La Réforme de l’enseignement secondaire/01
L’ordre du jour immortel qui annonçait au pays la première victoire de la Marne se terminait par un satisfecit donné à l’éducation française. Entre tous les types d’enseignement, nos vieilles humanités étaient sorties rajeunies de l’épreuve à laquelle toutes les énergies françaises ont été soumises. Elles avaient fourni un corps incomparable d’officiers, ajoutant à toutes leurs vertus cette qualité d’être aptes à comprendre vite et à se faire comprendre de même. Si bien qu’on a pu dire que la guerre avait été gagnée par l’enseignement secondaire ; ce qui est vrai, à condition qu’on ajoute qu’elle a été gagnée de même par l’enseignement primaire et par l’enseignement supérieur. Aussi le vent de réformes pédagogiques, qui souffla sur toute l’Europe, n’atteignit-il notre pays que l’un des derniers. Il se félicita d’abord, avec un étonnement naïf et pieux, des ressources imprévues qu’une éducation, dont il avait souvent lui-même méconnu l’action fécondante, avait mises en lui. La préface vibrante que le ministre de l’Instruction publique des années 1914 et 1915 mit à son livre l’Instruction publique et la guerre est un hymne de reconnaissance envers cette éducation traditionnelle, « palladium de notre race. »
Les temps sont changés. Bonne pour une guerre où les âmes étaient au premier plan, cette éducation nous avait-elle aussi bien adaptés à une guerre industrielle et à une paix qui peut se ranger sous le même vocable ? Aussi n’est-il bruit maintenant que de remaniements et même de bouleversements. Et certes les bonnes réformes sont celles que l’opinion a devancées et mûries. Mais il y a des opinions jusqu’ici plutôt qu’une opinion. Nous ne retrouvons pas, dans les questions d’enseignement secondaire, cette unanimité qui a préparé le terrain à la charte des universités, à la loi de 1896. La faute en est à la complexité d’un problème, dont voici en effet quelques éléments : traditions sans lesquelles rien ne peut être fait en matière d’éducation, besoins nouveaux, nés d’une civilisation plus mobile que jamais ; préférences métaphysiques impliquées dans la moindre solution offerte ; la question sociale par surcroît passionnant le débat ; disons enfin l’avenir de la patrie engagé, qu’une fausse direction donnée peut compromettre. De cette complexité, souvent troublante, nos lecteurs vont se rendre compte.
L’Université s’est parfois occupée de l’armée. L’armée le lui a rendu à la fin de 1911, à un moment où elle avait cependant beaucoup à faire. De jeunes officiers, universitaires en temps de paix d’ailleurs, que leur connaissance des langues étrangères avait fait affecter au contrôle postal du G. Q. G., n’avaient pas tardé à se chercher, à se reconnaître et à parler métier, de l’ancien et du futur métier. Les conversations, les réunions se firent peu à peu régulières. L’un d’eux a raconté ce commencement vraiment digne d’une belle suite. C’était au palais de Compiègne, où était alors installé le G. Q. G. « Les réunions avaient lieu toujours après la journée faite, et les journées étaient longues au G. Q. G. On ne se rejoignait guère avant dix heures du soir, souvent même avant onze. On s’installait soit dans ma chambre en ville, soit, après le départ des secrétaires et des plantons, dans les bureaux du contrôle postal où l’on était plus sûr d’avoir du feu. Ces bureaux étaient établis sous les combles. Les discussions s’y prolongeaient bien avant dans la nuit, et nous avions l’air de conspirateurs dans le palais endormi. »
Les conspirateurs se lassèrent de conspirer à vide. Ils firent donc un article. Ils le montrèrent à M. de Pierrefeu, rédacteur en chef de l’Opinion. En bon rédacteur en chef, celui-ci flaira le succès et demanda une série. On fit la série. Les articles étaient composés au jour le jour, si l’on peut parler ainsi des séances nocturnes où ils étaient préparés, puis relus et discutés en petit comité. La doctrine improvisée dans ces chaudes et charmantes discussions devenait aussitôt article de revue. Il faut être jeune, et militaire, pour avoir en matière pédagogique ces audaces d’improvisation. Tout cela est jeune, en effet, alerte, généreux. Et jamais la pédagogie n’avait sonné pareille fanfare, et plié ainsi son allure à celle d’une marche militaire. Des officiers n’ont pas le droit de signer. Il fallut trouver un nom de guerre, c’est le cas de le dire. Comme il était beaucoup question de démolition et de reconstruction dans le premier numéro à paraître, et en même temps d’une corporation qui se chargerait de cette double besogne, le mot de « compagnon, » évocateur de souvenirs qui cadraient avec ce genre de travail et ces aspirations, fut suggéré et adopté. Il était heureux.
On était bien peu pour former une corporation. Un appel signé de quelques noms, sept exactement, fut entendu : parmi les compagnons nouveaux figuraient Ed. Herriot et Louis Cazamian. On fut alors quarante-cinq, toujours anonymes. Mais, sur ces quarante-cinq, treize étaient décorés de la Légion d’honneur, vingt-deux blessés et trente-trois cités. Maintenant les noms sont connus : ce sont ceux de jeunes maitres ; maintenant les listes d’adhésion sont ouvertes, on a des statuts ; on a un président, M. Louis Cazamian ; on a un journal, la Solidarité ; on fait des conférences. Il n’y a plus de mystère, il n’y a plus rien non plus de militaire. Les temps héroïques sont passés.
