pas dormir. » Un autre détenu racontait à MM. De Beaumont et Tocqueville[14] que, pendant les premiers mois de solitude, il était souvent visité par d’étranges visions ; durant plusieurs nuits de suite, il lui semblait voir un aigle perché sur le pied de son lit. Un détenu, qui n’était dans le pénitencier que depuis trois semaines, paraissait plongé dans le désespoir. « La solitude me tuera, » disait-il. Un autre, renfermé depuis cinq mois, en portait un jugement semblable : « La solitude est funeste à la constitution de l’homme, elle me tuera. » Un quatrième ne parlait des premiers mois de sa détention qu’avec terreur, et ce souvenir lui arrachait des larmes. Un cinquième paraissait irrité, mais non soumis par le châtiment. On semblait le gêner en venant le visiter ; il n’interrompait pas son travail, répondait à peine aux questions, et ne témoignait aucun repentir. — Que servirait de multiplier ici les exemples ? Le raisonnement n’en dit-il pas assez sur ce point ? Qu’une solitude de quelques jours porte à la réflexion, cela se conçoit encore ; mais un isolement prolongé, un isolement perpétuel en quelque sorte, ne peut qu’aigrir le caractère ou exalter l’imagination : c’est une peine qui s’adresse au sentiment et non à la raison.
Les partisans de l’emprisonnement individuel semblent croire que l’ame humaine est une espèce d’arsenal, et que l’homme le plus dépravé doit retrouver en lui-même, pourvu qu’il s’interroge dans le silence de la solitude, des armes assez puissantes pour combattre victorieusement ses penchans les plus vicieux. Les choses ne vont point ainsi. Il n’y a que les animaux qui vivent naturellement solitaires. L’homme est un être sociable, parce qu’il est un être pensant. Il ne peut rien faire seul, ni le mal, ni le bien ; et quand il est le plus abandonné, le plus misérable, le plus criminel, il faut encore, pour le ramener à un ordre d’idées meilleur, que la Providence, sous la forme de la charité humaine et de l’exemple, se manifeste à lui au fond du châtiment. On dira que le projet de loi réserve aux condamnés les consolations de la religion et de l’enseignement. Cela est vrai, mais il faut ne pas connaître la nature humaine pour supposer qu’une morale officielle puisse faire de nombreuses et de sincères conversions. Il n’y a de leçons vraiment utiles que celles que les hommes se donnent les uns aux autres par leur conduite ; la réforme d’un criminel instruit cent fois plus ses compagnons de captivité que tous les sermons d’un aumônier ou d’un directeur de prison. La cellule du système pensylvanien ne vaut pas mieux avec des formes moins brutales, que les cachots, les in pace de l’inquisition. C’est toujours la société retirant son appui à l’individu, et le laissant retomber de toute sa hauteur dans le désespoir, dans la folie, ou dans une implacable perversité. Un fois muré au fond de ce sépulcre, l’homme sent sa nature se dédoubler : le corps rampe comme un ver de terre, loin du mouvement et du soleil ; l’intelligence tourne à la rage ou à l’hébêtement. Voilà désormais un être rayé du livre de vie.
Le système pensylvanien n’a pu être imaginé que par des législateurs peu familiers avec les grands côtés de la nature humaine, et qui désespéraient de l’amendement des criminels. Les tendances matérialistes de ce régime se révèlent dans toutes ses dispositions, et les murailles en sont le véritable agent moral[15]. S’il convenait à une race au monde, c’était à coup sûr à celle qui a érigé l’égoïsme en maxime politique, qui a dit à l’individu : « Tirez-vous d’affaire par vos propres forces (help yourself) » et qui a mis pour la société le self government à l’ordre du jour. Mais n’est-ce pas un contre-sens que de le recommander à la nation qui est charitable par excellence, à celle qui a le plus directement subordonné, dans l’organisation du gouvernement, l’individu à la société ?
