La Réforme administrative
Revue des Deux Mondes3e période, tome 99 (p. 332-369).
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LA
REFORME ADMINISTRATIVE

III.[1]
LES CULTES.


I

Par le concordat de 1801, l’Église et l’État sont mariés ; par la force des choses, ils font mauvais ménage. Par le concordat, l’État prenait l’engagement d’aimer l’Église, l’Église prenait l’engagement d’aimer l’État. Aujourd’hui, l’État n’aime plus l’Église, l’Église n’aime plus l’État. Leur union est désormais trop orageuse pour n’être pas stérile. Le temps n’est-il pas venu de leur préparer, pour l’avenir, un divorce amiable ?

Mon but n’est pas, dans cette série d’études, de pénétrer successivement l’intimité de chacun des détails de notre organisme gouvernemental. Je prétends examiner seulement quelques types de rouages où les modifications que l’on peut concevoir en vue d’en simplifier le mécanisme serviraient de modèles à d’autres du même genre. Après l’intérieur et la justice, le ministère des cultes est, à mes yeux, une troisième branche de l’administration publique, susceptible d’une réforme aussi utile que les deux premières, tout aussi urgente et non moins facile, à la condition d’y apporter un esprit dégagé de rancunes et de préjugés, le seul qui convienne à des pensées de cet ordre. Les passions contemporaines sont, en effet, si ardentes et par conséquent si aveugles, que le sujet ne vaut la peine d’être traité qu’à la condition de s’éloigner de la France de 1890 de deux cents ans ou de cinq cents lieues.

Ministère, ou plutôt fragment de ministère, le plus petit et, pourtant, le plus discuté de tous, cette demi-douzaine de bureaux qui composent la direction des cultes sont l’expression des rapports de l’Église et de l’État. Et les rapports de l’Église et de l’État, c’est un des plus graves problèmes actuellement soumis, en notre pays, à la méditation des penseurs ; seulement, ce qui fait méditer les penseurs fait aussi songer les insensés. C’est pour cela que les sages hésitent ; d’autant plus qu’en séparant les conjoints, la justice exige que l’on rende à l’épouse son apport dotal, le « budget des cultes. » La question d’argent n’est pas seule à compliquer cette liquidation imminente d’une communauté qui a duré de longs siècles, qui eut ses périodes difficiles, ses querelles, communauté où chacun des deux contractans chercha constamment à asservir l’autre et où ils y parvinrent chacun à leur tour, — l’Église d’abord, durant tout le moyen âge ; l’Etat ensuite, depuis la fin du XVIe siècle, — mais où l’amour réciproque qu’ils avaient l’un pour l’autre pansait aisément les blessures, faisait pardonner les violences et oublier les gros mots. Lorsque, après dix ans de guerres et de sang répandu, de proscriptions et d’anathèmes, Bonaparte et Pie VII signèrent, l’un pour l’État, l’autre pour l’Église, le nouveau contrat qui devait renouer, en les modifiant, les bons rapports d’autrefois, l’amour était mort ; ce n’était plus qu’un mariage de raison, une union intéressée, une affaire, d’où le cœur était absent. De fait, cette affaire était bonne et avantageuse aux deux parties ; c’est même pour cela qu’elle fut conclue, quoique à travers mille tiraillemens. Ce concordat, paraphé à l’aurore des temps nouveaux, fut comme les traités de commerce de 1860, auxquels on veut aujourd’hui malemort et qui, en leur temps, ont largement contribué à notre prospérité matérielle. Le traité religieux de 1801 passa aux « profits et pertes, » pour le plus grand bien moral de la société d’alors, beaucoup de créances irrécouvrables et beaucoup de griefs encore saignans. Mais il ne fit pas revivre le passé. On n’avait inséré dans le texte que le règlement succinct des litiges de la veille, et des engagemens vagues pour la vie commune qui allait reprendre le lendemain. Toutefois, la plupart des négociateurs entendaient appliquer à ce remariage des deux pouvoirs, spirituel et temporel, les obligations légales des unions privées : l’Eglise et l’État se devant mutuellement fidélité, secours, assistance ; l’État, disaient les clercs, devant protection à l’Église ; l’Église, disaient les laïques, devant obéissance à l’Etat. C’est dans cet esprit que furent rédigés les articles organiques, sur lesquels on a tant glosé, qui se bornaient à reproduire, en somme, la charte de servitude que le trône avait fait peser sur l’autel durant la monarchie absolue, sans la compensation de l’intolérance officielle de l’État en matière religieuse, que l’Église payait cher, mais qui rachetait à ses yeux bien des choses.

Nous autres, hommes de la fin du XIXe siècle, qui n’avons connu ni l’ancien régime, ni la révolution, nous avons quelque peine à nous figurer le concept bizarre que des personnages qui avaient vécu sous Louis XV et qui venaient de traverser la terreur pouvaient se faire des rapports qu’une convention nouvelle allait inaugurer, entre le spirituel et le temporel, l’état d’âme créé par le mélange d’anciennes habitudes juridiques, de souvenirs à demi effacés et de préventions récentes, chez ces jacobins et ces prêtres réfractaires qui discutaient le pacte et se préparaient à le pratiquer. Il est très certain que ni les uns ni les autres ne mesurèrent, tout d’abord, l’immensité du fossé que les principes de 1789 avaient creusé, à cet égard comme à tous les autres, entre la France dont on clouait le cercueil et celle dont on fabriquait le berceau. C’est un phénomène assez fréquent dans l’histoire de la marche des idées, des idées politiques surtout, que celui d’hommes qui formulent un axiome sous l’influence de la raison et qui s’en écartent sous l’influence de la tradition. Témoins des abus et du désordre que l’inextricable enchevêtrement du civil et du clérical causait dans la gestion des affaires publiques, soucieux de prévenir à tout jamais le retour de luttes religieuses dont la mémoire était demeurée fraîche, les débutans de la révolution avaient commencé par proclamer la liberté de conscience la plus large, la séparation la plus complète des deux domaines ecclésiastique et laïque, et, violant presque aussitôt la règle qu’ils venaient de tracer, ils avaient légiféré à outrance sur la matière. Pour comble d’inconséquence, leur législation ne fut qu’une persécution vis-à-vis du catholicisme, persécution semblable à celle que le catholicisme avait infligée, un siècle avant, dans le même pays, au protestantisme, mais plus cruelle encore : en 1685, on exilait, on dépouillait, on envoyait au bagne les pasteurs réfractaires ; en 1793, on y ajoutait la guillotine pour les prêtres récalcitrans. Pourtant le bas clergé, en se joignant au tiers dans la salle du Jeu de Paume, avait contribué au succès de la cause révolutionnaire. En province, il s’était montré très favorable aux idées nouvelles. Un brave curé de campagne du Berry peint, avec un laconisme naïf, cet enthousiasme et la déception qui le suivit dans les notes d’un journal privé, échoué plus tard aux Archives publiques du Cher. On y lit, en 1790 : « J’ai promis 72 livres pour le don patriotique, payable en trois ans. » En 1791 : J’ai payé 24 livres pour le deuxième tiers de mon don patriotique. » En 1792 : « J’ai été remplacé, n’ayant pas prêté le serment que demandait la constitution civile du clergé, ni ne l’ayant voulu faire ; on m’a donné pour ma pension 500 livres par an. » A la date du 1er octobre de la même année, le journal continuait ainsi : « Je suis à Bourges, à la maison Saint-François, où tous les prêtres qui n’avaient point prêté le serment qu’on demandait ont été renfermés, par ordre de l’assemblée de la nation, que l’on nomme MM. les citoyens de la Convention de Paris. Nous sommes environ cinquante… »

Quand la paix se fit, on ne parut plus se souvenir de ce dogme de l’ère nouvelle : l’indépendance réciproque de l’État et de l’Église. On ne se borna pas à rendre au clergé les bâtimens qu’on lui avait pris, à lui assurer une pension alimentaire en dédommagement des biens « qu’on lui avait confisqués ; les rapports anciens furent renoués sous la forme diplomatique ancienne, si invétérée qu’on n’en imaginait pas d’autre, qu’on ne se figurait pas de moyen terme entre la haine brutale ou la convention scellée de cire rouge. Le premier consul stipulait des prières obligatoires, des sermens, — lui qui devait savoir déjà ce que vaut un serment civique, — il chaussait les pantoufles de Louis XVI, déclarait « faire une profession particulière du culte catholique, » et, en récompense de sa dévotion, se réservait la nomination des évêques et à peu près celle des curés, sans parler de la désignation des six cardinaux français, — vieille « promotion des couronnes », — dont il devait jouir en vertu « des droits et prérogatives de l’ancien gouvernement, » qui lui étaient expressément reconnus.

