La Réforme des études classiques

La Réforme des études classiques
Revue des Deux Mondes3e période, tome 61 (p. 845-874).
LA REFORME
DES
ETUDES CLASSIQUES

Les changemens introduits, en 1880, dans le plan d’études et les programmes de l’enseignement secondaire classique ont à peine eu le temps d’être éprouvés, et voici que déjà, vivement contestée par un grand nombre de publicistes, leur vertu trouve dans l’université même d’ardens contradicteurs. C’est le sort de toutes les réformes faites sous l’impression d’un mouvement d’opinion déréglé de provoquer ainsi d’énergiques et très promptes réactions. Il n’y a de durable et de fécond, surtout en matière d’éducation, que les progrès lents ; les révolutions n’y ont jamais eu beaucoup de succès. En 1793, la convention, à qui l’audace réussit en tant d’autres points, bouleversa l’ancienne organisation des études et prétendit lui substituer un système d’instruction entièrement nouveau. On sait ce qu’il advint de l’expérience : une montagne de projets, de motions, de décrets, de déclarations de principes où se rencontraient quelques formules heureuses, beaucoup d’utopies et pas une œuvre, si ce n’est, tout à la fin, un vain essai d’organisation des écoles centrales. Il fallut le consulat et le génie de Bonaparte pour restaurer dans le pays de Bossuet l’étude des belles-lettres, rendre à la jeunesse ses vieux collèges et renvoyer les idéologues à leurs chimères.

Nous n’en sommes pas encore là, grâce à Dieu ; l’essai qui se poursuit depuis trois ans n’est pas aussi radical qu’on aurait pu l’appréhender. Après la guerre, dans le naufrage où tant d’autres choses ont sombré, on pouvait tout craindre de l’espèce de fièvre qui s’était emparée des meilleurs cerveaux. Il fallait aussi redouter les effets de cette disposition, devenue particulière à l’esprit français, qui ne nous permet plus de supporter une défaite sans en rejeter le crime sur le gouvernement que nous acclamions hier et sur les institutions qui faisaient auparavant notre orgueil.

L’université, j’entends nos trois ordres d’enseignement, subit la loi commune ; elle ne fut guère épargnée dans le concert de récriminations qui s’éleva de tant de côtés alors et qui donna à l’Europe une si haute idée de notre dignité dans la mauvaise fortune. On lui fit son procès comme si, dans ce grand désastre, où personne ne voulait accepter virilement sa juste part de responsabilité, elle eût spécialement à se reprocher des torts graves. Il fut admis, convenu que, si nos armes avaient été malheureuses, la faute en devait être imputée dans une notable mesure à l’infériorité de nos écoles. Quelqu’un avait déjà dit assez imprudemment que c’était l’instituteur primaire qui avait vaincu l’Autriche à Sadowa. Le mot avait fait fortune. On le reprit, on le commenta et on le développa de mille manières. Il devint, par une application douloureuse aux conjonctures du moment, une sorte d’axiome qu’il ne fut plus permis de discuter et sur lequel chacun de se jeter, avec la prédilection que nous avons toujours elle pour les formules toutes faites, celles qui dispensent d’approfondir et de penser par soi-même. La presse fit là son office ordinaire : au lieu de guider l’opinion publique, elle la suivit ; au lieu de la mettre en garda contre des entraînemens désordonnés, et des préventions irréfléchies, elle s’y abandonna complètement elle-même. Bref, ce fut pendant plusieurs années un tolle général contre notre système d’études ; et particulièrement contre études classiques.

Attaquées de tous côtés, mal défendues, sinon abandonnes par ceux-là même qui avaient charge les défendre, il semblât qu’elles fussent menacées d’une destruction complète. Elles n’ont été qu’amoindries et mutilées. Rendons-en grâce au conseil supérieur de l’instruction publique : s’il a fait du mal, il faut lui savoir gué de n’en avoir pas fait davantage.

Ses origines, sa composition, le mouvement dont il était l’expression et qui avait envoyé siéger sur ses bancs, non les plus sages et les plus autorisés, mais les plus ardens, l’étroite dépendance de la plupart de ses membres à l’égard d’une administration très puissante et qui se présentait armée des projets, les plus subversifs, secret de ses délibérations et l’absence de la garantie que les idées modérées trouvent dans la publicité de leurs manifestations, tout semblait autoriser des plus vives alarmes. Par bonheur, les choses ont mieux tourné. Comme il arrive souvent, l’institution, vicieuse au fond, née d’une pensée de revanche et de combat, s’est trouvée corrigée dans la pratique par certains tempéramens qui s’imposent parfois aux assemblées les plus révolutionnaires. Il a suffi de la présence, dans le conseil supérieur de l’instruction publique, d’une minorité, très petite par le nombre, considérable par le poids et l’autorité de ses membres, pour faire reculer sur plus d’un point les novateurs à outrance. Le sacrifice qu’on méditait n’a pu être consommé ; l’exécution ou, si vous l’aimez mieux, la réforme n’a été que partielle.

Reste à savoir, et c’est ce que nous nous proposons de rechercher, jusqu’à quel point elle s’imposait, quels en ont été le caractère et les traits généraux, et si les résultats qu’on s’en promettait répondent aux espérances de ses auteurs.


I

Tout d’abord, et pour, prendre ces trois questions dans leur ordre logique, rappelons aussi brièvement que possible, les principales critiques dont notre enseignement secondaire était l’objet de la part des publicistes avant la réforme de 1880.

Ces critiques étaient de plusieurs sortes : les unes générales et les autres particulières. Ceux-ci s’attaquaient au fond même des études classiques, c’est-à-dire au latin et au grec et poursuivaient nettement leur destruction ; ceux-là se bornaient à demander qu’on en réduisît le domaine et qu’on augmentât celui des sciences, des langues vivantes, de l’histoire et de la géographie. Un autre groupe était surtout partisan de l’introduction, dans l’enseignement des langues anciennes, de nouvelles méthodes plus en rapport avec les progrès de la linguistique et de la philologie. De ces trois opinions, la première ne comptait, à vrai dire, presque aucun partisan dans l’université ni parmi les écrivains ayant quelque autorité. Mais elle n’en était pas moins dangereuse. La foule et beaucoup de politiciens lui étaient acquis : ceux-ci pour suivre celle-là, celle-là par ignorance et par une suite de ses instincts égalitaires. La démocratie n’aime pas les lettres, et peut-être n’a-t-elle pas tort. Elles sont de leur nature trop aristocratiques et tiennent au passé par trop de liens pour ne pas lui être suspectes. Il n’y a pas un vrai lettré qui ne soit un peu vieille. France, et la vieille France n’est pas, comme on sait, très en odeur de sainteté par le temps qui court. Les sciences offrent moins de dangers. Un savant méprise nécessairement un peu le passé ; il ne peut avoir, en tous cas, pour lui qu’une tendresse toute platonique ; il ne vit pas dans la familiarité des anciens ; il n’en fait pas le charme de son existence, il n’entretient pas avec eux ce commerce intime et délicat qui rend si pénibles ensuite certains contacts. Il marche les yeux fixés vers l’avenir ; du haut de sa chaire ou du fond de son laboratoire, sa pensée s’élance à la conquête du monde matériel, soumis à ses lois, vaincu par la toute-puissance de sa méthode et de ses instrumens. Or il n’y a là rien qui puisse déplaire à la démocratie : les sciences, qu’elles le veuillent ou non, travaillent pour elle ; après l’avoir affranchie au XVIIIe siècle, lui avoir donné l’empire ensuite, elles ouvrent à son imagination d’éblouissantes perspectives de bien-être, de richesse et de bonheur. Comment lutter contre de pareilles séductions ? Les lettres, les pauvres lettres n’ont pas d’argumens de cette puissance à leur service ; elles ne constituent, en somme, qu’un fort médiocre placement, c’est-à-dire une anomalie dans une société comme la nôtre, éprise de gros dividendes et folle de jouissances. S’adressant aux facultés supérieures de l’homme, au lieu de le prendre par ses bas instincts, elles sont vaincues d’avance toutes les fois que c’est le nombre et non l’élite qui règne.

Le trait commun de la plupart des projets d’instruction publique qui datent de l’époque de la révolution, c’est l’énorme prépondérance des études scientifiques. Condorcet, dans ses instituts qui servirent de modèle aux écoles centrales, leur avait déjà fait la part du lion : sur quatorze cours et sur quatorze professeurs, il leur en attribuait libéralement douze, et, s’il n’osa pas aller jusqu’à supprimer complètement le latin, il entendait bien en réduire l’étude à la plus simple expression. Il lui paraissait très suffisant de « mettre les élèves en état de lire les livres vraiment utiles écrits dans cette langue. » Quant à la connaissance approfondie des littératures anciennes, il la tenait pour « plus nuisible qu’utile. » Les auteurs de la loi du 3 brumaire an IV, Lakanal et Daunou, sans professer pour les lettres un aussi souverain dédain, ne laissèrent pas néanmoins, eux aussi, de les sacrifier.

Dans les anciens collèges, les classes de grammaire et de belles-lettres duraient huit ans sans interruption. Dans les écoles centrales, il n’y eut plus de classes proprement dites ; on leur substitua de simples cours isolés, sans liens d’aucune sorte entre eux, et leur durée, pour les lettres, fut ramenée à quatre années. Encore eut-on soin de séparer les cours de grammaire de ceux de belles-lettres par un intervalle de deux années, entièrement consacrées aux sciences ; si bien qu’après avoir appris de douze à quatorze ans les premiers élémens des langues grecque et latine et commencé de traduire les auteurs faciles, les élèves des écoles centrales demeuraient ensuite vingt-quatre mois sans faire un thème ni une version. Autant eût valu supprimer complètement l’étude des langues anciennes.

La convention recula devant cette extrémité ; mais ce n’est pas, aux yeux de ses dévots, une raison suffisante. Il faut reprendre la tradition, renouer la chaîne en ce point comme dans le reste. La révolution a condamné les études classiques ; la démocratie n’en demande et n’en veut pas savoir davantage ; un peu plus tôt, un peu plus tard, elle les supprimera.

