La Réforme agraire en Russie

La Réforme agraire en Russie
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 419-444).
LA RÉFORME AGRAIRE
EN RUSSIE

Les faits même les plus importans, qui intéressent la vie intérieure d’un pays, n’offrent généralement rien de bien sensationnel ; c’est pourquoi, sans doute, ils sont moins connus qu’ils ne devraient l’être. Ils modifient parfois profondément l’âme d’un peuple, sans que d’autres peuples aient été utilement et exactement renseignés sur la genèse de cette rénovation.

Certes, à notre époque, des faits de cette nature ne sauraient passer complètement inaperçus ; mais on les connaît mal, si même on ne les ignore pas. Aussi peut-on dire, sans être taxé d’exagération, que la réorganisation agraire poursuivie en Russie, depuis plusieurs années, n’a pas été jusqu’ici sérieusement étudiée en France.

On conçoit cependant aisément tout l’intérêt qui s’attache, pour la nation « amie et alliée, » pour la France, si vraiment éprise de progrès, si justement fière de sa population rurale et de sa production agricole, à une réforme russe qui, par son but comme par ses moyens, légitime toutes les espérances, et par cela même mérite à tous égards d’appeler et de retenir l’attention.

L’œuvre commencée il y a quatre ans par le gouvernement russe a pour but le relèvement économique de la classe la plus nombreuse, celle des paysans. Elle est d’une importance exceptionnelle pour la Russie. En créant la petite propriété qui échappe enfin à l’ingérence de la commune, elle a pour ainsi dire révolutionné la vie rurale ; mais cette révolution, pour être profonde, n’en est pas moins pacifique, comme il convient. Quoi qu’il en soit, les nombreux inconvéniens qui résultaient de l’exploitation communale, et qui conduisaient les paysans à l’inaction et à la ruine, ont rendu nécessaire la réforme, qui vise surtout à les supprimer.

La commune, en Russie, est aussi ancienne que le servage ; elle a ses privilèges : n’y entre pas qui veut, n’en fait pas partie qui le désire ; pour appartenir à la commune, il faut être né paysan. C’est d’ailleurs une unité qui a depuis longtemps fait ses preuves et qui, dans un passé déjà long, a vécu non sans mérite, nous le reconnaissons bien volontiers. Mais elle se meurt actuellement, parce que le mode d’exploitation qu’elle a créé ne répond plus aux nécessités actuelles. En effet, elle ne se contentait pas de gêner, d’entraver l’initiative privée, elle l’empêchait de naître, l’écrasant en germe, et les plus tenaces de nos paysans venaient se briser contre les obstacles qu’elle avait dressés devant eux, ainsi qu’on le verra plus loin.


BUT DE LA RÉFORME ACTUELLE

La réforme actuelle est le couronnement de l’œuvre entreprise, il y a un demi-siècle, au moment de l’émancipation des paysans. Le manifeste impérial du 19 février 1861, et les lois agraires ultérieures ont assuré la liberté du travail de la terre, et attribué aux agriculteurs environ 109 millions de déciatines[1] de terrains qui appartenaient à des propriétaires particuliers ou à l’Etat. Ces propriétés devaient, par voie de rachat, passer en pleine possession des petits cultivateurs et servir de base à leur bien-être.

« Les paysans, disait le manifeste précité, auront le droit de racheter leurs fermes, et, avec le consentement des propriétaires, ils pourront acquérir en toute propriété, pour en jouir de façon permanente, les terres arables et autres dépendances qui leur sont concédées, nadiel[2]. Par l’acquisition en toute propriété de la quantité de terre fixée, les paysans… entrent définitivement dans la condition des paysans libres propriétaires… Qu’ils s’appliquent avec zèle aux travaux agricoles, afin de pouvoir tirer d’un grenier abondant la semence qu’ils doivent confier à la terre… acquise en toute propriété. »

Le droit pour les paysans d’acheter la terre en toute propriété était fixé de façon très nette par la loi : « Lorsque le paysan, désireux de se séparer de la commune, aura versé en totalité le montant du rachat de son lot, la commune sera obligée de lui attribuer un lot correspondant, autant que possible d’un seul tenant. » La loi stipule en outre que « les lots acquis par un paysan isolé constituent sa propriété individuelle. »

Mais la réforme de 1861, qui devait changer toutes les conditions de la vie rurale, était trop vaste et trop complexe pour qu’elle pût être appliquée à chaque paysan séparément. Avant d’attribuer la terre à des feux isolés, il fallait distinguer les terres qui devaient rester aux propriétaires domaniaux, c’est-à-dire aux anciens seigneurs, de celles qui devaient passer aux paysans. De plus, le droit, acquis par cette réforme au libre travail, était tellement précieux qu’il devait s’exercer sans retard, dans le plus bref délai. Il est naturel qu’une tâche aussi considérable, se rapportant à des dizaines de millions de déciatines, ait relégué au second plan la question des formes d’exploitation de la terre. Aussi le manifeste de 1861 se bornait-il, au sujet de la façon d’exploiter le sol, à constater l’ordre de choses existant, sans examiner les avantages des deux modes de propriété, individuelle ou communale. Il avait uniquement pour objet : « le rachat de la terre en propriété. »

Il fallait toutefois assurer l’opération financière du rachat de ces terres, qui représentaient à peu près un milliard de roubles, soit près de deux milliards et demi de francs. Mais comme le travail libre des paysans était une force encore inconnue, on ne pouvait prévoir dans quelle mesure le petit cultivateur ferait face aux engagemens pris pour le rachat, dans des conditions nouvelles pour la Russie rurale. L’ensemble de ces considérations n’a pas alors permis à l’État de se mettre directement en relation avec chacun des nouveaux propriétaires ruraux. Un intermédiaire, entre les anciens serfs et lui, devait agir. Ce rôle a été rempli par la commune, unité déjà éprouvée et de constitution historique, parce qu’elle offrait des garanties, tandis que le paysan isolé n’en offrait pas, pour les raisons que nous avons données.

D’ailleurs, la commune n’était pas considérée comme propriétaire perpétuel de la terre, mais seulement comme un intermédiaire temporaire, « jusqu’au versement du rachat. » Jusqu’à ce moment, la commune devait gérer les terres et s’occuper du sort de leurs futurs propriétaires. Au contraire, dès qu’il avait effectué le versement de la somme due pour le rachat de son lot, le paysan devenait propriétaire « à l’état définitif, » avec le droit de séparer son bien de la masse communale, en un lot individuel.

Jusqu’à l’accomplissement du rachat, les relations territoriales de la commune avec ses membres ont été laissées telles qu’elles s’étaient constituées à l’époque du servage. Ainsi, sur 109 millions de déciatines attribuées à la population rurale, 90 millions ont été attribuées aux communes, et 19 millions seulement ont été réparties entre les communes à feux héréditaires. Mais partout, la concession a été faite à des communes entières, et non à des paysans isolés ; même dans les villages à feux héréditaires, où les parcelles de chaque feu étaient réparties de façon définie. Dans les deux premiers cas, on a attribué un nadiel commun à la commune entière. À cette époque, la garantie mutuelle, en usage pour tous les paiemens « sans exception » des villages de la commune, était appliquée également aux feux héréditaires.

