La Réforme administrative en Angleterre

Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 241-284).
LA


RÉFORME ADMINISTRATIVE


EN ANGLETERRE





I.

Dans le courant de l’été de 1854, une des plus nombreuses et des plus belles armées que l’Angleterre ait mises sur pied est partie pour l’Orient au bruit des acclamations populaires. Devant l’ennemi, elle a fait tout ce qu’on attendait d’elle : elle a été brave et heureuse les armes à la main; mais, engagée dans une expédition lointaine et d’un genre nouveau, elle a rencontré des obstacles que le public n’avait pas prévus. Après six mois d’efforts, les résultats semblaient douteux encore, malgré des pertes cruelles. La nouveauté du climat, la rigueur des saisons, l’excès du travail, le défaut de préparatifs, l’insuffisance de l’armement et de l’approvisionnement, l’absence ou la confusion des moyens de transport, d’abri, de bien-être, de guérison, avaient donné aux souffrances inséparables de la guerre une intensité funeste. Au mois de décembre dernier, l’armée anglaise semblait épuisée; on la disait anéantie, et beaucoup ajoutaient que c’en était fait de la puissance militaire de la Grande-Bretagne.

Chose étrange, à Londres même on tenait ce langage ! Qu’en Europe la nouvelle d’une atteinte éprouvée par l’armée et la puissance anglaise fût accueillie avec empressement, exagérée avec complaisance, rien de plus simple. L’Angleterre ne manque pas d’ennemis par le monde, elle est si libre, elle a été si heureuse; elle a traversé dans un calme si profond les périodes de troubles et d’angoisses infligées aux monarchies du continent, et elle s’est montrée avec elles si fière de ses institutions, de son repos, de sa fortune, elle a si peu caché sa confiance en elle-même et dans ses destinées, qu’au premier revers tous ceux qu’elle a humiliés devaient relever la tête et jouir d’un noble plaisir, celui de proclamer sa déchéance. Mais ce qui est plus singulier, c’est qu’elle-même, ou peu s’en faut, a eu l’air d’y croire.

Avec quel soin, avec quelle verve, la presse de Londres a recueilli, décrit, célébré les maux de l’armée anglaise, chacun s’en souvient. Comme elle a pris à cœur d’en étaler toutes les conséquences, toutes les misères, d’en faire rejaillir le contre-coup sur la force et même sur les institutions du pays, on ne l’a pas oublié. Elle recevait un rude démenti; elle avait, au début de la guerre, montré une présomption sans limite. Elle n’avait préparé l’opinion à aucune des difficultés, à aucun des mécomptes que toute guerre, même heureuse, amène avec elle. Elle l’avait comme à plaisir nourrie des illusions de l’orgueil et du patriotisme. L’opinion publique, qu’elle avait exaltée, tombait de son haut pour ainsi dire. Les Anglais sont fiers, mais sincères, et connaissent peu certaines finasseries de la vanité. Ils se montraient naïvement désolés et humiliés : désolés, car, préoccupés plus qu’aucun peuple des questions de bien-être et de comfort, ils ressentaient au fond de l’âme les souffrances de leurs soldats, et faisaient comme la découverte des maux de la guerre; humiliés, car ils avaient conçu et manifesté de tout autres espérances, et ils reconnaissaient avec douleur qu’ils ne faisaient pas tout mieux que personne. Ce double sentiment s’est produit sans détour. Loin de rien atténuer, on a tout avoué, tout déploré, tout mis au pire, et l’on ne s’est point inquiété de donner ainsi des armes à la compassion affectée et à l’envieuse joie de tous les ennemis de la perfide Albion.

Telle est, dit-on, la faiblesse des peuples libres, telle est, selon moi, leur force. Ils ne cachent ni leurs illusions, ni leur orgueil, ni leurs passions. C’est par la dure expérience des choses qu’ils se forment et s’aguerrissent aux épreuves qu’ils doivent subir, aux difficultés qu’ils doivent vaincre, ils font en public et sous les yeux du monde leur rude apprentissage de la politique et de la guerre, et c’est parce qu’ils sentent tout vivement et avec excès qu’ils se montrent à la hauteur des efforts que les événemens réclament. « Un peuple libre ne comprend que lorsqu’il a senti, » disait le général Washington.

Mais ce n’est pas la mode de penser comme Washington. On a pris au mot la presse et la nation anglaise. On a cru à une redoutable crise. On est allé disant que l’Angleterre ne pouvant plus compter en Europe, il ne lui restait qu’à se mettre en révolution; pour se relever, elle n’avait plus qu’à se perdre. Les institutions représentatives, qui ont tant d’ennemis, en ont maintenant d’une nouvelle sorte : ce sont leurs amis. Ceux-ci pensent devoir à leur mérite de ne croire ni à leur force ni à leur durée. Ils regardent comme nécessaire à la beauté de la chose qu’elle ne subsiste pas, et pour en faire un idéal, de la déclarer impossible. Que voulez-vous? On tient à ce que tout le monde soit malade de la maladie à laquelle on a succombé; il faut que personne ne réussisse parce qu’on a échoué. A entendre quelques-uns de ceux qui vantaient le plus l’Angleterre, on les croirait impatiens de changer le panégyrique en oraison funèbre. Qu’y avait-il cependant de si fort extraordinaire dans les événemens de l’an dernier? Dut-on accepter sans rabais les dépositions de la presse, cette grande exagératrice, l’habitude de prospérités inouies a pu seule rendre l’Angleterre si prompte à prendre l’alarme. Que dans une première campagne, après une longue paix, une armée montre quelque inexpérience, que l’instruction des soldats, que l’administration militaire laisse quelque chose à désirer, que l’Angleterre, absorbée depuis trente ans par les questions les plus grandes de la législation intérieure et de l’ordre économique, ait négligé de dresser à l’avance ses troupes à débarquer et à bivouaquer en Crimée : un tel malheur peut entraîner des pertes douloureuses, mais ne saurait surprendre ni abattre l’orgueil d’une nation. Plus d’une fois l’Angleterre a commencé par des revers une guerre qu’elle devait tout autrement finir. Ce n’est pas à nous de lui rappeler ces souvenirs-là. Elle sait son histoire, et nous n’aimerions pas à la lui raconter; elle y verrait qu’elle n’a jamais éprouvé d’échec ou rencontré d’obstacles sans accuser ses généraux et ses ministres plutôt qu’elle-même. Elle ne s’en est pas prise aux institutions, mais aux hommes. Souvent même, abusant du principe de la responsabilité, le poussant jusqu’à l’injustice, elle a par des rigueurs parlementaires montré que pour servir un peuple libre il ne suffit pas d’être habile, il faut être heureux. Après tout, une grande guerre à conduire est chose si difficile, elle exige non-seulement des généraux, mais des administrateurs même, un déploiement si extraordinaire de calcul et d’activité, de dévouement et de vigilance, de prévoyance et de travail, que je me sens porté à excuser l’emploi, même rigoureux, de toute la pénalité constitutionnelle, quand il s’agit d’obtenir les grands sacrifices au prix desquels s’achètent les grandes victoires.

Or cette fois la question ministérielle a bien été posée, et en janvier 1855 elle a été résolue contre le ministère; mais lui-même paraissait faiblement désireux de se maintenir, et ses adversaires n’étaient pas bien animés. Les haines politiques sont fort calmées en Angleterre, et les partis ne se précipitent plus avec fureur les uns contre les autres. Le changement de cabinet paraissait aller de soi, et n’exciter ni joie, ni colère. Par une disposition d’esprit qui caractérise notre époque, au lieu de rechercher comme autrefois la conduite du gouvernement dans un besoin de vengeance, on s’est presque uniquement proposé de savoir si la responsabilité ne devait pas remonter des ministres aux institutions administratives et politiques. On a eu l’air de se demander si la faute n’était pas au parlement qui avait maintenu, à la nation qui avait souffert des pratiques, des usages incompatibles avec la force d’un grand gouvernement, s’il n’y avait pas à découvrir un mal général et profond, si ce n’était point enfin le cas d’appliquer la panacée universelle : la reforme.

Ce serait une réforme motivée par une circonstance toute particulière. De quoi s’agissait-il? Des moyens de faire vivre en pays ennemi quarante ou cinquante mille hommes de bonnes troupes; mais c’est encore un des traits de notre temps que l’esprit de réforme se montre généralisateur, et dépasse volontiers le cercle des questions spéciales qui lui ont donné l’éveil. Ainsi le débat a monté de degrés en degrés d’une question de cabinet jusqu’à une question d’ordre social. Le premier point, celui auquel on se fût arrêté jadis, était de savoir si le pouvoir avait fait et s’il ferait aujourd’hui tout ce qu’il y avait à faire. Le second, c’était une question déjà touchée dans la session précédente, et qu’il fallait plus profondément résoudre. Le ministère, comme chargé du gouvernement de l’armée, était-il organisé d’une manière satisfaisante ? Puis, comme le gouvernement de l’armée n’est pas tout, cette armée, gouvernée bien ou mal, était-elle bien organisée elle-même, et les institutions militaires du pays n’étaient-elles pas à refaire? Voilà une troisième question, et on l’a posée. Mais l’organisation imparfaite de l’armée ne serait-elle pas une partie d’un tout qui ne vaut pas mieux? Si les choses d’administration n’ont pas été, comme la législation, l’objet de réformes opportunes, n’est-ce pas que l’administration même est mal constituée? Ainsi est née la quatrième question, celle de la réforme de tout le service civil. Enfin, ministère, armée, bureaux, tout cet ensemble qui a si peu varié depuis un siècle et demi, est lié aux institutions du pays, dépend au moins de la manière de les entendre et de les pratiquer, et s’il faut modifier les effets, n’y aurait-il rien à voir aux causes? S’il faut retoucher l’accessoire, le principal doit-il rester intact? La constitution a-t-elle été comprise et développée dans le sens le plus favorable à la grandeur de l’état? Et si elle ne l’a pas été, n’est-ce pas la faute du parlement et de la nation, c’est-à-dire de l’esprit qui les anime? Et comme cet esprit est celui de la société telle qu’elle est faite, que faut-il penser de l’ordre social en Angleterre?

Un fil logique assez visible lie ces cinq questions, et elles ont été toutes abordées à propos de l’état hygiénique de l’armée anglaise devant Sébastopol. Par les argumens employés, par les motifs invoqués, ce qu’on a appelé la réforme administrative a semblé par momens embrasser toutes ces questions à la fois. Les promoteurs de cette réforme ont fait de leur mieux pour la grandir en importance, ses adversaires pour en exagérer les dangers. Et les timides et les sceptiques, et tous ceux qui voient chaque nuit apparaître le spectre de la démocratie, tous ceux qui ont intérêt à le faire jouer par manière de fantasmagorie pour enrayer les gens, ont eu prétexte à dire : « Il s’agit d’une révolution. »

À mon avis, il n’en est rien. Je reconnais qu’on agite en Angleterre, encore qu’avec peu de suite et de vivacité, quelques questions qu’on ferait mieux de regarder comme définitivement résolues par une expérience près de deux fois séculaire. J’avoue encore que l’émotion très vive et très naturelle ressentie par la nation à la nouvelle du dépérissement de son armée a dans le premier moment fait accueillir toutes les sortes d’hypothèses et d’expédiens ; une extrême inquiétude accepte tous les conseils et choisit mal entre les remèdes. Cependant l’Angleterre ferait preuve d’une faiblesse d’esprit dont on ne l’a pas jusqu’aujourd’hui soupçonnée si elle se croyait plus malade qu’elle n’est réellement, parce que certains empiriques le lui disent, et si elle en venait aux moyens désespérés, parce que son état inspire une suspecte inquiétude à tous ceux qui lui en veulent. Quant à nous, nous ne craignons point qu’elle se laisse prendre à ce piège.

Notre intention est de retracer dans ses principaux détails la controverse politique qui a occupé l’Angleterre pendant les six premiers mois de cette année. Nous ne raconterons pas tous les faits : nous n’écrivons pas l’histoire des événemens, mais l’histoire des questions, et nous ne citerons les actes des chambres, de la presse et de l’opinion qu’autant qu’ils servent à mettre les questions dans leur jour ; mais nous parlerons de tout avec bienveillance et avec liberté.


II.

Il y eut une courte session en décembre 1854. Alors, pour la première fois, la tribune parla des souffrances de l’armée. M. Layard, que nous rencontrerons souvent dans toute cette affaire, dit deux choses qu’il faut noter, parce qu’elles sont devenues les lieux communs du débat : « Il nous faut des hommes plus jeunes et plus faits pour l’action (plus tard il se réduisit à dire : Il faut un homme). — Si une entreprise particulière devait être conduite comme les ministres ont essayé de conduire la guerre, il y aurait banqueroute avant huit jours. »

Le mois suivant, M. Roebuck fit sa motion. Il proposa un comité d’enquête pour s’assurer de l’état de l’armée devant Sébastopol et de la conduite des autorités chargées de pourvoir à ses besoins. Cette proposition était naturelle. Si l’on songe à la gravité de la question, à la préoccupation publique, à l’évidente impuissance où chaque fraction du ministère était de prendre la tête des affaires, à moins qu’on ne lui prêtât main forte ou lui fît violence, il fallait un acte énergique qui fût à la fois une menace et un appui, un stimulant et un frein. Quiconque avait été ou croyait rester ministre était obligé de s’y opposer, c’est tout naturel, et pour s’y opposer, de crier à l’usurpation de pouvoir. Cependant M. Roebuck, qui est tout à la fois très avancé en libéralisme et très sensé, savait bien que l’énergie dans le choix du moyen n’excluait pas la prudence dans l’emploi du moyen. Il ne voulait que mettre dès le premier moment aux mains de la chambre une arme dont elle se servirait comme le commanderaient les circonstances, et l’événement lui a donné raison; mais ceux-là même qui s’opposaient à l’enquête, c’est-à-dire à un procédé régulier d’intervention parlementaire, commençaient à produire ces singulières doctrines qui acquittent les hommes pour accuser les choses, et mettent le pouvoir hors de cause afin de faire le procès aux institutions. Lisez par exemple le discours de M. Bernal Osborne. C’est un radical vif et sincère, mais il est secrétaire de l’amirauté; il défendait donc le ministère. Pourquoi le sacrifier en effet quand toute la faute ne venait pas de lui, mais d’un système qui date du moyen âge, et qui a résisté au temps et à la raison? En disant que c’est l’organisation militaire qui a fait le mal, l’orateur se vantait presque de déplaire à l’aristocratie; mais il devait à son pays la vérité.