La trace de la révolution était-elle donc effacée ? Non pas, car ce document de chancellerie portait lui-même sa rade empreinte : deux points, deux articles de ce concordat auraient fait bondir Pithou et Dupuy, ces athlétiques champions de l’église gallicane, doux articles si importans qu’ils rendaient à eux seuls l’ensemble de la transaction nécessaire, — au point de vue de l’Etat, — mais si hétéroclites, — au point de vue de l’Église, — qu’ils bouleversaient toutes les idées admises et tous les précédens ecclésiastiques : le premier, c’est la reconnaissance par le pape de la confiscation des biens du clergé, la quasi-investiture donnée par lui aux nouveaux acquéreurs ; le second, c’est la déposition, en termes aussi mitigés et aussi obligeans que possible, mais enfin la déposition pure et simple de tous les anciens évêques. Cette mesure avait coûté beaucoup au souverain pontife ; elle lui avait paru si audacieuse, si contraire à toute la discipline, à toutes les lois de l’Église qu’il s’était opiniâtrement défendu de la prendre. On en voit la preuve dans la correspondance de ses agens avec les nôtres, aux archives des affaires étrangères et dans la rédaction même, pleine d’embarras, de cet article extraordinaire. Les ultramontains les plus exagérés de la cour romaine sentaient que le successeur de Pierre, en déplaçant d’un seul coup une centaine de ses « vénérables frères » dans un intérêt religieux, comme un ministre-dans un intérêt électoral déplacerait des préfets compromis, faisait une chose qui ne s’était jamais faite depuis l’origine du christianisme. Par une de ces contradictions logiques qui sont un jeu de la destinée, le premier pouvoir solide issu de la révolution reconnaissait d’un seul coup au saint-siège des droits sur l’ensemble des biens et des personnes cléricales que jamais aucun des Valois ni des Bourbons n’aurait admis, même s’il ne se fût agi que d’un arpent de marais ou d’un vicaire de plein champ. L’élan était donné par l’autorité séculière, sans le savoir et surtout sans le vouloir, à ce mouvement qui ira grandissant et qui emportera chaque jour davantage, au plus grand profit du catholicisme, l’Église française dans l’orbite de la chaire romaine.

Ce mouvement invincible, prélude de la séparation de l’Église et de l’Etat, contenue en germe dans les doctrines du monde nouveau, mais non entrée alors dans nos mœurs, ni les plénipotentiaires du consulat, ni les administrateurs impériaux qui présidèrent à l’organisation moderne, n’en sentirent tout d’abord la force et n’en apprécièrent les causes profondes. Ils se rappelaient que, dans leur jeunesse ou leur âge mûr, l’État jouissait, à tort ou à raison, de droits précieux sur l’Église, que les attributions très confuses des ministres de la terre et de ceux du ciel donnaient à un gouvernement despotique qui savait tirer parti de son rôle de curé du dehors, — de bras séculier, comme on disait, — d’assez beaux avantages, que les parlemens, en jouant merveilleusement de « l’appel comme d’abus, » avaient fini par tenir des conciles et par s’ingérer judiciairement dans la chaire et dans le confessionnal. Depuis le XVIIe siècle, les évêques se plaignaient fort des représentans du pouvoir civil, qui, du conseil privé au plus humble des tribunaux de bourgade, entraient cavalièrement en partage d’attributions avec eux. Le parlement de Paris prétendait interdire à son gré les assemblées du clergé « pour faire reconnaître à MM. les ecclésiastiques la sujétion qu’ils doivent à la justice royale. » Méprise-t-on ses arrêts en semblables circonstances ? Cette cour décrète « ajournement personnel contre les nommés » tels et tels, archevêques et évêques ; elle prononce de plus la saisie de leur temporel, comme un simple ministre des cultes contemporain, et la chose alors ne soulève aucune objection de principe. Louis XIV, Louis XV et leurs magistrats ne se privent pas de prendre ainsi par la famine des prélats et des abbés qui leur résistent, ce qui est d’autant plus dur que les revenus de l’Église lui appartiennent en propre et ne sortent pas des caisses de l’État. Les compagnies judiciaires d’il y a cent ans qui enregistrent les brefs et bulles des papes, et, au besoin, les corrigent et les mutilent, qui ne permettent pas à un évêque d’exécuter un jubilé si elles ne l’approuvent dans leur ressort, qui protestent « au nom des libertés de l’église gallicane » lorsqu’on envoie faire juger un livre à Rome, en disant que « cela est sans exemple, » prennent connaissance de l’administration des sacremens comme du revenu des fabriques, jugent et annulent les vœux de religion, s’occupent de la forme, de l’heure et de l’ordre du service divin, des honoraires des prêtres pour la célébration des messes et de la transgression des fêtes chômées : — « L’Église, déclarent au roi les prélats, restera bientôt sans autorité ni juridiction si Votre Majesté n’y apporte remède. » C’est un arrêt du parlement qui autorise l’archevêque de Taris à destituer le prieur de Saint-Victor, qui confirme les règlemens des abbés pour la visite de leurs monastères, homologue les statuts des chapitres et règle au besoin la pitance de « ceux qui prennent part aux fruits. » La cour de Grenoble valide l’élection du général de l’ordre de Saint-Antoine, la cour de Toulouse autorise le général des franciscains « à remédier aux divisions » qui règnent dans tel couvent. La même cour ordonne à un archevêque de donner l’absolution à un gentilhomme, excommunié par le concile provincial pour relus de renvoyer une concubine. Le parlement de Paris prescrit au grand-vicaire de Lyon d’absoudre un prêtre du diocèse d’Angers, suspendu par son évêque, et le grand-vicaire, sur le vu de cet arrêt, l’absout. Il va sans dire qu’on se dispute une cure devant les tribunaux comme aujourd’hui un bien laïque quelconque. Tout est ou doit être de la compétence de MM. les conseillers ; tout, jusqu’au logement des religieux en voyage, qui sont tenus de descendre en tels endroits et non ailleurs, jusqu’à la forme des sermons, à leur style, à leur publicité. On ne s’étonne pas de voir le parlement interdire la chaire pour six mois à un père capucin qui a méconnu son autorité. Le prédicateur est, d’ailleurs, sous la coupe perpétuelle du pouvoir policier : non-seulement toute allusion malveillante lui est défendue, mais l’éloge du gouvernement est souvent pour lui obligatoire.

Tel évêque consultait le ministre en faveur avant d’engager un jésuite pour le carême de sa cathédrale et « tenait à savoir si ce choix ne lui déplairait pas, car s’il savait que ce religieux n’aurait pas son agrément, il ne le demanderait pas aux supérieurs. » Une ville refuse-t-elle de recevoir le prédicateur envoyé par l’évêque, on plaide devant le parlement le plus proche, et le parlement se prononce entre le prélat et ses ouailles. L’official de Rouen interdit aux curés de porter l’étole lorsque le grand-archidiacre fera sa visite, les curés en appellent au parlement de Rouen, qui casse la sentence de l’official et rend aux curés le droit de se revêtir de cet ornement, l’archidiacre à son tour en appelle du parlement au conseil d’État… et ainsi de suite. De pareils débats n’étaient pas rares. Les tribunaux inférieurs intervenaient de même et souvent sur la demande de l’autorité ecclésiastique ; une sentence, rendue à la requête de la fabrique, condamne un particulier « à rendre le pain bénit ; » le juge du bailliage de Maintenon (Eure-et-Loir) condamne un bourgeois « à aller à la messe à l’église Saint-Pierre, sa paroisse, et non à l’église Saint-Nicolas. » Et comme un service en vaut un autre, les magistrats ont recours aux ministres de l’autel pour obtenir des révélations sur les crimes et délits dont ils recherchent les auteurs au moyen des monitoires qu’on publie au prône. Ces moratoires sont si commodes qu’on en abuse et que le clergé réclame ; d’autant que ce ne sont pas les seuls documens profanes qu’il lui faille intercaler dans la grand’messe : les officiers de finances font donner lecture par le curé du rôle des tailles ; les syndics, notaires et procureurs lui apportent mille annonces laïques : ventes, marchés, enchères et contrats. Si le temporel s’ingérait de cette façon dans le spirituel, ce dernier, en revanche, ne se faisait pas faute de le lui rendre, et comme les deux pouvoirs étaient très pointilleux sur la limite de leurs droits et que ces droits étaient très obscurs, on pense si les « appels comme d’abus » allaient leur train de part et d’autre. Autorisés, disait le clergé, pour réprimer les empiétemens réciproques de l’Église et de l’État, les appels comme d’abus ne cessaient d’augmenter en nombre. On les admit en cas de contraventions aux ordonnances royales, puis en cas de contraventions aux arrêts même des parlemens. Le gouvernement avait trop d’intérêt à laisser la question indécise pour la résoudre jamais de son plein gré. Ces appels étaient une de ces procédures à toutes fins que les souverains employaient ou désavouaient selon les besoins de leur politique jusqu’au jour de la révolution.

Mais ce jour-là tomba en poussière toute cette jurisprudence que les légistes, « pour opposer un frein à la cour de Rome, » avaient inaugurée, sur les instances du haut clergé, « pressuré, dit Mgr Affre, par les papes douteux d’Avignon, et désireux d’échapper aux subsides intolérables que lui imposait Benoît XIII. » En même temps que cette jurisprudence, tout s’effondrait de cette dualité mystique de l’autel et du trône, d’un roi « très chrétien, » consacré par une ampoule sainte régnant sur une France « fille aînée, de l’Église. » Le temps était fini où la loi civile commandait de ne professer qu’une seule religion, ne permettait que ce qu’elle permettait, défendait tout ce qu’elle défendait elle-même ; désormais le « crime » ne se confondra plus avec le « péché, » ni le sacrement du baptême avec l’acte de naissance ; la société laïque fera bande à part, elle voudra une « commune » distincte de la « paroisse, » un conseil municipal distinct de la fabrique ; elle tiendra des registres séparés et tracera sur une page blanche une législation uniforme… ou à peu près pour tous les citoyens. Par suite, elle fera rentrer le clergé, jusqu’ici « premier ordre de l’État, » dans la masse de la nation et réduira le catholicisme, hier institution officielle soumise à mille obligations, gratifiée de cent privilèges, au rôle d’une opinion digne de tous les respects, mais incapable de les obtenir autrement que par la persuasion.