Ce mode de répartition des terres, admis afin de faire aboutir plus vite la réforme et d’en assurer le côté financier, est l’origine des opérations agraires qui s’effectuent actuellement. L’attribution à chaque propriétaire des terres qui lui revenaient, dans des limites commodes pour l’exploitation, avait été laissée forcément de côté ; mais cette question demandait de façon urgente une solution, dès l’achèvement de l’opération du rachat.

D’autre part, certaines particularités de la situation agricole en Russie (remontant aux années 1891 et suivantes) rendaient indispensable une nouvelle organisation agraire. Ce sont le plus souvent : la concession d’un nadiel commun à plusieurs villages, d’après un plan unique et par un seul acte légal ; l’attribution de nadiels à de grands villages composés de centaines et même de milliers de feux ; enfin l’enchevêtrement, la communauté et la contiguïté de terres appartenant les unes à des paysans, les autres à des propriétaires particuliers.

Les deux premiers cas ont eu pour cause l’attribution d’un nadiel commun aux paysans de deux ou plusieurs villages voisins, lorsqu’ils se trouvaient être serfs du même seigneur, au moment de la réforme. Quant au troisième cas, il s’explique par l’utilité d’attribuer un nadiel commun aux anciens paysans des domaines de l’Etat par suite de la situation complexe dans laquelle se trouvaient ces nouveaux propriétaires. De pareilles concessions de nadiels eurent lieu très fréquemment, et la formation de communes comprenant une dizaine de villages, ou même davantage, n’est pas exceptionnelle. L’importance des territoires passés ainsi en possession commune de plusieurs villages, et l’antagonisme de leurs intérêts respectifs rendaient très difficile la répartition des lots entre les paysans des villages réunis. Celle-ci présentait les plus graves inconvéniens et causait d’interminables disputes ; il en résultait, le plus souvent, un morcellement exagéré, une dispersion infinie des parcelles de chaque feu, dont les terres arables se trouvaient forcément éloignées du lieu d’habitation.

Les mêmes inconvéniens se firent sentir dans les grands villages, composés de centaines et, parfois, de milliers de feux. La formation de ces villages a eu lieu surtout dans les gouvernemens du Midi (gouvernemens des steppes) où le manque d’eau de surface rend malaisé le choix d’emplacemens pour les habitations.

Ajoutons que l’enclavement des terres des paysans dans celles de leurs anciens seigneurs et dans les domaines de l’Etat avait pour cause l’insuffisance du personnel (géomètres, arpenteurs, etc.) ; qu’en outre, on ne voulait pas apporter de trop brusques changemens aux modes d’exploitation en usage.

D’autres circonstances démontrent encore la nécessité d’une réorganisation agraire ; elles sont, en partie, la conséquence de la réforme de 1861, ou se sont manifestées plus tard. En tout cas, la nouvelle réforme agraire a surtout pour objet la suppression des difficultés que rencontrent dans l’exploitation de la terre, soit les communes entières, soit leurs membres séparés.

Le travail du sol peut être gêné non seulement dans la commune, dans le mir, dont les membres jouissent de leurs terres en commun, mais encore dans la commune à feux héréditaires. En effet, celle-ci assure aux feux qui la composent le droit de possession de leurs parcelles, sans toutefois leur laisser une entière liberté dans l’exploitation de la terre. Or, chaque modification du faire valoir, même la plus insignifiante, devient difficile ou impossible, dès que le propriétaire est privé d’initiative et n’a pas la certitude d’un travail productif, c’est-à-dire dont les résultats acquis lui soient garantis. Supprimer ces motifs d’activité, c’est affaiblir ou anéantir l’impulsion qui pourrait entraîner les paysans à réaliser une innovation quelconque. Par suite d’une dispersion excessive des parcelles de terrain, le feu héréditaire est privé de ces mobiles puissans, de ces motifs d’action si nécessaires au progrès d’exploitation du sol ; il se voit ainsi condamné à rester stationnaire, ou peu s’en faut. Le morcellement a deux causes principales : la dispersion des petites parcelles isolées, et leur enchevêtrement dans d’autres propriétés. La dissémination des parcelles sur une surface considérable rend le travail improductif et paralyse à l’avance tout l’ensemble des mesures culturales ; leur étroitesse, et leur contact avec d’autres parcelles appartenant à de nombreux propriétaires, créent des conditions spéciales où l’initiative personnelle du paysan est presque réduite à l’impuissance, même dans ses manifestations les plus intelligentes.

Cette extrême division de la glèbe limite étroitement les améliorations techniques susceptibles d’être apportées dans l’exploitation. La plupart des procédés capables d’assurer l’augmentation de la production, pour des propriétés réunies, perdent tous leurs avantages si l’application en est faite sur des parcelles éloignées ; ainsi, l’accroissement de la récolte par les fumures ne peut même être envisagé parce qu’il ne compenserait pas le temps et le travail nécessaires pour le transport de l’engrais. Si des améliorations aussi simples rencontrent des obstacles, combien de difficultés ne surgissent-elles pas lorsqu’il s’agit, par exemple, de l’application d’un assolement intensif !

Cependant, les conditions défavorables à l’exploitation, qui sont la conséquence de la dispersion des terres sur une grande étendue, n’excluent point la possibilité d’innovations parfois importantes. Au prix d’un travail supplémentaire, le possesseur de parcelles disséminées pourrait réaliser de bonnes mesures, comme les engrais employés en temps opportun, l’ameublissement par les hersages, le repos de la terre à l’état de jachère, la culture des plantes fourragères. Il s’ensuit que le morcellement (en entendant par cette expression la dispersion de parcelles appartenant au même propriétaire), bien qu’il pèse sur l’initiative individuelle, qu’il diminue le profit des améliorations partielles et qu’il empêche la réorganisation complète de l’exploitation, ne voue pas à un insuccès absolu certaines règles culturales. Leur défaite provient d’un autre genre de morcellement, qui consiste dans l’alternance et l’enchevêtrement des parcelles appartenant à de nombreux propriétaires.

Dans la commune à feux héréditaire ? , l’assemblée communale n’a aucun droit d’action sur les feux isolés, en ce qui concerne l’exploitation de leurs lots respectifs ; seule, l’influence du mir continue à agir comme celle d’une masse inerte, rebelle à tout progrès de culture. La façon primitive d’exploiter le sol, conservée par les communes, se distingue par un ensemble de particularités qui détruit tout essai d’innovation, s’il est tenté par l’individu isolé. En premier lieu, figure le pâturage du bétail sur les jachères et les chaumes. Il suffit de cette coutume enracinée de longue date, pour que nul des propriétaires, même le plus entreprenant, ne puisse agir à sa volonté, par « un travail libre sur sa propre terre. » Pour chacun de ces propriétaires, en effet, les semailles et la récolte doivent être effectuées à des jours fixes, pendant lesquels tous les habitans d’un même village exécutent simultanément les mêmes travaux. Et, si l’un d’eux ne suit pas cette règle, le bétail voisin causera sur son champ de sérieux dégâts, dans les pousses survenues trop tôt ou trop tard. La fixation stricte des époques des semailles et des récoltes oblige ainsi chaque paysan à n’entreprendre que les cultures effectuées par tous ses voisins, et à ne travailler la terre qu’au moment où ceux-ci vont aux champs.