La chambre n’eut pas autant d’indulgence d’un côté ni de sévérité de l’autre : la motion passa et le ministère partit. Ainsi fut résolu ce que j’ai appelé la première question. La seconde ne tarda pas à venir. Il s’agissait de la consolidation comme parlent les Anglais, ou, comme nous dirions, de la centralisation des pouvoirs qui forment, dirigent et administrent l’armée. Il faut ici rappeler comment en 1854 ils étaient encore divisés. Il n’y avait point de ministre de la guerre. Personne dans le cabinet n’exerçait directement une autorité un peu considérable sur l’armée, excepté quand le commandant en chef des forces était membre du cabinet, et depuis longtemps il ne l’était plus. Par un singulier scrupule, l’armée étant sous l’autorité directe de la couronne, on tenait que le commandant en chef, n’ayant à répondre qu’à la reine, devait être en dehors de la politique. Et cependant les nominations et les promotions le regardaient seul. L’armée, une fois votée par les chambres, lui appartenait pour ainsi dire. Il y avait bien un secrétaire de la guerre, ou plutôt à la guerre, secretary at war. Les secrétaires d’état, celui des colonies, celui des affaires étrangères, sont des ministres. Les secrétaires de l’amirauté, de la trésorerie, etc., sont comme nos secrétaires-généraux de ministères. Le secrétaire à la guerre, lui, n’était pas de droit membre du cabinet, quoique M. Fox Maule le fût sous lord John Russell, et M. Sidney Herbert sous lord Aberdeen ; il n’était que le ministre des finances de la guerre. En cette qualité, il tenait en échec le commandant en chef, qui ne pouvait sans lui ordonner un mouvement ou un rassemblement de troupes, parce que c’est une dépense. C’était d’ailleurs le secrétaire qui demandait annuellement à la chambre le vote de l’armée et de la loi qui règle la discipline, muting bill. Il proposait les crédits nécessaires et répondait de leur emploi. Il transmettait à l’armée les décisions royales en matière financière, accordait les demi-soldes, faisait publier officiellement les promotions. Tous les rapports du militaire avec le civil étaient de sa compétence, et sa responsabilité était fort étendue. Point de déplacement de troupes sans son concours, puisqu’il en devait ordonnancer la dépense ; mais c’était le ministre de l’intérieur et non pas lui qui communiquait à cet égard au commandant général les intentions du gouvernement, quand il s’agissait de la sûreté du royaume, et le ministre des colonies, quand il fallait pourvoir à celle des colonies. Les horse guards (on désigne ainsi dans l’usage le commandant en chef, parce qu’il siège à l’hôtel des gardes à cheval), assistés par un adjudant-général et par un quartier-maître général dont la nomination ne regarde pas les ministres, demeuraient et demeurent encore chargés des ordres à donner aux troupes, de la direction du personnel, de l’avancement, de la discipline. Cette autorité échappait à tout contrôle ; mais on ne lui confiait qu’une armée sans ingénieurs ni canonniers. L’artillerie et le génie dépendaient d’un maître-général de l’ordonnance, qui lui aussi jouissait d’une certaine indépendance, communiquait directement avec la reine, et réunissait dans ses attributions les fortifications, le casernement, l’armement, les poudres et salpêtres, la literie, enfin la cuisine et l’éclairage de l’armée. Le personnel à sa nomination était très nombreux ; mais du moins admettait-on qu’il était lié au gouvernement par la solidarité politique. Cependant, comme il a eu rarement place dans le cabinet, son administration restait en dehors du gouvernement ; elle était seulement sur quelques points partagée par le bureau de l’ordonnance, dont il est le chef officiel.

La juridiction militaire est dirigée par un magistrat, le juge avocat, qui ne relève d’aucun ministre, mais qui siège au parlement et suit ordinairement le sort du cabinet qui a conseillé à la couronne sa nomination.

Vient ensuite un corps spécial, nullement militaire, qu’on nomme le commissariat, et que le duc de Wellington définissait en lui donnant pour attribution le soin des estomacs des hommes et des chevaux. C’est à quelques égards l’équivalent de notre intendance militaire; seulement ce service est une branche de la trésorerie. Avec les dépenses de l’approvisionnement, le commissariat est chargé de faire les fonds de l’armée, et il lui sert dans certains cas de caissier et de banquier.

La paie ne le regarde pourtant pas, c’est l’affaire d’un payeur-général qui, depuis quelques années, réunit à la solde des troupes la solde de la marine. Autrefois ce poste était singulièrement lucratif, et les hommes les plus considérables, le premier Pitt, le premier Fox, Burke enfin, ne l’ont pas dédaigné. Comme le payeur-général n’agissait que sur ordonnancement du secrétaire de la guerre, son autorité était petite, mais fort peu contrôlée, et ce titre a donné souvent, il donne aujourd’hui encore à celui qui en est revêtu l’entrée dans le cabinet.

Il y a enfin un département médical de l’armée; le surintendant qui le dirige dispose de toutes les nominations. Responsable au commandant en chef de la discipline de ses chirurgiens, il l’était au secrétaire de la dépense des hôpitaux.

Voilà de compte fait six autorités, qui toutes ont la force armée pour objet, et qui ne sont point subordonnées entre elles ni soumises à une autorité centrale. Il n’en est aucune, excepté le commissariat, qui dans sa sphère ne puisse prendre un grand nombre de décisions avec une complète indépendance et sans qu’un ministre en réponde, le secrétaire de la guerre n’étant ministre qu’accidentellement. Ce fait n’est pas unique dans l’administration anglaise. Le ministère ne centralise pas la direction de toutes les autorités secondaires, à moins qu’un bill spécial ne les ait placées sous les ordres d’un de ses membres. Ce qu’on appelle un bureau (board, administration collective) n’est officiellement dans la dépendance gouvernementale que lorsque c’est un comité comme celui du commerce ou des Indes, présidé par un ministre; mais à défaut du lien de la subordination légale, le lien de l’amitié politique ou des engagemens de parti maintient l’unité nécessaire. Tel fonctionnaire ne relève point des ministres; seulement il entre aux affaires et il en sort avec eux : cela suffit.

Quoi qu’il en soit, à cette administration militaire avec ses cinq ou six têtes on superposa, sous le ministère de lord Aberdeen, un secrétaire d’état de la guerre, et le duc de Newcastle regretta qu’on ne lui permît pas de cumuler avec ce titre celui de secrétaire d’état des colonies. On conserva cependant le secrétaire à la guerre, et le duc de Newcastle et M. Sidney Herbert siégèrent ensemble dans le même conseil, sans qu’on ait jamais bien su comment les attributions étaient réparties entre eux. Probablement les décisions relatives à la guerre de Crimée étaient prises sur le rapport du secrétaire d’état, qui les transmettait ensuite à tous les départemens militaires, mais qui n’en dirigeait pas l’exécution. Cet arrangement, très imparfait, fut, comme on sait, un des motifs de la retraite inopinée de lord John Russell au mois de janvier dernier. Il voulait qu’au moins toutes les parties de l’administration militaire formassent un comité ou bureau dont le secrétaire d’état fût le chef responsable, et il faisait entendre que ce chef ne devait plus être le duc de Newcastle. On a souvent demandé que le personnage revêtu de ces fonctions fût à la fois un homme politique et un homme de guerre. Il y aurait à cela convenance plutôt que nécessité, puisqu’après tout dans la maritime Angleterre le premier lord de l’amirauté a cessé depuis bien longtemps d’être un marin; mais, sans insister sur la spécialité de la profession militaire, on ne devrait, au moins pendant la guerre, en donner le gouvernement qu’à un ministre prépondérant. A l’époque de la guerre de sept ans, Pitt, comme secrétaire d’état des affaires étrangères, se réserva tout ce qui concernait l’armée et les opérations militaires. Il n’admit dans sa confidence que son beau-frère, Temple, alors président du conseil, et l’Europe entière a cru Pitt premier ministre, quoiqu’un autre duc de Newcastle en portât alors le titre.

Lord Palmerston, en formant le cabinet actuel, a donc eu avant tout cette grande question à résoudre. Peut-être l’exemple de Pitt pouvait-il être suivi. L’opinion demandait un ministre de la guerre qui eût de l’activité et du commandement, surtout un caractère à briser tous les obstacles. Pour ce dernier motif, on eût accepté lord Ellenborough, quoiqu’il fût tory, ou lord Grey, quoiqu’il eût parlé pour la paix. Lord Palmerston appela lord Panmure, l’ancien secrétaire à la guerre des whigs. Ce dernier titre fut aboli, et toutes les attributions qu’il désignait passèrent de droit au secrétaire d’état. Lord Palmerston expliqua à la chambre des communes qu’on réunirait à ces attributions la partie civile de l’administration du maître général de l’ordonnance, qui abandonnerait également la discipline de l’artillerie et du génie au commandant en chef. Quant au partage à faire entre celui-ci et le ministre, on fut bref et vague. Il fut dit que, si d’autres changemens étaient jugés nécessaires, les horse guards seraient consultés dans les choses de leur compétence, mais que le ministre apprécierait le conseil et déciderait. L’unité n’a donc pas été complètement établie. Ce n’est pas tout à fait ce que lord John Russell avait indiqué, ce qu’à la chambre des pairs lord Grey avait réclamé avec beaucoup de force et de solidité. L’autorité sur le personnel de l’année est dans une main; l’emploi de l’armée et la guerre sont dans une autre; l’intendance militaire reste au trésor. Le commandant en chef, lord Hardinge, passe pour l’homme de guerre le plus instruit de l’Angleterre; il s’est fait beaucoup d’honneur comme gouverneur de l’Inde, où il a dirigé l’armée sans la commander, et beaucoup de personnes ont regretté qu’il n’eût pas été nommé général en chef de préférence à lord Raglan. Malheureusement il représente les traditions de l’ancienne armée et de l’ancienne politique, et l’on s’accorde à penser que sous la longue dictature du duc de Wellington aux horse guards, l’esprit d’immobilité y avait pris racine. M. Fox Maule, qui n’a servi qu’avec un grade peu élevé dans les highlanders, s’est bien acquitté de diverses fonctions politiques et mérite la plus grande estime; mais lorsqu’il échangea son nom contre le titre de lord Panmure, on disait que sa santé l’éloignait de la vie active. Il est représenté à la chambre des communes par son sous-secrétaire d’état, M. Frédéric Peel, le second fils de sir Robert, peelite apparemment, mais du côté libéral, qui se défend avec fermeté et précision, mais qui ne parait pas fort amoureux des innovations. Toutefois, il faut dire que sous l’administration actuelle, les plaintes sur l’état de l’armée expéditionnaire ont cessé. Le passé seul motive celles qui durent encore, et c’est une première circonstance qui diminue l’intérêt et l’à-propos des projets de réorganisation dont on les accompagne.

Voilà donc comment ce que nous avons nommé la seconde question a été résolu. Dans le premier moment, on n’a point été satisfait, mais on a peu réclamé. Il y avait nécessité de laisser faire le nouveau cabinet, car il était le seul possible. La chambre des communes manque de candidats nouveaux aux fonctions de gouvernement. La force des choses poussait lord Palmerston au premier rang. La nationalité de sa politique, son expérience, sa capacité, sa manière pleine de confiance et d’entrain, sa merveilleuse aptitude au travail, un certain isolement habilement conservé au milieu des grands partis politiques, tout le désignait pour la haute mission qu’il acceptait et lui donnait des facilités singulières pour la remplir. Il n’est pas sûr qu’il ait usé de toute la force qu’il tenait des circonstances, et que son pouvoir n’ait pas excédé sa volonté; mais quoi qu’il ait fait, il a été approuvé, et il devait l’être. L’opinion ne lui a pas demandé un compte trop rigoureux du choix de ses collègues; on sentait combien peu ce choix était libre. Enfin l’opposition elle-même, pour se créer un terrain d’attaque, pour donner aux esprits, s’il était possible, une direction et un aliment, consentait à ménager provisoirement les hommes, et à porter toutes ses forces sur les questions de réforme générale.

Ces questions ont leur valeur, mais il faut qu’elles viennent à propos, et leur temps n’est point le temps de guerre. Les questions de conduite sont tout alors. Le caractère des hommes d’état, leur coup d’œil, leur prévoyance, leur activité, leur courage, voilà ce dont il faut alors s’enquérir. Si donc on voulait faire de l’opposition, on pouvait se faire rendre raison par ceux qui ont gouverné ou qui gouvernent de tout ce qui affaiblit ou suspend l’action militaire du pays, et non se jeter dans les projets et les nouveautés, à moins qu’on ne prétendît que l’Angleterre est devenue radicalement, absolument incapable de soutenir la guerre. Et dans ce cas encore on aurait eu à demander aux ministres comment ils l’ont déclarée. Ignoraient-ils l’impuissance de leur patrie, ils sont responsables de leur ignorance; n’ont-ils pas osé révéler à la nation un si triste secret, ils sont responsables de leur faiblesse. Ce sont là des suppositions extrêmes et chimériques, et qui ne peuvent convenir qu’aux déclamateurs. A mon avis, il n’y a pas en ce moment d’opposition à faire, même contre l’ancien ministère, puisqu’il est tombé. C’est lui cependant qui a engagé la guerre, c’est lui qui en a conçu le plan et préparé les moyens. Il répond de tout, et s’il est par les intentions au-dessus de l’ombre d’un reproche, on ne peut porter de sa conduite le même jugement. S’il eût été nécessaire que le comité Roebuck donnât à son examen une conclusion politique, elle aurait peut-être été sévère.

Il faudrait passer sur tout cela, si l’on ne soutenait crue tout le monde a fait son devoir, afin de prouver que les institutions ont manqué au leur, et si l’on ne risquait, en déplaçant le mal, de tromper le public anglais sur le remède. On peut accorder que tout le monde a fait son devoir, en ce sens que tout le monde a fait de son mieux; mais il n’en résulte pas que personne ne se soit trompé. Or on répond de l’erreur comme du reste.


III.

Il me siérait moins qu’à personne d’attaquer les hommes qui composaient le dernier cabinet. Il avait été appelé par la voix de la nation. Il était admirablement propre à faire le bien du pays, si la paix se fût maintenue. On lui a reproché d’être une coalition, mais cette coalition ne reposait sur le sacrifice d’aucun principe, et tel est d’ailleurs en Angleterre l’état des opinions politiques, que longtemps encore un peu de coalition sera la condition de la force et de la durée d’un cabinet. Il y avait dans celui-là des hommes qui ont honorablement manié depuis cinquante ans les plus grandes affaires du monde, des hommes qui ont siégé dans les conseils auprès de M. Fox et qui sont la tradition vivante du grand parti dont il était le chef, des hommes qui ont été les compagnons de Robert Peel dans ses hardies et bienfaisantes entreprises, des hommes enfin qui ont attaché pour jamais leur glorieux nom à la mémoire de toutes les grandes réformes dont s’enorgueillit leur patrie. Je ne sais en quel pays on aurait aisément rencontré une plus heureuse réunion d’esprits supérieurs et de nobles caractères. Malheureusement ce ministère, composé en grande partie d’hommes qui ont dépassé la maturité de L’âge, n’était pas préparé à la destinée qui l’attendait. Le navire était magnifique pour le commerce et la navigation, il pouvait braver les flots et les vents; mais ce n’était pas un vaisseau de guerre. Les événemens lui ont à l’improviste imposé une tâche pour laquelle il n’était point fait.