« Faire des hommes modernes, suivant l’expression de Condorcet, adapter les intelligences aux nécessités du temps présent, » à la bonne heure, et voilà qu’elle comprend.

Parlez-lui des sciences et des vérités positives qu’elles enseignent ; elle ne connaît et ne voit rien au-delà de cette pédagogie étroite et bornée : ni les vérités morales, ni les beautés littéraires, ni l’éloquence, ni la poésie. A quoi servent ces choses dans la lutte pour la vie ? Quel profit immédiat et prochain, escomptable en belles espèces sonnantes, la jeunesse en tire-t-elle ? Peu ou point, la cause est entendue. Ainsi raisonnaient et raisonnent encore, avec cette apparence de logique brutale mais simple qu’affectionne la foule, les partisans de la suppression radicale des études classiques.

Les partisans d’une réforme partielle avaient de meilleurs argumens à faire valoir. Il est clair, en effet, que tout n’était pas pour le mieux dans le régime et les programmes de nos collèges avant 1880. En bien des points, ce régime et ces programmes étaient vicieux ou attardés. Déjà, dans les dernières années de l’empire, ils avaient été l’objet de critiques dont la vivacité n’excluait pas toujours la force ; déjà, peut-être me permettra-t-on de le rappeler sans fausse modestie filiale, des mesures d’une importance considérable avaient été prises. La création de l’enseignement secondaire spécial et de l’Ecole normale de Cluny avait commencé d’attirer du côté des carrières industrielles et commerciales une foule de jeunes gens qui encombraient naguère, sans profit pour eux-mêmes et au grand détriment des études, les classes de nos lycées. La transformation des collèges communaux en collèges d’enseignement spécial, si malheureusement arrêtée depuis que nos législateurs sont les maîtres absolus de l’administration, était en train de se faire, grâce à l’action exercée par un pouvoir énergique sur les municipalités. Enfin, par la fondation du lycée de Vanves, on était entré dans la voie où le peuple le plus pratique du monde, les Anglais, nous ont précédés de plusieurs siècles : de grandes maisons d’éducation plus confortables, plus vastes, mieux outillées sous le rapport des exercices physiques, allaient être établies dans les environs de Paris.

L’argent n’était pas alors ce qu’il est devenu depuis… le moindre souci des chambres et du gouvernement. Il fallait compter et beaucoup. Les commissions du budget n’étaient pas commodes sous l’empire ; elles ne remuaient pas comme aujourd’hui les millions à la pelle, avec cette largesse de parvenus qui distingue le régime actuel. On était obligé d’aller doucement, très doucement ; cependant on allait, on marchait, et peut-être serait-on arrivé tout aussi vite et à de meilleurs résultats, sans engager, comme on l’a fait, de folles dépenses et sans dilapider la fortune publique. La guerre arrêta ce mouvement ; mais il ne tarda pas à être repris par d’autres mains et dans les conditions particulièrement favorables que nous indiquions tout à l’heure. Un philologue distingué, très au courant des méthodes et de la pédagogie allemandes, M. Michel Bréal, donna le signal dans un livre dont le titre modeste cachait mal l’importance. Peu après, un philosophe éminent, qui se trouvait alors porté par le courant et qui a pu depuis mesurer le degré d’ingratitude et d’envie dont le souverain est capable, M. Jules Simon, redevenu ministre de l’instruction publique, prenait hardiment l’initiative de changemens importans dans le régime intérieur des collèges et les études classiques. La circulaire du 27 septembre 1872 parut, et la question passa du domaine de la théorie dans celui de la pratique. L’expérience, il est vrai, dura peu ; les ministres du 24 mai ne la poursuivirent pas. Toutefois, un grand pas avait été fait : un coup décisif se trouvait avoir été frappé d’une main résolue sur le vieil édifice universitaire, la brèche était ouverte ; trop heureux si, pour introduire dans la place de dangereuses innovations, on ne l’eût pas agrandie.

Les changemens inaugurés par la circulaire de M. Jules Simon n’avaient pas, en effet, la prétention de constituer une révolution. Ils n’étaient, pour la plupart, que la mise en pratique d’améliorations étudiées depuis longtemps et réclamées par les hommes les plus compétens. Ainsi, de l’aveu général, la part laissée au développement des facultés physiques dans les établissemens universitaires était absolument insuffisante. La gymnastique, les exercices militaires, l’équitation, l’escrime, la natation, l’usage des grandes promenades hors la ville, avaient grand besoin d’y être encouragés et surtout réglés. Sous ce rapport, l’université retardait de beaucoup sur ses rivaux, et ne pouvait que gagner à suivre leur exemple, au lieu de les persécuter comme elle l’a fait depuis.

Pareillement l’enseignement des langues vivantes, et surtout le profit que les élèves en retiraient, avait toujours été des plus faibles. La nécessité d’en aborder beaucoup plus tôt l’étude s’imposait avec une entière évidence. On pouvait donner plus de place à l’histoire ; on en devait faire une à la géographie, qui n’en avait pas de bien déterminée dans les anciens programmes. Non pas qu’elle fût aussi complètement négligée qu’on l’a prétendu, ni qu’elle mérite entièrement l’importance qu’on serait trop disposé à lui accorder de nos jours. Il faut se défier des engouemens passagers et surtout des généralisations. Que leur ignorance en géographie ait fait commettre quelques bévues à nos officiers d’état-major en 1870, c’est possible ; mais de là à crier par-dessus les toits qu’elle nous a perdus, il y a loin. Les généraux de la république n’étaient pas de bien, grands clercs ; ils auraient eu vraisemblablement quelque peine à passer un examen même très sommaire sur les affluens de l’Escaut ou de la Meuse. Leurs reconnaissances de cavalerie ne manquaient pourtant pas d’habileté, que nous sachions, et si je ne craignais d’avancer une opinion qui parût irrespectueuse, j’oserais dire que la lecture minutieuse des meilleures cartes ne vaudra jamais à la guerre le secours d’un bon paysan campé de gré ou de force à cheval, entre deux dragons le pistolet au poing. Nous avons, sans plus de façons, parcouru bien des fois l’Europe, et, pour si vieux qu’il soit, il faudra toujours en revenir à ce moyen. D’ailleurs, et ces réserves fûtes, l’enseignement de la géographie comportait à coup sur les encouragemens qu’il a reçus, et l’on ne peut que louer M. Jules Simon d’avoir été le promoteur de l’importante extension qu’il a prise.

D’autres parties encore de nos études classiques comportaient depuis longtemps quelques retouches. L’usage des récitations, la pratique des devoirs écrits en général, et des thèmes, en particulier, étaient devenus abusifs ; en revanche, le temps consacré aux exercices parlés et aux explications semblait insuffisant. Les récitations sont excellentes, surtout dans les classes élémentaires ; elles développent la mémoire, fond l’éducation de l’oreille, et, par ainsi, préparent l’esprit à mieux goûter un jour le charme des grandes et belles formes littéraires. Mais il ne faut pas, en bonne pédagogie, que la forme passe avant le fond, et, sous ce rapport, la répétition trop fréquente des exercices où la mémoire joue le principal rôle est certainement un écueil.

Les devoirs écrits n’offrent pas ce même inconvénient ; au contraire, ils exigent un effort personnel très fécond, mais encore faut-il qu’ils ne soient ni trop longs, ni trop nombreux pour ne pas perdre en grande partie leur vertu et pour ne pas devenir écrasans ou fastidieux. L’explication à livre ouvert, en classe, de larges morceaux de prose ou de poésie, accompagnée d’interrogations et de commentaires, peut, dans une certaine mesure, y suppléer. De très bons esprits le pensaient et le pensent encore. En tout cas, ce que personne ne contestait, c’était la nécessité de prendre sur les anciens exercices le temps indispensable aux nouveaux, sous peine de surcharger les élèves au-delà de toute, raison. L’université n’enseignait, dans le principe, que le latin et les mathématiques, avec un peu d’histoire et de géographie dans les classes de lettres et un soupçon de physique, de chimie et d’histoire naturelle dans les classes de sciences ; seuls les mathématiques et le latin avaient leurs professeurs particuliers. Elle enseigne aujourd’hui toutes les sciences ou peu s’en faut, toute l’histoire, toute la géographie, la philosophie, le grec, le latin, le français, les langues vivantes ; ses programmes, à force de s’enfler, ont fini par devenir une véritable encyclopédie. Par suite, et du moment qu’on se proposait d’y attribuer une plus large place à certaines études, on était fatalement conduit à restreindre les autres.

Mais, — et c’était ici le point délicat, — que devait-on sacrifier et que devait-on conserver ? Les esprits prudens et modérés, comme M. Jules Simon, repoussaient très loin l’idée de supprimer l’étude des langues anciennes ou même seulement d’en diminuer l’importance. A leurs yeux, c’eût été « un véritable crime que de renoncer à recevoir directement de tant de maîtres incomparables les plus hautes leçons de l’art, de la morale et de la logique[1]. » Pour gagner du temps, on devait se contenter d’enseigner le grec et le latin suivant une méthode plus simple et par des procédés abrégés. Il ne fallait plus l’enseigner comme au XVIIe siècle, où le latin était encore une langue vivante, où Descartes était presque obligé de s’excuser de donner en français son discours de la Méthode, il fallait désormais étudier les langues en vue de les comprendre et non de les parler ou de les écrire avec une perfection relative.