Il résulte de cet état de choses que le paysan n’a, comme choix de culture, que celui des céréales cultivées dans son village ; s’il s’en écarte, par exemple en faisant des plantes fourragères ou en semant plus tôt, ses efforts ne contribueront qu’à l’alimentation du bétail communal ! Le travail régulier de la jachère, son traitement par le binage, et toutes les mesures tendant à la conservation de l’humidité du sol (si importante, vu le climat continental de la Russie) sont irréalisables pour un individu isolé, dès que les parcelles qui lui appartiennent sont enclavées dans le domaine communal, et par suite forcément destinées à servir de pâturage au troupeau commun.

Ainsi, l’initiative d’un paysan, même si elle s’exerce sur les objets les plus restreints, ne saurait aboutir à des résultats vraiment utiles que par l’éducation préalable de tous les propriétaires des terres contiguës à la sienne. Il ne suffirait pas à un paysan novateur de gagner à sa cause un groupe plus ou moins important de membres de sa commune. Leurs efforts réunis n’aboutiraient qu’à d’inutiles sacrifices matériels et ne seraient que peine perdue, attendu que les inconvéniens signalés subsisteraient, les mêmes causes produisant les mêmes effets. Seul l’accord d’une majorité écrasante des propriétaires pourrait garantir la réalisation de l’idée conçue par un individu isolé.

C’est une difficulté presque insurmontable que de vouloir conduire dans une même direction toute la masse des paysans ; même en admettant la réussite, pour des cas exceptionnellement rares, des efforts aussi héroïques n’amènent qu’une amélioration isolée du mode de culture ; chaque pas en avant, tendant à modifier l’exploitation, exige de nouveau l’entraînement de la masse entière. Cette voie compliquée de transformation, pour chaque exploitation séparée, ne peut avoir de portée pratique ; l’initiative d’un individu se heurte aux obstacles rencontrés, et le plus avisé des paysans ne saurait finalement se soustraire à la routine érigée en principe.

Dans les mirs où la terre est exploitée en commun, l’influence des anciennes méthodes de culture est encore plus marquée que dans les communes à feux héréditaires. Les parcelles attribuées aux feux de la commune ne sont pas leur propriété ; et le mir a le droit d’effectuer de nouveaux partages du nadiel, entre les membres de la commune, en agrandissant ou en diminuant la part de chaque feu, d’après la base de partage admise par les usages locaux ; il peut même faire passer tout paysan d’un endroit donné du nadiel à un autre complètement opposé.

De cette façon, tout membre de la commune n’est pas seulement gêné dans l’exploitation de sa terre, mais de plus cette exploitation n’est pour lui que temporaire ; lors d’un nouveau partage, il risque de perdre son lot, pour un autre qui est souvent de dimensions différentes. Par conséquent, tandis que, dans un feu héréditaire, le travail dépensé en amélioration de culture profite de façon durable au propriétaire, ne serait-ce que par l’emploi de matières fertilisantes, le membre d’une commune où les feux ne sont pas héréditaires n’a même pas cette certitude, qui sert de stimulant au labeur du propriétaire.

Dans ces conditions, tout changement du mode de culture devient presque impossible pour des paysans isolés. Il faut un accord complet de membres de la commune, c’est-à-dire un ensemble de circonstances exclusivement favorables, pour l’adoption des moindres améliorations agricoles, qui sont dues le plus souvent à l’initiative ou à l’activité d’un individu isolé.

Si ces qualités vivifiantes étaient vraiment liées à la propriété collective comme elles le sont à la propriété individuelle, il y avait tout lieu pour elles de se manifester avec force sur l’exploitation communale, où le mir gère le nadiel mais c’est précisément là, tout au contraire, que règnent les méthodes archaïques rebelles à tout progrès, telles que l’assolement triennal, avec le pâturage en commun sur les jachères et les chaumes.

La gérance du sol par le mir se borne presque exclusivement au souci de fixer le lot de terre revenant à chaque membre de la commune. Dans ce soin minutieux de répartition, la commune est arrivée à une perfection étonnante, à une précision mathématique ; malheureusement, les conséquences en sont déplorables. Avec l’accroissement de la population, le nombre des unités aptes à posséder augmente, on procède à une nouvelle répartition des terres, et il en résulte un changement complet des conditions d’exploitation pour les feux de la commune. Dans certaines communes, les terres sont réparties entre les feux uniquement d’après le nombre d’hommes majeurs ; dans d’autres, d’après le nombre d’individus mâles ; dans d’autres encore une fraction de part est attribuée à la femme ; dans d’autres enfin, l’homme a droit à une part entière, la femme aux trois quarts, par exemple, et l’enfant à une demi-part, etc. ; dans tous les cas, à chaque mouvement de la population, on ajoute, on déduit des parts, et quelle que soit la base du partage, le déplacement des lots devient presque inévitable.

La terre attribuée comme nadiel à une commune n’est presque jamais de qualité égale dans toutes ses parties, situées les unes à proximité du village, les autres loin de lui. Pour observer une équité parfaite, on classifie d’abord la totalité des terres, d’après la qualité du sol, puis on tient compte du degré d’éloignement du village, de la destination fixée à certaines terres, etc. Ce n’est qu’ensuite que la commune divise les terres de chacune des classes et catégories en autant de parcelles qu’il y a de feux. Ce système de fractionnement du nadiel amène des résultats extraordinaires : il fait quelquefois attribuer à un seul feu 100 parcelles, et plus, de terrain. Ces parcelles ont la forme de languettes, forme à coup sûr peu favorable à l’exploitation du sol, étant donné surtout qu’il n’est pas rare de voir des languettes de 2 à 3 mètres de large sur plus d’un kilomètre de long.

A chaque nouveau partage, l’examen des qualités naturelles de la terre (de sa fertilité, de son degré d’épuisement, etc.) se fait avec une minutie croissante. Le nombre des fractions du nadiel à qualités diverses s’accroît et, avec l’augmentation des habitans, le sol se divise en des bandes si étroites que leur largeur n’est plus mesurée en sagènes, mais en archines ou en pieds ! Les lisières, couvertes de mauvaises herbes, occupent sur le nadiel entre les bandes des divers feux une surface de plus en plus envahissante comme dans la Russie centrale, par exemple, où, malgré le besoin de terres, un septième des champs est perdu sous les sillons des limites.