Le moment est arrivé où l’on peut sans embarras revenir sur les antécédens et les débuts de la guerre. La valeur des armées alliées a triomphé des plus grands obstacles. Une victoire décisive est venue couronner l’héroïsme à la fois patient et impétueux de nos soldats. La vérité peut se dire sans risque d’aggraver des revers ou d’envenimer des souffrances. Pour moi du moins, je puis parler à l’aise. Je suis de ceux qui pensent que la cause de la guerre valait la guerre, et qu’il était de l’honneur de la France comme de l’Angleterre d’engager cette terrible partie, le jour où la diplomatie a été trouvée impuissante à nous donner un pacifique dénoûment. La situation que la Russie s’est faite en Europe depuis quarante ans ne pouvait être à jamais supportée, ou bien il faut dire que l’Europe a eu tort de s’inquiéter des agrandissemens de Charles-Quint, de Louis XIV, de Napoléon. Il a toujours été écrit dans l’avenir de ce siècle que la querelle éclaterait. L’aveuglement et la faiblesse pouvaient seuls se refuser à comprendre cet arrêt de la politique. A la prépondérance de la Russie est due cette tyrannique unité de l’Europe, si longtemps indivisible, et dont le fardeau a pesé depuis tant d’années sur la France et ravi à ses meilleurs gouvernemens l’apparence de la liberté d’action. Heureusement, parmi les ambitions de la puissance moscovite, il y en avait une dont les gouvernemens de l’Europe ne pourront endurer le triomphe qu’au jour où ils ne seront plus que l’ombre d’eux-mêmes. Les vues plus ou moins déclarées, plus ou moins patientes de la Russie sur Constantinople ont le privilège d’inquiéter à la fois et de rallier dans une même jalousie la plupart des grandes nations du monde, et il devait arriver qu’une fois, soit en se révélant par des imprudences, soit en se démasquant par des résultats, elle romprait les liens des anciennes coalitions, pour donner naissance à des alliances nouvelles. On pouvait du moins espérer que la préoccupation exclusive, énervante, de leur propre conservation, ne paralyserait pas si constamment tous les gouvernemens menacés de révolution, qu’ils devinssent insensibles à tout autre danger. Que cette terreur secrète, que cette sollicitude continue eût un moment de relâche; que la bonne fortune du bon droit voulût que la Russie fît la faute de choisir ce moment pour se trahir, et l’Europe devait se retrouver elle-même. Or cette faute, la Russie l’a commise. L’amener à la commettre eût été la tâche d’une politique habile, devancer même cette occasion pour agir eût été l’œuvre d’une politique audacieuse; mais la faute commise, l’occasion venue, aucune politique sensée ne pouvait hésiter. Il n’y avait plus d’alternative qu’entre une diplomatie assez prompte et assez forte pour ajourner le conflit en faisant reculer l’adversaire et une guerre résolue à propos pour lui arracher, un temps du moins, les armes qu’il tient suspendues sur la tête du fils d’Othman. De façon ou d’autre, plus tôt ou plus tard, mais un jour, un jour enfin, la question devait se poser, et le rôle de la France était écrit. Elle n’aurait point à choisir entre les systèmes de tel ou tel cabinet. Peu importerait le gouvernement, peu importerait même l’opinion de la France. Son intérêt, son honneur parlerait plus haut que sa voix.

Le ministère de lord Aberdeen s’est résolu ou résigné à la guerre; mais il est demeuré longtemps sans y croire. Cette incrédulité était générale; je l’ai vue partagée par les meilleurs esprits. La guerre était probable, qu’on la disait impossible; elle était certaine, elle était imminente, que l’on en contestait encore la probabilité. Une bonne partie des cabinets de l’Europe s’est fait cette illusion. On se disait : « Tout le monde désire la paix; il faudra bien que de manière ou d’autre la paix soit maintenue. » Ce raisonnement faisait la quiétude presque universelle. Il eût fallu dire au contraire, et cela dès l’origine : « Nous marchons à la guerre; il faut donc faire les plus grands efforts, si nous voulons sauver la paix. » Le meilleur moyen de la sauver eût été de n’y pas compter. La sécurité sans prévoyance a été pour beaucoup dans ce qui est arrivé.

Le gouvernement anglais me paraît avoir cru trop tard à la guerre, et je ne sais s’il n’a pas espéré, comme le disaient certains politiques, qu’une démonstration belliqueuse, en avertissant l’Europe du danger, suffirait pour amener un irrésistible retour vers la paix. Bien des gens n’ont prévu qu’une simple guerre maritime, c’est-à-dire quelques blocus, quelques vaisseaux coulés bas, quelques magasins incendiés. Puis, quand il a été question d’envoyer un corps de débarquement, ce n’était pour les mêmes politiques qu’un moyen d’encourager les Turcs ou de couvrir Constantinople. Toutes ces illusions échelonnées ont été successivement emportées par les événemens; mais il ne m’est pas prouvé que l’Angleterre n’en ait point partagé quelques-unes. Confiante dans sa force et dans sa fortune, elle s’est imaginé qu’un effort d’un moment, que le bruit de son nom, que l’aspect de son pavillon uni au nôtre, que tout au plus un hardi coup de main suffirait au triomphe de sa politique. Telles sont du moins les promesses que la presse a faites à la nation, et je ne sais si la nation n’en pas été dupe un instant. Mais le gouvernement devait-il l’être une seule minute, et ne pas savoir et dire dès le premier jour de quoi il s’agissait? C’était un grand parti que d’envoyer une armée en Orient : je suis loin de le blâmer; mais il importait à l’Angleterre de ne pas se dissimuler combien c’était un grand parti, et par conséquent de calculer, en le prenant, et le moment du départ, et le but à atteindre, et les moyens d’opérer. Aller en Crimée n’était nullement une folie, à condition d’y aller à temps, de savoir ce qu’on y allait faire, de s’assurer qu’on le pouvait faire, et d’être prêt à doubler en cas de revers les forces de l’expédition. Ce dernier point, nous n’avons pas en France besoin qu’on nous le rappelle; mais on peut douter que le gouvernement anglais, que le peuple anglais eût assez réfléchi à cette vérité d’expérience élémentaire, qu’on ne doit jamais mettre une armée en campagne sans être en mesure de la remplacer peut-être avant la fin de la première année. Tandis que la France est par situation toujours prête à faire face à cette nécessité éventuelle, c’est pour l’Angleterre un difficile effort, quelque chose de nouveau et d’inaccoutumé. Par sa constitution militaire, lorsqu’elle a risqué cinquante mille hommes, elle a risqué son armée. Je crois donc très digne d’attention l’avis de ceux qui voulaient qu’en engageant avec l’armée française un corps auxiliaire de dix ou douze mille combattans, afin de constater l’union des deux drapeaux, elle réservât toutes ses ressources pour la coopération maritime. Sur l’élément où elle domine, elle peut sans peine suffire à dix ans de guerre, et l’Europe conjurée ne l’épuiserait pas. En quoi serait-elle atteinte dans son honneur ou diminuée dans sa force, quand elle aurait reconnu qu’elle n’a pas au même degré que les puissances continentales les moyens de guerroyer sur le continent, qu’elle n’est pas matériellement une puissance militaire de premier ordre? La faiblesse serait de l’ignorer et d’agir en conséquence; la faiblesse serait, en l’apprenant, de se désoler puérilement, et de sacrifier d’autres avantages plus précieux, de vouloir changer en quelque sorte sa nature et sa destinée, pour se donner artificiellement un genre de force dont on n’a pas besoin. Que dirait-on de l’Autriche, si elle croyait tout perdu, parce qu’elle s’apercevrait qu’elle ne peut égaler la puissance maritime de l’Angleterre? On ne peut tout avoir, et il ne faut faire que ce qu’on fait bien. Quand la Providence a donné à l’Angleterre sa ceinture de mers, quand elle l’a préservée et dispensée des invasions, qui sont dans les possibilités de la Prusse, de l’Autriche, de la France, l’Angleterre a reçu des faits eux-mêmes le conseil que, par la bouche de Thémistocle, l’oracle donnait aux Athéniens. Une certaine infériorité militaire n’est insupportable que lorsqu’on peut l’attribuer au manque d’énergie ou de patriotisme. Or le peuple anglais n’a rien à craindre de ce côté, et son histoire lui a prouvé que, même avec des conditions d’infériorité numérique, il peut intervenir puissamment dans les démêlés de l’Europe. Certaines conquêtes, je le veux, lui sont à jamais interdites; mais qu’il ne le regrette pas : c’est peut-être par les mêmes invincibles raisons que son indépendance ne peut jamais être mise en péril.

Allons plus loin : on a supposé que dans la mesure de ses forces naturelles l’Angleterre pourrait avoir éprouvé un certain affaiblissement par l’effet de l’inaction et de la négligence. Pendant que les autres puissances profitaient d’une longue paix pour perfectionner leur système militaire, celui de la Grande-Bretagne serait resté stationnaire. Malgré l’excellente qualité des soldats, son armée aurait perdu l’aptitude à tenir la campagne. Trop rarement réunie par divisions, inaccoutumée à la vie des camps, aux longues marches, aux grandes manœuvres, et par sa composition même, mal connue de ses officiers, vieillie dans son état-major, dénuée de l’instruction nécessaire à chaque degré de la hiérarchie, elle serait plus propre à montrer sur les champs de bataille une bravoure chevaleresque qu’à supporter les travaux de la guerre d’invasion. Je répète ces allégations sans les garantir; mais quand cela serait, quand il serait vrai que quarante ans de paix, de développemens industriels, d’améliorations économiques, de réformes législatives, auraient engourdi la vie militaire dans le pays le plus libre, le plus riche et le plus tranquille, rien là ne dépasserait la prévoyance humaine, et dès le principe le gouvernement anglais aurait pu s’en aviser et se conduire d’après cette donnée. Sonder les reins et le cœur de l’état est un des devoirs de ceux qui le mènent.

Sans aucune jalousie et dans un esprit de bienveillante justice et de fraternité d’armes, les Anglais ont opposé à leur propre exemple l’exemple des Français. Nous n’avons nulle tentation de contester que l’épreuve de cette année ait été, aux yeux du monde, glorieuse pour nos chers soldats; nous disons même sincèrement que nous croyons aux Français plus d’aptitude naturelle à la guerre qu’aux Anglais, à la guerre, bien entendu, non au combat : il n’y a point de troupes plus braves que les troupes anglaises; mais faire la guerre n’est pas se battre seulement: c’est faire tous les métiers à la fois et les faire m hâte, au milieu de la confusion, du dénuement et du péril. C’est, pour un soldat, remplacer au besoin le terrassier, le bûcheron, le maçon, le charpentier, le menuisier, le tailleur, le blanchisseur, le boucher, le cuisinier, le boulanger, sans avoir toujours les instrumens et les matériaux de toutes ces professions; c’est vivre de privations et d’expédiens. Laquelle des deux races est plus propre à ce genre d’industrie? Nous croyons le savoir, et nous rappellerons aux Anglais quelques circonstances particulières à notre pays, et qu’ils ne peuvent toutes nous envier. Toujours la France a dû se préoccuper des guerres d’invasion, c’est-à-dire qu’elle a été à toutes les époques exposée aux plus grandes opérations militaires que le temps comportât. L’année de Corbie, comme à l’époque de la prise de Longwy, elle a dû penser au salut de son territoire et de sa capitale. La révolution et l’empire l’ont forcée à se mesurer avec tous les ennemis, tous les climats, toutes les souffrances, tous les périls. De là une immense expérience qui non-seulement a profité à notre monde militaire, mais qui s’est propagée dans les esprits et qui est entrée dans la tradition nationale. L’imagination du peuple est familiarisée dès l’enfance avec les choses de la guerre. Aussi la France n’a-t-elle pas de plus grande affaire que son aimée. La paix en diminue la force, mais non l’importance, et depuis vingt-cinq ans nous avons eu rarement moins de quatre cent mille hommes sous les armes. Comment donc ne pas s’en occuper sans cesse? comment ne pas donner à cette force brute et ruineuse, si elle n’est utile, tout ce que par l’organisation, la discipline, l’instruction, l’équipement, elle peut acquérir de disponibilité, d’énergie, d’utilité, d’intelligence? Il n’est pas vrai, — que les Anglais se gardent de le croire, la perfidie tenterait seule de le leur persuader, — non, il n’est pas vrai que le système constitutionnel soit un obstacle à la bonne tenue, à l’habile entretien, à l’éducation guerrière d’une grande armée. Toutes nos institutions militaires, pénétrées de l’esprit de la révolution française, se sont développées, perfectionnées, fixées sous ce gouvernement. Jamais chez nous l’intérêt de l’armée n’a été pris plus à cœur que depuis trente ans, et l’on ne persuadera qu’à des sots ou à des valets que la liberté politique n’attise point le foyer du patriotisme et de l’honneur. J’ajouterai, car je suis décidé à tout dire, que le caractère et la politique des princes de la maison d’Orléans les portaient à s’occuper de l’armée avec une sollicitude ardente et à vivre de la même vie qu’elle. Enfin comment oublier que, militairement parlant, nous n’avons pas eu la paix, nous, depuis 1830? Nous avons eu en Algérie vingt ans de guerre au moins, parfois jusqu’à cent mille combattans. Et quelle guerre! la guerre dans le désert, un ennemi insaisissable et cruel, des embûches de toutes sortes, un pays stérile, un climat changeant, des lieux insalubres, des saisons meurtrières, toutes les souffrances, toutes les privations, toutes les difficultés ont aguerri les corps et les âmes, et forcé toutes les intelligences à chercher par méthode ou par instinct tous les moyens de conserver la force, la santé, l’entrain, les vivres, les armes. Il n’y a point d’école supérieure à la guerre d’Afrique pour former les hommes aux vertus et aux talens individuels du soldat; il n’y en a point qui ait plus appris aux chefs et aux administrateurs le devoir et l’art de veiller au physique et au moral des hommes et de leur rendre supportable le cruel labeur au prix duquel la gloire s’achète. Faut-il s’étonner qu’il nous reste quelque chose de tout cela, et que notre armée d’Orient nous ait l’ait à chaque instant souvenir de notre année d’Afrique? Or ce sont là des circonstances qu’on ne peut emprunter ni reproduire, c’est un passé qu’on ne peut s’approprier; il n’y a point d’invention administrative qui puisse remplacer cela; une réforme organique n’y peut rien. Que la guerre se prolonge, et elle donnera aux troupes anglaises ce qui peut leur manquer, ou plutôt elle le leur a déjà donné, et je suis sûr que les plaintes, fondées peut-être à la fin de 1854, ne le sont déjà plus à la fin de 1855.

Tout ceci est dit, non pour repousser une réforme, mais pour en déterminer l’utilité et la portée et faire tomber toutes ces bruyantes exagérations qui, par la voie des espérances chimériques, pourraient conduire à d’imprudentes innovations. Nous pouvons maintenant aborder de sang-froid les questions sur lesquelles on s’efforce, jusqu’à présent, il est vrai, avec un succès médiocre, d’échauffer l’opinion.


IV.