Les « compagnons » avaient voulu faire du bruit. A cela ils réussirent. « Notre chère Université dormait. Il a fallu d’abord réveiller la bonne dame. » C’est fait ; et c’est un premier service qu’ils ont rendu. Autre élément de succès : ils remuent tant d’idées qu’il est difficile de ne pas être d’accord avec eux sur quelque point, ne serait-ce que sur la nécessité d’un enseignement professionnel plus développé et de l’éducation physique. C’est surtout dans la critique de ce qui existe qu’ils rencontrent des approbations. « Vous détruisez magnifiquement, » leur écrit celui qui devait devenir leur président. Un autre les appelle « les bons balayeurs. » Ils ont beau jeu : l’excès de centralisation, et l’excès d’individualisme, qui est une revanche, sans être un remède ; la séparation, tous les jours plus grande, des trois ordres d’enseignement et, à plus forte raison, de ces trois ordres et de ce qu’on appelle le quatrième ordre, l’enseignement professionnel ; l’internat, l’ « affreux internat, » qu’il est plus facile d’ailleurs de critiquer que de remplacer ; l’élite de toute la jeunesse de France drainée par les classes préparatoires aux grandes écoles. « Malheur au jeune esprit qui s’est distingué dans un lycée de province ! » Il est voué au Minotaure. Il arrive qu’on se grise des coups que l’on porte, et que le souci de taper fort prime celui de taper juste. Les « compagnons » s’en prennent ainsi même aux institutions les mieux acceptées et les plus respectées, telles que l’agrégation, et l’inspection générale dont le contrôle est désiré et les directions sollicitées par les meilleurs maîtres.
Mais on s’attarderait trop à défendre tout ce qui est attaqué par ces fougueux articles parus dans l’Opinion, et qui se sont assagis d’ailleurs en devenant des livres. Nous avons hâte d’arriver, après la pars destruens, à la pars exstruens, d’ordinaire plus embarrassée. Mais les « compagnons » ne connaissent pas cet embarras. Ils voient grand. Du moins ils ont vu grand ; car ils ont déjà leur histoire des variations. En ouvrant leurs rangs, ils ont laissé entrer chez eux l’esprit de compromis. Toutes les églises ont subi cette crise. Les adhésions qui s’offraient et aussi celles qui se refusaient ont orienté la doctrine. Les classiques boudaient, les professeurs de langues vivantes montraient plus d’enthousiasme. De là une déviation de la doctrine, et une tendance à faire une place aux humanités nouvelles entre l’enseignement classique et l’enseignement professionnel. Rapprochement qui ne manque pas d’intérêt : l’histoire de l’enseignement spécial devenant l’enseignement moderne a été l’histoire d’un aiguillage analogue. — Même quand certaines revendications semblent subsister, le rang qui leur est donné n’est plus le même, et toute la perspective de la doctrine s’en trouve changée. C’est ainsi que l’idée d’une corporation universitaire semblait être l’évangile nouveau, et dominer tout le plan de réformes. Elle est reléguée maintenant et se fait plus humble. Et c’est l’idée d’école unique qui a usurpé sa place. Si vous demandez à un « compagnon » à quoi tout ce mouvement provoqué aboutira, et ce qu’il entrevoit de pratiquement réalisable, il répond : l’école unique.
A l’origine, les « compagnons » eussent protesté contre cette limitation de leur effort. Il s’agissait pour eux d’une réforme totale. « Nous ne ferons pas les choses à moitié. » Nous les connaissons, « les petits projets, les petites réformes. » Ils citent un mot de Wells : « Le monde est devenu plastique. » Ils veulent « refaire la maison, » et tout simplement « créer une France nouvelle. » De grands mots peut-être, mais qui ont un pouvoir de séduction. Il faut donc serrer de près cette idée d’une réforme totale en matière d’éducation. En toute matière, pareille entreprise est périlleuse. De plus, elle n’est jamais qu’incomplètement sincère. L’idée qu’on s’en fait et qu’on propage joue le rôle de « mythe. » Plus simplement, elle participe de ce que le langage contemporain appelle un « bluff, » fùt-il involontaire. Les novateurs les plus hardis empruntent, sans le savoir, beaucoup de leurs inventions. Une réforme totale n’est toujours qu’une réforme partielle. La réforme totale des « compagnons » subit le sort commun, et demeure même à certains égards très conservatrice, puisqu’elle reste fidèle aux humanités malgré tout. Mais, le voulût-on, on ne bouleverse pas par un décret, ou un mouvement d’opinion, l’éducation d’un pays. On fait plus facilement une révolution politique qu’une révolution pédagogique. Cela tient tout simplement à ce que les pères et les maîtres insèrent, par leur fait, le passé dans l’avenir qu’ils préparent. On transforme un matériel économique ; mais des professeurs habitués à enseigner certaines choses et d’une certaine façon, pour lesquels le devoir s’est longtemps confondu avec les habitudes mises en eux par des leçons et des exemples respectés, éprouvent une sorte d’impossibilité morale à s’adapter, au milieu ou à la fin d’une carrière, à des méthodes nouvelles, et il y aurait injustice à l’exiger d’eux. Sans doute, il faut entretenir en eux une flamme toujours allumée, et une certaine faculté de renouvellement qui permettra à leur enseignement de suivre, quoique à distance, les progrès de la science. C’est un maître de qualité inférieure celui dont le siège est fait une fois pour toutes. Il n’en est pas moins vrai que l’instabilité des méthodes déroute les élèves eux-mêmes, si la crise les surprend en cours d’études. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à tout progrès, mais il faut se résigner aux progrès lents et mûrement préparés. Ceux qui, dans ces dernières années, ont suivi d’un peu près l’histoire de l’enseignement des langues vivantes, — et nous pourrions parler d’autres disciplines, — savent qu’on ne peut se passer du temps. Pour avoir voulu appliquer la méthode révolutionnaire à l’éducation, la Révolution française elle-même a fait échouer des idées justes. Il a fallu un siècle pour qu’on se dise que, réflexion faite, tout n’était pas absurde dans la conception des écoles centrales.