Outre le fractionnement et le morcellement extrême du nadiel, chaque nouveau partage occasionne encore un allongement excessif des bandes parcellaires, surtout quand le nadiel occupe une surface considérable et de forme allongée. Par souci d’équité, les languettes revenant à un feu lui sont attribuées dans toutes les parties du nadiel, dans les plus proches ainsi que dans les plus lointaines du village ; aussi, nécessairement, une partie de ces bandes se trouve-t-elle à une grande distance de l’habitation. Une distance de 5 à 10 verstes[3] est considérée comme normale. Le transport des engrais sur des parcelles aussi éloignées devient un travail qui ne vaut pas la peine d’être entrepris, et la culture la plus simple, même sans efforts pour augmenter la productivité du sol, ne saurait dans ces conditions donner de résultats tant soit peu avantageux. C’est pourquoi, malgré le manque de terre, on rencontre fréquemment sur les limites des nadiels des parcelles non cultivées ; d’autres sont louées à des tiers. Cela crée un état de choses qui, au premier examen, paraît incompréhensible : d’une part, le paysan manque de terre et va en chercher de l’autre côté de l’Oural ; d’autre part, il ne travaille même pas celle qu’il possède. Il est évident que les causes d’une telle anomalie résident dans les conditions actuelles de l’exploitation de la glèbe.

Ces conditions ne déterminent pas seulement l’arrêt de la culture ; elles mènent en outre à l’épuisement forcé du sol, à l’abaissement du rendement des récoltes.

Il est notoire que la « terre noire, » en Russie, est le meilleur des sols de l’Europe au point de vue de la fertilité. Le rendement agricole de la Russie est cependant inférieur à celui de l’Allemagne ou de la France. On ne saurait affirmer que le paysan russe ne jouit que d’une quantité insuffisante de terre, car la surface revenant à chaque feu dépasse considérablement celle de nos voisins d’Occident. Elle atteint, en moyenne, 10 déciatines, 2 pour les 50 gouvernemens de la Russie d’Europe, si l’on ne considère que les terres du nadiel, et 13 déciatines, si l’on y ajoute les terrains acquis par les paysans. En Autriche, la surface moyenne de la petite propriété n’atteint que 5 déciatines, 1 ; en France 4 déc. 4 ; en Allemagne 4 déc. 1. Cependant le bien-être de la population rurale, en Russie, est loin d’être proportionné à cette possession. Les récoltes y donnent des rendemens extrêmement variés, et tout le monde se souvient d’une série d’années mauvaises qui a éprouvé si durement la population des villages russes. Le retour en est toujours possible. La cause d’une telle situation n’est donc pas dans le manque de terre, elle est dans les difficultés rencontrées pour les améliorations rurales et dans l’impossibilité de maintenir au même niveau la productivité du sol.

En administrant les terres, les communes n’ont su que les répartir équitablement entre leurs membres : ce n’était résoudre qu’une partie du problème. Si les conséquences du morcellement exagéré et de l’éparpillement des terres pouvaient n’être pas prévues, elles sont cependant depuis longtemps évidentes ; or les communes n’ont rien changé à leur manière d’opérer ; bien mieux, elles n’ont fait que l’aggraver. L’expérience ne les a pas instruites, elles ne se sont pas inquiétées des résultats obtenus. Elles n’ont visé qu’à doter justement chacun de leurs membres, à sauvegarder l’égalité une fois établie entre les différens feux, quant aux dimensions de leurs lots, sans s’occuper en même temps des besoins de la terre elle-même. Cette insouciance devait fatalement provoquer une diminution de rendemens, et c’est ce qui arriva.

La plupart des Etats d’Europe, dès la seconde partie du XVIIIe siècle, ont pris des mesures pour débarrasser de toute entrave l’activité rurale. En Angleterre et en Ecosse, la tendance à réformer les anciens ordres agraires date des XVIe et XVIIe siècles. En Suède, la première loi relative à la séparation de la commune a été publiée en 1749, et au Danemark en 1781. En Prusse, les mêmes mesures ont commencé sous Frédéric le Grand (instructions et règlemens de 1752, 1763, 1765, 1771) et la répartition définitive des ferres communales y a été confirmée et sanctionnée par la loi de 1821. Des mesures analogues furent prises dans d’autres États de l’Europe.

La grande réforme russe du 19 février 1861 avait pour but d’assurer aux paysans la liberté du travail ; elle devait à la fois contribuer au développement de leur bien-être personnel et à la prospérité générale du pays. L’expérience de plus d’un demi-siècle a prouvé qu’il n’y a qu’un moyen d’atteindre ce but : c’est de libérer le travail de la dépendance de la commune, du mir, qui opposait jusqu’ici un obstacle insurmontable à l’activité des paysans. La tutelle du mir jugulait cette force vitale sur laquelle Alexandre II, dans son manifeste, avait fondé plus d’espoir que sur la plus parfaite des lois.

Supprimer cette entrave économique, donner aux paysans la possibilité de se consacrer librement à l’amélioration de la culture de leurs terres, tel est le but de la nouvelle organisation agraire, dont les voies sont tracées par la volonté de l’Empereur régnant et qui est placée sous son haut patronage.


L’ORGANISATION AGRAIRE

Les imperfections de l’exploitation rurale, qui apparaissaient de façon marquée les années de mauvaises récoltes, devaient attirer l’attention du gouvernement et du pays.

A la fin du siècle dernier les questions rurales étaient très étudiées en Russie ; elles avaient donné naissance à un grand nombre d’ouvrages, à d’intéressantes publications ; elles étaient fréquemment débattues dans les réunions des zemstvos et des sociétés agricoles.

De son côté, le gouvernement, pour venir en aide aux paysans, réunissait les données nécessaires à la révision de la législation rurale. Une étude complète de la question agraire était faite par le ministère de l’Intérieur et un Conseil spécial créé en 1902 sur l’ordre de l’Empereur. Après une étude attentive des nombreux renseignemens communiqués par les Conseils et Comités régionaux, on décida de prendre des mesures importantes pour organiser la vie des campagnes.