Telle était la théorie ; on sait pendant combien peu de mois elle fut appliquée entre 1790 et 1791, et comment, de l’indifférence, la puissance sociale passa vite à l’hostilité, puis à la proscription. Étant donné qu’on se lasse de tout, même de tuer et d’être tué, il survint un état comateux pendant lequel le gendarme et le prêtre, ne sachant trop de quel œil ils devaient se regarder, semblèrent éviter de se voir. Le concordat, et ce commentaire organique que le gouvernement français en écrivit pour son usage personnel, reflètent bien la disposition d’esprit incohérente dont j’ai parlé tout à l’heure, causée, dans le cerveau des hommes de 1801, par cet amalgame des triples formes de l’État honnêtement laïque, rêvé par l’assemblée constituante, de l’État protecteur et régulateur d’avant 1789, et de l’État persécuteur de 1793. Ainsi le même décret ordonnait au clergé de se servir, dans tous ses actes, du calendrier républicain de 1792 et d’enseigner dans les séminaires la déclaration de 1682 ; il prescrivait aux archevêques « de veiller au maintien de la foi et de la discipline, dans les diocèses qui dépendaient de leur métropole, » mais il leur défendait la tenue de synodes métropolitains ; il obligeait tous les prêtres sans exception à « s’habiller à la française et en noir, » mais autorisait pourtant les évêques à joindre à ce costume une croix pastorale et des bas violets. Libre à ces derniers « d’ajouter à leur nom celui de citoyen ou de monsieur ; toute autre qualification demeurant interdite. » Or c’est précisément depuis la révolution que l’on a remplacé, pour les évêques et archevêques, soit en leur parlant, soit en parlant deux, l’appellation de « monsieur, » seule en usage jusqu’alors dans la société et dans le protocole administratif, parcelle de « monseigneur. » Ce titre dont tant de gens jouissaient il y a un siècle : les ministres, les maréchaux, les gouverneurs, les intendans, etc., est demeuré aujourd’hui, par la volonté des fidèles, l’apanage des seuls prélats, qui précédemment ne le possédaient pas. Et il est si bien entré dans la coutume que le comte de Chambord écrivant, il y a quelque douze ans, à une des personnalités les plus illustres de l’épiscopat et le traitant de « monsieur l’évêque, » ainsi que ses ancêtres avaient toujours fait, provoqua une sorte de scandale dans son propre parti ; que, plus tard, en 1882, quand le gouvernement actuel remplaça, dans la correspondance officielle, par le même « monsieur l’évêque, » le mot « monseigneur » employé depuis soixante ans, il parut aux yeux de tous les catholiques commettre une grosse inconvenance, et que le ministre même, — M. Paul Bert, je crois, — avait certainement quelque intention blessante en reprenant une formule qui cependant avait été celle des secrétaires d’état de Napoléon Ier. Ce gain de détail dans l’étiquette mondaine, qui date justement de l’époque où le pouvoir civil prenait soin de le prohiber par son premier règlement religieux, symbolise à la fois, et le peu d’autorité de l’État, quand il s’est immiscé de nos jours dans ce domaine privé des mœurs et des consciences, et le grandissement moderne de ce principat diocésain, si fort aujourd’hui et si indépendant, si peu semblable à ce qu’il était à la veille de l’ouverture des états-généraux.

En effet, ce ne sont pas seulement les rapports de l’église de France, en corps, avec le gouvernement, qui ont changé depuis cette époque, c’est aussi l’économie intérieure des clergés régulier et séculier, ce sont les relations de ces clergés avec le pape et celles des catholiques français avec leurs pasteurs et avec le souverain pontife ; tout cela s’est modifié, sous l’influence de l’opinion publique, à un point dont M. Portalis ne se serait jamais douté.


II

Si l’on faisait l’histoire politique des cultes en notre pays depuis quatre-vingt-dix ans, si l’on recherchait ce qu’il reste de catholicisme dans les lois, les idées, le langage, les mœurs publiques de la France actuelle et ce qui en a disparu en ce siècle, on serait frappé, à travers les péripéties des révolutions et des réactions en sens divers qui les accompagnent, de la persistance d’un fait dominant : les progrès de la séparation du temporel et du spirituel, autrement dit de l’État et de l’Eglise. Le premier symptôme de ce fait, n’est-ce pas la renaissance spontanée du culte aux derniers jours du XVIIIe siècle ? Qui aurait pu croire qu’à la fin de cette période de discussion, où le catholicisme avait été si gravement battu en brèche, où la tête de la nation, l’aristocratie presque tout entière, partageait le scepticisme de Voltaire ou le déisme de Rousseau, où les prêtres étaient bannis et les églises fermées depuis sept ou huit ans, cette religion, après un anéantissement que l’on pouvait croire définitif, rejaillirait d’elle-même du sol ? Au XVIe siècle, le pouvoir laïque dominait assez l’idée religieuse pour que partout, en Europe, les peuples devinssent protestans, assez volontairement ou du moins sans grande résistance, là où les princes le devenaient eux-mêmes. Ils poussèrent la complaisance jusqu’à adopter la nuance de protestantisme de leur souverain ; des centaines de milliers ou des millions d’hommes acceptèrent, du jour au lendemain, les idées de leur dynastie sur l’autorité du pape, le culte de la Vierge et le dogme de l’Eucharistie, comme une armée accepte le mot d’ordre de son général. Ils abjurent de la même manière que les hordes barbares, au déclin du monde romain, et les peuplades sauvages, aujourd’hui, se convertissent en bloc, à l’imitation de leur chef. Cependant on sortait, en 1520, d’un temps de foi que l’on nous représente comme l’âge d’or de la piété, pendant lequel toute tentative de dissidence avait été sévèrement réprimée, tandis que l’on sortait, en 1789, d’un temps d’incrédulité. Et cependant, ni l’exemple des classes dirigeantes sous Louis XVI, ni la volonté du pouvoir durant la révolution n’eurent de résultat. Il semble que la liberté de pensée et la poussée démocratique aient été favorables à l’idée religieuse ; il semble aussi que l’Église et l’État ne puissent plus rien l’un pour l’autre ni l’un contre l’autre. Car on a vu, depuis 1801, le peuple suivre sa pente sans s’inquiéter de la tendance des gouvernemens, que ces gouvernemens fussent ceux d’un monarque ou d’une assemblée, et sans leur emboîter le pas dans aucune de leurs fluctuations, dans aucun de leurs efforts favorables ou hostiles au christianisme ; au contraire, cette opinion moyenne, dont les déplacemens font et défont les majorités, paraît avoir à tâche de prévenir les excès des courans qu’elle-même a créés, soit qu’il s’agisse de mettre le culte dans la loi, comme sous Louis XVIII, ou hors la loi, comme à d’autres époques, de lui vouloir du bien ou du mal.

D’année en année, l’intervention de l’État a cessé de plus en plus de paraître légitime à l’Église, qui jadis l’acceptait, à la nation, qui la demandait, à l’État même, qui se mêle de moins en moins des affaires ecclésiastiques. Ceux des règlemens qui organisaient les invasions réciproques, les protections pour l’Église, les surveillances pour l’État, sont tombés d’eux-mêmes en désuétude. On a renoncé à réclamer les unes et à se servir des autres. Qui se souvient encore des joutes oratoires provoquées, sous la monarchie de juillet, par les appels comme d’abus, ces vrais pistolets de paille, et par les « libertés de l’église gallicane ? » Que ces « libertés » soient au nombre de quatre-vingts ou seulement de treize,. selon les dénombremens discordans des casuistes, toutes sont devenues inutiles. On a peine à se figurer aujourd’hui un tribunal, gardien des « canons, » accordant par sentence civile les prières funèbres du prêtre à un défunt. Les canons, tout ce que la puissance laïque peut faire pour eux, c’est d’empêcher que les catholiques qui veulent les pratiquer ne soient troublés dans la libre obéissance qu’ils leur donnent, ce qui revient à garantir tout bonnement l’exercice de la liberté de conscience. Ç’a été avec une curiosité tout archaïque que l’on a vu surgir la prétention, passablement saugrenue, d’un rapporteur du budget des cultes, il y a une dizaine d’années, consistant à exiger la remise à neuf de la déclaration de 1682, chère à Bossuet. On s’est demandé, en souriant, comment un état républicain, qui ne peut imposer à personne la foi catholique tout entière, pourrait imposer des opinions qui n’en font pas partie essentielle, et que même les représentans, hiérarchiquement autorisés de cette foi, déclarent repousser de toutes leurs forces. Quant à la loi du 18 germinal an X, non abrogée en droit, que penserait-on, si quelqu’un en demandait l’exhumation, de cet article 8 qui sommeille dans ses flancs, et qui offre un recours, « comme d’abus, » devant le conseil d’état, « contre tout procédé ou entreprise qui, dans l’exercice du culte, peut compromettre l’honneur des citoyens, troubler arbitrairement leur conscience, dégénérer contre eux en oppression ou en injure ? » Qui donc se contenterait, s’il était injurié en chaire par son curé, de faire déclarer par les magistrats du Palais-Royal « qu’il y a abus, » et hésiterait à porter un délit de droit commun devant les tribunaux de droit commun ? Si, au contraire, un plaignant arguait que « sa conscience a été arbitrairement troublée » par le mandement de son évêque ou les remontrances de son confesseur, comment M. Fallières s’en tirerait-il ? Comment saurait-il si le trouble apporté est arbitraire ; et voyez-vous le conseil d’état jugeant de ces matières, lui qui, légalement, n’a pas le droit d’avoir une conscience religieuse ? Ces réflexions, les justiciables ont dû se les faire, car je ne sache pas que la juridiction administrative ait été saisie de pareils procès. Il en a été de même des espérances manifestées par les canonistes laïques, dans la première partie de notre siècle, d’atteindre judiciairement « les supérieurs ecclésiastiques, en raison du pouvoir dont ils jouissent par leurs fonctions, là même où le droit commun ne les atteignait pas. » Quelles qu’elles fussent, quelque forme qu’elles revêtissent, les prétentions de l’État sécularisé à légiférer sur le domaine clérical sont demeurées impuissantes.