Le projet de loi laisse entièrement de côté la question si grave du personnel de la surveillance dans les prisons. Cependant la bonne discipline d’un pénitencier et la réforme des condamnés dépendent surtout du choix des hommes préposés à la direction. Le personnel est tout dans un établissement pénal ; la règle est secondaire. L’on ne réforme pas les hommes en écrivant des chartes disciplinaires ou des arrêtés ministériels ; il faut incarner la règle dans la personne d’un chef, la rendre vivante et agissante, pour être entendu et obéi. Le meilleur système peut avorter dans les mains d’agens incapables, tandis que le plus mauvais système, corrigé dans l’application par un administrateur habile, produit souvent d’heureux résultats. La France en fournit d’éclatans exemples. Certes rien n’est moins parfait que l’aménagement intérieur de nos maisons centrales ; rien n’est moins favorable à la discipline ni à l’amendement que ces prisons où n’existe pas même la séparation de nuit entre les détenus, et pourtant l’on ne trouverait, ni en Amérique, ni en Europe, ni sous l’empire de la règle pensylvanienne, ni sous le régime d’Auburn, des prisons de femmes comparables aux maisons centrales de Montpellier et de Fontevrault.
Nous ne connaissons la prison de Montpellier que par ses œuvres ; mais nous savons que M. Michel Chevalier, qui l’a visitée récemment, et qui est un observateur compétent, place cet établissement au-dessus de tout ce qu’il a vu ailleurs. Quant à la prison de Fontevrault, nous l’avons visitée, dans le mois de mai 1843, plusieurs fois et à toute heure ; nous avons suivi les cinq cents détenues qui occupent le quartier des femmes, dans tous leurs exercices, dans les ateliers, dans les cours, au réfectoire, à la chapelle, et partout nous avons vu régner un recueillement tel que les couvens même n’en présentent pas. On sait que les sœurs de Saint-Joseph président, sous le contrôle du directeur, à tous les détails de la surveillance. Ce sont là des instrumens encore bien imparfaits ; mais, grace à l’impulsion intelligente et ferme de M. Hello, sans doute aussi par la vertu de l’habit qu’elles portent, les sœurs ont introduit un ordre et un esprit admirables dans les rangs de la population qu’elles sont appelées à gouverner. Parcourez sans bruit les corridors du cloître sur lequel s’ouvrent les ateliers, appliquez votre œil au guichet de chaque porte, et quelque moment que vous ayez choisi pour cet examen, vous trouverez tous les visages courbés sur le travail, vous n’entendrez pas un mot, pas une plainte retentir. Entrez hardiment : parmi ces femmes naturellement si curieuses, pas une ne lèvera la tête pour vous regarder ; seulement vous verrez couler sur leurs joues des larmes silencieuses, seuls indices qui trahissent dans cette retraite le trouble de leur cœur.
À l’heure marquée pour la récréation, deux fois par jour, on les rassemble dans une cour plantée d’arbres et gazonnée, où des sentiers étroits serpentent à travers la verdure. Des bancs règnent circulairement le long des murs. Le signal étant donné par la sœur qui préside à cet exercice, la moitié des détenues vont s’asseoir en silence et les bras croisés sur la poitrine ; les autres suivent une à une et à la file les sentiers qui reviennent sur eux-mêmes, les bras croisés aussi et sans parler, plusieurs marmottant du bout des lèvres les prières du chapelet. Chaque détenue a ainsi un quart d’heure de promenade, et un quart d’heure de repos en plein air. Le repentir ou tout au moins la réflexion a laissé des traces profondes sur toutes ces figures. Quel contraste avec la parole libre et l’air effronté des femmes renfermées dans les autres prisons ! Et quel tort ne ferait pas aux détenues de Fontevrault l’emprisonnement solitaire, qui leur enlèverait le spectacle édifiant, qu’elles se donnent les unes aux autres, de leurs progrès journaliers dans le bien ?