La première est l’organisation de l’armée. Les plaintes sont générales. Cependant on ne propose pas de changer le mode de recrutement, et, suivant toute apparence, on n’y peut pas songer. Du mode établi découlent cependant plusieurs des inconvéniens qu’on dénonce. L’armée est recrutée par engagement volontaire et même par une sorte de racolement. Il n’est ni dans les idées, ni dans les mœurs, ni dans les nécessités du pays de recourir au recrutement forcé. Or le recrutement forcé, entre autres avantages, en a deux principaux. D’abord il donne des armées plus constamment jeunes, et dans leurs rangs tous les états, tous les métiers sont représentés; c’est une ressource précieuse pour toutes les industries de la guerre. Citons un détail qui n’est pas méprisable : les soldats anglais vieil- lissent dans leur profession, il ne serait pas juste de les empêcher de se marier, et d’ailleurs, chez nos voisins, le mariage est fort protégé; il s’ensuit que les femmes de soldats, menant une vie analogue à celle des femmes de nos gendarmes, se chargent d’une foule de soins dont les hommes s’acquittent chez nous : la tenue du fourniment, la réparation de certains effets, la cuisine enfin, la cuisine, cette grande affaire de nos escouades en pantalons garance, sont des choses plus ou moins inconnues des privates en habit rouge, et l’on ne saurait croire combien ces circonstances de ménage, pour ainsi parler, ont de conséquence dans un camp retranché en pays ennemi. Autre point plus important et d’un ordre plus élevé : c’est le recrutement forcé qui rend tout à la fois juste et possible d’ouvrir aux soldats les rangs des officiers. Par l’autre mode, les corps sont trop exclusivement composés d’hommes grossièrement élevés, les candidats manqueraient pour les grades, et cet avancement ne leur est pas strictement dû comme dans notre système. Ce n’est que par exception et en temps de guerre qu’une aptitude spéciale peut se déclarer; mais quand elle se déclare, je me hâte de le dire, il faut qu’on la puisse accueillir et récompenser. Toute interdiction de prendre les officiers commissionnés parmi les officiers qui ne le sont pas (sous-officiers) doit donc être levée, qu’elle se fonde sur un usage établi ou sur une règle écrite. Les vertus guerrières ont droit à ce prix. On ne fait à cela qu’une objection, c’est qu’il importe de conserver aux officiers le caractère de gentlemen, c’est-à-dire une certaine distinction de sentimens et de manières qui tient aux habitudes sociales et à l’éducation. Que ces qualités existent aujourd’hui dans l’armée anglaise, rien de plus assuré; mais l’avantage n’en est-il pas atténué par un certain défaut d’esprit militaire ? Les officiers anglais ont quelque chose de chevaleresque, mais on dit qu’ils ne sont pas assez troupiers; ces mots s’entendent chez nous. La promotion des sous-officiers, dans la mesure très restreinte où elle serait possible, contribuerait à changer cela, et donnerait immédiatement à l’armée plus d’ensemble et d’unité; on verrait plus de soldats capables de s’élever au-dessus de l’automatisme qui suffit à la vie de caserne, plus d’officiers portés à s’identifier avec les corps qu’ils commandent. Le point d’honneur militaire, excité et entretenu par l’esprit de corps, remplace ou supplée tout ce qu’on attend des habitudes du gentleman. Au moyen âge, la noblesse faisait la guerre; au nôtre, la guerre fait la noblesse.

Les officiers anglais achètent leurs grades; tous ne sortent pas des écoles spéciales; celles-ci sont faibles, les examens d’aptitude illusoires. I i) jeune homme assez riche pour payer 1,190 livres sterling dans la cavalerie ou 450 dans l’infanterie, obtient aisément le grade d’enseigne, surtout s’il est recommandé. Sans doute les emplois d’officiers ne sont pas l’apanage exclusif de la noblesse; on ne voit de ces sottises-là qu’en Allemagne. La noblesse anglaise d’abord serait trop peu nombreuse. Puis son origine n’est pas seulement militaire; elle n’a point l’ancien préjugé de l’épée, et, hormis pour les héritiers de pairie (six cents personnes à peu près), toutes les professions lui conviennent autant que celle des armes. Assurément lorsque le fils, le neveu, le cousin d’un lord se présente, toutes les portes lui sont ouvertes, mais il ne les ferme pas derrière lui; la bourgeoisie trouve aussi l’entrée libre, seulement la bourgeoisie ne s’y porte pas en foule. La carrière militaire est recherchée par les fils d’officiers ou d’ecclésiastiques, mais non par les jeunes gens du commerce et de l’industrie. Il est vrai que les influences politiques, les connexions de parti, les recommandations parlementaires ou électorales servent beaucoup, surtout pour obtenir un grade que la mort ou la révocation mette à l’entière disposition du commandant en chef. Il en est de même pour les emplois d’état-major. Faute d’un apprentissage spécial un peu sérieux, ils sont abandonnés à la faveur. Cependant il ne résulte pas de tout cela un mauvais corps d’officiers, ni surtout un ensemble d’où ne pût sortir un bon corps d’officiers; mais l’éducation préparatoire leur a manqué, et l’éducation du régiment leur manque pour y suppléer. Comme on l’a remarqué, il n’y a pas, à parler exactement, d’armée anglaise, mais une collection de régimens qui ne sont jamais ensemble dans un camp, jamais accouplés par brigades ou réunis par division, jamais en contact de service avec les armes différentes de celle à laquelle ils appartiennent. Aux colonies même, il est rare qu’un régiment serve tout entier dans le même poste, et ce qu’on appelle l’unité régimentale est presque toujours démembrée. Ainsi, tandis que les généraux et l’état-major n’ont aucune occasion de voir l’armée et lui demeurent à peu près étrangers, les jeunes officiers sont rarement à portée d’apprendre leur état, même de connaître leur corps. A l’intérieur, dans les garnisons, on estime qu’un enseigne peut apprendre en six semaines tout ce qu’il est strictement tenu de savoir, et le service est en général surveillé et conduit par les sous-officiers. Il suffit de décrire cet état de choses pour le condamner; mais le moyen d’y mettre un terme est si simple. Que l’on conserve ou non l’achat des grades, quoi de plus aisé que d’instituer de véritables écoles militaires, et d’établir qu’on y entrera par la voie du concours, et que nul ne sera enseigne, s’il n’a passé par l’école ou s’il ne sort des rangs des soldats? Ce ne serait nullement fermer la carrière à l’aristocratie, ce serait lui offrir au contraire une nouvelle occasion de se distinguer et de constater une aptitude au service, qui peut-être serait proportionnellement plus commune dans ses rangs que dans les classes vouées spécialement aux professions lucratives. Les écrits que nous avons lus, les discussions que nous avons suivies, n’ont pas présenté à ce système d’objection valable, ni même de difficulté sérieuse, et pour l’établir on devra, s’il le faut, faire violence à l’esprit de résistance et d’inaction imputé peut-être avec justice à l’administration des horse guards.

Dans le système actuel, le grade payé au début est considéré comme une propriété privée. On le vend en le quittant et on le quitte en achetant le grade supérieur. Voici le tarif dans les troupes de ligne :

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Prix d’achat Payé par jour
Cavalerie. Enseigne 1,190 1. st. 8 shill. » d.
Lieutenant 1,260 9 »
Capitaine 3,228 14 7
Major 4,575 19 3
Lieutenant-colonel 6,175 23 »
Infanterie Enseigne 450 5 3
Lieutenant 700 6 6
Capitaine 1,800 11 7
Major 3,200 16 »
Lieutenant-colonel 4,540 17 »

Ce tarif est souvent dépassé dans la pratique. On a calculé que la paie proprement dite, c’est-à-dire diminuée du prix de l’intérêt du capital versé, était bien modique, puisqu’il ce compte un lieutenant-colonel qui touche 419 livres n’en gagnerait réellement que 172; mais quoique cette considération économique ait été présentée par le duc de Wellington, on a fort bien répondu que la somme intégrale de 419 livres ne serait pas un salaire exagéré pour un premier commis du commerce, et que la moitié de cette somme est une prodigalité, si elle sert à entretenir un invalide sur le pied d’activité. Or l’avancement par ancienneté, le seul admis dans presque tous les cas, donne souvent des officiers hors d’âge. Comme tout système qui érige en propriétés les fonctions publiques, ce système est avantageux pour le fonctionnaire, mais non pour l’état. Il garantit l’un des passe-droits, mais prive l’autre du choix des plus capables. Quand le lieutenant-colonel se retire, le major, le capitaine, le lieutenant et l’enseigne le plus ancien du régiment, à qui il ouvre ainsi une chance de promotion, lui complètent une somme de 4,540 livres sterling (dans l’infanterie), et le nouvel enseigne verse ses 450 liv., dont il est dûment crédité. Ainsi point d’injustice, mais point d’émulation. Il n’est tenu compte ni de l’âge ni du mérite. En même temps les avantages pécuniaires attachés aux grades sont si peu de chose, que le service, déjà peu tentant pour des hommes d’ambition, offre encore moins d’attrait aux gens qui calculent. C’est cependant un ordre de choses auquel il est assez difficile de toucher. Parmi les motifs qui militent pour les réformes, la crainte de l’abus des influences est au premier rang. L’expérience semble indiquer en Angleterre que dans tout service public où n’existe aucune règle absolue d’avancement, et cette règle absolue est ordinairement l’ancienneté, l’intérêt politique tend à décider des nominations. C’est assurément dans l’armée que l’empire absolu des considérations de parti, de clientèle et de famille pourrait porter le plus sérieux dommage. On aura donc bien raison de ne pas renoncer à la promotion pour ancienneté, ni à la vénalité des grades, sans remplacer ces garanties vicieuses par d’autres garanties. En trouver de meilleures n’est pas un insoluble problème. Il y aurait beaucoup à prendre dans nos règlemens français. Seulement que les Anglais se persuadent bien que la faveur, les recommandations, les influences, la camaraderie, ne sont nullement des inconvéniens particuliers aux gouvernemens libres. Dans ceux-ci, on s’en aperçoit plus vite et on s’en plaint davantage, voilà toute la différence.

Quand les changemens qui viennent d’être indiqués seront accomplis, un rapprochement qui a été réclamé se fera comme de lui-même. Aujourd’hui il y a en quelque sorte deux armées sous le drapeau anglais, celle d’Europe et celle de l’Inde. Comme la seconde est à la solde de la compagnie, les grades en sont moins recherchés, et l’opinion, une certaine opinion du moins, trace entre les deux services une ligne de démarcation qui n’est pas en faveur du plus difficile et du plus instructif. Il n’est pas aussi aisé qu’il devrait l’être de repasser d’une armée dans l’autre et de faire compter en Occident les titres sérieux qu’on peut avoir acquis en Orient aux honneurs militaires. Cependant, ont dit avec raison certains orateurs, les guerres de l’Afghanistan sont les guerres d’Algérie de l’Angleterre, et Napoléon n’a pas été bien inspiré le jour où il a appelé Wellington un général de cipayes.

Dans toute cette partie de la discussion, on doit avouer que le gouvernement n’a point paru accepter assez franchement les idées nouvelles. Il est évidemment gêné soit par des préjugés puissans, soit par des difficultés secrètes, soit par des considérations d’économie, et on lui a vu cette indécision timide et disgracieuse des ministères de concession, non cet air de résolution, de hardiesse et de prévoyance qui sied aux ministères de réforme. Il faisait bien de répondre quand on exagérait le mal ; il hésitait trop à s’engager quand les demandes étaient raisonnables. Je sais que rien ne refroidit comme l’exagération de l’adversaire, et l’on devait être peu tenté de suivre M. Lowe, qui cependant est presque ministre aujourd’hui, quand il s’écriait : « Que l’Angleterre soit indépendante et que la chambre des communes périsse ! » Il n’est ni désirable ni probable que l’esprit militaire prenne dans la société anglaise les proportions qu’il peut avoir dans quelques états du continent. Aucune mesure d’organisation ne transformerait à ce point les idées et les mœurs, et si l’on compare la marine à l’armée, on verra tout de suite de quel poids est dans la balance le génie national. Dans les dernières discussions, on a soutenu que l’organisation de la marine n’était pas irréprochable, et elle a encouru quelques-unes des critiques qu’on adresse à celle de l’armée. Cependant il n’y paraît guère; la marine n’est point en cause. Et pourquoi? C’est que l’esprit anglais est, pour ainsi parler, maritime. Les aventures, les travaux et les combats de mer sont l’éternel entretien du peuple. Il est poussé naturellement vers la mer, comme autrefois notre jeunesse vers les camps. Cette différence s’explique d’elle-même, et il ne serait pas sage de l’effacer. Outre qu’on n’y réussirait pas, il ne paraît pas qu’il y eût pour l’Angleterre grand profit ni grande sûreté à trop lutter contre le vieux préjugé national à l’endroit des armées permanentes. Les précautions constitutionnelles doivent demeurer tout entières, et depuis la guerre de la succession jusqu’à celle de la révolution, il me semble qu’elles n’ont point condamné l’Angleterre à la médiocrité.


V.

Le vrai champ de la réforme, c’est l’administration, le service civil, comme on l’appelle. Nous avons dit que là était la quatrième question posée au commencement de cette année. Si ce n’est la plus importante, c’est la plus discutée.

On a vu que M. Layard a eu l’honneur de déclarer le premier que l’administration était au-dessous de toutes les industries privées. M. Layard est, comme on sait, un grand voyageur, un explorateur habile des contrées archéologiques. Le monde savant lui doit en grande partie les monumens de Ninive et deux ouvrages d’un haut intérêt sur ces précieux débris d’un art et d’une civilisation longtemps inconnus. Il parle avec esprit et vivacité, mais peu de sûreté dans la pensée et dans l’expression. Quoique jeune encore (il n’a que trente-huit ans), il est peut-être entré un peu tard dans la chambre pour y jouer le rôle auquel il aspire. Du moins lui manque-t-il cette expérience du débat, cette connaissance des antécédens et des affaires qui donnent à l’esprit une vue claire et distincte du but qu’il veut atteindre. Ses discours ont quelque chose de confus et de hasardé, avec une certaine tendance à l’exagération. Pendant quelques années, une assez grande incertitude a enveloppé sa politique; on a pu croire qu’il s’entendrait avec certains ministères, et il a été un moment sous-secrétaire d’état avec les whigs. Il est probable que ses intentions n’étaient pas suffisamment arrêtées, peut-être ne le sont-elles pas encore, et n’y a-t-il aujourd’hui de décidé pour lui qu’une chose, c’est qu’il ne veut pas du second rang. C’est à merveille, pourvu qu’on soit du premier. Sa connaissance de l’Orient et un voyage récent en Turquie l’ont fait écouter dans ces dernières années, quoiqu’il ait été toujours assez difficile de savoir où il en voulait venir. C’était évidemment passer le but que de comparer, comme il l’a fait, la situation du mois de février dernier à la veille de la révolution française, et de conseiller à la chambre des communes l’exemple de la convention nationale et l’envoi des représentans du peuple en mission.