Dans le rescrit adressé, en 1905, au président du Conseil spécial chargé d’étudier les moyens d’affermir la propriété paysanne, l’Empereur disait : « J’ai déjà fait connaître que ma sollicitude pour la prospérité de l’Empire doit, à mon avis, s’étendre en premier lieu… sur la très nombreuse classe des paysans russes… dont la situation économique… est fortement ébranlée ; .. Reconnaissant la nécessité de rechercher sans retard les moyens de remédier à cet état de choses, et l’utilité de consacrer une attention toute particulière à la consolidation immédiate de la situation foncière des paysans, base principale de la prospérité du peuple… il importe de déterminer, dès à présent, la marche à suivre pour la solution du problème, à la condition essentielle d’assurer aux paysans la possession privée des terres… Au cours des travaux qui seront entrepris à cet effet, on devra s’appliquera définir les mesures susceptibles de donner aux paysans la jouissance pleine et entière de leurs terres… en tenant compte des changemens survenus dans l’ordre économique, afin que les paysans qui manquent de terre puissent, ou facilement émigrer dans les localités qui leur seront désignées, ou augmenter leurs lots avec le concours de la banque des paysans… Par suite, et conformément à ce qui précède, il y a lieu d’achever définitivement la délimitation des terres, celles qui appartiennent aux paysans, comme celles des autres propriétaires fonciers…, afin de faire pénétrer profondément, dans la conscience du peuple, la conviction que toute propriété privée est inviolable et sacrée… »

Suivant la volonté de l’Empereur, le gouvernement se proposa donc de libérer la propriété rurale de la dépendance du mir. A cet effet, différentes mesures furent prises dans le courant des années qui suivirent. Les unes devaient assurer aux paysans isolés la possession, en propriété individuelle, des parcelles revenant à chacun dans la commune, réunies en lots d’un seul tenant ; elles devaient encore leur faciliter l’acquisition de terres situées en dehors du nadiel ; les autres se proposaient de créer sur place des institutions spécialement chargées du soin de la réorganisation agraire.

Parmi les mesures de la première catégorie, la plus importante fut la suppression, par l’oukase du 3 novembre 1905, des versemens en retard pour le rachat des terres du nadiel. Ces versemens furent provisoirement réduits de moitié, pour l’année 1906 ; à partir du 1er janvier 1907, ils furent définitivement supprimés.

Cette mesure, en outre de l’allégement qu’elle apportait au fardeau fiscal, supprimait toute raison d’être au droit, pour la commune rurale, de restreindre les paysans dans l’agencement de leurs terres. D’autre part, l’oukase du 12 mars 1903 avait supprimé la garantie mutuelle et, avec la suppression des versemens complets du rachat, la connaissance des règlemens généraux se répandait sur les nadiels.

D’après ces règlemens, fixés pour les terrains acquis en propriété individuelle par des paysans, tout membre du mir a le droit d’exiger que, de la terre acquise en commun, on lui sépare, en propriété individuelle, un lot proportionnel à sa participation dans l’achat de cette terre. Si cette séparation apparaît incommode ou irréalisable, la commune a la faculté de désintéresser en argent, à l’amiable ou par taxation, le paysan désireux de la quitter. (Art. 30 des Règlemens généraux, 19 février 1861.)

Mais pour la réalisation de ce droit, existant sans conteste depuis le 1er janvier 1907, le paysan qui voulait se séparer de la commune rencontrait de très sérieuses difficultés. En raison de la confusion des comptes tenus pour les versemens du rachat, et par suite des changemens continuels survenus dans le partage de la terre entre les feux, il ne fut pas possible de fixer exactement le montant des versemens effectués par chaque membre de la commune et, en conséquence, il devint également impossible de savoir à quelle surface de terrain chacun pouvait prétendre en propriété individuelle. De plus, le paysan membre d’une commune, qui voulait acheter du terrain dans une autre commune, se trouvait en présence de nouvelles difficultés, puisqu’il était dans l’obligation de renoncer au nadielvde sa commune et d’obtenir le consentement du mir gérant la terre qu’il projetait d’acquérir.

Ce dernier obstacle fut supprimé par l’oukase du 5 octobre 1908, qui accorda aux paysans plusieurs droits importans, et notamment celui de posséder des terres situées dans différentes communes. D’autre part, l’oukase du 9 novembre 1906, confirmé depuis par la loi du 14 juin 1910, facilita l’éclosion de la petite propriété individuelle, en permettant à chaque paysan d’agencer indépendamment la part qui lui revient du nadiel, et en accordant aux communes rurales, qu’elles fussent à feux héréditaires ou non, le droit de passer en masse à tout moment à la possession individuelle de la terre.

En même temps, la Banque des Paysans, créée en 1882, développait ses opérations ; elle acquérait des propriétés pour en opérer le lotissement, obtenait la faculté d’avancer à des paysans jusqu’à 90 pour 100 de la valeur de la terre achetée, ou même la valeur totale ; enfin, l’oukase du 12 août 1906 lui confiait le soin de vendre aux paysans jusqu’à deux millions de déciatines de terres des Apanages et l’oukase du 27 du même mois l’autorisait à vendre, dans des conditions de faveur, à des paysans insuffisamment pourvus de terre, des domaines de l’Etat se prêtant à la création de petites propriétés, ainsi que des lots provenant des domaines forestiers de l’Etat.


Les institutions nécessaires pour l’exécution du plan conçu furent créées ; à leur tête est placé le Comité central, dont la mission est de diriger l’ensemble des travaux, c’est lui qui forme les institutions régionales et leur donne l’impulsion voulue.

Les institutions régionales ont des attributions très étendues et un caractère administratif permanent. Créées par l’oukase du 4 mars 1906, elles sont dénommées Commissions agraires de gouvernement et Commissions agraires d’arrondissement. Elles sont chargées « d’aider le monde rural à écarter les défauts actuels du mode de possession et d’exploitation ; » elles doivent adapter leurs travaux aux conditions de chaque contrée. Le cadre permanent de ces Commissions réunit des fonctionnaires de l’État, et des représentans de la noblesse, des paysans et des zemstvos.

Les Commissions de gouvernement sont chargées d’unifier l’action des Commissions d’arrondissement. Actuellement, les Commissions de gouvernement fonctionnent dans quarante-cinq gouvernemens ; au 1er janvier 1911, les Commissions d’arrondissement fonctionnaient dans 431 arrondissemens, répartis dans 46 gouvernemens, sur 50 gouvernemens de la Russie européenne. Les unes et les autres fonctionneront bientôt dans toute l’étendue de l’Empire. En tout cas, plus de 5 800 personnes participent actuellement aux travaux des Commissions agraires, et plus de la moitié (3 300) sont des représentans de la propriété foncière privée et des paysans.

Fait digne de remarque : les fonctionnaires de l’Etat, et particulièrement les zemskie natschainiki, dont plus de 500 ont collaboré en 1910 à l’exécution des travaux en qualité d’opérateurs responsables, ont su inspirer aux populations rurales une telle confiance, que bien peu d’opérations agraires ont lieu sans eux.

En raison de la nature des travaux à exécuter, un personnel nombreux de géomètres et d’arpenteurs a été adjoint aux Commissions agraires. Il comprend, à l’heure actuelle, plus de 5 000 personnes gratuitement mises à la disposition des paysans qui désirent améliorer leur exploitation.


Il ne suffisait pas de former les Commissions agraires, il fallait encore définir leur action, préciser leurs devoirs et leur donner les moyens de les remplir. C’est ce qui a été fait, dès 1906, et ce qui a été ensuite fixé définitivement et arrêté par la loi du 29 mai 1911.