C’était, sous une forme plus saisissante par sa concision même, l’idée déjà mise en avant par M. Bréal et propagée par le groupe dont nous parlions tout à l’heure. Seulement, où M. Jules Simon, avec son tact supérieur, se contentait d’indiquer la voie dans laquelle il convenait de s’avancer avec beaucoup de ménagemens, M. Bréal et les philologues de son école voulaient une révolution complète. A leurs yeux, la grande erreur de la pédagogie française était de ramener toute l’instruction à la forme, au style. Pour l’université, « l’art d’écrire, c’était l’art de penser[2]. » L’honnête homme, au sens complet que nos pères donnaient à ce mot, voilà l’idéal arriéré que nos professeurs avaient en vue. Il se pouvait que nos lycées fissent des hommes « sachant diriger leur esprit d’une manière sensée et droite et trouvant pour leurs pensées une expression toujours naturelle et juste ; » ils étaient incapables de former des intelligences susceptibles a de découvrir et d’observer les faits. » Sans doute, nos bons écoliers de sixième savaient déjà tourner fort galamment un thème latin, et les annales du concours général sont pleines de copies qui dénotent chez nos rhétoriciens une habileté de composition qu’on ne rencontrerait pas facilement chez les jeunes gens du même âge en Allemagne. Mais, « écrire en latin, est-ce donc une chose si précieuse en soi et d’une influence si salutaire qu’il faille le plus tôt possible et par tous les artifices en fournir les moyens aux enfans ? » Ces pièces de montre, que prouvaient-elles ? Rien, si ce n’est qu’avec l’aide de Lhomond et de leurs dictionnaires, des intelligences, d’ailleurs fort ordinaires, arrivent aisément à briller dans des exercices qui n’exigent que peu ou point de recherches personnelles.

Tout autre et bien supérieure était la pédagogie allemande. Là, point de ces grammaires qui réduisent l’enseignement à un simple exercice de mémoire et qui « rendent superflu même le plus léger effort de la raison. » Point de ces dictionnaires si riches et si détaillés semblables à des machines perfectionnées qui suppriment la peine et dispensent de la réflexion. Très peu de ces devoirs écrits qui prennent à nos écoliers le meilleur de leur temps pour un si mince profit. En revanche, de longues et nombreuses explications, portant non plus seulement, comme chez nous, sur des parties d’auteurs et par cela même dépourvues d’intérêt, mais sur des ouvrages entiers : tout César, tout Virgile, tout Horace et tout Sophocle. Dans les études grammaticales, au lieu des procédés empruntés par l’université aux jésuites, on avait recours à la méthode historique et philosophique. Au lieu de faire apprendre par cœur aux enfans des règles douteuses et des exemples souvent peu pertinens, on les exerçait à se rendre compte de la raison d’une construction, de la valeur primitive des cas, du sens originaire des mots. On leur « ouvrait des vues sur l’histoire du langage, en les initiant au lent travail qui les modifie et les renouvelle. » On allait jusqu’à leur donner quelques notions de phonétique. Enfin, et pour tout dire en un mot, on ne sacrifiait pas comme chez nous le fond à la forme, et ce que les études classiques perdaient peut-être en éclat, elles le regagnaient largement en solidité.

Telles étaient au résumé les principales critiques adressées de divers côtés à notre enseignement secondaire et devant lesquelles allait se trouver le nouveau conseil institué par la loi du 27 février 1880. Sa tâche, on le voit, n’était pas aisée : il avait à compter avec trois opinions principales, à choisir entre trois systèmes : ou la suppression radicale des études classiques ou de simples retouches renouvelées de M. Jules Simon ; ou de larges mutilations pratiquées dans les anciens programmes et coïncidant avec l’introduction de méthodes et d’un esprit entièrement nouveaux dans nos études. Ajoutez à cette difficulté les complications qui naissent fatalement du choc des idées et des personnalités dans les assemblées nombreuses, où chacun tire nécessairement à soi, sans se préoccuper des proportions générales et des harmonies nécessaires, et vous ne serez plus étonnés qu’une œuvre conçue parmi tant d’incohérences soit déjà si controversée.


II

Cette œuvre, on devait le prévoir, ne pouvait être et n’a été, en réalité, qu’une mauvaise transaction. Placé entre des opinions extrêmes et qu’il jugeait également dangereuses, le conseil supérieur « a essayé d’être modéré. » On lui en a fait un mérite ici même et nous souscrivons, volontiers, en ce point et dans cette mesure un peu négative au jugement porté sur lui par un de ses membres les plus éminens[3]. Il a essayé, c’est convenu, ses intentions étaient pures, soit ; mais allons aux faits et tâchons d’en préciser les caractères.

Le trait dominant des programmes de 1880, c’est la prépondérance du français. Dans l’ancienne organisation des études, les langues anciennes, le latin surtout, tenaient la tête : l’étude de la langue et de la littérature nationales ne venait qu’ensuite. Il était reçu que la meilleure manière d’apprendre le français, c’était encore de traduire beaucoup de latin et de grec. On pensait que les versions et les rédactions d’histoire suffisaient jusqu’à la seconde ou la rhétorique en tant qu’exercices de style, et l’on considérait comme superflu de permettre à des enfans ayant moins de quinze ou seize ans d’exprimer leurs idées propres dans la langue maternelle.

Aujourd’hui, quelle différence ! En additionnant pour une semaine, dans toutes les classes, le nombre d’heures attribuées à chaque enseignement, on trouve pour le français 51 heures, pour le latin 39, pour le grec 20, pour l’allemand ou l’anglais 33, pour les sciences 38, pour l’histoire et la géographie 36 : c’est-à-dire que les rôles sont absolument intervertis. La latin n’a pas seulement perdu son antique suprématie : serré de près par les sciences et par l’histoire, il n’entre plus que pour un sixième environ dans les études classiques. On le commence deux ans plus tard, et on lui consacre beaucoup moins de temps et d’exercices qu’autrefois. Est-ce un bien, et que penser d’un changement aussi radical ? Quelles sont les raisons qui ont décidé le conseil supérieur à bouleverser aussi complètement l’ancien ordre de choses[4] ? On eût compris qu’il se résignât, pour alléger des programmes déjà trop surchargés de matières, à prendre quelques heures par semaine au latin, pour les répartir d’une façon plus équitable entre d’autres branches de connaissances plus négligées. Mais le détrôner comme on l’a fait, le subalterniser si complètement au français, le traiter sur le même pied que les sciences et l’histoire, lui enlever deux années sur huit, et cependant lui prendre ses meilleurs exercices, ou les réduire au point d’en changer complètement le caractère, c’étaient là des innovations bien risquées ; et l’on concevrait difficilement qu’une réunion d’hommes graves s’y fût laissé entraîner, si nous n’avions déjà tant d’exemples de la toute-puissance des bureaux en France. Oui, il ne s’est pas rencontré dans cet aréopage universitaire une majorité assez indépendante et assez résolue pour arrêter au passage cette mutilation de nos vieilles études classiques. La coalition des bureaux avec les membres fonctionnaires et les jeunes du conseil l’a emporté : la déchéance du latin a été décrétée non par un coup d’autorité ou par une surprise, — la blessure n’eût pas été si profonde, — mais après mûres délibérations entre gens auxquels ne manquaient certes ni les lumières ni la compétence. Par un raffinement de coquetterie, c’est au premier conseil élu de l’université qu’on a demandé le sacrifice raisonné des plus vieilles et des plus nobles traditions universitaires. M. Jules Ferry venait déjà d’exécuter les jésuites, et de cette vilaine besogne il avait rejailli sur sa personne plus d’éclaboussures que d’honneur ; il ne lui a pas déplu de trouver des collaborateurs dans la nouvelle œuvre de destruction qu’il méditait. Et il les a trouvés ! L’urgence de cette destruction était-elle donc si démontrée ? La cause du latin n’était-elle plus défendable ? Est-ce que, par hasard, il serait devenu ridicule et suranné de penser avec tout le XVIIe et les meilleurs esprits du XVIIIe siècle, avec Bossuet et Racine, avec Fénelon et Rollin, que, pour élever une intelligence, orner un esprit, former une âme, la palme restera toujours à L’étude des langues et des littératures anciennes ? Et serait-ce donc une hérésie d’estimer plus, au point de vue de la haute culture morale que nos lycées doivent à la jeunesse, une page de Tacite ou de Virgile qu’un théorème de géométrie ? La thèse est vieille, sans doute, et il faut un certain courage, aujourd’hui, pour la défendre contre les prétendus progrès de la pédagogie moderne. Mais en quel temps et sous quel régime sa supériorité s’est-elle marquée d’une façon plus saisissante ? S’il est une vérité démontrée[5], c’est la nécessité pour une démocratie, de résister à ses tendances égalitaires sous peine de tomber bientôt dans la plus basse démagogie. Que le conseil municipal de Paris devienne le maître de la France, son premier soin sera de supprimer ou d’abandonner à elles-mêmes les hautes études, et spécialement les études classiques, pour appeler indistinctement tous les Français à l’instruction intégrale et moyenne qui est le droit de chacun. Ainsi le veut la doctrine. Or qu’a fait le conseil supérieur de l’instruction publique en dépossédant le latin, si ce n’est un premier pas dans cette voie du nivellement à outrance ? Au lieu de résister à l’entraînement général, comme il semblait que ce fût son rôle et sa fonction, il a pactisé avec l’ennemi, je veux dire avec ceux qui ne sentent pas la nécessité de conserver au milieu d’une société qui craque de toutes parts, quelques points fixes, quelques institutions, fussent-elles un peu vieillies, auxquelles puissent se rattacher encore les esprits d’élite !