Après M. Layard, celui qui a frappé le plus grand coup en faveur de la réforme administrative, c’est M. Lyndsay. Le 23 mars, on discutait certains abus ou manquemens reprochés au service des transports pour l’armée; M. Lyndsay généralisa l’attaque, et dans un discours étendu, il dit que le système était vermoulu, pourri, rotten, jusqu’au centre, et bien entendu que le gouvernement était tombé au-dessous de l’industrie privée. Ce rapprochement est devenu classique dans la question. M. Lyndsay est un libéral avancé; il est entré comme tel dans la chambre il y a un an; il a écrit nombre de brochures sur les affaires navales, et il est à la tête d’un établissement fort intéressant pour le commerce maritime. Son langage n’avait rien qui put surprendre; mais, ce qui dut produire plus de sensation, sir Stafford Northcote remercia M. Lyndsay d’avoir appelé l’attention sur l’ensemble du service civil. Il dit que le gouvernement et le pays avaient fait un immense effort, et que cependant il y avait eu en général insuccès, failure. Tout avait conspiré pour donner la plus fâcheuse idée de la manière dont la nation, dont le pouvoir même était servi, et quant à lui, sans vouloir ni suivre ni exciter la clameur publique, il ne pouvait s’empêcher de dénoncer le mal où il le voyait, dans l’organisation du personnel des bureaux. On ne le suivit pas sur ce terrain, et l’on revint au service des transports. On dut remarquer toutefois que sir Stafford Northcote est un homme capable et modéré. Il a été l’un des collaborateurs intimes de M. Gladstone pendant que celui-ci était chancelier de l’échiquier. On peut donc le regarder comme un de ces réformistes qui ne sont pas sans une bonne proportion d’esprit conservateur. Et en effet, dans toute cette question, nous distinguerons l’action simultanée de deux opinions, une opinion du dehors, un peu bruyante, un peu hasardeuse, excitée et produite avec déclamation par quelques hommes nouveaux qui ont de l’ardeur et de l’inexpérience, et une opinion réfléchie, méthodique, conçue avec étude et exprimée avec une rigueur un peu puritaine par des hommes d’administration, qui paraissent en général patronés par des peelites et notamment par M. Gladstone. C’est ce concours d’autorités fort différentes qui fait pour nous l’intérêt de la question de la réforme administrative.

Sous l’influence de l’opposition, à la voix de MM.  Layard et Lyndsay, une association s’est formée dans l’intérêt de la cause ; elle doit la servir par les moyens d’usage : souscriptions, meetings, rapports, pétitions. Elle a débuté par une grande assemblée dans le théâtre de Drury-Lane, où des harangues successives ont proclamé sous toutes les formes le nouveau cri : The right men in the right places, et elle a élu domicile près du Strand, King William-Street. C’est ainsi que l’idée d’une réforme administrative a été lancée dans le public ; mais en elle-même elle venait de plus loin. La première attaque un peu vive est partie d’un écrivain qui ne dit rien à demi et qui cherche le neuf tantôt par un besoin sincère de sa forte imagination, tantôt par un motif moins ingénu, l’amour de l’effet. On dirait que sa fantaisie le conduit plus que sa raison. Il lui faut absolument trouver à contredire et à blâmer dans son pays et dans son temps, et pourvu qu’il se passionne et qu’il surprenne, il n’est pas fort difficile dans le choix des moyens ni des sujets. Obscur, incohérent, outré, il rachète tout par une verve vraie et par une originalité naturelle que ne réussit point à compromettre sa singularité cherchée. Le lecteur se rappelle-t-il une certaine brochure politique de Balzac, ou seulement sa manière de parler gouvernement et administration dans ses romans, et de trancher avec une intrépidité fabuleuse sur les choses et les personnes, comme si nul avant lui ne s’était douté de rien[1] ? Il y a du Balzac dans la manière de M. Carlyle. Voyez son pamphlet intitulé : Downing-Street, 1850. C’est là que tous les offices de Downing-Street, c’est-à-dire les bureaux des principaux ministères, sont définis par ce nom : nids de chouettes (owleries). Ce sont, dit l’auteur, de singulières entités ; qui les a faites ? Nul ne le sait. A juger par le résultat, il n’y a que deux suppositions : l’ouvrage est mal fait, ou c’est un mauvais ouvrage à faire. Le plus stupide subalterne s’en acquitterait aussi bien que toute la cohorte du red tapeism[2]. (C’est là que je crois avoir vu pour la première fois ce mot qu’on lit partout aujourd’hui et par lequel il faut entendre : routine bureaucratique.) Mais qui ne sait la puissance de l’humaine stupidité une fois qu’elle s’est bien installée ? L’hercule réformateur, sir Robert Peel, ou tout autre qui se serait posé la question : quel est le travail nécessaire? comment doit-il être exécuté? aurait eu besoin d’une clairvoyance et d’un courage!...


« Le seul ennemi que nous ayons dans cet univers est la stupidité, l’obscurité d’intelligence des pédans. Vanité que la réforme parlementaire, que l’invention déboîtes à scrutin (ballot boxes)... l’administration réelle va tout de travers. — Qui sera premier et prendra en main la barre du gouvernail, autrement dit le bondon de. la taxation? Sera-ce l’honorable Félix Parvulus ou le très honorable Felicissimus Zéro? Avec toute notre électionnerie, et nos débats pour Hansart[3], et notre patience à supporter sans fin cette tempête de jargon qui porte eu tout lieu son ravage, nous travaillons à résoudre cette grande question, à déclarer enfin, sans une goutte de sang versé, hormis le sang insignifiant de quelques nez cassés en temps de hustings, mais avec immense effusion de bière et d’encre, et avec une explosion de non-sens qui obscurcit toute l’atmosphère, que le très honorable Zero sera l’homme. Quand nous l’avons fermement établi, Zero, tout tremblant de ravissement et de terreur, monte sur le haut de la selle, s’y cramponne avec les genoux et les talons, les mains et les pieds, et le cheval galope — où il veut. Le très honorable Zero devrait essayer de diriger le cheval; mais, s’attachant de l’éperon et des griffes, il est trop heureux si le cheval daigne seulement galoper quelque part et ne pas le jeter par terre. Des mesures, une politique, un plan ou un programme de bien ou de mal public, ne sont pas choses à rencontrer dans la tête de Felicissimus, hormis qu’il ne puisse inventer quelque affaire de ce genre qui plaise à son cheval pour l’instant, et qui l’encourage à aller d’un pas plus doux à Dieu ou au diable, comme cela se pourra, et à ménager la peau de Felicissimus, laquelle s’use vite. Voilà ce que nous appelons un gouvernement en Angleterre depuis tout à l’heure deux siècles. — Un noble mortel ayant à la fois sagesse naturelle et pratique expérience, une véritable intelligence d’homme, et non celle d’un automate de bureau (red tapish), d’une chouette et d’un pédant, apparaissant là dans ce sombre chaos Downing-Street, avec la parole du commandement, et venant y brandir, à la manière d’Hercule, la pelle et le balai divin, y faire passer un courant d’eau et nous dire avec un fiat : « Ici sera la vérité, un travail vrai, et le talent pour l’accomplir désormais; je chercherai, je le veux, les hommes capables pour travailler ici, ce sera l’élixir de vie pour ce pauvre pays et pour moi : » que ne pourrait pas faire un tel homme en cet endroit-là ! »


Voilà bien l’esprit de réforme aveugle, tranchant, qui ne regarde à rien et critique tout. Cependant, depuis qu’on s’est mis à s’en occuper sérieusement, l’autre esprit de réforme, celui qui raisonne et ne déclame pas, s’est trouvé dans la littérature politique d’autres antécédens qui seront plus appréciés par les esprits sages.

M. Henri Taylor est un homme de lettres, un poète même, peu connu, je crois, en France, en Angleterre plus estimé aussi qu’il n’est connu[4]. Il a publié, il y a vingt ans, un roman historique dialogué, un poème dramatique que je ne peux comparer qu’au Cromwell de M. Hugo et aux États de Blois de M. Vitet. Ce sont deux tragédies en vers, liées par le sujet, mais séparables, plus longues que la scène ne le comporte, ayant cependant les formes théâtrales, et dont Philip Van Artevelde est le titre et le héros. Cet ouvrage a donné une assez haute idée du talent de l’auteur, qui paraît aussi modeste que distingué; mais M. Taylor a peu le temps d’imprimer : il est le premier des cinq senior clerks (commis principaux) du département des colonies. Sa vie est retirée et laborieuse, et cependant, comme fruit de son expérience du maniement officiel des affaires, il a imprimé en 1836 un petit livre, intitulé l’Homme d’État, qui n’a pas été alors fort remarqué, mais qu’on a recherché depuis, et duquel on a pu tirer dans ces derniers temps nombre de citations toutes marquées au coin de l’esprit d’observation et d’un ingénieux bon sens. L’auteur écrit en réaction contre les publicistes spéculatifs, qui considèrent la société dans ses élémens, et qui ne vont guère plus loin, comme si l’on pouvait naviguer sur une rivière à sa source. L’analyse décompose dans ses principes le gouvernement libre, comme si les élémens étaient plus importans que l’ensemble; mais la manière dont le gouvernement administratif doit être exercé dans un état libre, personne ne s’en occupe. L’auteur est cependant, comme Bacon, persuadé qu’en politique les hommes pratiques (pragmatici) doivent moins ressembler à l’alouette, qui s’élève et ne sait que chanter, qu’au faucon, lequel s’élève aussi, mais rapporte une proie. Il est de l’école de Bacon, de Machiavel et de Burke, et, prenant son homme d’état pour ainsi dire au berceau, il le suit du collège au parlement, dans la vie publique et dans la vie privée, dans l’opposition et dans le pouvoir, et il lui donne pour toutes les phases de sa carrière une série de conseils où brillent l’expérience et la sagacité. On ne peut guère analyser ce livre, il est trop court, et ses trente-quatre chapitres traitent presque autant de questions détachées; mais nous devons ajouter qu’en n’attaquant aucune des bases essentielles, aucun même des usages fondamentaux du gouvernement de son pays, M. Taylor trouve à redire à la manière de le pratiquer, et oppose souvent l’un à l’autre, dans la considération du bien public, le point de vue de l’administration au point de vue du parlement.

Son vingt-deuxième chapitre a pour titre : Réforme de l’exécutif. C’est juste la question du jour. La difficulté est, selon l’auteur, de bien séparer ce qui est parlementaire ou politique de ce qui ne l’est pas. Le ministre est responsable du tout; il faut donc que, pour la seconde moitié, il soit aidé ou suppléé par un officier sûr. Il est vrai que lorsque les partis n’ont point d’intérêt dans une affaire; la responsabilité est purement nominale : il faut un scandale pour qu’elle devienne réelle; mais, ignorée même du public, une décision ministérielle a en soi les caractères essentiels d’un jugement. Elle doit donc être précédée d’une exacte information, puis dûment motivée, et telle que l’autorité supérieure soit toujours en mesure d’en rendre compte. De là l’importance du sous-secrétaire d’état permanent. Elle n’est pas inférieure à celle de l’autre sous-secrétaire d’état, celui que le flux et le reflux de la politique apportent et remportent. Tandis que l’un a bien assez à faire de maintenir l’action constante et régulière de l’administration, l’autre, comme le ministre, n’a d’yeux que pour les ordres du jour du parlement. Il reste pourtant bien des choses utiles à concevoir ou à exécuter, qui, n’étant ni consacrées par les précédens ni demandées par les chambres, sont négligées. Un ministre parlementaire n’aime pas à se créer plus d’affaires qu’il n’en a. Il devrait donc avoir un ou deux secrétaires d’état de plus, qui penseraient pour lui en quelque sorte, et lui suggéreraient ces mesures par lesquelles un homme d’état laisse sa trace personnelle dans l’administration. Il n’y a plus au-delà que le secrétaire privé (chef du cabinet du ministre), qui, selon l’auteur, ne devrait pas être pris exclusivement dans le cercle de l’intimité, et les clercs ou commis. Ceux-ci sont choisis et employés trop indistinctement, et M. Taylor pense qu’il y a dans leur travail une part de besogne toute matérielle qu’on pourrait avec avantage livrer à des copistes payés à la tâche. Quelques scribes seulement pour les choses secrètes seraient traités en fonctionnaires. Resterait la partie intellectuelle du travail des bureaux, et pour laquelle il faudrait des clercs mieux choisis et mieux traités. On pourrait les demander aux chefs des grandes écoles, à la littérature périodique, aux sociétés ou clubs de discussion. A la trésorerie, on les examine avant de les admettre; aux colonies, on les prend à l’essai, et nul ne devient titulaire qu’après une épreuve d’un an. Il faudrait combiner ces deux systèmes, et soutenir le zèle et l’émulation, d’abord par une rétribution plus forte et progressive, puis par un avancement dont le mérite fût la règle au moins autant que l’ancienneté. On verra que ces idées défraient aujourd’hui toute la discussion, et il semble que M. Taylor la prévît, lorsqu’il disait à la fin de son livre qu’il ne soutenait point, avec Pope, que « le meilleur gouvernement fût le mieux administré, » mais qu’enfin les questions de gouvernement n’étaient en général que des questions de forme, et qu’un temps pouvait venir où elles descendraient au second rang, et où les questions d’administration prendraient leur place. La réforme des premières conduirait naturellement à la réforme des secondes, et l’on devait excuser un effort prématuré (en 1836) pour ramener l’attention des hommes qui réfléchissent des formes de gouvernement à l’affaire du gouvernement.

La marche annoncée était en effet si naturelle, qu’en 1846 lord John Russell, étant premier lord de la trésorerie, eut l’idée de réserver une part des places de début dans l’administration aux meilleurs élèves des écoles placées sous la garde du gouvernement, et le comité d’éducation[5] fit en conséquence un règlement, rapporté sous le ministère de lord Derby. Dans quelques départemens, des examens ou des épreuves de capacité furent imposés; mais, voulant généraliser ce système, lord John, en 1848, de concert avec le chancelier de l’échiquier, commit trois des principaux fonctionnaires de la trésorerie pour faire une enquête dans toutes les parties de l’organisation de ce service. Deux de ces commissaires, assistés d’un ou deux membres spéciaux pour chaque administration, durent étendre cet examen à dix autres départemens, dont quelques-uns se divisent en plusieurs sections[6]. Ce travail se continua sous lord Derby; M. Disraeli s’y montra favorable; mais c’est sous le cabinet suivant que les choses furent poussées avec le plus d’ardeur, et M. Gladstone, en adjoignant aux commissaires enquêteurs sir Stafford Northcote, mit dans la balance le poids de sa volonté et de son opinion personnelles.

Le résultat de l’enquête a été imprimé l’année dernière en deux volumes. Le premier contient les rapports des diverses commissions, plus un rapport d’ensemble; le second est le recueil des opinions écrites et motivées de trente-huit personnes consultées sur les conclusions du rapport d’ensemble. Rien, plus que la lecture de ces documens, n’est propre à faire connaître l’administration de la Grande-Bretagne.

Les principaux directeurs de l’enquête furent sir Charles Trevelyan, secrétaire de la trésorerie, et sir Stafford Northcote. Ils en rédigèrent les conclusions, et leur rapport, en date du 13 novembre 1853, établit que le service civil n’est pas constitué de manière à se recruter des hommes les plus capables. Les emplois sont convoités par ceux qui ont le moins d’ambition et d’activité, parce que le travail est léger et la retraite assurée. Les commençans (junior clerks) sont choisis suivant les caprices du patronage. Ils ont pour éducation professionnelle la routine des bureaux, et l’avancement à l’ancienneté les dispense de tout effort. Toutes les parties du service étant isolées les unes des autres, personne n’en peut, par la pratique, acquérir une connaissance générale et systématique. Aussi les emplois suprêmes sont-ils pour la plupart donnés à des personnes étrangères à l’administration, et qui n’y devraient entrer qu’à titre d’exceptions. Il importe qu’un acte du parlement mette un terme à cet état de choses, en relevant la position des employés, en substituant la promotion par mérite à l’avancement par ancienneté, en prescrivant un système de rotation entre les divers bureaux, en organisant enfin un bureau central qui, à certaines époques, citerait devant lui les jeunes candidats, les examinerait sur l’histoire, la jurisprudence, l’économie politique, les langues modernes, en suivant un programme spécial pour les divers ordres de fonctionnaires, et dresserait, par ordre de mérite, une liste d’admissibles qui seraient successivement appelés au fur et à mesure des vacances.