Un autre symptôme de séparation tacite des deux pouvoirs, c’est la libre résurrection du clergé régulier. Sous Louis XVI, deux familles religieuses existent, également nombreuses, également riches et puissantes : le clerc et le moine. La tourmente révolutionnaire les disperse toutes deux au même titre ; le consulat n’en fait revivre qu’une seule : la séculière. A celle-là il réserve pensions et traitemens, cathédrales et presbytères. L’empire y joint des honneurs et un rang distingué : des lots gradués de coups de canons fêteront la prise de possession par les prélats de leur ville épiscopale ; l’archevêque précédera le préfet, et l’évêque le général de brigade. De l’autre branche ecclésiastique, les religieux des deux sexes, le concordat n’a pas fait mention, le budget est muet à leur égard. Leur ruine est définitive : prieurés, abbayes, futaies centenaires, grasses métairies en plein rapport, de cette immense fortune monacale, antérieure à la féodalité, presque contemporaine de la conquête barbare, la doyenne de toutes les propriétés existant en 1789 sur le sol national, il ne reviendra pas un are ni une pierre aux ordres à jamais abolis. Il n’est pas de place pour eux dans la société nouvelle. Le pape, écrit Portalis, « avait autrefois, dans les ordres religieux, une milice qui lui prêtait obéissance et était toujours disposée à propager les doctrines ultramontaines. Nos lois ont licencié cette milice ; désormais nous n’aurons plus qu’un clergé séculier, c’est-à-dire des évêques et des prêtres. » En effet, au milieu de l’allégresse catholique, tandis qu’à Paris les cloches de Notre-Dame annoncent à la France le couronnement de l’empereur par le chef de la chrétienté, et que le chant de la messe paroissiale se fait entendre, comme autrefois, dans les temples de la campagne, le « congréganiste » se cache et se déguise. Il ne peut interpréter en sa faveur le silence des pouvoirs publics. C’est avec intention que l’on n’a pas stipulé pour lui ; son froc demeure séditieux et punissable. Qu’il essaie de reparaître au grand soleil ou de s’enfermer dans un nouveau cloître, il ne tient qu’à un moment de mauvaise humeur du prince ou de ses ministres qu’on ne lui prouve, par des mesures rigoureuses, que ses vœux sont, non pas indifférens et ignorés de la loi, comme on serait en droit de le supposer dans un état vraiment laïque, mais contraires à la loi. Il en fit à diverses reprises, sous Napoléon Ier, la désagréable expérience.

Et voici que, malgré tout, ces ilotes prospèrent, qu’ils se recrutent, qu’ils s’enrichissent et se fortifient, qu’ils bâtissent et acquièrent, que chaque habit a ses favoris, que chaque règle a ses adeptes, les plus dures aussi bien que les moins pénibles, qu’il se trouve chaque année des Français et des Françaises pour se faire chartreux et carmélites, capucins et ursulines, frères prêcheurs et sœurs de charité, qu’il s’en trouve même pour se faire jésuites, quoique les jésuites, deux fois proscrits sous l’ancien régime, l’aient encore été deux fois en ce siècle, la première par Charles X et la seconde par M. Jules Ferry. La passion que ces gens éprouvent de se séparer du commun des hommes est si violente, qu’aujourd’hui où les couvens ne se recrutent plus, comme ils faisaient il y a cent ans, de garçons et de filles que leurs parens y mettaient dès le bas âge, avec l’intention bien arrêtée de les dédier à Dieu au moment de leur majorité, faute de pouvoir en tirer un parti sortable dans le monde, aujourd’hui où, les ordres monastiques ayant débuté à nouveau sans le sou, comme aux temps apostoliques, on a davantage à donner qu’à recevoir en y entrant, les congrégations atteindraient, si j’en juge par certaines statistiques que j’ai sous les yeux, un effectif quatre fois plus élevé que celui des séculiers qui émargent à la direction des cultes. On affirme aussi que leurs richesses seraient en voie de se reconstituer et friseraient, en capital, le milliard. J’admets qu’il y ait dans ces chiffres, un peu gonflés par un esprit de secte qui n’est point favorable aux congréganistes, quelque bonne part d’exagération. Mais que nous importe ? Fussent-ils, ces disciples de saint Benoît, de saint François, de saint Ignace, deux fois plus riches et deux fois plus nombreux, cette éclosion spontanée et si rapide, sans aucun encouragement matériel ou moral de la puissance sociale, mais au contraire malgré le mauvais vouloir et les entraves de cette puissance, démontre surabondamment que l’opinion, en ces sortes de choses, est plus forte que la législation, et que la vitalité d’une association religieuse ne tient pas à un instrument diplomatique. Elle confond à la fois, dans les deux camps opposés, les partisans de la protection et ceux de la persécution de l’État.

D’autres marques encore de l’esprit séparatiste : quoique en vertu de lois et de règlemens du premier empire et de la restauration le gouvernement soit en droit de se mêler de mille façons de la conduite des affaires religieuses, quoiqu’il puisse s’interposer entre les évêques et le pape, entre les curés et les évêques, de fait il s’en abstient. Il sent qu’il serait ridicule s’il le faisait. L’Église est ainsi devenue plus libre et sa hiérarchie plus serrée. Il existait, sous l’ancienne monarchie, un abîme entre les évêques cossus et distingués, gens du monde, gens nobles et bien apparentés pour la plupart, et les vicaires à portion congrue, un peu cuistres et fort près de terre. Seulement les exemptions, — cette « mousse des exemptions, comme disait saint François de Sales, qui a fait tant de mal à l’arbre de l’église, » — avaient soustrait bien des clercs, et souvent ces pauvres vicaires eux-mêmes, à la juridiction de leur pasteur. Des couvens, d’orgueilleux et intraitables chapitres, des seigneurs, patrons primitifs, ou des bourgeois qui en tenaient lieu et qui avaient acheté, avec la terre et le château, le droit de nomination aux cures, confondu parmi les autres droits féodaux que les chevaliers du XIIe siècle s’étaient réservés, tenaient le prélat en échec sur bien des points, bornaient de tous les côtés son autorité, énervée par des conflits toujours possibles. Rien de semblable depuis la révolution : l’évêque n’appartient pas en général à une tranche sociale plus élevée que ses prêtres, il est, de naissance, plus voisin d’eux, mais il est aussi plus maître d’eux. Nul n’a pouvoir sur son clergé que lui-même, et son pouvoir est aussi absolu qu’on peut l’imaginer. Les desservans de l’ancien régime étaient inamovibles, ceux d’aujourd’hui ne le sont plus, ils sont dans les mains de « monseigneur » comme les instituteurs dans celles de M. le préfet. Et l’évêque n’a pas, comme le préfet, de compte à rendre au ministre sous la coupe duquel il est placé ; des orateurs peuvent bien, à la tribune de la chambre, appeler, si cela leur plaît, les circulaires du ministre des cultes à l’épiscopat « des ordres donnés aux évêques par leur chef, dans l’exercice officiel de leur métier, » ils peuvent exiger que « le desservant d’une paroisse soit toujours à la disposition de ses administrés, » ce sont là des phrases vides de sens. Le prêtre, auquel des décisions et des rapports de la convention et de l’assemblée nationale de 1848 ont plusieurs fois et solennellement refusé la qualité de fonctionnaire public, ne reçoit plus d’ordres que de son évêque, et l’évêque n’en reçoit plus que du pape. Quant aux rapports des ministres du culte avec les populations, l’État ne peut ni forcer les catholiques à leur obéir, ni les empêcher de se conformer à leurs injonctions ; dans les deux cas il attenterait à la liberté de conscience. Sans que nul y veuille ou y puisse contredire, chaque diocèse a rétabli son « officialité, » tribunal ecclésiastique, juridiction volontaire, non reconnue par aucune loi, qui rend des sentences et édicté des peines privées, comme les chambres de discipline de certaines grandes industries.


III

Un de nos grands ministres d’autrefois, dignitaire de l’Église du reste, résumait ainsi la politique à suivre vis-à-vis du souverain pontife : « Il faut, disait-il, lui baiser les pieds et lui lier les mains. » Effectivement nos rois faisaient alternativement, et quelquefois en même temps, l’un et l’autre, et les autres princes de la chrétienté en usaient de même ; les gouvernemens modernes ne se soucient plus de faire ni l’un ni l’autre. Par suite, les papes ont recouvré, dans le domaine spirituel, une somme d’autorité dont ils n’avaient pas joui depuis de longs siècles. Les intrigues des couronnes pour l’élection des souverains pontifes, cet objet si important de la mission de nos ambassadeurs, ont presque totalement cessé ; avec elles ont disparu ces factions qui divisaient le sacré-collège en cardinaux à la solde, secrète ou avouée, des diverses puissances. La scission du spirituel et du temporel s’opérant à l’intérieur des états catholiques, — en Espagne, en Italie, en Autriche même comme en France, — s’est faite par contre-coup à Rome et dans les rapports de Rome avec Paris. Plus un gouvernement tient à rester, chez lui, étranger aux choses religieuses et moins il entend laisser la religion prendre place dans la politique, plus aussi il demeure indifférent au choix de celui qui occupera la chaire de saint Pierre. Celui-là, à son tour, n’ayant été ni combattu ni appuyé dans le conclave par aucune nationalité, ne se sent, à l’égard d’aucun cabinet, ces sentimens de gratitude ou de rancune que beaucoup de prédécesseurs de Léon XIII ont eu peine à oublier, en ceignant la tiare, dans les quatre siècles qui précèdent le nôtre.