Cette première concession admise, les autres allaient de soi. Le latin était la clé de la position ; l’abandonner c’était, a fortiori, livrer le grec. Encore si le conseil avait eu le courage de le sacrifier entièrement ; s’il eût fait ce raisonnement : « Autant les études latines ont toujours été florissantes dans nos collèges, autant les études grecques y languissent. Pour sauver les unes, abandonnons les autres. Lâchons l’ombre et gardons la proie, gardons-la tout entière ! » Cette amputation, sans doute, eût été douloureuse ; mais enfin elle pouvait se défendre ; elle avait un mérite au moins, celui de la netteté. Pour sauver son navire, un bon capitaine n’hésite pas, le cas échéant, à couper son grand mât. Le conseil a reculé devant cette extrémité : il a préféré transiger, faire pour le grec ce qu’il avait déjà fait pour le latin : lui prendre une partie de ses exercices et du temps qui leur était consacré, le réduire à l’état d’accessoire. Il n’était pourtant pas difficile de prévoir que l’université, qui avait déjà, même à Paris, tant de peine à former en six ans de médiocres hellénistes, n’en formerait plus en quatre ans que d’exécrables. La langue grecque est une des plus riches et des plus compliquées qui soient ; pour avoir quelque chance d’en bien posséder un jour le mécanisme, il importe de lui consacrer, dès les premières années du collège, quelques heures par semaine. En retarder l’étude jusqu’en quatrième, alors que la mémoire n’est déjà plus aussi fraîche » l’oreille aussi souple et que des exercices plus attrayans sollicitent l’attention des élèves, c’était s’exposer presque infailliblement et sans aucune compensation à une perte sèche. Il est vrai, dira-t-on, que cette mutilation a rendu possible l’extension très notable d’autres branches d’étude. Les langues vivantes, l’histoire et la géographie, les sciences y ont gagné. L’objection a sa valeur, surtout en ce qui concerne l’allemand et l’anglais, et ce n’est assurément pas nous qui y contredirons. Notre génération a trop souffert de la mauvaise distribution des cours de langues modernes et de l’infériorité du personnel enseignant dans cette partie, pour ne pas applaudir énergiquement aux efforts qui ont été faits pour les relever. La grande majorité des collégiens n’emportaient autrefois de leurs cours d’allemand ou d’anglais que des notions très insuffisantes et qui ne tardaient pas à se perdre entièrement. Cela tenait à ce que ces cours commençaient beaucoup trop tard et n’étaient le plus souvent confiés qu’à des professeurs de rencontre. Il y avait un peu de tout dans ce personnel hybride et cosmopolite : même des Polonais sans ouvrage et des Hongrois qui avaient eu des malheurs. L’université recueillait volontiers ces épaves de la révolution internationale et leur ouvrait libéralement ses écoles, sans exiger d’eux aucune garantie de grade ni d’honorabilité. Il suffisait de se dire persécuté et d’avoir plus ou moins trempé dans une ou deux conspirations pour être admis.

En 18.., le professeur d’allemand du lycée, — un fort digne homme d’ailleurs, — avait été condamné deux fois à mort dans son pays ; nous l’admirions beaucoup à cause de cette double auréole, mais nous ne lui permettions pas de faire son cours, et sa classe était un véritable charivari. De temps en temps, quand nous avions été bien sages, il nous racontait ses prisons et nous inspirait le mépris de la police. Nous l’avions surnommé Silvio Pellico, il le savait et il en était fier. Il est mort fou : j’en ai toujours eu des remords. Grâce à Dieu, cette race a disparu : l’agrégation des langues vivantes, instituée en 1864, a fait des professeurs d’allemand et d’anglais les dignes émules de leurs collègues, et cet enseignement, tel que l’ont organisé les nouveaux programmes, donne, de l’avis unanime, les meilleurs résultats.

L’histoire n’appelait pas à beaucoup près et n’a pas reçu du conseil supérieur un développement aussi considérable. Elle s’était déjà, depuis de longues années, taillé dans nos études un large domaine, et ses maîtres n’étaient pas de ceux qui avaient jeté le moins d’éclat sur notre enseignement secondaire. On l’oublie peut-être trop aujourd’hui. Le goût, — pour ne pas dire la mode, — a changé : de nouvelles tendances, importées après la guerre et qui ont pour elles le prestige qui s’attache toujours au succès, sont en train de modifier le caractère de notre enseignement supérieur. Nous sommes bien toujours le même peuple, un peu singe de nature, et ne sachant jamais se tenir à égale distance de l’imitation servile et de la présomption. Après Rosbach, il y eut en France un engouement ridicule pour la discipline prussienne. On crut avoir tout réparé en introduisant dans nos régimens l’usage des coups de bâton : quelques années plus tard, les gardes françaises passaient à l’émeute et prenaient la Bastille. Présentement nous sommes menacés d’une invasion des méthodes et de la pédagogie allemandes. Naturellement, ces tendances ont réagi sur le conseil. Il a pensé qu’il devait non-seulement attribuer un plus grand nombre d’heures aux études historiques dans nos collèges, mais encore et surtout y faire une plus large place à la connaissance des institutions, des mœurs et des usages. Par exemple, en sixième aujourd’hui, le professeur est tenu de faire connaître à ses élèves la société brahmanique, les lois de Manou, le bouddhisme, et, pour les mieux préparer à ces études un peu arides, on les initie dès la septième aux beautés de la constitution de 1875. Pauvres petits cerveaux, comme on vous bourre et comme vous étiez plus heureux, au temps jadis, alors qu’on se contentait de vous raconter l’histoire sainte d’après la Bible et l’Egypte d’après Hérodote ! Elle était peut-être moins scientifique cette pédagogie-là ; elle n’embrassait pas de si larges horizons à coup sûr. Le monde connu des anciens suffisait à son ambition. L’idée de promener des enfans de dix à douze ans par de la Lycurgue et Solon, jusqu’au Gange et jusqu’à l’Indus, à travers les constitutions et les sociétés primitives de l’extrême Orient lui eût paru quelque peu saugrenue ; mais comme elle était moins prétentieuse et moins pédante, plus pratique et plus conforme au génie national ! Comme elle savait mieux prendre la mesure des esprits et leur distribuer une nourriture habilement graduée, tout aussi substantielle et moins indigeste !

Toutefois, hâtons-nous de le dire : le mal, en ce point particulier des études historiques, n’est pas, à beaucoup près, ce qu’on aurait pu craindre qu’il fût. L’orientation n’en a pas sensiblement changé, grâce au tact d’un personnel d’élite. Autre chose est d’inscrire dans un programme délibéré à huis-clos les Vedas ou les lois de Manou ; autre chose est d’y intéresser des enfans. Autre chose est de décréter gravement que la connaissance des institutions est le but principal et la fin de l’enseignement historique dans nos collèges ; autre chose est de passionner de jeunes esprits pour les Capitulaires de Charlemagne ou les Établissement de saint Louis. L’histoire intérieure des peuples, leur vie sociale, leurs mœurs, leurs coutumes, leurs arts, leur degré de civilisation sont assurément des facteurs qu’il ne faut pas négliger, et les bons maîtres n’avaient pas attendu la réforme de 1880 pour leur donner une part de leur attention ; mais, quoi qu’on fasse, c’est l’étude de la formation territoriale des états par la guerre, par la diplomatie, par le génie de leurs grands hommes et de leurs grands capitaines, qui sera toujours le principal attrait et le fond des études historiques dans l’enseignement secondaire. Les programmes et les conseils auront beau se succéder, il est à craindre qu’ils ne rencontrent longtemps encore à cet égard la résistance passive, mais résolue, que l’université a plus d’une fois opposée à de dangereuses expériences.

La géographie, bien qu’elle eût déjà reçu depuis 1870 une extension notable, a paru comporter, elle aussi, de nouveaux développemens. Le conseil supérieur en a mis partout. Nous permettrait-on de renouveler ici très timidement, et en demandant pardon de la liberté grande, une réserve que nous avons, déjà formulée plus haut ? Dirons-nous, au risque d’être excommunié par les spécialistes, qu’on leur a fait trop de concessions ? Quelque importance qu’on attribue à la géographie, il est clair, en effet, qu’elle ne constitue dans l’ensemble des études classiques qu’un enseignement accessoire. Sans être précisément la servante de l’histoire, comme la philosophie l’était autrefois de la théologie, elle n’en peut et n’en doit être, en bonne pédagogie, que l’auxiliaire. Les nouveaux programmes, élaborés sous l’empire de préoccupations exclusives, ont trop rapproché les distances. Était-il, par exemple, si nécessaire d’ajouter aux exercices déjà très compliqués de la classe préparatoire, où l’on entre en général de huit à neuf ans, des notions sur « la forme, la dimension et les mouvemens de la terre, sur l’horizon, les pôles, l’équateur ? » Vraiment on aurait bien pu remettre quelque peu ces notions, même très élémentaires. Pareillement, en huitième, où le cours embrasse « les cinq parties du monde, les principaux voyages de découvertes, les grands navigateurs. » J’entends bien qu’il ne s’agit ici, comme précédemment, que de données succinctes, et qu’il ne faut pas trop prendre le programme au pied de la lettre. Mais c’est là justement le point : Pourquoi des programmes, s’ils sont impossibles à remplir, et pourquoi tant de matières accessoires qui font double emploi, qui se répètent, se brouillent et s’enchevêtrent, quand vous avez déjà si peu de temps pour les études fondamentales ?

Pourquoi surtout, — et nous entrons ici, laissant la géographie, dans un autre ordre d’idées, nous touchons à l’erreur capitale ; de la nouvelle pédagogie, — pourquoi, dans les basses classes, tant d’heures consacrées aux sciences : quatre heures de calcul, d’exercices de calcul mental et de leçons de choses dans la classe préparatoire ; quatre heures de calcul, de géométrie, d’histoire naturelle des animaux et des végétaux en huitième ; quatre heures d’arithmétique, de géométrie, d’histoire naturelle des pierres et des terrains et d’élémens des sciences expérimentales en septième ; quatre heures d’arithmétique, de cosmographie, de physique et de chimie en sixième ; quatre heures d’arithmétique, de géométrie et de zoologie en cinquième ; enfin, pour borner là cette riche énumération, quatre heures d’arithmétique, de géométrie et de géologie en quatrième ? N’est-ce pas à faire frémir, et vous figurez-vous ce que pourra bien valoir dans dix ans, au physique et au moral, la génération qui aura été soumise à un pareil entraînement ? On accusait déjà l’ancienne université de surmener les enfans, de surexciter leurs facultés intellectuelles aux dépens de leur santé, de négliger leur éducation, et l’on n’avait pas absolument tort. Sur ce dernier point, cependant, l’université pouvait répondre avec raison à ses détracteurs : « Non, je ne néglige pas autant que vous le dites l’éducation des enfans qu’on me confie. Cette éducation, je la leur donne et ils la trouvent dans mon enseignement même, dans son caractère général et sa haute vertu morale, dans le commerce intime où je les fais vivre avec les maîtres et les chefs-d’œuvre de la pensée humaine. Ils la trouvent du jour où ils m’arrivent, jusqu’au jour où ils me quittent, dans les livres que je mets entre leurs mains, depuis le De Viris jusqu’à Cicéron et jusqu’à Tacite ; dans les leçons et dans l’atmosphère d’honnêteté qui s’en dégagent. » Que peut-elle aujourd’hui répondre à ceux qui, ses programmes à la main, lui reprochent d’avoir perdu la mesure de l’enfant, de traiter des cerveaux à peine formés comme des cerveaux faits, de les écraser sous le nombre et sous le poids de ses matières ? Passe encore pour les leçons de choses et les élémens de l’histoire naturelle qui n’impliquent pas de bien grands efforts d’attention ni de raisonnement, et qui sont, par suite, assez inoffensifs. Mais toute cette arithmétique, toute cette géométrie, toute cette cosmographie, toute cette géologie et toute cette zoologie, rudis indigestaque moles, quel besoin avait-on d’en bourrer, comme on l’a fait, le plan d’études ?