Ce projet est devenu le texte d’une intéressante controverse. Parmi les personnes consultées, les universitaires ont en général donné leur approbation. On distingue aussi, au nombre des témoignages favorables les mieux motivés, ceux de M. Rowland-Hill, secrétaire de l’administration des postes et fonctionnaire très estimé; de M. Edwin Chadwick, commissaire du bureau général de la santé, qui s’est exprimé plutôt avec le ton d’un critique spirituel que d’un praticien exercé; de M. Henri Cole, un des secrétaires du département des sciences et des arts; enfin de M. John Stuart Mill, le fils de l’économiste et de l’historien de l’Inde, qui lui-même remplit un emploi important dans l’administration de la compagnie, et qui s’est distingué par ses écrits originaux sur l’économie politique et la logique. Les exemples empruntés à la compagnie des Indes venaient de droit dans l’enquête. D’abord elle est une de ces entreprises privées dont on recommande si fortement l’imitation au gouvernement. Puis, lorsqu’en 1853 son privilège a été prorogé, un acte du parlement a aboli toute nomination de patronage, et ordonné que des règles d’admission seraient déterminées par le bureau du contrôle. Dans le service médical, les places ont été données au concours, et l’on a vu un Hindou sortir d’épreuve avec un grand succès. Par les soins de lord Ashburton et de M. Macaulay, qui a défendu ce système dans un beau discours, un programme scientifique et littéraire, d’un ordre assez élevé, a été rédigé pour l’examen des candidats aux emplois de commis de la compagnie, et jusqu’ici elle paraît s’applaudir du résultat.

Les projets de réforme n’ont pas laissé cependant de rencontrer de sérieux contradicteurs. Deux sous-secrétaires d’état, l’un de l’intérieur, l’autre des colonies, MM. Waddington et Merivale, se sont élevés contre l’exagération des reproches, et l’opinion du dernier est une critique vive et piquante du système d’examen proposé. M. Édouard Romilly, président de l’Audit-Office (commission des comptes), en a contesté la forme et réduit l’utilité à peu de chose. Le témoignage le plus digne peut-être d’attention est celui de sir James Stephen. Il a été longtemps sous-secrétaire d’état permanent des colonies, et il a pris sa retraite pour devenir professeur d’histoire moderne à l’université de Cambridge ; ses Essais de Biographie ecclésiastique forment un recueil très remarquable, et l’on annonce la publication de ses Leçons sur l’Histoire de France. Par son expérience de fonctionnaire et ses talens d’écrivain, il mérite doublement d’être écouté. Or il tombe bien d’accord ou à peu près de tout le mal signalé par le rapport des commissaires de l’enquête, mais il croit ce mal fort difficile à détruire, et moins dommageable qu’il ne paraît. La médiocrité ne peut être bannie des affaires humaines, et quelquefois elle fait mieux que l’habileté. L’examen, comme on le propose, ravirait au gouvernement la liberté de ses choix. Donner au plus digne ne peut être une règle posée qu’entre un despote et ses esclaves. Enfin cette opinion d’un si grand poids déjà a été reprise et développée avec beaucoup d’autorité par sir George Lewis, alors rédacteur en chef de la Revue d’Édimbourg ; mais il avait été secrétaire de la trésorerie, et l’on sait qu’il est maintenant chancelier de l’échiquier.

Il ne l’était pas quand le gouvernement eut à prendre un parti sur le plan de sir Stafford Northcote et de sir Charles Trevelyan ; c’était alors M. Gladstone, dont l’esprit un peu rigoriste est naturellement porté aux réformes radicales, quand elles n’ont rien de révolutionnaire. Lord Àberdeen aime la règle et n’est pas sans quelque sévérité presbytérienne. Lord John Russell ne craint pas l’innovation et tranche volontiers dans le vif. Dès le 31 janvier de l’année dernière, la reine avait annoncé, dans son discours au parlement, qu’on dressait par ses ordres un plan pour régler l’admission aux emplois du service civil, et ce plan que nous avons esquissé, M. Gladstone se préparait a le soutenir dans la session présente. Qui plus que lui était capable de le faire triompher ?

On voit pourtant qu’il ne s’agissait pas d’une bien grande affaire. L’examen constatera-t-il dans les admissibles un minimum de capacité, ou sera-t-il le jugement comparatif d’un concours? sera-t-il pratiqué par un bureau central ou par des jurys spéciaux? Faudra-t-il donner à ces mesures la solennité d’un acte du parlement ou tout régler par un ordre du conseil, etc.? Telles sont les questions sur lesquelles on se divisait, car personne n’était d’avis de ne rien faire. Voici enfin sur quelle masse d’intérêts il fallait statuer. Les personnes au service du gouvernement sont, d’après les recensemens de 1851, au nombre de 53,678. Il y en a 31,996 touchant de 50 à 150 livres par an, et dont le service n’a rien d’intellectuel, ou paraît si simple, qu’on a proposé, pour une bonne part, d’en charger des entrepreneurs. Sur les 21,682 restant, il y a, dit-on, 840 vacances par an, dont la grande majorité pourrait être remplie par des nominations faites sur preuves de capacité; mais 15,134 de ces fonctionnaires, dont le salaire va de 150 à 800 livres, sont en dehors du personnel des administrations centrales, et ce n’est pas d’eux que s’occupe le plan de réforme. Reste un effectif de 6,494, comprenant depuis le premier ministre jusqu’aux derniers commis, dont le traitement de début est de 80 ou de 90 livres. L’administration proprement dite comprend environ 37 officiers (sans compter la maison royale et les jurisconsultes de la couronne). C’est là, dans le sens large du mot, le ministère. Un tiers à peu près forme le cabinet. Ce corps, non reconnu par la loi, est un sous-comité du ministère désigné par lui-même, et qui, délibérant secrètement, impose ses volontés au reste. Au-dessous, il y a encore en tête de chaque département une partie politique et amovible qui comprend à la trésorerie jusqu’à sept places, et une des deux places de sous-secrétaires d’état créées dans certains ministères. Cet état-major politique doit demeurer soumis aux vicissitudes parlementaires. Quant à l’état-major administratif, il doit être à la fois soustrait à l’influence des partis et à la règle hiérarchique, si l’on veut se conserver le droit de rattacher au service public des hommes d’un mérite exceptionnel. L’ordre établi par le plan de réforme ne s’appliquerait donc que là où commence la hiérarchie remplie par avancement. C’est au maximum 4 ou 5,000 places, et par an 200 nominations. Voilà le champ de la réforme administrative[7].


VI.

On en était là, quand les événemens de Crimée sont venus inspirer aux Anglais une défiance générale de la force de leur gouvernement. Soudain la réforme administrative a été promue au rang d’une question de parti. L’émotion publique, cherchant où se prendre, s’est portée un peu au hasard sur les objets les plus divers, et les documens calmes et inoffensifs, préparés par des commissions qui n’avaient nullement prévu le siège de Sébastopol, sont devenus pièces au procès dans l’enquête ouverte sur l’état de l’armée assiégeante et sur les effets de la guerre. Le ministère renversé par la guerre se trouva celui qui avait pris le plus franchement l’initiative de la réforme, et il put, sans inconséquence et même par calcul, continuer à la soutenir, puisqu’elle tendait à l’absoudre en condamnant des choses qui n’étaient pas son ouvrage. Pour ceux qui cherchaient des thèmes d’opposition, c’était une bonne fortune que la publication de pièces émanées de l’administration, qui la présentaient en quelque sorte divisée contre elle-même, et donnaient à ses censeurs des auxiliaires dans son propre sein. Ce ne fut pas une moins bonne fortune que l’intervention subite dans le débat d’un écrivain éclairé et impartial qui prît assez vivement parti, sans esprit d’opposition, pour des idées d’opposition. M. Greg, que nous avons essayé de faire connaître aux lecteurs de la Revue[8], suit, avec une attention prompte à se changer en inquiétude, le cours des idées qui se succèdent dans son pays. Fidèlement attaché aux institutions fondamentales, il professe cette maxime, que pour conserver il faut innover, et va jusqu’à dire que les exigences irréfléchies de la démocratie ne peuvent être prévenues que par des changemens hardiment faits, dussent-ils porter sur quelques parties regardées comme essentielles du gouvernement parlementaire. Vivement frappé de l’état des affaires, un peu alarmé du conflit des plaintes et des systèmes, il écrivit avec toute la chaleur du patriotisme et du talent un pamphlet qui, pour la forme, est propre à donner une haute idée de l’écrivain; la Seule Chose nécessaire (the One Thing needful), tel en est le titre. — Notre cause était bonne, dit M. Greg; nous avions une belle armée, tout le monde a rempli son devoir, personne n’eût fait mieux, et l’on a échoué! C’est que les ministres étaient servis par un mécanisme dont les neuf dixièmes ne dépendaient pas d’eux. S’agit-il du militaire? Que pouvaient-ils sur le commissariat, sur l’état-major médical, sur le département du quartier-maître général? Les officiers, ils les trouvaient tout faits. Et comment? J’ai un second fils étourdi qui n’est pas méchant, mais qui n’est bon à rien. Je sollicite une commission, je la paie et je l’obtiens. Si je suis en faveur, je l’obtiens plus vite. Pour devenir officier-général, que faut-il? vieillir. Passons au civil. Mon troisième fils est sans intelligence, mais il est tranquille; un négociant n’en voudrait pas pour commis. Un de mes amis est en crédit; je puis être utile à quelqu’un de la majorité : mon fils devient commis avec 90 livres de traitement, et dans vingt ans il en aura, s’il vit, 250. Quelle entreprise commerciale, quel soumissionnaire de chemin de fer consentirait à subir les liens d’un pareil système ? Mais à qui le reprocher ? À John Bull, qui l’a toléré. Si l’on y eût touché naguère, quels cris ! Et cependant voulez-vous mettre un terme à la proscription du mérite ? rendez le ministère plus libre ; qu’il soit maître de ses choix. Les hommes capables existent, ils abondent ; on les trouverait dans le pays, mais non dans le service public ; dans l’armée, mais non parmi les colonels. Il ne s’agit point d’exclure l’aristocratie, mais de prendre les habiles dans l’aristocratie. On ne sera point forcé de repousser ses amis, mais de choisir des amis qui aient fait leurs preuves. Que le ministère puisse appeler à son aide quiconque l’aidera le mieux, dans le parlement, hors du parlement. Si dans la chambre la réforme a restreint le cercle des hommes jeunes et capables, qu’une réforme nouvelle l’élargisse ; qu’elle crée vingt nouveaux sièges à la disposition de la couronne ; ce sont vingt membres qui ne voteront pas si l’on veut, mais ils parleront et feront les affaires. Point d’erreur chinoise ; point de places données comme des places académiques. Que les chefs de chaque service examinent leurs candidats, et que le ministre responsable nomme librement. S’il s’est trompé, qu’il le reconnaisse, et qu’une révocation répare son erreur. Lord Palmerston ne doit point s’arrêter à moitié chemin. Que lui servirait d’aliéner l’aristocratie sans contenter l’Angleterre ? Qu’il aille jusqu’au bout, ou bientôt il faudra quelque chose de plus qu’un changement de ministère.

Lord Palmerston n’accomplit pas tout à fait ce programme. Son ministère passa par deux ou trois remaniemens. Rien de frappant ne vint saisir les imaginations, et dans un second écrit : le Moyen d’en sortir (the Way Out), M. Greg demanda comment il se faisait que l’Angleterre, habituée à tout surmonter, ne se sentît faible que dans son administration. Il était de ceux qui ne portent envie ni aux facilités du despotisme, ni à la vigueur de la démocratie. Le gouvernement anglais les surpassait tous deux en ressources. Le pays était plus fort que du temps de Pitt. Ni l’ardeur nationale, ni les moyens financiers ne faisaient défaut. Que manquait-il donc ? Un gouvernement qui eût le courage de secouer ses chaînes, de braver les intrigans, les factions, les grandes familles, qui songeât à faire, non à vivre. Lord Palmerston et lord Panmure n’ont parlé que pour rassurer et se défendre. Il fallait proclamer les fautes et les désastres, instituer et non concéder le comité Roebuck, exiger confiance absolue ou dissoudre. Un temps peut venir où la dissolution ne suffirait plus. Ce langage était véhément. Ces deux écrits, pleins de verve, ont produit de l’effet. Les erreurs qu’on y peut relever ne sont peut-être que des vérités exagérées, seule espèce d’erreurs où puisse tomber un excellent esprit trop ému. On a répondu avec beaucoup de raison à M. Greg qu’il avait oublié de montrer qu’un ministre, abandonné à son libre arbitre, dût gagner en discernement ce qu’il gagnerait en indépendance, et qu’il fût dans la meilleure posture pour faire de bons choix, quand on lui interdisait de choisir parmi ceux qu’il connaissait parce que ce serait faire du gouvernement une coterie, et d’avancer ses paréos de peur du népotisme, ou ses partisans de peur du job[9]. En insistant sur les inconvéniens ou les difficultés de la liberté, on ne prouve pas le mérite de la dictature.