La société française s’est déjà ressentie de ces améliorations. Le nombre des accusées va diminuant depuis quelques années, et si l’on prenait soin de protéger les détenues, à l’expiration de leur peine, contre les dangers, contre les séductions et les besoins qui les attendent nous ne doutons pas que le budget du crime ne subît prochainement, de ce côté, une large réduction.
Le gouvernement et la commission admettent de concert que le système pensylvanien ne doit pas être appliqué aux enfans. Il parle même que l’on a le projet d’annexer à nos grandes prisons, en faveur des jeunes détenus, des établissemens ruraux semblables à la ferme naissante de Fontevrault ou à la belle colonie de Mettray. Pourquoi ne pas pousser plus loin cette concession obligée ? Pourquoi ne pas reconnaître que la règle de Fontevrault, avec l’addition de l’isolement cellulaire pendant la nuit, est le régime le plus efficace que l’on puisse appliquer à la réforme des femmes condamnées ?
Signalons une autre contradiction du projet. L’article 33 dipose qu’après une détention séparée qui aura duré douze ans, ou lorsqu’il sera septuagénaire, le détenu devra être admis au bénéfice du régime commun. Que signifient ces tempéramens, si l’emprisonnement solitaire est aussi bienfaisant qu’on l’a prétendu ? Si la santé du corps s’en trouve bien, et si la raison y résiste sans effort, d’où vient que l’on croit devoir en limiter la durée ? Ou la commission a confiance dans son système, et dans ce cas elle ne doit pas craindre d’aller jusqu’au bout, ou bien elle doute encore, et, s’il en est ainsi, les restrictions qu’elle apporte à son principe ne satisferont personne ; c’est un devoir de conscience pour elle de s’arrêter tout-à-fait.
Les conséquences financières du projet de loi fixeront sans doute l’attention de la chambre, car elles ont une véritable gravité. La commission s’est évertuée à prouver que le système pensylvanien n’excluait point un travail productif. Nous ne voulons pas opposer à ses présomptions des présomptions contraires ; mais comme on ne peut raisonner ici que par voie d’analogie, nous lui rappellerons qu’aux États-Unis, sur le terrain même où cette controverse a pris naissance, elle est aujourd’hui définitivement vidée. En effet, de 1827 à 1842, la prison de Philadelphie a coûté à l’état, après avoir absorbé le produit des travaux exécutés dans l’établissement, et pour entretenir une moyenne de 400 détenus, la somme de 320,000 dollars (1,712,000 fr.) ; dans la même période, les cinq prisons de Wethersfield, d’Auburn, de Charlestown et de Colombia, conduites selon la règle d’Auburn, avaient rapporté, toutes dépenses payées, pour une période de onze ans, la somme de 430,245 dollars (2,344,610 francs).
Les dépenses de construction ; dans le système pensylvanien, seraient bien autrement sérieuses. M. de Tocqueville, s’appuyant sur des calculs à notre avis fort contestables, réduit le nombre des cellules à construire à 20,000, et les frais à 38 millions de francs, dont 7 millions, suivant lui, ont déjà été dépensés à Paris. L’honorable rapporteur a confondu les dépenses qu’exigent les maisons départementales destinées aux accusés et aux condamnés à moins d’un an avec celles qu’il faudrait faire pour remplacer les maisons centrales et les bagnes par des prisons construites dans le système pensylvanien. La ville de Paris n’a jusqu’à présent songé qu’à bâtir une prison à l’usage des prévenus et des accusés ; il n’entrait pas même dans ses attributions d’aller au-delà.
Indépendamment des prévenus et des condamnés qui sont renfermés dans les prisons départementales, les maisons centrales et les bagnes comptent ensemble 26,000 détenus. Ôtez les femmes et les enfans, il restera encore 20,000 à 21,000 condamnés à loger. On parle d’exécuter des travaux d’appropriation dans les maisons centrales pour y celluler une partie de ces détenus. C’est parce que nous avons vu ces établissemens que nous déclarons la transformation impossible, à moins de compromettre l’existence même des condamnés. L’emprisonnement solitaire est déjà bien assez meurtrier ; l’autorité se doit à elle-même de ne pas l’aggraver en refusant l’air et l’espace aux détenus.