Sans doute, il faut, et l’on peut sans inconvénient s’adresser de très bonne heure à la raison, et les sciences, à ce point de vue, sont infiniment utiles. Elles développent le goût des vérités positives et des démonstrations rigoureuses ; elles donnent à l’esprit des habitudes de précision et de netteté ; mais c’est à la condition d’être administrées avec beaucoup de prudence et à doses soigneusement graduées. Autrement, de deux choses l’une : ou elles rebutent absolument les enfans et les dégoûtent à jamais ; ou elles en font, quand ils les supportent, de précoces calculateurs, de petits êtres raisonneurs, absolus, tranchans, voyant déjà le monde à travers leurs théorèmes et leurs expériences, n’y apercevant que la matière, entichés de principes abstraits et les appliquant à tout, incapables de saisir une nuance et tout prêts à traiter la vie, la société, la politique, dans leurs rapports si divers et si complexes, par les mêmes procédés que la physique ou la géométrie.

Encore si c’était là le seul danger des sciences ou si elles le rachetaient par leur vertu pédagogique ; si, par les idées qu’elles remuent, elles imprimaient aux esprits une direction salutaire ; si elles développaient en eux le goût du bien, de la vertu, du devoir en général, et de celui qui les résume et les contient tous, j’entends le patriotisme ! Par malheur, et c’est ici qu’éclate leur infériorité, les sciences sont de leur nature très cosmopolites ; le monde leur appartient et elles lui appartiennent ; leur domaine, c’est l’univers ; leurs frontières, c’est l’infini ; leur fonction, c’est de découvrir les lois qui gouvernent la matière, et leur honneur, c’est de lui dérober chaque jour un de ses secrets. Or, dans cette immensité, comment voulez-vous que les préjugés de races, les haines de peuples, la diversité des tempéramens et des intérêts ne s’effacent pas un peu ? Comment l’idée de patrie, qui en est la résultante, conserverait-elle toute sa force ? Pour l’historien qui vit dans le passé, pour le lettré qui en a recueilli l’héritage et qui le transmettra, la patrie représente quelque chose de très réel et de très concret. C’est la mise en commun des souvenirs, des traditions, des légendes, des douleurs et des espérances qui constituent la vie morale d’un peuple. C’est le je ne sais quoi qui fait que, malgré leurs divisions et leurs querelles intestines, à tel jour, à telle heure solennelle, un même cœur bat dans la poitrine de trente-six millions d’hommes, qu’un même souffle les anime, qu’une même secousse les ébranle et les électrise. Tout au contraire, aux yeux du savant pur, la patrie se fond nécessairement un peu dans l’humanité ; elle n’est plus qu’une province ; que dis-je ? un point de son empire. Allez donc demander à des gens qui calculent à une seconde près les révolutions des astres de s’intéresser à nos petites vicissitudes ! On raconte qu’Archimède était en train d’achever un problème de géométrie dans Syracuse incendiée lorsqu’il fut surpris et tué par un soldat romain. Le trait est beau sans doute, et l’on comprend à première vue qu’on l’admire. Analysez-le pourtant, dégagez-le des circonstances tragiques qui l’entourent et qui le transfigurent, et que reste-t-il de cette héroïque distraction ? Ce fait d’un citoyen qui déserte son devoir public au moment suprême, qui trace des figures sur le sable au lieu d’aller faire la chaîne, qui s’isole et s’absorbe dans une abstraction pendant que le fer achève l’œuvre du feu, qui sacrifie, en un mot, sa patrie, sa ville, son foyer, ses dieux lares, à cette patrie supérieure qui s’appelle la science. Périsse Syracuse, pourvu que je dote l’humanité d’un nouveau progrès ! Eh bien ! je le demande, et c’est toute la leçon que je veux tirer de cette anecdote, est-il bon de faire prendre à nos enfans, dès les premières études, le chemin de cette patrie supérieure ? N’est-il pas à craindre qu’elle fasse tort à l’autre, à la vraie ? La vieille université,. celle des Cousin, des Guizot et des Villemain, était à cet égard d’une extrême prudence ; elle ne livrait l’enfant aux mathématiques qu’après avoir semé dans son esprit le germe de toutes les vertus qui forment non-seulement l’honnête homme, mais le citoyen. Plaise à Dieu qu’avec ses prétentions scientifiques, ses tendances matérialistes, son impuissance à comprendre ce qui fait « l’âme de l’éducation, » suivant le mot éloquent de Michelet, la nouvelle pédagogie nous prépare d’aussi fortes générations ! Elle s’en flatte, et nous voulons bien croire à sa bonne foi. Elle est convaincue, nous l’admettons, qu’en élargissant, comme elle l’a fait, le domaine des sciences, elle n’a causé qu’un très mince dommage aux lettres. « Je les enseigne moins longtemps, prétend-elle, mais je les enseigne mieux. Il fallait autrefois huit ans pour faire un bon latiniste, j’atteins le même résultat par des procédés plus rapides et grâce à la supériorité de mes méthodes. » Telle est, en très peu de mots, la thèse moderne, celle qui a rallié la majorité du conseil supérieur et qui nous a valu les nouveaux programmes. Examinons-la donc en quelques détails et voyons, puisque nouveauté il y a, ce qu’il en faut penser.


III

Avant la réforme de 1880 et de temps immémorial, les cours de langues anciennes dans nos collèges consistaient : 1° en exercices de grammaire ; 2° en récitations ; 3° en explications d’auteurs ; 4° en devoirs écrits, thèmes, versions, vers latins, narrations et discours. On menait de front ces divers exercices, en les graduant suivant l’âge des enfans. Ainsi, dans les classes élémentaires, c’étaient les études grammaticales, le thème et les récitations qui prenaient le plus de temps. Dans les classes supérieures, au contraire, c’étaient l’explication des auteurs et les devoirs écrits, vers latins, narrations et discours, qui jouaient le rôle le plus important. On pensait, non sans raison, qu’il fallait s’adresser d’abord à la mémoire et la cultiver avec soin pendant qu’elle était encore dans toute sa fraîcheur, et l’on ne faisait appel à l’imagination des enfans, on ne leur demandait d’efforts personnels de composition et d’invention, qu’après leur avoir meublé la tête d’un grand nombre de mots, de règles, d’exemples, et de tournures. Cette méthode n’était peut-être pas très logique, on pouvait lui reprocher d’abuser des procédés mécaniques et de ne pas laisser une place suffisante à l’étude organique des langues. En revanche, elle avait le mérite d’être éprouvée, d’avoir donné, malgré ses défauts, d’excellens résultats et d’être, sinon très scientifique, ce qui, en somme, importait assez peu, du moins très pratique et très appropriée à de jeunes esprits.

Les changerais apportés par la nouvelle méthode à ces vieilles pratiques ont été de deux sortes : ils ont modifié le caractère ou diminué l’importance de certains exercices ; ils ont complètement supprimé les autres. Par exemple, et pour commencer par le commencement, prenons la grammaire. On ne renseigne plus aujourd’hui comme autrefois par une série d’exemples qu’on faisait apprendre aux enfans par cœur et dont on tirait ensuite la règle, sans plus approfondir. On a la prétention de les faire pénétrer beaucoup plus avant dans le génie de la langue et de leur donner, d’après la méthode historique et comparative, la raison des tournures ou la valeur des flexions qu’ils rencontrent. Il faut qu’ils sachent non-seulement d’une façon générale la signification et le rôle du substantif, de l’adjectif et du verbe dans le discours, on leur demande encore de connaître « le rôle des diverses parties qui entrent dans leur composition, savoir : 1° le radical qui donne le sens du mot ; 2° le suffixe qui détermine ou modifie le sens et qui, dans les substantifs ou adjectifs, fait partie exclusivement du radical, mais dans les verbes fait partie exclusivement du radical du présent et de l’imparfait, c’est-à-dire est en dehors du radical verbal ; 3° les caractéristiques de temps et de modes ; 4° les désinences qui indiquent les cas dans les substantifs, les personnes dans les verbes (désinences casuelles, désinences personnelles)[6]. »

Ce n’est pas tout : à ces notions fondamentales vient s’ajouter « la phonétique, c’est-à-dire la théorie des modifications que subissent les voyelles et les consonnes[7]. » Tels sont les principes généraux d’après lesquels ont été rédigés les nouveaux programmes. Ces principes sont excellens, sans doute, en eux-mêmes, et personne n’en conteste la valeur absolue ; ils ont renouvelé l’étude de la grammaire, ils en ont chassé l’empirisme et lui ont enlevé ce qu’elle avait d’artificiel. Mais, et c’est toujours à ce côté de la question qu’il en faut revenir, sont-ils bien à leur place dans les classes de nos collèges, et spécialement dans les basses ? Ouvrons les programmes et détachons-en quelques parties :

« LANGUE FRANÇAISE. — Cinquième : traduction en français moderne de passages d’auteurs du xvi° siècle ; quatrième : notions élémentaires sur l’histoire de la langue française. — Mots d’origine populaire, savante, étrangère ; persistance de l’accent tonique dans les mots d’origine populaire. Mots tirés du latin par les savans, souvent en opposition avec les règles de l’accent tonique. Doublet.