Ces vues allaient au-delà d’une réforme administrative, et elles demeurent livrées à la discussion. Excités par l’exemple de M. Greg, cent écrivains ont publié des brochures ; les rédacteurs des revues sont entrés en lice, et toutes les questions que nous avons touchées ont été présentées sous des aspects qu’on s’est efforcé de rendre divers. Cependant la discussion a toujours roulé dans un cercle assez étroit. La Revue d’Edimbourg ne s’est prononcée que sur la réorganisation de l’armée, qu’elle réclame hautement ; elle se réserve sur le service civil. Ce que j’ai lu de mieux sur le service civil, ce sont les articles du North British Review, n° 45, et surtout d’une revue nouvelle qui paraissait pour la première fois, the National Review, juillet 1855. Ces deux recueils sont réformistes dans cette question, mais avec une modération éclairée. J’étais curieux de lire la Revue de Westminster, qui passe, comme on sait, pour l’organe du radicalisme ; mais les choses ont assez marché en Angleterre pour que ce mot ne désigne pas toujours en politique quelque chose d’excessif, et la Revue de Westminster, qui aurait du succès en France, si elle y était plus connue, se distingue surtout comme journal de la liberté philosophique. Elle s’est dégagée des liens d’un étroit benthamisme, et dans l’ordre spéculatif, elle donne souvent des articles remarquables. Quand elle parle du continent, elle n’est pas sans préjugés. A l’identité de certains noms qu’usurpent des partis fort divers, elle prend quelquefois pour siens des radicaux européens qui n’ont nullement ses idées, et combat leurs adversaires, sans toujours s’apercevoir qu’elle tire sur ses propres troupes, car au fond sa politique est modérée, du moins dans les questions pratiques, et notamment sur les points qui nous occupent, elle est loin de s’être jetée dans les exagérations. Ses deux articles, n° 14, l’un sur le service militaire, l’autre sur le service civil, sont judicieux, mais sans nouveauté. Le même numéro contient sur le ministère de lord Palmerston des réflexions qui n’indiquent pas une entière confiance, mais qui concluent raisonnablement sur la guerre d’Orient. L’article saillant est dans le numéro suivant ; il a pour titre : le Déclin du gouvernement de parti. L’auteur, qui est tout au moins inspiré par M. Greg, se félicite de voir peu à peu passer de mode cet antagonisme systématique et ces victoires alternatives des grandes associations mises en présence par la révolution de 1688. L’histoire, plus que leurs convictions, expliquait leurs luttes constantes. Des ambitions de famille, des intérêts héréditaires étaient pour, autant dans le débat que les opinions politiques. Cependant à mesure que le pays s’est éclairé, que la sphère des électeurs et du public s’est agrandie, l’utilité générale a été mieux comprise, plus consultée, et l’on a reconnu combien de moyens d’attaque ou de défense, combien de garanties, de restrictions bonnes pour protéger les partis contre la couronne ou les uns contre les autres, avaient cessé de servir le moins du monde au bien commun. On s’est lassé de cette éternelle partie d’échecs parlementaire. On a cherché avant tout des résultats, et c’est la société qui est devenue le grand et véritable parti. La conclusion est que le chef du gouvernement, le premier ministre, doit représenter plus complètement l’état et moins exclusivement ses amis, et qu’exerçant le vrai pouvoir royal, il doit être peu à peu délivré de toutes les misérables sujétions qui entravent sa marche. Tel voulait être Peel, un législateur véritable. Il est tombé, parce que le temps n’était pas venu de gouverner sans parti. Il n’est pas venu encore, et l’on est encore loin du terme ; mais on y marche, les partis déclinent. C’est une révolution lente, et, pour la préparer, « il faut faire des millions d’Anglais propres à être bien gouvernés ; » car les lumières et les sentimens d’un peuple sont, plus que des artifices ou des routines constitutionnelles, les garanties de sa liberté.

Il faut se borner dans cette analyse de publications monotones et innombrables. Quelque effort que l’on ait fait pour donner par des considérations accessoires, par des vues d’avenir, plus de relief et de grandeur à la réforme administrative, on n’a pas réussi à traduire en vœu positif, en question actuelle, autre chose que ceci : quelle qu’en soit la cause, négligence ou faiblesse, empire de l’habitude, exigence des partis, ahus du patronage, prétention de l’aristocratie, influence des électeurs, l’administration n’est pas excellente, et cela tient au personnel des bureaux. De meilleurs choix, une condition plus élevée, un système d’avancement qui stimule le zèle et récompense le mérite, voilà ce que tout le monde veut. Entre les partisans et les adversaires de la réforme, je ne vois guère que deux différences : c’est que les seconds regardent comme une utopie un système combiné de promotions par mérite et par ancienneté qui n’ouvre pas la porte à l’arbitraire, c’est-à-dire à la partialité, et répugnent à régler l’admission dans les bureaux par un examen compétitif, c’est-à-dire à décerner 1rs places au concours. Or ainsi pense le ministère.

Le 21 mai dernier, un ordre de la reine en conseil[10] a nommé pour vérifier, suivant des règles fixes, l’aptitude des prétendans aux postes de junior dans tout établissement civil, une commission composée de sir Édouard Ryan, contrôleur général adjoint de l’échiquier, M. John Shaw Lefevre et M. Édouard Romilly. Il statue que les conditions de capacité pour chaque département seront déterminées par les commissaires avec l’assistance des chefs du département, sans qu’ils puissent jamais s’occuper des nominations faites ou à faire. L’examen d’admission sera suivi d’un temps d’épreuve ; mais toutes ces règles ne seront applicables qu’aux candidats qui sont au-dessous d’une certaine limite d’âge. Au-delà de cette limite, le chef du département conserve la liberté de ses choix.

Cette mesure, on le devine, n’a pas eu grand succès, et la société pour la réforme administrative, publiant son premier papier officiel, a, par une adresse au peuple, récapitulé tous les griefs et fait un énergique appel à l’opinion publique, qu’elle trouve froide. Oublie-t-on qu’à l’armée la mauvaise administration a tué trois hommes quand le feu n’en tuait qu’un, que de six millions sterling dépensés pour les transports, deux l’ont été en pure perte ? Ne sait-on pas que Peel a déclaré qu’il aimait encore mieux livrer les chemins de fer à des compagnies irresponsables qu’aux mains engourdies, torpid, du gouvernement, — que lord John Russell a raconté que M. Pitt avouait que dans toute son administration il n’avait jamais pu mettre exactement l’homme qu’il aurait voulu dans la place où il l’aurait voulu, — que M. Gladstone a dit qu’il lui faudrait deux bonnes heures pour rendre intelligible le système compliqué de pouvoir confié sans garantie à un chancelier de l’échiquier ? Mais M. Gladstone avait annoncé la résolution d’abolir en administration le patronage politique, et l’ordre du conseil le maintient ; il n’établit que des garanties illusoires, en confiant l’examen de capacité à des hommes qui, tels que M. Romilly, ont combattu le système du concours. C’est le moment de s’écrier plus que jamais : Les hommes de mérite aux places qu’ils méritent ! The right men in the right places !

Cependant la société ne dissimule pas sa surprise de voir si peu de réunions suivre son exemple. Malgré la polémique des journaux, la passion publique n’a pu s’emparer de la question, et quand la chambre des communes en a été saisie, elle l’a discutée comme une affaire ordinaire. Le 10 juillet dernier, une motion de M. Scully tendait à donner plus de force au système de l’ordre du conseil, en rendant les examens publics et en les faisant servir à ranger les candidats par ordre de mérite. Lord Goderich, qui soutient avec talent des opinions avancées, a vivement appuyé, et le système adopté pour le service civil de l’Inde lui a paru le vrai modèle à suivre. Le chancelier de l’échiquier a défendu l’ordre du conseil. Suivant lui, la réforme administrative se réduit à deux choses : améliorer l’organisation, et sous ce rapport l’investigation ordonnée par le dernier cabinet se continue, puis relever le personnel, et c’est le but du système de l’examen. La publicité serait inutile, car une partie de l’examen doit porter sur des épreuves écrites. L’ordre de mérite ou le concours lierait les mains au ministère et annulerait sa responsabilité. Impraticable pour les hauts emplois, il ne serait pas utile pour les emplois inférieurs. Les compagnies commerciales que l’on cite sans cesse n’en voudraient pas, et l’on n’y a eu recours dans le gouvernement de l’Inde qu’afin de restreindre la toute-puissance de la compagnie; l’expérience a justifié l’ordre en conseil.

M. Lyndsay et sir Stafford Northcote ont répondu : le patronage a de nouveau été dénoncé avec tous ses abus; mais c’est surtout M. Gladstone qui, sans précisément appuyer la motion, a décrit le mal dans toute sa gravité, et soutenu comme il sait le faire la nécessité de la réforme. Son discours et celui de son successeur, sir George Lewis, peuvent être regardés comme les deux meilleurs exposés contradictoires de la question, telle qu’elle reste pendante devant le parlement. Aussi lord Palmerston, qui ne pouvait garder le silence, a-t-il judicieusement remarqué qu’on était d’accord sur le but, en désaccord sur les moyens. Il a fait l’éloge des agens actuels de l’administration et l’éloge des examens en général; il a trouvé qu’il était fort difficile de poser une règle d’avancement qui s’appliquât à toute la hiérarchie et combinât les droits du mérite avec la durée des services, et il a conseillé de laisser expérimenter le système récemment établi; après quoi la question préalable a été adoptée à 140 voix contre 125.


VII.

Si l’on nous demandait maintenant ce que nous augurons de ces longs débats, il nous serait impossible de témoigner ni beaucoup de crainte ni beaucoup d’espérance. Il se peut qu’un de ces jours l’examen compétitif triomphe, et nous sommes assuré que la prérogative royale n’en souffrira pas. En France, les officiers de l’armée qui n’ont pas été soldats sont au fond nommés au concours, puisque c’est ainsi qu’on entre dans les écoles polytechnique et militaire. Qu’y perd le pouvoir du prince? Quand M. Royer-Collard, dans la mémorable discussion de la loi de recrutement de 1818, demanda que la loi décrétât le concours, on se récria, et à défaut de la loi l’usage lui a donné raison. Tôt ou tard un système analogue pénétrera par les écoles jusque dans l’armée anglaise. En même temps les sous-officiers obtiendront quelquefois l’épaulette. L’apprentissage militaire sera plus sérieux et plus obligatoire ; l’avancement deviendra une récompense, et tout cela, non sans quelque proportion de faveur et de partialité politique. Aux réformes de ce genre, l’état militaire gagnera plus que le service civil ; mais il subsistera toujours assez d’abus pour occuper la critique : l’aristocratie ne sera ni affaiblie ni compromise, les réformes ne font la plupart du temps ni tout le bien ni tout le mal qu’on en attend. Dans une brochure très bien faite pour la défense du ministère Aberdeen (Whom shall we hang ? — Qui pendrons-nous ?), on a fort réduit les allégations de faits qui ont motivé tant de gémissemens et d’accusations. La crédulité et la malveillance doivent avoir beaucoup menti ; mais elles auraient dit vrai, voyez la marche des idées ! « L’armée anglaise a, dit-on, peu à peu disparu. On lui a distribué du café sans qu’il fût brûlé, et de la viande sans les moyens de la faire cuire. Les médicamens étaient insuffisans ou altérés. On est forcé de remplacer des vétérans par des recrues. Le prestige de l’Angleterre est brisé. L’orgueil de la nation ne le peut souffrir, et sacrifierait ses institutions mêmes à sa grandeur. Le temps presse ; on n’a qu’un moment pour sauver les institutions. À l’œuvre donc ! Et quelle œuvre ? Ayez un bon programme littéraire pour l’examen des candidats aux grades d’expéditionnaires, et nommez les expéditionnaires au concours. » — En vérité cette manière de raisonner n’est-elle pas un peu puérile, surtout quand on songe que les souffrances de l’armée anglaise sont passées, que depuis plusieurs mois le service est rétabli dans les parties où il avait manqué, que les correspondances de Crimée ne parlent que de la bonne tenue des troupes, et qu’enfin Sébastopol est pris ?

On objectera, surtout en France, que la gravité du débat est toute morale, qu’elle réside dans la nature des idées que la crise a suggérées et des sentimens auxquels on a fait appel. N’a-t-on pas de toutes parts accusé l’aristocratie, le patronage, l’existence des partis ? Or, si l’on démontrait que ces choses ne doivent plus subsister, on aurait aux yeux de bien des gens l’air de conclure à la suppression du gouvernement britannique. Effectivement, une fois engagés dans cette voie, la logique conduisant la marche, la rhétorique battant le tambour, quelques-uns ont fait mine de vouloir donner l’assaut aux antiques remparts de la constitution.

La presse a pour devise ces mots de Juvénal : Ut declamatio fias. Malheureusement la déclamation fait plus de bruit que de besogne. Cette fois même elle a fait moins de bruit qu’on ne croit en avoir entendu. L’aristocratie a été nommée, on s’est plaint de son influence ; mais l’a-t-on attaquée en elle-même ? Jamais à la tribune. « Je suis fier de notre aristocratie, dit M. Laing : elle n’est pas efféminée. » — « Qui cherche à diviser l’aristocratie et le. peuple? dit M. Lyndsay. Je ne puis la comparer sans orgueil à celles du continent. » — « La composition du personnel administratif n’est rien moins qu’aristocratique, dit M. Chadwick, et les classes supérieures n’ont rien à perdre au concours. » — « Nous ne voulons point d’une révolution même pacifique, » dit la Revue de Westminster, et je lis dans un discours prononcé dans un collège pour les ouvriers par le révérend M. Maurice, donné souvent pour un prédicateur socialiste : « Plébéien que je suis, je ne puis ni n’ose nier que le sentiment de la naissance ne soit une chose précieuse pour un homme et pour une nation... Cette foi qui manque aux Américains, l’Angleterre elle-même en a besoin. Il n’est pas vrai que le sentiment de la famille, le respect des ancêtres soit trop fort parmi nous; il n’est pas de moitié assez fort. Il n’est pas vrai que les membres de notre aristocratie doivent y renoncer. Ils doivent le célébrer et le cultiver en eux-mêmes. Nous devons, s’il nous est possible, le célébrer et le soutenir dans leur sein. C’est là ce qui les préserverait de tout abaissement, de toute cette indolence, cette indifférence, ce goût de la mode et de la richesse que nous leur imputons. » C’est qu’en effet il faudrait une haine aveugle pour mettre au compte de l’aristocratie les abus qu’on déplore. Elle n’a point par privilège les grades de l’armée, encore moins les places de bureau, qu’elle recherche peu. Le défaut d’expérience militaire, s’il existe, est commun à la bourgeoisie comme à la noblesse, et l’une comme l’autre, plus que l’autre peut-être, a besoin de bonnes écoles spéciales. L’aristocratie, étant un élément considérable de la société anglaise, a sa part des reproches adressés à tous ces moyens d’influence, ou si l’on veut, de corruption que couvrent les mots de patronage, interest, job enfin; mais sa part va en décroissant, tandis que celle des classes moyennes augmente. Quand M. Layard disait à la réunion de Drury-Lane qu’il voulait faire commencer le règne des classes moyennes, il venait un peu tard, et il oubliait que dans son propre parti on les accuse d’avoir, depuis leur avènement par la réforme, confisqué à leur profit les faveurs du pouvoir et développé le trafic parlementaire. Il y a tel écrivain réformiste qui ne dissimule guère qu’il regrette les bourgs-pourris, et rien en ce moment ne désigne l’aristocratie comme telle à la jalousie des masses. On semble au contraire enclin à croire que la voix du bien public se fait plus entendre au sein d’une classe consacrée au gouvernement que dans la sphère des professions privées. Ceux qui ont le plus critiqué la nomination de l’infortuné lord Raglan se sont plaints, non qu’il fût un Somerset, mais de ce qu’il était vieux, et le général Simpson n’est point un aristocrate. La démocratie en Angleterre n’a point d’injures à venger ni de haine à satisfaire. L’esprit de réforme agissant pour le plus grand intérêt de la communauté, voilà l’esprit qu’elle souhaite et croit voir en grande partie réalisé dans le gouvernement. Ses chefs sont plutôt du parti du pouvoir. Sir William Molesworth publiait en 1839 une belle édition des œuvres du philosophe Hobbes. Il la dédiait à son ami M. Grote, le savant historien et l’habile vengeur de la démocratie grecque, et quod prœcipue laudi est, pro œquali universorum civium libertate adversus optimatium dominatum propugnatori acerrimo et constantissimo. Or sir William Molesworth est ministre depuis bientôt deux ans. Il a remplacé tout à l’heure lord John Russell aux colonies, et sa popularité est entière, et pas une voix ne s’est élevée pour l’accuser d’avoir cessé de mériter l’éloge qu’il décernait à son ami M. Grote : tant il est vrai que l’esprit libéral et réformateur du gouvernement est tout ce qu’il faut à la démocratie britannique.