Les Commissions agraires devaient notamment prêter leur concours : aux paysans, pour l’acquisition des terres par l’intermédiaire de la Banque des Paysans ; pour la vente et l’affermage des domaines de l’Etat ; aux paysans, pour leur faciliter l’émigration sur les terres de l’État, dans la Russie d’Asie ; aux communes rurales, pour améliorer le mode de possession de la terre et les moyens d’exploitation ; elles devaient enfin viser à la suppression du morcellement des nadiels et favoriser la formation de propriétés individuelles.

Ces Commissions commencèrent à fonctionner pendant l’automne de 1906. Elles furent tout d’abord accueillies avec une certaine indifférence ; mais elles démontraient bientôt leur utilité, en réorganisant la vie rurale suivant les désirs et les besoins réels des paysans, et ceux-ci ne tardèrent pas à solliciter leur concours.

Du reste, la propriété individuelle, sous la forme adoptée pour la réorganisation agraire, n’était pas complètement inconnue en Russie. Dans quelques gouvernemens de la Russie occidentale, bien avant la création des Commissions agraires, 715 villages avaient partagé le nadiel communal, de leur propre initiative, et sans le concours de l’Etat, en lots d’un seul tenant (houtors et otroubs), et ils exploitaient ainsi leurs terres, avec succès.

Mais ces exemples évidens se trouvaient trop éloignés des paysans de la Russie centrale, ils ne les connaissaient pas, et de plus, on soulevait, en plusieurs endroits, une agitation violente contre la réorganisation, par les paysans, de leurs propres terres, et en faveur d’un nadiel supplémentaire.

Il fallait donc montrer à tous la possibilité et l’utilité de former des exploitations individuelles ; ce rôle décisif fut rempli par la Banque des Paysans.

Cette dernière, grâce à l’appui du Gouvernement, possédait un fonds important de domaines privés, ces biens furent tous destinés à la petite propriété individuelle ; ils furent vendus à des paysans isolés (en lots d’un seul tenant) avec obligation pour les acheteurs de s’y installer. Cette façon de vendre était toute nouvelle pour la Banque ; elle sut cependant s’en acquitter à merveille, avec l’aide de ses filiales provisoires ; les Commissions agraires participèrent au choix des acheteurs et à la taxation des lots.

Sous l’influence des exemples fournis par les acheteurs de terres à la Banque, les membres des communes commencèrent à se convaincre de l’opportunité d’un changement dans leur mode de possession, et les Commissions reçurent de nombreuses demandes pour la formation de houtors et d’otroubs sur les nadiels. Les travaux s’étendirent bientôt dans tous les gouvernemens, et en peu de temps leur importance dépassa de beaucoup colle des opérations entreprises sur les terres de la Banque.

Avec le développement de la réorganisation, la nécessité apparut de rendre uniformes, au point de vue légal, les travaux en cours dans quarante-six gouvernemens. Des spécimens de tous les documens nécessaires-, soit au point de vue technique, soit au point de vue juridique, furent donc établis, puis remis aux Commissions agraires ; on laissa cependant à celles-ci une latitude suffisante pour qu’elles pussent, dans la pratique, adapter leurs opérations aux conditions locales des divers gouvernemens.

Le cadre de cette étude ne nous permet pas d’entrer dans le détail de tous les travaux de réorganisation agraire, ni d’insister sur leur ordre d’exécution. Nous ne pouvons davantage parler plus longuement des difficultés qu’il faut parfois résoudre pour atteindre au but : la création de propriétés individuelles stables. Mentionnons toutefois qu’un service spécial de l’hydraulique a été constitué par la Direction générale de l’Organisation agraire et de l’Agriculture. Il est chargé : d’étudier l’alimentation en eau des terres du nadiel à répartir ; d’aménager les systèmes les plus simples d’irrigation, de dessèchement et d’alimentation d’eau ; enfin, d’effectuer les travaux hydrauliques compliqués ou importans qui ne peuvent être effectués sans le concours de spécialistes, les travaux plus simples étant exécutés par les propres moyens des Commissions agraires et par la population intéressée.

L’Etat ne se borne pas à fournir à la population rurale l’aide gratuite des Commissions, à lui procurer les services du personnel d’arpentage ou des agens de l’hydraulique. Le changement du mode d’exploitation et surtout le transfert des habitations est si difficile pour la majorité des paysans « que beaucoup d’entre eux, même les plus convaincus de (l’utilité de la réforme agraire, ne pourraient pas l’accomplir sans l’assistance matérielle de l’Etat. Cet appui leur est apporté. sous forme d’avances en espèces, et dans des cas exceptionnels sous forme de secours, pour élever sur les nouveaux emplacemens des maisons d’habitation et des dépendances, pour creuser des puits, pour planter des haies autour des champs, pour tracer des routes, en un mot pour agencer les nouvelles propriétés.

L’Etat fournit encore aux paysans, venant s’installer sur leurs lots, le bois qui leur est nécessaire pour les constructions à élever.

Enfin, au cours de la réorganisation agraire, pour faciliter aux paysans, devenus petits propriétaires, l’application des meilleurs systèmes d’exploitation, on a institué l’assistance agricole, avec le concours des zemstvos.


RÉSULTATS DES TRAVAUX

Les résultats des différens travaux des Commissions agraires sont très importans, et nous n’en pourrions donner une idée exacte qu’à l’aide de tableaux aux colonnes hérissées de chiffres, mais nous sommes dans l’obligation d’y renoncer. Nous n’en parlerons donc que d’une façon assez sommaire. Toutefois, comme les chiffres ont leur éloquence, et pour donner à cette partie de notre tâche plus de précision, nous citerons quelques chiffres, toutes les fois que nous le pourrons ou qu’il sera nécessaire.

Réorganisation du nadiel. — Cette réorganisation fut la principale partie du travail des Commissions agraires, à partir de la deuxième année de leur fonctionnement.

Dans presque tous les arrondissemens et gouvernemens où fonctionnent les Commissions, la tendance à améliorer les conditions d’exploitation s’accroît sensiblement. Dans plusieurs gouvernemens, le mouvement en faveur du changement de mode de possession se produit en masse ; et pour un seul gouvernement, on a parfois reçu 100 000 demandes émanant de feux isolés.

Le nombre des demandes dépasse le plus souvent les disponibilités du personnel des Commissions ; aussi, en fixant le plan annuel des travaux, a-t-on fait un choix rigoureux des opérations à exécuter ; on n’admet que les demandes des paysans qui ont manifesté nettement leurs intentions, et l’on n’y donne suite que si la réorganisation agraire sollicitée rencontre un bon accueil de la majorité du village. Le choix strict des requêtes présentées est d’ailleurs une mesure de précaution prise dans l’intérêt même des paysans. Chaque opération isolée, au cours de la réorganisation agraire, se rapproche tellement des intérêts journaliers de la population et louche en même temps à de si nombreuses questions juridiques et économiques, qu’on ne peut l’effectuer délibérément qu’après avoir solutionné toutes ces questions et mis d’accord les intérêts opposés des feux isolés. Le proverbe russe : « Mesure sept fois, coupe une fois » doit être la devise de la réorganisation agraire.