C’est donc pour 20,000 condamnés au minimum qu’il faudrait construire les nouvelles prisons. À Philadelphie, les dépenses de construction se sont élevées à 8,738 fr. 93 cent. par cellule. Le plan de M. Haroux Romain[16] pour la France, le seul qui paraisse réunir les conditions de sécurité et de salubrité, avait été évalué par la commission d’examen à 5,500 fr. par détenu ; mais le conseil des bâtimens a été d’avis que la dépense excéderait l’évaluation. La prison de Pentonville, modèle que les partisans de l’emprisonnement solitaire jugent suffisant, a coûté près de 2 millions de francs pour 500 détenus[17]. M. de Tocqueville fait remarquer que les prisons construites dans le système pensylvanien à Paris et dans les départemens n’ont coûté en moyenne que 2,900 fr. par cellule ; il aurait dû ajouter que ces maisons, bonnes tout au plus pour des condamnés à court terme, ne remplissent pas le programme d’un établissement pénal. Des bagnes pensylvaniens coûteraient en France 3,500 fr. à 4,000 fr. par détenu ; ce serait donc pour 20,000 détenus une dépense de 70 à 80 millions, et en y comprenant les prisons départementales, de 100 ou 110 millions. Il appartient à la chambre d’examiner si la situation du trésor et les engagemens déjà pris par l’état lui permettent de tenter cette dispendieuse aventure, en marchant à une réforme qui, fût-elle assurée, laisserait encore à résoudre le problème bien autrement grave et bien autrement urgent de la condition des libérés.
Mais admettons que la chambre des députés, considérant ce qu’il y a de barbare et d’inefficace dans l’emprisonnement solitaire, se détermine à repousser le projet de loi, aura-t-elle compromis par là cette réforme des prisons dont l’opinion publique est préoccupée, à juste titre, depuis vingt-cinq ans ? Nous sommes loin de le penser. En premier lieu, les changemens les plus essentiels s’opèrent tous les jours par voie administrative et sans l’intervention du pouvoir législatif. Des maisons de refuge, des pénitenciers agricoles, s’ouvrent dans toutes les parties de la France aux jeunes détenus, et l’œuvre de la réforme se poursuit ainsi par le côté où sont les plus grandes espérances d’amendement. Après les enfans, ceux qu’il importe le plus de dérober à la contagion des prisons, ce sont à coup sûr les prévenus et les accusés. Eh bien ! pour ceux-là aussi l’intervention de la loi devient inutile, les conseils-généraux ayant voté ou s’empressant de voter des maisons où le régime cellulaire, tempéré par diverses exceptions et borné à une durée très courte, n’aura que des avantages et n’aura point d’inconvéniens. Toutefois, il faudrait que l’administration s’engageât à ne prolonger, dans aucun cas, au-delà de cinq mois l’emprisonnement solitaire. Au-delà de ce terme, le péril commence pour la raison ou pour la vie. Sans parler des accidens que la règle pensylvanienne a déterminés parmi les condamnés politiques, nous citerons une maison d’arrêt, celle de Saint-Quentin, où un détenu s’est suicidé, et deux autres ont tenté de se suicider en quelques mois.
Quant aux prisons destinées aux condamnés à long terme, on n’a qu’à sortir de la contemplation des deux systèmes américains, dans lesquels la pensée du gouvernement tourne comme dans un cercle sans issue, pour apercevoir une solution pratique qui ne demande aucun changement à la loi. Comme les ordres monastiques au moyen âge, la règle de Philadelphie et la règle d’Auburn partagent aujourd’hui les esprits. Cependant la vie claustrale s’était modifiée jadis, en passant de l’Orient à l’Occident ; pourquoi le programme propre à la réforme des prisons ne se modifierait-il pas, en passant du monde occidental au monde oriental ? L’auteur de ces réflexions, dans un livre qui a déjà sept ans de date[18], proposait d’instituer, pour les détenus de race rurale, des pénitenciers agricoles, dans lesquels ces condamnés auraient été employés à des travaux de défrichement et auraient eu à féconder la terre de leurs sueurs. Ce qui n’était alors qu’une hypothèse de sa part devient aujourd’hui dans tel lieu le programme des praticiens et dans tel autre l’expression des faits accomplis.