La perte de ses états ne paraît pas avoir affaibli l’autorité du saint-siège, au contraire ; elle n’a même pas nui à son influence européenne, comme on en a vu de récens exemples. Les catholiques du monde entier peuvent s’affliger de la spoliation qui supprime la principauté ecclésiastique la plus ancienne, puisqu’elle datait de onze cents ans, et la plus illustre, puisqu’elle avait pour titulaire le chef même de l’Église ; les catholiques français ont dû voir, aux temps monarchiques, disparaître avec un égal regret des duchés et des comtés où la crosse avait été longtemps souveraine, dont quelques-uns, celui de Grenoble par exemple, n’avaient pas pour origine la donation d’un tiers, mais bien la conquête qui en avait été faite par un évêque guerrier ; de même les catholiques allemands ont-ils souffert sans doute quand le doigt de Napoléon effaçait de la carte germanique les trois électorats religieux de Mayence, Cologne et Trêves ; mais pas plus pour le pontife suprême que pour ces prélats de diverses tailles, pas plus sur le Tibre que sur le Rhin, l’absence de la souveraineté laïque n’a préjudicié à la puissance spirituelle. Nul doute que, si le duc de Savoie, dont les convoitises sur les états romains ne datent pas d’hier, puisqu’il parait avoir tenté, dès le XVIIe siècle, de les écorner quelque peu, « persuadé, disent les mémoires du temps, que l’augmentation d’un prince zélé au bien de la religion et de l’Eglise, comme lui, serait d’un assez grand avantage au saint-siège pour qu’il souffrît volontairement quelque mal pour un si grand bien, » nul doute que, si ce prince, ou tout autre, eût attenté à quelque portion du « patrimoine de saint Pierre, » les rois catholiques d’autrefois l’en eussent empêché par les armes. Cependant ces mêmes rois, les nôtres en particulier, avaient avec la cour romaine des contentions si vives sur les matières de discipline ou de dogme, que l’on vit durant plusieurs années, sous Louis XIV, des évêques intronisés civilement dans leurs diocèses et les gouvernant sans avoir reçu l’institution canonique. Parfois c’étaient des questions diplomatiques qui allumaient les querelles ; le Vatican et le Louvre commençaient la guerre sur le terrain temporel et la continuaient sur le terrain spirituel : les papes, à défaut de soldats, mettant au service de leurs alliés des excommunications contre leurs adversaires ; Henri II se brouillant avec Jules II au sujet de Parme et des Farnèse, et défendant aux évêques français de prendre part au concile œcuménique.

Notre haut clergé était, aux mêmes époques, imbu d’un esprit de raideur et de résistance qui rendait souvent très difficile la tâche de la papauté. D’illustres docteurs, recherchant jusque dans les traditions primitives les droits que pouvait avoir l’épiscopat de tenir tête au pontificat, rappelaient du haut de la chaire que saint Paul avait dit en face à saint Pierre des vérités hardies sur la façon dont il conduisait l’Eglise, qu’il les lui avait dites, c’est Bossuet qui parle, « dans une épître qu’on devait lire éternellement, et que Pierre, qui les entendait, ne s’en fâchait pas. » Ce droit de remontrance, appliqué par d’étroits cerveaux, nous valut au XVIIIe siècle toutes les difficultés jansénistes et les obstinés appelans de la bulle Unigenitus. Ce n’était pas seulement les limites de l’autorité personnelle du pape que l’on discutait, puisque les décrets du concile de Trente, en matière de discipline, ne furent jamais reçus en France, et qu’il en résulta pendant deux cents ans de singulières disputes sur l’âge auquel on pouvait validement contracter des vœux monastiques, âge qui n’était pas le même selon l’Église et selon l’État.

Aujourd’hui je ne pense pas qu’un seul parti politique sérieux songerait à consacrer l’or ou le sang français à la résurrection des états du pape ; en revanche, le saint-père a pu proclamer depuis trente ans deux dogmes nouveaux, tous les deux de haute importance, et le second capital pour la doctrine catholique, sans qu’aucune opposition se soit manifestée de la part de nos gouvernemens, sans qu’aucune objection ait été élevée à ce sujet. Ces deux observations résument à elles seules la nouvelle attitude des deux pouvoirs telle qu’elle résulte de la marche des idées modernes. La non-intervention, pratiquée dans ces graves circonstances, a prévalu a fortiori vis-à-vis des actes courans de la puissance papale, des rescrits, bulles et brefs de toute nature, que les bureaux des cultes sont censés « examiner avant leur publication en France, » selon la formule de jadis, mais qui ne portent plus ombrage à personne. Il ne serait pas difficile de multiplier, en les saisissant sur le vil, les indices de cette séparation croissante des domaines ecclésiastique et laïque ; elle s’est poursuivie silencieusement et sans relâche dans l’opinion, à travers les révolutions et sous les divers et éphémères détenteurs du portefeuille des cultes, lesquels ont changé soixante-neuf fois de ministres depuis 1800 et huit fois de directeurs depuis 1870.

En même temps la tolérance religieuse faisait des progrès sensibles ; j’étonne peut-être, en énonçant cette vérité, bien des gens qui se figurent endurer le martyre, mais en semblable matière il ne suffit pas de regarder les maux dont on souffre, il faut les comparer à ceux que d’autres ont soufferts. L’effort de la raison qui fait vivre en paix, dans une même âme, une ardente conviction personnelle et un profond respect des convictions d’autrui, n’est guère à la portée de la foule. Les masses sont souvent à cet égard aussi intolérantes que les despotes ; elles ne se plaisent pas dans cet état moyen, aussi éloigné de la persécution que de l’indifférence, qui est l’apanage de quelques esprits élevés. Elles passent sans transition d’un extrême à l’autre et n’arrivent souvent à la liberté de conscience que par le scepticisme, parce qu’elles ne supportent la contradiction que sur les sujets qui ne les intéressent pas. Dévot, le peuple tuait les incrédules ; incrédule, il tuait les prêtres. Il ne faut pas aller bien loin dans le passé, pour constater qu’il y a peu de temps encore, le droit commun du monde entier, c’était en effet l’intolérance. Sans remonter au déluge, ni aux premiers siècles de notre ère, pendant lesquels une société très policée traita avec une férocité parfaite ces vertueux « socialistes chrétiens, » espèce héroïque, qui prétendaient seulement mettre en commun ce qu’ils avaient et non ce qu’avaient les autres, sans suivre le long des âges cette Église que les âmes zélées firent passer du rôle de victime à celui de bourreau, d’abord contre les païens écroulés, puis contre les hérétiques sans cesse renaissans, contre les impies, contre les juifs qui persistaient à ne pas mourir, toutes persécutions que ces ennemis multiples lui rendaient avec usure partout où ils étaient les plus forts, je ne vois pas que la liberté de conscience ait fait de grands pas, même depuis l’apparition de la réforme, au XVIe siècle. Le protestantisme, que l’on représente parfois comme l’évangile du droit de discussion, fut, à l’origine, aussi absolu que le catholicisme l’avait jamais été. Ses apôtres préconisaient une certaine foi en opposition à une certaine autre, et les luthériens, là où ils étaient les maîtres, opprimaient les calvinistes aussi bien que les catholiques. À nos portes, le Palatinat était, deux fois en soixante ans, contraint d’embrasser les doctrines de Luther, et deux fois de les abandonner pour celles de Calvin. Nos propres guerres de religion sont présentes à toutes les mémoires ; pendant la période qui les suivit, depuis la promulgation de l’édit de Nantes jusqu’à sa révocation, le populaire catholique ne cessa de se montrer hostile à ces concessions que les hommes d’état, et les hommes d’église aussi, plus avisés, étaient d’avis de maintenir. Ce populaire vit avec plaisir recommencer la persécution contre les huguenots ; les injustices et les violences envers des citoyens inoffensifs lui parurent toutes naturelles. Au XVIIIe siècle, ce ne sont plus seulement des chrétiens qui se proscrivent entre eux, ce sont des catholiques, — molinistes contre jansénistes, — que des divergences d’appréciation sur « la grâce efficace par elle-même, » et « la prédestination gratuite, » poussent à demander les uns contre les autres, aux pouvoirs publics, des lettres de cachet et des ordres d’exil. La domination passe ensuite aux mains des partisans de la liberté religieuse, et l’un des premiers usages qu’ils en font est d’envoyer les ministres catholiques à l’échafaud.