Il faut ajouter qu’il y a de l’injustice et de l’ingratitude dans cette idée d’une réforme totale. Veut-on soutenir vraiment que tout est à reprendre dans ce qui existe ? L’Université est bonne personne ; elle aime la critique, loin de la redouter, et fait elle-même un succès à ses détracteurs. Tout de même l’Université de 1914 doit à ceux de ses enfants qui sont morts, et à ceux qui avaient formé cette génération du sacrifice, de dire : Voilà mon œuvre après tout ; qu’on juge l’arbre à ses fruits. Il est plus juste d’avancer, comme on l’a fait, que le maître d’école français a pris sa revanche sur le maître d’école allemand. Notre système d’éducation a produit, quoi qu’aient imprimé, je n’ose dire pensé, les « compagnons, » du côté des élèves, mieux que des « enfants sages » fabriqués « en série, » du côté des maîtres, mieux que des « fakirs. »
La grande ouvrière de ces profondes transformations rêvées devait être la corporation universitaire. Cette corporation devait être elle-même une hiérarchie de corporations. La cellule corporative se serait constituée dans chaque chef-lieu d’arrondissement où elle aurait déjà rapproché et groupé les maîtres du collège et de l’école. L’organisme aurait été complet dans une ville de faculté. Point de dogme a priori imposé, et qui apporte, comme du dehors, une unité factice. Mais, au lieu de ce lien unique d’aujourd’hui, « le râtelier auquel on est attaché, » l’impression, sans cesse renouvelée par la vie corporative, de la communauté de fonctions et d’aspirations. L’enseignement libre est lui-même intégré dans la corporation universitaire. Quelle place exacte lui est faite ? Ne demandons pas trop de précisions. Ne cherchons pas davantage à préciser les relations de la corporation ou des corporations universitaires avec l’Etat. L’Etat leur déléguerait la fonction d’enseignement, comme il délègue aux compagnies de chemins de fer la fonction de locomotion. Cette comparaison, que d’autres auraient redoutée, laisse bien des questions en suspens. De plus, ce programme quelque peu apocalyptique, comme on l’a qualifié, a inquiété. L’enseignement libre a redouté une mise en tutelle, et une association se transformant en sujétion. L’enseignement d’Etat s’est vu menacé d’une sorte de « désétablissement, » et d’une diminution en dignité. Appartient-il à l’État d’ailleurs de se démettre d’une de ses tâches essentielles ? Si bien que le projet n’a réussi à faire l’entente d’enseignements rivaux que dans la commune défiance qu’il leur inspire.
Loin de nous la pensée d’essayer de le ressusciter. Mais il y a de bonnes idées fausses ; il y a des erreurs fécondes qui étaient des vérités mal venues et n’ayant pas trouvé leur forme définitive. Il est certain qu’il serait heureux que les cadres de notre enseignement public fussent moins rigides et moins administratifs. Voyez ce que le peu de liberté introduit par la loi de 1896 a permis aux universités d’initiatives utiles, quelques-unes même inespérées. Les autres ordres d’enseignement ne pourraient-ils bénéficier de quelque régime analogue, qui déchargerait le service central de responsabilités qui l’encombrent, qui permettrait de faire des expériences, sans faire jouer pour chacune d’elles le mécanisme entier ? Et pourquoi jusqu’ici, chaque fois qu’on parle de décentraliser, — c’est comme quand on parle de simplifier les programmes, — aboutit-on à faire le contraire ?
Il est certain aussi que l’esprit corporatif, qui ne troubla pas les générations antérieures, mais qui est dans l’air que respirent les plus jeunes d’entre nous, souffla puissamment sur les « compagnons » , et, par un juste retour, détermina autour d’eux un courant de sympathie. Et leur esprit corporatif n’apparaît pas entaché de ce souci, si légitime d’ailleurs, d’intérêts matériels que la force des choses imposa aux « amicales, » mais qui les amena à ressembler à des formations de combat, ressemblance dont elles auront quelque peine à se défaire. Si bien que ceux qui ont une autre conception de l’union éprouvent aujourd’hui le besoin de quelque autre chose. C’est de cet « autre chose « que les « compagnons » ont donné une esquisse, si imparfaite qu’elle soit.
Enfin ils ont traité d’égal à égal et fraternellement l’enseignement libre. Sur ce point aussi on éprouvait le besoin d’autre chose que ce à quoi on était habitué depuis quelques années. On avait assez longtemps vécu comme si on était en guerre entre Français. Les mots d’adversaires, d’ennemis, étaient d’usage courant, s’adressant à des hommes de même métier. disons mieux : de même vocation, de même éducation souvent, et que le hasard ou le besoin de gagner leur vie sans délai a fait sonner à une porte plutôt qu’à une autre. Souhaitons que l’appel qui a été lancé, même incomplètement entendu, ne soit pas perdu pour les uns et pour les autres, mais que l’intention en survive, à savoir un désir d’entente et de collaboration. Nous ne devons pas considérer l’enseignement libre comme une nécessité politique et sociale que l’on subit ; mais nous devons voir en lui un associé, un auxiliaire utile qui rompt, par des notes plus ou moins variées, l’uniformité excessive de l’instruction nationale, et dont la souplesse enfin prête à des initiatives dont il nous sera loisible de profiter. Il est la soupape de sûreté prévue dans notre machine pédagogique. On est gardé par lui, parce qu’il pourrait en tirer profit, de toutes sortes de maux, de défaillances, de routines, et de la maladie du sommeil. De pareils « ennemis » valent autant que les meilleurs amis. Comment les agréger dans le système, sans leur ôter justement cette liberté qui est leur raison d’être ? et comment, si on les laisse en dehors, avoir la sagesse de voir en eux autre chose que des concurrents gênants ? Les « compagnons » ont eu au moins le sentiment vif de ce problème.
Tout est-il faux, pour en finir avec la corporation universitaire, dans l’idée d’un « ordre nouveau, » d’un « pouvoir spirituel » que serait l’Université renouvelée ? Nous souffrons du manque d’unanimité, du manque de religion, dans le sens où la religion est ce qui relie. Nous nous demandons quel pourrait être l’organe d’une conscience commune, et si notre Université n’a pas des titres pour cet emploi. Nous avons entendu dire que les universités américaines ont joué dans les grands événements récents un rôle analogue. Et ne serait-ce pas, pour rester chez nous, se souvenir élégamment du passé que de chercher sur la montagne, qui porte le nom de Sainte-Geneviève, la pensée chargée de veiller sur la cité ? Peut-être notre interprétation ajoute-t-elle quelque chose en ce moment à la doctrine des « compagnons. » On ne prête qu’aux riches. Et on ne peut, en tout cas, reprocher à ces universitaires de ne pas croire à leur fonction, à leur mission. Il y a, dans leur langage enthousiaste, lin acte de foi, peut-être un pressentiment.