Ainsi, dans le canton de Vaud, le conseil d’état a décidé en principe que « le travail des détenus aurait lieu en plein air dans la bonne saison, surtout lorsque la détention serait de longue durée. » En même temps il a chargé l’administration d’examiner si les détenus ne pourraient pas être occupés à la culture des domaines du pénitencier ?
En France, le directeur de Fontevrault, M. Hello, encouragé par le succès de l’éducation agricole qu’il donne à une partie des jeunes détenus, a proposé à M. le ministre de l’intérieur de prendre à bail une ferme de trois cents hectares contiguë à la prison, et d’y employer les détenus adultes que les habitudes de leur vie antérieure destinaient aux travaux des champs. Cette proposition, venant d’un praticien consommé et n’entraînant aucun surcroît de dépense, méritait assurément d’être accueillie ; elle reste enfouie dans les cartons du ministère, avec tous les projets qui contrarient trop ouvertement la routine du mécanisme administratif. Et quand on a pris la liberté d’insister sur les avantages de l’expérience que M. Hello demandait à entreprendre, M. le ministre de l’intérieur s’est contenté de répondre que l’administration ne pouvait pas se prêter à courir les chances d’une telle innovation. Eh quoi ! l’emprisonnement solitaire n’est-il pas aussi une innovation, et la plus dangereuse de toutes, étant celle qui s’écarte le plus des précédens de notre législation et des mœurs de notre pays ? Il nous semble que les hommes qui n’ont pas reculé devant le péril d’un changement aussi complet auraient bien mauvaise grace à s’effrayer pour quelques modifications de détail.
Au reste, il ne s’agit même plus d’une innovation, il ne s’agit plus d’une expérience ; le problème est déjà résolu, la tentative a reçu la consécration du succès. Les grands travaux exécutés par les bataillons disciplinaires d’Alger, sous le commandement de M. le colonel Marengo, ne sont pas plus connus que la bonne conduite et le progrès moral des condamnés qui ont concouru à ces prodiges, et le Moniteur algérien du 30 décembre 1842 a pu dire, aux applaudissemens de toute la population : « En reconnaissant combien le travail des champs avait amélioré les mœurs de ces hommes, dont les fautes tiennent en grande partie à la force de leur constitution, qui engendre d’énergiques passions, on a pensé que les meilleurs pénitenciers seraient des ateliers de grands travaux agricoles ou de terrassemens, au lieu du système cellulaire, qui livre les coupables à un ennui mortel et à l’inutilité. »
Une dernière considération. Il se fait, depuis le commencement du siècle, une immigration permanente et qui va croissant, des campagnes vers les villes ainsi que vers les centres manufacturiers. Attirés par l’appât d’un salaire plus élevé, les fils de paysan quittent la charrue et accourent en foule dans ces ateliers de filature, de tissage ou de machines, vastes congrégations industrielles mues et pour ainsi dire animées par la vapeur. Le flot des populations urbaines montant sans cesse, il n’y a bientôt plus de place pour les ouvriers dans les manufactures, pour les habitans dans les maisons, ni pour les maisons dans les rues. Le salaire s’avilit par l’action d’une concurrence excessive, et tombe au-dessous de ce qui est nécessaire à la vie. La misère, avec le vice et le désespoir, envahit les rangs de la classe laborieuse. Les travailleurs se réfugient dans des caves, dans des masures délabrées ou dans des auges à pourceaux ; leurs pieds trempent dans la fange, et leur visage ne voit pas le soleil. Les enfans s’étiolent et rampent dans une sauvage ignorance ; enfin, les filles se prostituent.