Comparons ces époques à la nôtre, nous verrons combien elle leur est supérieure : sous la Restauration, qui fut une réaction religieuse, le summum des efforts de la majorité consista à faire voter une loi sur le sacrilège, qu’on n’osa jamais appliquer, et dont il ne reste que le magnifique discours prononcé contre elle par Royer-Collard. En ce temps-là, pour obtenir des postes, de l’avancement, des honneurs, tout ce que peut donner un état de 24 millions d’âmes et d’un milliard de budget, il fallait être plus ou moins poussé par la « congrégation » et le « parti prêtre, » comme sous la monarchie de juillet, qui fut une réaction antireligieuse, il fallut pour réussir être suffisamment « voltairien, » ennemi de l’ultramontanisme, des jésuites et de tous les moines. Veut-on un échantillon des exigences de l’opinion ? le ministère voyait une bravade dans le projet de Mgr Affre de confier la chaire de Notre-Dame au père Lacordaire, un dominicain, « ce qui était notoirement contraire aux lois. » L’archevêque de Paris, mandé aux Tuileries, était prévenu que, s’il y avait une émeute, on ne pourrait pas le défendre, que la garde nationale ne donnerait probablement pas, et on lui rappelait le sac de l’archevêché en 1830. A l’hostilité officielle des catholiques pour les libres-penseurs avait succédé l’hostilité officielle des libres-penseurs pour les catholiques et elle se traduisait de la même manière. A quarante et soixante ans de distance, tout cela nous paraît assez bénin. Sur le moment libres-penseurs et catholiques se représentèrent tour à tour, — il suffit pour s’en convaincre de lire les journaux et les discours du temps, — comme victimes de la plus odieuse tyrannie. Les uns et les autres s’illusionnaient ; telles ces collines qui paraissent de hautes montagnes à ceux qui les gravissent, et qui de loin, à l’œil du géographe, semblent à peine des plis de terrain. La république de 1848 et l’empire furent de bonnes époques d’apaisement religieux. La première fut, en haine du roi Louis-Philippe, saluée avec joie par le clergé qui s’empressa de bénir les arbres de la liberté. Le nouveau régime avait adopté, vis-à-vis de. l’Eglise, une neutralité bienveillante (de 1848 à 1851, le budget des cultes fut augmenté de 5 millions) ; l’empire persista dans la même voie, et l’une des preuves qu’on peut donner de ses intentions impartiales, c’est qu’il fut accusé à la fois par les cléricaux de tendresse pour les francs-maçons, et par les francs-maçons de penchant déclaré pour les cléricaux. Ces derniers paraissaient dire vrai plus que les autres, car le clergé, en très grande majorité, et l’organe qui le représentait plus spécialement en 1870, l’Univers, étaient devenus bonapartistes.

Dès lors l’Église devenait antipathique aux républicains de 1871, tandis qu’elle avait été sympathique aux républicains de 1848, parce qu’alors elle était en butte aux tracasseries du régime qu’ils venaient de renverser.


IV

C’est ici le lieu de remarquer combien la forme actuelle des rapports de l’État avec l’Église rend difficile la tactique de cette dernière dans un pays qui a changé six fois, depuis quatre-vingts ans, de chef et de régime. Plus l’Église est bien avec celui du jour, plus elle a de chances d’être mal avec celui du lendemain. Elle remplace avec philosophie sa formule concordataire d’invocation, à la grand’messe, aussitôt que le télégraphe lui apprend qu’il y a lieu de le faire, et ses curés entonnent successivement des Domine salvum fac regem.., imperatorem,.. rempublicam, sur le même air, mais non avec la même chaleur. Le clergé séculier est, de par des traités, uni, dit-on, à l’État, mais à quel État ? Il ne devrait, le bon sens l’indique, s’inféoder à aucun système, n’en haïr, n’en aimer aucun ; mais ce qui est facile à dire en théorie ne l’est pas à obtenir en pratique. Il n’est pas de métier plus ingrat que celui de courtisan quand vous êtes moralement forcé, pour courber l’échine devant le roi régnant, de tourner le dos au roi de la veille qui a eu des bontés pour vous, qui n’est pas mort, et que vous craignez toujours de voir remonter sur le trône. — Mais, dira-t-on, abstenez-vous d’aller à la cour. — Impossible, puisque je suis contraint d’y paraître. De sa nature l’Église est gouvernementale ; inflexible dans ses dogmes, elle est souple dans sa politique, dans son personnel qui se transforme avec les temps. Il y a eu, depuis quinze siècles, dix clergés différens en France, comme il y a aujourd’hui trente clergés catholiques sur le globe, tous adaptés aux conditions de race, de milieux et de gouvernement dans lesquelles ils se trouvent placés. Chez nous, le clergé du XIXe siècle ne ressemble en rien à celui du XVIIIe. Loin d’être hostile a priori au monde laïque dans lequel elle vit, on pourrait regretter au contraire que la milice ecclésiastique n’ait pas su se protéger assez soigneusement, se défendre assez contre l’air des temps qu’elle a traversés, et dont les idées l’ont pénétrée au point de retarder parfois sa marche. Ainsi, ennemie par principe de l’esclavage, messagère de l’égalité humaine et de la charité surhumaine, elle a fait plus que tolérer le servage, elle l’a maintenu dans ses propres domaines tout aussi longtemps qu’elle l’a pu ; et l’on voyait aux XIVe et XVe siècles, deux ou trois cents ans après les premiers affranchissemens, des moines d’un ascétisme supérieur, des chartreux adonnés aux plus rudes austérités, qui passaient leur vie dans la méditation et la prière, et ne songeaient nullement à donner la liberté à leurs serfs.

Le désaccord actuel entre le clergé et le régime républicain n’a donc pas de quoi inquiéter, pour l’avenir, ceux qui croient à la fois à la durée de la république et à l’éternité de l’Église. Deux pouvoirs qui ne peuvent se vaincre finissent tôt ou tard par traiter ; c’est une question de temps, mais mieux voudrait pour tous les deux que ce fût le plus tôt possible. Quelle sera la base de cette paix qui rendra l’Église à elle-même et en débarrassera l’État, qui mettra fin à la fois à la politique religieuse de droite que l’on appelle « cléricalisme, » et à la politique religieuse de gauche que l’on appelle a persécution ? » Quelle peut-elle être, sinon la consécration légale de la dissociation, déjà faite dans les mœurs, entre le spirituel et le temporel ? Voyons d’abord les causes de l’antagonisme qui a tenu tant de place, depuis douze ans, dans notre existence nationale ; elles sont diverses et très subtiles.

L’évangile et la déclaration des droits de l’homme ont plus qu’un air de famille ; ils se ressemblent politiquement comme frère et sœur. Mieux vaudrait dire comme père et fille, puisque l’un a sur l’autre une avance de dix-huit cents ans ; mais comme certains démagogues pourraient se trouver blessés de ce que les tables de la loi révolutionnaire aient été faites de pierre chrétienne, je ne le dirai pas. Aussi bien la priorité ne sert ici de rien ; ce n’est pas une filiation naturelle, d’ailleurs reconnue, entre la démocratie de la morale évangélique et celle des dogmes républicains, c’est tout simplement leur extrême concordance qui devait, sinon les unir étroitement, du moins les faire vivre en paix. L’une et l’autre ont un très vif sentiment de la dignité humaine, prêchent la même charité fraternelle, imposent la même égalité, avec une défiance marquée, une défiance qui touche à l’aversion, pour les classes dirigeantes, — pharisiens ou aristocrates, — pour les riches surtout, dont Jésus-Christ ne parle qu’avec menaces, presque avec malédictions, leur mesurant l’espace dans le royaume des cieux, comme la Convention les écartait, sur la terre, des emplois électifs, et réservant au contraire son indulgence, ses faveurs, pour la plèbe des ignorans, des faibles et des gueux, qui grouillent au fond de toute société plus ou moins civilisée. Certes, si une religion et un organisme politique paraissaient faits pour s’entendre, c’étaient bien celui-ci et celle-là. D’où vient qu’aujourd’hui ils se haïssent ? Le second paraissait introduire dans la vie publique, réduire en code, adapter à la machine gouvernementale qu’il construisait, les maximes et les préceptes que la première recommandait depuis tant de siècles. Ce qui les a divisés, ce qui les divise encore, c’est que ni les représentans de l’Église, ni les représentans de l’État, n’acceptent la liberté de conscience, loyalement, sans arrière-pensée, avec toutes ses conséquences.

Il y a bien eu des motifs accidentels, des faits d’une nature contingente, qui ont paru, durant ces vingt dernières années, enrégimenter l’Église dans les rangs d’un parti, qui lui en font partager la bonne et la mauvaise fortune : le clergé, par vocation, aime, et ce n’est pas un crime, ceux qui aiment le catholicisme, qui en observent du moins ostensiblement les rites. Napoléon III qui trouvait que la couronne de France valait bien une messe, et même plusieurs, augmentait le budget des cultes de 11 millions, entre 1852 et 1870, envoyait nos troupes à Rome, et maintenait ainsi, les jours de vote, sa clientèle catholique, en dépit des chefs du parti légitimiste reprochant vainement aux curés ce qu’ils nommaient une défection. Du moment où le catholicisme était rallié à la dynastie, les ennemis de l’empire devenaient aussi les ennemis du catholicisme, et comme ces ennemis de l’empire étaient principalement des républicains, il apparut que république et antireligion étaient inséparables, comme jésuitisme et droit divin paraissaient aller de pair sous Louis-Philippe. De religion, le personnel législatif et administratif d’il y a trente ans n’était pas, au fond, bien entiché ; le zèle de la maison de Dieu ne le dévorait pas outre mesure ; mais les politiques du moment obtinrent ce qu’ils ambitionnaient : les amis de la religion devinrent les ennemis de la république.