Une autre idée vraie ou fausse, selon l’usage ou l’abus qu’on en fait, est celle de régionalisme. Et cette remarque ne se borne pas au régionalisme pédagogique. On ne peut heureusement pas plus défaire l’unité française qu’on ne peut morceler la science et la vérité, selon des divisions géographiques. Et c’est une chose admirable qu’on puisse parler de même manière de l’unité de la France et de celle de la vérité. Cela dit, on peut lire, sans trop d’émoi, ces déclarations sous forme d’oracles : « Nous sommes les amis de la vie. Nous voulons vivre, préparer à la vie, organiser la vie. Notre ordre nouveau ne se construira pas sur des compartiments universitaires, sur des catégories d’enseignement, primaire, secondaire ou supérieur. Nous l’édifierons sur la région, sur chaque morceau du sol français. Décentralisation et groupements provinciaux. Abattons les anciennes barrières, et cherchons des liens nouveaux. Les forces montent de terre. »
Passons sur l’abus qu’on fait du mot : vie ; c’est une mode du jour, et on est philosophe, on est même bergsonien à bon compte en l’adoptant. Le reste signifie sans doute qu’il faut rapprocher les différents ordres d’enseignement là où ils fonctionnent côte à côte en s’ignorant, reliés qu’ils sont, chacun par fil spécial, à Paris ; qu’il faut créer un lien en outre entre l’école et le milieu où elle vit, que celle-ci, une fois certains enseignements essentiels donnés, doit se faire agricole à la campagne, professionnelle dans certains centres ; et que, dans les étages supérieurs même, la science doit se pencher vers les grandes industries régionales et, sans déchoir, orienter ses recherches de leur côté ; que la province en retour doit s’intéresser à son université, le département à son lycée, la commune à son école. Si notre traduction est exacte, l’accord sera facile à faire dans l’opinion universitaire. Mais, si on demande davantage, chacun voit venir en foule les objections. La grandiloquence a ce tort supplémentaire de prêter à des malentendus et à des confusions.
Nous ferions tort aux « compagnons » en laissant croire que nous avons discuté toute leur doctrine. Nous les rencontrerons de nouveau, au cours de ces études, dussions-nous négliger de les nommer, quand il s’agira des exigences de la production et de l’enseignement professionnel, du latin et des limites dans lesquelles il faut l’enfermer (car il ne s’agit plus que de cela pour lui), et de bien d’autres choses. Nous nous sommes bornés, pour l’instant, aux généreuses utopies par lesquelles ils ont marqué leur place dans l’histoire des idées de ces dernières années. Utopie ou non, il est cependant un dernier projet, qui est bien leur, s’il est en même temps celui de beaucoup d’autres, et qu’ils considèrent même aujourd’hui comme l’article essentiel de leur programme. Il s’agit de l’école unique.
Il y a des mots prestigieux, qui font l’effet, à eux seuls, d’un programme et d’un drapeau. On a parlé longtemps d’enseignement intégral. Il n’est plus question maintenant que de l’école unique. Et il ne nuit pas à la fortune de ces mots d’avoir un sens vague ou, si l’on veut, plusieurs sens. Ils gardent quelque chose, même quand on a précisé leur signification, de la faveur qui s’attachait à des idées qu’ils ne représentent plus. C’est ainsi que l’école unique a d’abord été, pour beaucoup, l’école où se coudoieraient toutes les classes et toutes les croyances. Récemment encore, lors de la discussion du budget de l’Instruction publique de 1920, un jeune député, sorti des cadres de notre enseignement primaire, M. Avril, avec une éloquence qui faisait entrevoir un monde meilleur que celui où nous vivons, et laissait des regrets à ceux même qui lui refusaient leur adhésion, adjurait tous les citoyens français, qui ont fraternisé dans la tranchée, de laisser fraterniser leurs enfants dans une école d’une neutralité véritable et pacifiée. Il comparait, non sans force, l’école confessionnelle enfiévrée de concurrence à une école simplement respectueuse de toutes les convictions, et demandait dans laquelle des deux la sincérité et la pureté du sentiment religieux trouveraient le plus sûr asile. Il orientait en même temps l’effort scolaire des catholiques, dont il serait excessif de solliciter le brusque renoncement, du côté de l’enseignement post-scolaire, vers lequel, dans ces dernières années, il semble d’ailleurs s’orienter de lui-même. Que de luttes eussent été évitées, et peut-être de meilleurs résultats acquis pour les catholiques eux-mêmes, si cette tactique avait été proposée plus tôt, et surtout si elle avait été adoptée ! Mais aujourd’hui, les positions sont prises, le passé pèse sur le présent, de grands morts parlent de part et d’autre, et même les voix fraternelles des morts de la grande guerre, que M. Avril évoquait si pieusement, ne réussissent pas, ne réussissent plus à étouffer ces autres voix. Donc, quels que soient nos regrets, il y aura pendant longtemps encore deux enseignements voisins et parallèles, et il faut seulement espérer qu’ils cesseront de se traiter en ennemis. L’école unique, en ce sens, a déjà vécu. Ou son heure n’a pas encore sonné.
Une autre école unique dont l’heure est loin de sonner est une école unique internationale, reliant par-dessus les frontières les petits frères étrangers et, par l’unité des programmes, par tout un réseau de publications, par des échanges et des voyages, devançant les espoirs de la politique, et créant une société des enfants avant celle des hommes et des nations. Sans doute, de tous les enseignements nationaux, l’enseignement français, si largement humain, est celui qui aurait le moins à apprendre et à désapprendre. Puisqu’il demeure en lui tout de même quelque accent qui lui est propre, et puisque le culte de la patrie s’y insère, nous tenons à cet accent et à ce culte au point de ne pouvoir supporter l’idée seule d’une discussion à leur sujet. Outre que cette démission de notre personnalité intellectuelle, et le désarmement moral qui s’ensuivrait risqueraient de nous faire faire un métier de dupes, la naturelle diversité humaine vaut mieux que l’unité vide où on rêve de l’enfermer, sans espérer y réussir. Mais ce sont là projets en l’air.