« LANGUE LATINE. — Sixième : Syllabes marquées de l’accent tonique ; cinquième : procédés de dérivation et de composition des mots. Mots simples. — Groupement des mots dérivés et composés. — Étude sur les significations accessoires exprimées par les préfixes et les suffixes. Groupement des mots d’après leur formation. Groupement des mots d’après leur sens.

« LANGUE GRECQUE. — Quatrième : Accent tonique : les élèves seront exercés à le faire sentir dans la prononciation… Exercices sur le vocabulaire d’après les mêmes principes que pour le latin en cinquième. — Distinguer les mots d’origine commune de ceux que le latin a tirés du grec. »

Voilà quelques échantillons de la nouvelle méthode ; encore sont-ils fort incomplets et ne faut-il les considérer, — c’est le programme qui parle, — que comme un sommaire des notions que les élèves devront posséder à la fin de chaque année. Jugez un peu, si le conseil ne s’était pas retenu ! Eh bien ! je le demande à tous ceux qui ont réfléchi sur ces questions, sont-ce là des matières accessibles à de tout jeunes enfans et peut-on vraiment imaginer qu’ils en tirent un réel profit ? Se peut-il que des gens sérieux, des esprits droits l’admettent ? Il y en a cependant, et plus d’un : j’ai nommé M. Bréal et je pourrais, après lui, citer M. Chassang. Tous deux, en effet, ont leur part de responsabilité dans la nouvelle direction donnée aux études grammaticales : le premier pour avoir été en France le vulgarisateur et le parrain de la méthode comparative et historique, et l’avoir indûment fait passer de sa chaire du Collège du France dans l’enseignement secondaire ; le second pour avoir remplacé nos vieilles grammaires, si commodes et si claires, par des ouvrages beaucoup plus savans, mais d’une lecture infiniment moins facile. Leur rôle, au reste, s’explique le plus naturellement du monde. A force de cultiver une science, on s’en exagère toujours un peu l’importance et, si sèche ou si abstruse qu’elle soit, on finit par la trouver lumineuse. Tel a été très vraisemblablement le cas de M. Bréal et de M. Chassang : leur « violente amour » de la grammaire comparée les a jetés dans une erreur d’optique commune à beaucoup de spécialistes ; ils ont été frappés d’une sorte de daltonisme qui leur a fait apparaître leur étude favorite sous les plus fraîches couleurs. Et voilà comment la méthode philosophique, historique et comparative règne aujourd’hui dans nos collèges et tyrannise tant de pauvres petits cerveaux. Voilà comment, en cinquième, à des enfans qui ne savent pas encore bien leur orthographe et au risque de la leur brouiller complètement[8], on donne à traduire des morceaux choisis d’auteurs du XVIe siècle ; comment, en quatrième, on entre avec eux dans de savans développemens sur l’origine des mots et l’histoire de la langue ; comment les préfixes, les suffixes, l’accent tonique et les doublets tiennent une si large place aujourd’hui dans l’enseignement.

Les doublets ? Vous avez bien entendu ? — Oui. — Avez-vous compris ? Savez-vous ce que c’est qu’un doublet ? — J’en doute, et pour cause. Dernièrement, dans une réunion de professeurs et d’académiciens, quelqu’un posa malicieusement la question. Il y avait là des littérateurs et des historiens de premier mérite, un membre éminent du conseil supérieur de l’instruction publique, des hommes de trente, de quarante et de soixante ans, trois générations universitaires. Or, dans ce grave aréopage, personne, pas même le membre du conseil supérieur, qui l’avait voté, ne connaissait le doublet. Seul, un professeur de la faculté des lettres en avait quelque soupçon ; encore avoua-t-il qu’il l’ignorait il y a six mois. Eh bien ! tous nos professeurs en sont ou en étaient là. Quand les nouveaux programmes ont paru, il leur a fallu se remettre à l’école, apprendre en quelques semaines ce qu’ils étaient chargés d’enseigner et désapprendre ce qu’ils enseignaient depuis dix, vingt ou trente ans, quitter leur Burnouf, leur Lhomond et leur Quicherat pour les nouvelles grammaires et les nouveaux lexiques. Pour quelques-uns, dit-on, ç’a été un coup de fouet, une excitation. Leur enseignement s’est enrichi de vues nouvelles, élargi, a pris du mouvement et de la vie ; mais, pour la grande majorité, quel trouble et quelles difficultés ! et, pour les classes, quelle cause fatale d’affaiblissement !

Voyez, en effet, que de contradictions. D’une part, on a voulu donner à l’étude des langues un caractère plus scientifique ; on prétend les enseigner d’après une méthode perfectionnée qui vise beaucoup moins au brillant qu’à la profondeur ; d’autre part, on a rendu cette étude si compliquée, on en a élargi le champ d’une façon si démesurée, on a tant enflé les programmes, que les plus habiles professeurs se déclarent incapables de les parcourir en entier, et qu’ils ne peuvent enseigner les parties qu’ils en retiennent que d’une façon très superficielle et, pour ainsi dire, en courant. Pareillement, on a supprimé le vers latin, réduit le discours latin à n’être plus qu’un exercice insipide, diminué considérablement le nombre des devoirs écrits, et l’on s’est flatté de remplacer ces exercices, si ! salutaires au point de vue de l’émulation qu’ils excitaient entre les élèves et de l’effort personnel qu’ils exigeaient d’eux, par de plus larges explications d’auteurs ; mais, dans le même temps, on a rendu ces larges explications impossibles en exigeant des maîtres une critique plus pénétrante et beaucoup de digressions historiques et philosophiques. On ne se contente pas de leur demander des choses plus difficiles et plus nombreuses, on leur demande des choses incompatibles, inconciliables. Et du bas au sommet il en va de même ! En sixième, on enseigne les premiers principes de la prosodie latine à des enfans qui n’ont jamais vu un vers sur ses pieds et ne savent pas encore leurs déclinaisons ; en cinquième, après une seule année d’études, on leur met Ovide entre les mains, on leur apprend l’histoire de Sparte et d’Athènes avant qu’ils sachent seulement reconnaître un oméga ; en quatrième, on les lance à pleines voiles dans l’Enéide, et l’on parcourt avec eux, — vous pensez comment, — les matières grecques qui défrayaient autrefois trois années. Dans cette même classe de quatrième, le maître explique du Virgile le matin et fait réciter le soir l’alphabet grec. Vous devinez si sa tâche est facile et comme il peut intéresser ses élèves aux héllénismes qui se rencontrent si fréquemment dans le poète latin ! Inutile, bien entendu, de songer à établir une comparaison quelconque, un de ces rapprochemens qui s’imposent à tout instant entre les poètes grecs et les romains. En rhétorique, pour ne pas abuser du discours latin et sous le prétexte de ne pas trop développer chez les jeunes gens le goût de la phrase, le programme fait un devoir au professeur de leur donner des sujets de compositions variés, dissertations ou essais de critique littéraire. Parfois, il charge un élève d’étudier spécialement soit un auteur, soit un groupe d’auteurs similaires et d’en tirer une leçon pour ses camarades. Comme s’il était moins dangereux d’habituer des élèves de rhétorique à trancher au pied levé des questions de critique littéraire, où ils n’entendent et ne savent absolument rien, que de leur donner à composer, d’après une matière soigneusement ordonnée, une harangue de César ou de Germanicus à leurs soldats ! Enfin, de quelque côté que vous vous tourniez dans ces programmes énormes, vous n’y trouvez qu’incohérences, disproportions ou défauts de parallélisme, er, dès que vous serrez d’un peu près les nouvelles méthodes, vous ne tardez pas à vous apercevoir qu’avec toutes leurs prétentions scientifiques, historiques, philosophiques, elles aboutissent à l’enseignement le plus superficiel et le plus léger. De loin, c’est quelque chose, elles imposent par je ne sais quel air de gravité, par leur provenance exotique, par leurs nombreux qualificatifs. On se dit que, n’étant pas très sûres d’elles-mêmes, elles ne prendraient pas autant de titres. Analysez-les cependant, dégagez-les de tout ce pompeux appareil ; considérez-les, non plus au point de vue de leur valeur absolue, mais au point de vue de leur application aux études de nos collèges, et vous verrez ce qu’il en reste. De tout un peu, rien à fond : telle pourrait être la devise de la nouvelle pédagogie. Dans son orgueilleux pédantisme, elle embrasse toutes les sciences ; en réalité, elle ne fait que les effleurer. Dans son ignorance des proportions et des quantités nécessaires, elle a fait de nos études classiques, autrefois si bien ordonnées, un véritable capharnaüm, une sorte d’entrepôt confus et désordonné de toutes les connaissances humaines. Vous lui aviez confié vos enfans dans l’espérance qu’elle formerait avec ceux-ci de fins lettrés et des esprits délicats, ou qu’elle développerait chez ceux-là le goût des vérités positives et l’aptitude scientifique : elle vous rend, au bout de huit ans, des cerveaux bourrés de matières mal digérées, saturés sans être nourris et déjà souvent fourbus ou à tout le moins rebutés. Bref, je vois bien ce que les Charcot de l’avenir y gagneront ; je n’aperçois pas l’avantage qu’en pourront retirer les familles et le pays.