Mais si l’aristocratie n’a été touchée que pour avoir eu sa part du patronage, c’est donc au patronage qu’on en veut. Le sens du mot est connu. Quand on parle du patronage du premier lord de la trésorerie, on entend parler du nombre de nominations dont il dispose. Or, ce droit, les ministres sont accusés d’en user moins pour le bien public que pour récompenser leurs cliens ou pour s’en faire de nouveaux. En d’autres termes, les rapports de famille, de société, de parti, entrent pour beaucoup dans la distribution des places. Cela est possible; je dis plus, cela est certain. A moins d’ouvrir au hasard an almanach des adresses, comment mettre en place des gens qui ne seraient connus ni du ministre ni de personne? Les emplois un peu importans, un peu lucratifs, ne sont pas fort nombreux. Admettons qu’ils soient distribués dans un cercle très-resserré. De quoi se plaint-on? Est-ce d’en être privé? Le dommage n’est pas étendu, car la proie à partager est petite. Mais la passion des places se serait-elle développée dans le pays, ou veut-on l’y introduire? On se plaint que ces emplois ne soient pas assez recherchés, et l’on voudrait en augmenter l’éclat et le profit pour les rendre plus dignes de l’ambition du talent. Dieu préserve l’Angleterre d’une révolution administrative qui deviendrait ainsi une révolution sociale ! Dieu conserve à ce noble pays le premier des biens, l’indépendance individuelle! Le patronage n’est sérieusement critiquable que si les places sont distribuées contrairement à l’intérêt public. Or c’est à ce personnel composé par le patronage qu’appartiennent sir Charles Trevelyan, sir Stafford Northcote, sir James Stephen, M. Taylor, M. Chadwick, M. Rowland Hill, etc., tous ces fonctionnaires dont les réformistes invoquent l’autorité; le mal n’est donc pas si grand. Qu’il existe cependant et que le patronage ait des abus, n’en doutez pas. Posez des conditions de capacité à l’entrée de la carrière, posez des règles d’avancement; que l’administration ait comme l’armée des états de service; exigez toutes les garanties possibles, vous ferez bien. Mais s’il subsiste encore des abus, si les ministres donnent encore des places à la faveur (et ils en donneront, et le. patronage ne sera jamais irréprochable), dites-vous bien qu’on ne change pas les choses humaines dans leur essence, et consolez-vous en pensant que des ministres responsables sont après tout moins faciles aux abus que des ministres qui ne le sont pas. L’obligation de rendre compte de leurs actes et de répondre à l’opposition crée pour eux un réel intérêt de bien faire, comme le besoin du succès pour ces entreprises si vantées du commerce et de l’industrie. Plusieurs de celles-ci ont assurément beaucoup d’agens habiles; mais combien n’en ont pas! Combien ont échoué par la négligence, le désordre, l’imprévoyance, l’esprit d’aventure ! Avec la volonté de réussir et l’amour du travail, avec de l’opiniâtreté et du jugement, on fait beaucoup dans les affaires privées. Qu’est-ce que tout cela dans les affaires publiques, si l’on n’y joint une instruction étendue, une éducation générale, l’expérience du monde, la connaissance des hommes, l’art de se contenir, de ménager les caractères, de concilier les intérêts, de négocier avec les amours-propres, enfin la patience et la modération? On ne mène point une administration comme une usine, et un bureau comme un atelier. C’est une contradiction de citer pour exemple les compagnies du gaz ou de chemins de fer, et de faire subir aux employés un examen sur l’histoire et la littérature. Le ministre qui cherche autour de lui, dans ses attenances, dans son parti, des collaborateurs, tient compte des conditions du bien public au moins deux fois sur trois, ou s’il y manque, la presse et la tribune sont là pour l’en faire souvenir.

Mais l’efficacité de ce contrôle est elle-même attaquée. Un état libre est un gouvernement de parti, et l’esprit de parti, ce népotisme en grand, corrompt l’administration. Commencerait-on par hasard à se lasser de la liberté? Les temps seraient bien changés. De souvenir de contemporains, il y a eu une époque où la réforme la plus nécessaire paraissait suspecte, si, tout en servant au bien-être ou à l’utilité du public, elle donnait à l’autorité un droit avec un devoir de plus. Je citerai la police de Londres. On s’accorde pour en louer l’organisation. Or à la fin du dernier siècle la surveillance de la ville était confiée à chaque quartier, qui s’en acquittait à sa mode et aux frais des intéressés. Londres et surtout ses environs n’offraient aucune sûreté. C’était le temps où Chamfort disait : « La police est une si belle chose, que les Anglais aiment mieux les voleurs, et les Turcs aiment mieux la peste. » Et ce mot semblait pris au sérieux par de grandes autorités. Les premiers bills qui en 1792 essayèrent d’introduire un peu d’uniformité dans la police de la métropole et de la faire au moins surveiller par un magistrat soldé rencontrèrent une vive opposition, et M. Fox attaqua cette innovation comme dangereuse, et cette magistrature comme incompatible avec la liberté du citoyen. Toutes les mesures qui ont progressivement complété le système actuel ont soulevé une vive résistance; à ce prix, l’ordre semblait coûter trop cher à la liberté, il y avait sans doute de l’exagération dans cette susceptibilité ombrageuse. C’était une faiblesse, si l’on veut, — faiblesse de peuple libre! Aujourd’hui, pour atteindre à quelques perfectionnemens problématiques dans la composition des bureaux, certaines personnes feraient bon marché de l’influence de la représentation nationale, et l’on incrimine l’existence des partis, attendu qu’ils peuvent protéger de mauvais commis. On veut voir dans la chambre élective non plus un contrôle, mais un instrument de corruption. En ministère plus à l’aise ferait mieux et obéirait plus fidèlement à la dictée de l’intérêt public. Les précautions restrictives qu’on a prises autrefois contre le pouvoir sont surannées et s’appliquent à des abus qui ne peuvent renaître. Autres maux, autres remèdes. C’étaient les aimes des partis, il faut les briser. Grâce à Dieu, le gouvernement des partis est en déclin.

C’est là un singulier langage, et s’il pénètre jusque dans son tombeau, George III, tout mort qu’il est, doit en tressaillir de joie. C’est dans le palais de Leicester-House, où sa jeunesse fut élevée, c’est dans le salon de sa mère, entre l’évêque de Norwich et lord Bute, qu’il apprit à penser que depuis 1688 on n’avait travaillé qu’à retenir le pouvoir royal aux mains des grandes associations politiques et à confisquer le sceptre au profit des partis. C’était avant lui le traître Bolingbroke qui, trop bien connu des chefs populaires des deux chambres, avait imaginé, pour se faire des amis en cour, cette fiction d’un roi indépendant des partis, et par cela même décoré du nom de roi patriote. Le travail personnel de George III dans tout son règne ne tendit qu’à regagner un peu de l’arbitraire que ses prédécesseurs avaient imprudemment aliéné. Singulier retour des opinions humaines! On dirige au nom de l’intérêt public contre les institutions les mêmes critiques que leur adressait jadis la coterie des amis du roi.

Burke, avant les plus habiles écrivains de notre époque et aussi bien apparemment que les plus habiles, a connu et décrit cet esprit étroit et routinier qui domine quelquefois dans les bureaux. Lisez le portrait éminent qu’il a tracé de George Grenville; il semble avoir dépeint dans ses plus grandes proportions l’idéal du red tapeism, l’homme d’état bureaucratique[11]. Et ce même Burke ne voyait d’obstacle efficace soit à la prépondérance de la cour, soit à celle de l’esprit administratif, que le parlement, que la résistance des partis, que leur fidélité à eux-mêmes. Et c’est cela même que l’on prétend changer. Ce sont vieilleries dont on se lasse, et lorsqu’il y a des partis dans toute l’Europe, on pense toucher à l’âge où il n’y en aura plus en Angleterre. On imagine un temps où il n’y aura plus deux esprits dans la société, l’un conservateur, l’autre réformateur, ayant chacun leurs représentans. On aspire apparemment au règne de l’unanimité. On oublie donc comment un écrivain célèbre a défini l’unanimité.

Je reconnais que la réforme parlementaire, ou plutôt l’esprit du temps, a modifié les partis; mais ce n’est pas un fait nouveau, et depuis deux cents ans ils se sont incessamment transformés. Il est vrai que les partis moins divisés au fond, plus obligés de compter avec l’opinion publique, sont moins libres dans leurs ressentimens et leurs vengeances, c’est-à-dire que l’esprit de parti est moins violent et qu’il connaît le frein. La classe moyenne, à laquelle la réforme a donné dans la chambre cent cinquante sièges de plus, enlevés généralement à une oligarchie de propriétaires, a, dit-on, deux grands défauts : elle est demandeuse, et elle a besoin de l’être pour s’assurer sa clientèle électorale; puis elle est peu politique, et ne fournit point d’hommes d’état. Les élections, en devenant franches et réelles, amènent dans la chambre des hommes qui se sont distingués dans leur profession, c’est-à-dire des hommes d’un mérite spécial et d’un âge mûr. Les jeunes ambitieux, les inconnus qui ont du talent et de l’avenir se voient fermer les portes de Westminster. Ceci ramènerait en bonne logique à l’aristocratie dont on se méfie pourtant. Mais quand l’armée sera mieux composée et un peu plus instruite, quand les soldats seront moins grossiers et les officiers plus soldats, quand les bureaux seront remplis d’un personnel plus lettré, les hommes d’état n’abonderont pas davantage. Aussi M. Greg a-t-il inventé cette aristocratie au choix de la couronne, cette institution de cadets politiques qui siégeraient dans la chambre comme des apprentis virtuoses destinés à la charmer par l’esprit et la parole. Y a-t-il bien songé? ne voit-il pas quelle proie nouvelle il offre aux partis? Comment supposer que des ministres iront se donner de gaieté de cœur des rivaux ou des adversaires, et négligeront un tel moyen d’accroître leur clientèle et celle de leurs amis? Si l’on dit que le mérite éclatant, que le jugement du public leur forcera la main, il faut alors que l’opinion, bon juge du mérite, le distingue de bonne heure, et n’attende pas qu’il se prouve pour l’élever. Et pourquoi donc alors ne l’élèverait-elle pas d’elle-même par la voie de l’élection? Pourquoi l’accuse-t-on de méconnaître les hommes d’avenir et de n’estimer que les capacités constatées dans les professions privées? Dans tous les systèmes, on a besoin en dernier ressort de recourir à l’esprit public; s’il est aveugle, égaré, engourdi, toute réforme est vaine ; dans le cas contraire, ne vous défiez pas tant des élections. Il est plus facile d’exciter et d’éclairer l’opinion électorale que le pouvoir exécutif. Gagnez des voix à vos idées, et vos idées triompheront. Si le public ne recherche pas assez les candidats que leur jeunesse et leur talent promettent à la politique, si les brigues et les frais des élections incitent les représentans de la classe moyenne dans la dépendance des électeurs, et les obligent à se soutenir par la corruption, si la chambre devient ainsi trop indulgente pour les abus du patronage, parce qu’elle même en a besoin, c’est contre tout cela que l’action de la presse, des associations, des pétitions est bonne. C’est à ce mal que quelques mesures de réforme, non pas administrative, mais électorale, peuvent remédier. C’est dans ce sens qu’il faut stimuler la chambre, agiter le public. Tout ramène, comme on le voit, à ces vieilles et éternelles garanties, les chambres, les élections, la presse, l’opinion. Tout corrobore notre opiniâtre confiance dans les forces propres du gouvernement représentatif. Il ne faut pas l’altérer pour l’améliorer, mais tirer parti de ses ressources et le développer dans le sens de son génie. C’est à la chambre de forcer les ministres à ne pas s’endormir dans la routine ; c’est à la presse de pousser le pays à rajeunir la chambre par des choix nouveaux ; c’est à l’opposition de retrouver et de mettre en lumière ces hommes d’état qui depuis la réforme sont, dit-on, perdus et cachés. Une des erreurs de notre temps, et dont notre révolution française a souvent pâti, est de croire, dès qu’un inconvénient se fait sentir, qu’il suffit de quelque combinaison législative pour s’en délivrer. Les réformes sont bonnes assurément, mais elles ne sont ni bonnes à tout, ni d’une efficacité sans limite, et quelques dispositions écrites ne changent pas un mouvement d’idées, un état des esprits, une cause morale enfin dont les effets inquiètent. « Tout est opinion à la guerre, disait Napoléon ; après une bataille perdue, la différence du vainqueur est peu de chose : c’est l’influence morale qui fait tout[12]. » Ce qui est vrai à la guerre est encore plus vrai dans la politique, et c’est pour donner toute sa force au ressort de l’opinion que les constitutions libres furent inventées. Que le public veuille des ministres plus jeunes, des membres du parlement plus maîtres d’eux-mêmes, une administration plus sévèrement composée et plus active dans le sens du bien public, il aura tout cela, s’il le veut ; aucune loi ne le lui donnera. Que l’Angleterre fasse donc quelques réformes écrites, si cela lui plaît ; mais qu’elle n’en espère pas trop et ne s’y fie guère. Qu’elle se fie à la liberté et qu’elle en use.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Dans un des documens de l’enquête sur l’administration, on a très sérieusement cité une page de Balzac extraite, je crois, du roman intitulé les Employés.
  2. Le lacet rouge, red tape, sert à faufiler ensemble les pièces administratives, et de là l’adjectif red tapish pour désigner les gens de bureau.
  3. Hansart, nom du premier éditeur de la collection des débats parlementaires.
  4. Voyez, sur les œuvres de M. Henri Taylor, la Revue du 1er décembre 1849.
  5. Committee of the privy council for education, commission fondée en 1839 et composée de ministres ou membres du conseil privé, sous la présidence du président du conseil. Elle est chargée de l’emploi des sommes votées pour l’avancement de l’éducation générale et de la surveillance des écoles normales du gouvernement.
  6. La trésorerie, le département des colonies, le département de l’Irlande, le bureau du commerce, les écoles centrales ou normales, musées, institutions scientifiques, formant le département de la science pratique; le bureau de la loi des pauvres; l’office du conseil privé; la commission des dîmes, rentes foncières et clôtures; la commission des tares et émigrations coloniales; le bureau de l’ordonnance, l’office des travaux et bâtimens publics.
  7. North British Review, n° 45.
  8. N° du 15 janvier 1855.
  9. Le job est ce qu’on appelle quelquefois en français une affaire. C’est tout arrangement dans lequel, sais forfaiture ni vénalité proprement dite, l’intérêt particulier se cache sous le voile de l’intérêt politique.
  10. Les ministres ou le cabinet ne peuvent donner d’ordres qu’à leurs subordonnés. Les volontés du gouvernement qui sont générales ou obligent les sujets sont exprimées sous la formule d’ordres rendus en conseil, privy council, et non conseil de cabinet.
  11. Voyez Edmund Burke, premier article, dans la Revue du 15 janvier 1853.
  12. Lettre au roi Joseph, 22 septembre 1808.