Venons-en donc aux projets qui ont pris corps, et sur lesquels s’escrime en ce moment la presse pédagogique. Le problème a été défini, avec une clarté saisissante, par M. Herriot. On parle, dit-il, de deux jeunesses. En réalité, il y en a trois : celle des établissements libres, celle des classes primaires des lycées et collèges, celle des écoles primaires publiques. Ce sont les deux dernières, puisqu’on ne peut rien sur la première, qu’il faut réunir et fondre dans l’école unique. L’Etat ne doit pas faire concurrence à ses propres écoles primaires et constituer une éducation privilégiée dont la fortune seule des parents ouvre l’accès. On devine sans peine tous les arguments d’ordre politique et social qu’une pareille thèse peut invoquer, et on ne peut pas méconnaître la séduction démocratique dont elle s’enveloppe. M. Buisson comparait récemment, dans une assemblée de professionnels, la réforme à accomplir à celle dont il fut lui-même un des ouvriers après 1870, et d’où est sortie l’école laïque. On emprunte des arguments aux exemples de l’étranger : Allemagne où l’école unique s’appelle encore l’école fondamentale, Angleterre, États-Unis. Ces arguments devraient être discutés : le milieu social, les habitudes ne sont pas les mêmes et, en Angleterre, la réforme ne fait que s’ébaucher. Pour les Etats-Unis, dont l’exemple a tant d’autorité sur ceux qui, chez nous, veulent tout américaniser, il y aurait beaucoup à dire : dans certaines régions la différence des classes est peu marquée, l’ouvrier lui-même étant fortuné. Nous marchons sans doute vers cette égalisation des conditions qui triomphera de bien des préjugés. Mais il faut encore un peu de patience. Dans d’autres régions au contraire, le riche Américain envoie ses enfants, surtout ses filles, dans des écoles privées. — De meilleurs arguments sont tirés de la tradition révolutionnaire française. L’idée de l’école unique vient de Condorcet. Et personne ne dira mieux que ce que Michelet écrivait en 1846. Il faut se remettre sous les yeux le séduisant tableau qu’il dessine : « Que je voudrais, s’il faut que l’inégalité subsiste entre les hommes, qu’au moins l’enfance pût suivre un moment son instinct, et vivre dans l’égalité ! que ces petits hommes de Dieu, innocents, sans envie, nous conservassent dans l’école le touchant idéal de la société !... La patrie apparaîtrait là, jeune et charmante, dans sa variété à la fois et dans sa concorde. Ce serait une grande chose que tous les fils d’un même peuple réunis ainsi, au moins pour quelque temps, sévissent et se connussent avant les vices de la pauvreté et de la richesse, avant l’égoïsme et l’envie. L’enfant y recevrait une impression ineffaçable de la patrie, la trouvant dans l’école non seulement comme étude et enseignement, mais comme patrie vivante, une patrie enfant, semblable à lui, une cité meilleure avant la cité, cité d’égalité, où tous seraient assis au même banquet spirituel. »
Il faut quelque courage, en face d’une pareille page, pour oser discuter. On se dit cependant que c’est trop beau et que la réalité aura peine à ressembler à cet idéal. Est-on sur des sentiments variés et complexes que certains voisinages feront naitre, si on est sûr d’autre part que, dans la foule enfantine, cela sera imité qui justement ne devrait pas l’être ? Ces contacts prématurés, outre qu’ils flétriront des délicatesses morales qui avaient fleuri à l’abri de certains foyers, comme dans des serres chaudes, n’engendreront-ils pas autant de jalousie et de haines sociales précoces-que de fraternité ? Ces objections, qui d’ailleurs sont de tous les temps et de tous les pays, en particulier du nôtre où chaque famille a sa clôture, nous reviennent, en ce moment même, d’un pays qui n’est pas réputé pour ses timidités pédagogiques. de Suède, où la question est à l’ordre du jour comme chez nous. Nous ne les ferons pas nôtres. Au moins, si nous poussions la discussion en ce sens, mettrions-nous en balance d’autres possibilités, et même certains témoignages. Le nombre est grand, parmi les universitaires, d’hommes qui ont commencé leurs études à l’école primaire, et qui ont gardé d’elle, et de sa discipline intellectuelle et morale, un souvenir reconnaissant et ému. Le nombre grandit tous les jours aussi des pères de famille dont les sentiments égalitaires sont à ce point sincères et agissants que, pouvant faire autrement, ils préfèrent, pour leurs propres enfants, cette même école primaire à toute autre. Il y a ainsi des pratiquants silencieux et presque pieux des dogmes démocratiques, et ce ne sont pas ceux qui en vivent. On ne fait pas d’ordinaire d’expérience sur ses propres enfants. Mais ceux-là ne croient pas faire une expérience qui soit dangereuse en quelque façon ; et d’ailleurs, cela se passe le plus souvent dans des familles où le souci de l’éducation est assez élevé pour qu’elles tirent d’elles-mêmes le correctif et le remède, s’il était nécessaire. Mais ces familles-là sont encore l’exception.
Leur nombre croîtrait peut-être si les conditions matérielles de l’école étaient améliorées. L’école unique n’existera que si elle est d’abord l’école salubre, confortable, qui attire et qui retient. Il ne suffit pas d’ouvrir toutes larges les portes. Il faut qu’une fois entré on n’ait pas envie de s’en aller. Nous avons des écoles qui répondent à cette définition et à ce besoin, mais il y a aussi l’école-taudis ; et les palais scolaires sont une légende que la politique a exploitée. Il faut donc sérier les questions. Faites-nous des écoles comme celles d’Angleterre, du moins comme celles qu’on montre aux étrangers en Angleterre ; après quoi, vous pourrez dire que personne n’a de bonnes raisons pour ne pas y envoyer ses enfants.