IV

Mais allons plus loin ; passons de ces critiques théoriques à leur démonstration par les faits, les résultats acquis et déjà constatés. On peut médire des examens : de bons élèves y échouent parfois, de mauvais y réussissent. Il y a dans ces sortes d’épreuves une part inévitable de hasard. Toutefois, on ne saurait nier que, pour juger de la valeur d’un enseignement, elles ne soient encore le plus sûr critérium. Tant valent le baccalauréat et la licence, tant valent les études qui y conduisent. Or, c’est un fait constant que, depuis les réformes de 1880, le niveau des épreuves littéraires, tant au baccalauréat qu’à la licence, a baissé d’une façon inquiétante. Les bulletins que les facultés de province ont pris l’excellente habitude de publier sont à cet égard singulièrement concluans. Nous lisions dernièrement dans celui de la faculté des lettres de Poitiers, sous la signature autorisée d’un de ses professeurs, une véritable lamentation sur la décadence de la version latine. Au rapport de ce maître, sur quatre-vingt-neuf copies d’une version des plus simples et des plus faciles, empruntée aux Tusculanes, il ne s’en est pas trouvé, à la dernière session, une seule qui fût « exempte de fautes graves[9]. » — « Et quel n’a pas été notre découragement, dit-il encore, lorsqu’à partir de la dixième, nous avons eu à relever des absurdités, des preuves d’ignorance crasse en grand nombre ! C’est par des prodiges d’indulgence que nous avons pu accorder de mauvais passables à des copies renfermant jusqu’à quinze unités de fautes, et pousser l’admissibilité jusqu’à 45 pour 100… Après huit ans de dictionnaires éventrés et de textes quelquefois fort savans barbouillés ou lacérés, seize rhétoriciens sur vingt sont incapables de distinguer nettement les mots agmen, acies, exercitus, etc., d’appliquer dans une version la règle : Puer egregia indole, de démêler un pronom relatif et conjonctif entre deux verbes. Ce n’est évidemment pas la faute des maîtres, dont l’instruction, grâce aux généreux efforts du gouvernement, secondé par l’enseignement très solide des facultés, va se développant et se précisant de jour en jour jusque dans les plus modestes collèges. Peut-être faut-il s’en prendre aux méthodes nouvelles, qui, par la suppression ou l’amoindrissement des exercices les plus astreignans de latinité, du vers et surtout du thème latin, n’invitent qu’aux demi-efforts, à l’explication superficielle, à la lecture facile et courante qui donne l’illusion du savoir plutôt que la réalité. » Et comme remède pratique, après cet aveu pénible, veut-on savoir ce qu’avec une indépendance qui l’honore grandement M. Hild recommande aux maîtres de son ressort ? Il les invite à « rentrer par des voies détournées, dans la pratique d’un enseignement grammatical qui a fait ses preuves et que rien ne remplacera jamais. » Est-ce assez clair et croit-on qu’un simple professeur de faculté qui dépend de son recteur, lequel appartient, corps et âme, à M. le directeur de l’enseignement supérieur, qui lui-même… oserait s’élever avec cette force contre les nouveaux programmes et les nouvelles méthodes, si ces programmes et ces méthodes étaient seulement défendables ? Il est clair que non, et pour s’en convaincre, il suffirait de parcourir la collection de ces bulletins de faculté ; on y trouverait aisément, sous des formes diverses, quelquefois avec plus de ménagemens dans les mots, toujours avec la même conviction, l’expression répétée des mêmes plaintes et des mêmes regrets.

Je sais bien qu’on pourra me faire une objection et je l’entends : c’est que l’opinion des facultés de province n’est pas aussi probante qu’elle en a l’air ; c’est que les résultats constatés par elles ne sont que des résultats provisoires, que les nouvelles méthodes ont eu plus de peine à s’implanter dans les lycées des départemens que dans ceux de Paris et n’y sont pas interprétés par un personnel de même valeur. Soit, et nous voulons bien pour un moment accepter l’argument. Mais qu’en restera-t-il si nous prouvons que c’est à Paris même, sous l’œil inquiet de l’administration, malgré les visites répétées de ses inspecteurs dans nos lycées, que le mouvement d’opposition aux réformes de 1880 est le plus vif ? Nous rappelions tout à l’heure la résistance passive, mais résolue, qu’en d’autres temps l’université sut opposer à des entreprises moins dangereuses à coup sûr que l’expérience actuelle. Ce qui se passe en ce moment dans nos collèges est l’exacte répétition de ce qui s’y passa il y a une trentaine d’années. Le corps enseignant, à quelques exceptions près, est manifestement hostile au nouveau plan d’études ; il ne l’applique et ne s’y soumet qu’à contre-cœur ; il en prend le moins et en laisse de côté le plus qu’il peut. Les proviseurs, débordés ou complaisans, n’interviennent qu’avec une extrême circonspection, et dans la mesure qui leur est strictement imposée par leurs fonctions. Certains même ont pris sur eux de rétablir des exercices condamnés par le conseil supérieur et de revenir peu à peu à l’ancienne méthode. Au collège Stanislas, entre autres, la rhétorique est redevenue ce qu’elle était à l’époque des Lemaire et des Boissier ; le discours latin y a été réintégré dans tous ses honneurs ; et le vers latin, lui-même, ce proscrit, a repris sa place à côté de lui. Bref, la réforme s’est heurtée dès le principe à d’invincibles répugnances, et le personnel de nos lycées présente aujourd’hui, dans son ensemble, le spectacle toujours mauvais d’un corps à l’état d’indiscipline latente.

Parlerons-nous maintenant de la faculté des lettres de Paris ? Assurément, car nous ne saurions invoquer une autorité plus considérable. Or, il faut qu’on le sache, la faculté de Paris vient de constater dans un rapport officiel l’affaiblissement progressif des épreuves littéraires aux examens de la licence et du baccalauréat depuis 1880. On n’a pas jugé à propos de publier ce document ; on ne le publiera vraisemblablement pas plus qu’on ne publie les procès-verbaux des séances du conseil supérieur. Toutefois, comme on n’a pu s’empêcher d’en saisir le conseil académique, il se trouve que nous sommes en mesure de le faire connaître, sinon dans sa teneur même, au moins en substance.

Commençons par le bien ; le rapport de la faculté se plaît d’abord à reconnaître les progrès très réels et vraiment notables que les candidats au baccalauréat ont faits depuis quelques années, dans l’étude des langues vivantes. A cet égard, les épreuves tant écrites qu’orales sont des plus rassurantes : A l’écrit qui consiste en un thème de dix-huit ou vingt lignes, lequel doit être terminé en une heure et demie, avec le secours d’un simple lexique, la proportion des candidats admis du premier coup est d’environ 50 pour 100. A l’oral, l’explication des auteurs et la conversation en anglais ou en allemand est en général satisfaisante. Pareillement la philosophie n’a rien perdu. Les deux tiers des candidats apportent encore à cette partie de l’examen des copies assez développées ou du moins convenablement délayées. Peut-être seulement pourrait-on leur reprocher d’y mettre plus de mémoire que d’intelligence et de savoir véritable.

En revanche, la version latine est d’une pauvreté déplorable. Les candidats ne sont plus capables de décomposer une phrase de Tite Live ou de Cicéron. Ces auteurs, de lecture presque courante autrefois pour un bon élève de rhétorique, ne fournissent plus de textes assez faciles. Ceux qu’on est obligé de choisir sont les mêmes qu’on donnait autrefois en troisième ! Encore a-t-on soin de ne les point emprunter aux poètes, n’y ayant plus que très peu d’exemples d’un candidat qui sache déchiffrer un vers d’Horace ou de Virgile. Néanmoins, malgré toutes ces précautions, les copies sont remplies de fentes grossières ; elles témoignent d’une ignorance absolue des expressions les plus usitées. Dernièrement, sur quatre-vingt-dix-neuf candidats, il ne s’en est trouvé que trois pour comprendre la fameuse locution : operœ pretium est.

La composition française est un peu moins mauvaise, mais bien médiocre encore. Il s’en faut que les candidats aient regagné de ce côté le terrain qu’ils ont perdu en latin. On s’est imaginé qu’en les mettant dès la troisième à la composition française, ils écriraient mieux en rhétorique. La vérité, c’est qu’ils y arrivent avec un style d’une facilité banale et plate et qu’ils ne savent pas mieux le fond de la langue. Peut-être, et c’est en ce point seulement qu’il y aurait progrès, l’histoire littéraire leur est-elle moins inconnue qu’à leurs prédécesseurs. La méthode historique les a mis en possession d’un certain nombre de faits se rapportant à l’origine et à la formation de notre langue. Ils savent, par exemple, que le moyen âge a eu ses cycles épiques et possèdent quelques notions sur les écrivains de la renaissance. Ils en ont tiré des analyses, mais à coups de manuels, et combien superficielles ! Cependant ils ne respectent pas l’orthographe et, de ce côté, le mal est si flagrant que la faculté s’est déjà vue dans la nécessité de réclamer la création d’une nouvelle maîtrise de conférences, dont le titulaire serait spécialement chargé de donner et de corriger aux étudians des compositions de français.

La plupart des observations qui précèdent s’appliquent avec non moins de force au grec. En ce point, le déclin est déjà très sensible. Que sera-ce dans trois ou quatre ans, lorsqu’on pourra constater les résultats du système inauguré en 18801 Les candidats qui se présentent aujourd’hui au baccalauréat ont commencé leurs études sous l’ancien régime ; s’ils savent encore quelque peu de grec, c’est qu’ils l’ont appris dès la sixième. Quand les nouvelles couches arriveront, et elles arrivent, le niveau baissera nécessairement encore.

Enfin, ce qui est plus grave, plus symptomatique, si les épreuves littéraires proprement dites accusent une grande faiblesse, un fait bien autrement douloureux encore résulte des observations multipliées de la faculté : la culture générale est en pleine décadence. Les candidats savent peut-être un plus grand nombre de menues choses, ils savent moins bien les nécessaires, ils ont l’esprit moins ouvert et moins éveillé. Ils ont plus de peine à franchir la distance qui sépare l’enseignement secondaire de l’enseignement supérieur. Cette distance, autrefois, n’était pas un obstacle sérieux pour les bons élèves de rhétorique ou de philosophie. Il y a un abîme aujourd’hui entre les études du second et celles du premier degré. À la licence ès-lettres, les épreuves latines ont perdu considérablement, et, chose curieuse à noter, le succès des candidats ecclésiastiques et de ceux du collège Stanislas, où les exercices classiques ont été conservées dans presque toute leur intégrité, s’affirme de jour en jour davantage. Pour se mettre à la portée de leurs élèves, les maîtres de conférences de la faculté se voient dans la nécessité de leur faire recommencer en quelque sorte leurs humanités. Les étudians, les boursiers de licence eux-mêmes sont d’une telle ignorance qu’on en est réduit à reprendre en sous-œuvre avec eux les principales matières de rhétorique et de seconde.