S’il y a un devoir impérieux, à cette heure, pour les gouvernemens de l’Europe, c’est à coup sûr celui de faire refluer vers les campagnes, qui restent à moitié désertes et mal cultivées, la population ainsi que les capitaux ; que si, par une fatalité de leur situation, ils étaient hors d’état de réparer le mal, ils devraient s’étudier du moins à ne pas l’aggraver gratuitement. Voilà pourtant ce que l’on fait, lorsque, dans nos maisons centrales, on place un condamné de race rurale devant une mule-jenny, ou devant un métier à tisser. C’est un paysan que l’on métamorphose en ouvrier des manufactures ; c’est une constitution robuste que l’on condamne à l’affaiblissement ; c’est un criminel par accident que l’on prépare à devenir criminel par habitude. Au lieu de tendre à disperser les malfaiteurs à l’expiration de la peine, on leur fait un besoin de l’association. Comme si le foyer de la corruption n’était pas assez intense ni assez étendu, on y jette à plaisir de nouveaux alimens. C’est la voie dans laquelle nos établissemens pénitentiaires se trouvent engagés ; le projet de loi rendrait cette erreur irréparable, et voilà pourquoi nous en conseillons le rejet.
- ↑ Voir le Rapport de M. de Tocqueville, p. 10.
- ↑ Eastern penitentiary, eleventh report.
- ↑ 25 novembre 1843.
- ↑ Eighteenth report of prison discipline society, Boston.
- ↑ Eastern penitentiary, tenth report.
- ↑ Eastern penitentiary, eleventh report.
- ↑ Sur 18 cas de folie en 1838, le médecin comptait 13 cas de démence aiguë.
- ↑ Voir le Times du 28 janvier.
- ↑ De la Réclusion dans le canton de Vaud, par A. Verdeil, D. M., in-8o.
- ↑ Analyse de l’ouvrage de M. Verdeil, par M. le docteur Gosse ; Bibliothèque de Genève.
- ↑ C’est ici le lieu de rectifier une assertion de M. de Tocqueville, qui avance dans son rapport qu’à Genève, où la douceur du régime a été poussé jusqu’au point d’énerver la loi pénale, la mortalité est de 1 sur 30. M. le docteur Coindet a parfaitement démontré, dans son Mémoire sur l’Hygiène des condamnés, que l’accroissement de la mortalité coïncidait avec l’aggravation du régime. Du 1er janvier 1827 au 1er janvier 1832, la mortalité aurait été de 1 sur 63. De 1833 à 1835, une plus grande sévérité fut introduite dans le règlement de la prison, et la mortalité s’éleva à 1 sur 37. Enfin, en 1836 et 1837, la suppression de tout exercice musculaire, jointe à l’emploi de l’emprisonnement solitaire comme moyen de discipline, fit monter la mortalité à 1 sur 24. Ainsi que le remarque M. Coindet, c’est comme si le régime pénal enlevait aux détenus, suivant son degré d’austérité depuis l’âge de trente ans, 12, 23 ou 30 ans de vie.
- ↑ Fourteenth report of the Boston prison discipline society.
- ↑ La proportion des accusés en récidive était en France, pour l’année 1841, de 24 sur 100, et celle des prévenus en récidive de 17 sur 100.
- ↑ Du Système pénitentiaire aux États-Unis, appendice.
- ↑ « La discipline est facile. On comprend que, quand des criminels sont séparés les uns des autres par des murailles, ils ne peuvent offrir aucune résistance ni se livrer à aucun désordre » (Rapport de M. de Tocqueville, p. 32.)
- ↑ Observations sur les changemens apportés au projet de loi sur le régime des prisons, par M. Charles Lucas.
- ↑ Les dépenses réelles dépasseront le devis de 71,635 liv. st., envoyé au gouvernement français et relaté par M. de Tocqueville dans son Rapport.
- ↑ De la Réforme des Prisons, par M. Léon Faucher ; 1 vol. in-8o, chez Hachette, rue Pierre-Sarrasin, 8.