À défaut de bonnes raisons d’ailleurs, on en trouvera d’autres. Et la vérité, il faut en venir à le dire, est que l’école unique ferait courir au recrutement des lycées et collèges les plus gros risques dans un pays où ce recrutement doit compter avec la concurrence de l’enseignement libre. Théoriquement, on conçoit très bien les établissements secondaires n’ayant que des classes secondaires. L’esprit est même satisfait par cette conception claire et tout empreinte de logique. La loi qui a institué l’enseignement secondaire des jeunes filles l’avait conçu sur ce modèle. Il a fallu renoncer à ce splendide isolement, et ajouter aux lycées et collèges féminins la rallonge des classes primaires. C’est un fait que la clientèle de nos établissements, qu’il s’agisse de filles ou de garçons, frappe à leurs portes dès le plus bas âge. Les parents n’aiment pas avoir à changer de maison, et font leur choix une fois pour toutes. Cette règle n’est pas absolue bien entendu, et des élèves rejoignent en cours de route, particulièrement à l’entrée de chaque cycle secondaire ou des classes préparatoires aux écoles. Mais le recrutement essentiel se fait par la base, comme on dit. Si le lycée est condamné à dire aux enfants qui se présentent : « Pas encore, vous repasserez ; en attendant, allez où vous voudrez, » ils iront là où on s’ingéniera à les garder et ne reviendront pas. M. Herriot, il y a un an, dans la discussion du budget de l’Instruction publique, prévoyait l’objection et en prenait son parti. Le problème du nombre n’est pas le problème dominant, disait-il. Ce sont là paroles que l’on prononce pendant la période où on n’est pas au pouvoir. Quel est le ministre qui, en face du risque, disons plutôt de la certitude de dépeupler lycées et collèges, prendrait ainsi à son compte une variante du mot célèbre : périssent les colonies plutôt qu’un principe !
Alors un biais s’offre à l’esprit : ne serait-ce pas déjà un grand progrès vers le rapprochement des intelligences, et par suite des cœurs, si les maitres qui les forment avaient, eux du moins, reçu la même culture et sortaient des mêmes maisons d’éducation ? A défaut de l’école unique pour les élèves, ne peut-on penser à une école unique pour les maîtres ? On demandera tout à l’heure, nous le verrons, des sacrifices à l’enseignement secondaire. On en demanderait un très gros, dans l’hypothèse que nous soulevons, à l’enseignement primaire, celui de son autonomie. Les différents ordres d’enseignement ont une vie presque indépendante à l’heure actuelle. Et le primaire en particulier forme ce qu’un brillant penseur a pu récemment appeler un Etat dans l’Etat, ce qui est à coup sûr une Université dans l’Université. Le mode de nomination des instituteurs, survivance de régimes disparus, est une des causes de cet état de choses. Mais il faudrait veiller à ce que les effets disparaissent quand la cause disparaîtra. Cette cause d’ailleurs n’est pas la seule, et ne faut-il pas incriminer cette maladie de l’esprit bureaucratique qui ne sévit pas seulement au ministère de l’Instruction publique, et qui consiste dans une phobie, commune à tous les bureaux, de tout contact avec les bureaux voisins, dans l’ambition conçue par chacun d’eux de se constituer une province à soi, qui devienne comme une souveraineté ? Cette fois les bureaux de l’enseignement primaire ont d’ailleurs, et nous les dirons, de bonnes raisons à faire valoir. Donc les instituteurs et les institutrices sortiront d’écoles normales primaires. Et les professeurs de ces écoles normales sortiront d’établissements primaires encore, quoique supérieurs, les écoles de Saint-Cloud et de Fontenay, et seront munis de grades spéciaux, primaires toujours. Que si ces écoles n’arrivent pas à fournir le personnel suffisant, on empruntera à nos Facultés quelques-uns des licenciés qu’elles forment. Mais ce sera faute de mieux, et on le leur fera sentir. Quant aux Facultés, bonnes filles, elles ont vu ainsi l’enseignement primaire leur créer des concurrences, comme si ce n’était pas assez de celles que d’autres ministères ont depuis longtemps instituées, conflit déjà séculaire de l’unité et de la science et de la diversité des carrières. — Et on fit ainsi tout ce qu’il fallait pour faire naître et cultiver ce qu’on a appelé l’esprit primaire. Le savoir primaire est limité, cela va sans dire, comme l’est tout savoir humain. Mais, de plus, il n’a pas conscience de ces limites, parce qu’on lui a trop épargné la vision des problèmes, et l’angoisse féconde de cette opération laborieuse qu’est, la recherche de la vérité. De là un dogmatisme qui ne vient pas du tempérament, mais de l’instruction reçue.
On conçoit évidemment un autre régime : de même que l’enseignement secondaire est vivifié par un contact permanent avec l’enseignement supérieur qui forme ses maîtres, l’enseignement primaire ne pourrait-il recruter ses maîtres à lui parmi les élèves des lycées, de telle sorte que la chaîne ne soit pas rompue qui relie les différents ordres d’enseignement, et que quelque chose arrive jusqu’aux plus humbles écoles de l’esprit qui anime le chercheur et le savant véritable ? Un institut pédagogique, venant après le lycée, ajouterait à la formation intellectuelle la formation professionnelle. Et l’instituteur, dont l’éducation aurait été ainsi entendue, se sentirait plus proche des autres « intellectuels » qu’il rencontrera dans le village où il exercera ses fonctions. Par suite, la distance serait moins, grande aussi entre les élèves de l’école primaire et ceux d’établissements d’ordre plus élevé. Les cloisons au moins seraient abattues. Il n’y aurait plus que les degrés d’une échelle qui créent comme une invitation à passer de l’un à l’autre. Un même esprit soufflerait partout. Or cette unité d’esprit est l’unité essentielle. Si l’on n’hésitait devant une telle disproportion des effets et des causes, on pourrait dire que l’unification du personnel enseignant ferait faire un pas de plus à l’unité morale de la nation elle-même. L’Allemagne révolutionnaire, en s’engageant dans cette même voie, escompte les mêmes conséquences lointaines et heureuses.