Et ils le demeurèrent après l’avènement effectif de cette forme de gouvernement… Dès lors, ce fut, vis-à-vis de l’Église, un assaut de politesses de la part des conservateurs et de mauvais procédés de la part des républicains. La majorité de 1871 à 1875 vouait nationalement la France au Sacré-Cœur, punissait, dans sa loi sur l’Internationale, la « provocation à l’abolition de la religion » de deux ans de prison et de 100 francs d’amende, décrétait des prières officielles au commencement de chaque session, et admettait la collation des grades par les universités catholiques au nom de la liberté ; au nom de la laïcité, la majorité de 1876 à 1889 proscrivait l’enseignement religieux de l’école publique, supprimait dans la loi militaire l’exemption complète des séminaristes et ne leur concédait qu’une exemption partielle (un an de service au lieu de trois), réduisait à 46 millions le budget des cultes qu’elle avait trouvé à 53. Comme, à chacune de ces mesures et de beaucoup d’autres moins considérables, mais dirigées dans le même esprit, le mécontentement du clergé allait augmentant, et se témoignait, aux élections, par une hostilité non déguisée pour les institutions actuelles et pour les candidats qui les défendaient, que le premier soin de ces candidats, une fois assis au Palais-Bourbon, était naturellement de rendre coup pour coup à ces robes noires qui les avaient combattus, la guerre a continué ainsi par ce seul motif qu’elle avait duré longtemps et que chacun avait toujours à venger quelque injure. — « Comment pourrions-nous jamais accepter la république, dit le clergé, elle ne nous a fait que du mal ! » — « Quelle entente sera jamais possible avec le clergé, disent les républicains, il est irréconciliable ! S’il s’était tenu tranquille, on ne l’aurait pas envoyé à la caserne ; il ne sera content que lorsqu’on lui aura supprimé son traitement. » — Ce langage assez franc, même un peu cynique, est celui de beaucoup d’hommes de gauche à l’heure des confidences. Cependant, ni la république n’a fait grand tort à l’Église, ni l’Église n’a porté grand préjudice à la république ; l’une et l’autre restent sur leurs positions. Que nous réserve le lendemain ? lin ce moment, les questions irritantes sommeillent ; qu’on ne s’y fie pas, elles se réveilleront, et il n’est qu’un moyen de les prévenir.

Ce qui crée aux griefs mutuels du clergé et du gouvernement républicain une base solide, ce qui rend ces griefs plausibles, c’est précisément l’existence de ce concordat qui est censé les unir, les obliger à une affection, à des devoirs réciproques. Deux époux, deux associés, ne peuvent, en bonne justice, se considérer comme mariés ou liés seulement dans ce qu’ils croient leur être avantageux, et comme étrangers ou hostiles dans ce qui peut ne pas leur plaire. C’est de cette inconséquence que vient tout le mal. Le prêtre qui est tenu de prier Dieu pour le salut de la république, le prêtre dont le chef suprême entretient, à Paris et à Rome, des rapports diplomatiques, que tout me porte à croire cordiaux, avec cette république, a mauvaise grâce à déclarer, comme le faisait, au mois de septembre dernier, la Semaine religieuse d’un diocèse de ma connaissance, que « ce serait commettre un péché mortel » et « vendre à nouveau son Dieu comme Judas, » que de donner sa voix aux députés amis du pouvoir actuel. De son côté, une république qui reconnaît, par un traité compris au nombre des lois de l’État, que « la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de la grande majorité des citoyens français, » une république dont le président, par le même traité, s’engage à « faire une profession particulière du culte catholique, » met la barrette sur la tête des cardinaux, nomme les évêques, se charge ainsi en quelque façon de la conduite de nos âmes, et remplit une mission pour ainsi dire spirituelle en désignant, parmi les clercs, les successeurs des apôtres qui doivent nous guider dans les voies du salut, une pareille république est très mal venue à dire à cette religion, à son clergé, à ses fidèles : « Je ne sais qui vous êtes ; j’ignore s’il y a en France un ou plusieurs cultes et combien ils comptent d’adhérens. Par conséquent, il est de mon devoir d’observer là-dessus une scrupuleuse neutralité. »

Je ne suis pas de ceux qui s’exagèrent la portée des mesures prises par les derniers parlemens à l’égard du catholicisme ; leurs résultats tromperont peut-être tout le monde. Quelques-unes blessaient directement la liberté la plus élémentaire ; prises dans un moment d’emportement, elles ont été désavouées par l’opinion et regrettées, dit-on, par leurs auteurs ; leur durée a été éphémère et les choses ont repris leur cours comme précédemment. Telle fut la dispersion, faite à grand bruit, des congrégations religieuses. D’autres prescriptions, comme le service militaire d’un an auquel les aspirans au sacerdoce se trouvent désormais soumis, resteront sans doute en vigueur aussi longtemps que le service obligatoire. Le courant égalitaire n’est pas près de s’arrêter, et il serait plus difficile à une chambre conservatrice de rétablir la dispense totale, qu’il ne l’était à une chambre républicaine de la maintenu.

Que cette loi ait été votée dans le dessein de faire pièce à l’Église et d’entraver son recrutement, cela est possible ; mais y parviendra-t-elle ? Il y aura des vocations que le port du képi trempera, il y en aura qu’il brisera, vocations moyennes, « mixtes, » comme dit un théologien, celles d’enfans pauvres auxquels une dévotion précoce a valu une bourse ou demi-bourse dans un séminaire, qui « poussent pour être prêtres, » selon l’expression paysanne, et qui font un bon vicaire comme ils auraient fait un bon médecin de canton, ou un bon employé de chemin de fer. Supposons que ceux-là ne reprennent pas la soutane, l’armée cléricale gagnera en qualité ce qu’elle perdra en quantité. Qui empêchera d’ailleurs les évêques, si leurs cadres se dégarnissent, de demander aux ordres feligieux des sujets pour remplir les cures, de faire appel à ces jeunes « congréganistes » qui peut-être ont des vocations plus solides, de leur imposer, ou faire imposer comme un devoir par leurs supérieurs, des postes séculiers. Il est clair que l’Église ne veut ni ne peut violenter personne dans son sein, mais on ne doit pas s’attendre à ce qu’elle demeure bénévolement avec des couvens pleins et des presbytères vides. Je n’émets là qu’une simple hypothèse, mais on devine aisément quelles en seraient les conséquences : la masse du clergé séculier se recrute aujourd’hui parmi le peuple des campagnes, bonne santé, mais esprit parfois un peu lourd ; la majorité des religieux sont des sujets appartenant aux classes moyennes, ayant derrière eux pas mal de générations cultivées. Libres de choisir par leur naissance et leur éducation entre l’exercice des professions libérales les plus diverses, d’impérieux sentimens de foi les ont portés à fuir le monde. Le zèle ou, selon le point de vue auquel on se place, le « fanatisme » de ceux-là serait donc beaucoup plus redoutable à leurs adversaires ; et le gouvernement n’aurait pas gagné au change si les circonstances futures faisaient à l’Église une nécessité de les employer directement au ministère pastoral.

Quel sera, d’un autre côté, le résultat du séjour à la caserne de ces jeunes lévites qui se disposaient à « être le partage du Seigneur ? » On paraît croire dans les deux camps, — et d’avance l’on en gémit à droite pendant que l’on en plaisante à gauche, — que leur vertu sera fortement entamée et leurs convictions refroidies. Il se peut que le contraire arrive, que ces jeunes « minorés » soient dans la chambrée autant d’apôtres, qu’ils y fassent des prosélytes et y opèrent des conversions, et qu’après avoir supprimé en temps de paix des aumôniers forcément un peu honoraires, et qui n’avaient que peu de contact avec la troupe, on n’ait, par la loi nouvelle, introduit sans y prendre garde, dans les rangs de l’armée, un noyau de missionnaires en pantalon rouge. Le cardinal Lavigerie a semblé prévoir cette éventualité dans les conseils qu’il adressait il y a quelques mois aux séminaristes de son diocèse : « Remerciez Dieu, leur dit-il, de ce que vous allez pouvoir évangéliser ces soldats à qui on a voulu enlever toute pensée, toute pratique de foi. Ils n’ont plus de prêtres parmi eux ; mais vous allez pouvoir, comme saint François, leur prêcher de près par vos exemples. Vous êtes, comme lui, les ministres de Dieu. Prêchez, comme lui, par l’accomplissement de tous vos devoirs et, en particulier, par celui des devoirs nouveaux que la loi vous impose… »

Qu’il me soit permis ici de signaler, dans la profonde répugnance avec laquelle l’opinion catholique a accueilli la suppression de la dispense militaire des élèves ecclésiastiques, un nouveau symptôme de cette séparation moderne du spirituel et du temporel dont j’ai déjà longuement parlé. Autrefois, le caractère sacerdotal semblait fort compatible avec une foule de fonctions que l’esprit contemporain juge avec raison devoir lui demeurer tout à fait étrangères. Le clergé du moyen âge allait à la guerre non pas seulement par force, mais quelquefois par goût. Charlemagne, qui passerait aujourd’hui pour clérical, obligeait les clercs à faire en personne le service des fiefs, et nul ne s’en est choqué. Toutes les villes de France avaient, aux derniers siècles, une sorte de garde nationale dans laquelle les habitans, sans distinction de caste, étaient enrôlés ; les ecclésiastiques, comme les autres, étaient astreints à monter à leur tour la garde sur les remparts. Angers comptait parmi ses capitaines civiques l’abbé d’une des plus notables abbayes ; à Paris, le chanoine grand-chantre de Notre-Dame était colonel de la compagnie de la Cité. Les moines-canonniers de la Ligue n’étaient ni les premiers ni les derniers de leur race. Un capucin dirigeait au siège de Dôle, sous Louis XIII, l’artillerie des Francs-Comtois et, au même siège, les cordeliers « faisaient merveille, en assommant avec des marteaux pointus tous les ennemis qu’ils rencontraient sous leurs mains. » Nos soldats ont pu apprécier sous le premier empire, au siège de Saragosse, de fiers échantillons des « congréganistes » espagnols. Évêques ou cardinaux ne dédaignaient pas non plus le port du casque et de l’épée, et quand le pape prétendait interdire aux prélats le commandement des armées, le gouvernement français lui répondait « que les cardinaux devaient contribuer au bien public selon les talens que Dieu leur avait donnés, et qu’il était impossible qu’ils ne fussent pas engagés dans les charges militaires, aussi bien que dans les autres. » Autrefois, le prêtre était partout, faisait de tout ; aujourd’hui, il semble qu’il ne doive plus être que prêtre, et les catholiques eux-mêmes, trouvant bon, en général, que la vie laïque, sous toutes ses formes, soit interdite à leurs pasteurs, ne peuvent agréer que ceux auxquels ils refusent l’exercice des droits soient assujettis aux devoirs communs des citoyens.