Telles sont, dans leurs traits généraux, les observations critiques contenues dans le rapport de la faculté des lettres de Paris, ou qui s’en dégagent. Concevez-vous quelque chose de plus triste et de plus concluant tout ensemble, et fut-il jamais démonstration plus péremptoire ? En effet, le jugement de la faculté des lettres de Paris n’est pas seulement celui des hommes les plus compétens qui soient, il emprunte une valeur particulière à ce fait que l’élite intellectuelle de la jeune génération passe par leurs mains. La Sorbonne est le point central où tendent, et où aboutissent les efforts d’une grande partie de la population scolaire de la France. Quand donc le niveau de ses examens baisse, on peut être certain qu’il baisse partout. Lorsque, dans son indépendance, guidée par le sentiment impérieux de son devoir, elle fait entendre un cri d’alarme, lorsqu’elle vient dire à l’administration : « Prenez garde ! vous perdez les études classiques, » il est clair que le péril est grand. Et si l’administration était gouvernée, si les chefs que le hasard met à sa tête, au lieu d’être, par une suite du parlementarisme, les commis de la chambre, et, par une suite de leur inexpérience, les prisonniers de leurs bureaux, à coup sûr ils n’hésiteraient pas à se dégager au plus vite d’une expérience désormais condamnée.


V

Mais, dira-t-on, comment faire ? Revenir purement et simplement à l’ancien état de choses, reprendre l’ancienne méthode et l’ancienne organisation des études ? La politique ne le permettrait pas. Il serait bien dur, en effet, pour le gouvernement de confesser à ce point son erreur ; quelle que soit sa modestie, on n’en saurait attendre une preuve aussi pénible. Pareillement, il y aurait quelque cruauté à exiger du conseil supérieur actuel un revirement aussi complet. A vrai dire, il s’est déjà, dit-on, singulièrement assagi : de l’ardeur et de la confiance extrêmes qui marquèrent ses débuts, il ne reste plus, à ce qu’on assure, qu’une inquiétude et le sentiment confus, pour ne pas dire l’humiliation, de n’avoir été qu’un instrument dans la main d’un ministre audacieux. Déjà dernièrement, par un scrupule inouï autant que tardif, il a changé du tout au tout sa jurisprudence à l’égard des écoles libres ; il semble qu’en le poussant un peu, et si les bureaux le voulaient bien, on pourrait obtenir de son dévoûment de plus grands sacrifices d’amour-propre encore… Mais ne soyons pas trop exigeans, attendons patiemment la retraite du pécheur et souhaitons qu’il fasse pénitence. D’ici là, le roi, l’âne ou moi,.. d’ici là, que le corps enseignant continue de noter ses observations, de réunir et d’opposer à de décevantes théories un ensemble de faits qui en démontrent l’inanité. Qu’il poursuive vigoureusement, à coup de documens, la nouvelle pédagogie dans ses derniers retranchemens officiels, et la victoire, en fin de compte, lui restera.

Est-ce à dire qu’il faille la souhaiter aussi complète que certains le voudraient, que l’expérience actuelle ait été de tous points détestable et qu’on n’en doive absolument rien retenir ? Tel n’est pas assurément notre avis, et, pour si vives qu’aient été nos critiques, nous tenons à rappeler que nous avons ici même et plus d’une fois affirmé la double nécessité d’une nouvelle orientation de notre enseignement public et d’une refonte des programmes de nos collèges.

A nos yeux, en effet, la question n’est pas simple : elle a deux faces, et c’est sous un double aspect qu’il importe de l’envisager. Plus un peuple avance en âge, plus ses besoins augmentent et plus il est difficile de les satisfaire ; plus ses appétits se développent et plus la prudence commande de ne les point trop exaspérer. Mais plus aussi s’impose à ceux qui le gouvernent le devoir de ne pas sacrifier à une vaine recherche de popularité les intérêts des classes ci-devant dirigeantes. Donc, en matière d’enseignement secondaire, deux ordres d’idées très différens, deux solutions très distinctes à poursuivre, à savoir : d’abord et avant tout mettre les écoles à la portée du plus grand nombre et donner à leur enseignement une direction toute pratique ; ensuite, pour le maintien de l’esprit public, entretenir et conserver à l’usage de l’élite intellectuelle de la jeunesse quelques établissemens d’un ordre supérieur. Le gouvernement impérial, dans ses dernières années, avait eu le sentiment très net de cette double obligation envers le suffrage universel et envers l’élite. S’il eût vécu, les trois quarts de nos collèges communaux auraient, à l’heure qu’il est, perdu leur caractère classique ; plus d’un lycée (même à Paris) aurait subi la même transformation. En revanche, les humanités, légèrement corrigées, auraient gardé leur vieille et nécessaire prépondérance dans un certain nombre de maisons choisies.

La république s’honorerait en reprenant cette réforme au point où l’avait laissée son prédécesseur. Sans doute on en pourrait modifier quelques détails, tout en en conservant les grandes lignes. On pourrait par exemple, on devrait profiter de la circonstance pour accorder à ce personnel si méritant, à tant d’égards, et si distingué de notre enseignement secondaire une satisfaction qu’il est vraiment bien extraordinaire qu’on ne lui ait pas encore faite. Les professeurs de faculté ont vu, depuis 1870, leurs traitemens augmenter dans de notables proportions ; le budget de l’administration centrale va tous les jours s’enflant ; les maîtres d’école ont eu leur milliard, comme les émigrés. N’est-il pas indécent qu’on n’ait pas trouvé, dans cette orgie, deux ou trois pauvres millions pour relever la situation si digne d’intérêt des professeurs de nos lycées ? Nous ne pouvons que toucher ce point en passant ; il y en aurait bien d’autres à considérer, mais il est temps de finir, il est temps de revenir au sujet particulier de notre étude et d’en dégager la conclusion. Cette conclusion, ou plutôt ce vœu, on l’a déjà deviné, c’est que l’université se prépare, dès à présent, à remplacer le conseil actuel de l’instruction publique par des hommes qui soient bien, cette fois, l’expression fidèle de ses vraies tendances et qu’elle leur donne un mandat très net et très catégorique. Fort de son origine, armé de ce mandat, il n’est pas douteux que le futur conseil ne mette son honneur à faire justice de l’énormité du nouveau plan d’études et ne réagisse énergiquement contre l’abus des nouvelles méthodes. En quoi il rendra un service éminent à ce pays ; car au fond, dans ce débat, ce n’est pas une simple question de pédagogie qui s’agite, ce n’est pas seulement l’éternelle querelle littéraire des anciens et des modernes qui s’est rallumée : ce qui est en cause, c’est le clair génie français lui-même qu’on est en train d’obscurcir ; c’est toute une génération, déjà triste, élevée dans la douleur et dans les larmes, au bruit de la défaite, sans ouverture sur le ciel qu’on lui a pris et sur la gloire qui n’est plus ; ce sont nos enfans qu’on excède et qu’on déprime ; c’est notre pays abattu, mutilé qu’où voudrait, tout frémissant encore, courber sous le joug de méthodes et d’une culture étrangères. Voilà le grand, le vrai danger des nouveaux programmes. A tous leurs autres défauts ils ajoutent celui d’être antipathiques à notre race ; ils ne sont pas nés en terre gauloise, en terre sainte ; ils ont été conçus là-bas. Ils nous sont venus de l’est, avec l’invasion ; ils l’ont complétée et ils la continuent.

La France s’était mieux défendue jadis : elle avait été vaincue, mais non subjuguée, conquise, mais non réduite en vasselage. Elle avait soigneusement gardé contre le Teuton ses arts, ses lettres, ses écoles, son érudition nationale ; elle était demeurée soi-même, un peu légère sans doute, le pays de la gaie science et du franc rire, mais si vive et si fine, et portant si loin, dans toutes les directions de la pensée humaine, cette clarté supérieure dont il semble qu’un rayon d’en haut ait touché son berceau ! Par grâce, ne laissons pas s’amoindrir entre nos mains ces dons précieux, ne laissons pas dévier l’esprit velche de ses voies naturelles. Retenons-le dans sa tradition. Ne souffrons pas qu’on l’altère par d’épais alliages. C’est assez de l’inoubliable outrage de l’année terrible : n’y ajoutons pas de nous-mêmes cette dernière humiliation de voir régner dans nos écoles et sur notre jeunesse une mauvaise contrefaçon de l’érudition et du pédantisme allemands.


ALBERT DURUY.

  1. M. Jules Simon, circulaire du 27 septembre 1872.
  2. Michel Bréal, Quelques Mots sur l’instruction publique.
  3. Voir l’article de M. Boissier, dans la Revue du 1er septembre 1880.
  4. Il est fâcheux que l’opinion publique en soit réduite, sur ce point capital, à de simples conjectures. Seul parmi toutes les assemblées électives, le conseil supérieur de l’instruction publique fonctionne et légifère à huis-clos. Les procès-verbaux de ses séances ne sont même pas régulièrement tenus à jour, ou, s’ils le sont, c’est d’une façon très sommaire. En tout cas, la communication n’en est pas autorisée. C’est là une lacune que nous signalons aux législateurs à venir. Il n’est pas bon qu’une assemblée qui a la prétention d’être représentative demeure en dehors des conditions et des formes du système représentatif.
  5. Elle l’a été, tout dernièrement encore, avec une grande supériorité de talent, par M. Frary dans son Manuel du démagogue.
  6. Chassang, Grammaire grecque.
  7. Ibid.
  8. Jamais, m’ont assuré plusieurs professeurs de cinquième, l’orthographe des élèves n’a été plus défectueuse que depuis qu’on a supprimé l’étude du latin en huitième et en septième.
  9. Bulletin de la faculté des lettres de Poitiers (décembre 1883).