N’y aurait-il que des conséquences heureuses ? Mettre au lycée le futur instituteur, n’est-ce pas l’exposer à la tentation d’autres carrières ? Ce métier veut une vocation, et il faut abriter, protéger ces vocations, comme les vocations religieuses auxquelles elles ne sont pas sans ressembler un peu. Remarquons que l’abus qui peut être fait de cette protection dépend de l’âge sur lequel elle s’exerce et que, à commencer trop tôt, elle prendrait des airs de confiscation des volontés et des intelligences. Mais ce n’est pas le cas pour nos écoles normales. Mettre le futur instituteur au lycée, même s’il ne s’y laisse pas détourner du métier choisi, n’est-ce pas donner à son esprit une formation qui n’est pas en harmonie avec ce métier, lui préparer des désillusions et des difficultés d’adaptation ? L’esprit primaire, dont nous avons dit du mal, a ceci de bon qu’il se résume, au contraire, dans cette adaptation même, et son dogmatisme n’est que la rançon de la sincérité et de la conviction qui l’animent. Quand on a connu certaines écoles normales particulièrement bien dirigées, où le souci de l’éducation à recevoir, puis à donner, où le sentiment élevé de la fonction à laquelle on se prépare créent une âme commune, où la conscience professionnelle, que tout tend à leur inculquer, inspire à de jeunes hommes une gravité précoce, en même temps que la pensée de l’enfance sans cesse évoquée maintient autour d’eux un cadre de fraîcheur et d’ingénuité, asiles de paix et de travail, avec les horizons d’une limitation acceptée qu’ils offrent aux ambitions de ceux qui y pénètrent, on ne verrait pas, sans un serrement de cœur, disparaître ces maisons et se dissiper l’atmosphère, fùt-elle un peu confinée, qu’on y respire. Les écoles normales ont d’ailleurs la vie dure. Car non seulement la reconnaissance des générations successives de leurs élèves entretient l’idée d’où elles sont nées, mais elles sont construites en pierres de taille, ce qui est pour une institution la meilleure des garanties. Retenons seulement de cette discussion qu’il faut, par plus de liaison entre l’enseignement primaire et les autres ordres d’enseignement, arracher celui-ci à son isolement, et qu’il faut libérer les grades, qui lui sont propres, des monopoles dont ils jouissent. Les monopoles sont surtout nuisibles à ceux qu’ils protègent.
Nous voici donc de nouveau à la recherche de quelque substitut de l’irréalisable école unique. Ne serait-ce pas tout simplement le programme unique, commun à tous les enfants du même âge, qu’ils soient élèves des lycées ou des écoles primaires ? De même, quand on se met à parler de lycée unique aujourd’hui, on entend par là un programme d’enseignement secondaire commun aux filles et aux garçons, et pas autre chose. L’école unique, en ce sens, semble être en effet la simplicité et la justice même. Tout le monde part du même pas. On fait route parallèlement. A un moment donné, les uns s’arrêtent, les autres continuent. — Défions-nous de tant de simplicité. On supprime ainsi, sans crier gare, les classes élémentaires des lycées et collèges. On appelle de ce nom ce qu’on appelle aussi, d’un autre nom, les classes de septième et de huitième, classes intermédiaires entre l’enseignement primaire proprement dit et l’enseignement secondaire. Le personnel enseignant est ici composé d’instituteurs d’élite recrutés par un concours spécial. Ce sont souvent, dans nos lycées, les classes les mieux faites, celles où l’art d’enseigner s’est marié le mieux avec la connaissance des matières à enseigner. Nous disions tout à l’heure quelque chose d’analogue à propos des écoles normales : il faut, autant que possible, ne tuer que ce qui est à moitié mort. Supprimer un organisme bien vivant et le sacrifier à une conception de l’esprit que la réalité peut-être ne justifiera pas, c’est une lourde responsabilité à prendre. D’autre part, est-il vrai, pour reprendre l’image dont nous usions il y a un instant, que ceux qui veulent et peuvent aller plus loin que d’autres doivent commencer par marcher du même pas ? En d’autres termes, les études des premières années sont-elles les mêmes pour ceux dont elles seront le tout, et pour ceux qui n’y voient qu’un commencement ? Les programmes secondaire et primaire, pour les élèves qui les parcourront l’un après l’autre, ne doivent-ils pas tenir compte l’un de l’autre, au lieu de faire deux touts superposés ? On veut supprimer les cycles de l’enseignement secondaire ; mais on imagine un cycle secondaire succédant au cycle primaire, au lieu d’un seul cours d’études ordonné et harmonieux, ce qui est une autre édition du même système, et un simple déplacement de l’erreur pédagogique que l’on prétend avoir été commise.