Malgré les difficultés du travail dans un domaine complètement nouveau, les résultats obtenus sont très importans. Les Commissions agraires, après quatre ans d’existence, ont achevé les travaux d’arpentage sur une surface de (7 166 179 déciatines, dont :


En 1907 sur 287 683 déciatines.
En 1908 — 863 787 —
En 1909 — 2 567 412 —
En 1910 — 3 447 297 —

Ainsi, la surface des travaux exécutés en 1910 dépasse 12 fois ceux de 1907, 4 fois ceux de 1908 et presque une fois et demie ceux de 1909.

Les demandes formées par les paysans, pour obtenir l’assistance en vue de l’amélioration des conditions d’exploitation, présentent une grande variété et touchent à des côtés divers de la vie rurale ; elles peuvent être groupées en deux catégories principales : 1° les demandes de suppression complète des inconvéniens existant dans les exploitations d’un nadiel communal ; 2° les demandes de suppression partielle du morcellement et de la forme allongée du nadiel.

Les travaux de première catégorie sont réunis [sous le titre de « réorganisation agraire individuelle ; » les travaux de la deuxième catégorie entrepris pour améliorer le mode d’exploitation des groupemens de feux, constituent la « réorganisation agraire collective. »


A. La réorganisation agraire individuelle. — La formation de la petite propriété individuelle sur les nadiels se fait de deux manières : répartition des communes entières en houtors et otroubs ; séparation du nadiel, des lots d’un seul tenant, pour des feux isolés.

Le premier mode de réorganisation, le plus commode et le plus utile, est la répartition des communes entières. En divisant toute la masse du nadiel communal, il est plus facile de délimiter des parts régulières qui répondent aux exigences de l’organisation agraire, parce qu’elles réunissent en un lot d’un seul tenant les terres revenant à un feu. Mais cette forme présente beaucoup t ! e difficultés : il faut, d’abord, obtenir l’adhésion de la majorité légale de l’Assemblée communale, ensuite, concilier les intérêts divers des feux isolés, et par des procédés divers, égaliser la valeur des lots attribués à chacun. Dans la plupart des cas, on attribue un supplément de quantité aux terres moins cultivées, bonnes ou plus éloignées ; dans d’autres cas, on accorde une compensation en espèces ou diverses faveurs à ceux qui reçoivent des lots médiocres ou lointains. A ce sujet, les paysans eux-mêmes font preuve d’une équité absolue, d’un savoir-faire et d’une ingéniosité extraordinaires.

Les projets concernant la répartition de communes entières en petites propriétés individuelles présentent une grande diversité, en raison du caractère original et indépendant de chaque village au point de vue de l’organisation agraire. La réorganisation parfaite consiste dans la répartition du nadiel entier en houtors, y compris la partie occupée par le village, avec le transport des habitations et installations sur les lots nouvellement attribués.

Le mode de possession le plus rationnel est un houtor d’un seul tenant, où les terres arables, les terrains divers (les pâturages, les prés et les végétations arborescentes) sont respectivement réunis ; dans d’autres houtors les terres arables touchent à l’habitation, mais les dépendances, comme par exemple les bois et les prairies, sont séparées. Dans les deux cas, plus de parcelles disséminées et lointaines appartenant à un même feu, et une liberté complète est laissée à chaque paysan qui peut exploiter son bien comme il l’entend. La création d’otroubs au lieu de houtors est motivée souvent par l’impossibilité d’assurer l’eau à chaque houtor. Quelquefois les paysans ne veulent pas abandonner le village et préfèrent avoir leurs champs à une demi-verste, parfois une verste et demie| ; ou encore ils ne veulent pas s’établir isolément, bien que les constructions soient déplacées, et ils forment des hameaux. D’après la disposition des terres, les otroubs peuvent se composer de plusieurs parties : de terres arables, de bois et de prés, mais à la condition expresse que les dépendances similaires soient d’un seul tenant. Le morcellement des terres labourables ainsi supprimé, la liberté d’exploitation est complètement garantie au propriétaire de l’otroub, qui peut enclore son champ et y introduire les procédés de culture les plus pratiques et les plus avantageux.

Parallèlement à la répartition de nadiels entiers en houtors et en otroubs, il existe des formes de travaux mixtes, quand, par exemple, une partie des feux de la commune admet des otroubs et lorsque l’autre va s’établir sur les lots nouvellement attribués, formant ainsi des houtors.

La deuxième partie des travaux de réorganisation individuelle comprend la séparation du nadiel communal, de lots individuels d’un seul tenant, attribués à un feu isolé.

Cette séparation, d’une importance exceptionnelle pour le paysan qui veut libérer son labeur de la dépendance du mir, nécessite une permutation des parcelles appartenant aux autres membres de la commune ; elle exige donc un examen minutieux de toutes les particularités relatives à la possession du sol, et donne lieu à une opération très compliquée. En effectuant leurs travaux, avec Je concours direct des paysans, les Commissions agraires visent à l’entente de la commune et des membres qui s’en séparent.

Les séparations faites dans ces conditions représentent 12 pour 100 des travaux des Commissions agraires. Dans la plupart des cas, la séparation est exécutée de bon gré ; lorsque la commune écarte intentionnellement tous les moyens d’entente, on opère quand même la séparation, pour bien prouver que les droits sur la terre accordée aux paysans sont réels et indépendans de la volonté du mir.

La petite propriété individuelle s’accroît chaque année, comme résultats de la répartition de villages entiers et de la séparation des feux isolés de la commune. C’est ainsi qu’en 1907 ont été réorganisés : 3 867 feux communaux, 3 708 feux communaux héréditaires, et 666 feux isolés ayant quitté la commune ; en 1908 : 25 406 feux communaux, 12 537 feux communaux héréditaires, et 4 167 feux isolés ayant quitté la commune ; en 1909, 68 848 feux communaux, 24 529 feux communaux héréditaires, et 25 132 feux isolés ayant quitté la commune ; en 1910, 77 771 feux communaux, 33 503 feux communaux héréditaires et 38 994 feux isolés ayant quitté la commune.

Les Commissions agraires ont donc réorganisé, en 1910, vingt fois plus de feux communaux qu’en 1907, neuf fois plus de feux héréditaires, et cinquante fois plus de feux isolés séparés de la commune.

Les gouvernemens ci-dessous se distinguent principalement par le nombre des propriétés individuelles formées sur les terres des nadiels : Ekaterinoslav (36 142 propriétés individuelles) ; Kherson (27 305) ; Samara (26 449) ; Kharkof (28 254) ; Kief (24 666). Dans chacun des 7 gouvernemens de Vitebsk, Poltava, Volynie, Saratof, Tauride, Mohilef, Smolensk, on a formé de 10 à 20 000 petites propriétés individuelles ; dans 14 gouvernemens, de 5 à 10 000, dans 16, de 1 000 à 5 000, et dans 4 seulement moins de 1 000.


B. La réorganisation agraire collective. — La réorganisation agraire collective a une grande importance, car elle donne la faculté de former dans l’avenir la propriété individuelle ; elle comprend, de façon générale, la suppression du morcellement du nadiel pour les villages qui ont reçu ce dernier par un seul acte légal, d’après un plan commun, et elle assure l’attribution du nadiel à plusieurs parties du village ainsi qu’à des hameaux.

Des villages ayant reçu le nadiel par un seul acte légal, d’après un plan commun, existent dans 37 gouvernemens de la Russie européenne. Avec le temps, la population de certains villages a augmenté d’une façon extraordinaire, atteignant parfois des dizaines de milliers de feux.

Une autre forme, mais plus rare, de la réorganisation agraire collective est le partage du nadiel communal en champs, afin de passer à l’assolement à rotation multiple.

A la réorganisation collective se rapportent encore les travaux des Commissions agraires tendant à la suppression de l’enchevêtrement du nadiel dans les terres privées, dans celles de l’Etat, de l’Eglise, etc.

Enfin, les Commissions ont réussi à supprimer la communauté d’utilisation entre les paysans et les propriétaires privés, c’est-à-dire les servitudes, fréquentes surtout dans les gouvernemens de l’Ouest.

Nous ne pouvons nous étendre sur tous ces travaux ; nous dirons simplement qu’ils sont très difficiles et compliqués, non seulement en raison de leur nature même, mais parce qu’ils nécessitent l’accord des villages composant la commune, ou doivent concilier les intérêts les plus divers et parfois les plus opposés.

Pour les résultats des travaux des Commissions agraires, en ce qui concerne non la totalité de leurs travaux, mais seulement la division des terres communales entre des villages ou des parties de villages, la formation des hameaux sur les terrains extraits de la masse du nadiel, la division des territoires en vue de l’application d’un assolement à rotations multiples, la suppression du morcellement du nadiel enchevêtré dans des terres appartenant à des propriétaires privés, et enfin la suppression des servitudes entre paysans et propriétaires privés, les Commissions agraires, au 1er janvier 1911, avaient reçu des demandes intéressant 14 829 communes et 1 005 839 feux ; elles ont préparé des projets intéressant 6 725 communes et 445 906 feux ; les travaux d’arpentage ont été exécutés sur une superficie de 3 021 954 déciatines ; ils intéressaient 5 097 communes et 364 853 feux ; enfin, les projets des Commissions agraires ont été acceptés par 3 719 communes, 241 567 feux ; ils représentent une superficie de 1 815 997 déciatines.

La forme dominante de la réorganisation agraire collective est la division des nadiels des communes comprenant un grand nombre de feux ou composés de plusieurs villages.


Affermage et vérité des terres de l’État. — Depuis l’oukase du 27 août 1906 jusqu’à la fin de 1910, les Commissions ont affermé 3 774 273 déciatines, dont 1 287 405 déciatines en 1910 ; elles ont admis l’affermage aux enchères pour 13 pour 100 seulement de la totalité des terres ; le reste, 3 351 984 déciatines, a été attribué sans enchères à la population locale manquant de terre.

Les Commissions ont fixé tous les détails des ventes, aussi bien l’étendue des lots, le choix des acheteurs, que les prix de vente, et la part qui peut être payée par échéances dans un délai allant jusqu’à cinquante-cinq ans et demi. La plupart des acheteurs ne possédaient pas de terre ou en avaient très peu.


Concours prêté à la Banque des Paysans. — Les Commissions agraires ont examiné les offres des propriétaires privés qui désiraient vendre leurs terres à la Banque ; elles ont donné leur avis sur l’utilité que pouvait présenter l’achat de ces terres ; les propositions qu’elles ont examinées, de 1907 à 1910, se rapportaient à 70 51 563 déciatines ; elles ont agréé les propositions pour des domaines représentant une superficie totale de 5 037 355 déciatines, et ont rejeté les autres.


Mesures destinées à faciliter l’émigration en Sibérie. — Depuis l’existence des Commissions agraires, on a formé, grâce à leur concours, 7 537 groupes d’hommes de confiance composés de 103 396 personnes, et 2 438 groupes d’émigrans, composés de 110 777 personnes des deux sexes. Les Commissions ont servi d’intermédiaire entre les émigrans et les communes qu’ils quittaient, pour la liquidation de leurs affaires, et ont ainsi prêté leur aide à 9 401 feux.


Secours matériels au cours de la réorganisation. — Au 1er janvier 1911, 117 987 feux avaient reçu une somme totale de 9 230 725 roubles, sur laquelle 99 103 feux ont reçu des prêts pour 8 531 503 roubles, 16 832 feux ont eu des secours pour 593 727 roubles ; et 2 262 feux ont obtenu 95 495 roubles comme avances sur le montant des prêts à consentir pour le nadiel par la Banque des Paysans.


Assistance agricole au cours de la réorganisation. — L’assistance d’ordre agricole, aux exploitations individuelles, remonte à 1908, époque à laquelle on a fondé, sur les lieux mêmes, auprès des Commissions agraires gouvernementales, les Conseils agronomiques.

On a établi 1 800 exploitations et champs de démonstration, ainsi que 5 732 parcelles démonstratives. A l’usage de la petite propriété, on a créé : 686 dépôts de machines et instrumens agricoles, 800 dépôts de machines à nettoyer le blé et de batteuses à trèfle, des dépôts laitiers et 695 stations de reproducteurs de la race bovine.

Le total des sommes affectées à l’assistance d’ordre agricole, pour la petite propriété, était de 171 093 roubles en 1908, de 528 825 roubles en 1909, et de 2 064 126 roubles en 1910. De plus, sur le crédit global accordé pour la réorganisation agraire, on a mis 1 246 987 roubles à la disposition des Commissions, et 817 146 roubles à la disposition des zemstvos et des associations agricoles.

Telle est, dans son ensemble, la grande œuvre entreprise, et dont la réalisation est activement poursuivie dans l’Empire. A l’heure actuelle, les ferres arpentées, réparties, etc., représentent à peu près le tiers de la superficie totale de la France ! Jamais rien de pareil ne s’est vu, n’a même été tenté.

Toutefois, quelle que soit leur importance, les efforts nécessaires pour mener à bien les travaux sont peu de chose auprès des conséquences de la réforme.

Celle-ci est à la fois une œuvre économique, patriotique et humanitaire.

La population rurale est la source vive des forces de la nation. Assurer son indépendance, c’est renouveler son esprit, contribuer à son développement et, par là, c’est agrandir la nation elle-même.

L’empereur Alexandre II en émancipant les paysans russes, en leur donnant les terres, a délivré ces millions d’hommes du joug seigneurial ; l’empereur Nicolas II, en les affranchissant de la dépendance du mir, les libère définitivement et c’est pour la Russie une ère nouvelle qui commence.


A. A. DE MOKEEVSKY.

  1. La déciatine = 109 ares 32.
  2. Le nadiel désigne les terres reçues par les paysans avec l’émancipation, et gérées par la commune.
  3. La verste = 1 067 mètres.