Supposons ces difficultés résolues, quoiqu’elles soient loin de l’être. Tout ne sera pas encore aussi simple qu’on feint de le croire. Quel sera l’âge où s’effectuera le passage du primaire au secondaire ? Le plus tard possible, dit l’enseignement primaire. Le plus tôt possible, répond l’enseignement secondaire. Et les tenants de l’un et l’autre enseignement de batailler. M. Honnorat, ministre de l’Instruction publique, indiquait lui-même, dans le discours par lequel il ouvrait la session du conseil supérieur, en janvier 1920, qu’on avait peut-être fait fausse route en reportant à treize ans, comme on l’a fait, le certificat d’études primaires, ce qui semble reporter au même âge, par voie de conséquence, plus apparente que réelle, nous allons le voir, le début des études secondaires pour les élèves sortis des écoles primaires. Cependant, bien loin de céder sur ce point, l’enseignement primaire réclame une scolarité obligatoire prolongée jusqu’à quatorze ans. Et le même ministre a déposé un projet de loi dans ce sens. Qui plus est, les raisons que l’on fait valoir sont excellentes. Il y aura bien la dépense, et le recrutement difficile des maîtres, sans parler de la pénurie de main-d’œuvre, qui pourront faire hésiter devant cette réforme. Il faudra le regretter. Elle donnerait en effet des apprentis plus mûrs moralement, et physiquement plus résistants. Les principales nations européennes l’ont adoptée, et la France n’aime plus être en retard en matière d’instruction publique. Elle est en harmonie enfin avec un vote récent de la conférence du travail de Washington qui, à la quasi unanimité, a posé ce principe que le travail de l’enfant ne devait commencer qu’après quatorze ans. Il est à prévoir que les différents gouvernements sanctionneront tôt ou tard un principe qui a été l’objet d’une telle manifestation de la part de leurs délégués. Or jusqu’ici il y avait accord chez nous entre la législation scolaire et la législation du travail. (Remarquons d’ailleurs que l’enfant destiné au commerce ou à l’agriculture reste en dehors de cette législation.) L’enfant doit aujourd’hui aller à l’école jusqu’à treize ans et ne peut entrer à l’usine qu’à partir de treize ans. Si l’usine ne le prend qu’à quatorze, il faudra que l’école le garde jusqu’à cet âge. Que ferait-il dans l’intervalle ? — Mais si l’école primaire le garde jusqu’à quatorze ans, il ne peut plus être question pour lui d’enseignement secondaire.
Eh bien ! il ne faut pas que l’enseignement primaire garde jusqu’à quatorze ans ceux qui doivent faire d’autres études. Rien ne s’oppose à leur départ anticipé. Et le ministre ne s’est pas contredit, comme on pourrait le croire. Il a seulement secoué ce préjugé que l’enseignement primaire doit retenir jusqu’au bout ceux qu’on lui a une fois confiés. Un décret du 28 mars 1882 (mais un décret n’est pas intangible) semble être à l’origine de ce préjugé. Ce décret dispense de la suite de leur scolarité obligatoire les enfants qui ont subi avec succès le certificat d’études primaires, le C. E. P., dans le langage des initiales, ou, comme on dit encore, le baccalauréat primaire ; mais alors, de peur de scolarités écourtées, on a reculé l’âge de cet examen libérateur. Ainsi est née une solidarité factice entre l’obligation, l’examen et les études primaires elles-mêmes formant un bloc. Et dans tout ceci, — c’est le fait de la séparation excessive des différents ordres d’enseignement, — on ne s’est pas préoccupé de l’enseignement secondaire, on ne s’est même pas dit que, étant une prolongation de scolarité, il satisfaisait surabondamment à l’obligation. Et, comme l’enseignement secondaire ne peut attendre, les primaires arrivent à lui frappés d’un retard qui les suivra... J’entrevois plusieurs solutions, mais la plus simple est que la possession du C. E. P. ne dispense plus de l’obligation scolaire. On peut alors s’y présenter à l’âge qu’on voudra. Et j’imagine très bien une scolarité primaire affranchie du souci de l’examen, transition utile entre les études et l’apprentissage. C’est cette dernière solution qu’un projet de loi vient de faire sienne. Nous nous en félicitons, car nous avions abouti à cette conclusion avant que ce projet ait été déposé. Et nous avions eu des intentions du ministre un pressentiment qui s’est vérifié. Nous nous associons a fortiori au projet de conférer le C. E. P. à quiconque aurait subi avec succès l’examen des bourses de l’enseignement secondaire.
Mais il y a autre chose à modifier que des textes législatifs, ce sont les mœurs. Les instituteurs gardent leurs élèves le plus longtemps possible. Et ils gardent surtout les meilleurs. Ils les gardent parce qu’ils leur font honneur au C. E. P. Ils les gardent parce qu’ils s’attachent à eux, et qu’en eux ils ont la joie de sentir leur enseignement fructifier. C’est humain. Et ils ne seraient pas de bons maîtres s’ils n’avaient pas cette forme de l’instinct de conservation. Il faut cependant employer tous les moyens de les convaincre du tort qu’ainsi ils peuvent leur faire, et même faire au pays. S’ils découvrent dans leurs classes une valeur, il faut, quelque dur que cela soit, qu’ils aient le courage de s’en séparer et de l’orienter vers d’autres destinées.
Donc, pour que le raccord puisse se faire entre l’enseignement primaire et l’enseignement secondaire, il faut un double sacrifice. Au sacrifice à la base de l’enseignement secondaire doit répondre un sacrifice au sommet de l’enseignement primaire. Nous avons parlé du sacrifice déjà réclamé des classes élémentaires. Peut-être d’autres sacrifices seront nécessaires. Mais l’enseignement primaire doit en avoir sa part. Ainsi on aura collaboré, par une double bonne volonté, à l’école unique, ce mot étant d’ailleurs interprété avec les restrictions que nous lui avons apportées, et ne signifiant, pour longtemps encore, qu’une unité de programmes. Pour que cette école unique ait des possibilités et aussi des raisons de vivre, il faut qu’elle limite elle-même sa durée et ses ambitions. Il faut qu’elle laisse le champ libre à l’édifice qui doit reposer sur elle. Car c’est de cet édifice espéré qu’aux yeux de ses plus fervents apôtres elle tire son prix. On combat pour autre chose en combattant pour elle. Autrement, on ne comprendrait pas cette ardeur de la dispute. Son objet véritable est, en effet, d’élargir le recrutement de l’enseignement secondaire, le recrutement de la jeune élite dont le pays a besoin. C’est cette idée qui a créé ou renouvelé dans la pensée contemporaine une sorte de mystique de l’école unique, et qui donne un sens élevé et social aux humbles questions que nous venons de discuter.
Le problème véritable est donc loin d’être résolu. L’école unique aura conduit toute la jeunesse française à un même palier. Qui continuera l’ascension ? Comment, dans la masse qui se présente, recruter l’élite ?
RAYMOND THAMIN.