La suppression de l’enseignement religieux dans l’école publique ne sera pas non plus sans donner matière à quelques mécomptes. Le parlement qui a voté la loi sur l’instruction primaire s’est laissé séduire par l’idée d’une impartialité surnaturelle, non-seulement entre les différentes religions, mais encore entre ceux qui ont une religion et ceux qui n’en ont pas. Il a bien obéi aussi, il n’en disconvient pas, au désir de porter un coup détourné au culte catholique. Or ce coup ne portera sans doute pas et cette impartialité ne pourra se soutenir ; on commence à s’en apercevoir. Ce n’est pas qu’il n’y ait sujet de discuter longtemps sur le rôle qui, avec le régime de l’instruction obligatoire, appartient au maître officiel payé par le budget et sur celui qui revient aux ministres des cultes. Il est des pays où les évêques repoussent ce que nos évêques demandent. À nos portes, le clergé belge proteste avec énergie, en ce moment, contre l’obligation imposée par l’État aux instituteurs publics de donner à leurs élèves l’instruction religieuse ; il juge ces fonctionnaires incompétens ; tandis que le clergé français, au contraire, estime que les mêmes instituteurs devraient être chargés de cette besogne.

Il est possible que, chez nous, beaucoup de curés se soient reposés volontiers, jadis, sur le maître ou la maîtresse d’école du soin de faire apprendre aux enfans le catéchisme, qu’ils se soient bornés à exercer à cet égard une surveillance parfois un peu indolente. La loi nouvelle les a réveillés et stimulés ; l’Église a senti le danger qui la menaçait et, du haut en bas de sa hiérarchie, elle s’est appliquée à y faire face. Le résultat aura donc été de substituer, pour la pédagogie spirituelle, un ministre du culte, dont la responsabilité est fortement en jeu, dont l’amour-propre est piqué au vif, à un éducateur civil qui, très certainement, n’y apportait pas la même ardeur. Est-ce bien là le but que s’étaient proposé les législateurs de ces dernières années ?

Quant à la neutralité rêvée, la pratique en apparaît hérissée de difficultés insolubles. Un enseignement primaire, ne pouvant être que l’exposé de conclusions très simples, consiste à faire connaître aux jeunes Français de sept à treize ans ces élémens qui, dans chaque science humaine, sont d’un accord commun. Il s’arrête au point où la controverse commence ; mais en morale, où la controverse commence dès le début, comment le magister qui ne peut s’empêcher de parler morale, puisque cette science figure en tête du programme scolaire, s’y prendra-t-il pour en parler avec la laïcité légale ? Cette situation a frappé de hauts esprits contemporains, placés pourtant à grandes distances les uns des autres dans l’horizon politique. En pratique, l’instituteur enseigne la morale populaire courante du XIXe siècle ; il n’en pourrait enseigner d’autre, ni même élever des doutes philosophiques sur celle-là, sans soulever des réclamations unanimes et sans risquer de perdre sa place. Et cette morale n’est autre que la pure morale chrétienne, moins le Christ ; la majorité, qui a voulu l’école neutre, ne permettrait donc pas qu’elle le demeurât ici. Ce sacrifice aux usages n’a pas été le seul. Dans les départemens, dans les localités où les électeurs sont à la fois républicains et religieux, l’opinion a été plus forte que la législation ; on a dû fermer les yeux, encourager même l’enseignement du catéchisme fait en classe par le maître officiel.

Il est donc arrivé qu’on a beaucoup mécontenté les catholiques et qu’on n’a pas atteint, qu’on n’atteindra pas le catholicisme par cette loi. On n’a pas mieux réussi avec les retranchemens progressifs que l’on a fait subir au budget des cultes. Les chambres ont pu, à la vérité, faire ces modifications budgétaires, comme ces changemens militaires, scolaires ou autres, sans violer en quoi que ce soit ni la lettre du concordat, ni l’interprétation que l’on en peut donner. La cour de Rome le sait, et comme elle pratique, par tradition autant que par nécessité, cette maxime turque « qu’il ne faut jamais finir le jour ce qu’on peut remettre au lendemain, » elle garde le silence et ne brusque rien. Les évêques l’imitent en cela. Que pourraient-ils répondre à des reproches comme celui-ci : Un petit tract de librairie anticléricale fait connaître que l’évêché d’Angers a huit cuisines, que celui de Rodez en a douze, celui de Cambrai quatorze, celui de Vannes dix-huit et celui d’Arras vingt-quatre… Il conclut de cette intéressante révélation : « Vingt-quatre cuisines dans un évêché ! voilà qui donne une haute idée de l’austérité épiscopale ! » Si bien que l’homme primitif, et affamé peut-être, auquel ces sortes de publications sont destinées, se figure aisément une sorte d’image d’Épinal où des ogres et des gargantuas fantastiques, en soutanes multicolores, avalent des gigots entiers sans les mâcher et répandent pêle-mêle, dans leurs gosiers mitres, le contenu de tonneaux et de marmites innombrables !

Les rapporteurs parlementaires sont plus réservés, mais il faut reconnaître que leurs chicanes enfantines, leur affectation d’un goût douteux à discuter l’achat d’ornemens épiscopaux, la réparation de la crosse de tel prélat et du fourneau de tel séminaire, ne sont pas en contradiction avec le document diplomatique de 1801, puisque l’on pourrait réduire l’allocation cultuelle, non à 46 millions, ainsi qu’on l’a fait, mais aux 4 ou 5 millions seulement qu’elle atteignait dans les années qui suivirent le concordat, sans donner prise à une rupture avec la papauté. On pourrait même aller plus loin et descendre plus bas, puisque les expressions concordataires : « traitement convenable assuré aux évêques et aux curés, » sont d’une élasticité à toute épreuve. C’est dire que, pris isolément, le traité lui-même, malgré l’importance qu’on lui attribue, signifie peu de chose, ne garantit et n’oblige à presque rien. « Il faudrait bien se persuader, écrivait dans un journal officieux un député influent, que le budget des cultes n’a qu’une seule et unique défense : l’intérêt que la république trouve à le conserver… Quel est le plus favorable à l’état républicain, de continuer à payer ou d’abandonner l’église à la charité des fidèles ? »

Plaçons-nous donc sur ce terrain ; envisageons ce point de vue simplement pratique, et recherchons l’intérêt de l’état républicain. Nous verrons que son intérêt est de distinguer la « politique laïque » de la « politique antireligieuse, » puisque la confusion de l’une avec l’autre a jeté tant d’âmes catholiques dans une sorte d’insurrection latente. Pour faire cette distinction, il lui suffirait, d’une part, de remplacer le budget des cultes par l’inscription au grand-livre de la dette publique d’une rente perpétuelle, au nom de l’église de France, égale à ce budget et représentant les biens qui ont été confisqués en 1790 ; d’autre part, de soumettre le clergé à la loi commune, lui conférant les droits et le soumettant aux charges de tous les citoyens sans qu’il puisse être l’objet ni d’un privilège, ni d’une vexation.


V

À cette évolution profitable, deux partis extrêmes s’opposent. « L’ennemi le plus redoutable de nos institutions, dit M. Madier de Moutjau dans un discours public, le seul qui existe encore, c’est le cléricalisme, qu’il faut appeler par son vrai nom : le catholicisme, sans lequel la république marcherait triomphante… » L’orateur conclut à l’anéantissement de cet ennemi. Voilà la doctrine de l’un des deux partis, et voici la doctrine de l’autre, formulée par M. Chesnelong, dans un discours également public : « Cette union, je pourrais dire cette solidarité providentielle de la France avec l’église du Christ qui fut, à travers les siècles, la marque de sa vocation et l’honneur de sa destinée, les sectaires de nos jours voudraient la briser, et ils conduiraient ainsi notre cher et noble pays à l’abdication de sa vraie grandeur, au reniement de son histoire. » Ces périodes, inévitables à tout homme d’état parlant dans un cirque, un théâtre, et tout autre grand local où se rassemblent des gens, animés d’un même esprit, pour entendre affirmer leurs idées avec éloquence, sont les cris belliqueux qui retentissent sur les champs de bataille, ce n’est pas l’idiome des terrains pacifiques où aiment à se rencontrer les négociateurs.

Il ne faut pas attendre que l’Église accepte en théorie la liberté des cultes, à plus forte raison la séparation des cultes d’avec l’État. Le Syllabus anathématise, comme erreur coupable, cette proposition « qu’à notre époque il n’est plus utile que la religion catholique soit considérée comme l’unique religion de l’Etat, à l’exclusion de toutes les autres ; » il condamne également ceux qui avancent que a la loi a eu raison, dans quelques pays catholiques, de donner aux étrangers qui s’y rendent la jouissance publique de leurs cultes particuliers. » Il est heureusement avec le Syllabus des accommodemens, car le pape Pie IX, à qui nous devons ce compendium célèbre, n’a jamais songé pour son compte à interdire le libre exercice du protestantisme, ni même du judaïsme, dans les états romains. Mais la théologie nous apprend que, tout en affirmant la thèse, on doit savoir se contenter de l’hypothèse, et accepter des merles là où les grives font défaut. Ces principes sur la protection due à l’Eglise par l’État, que le Syllabus a rafraîchis, qui ont si fort irrité les libres-penseurs, et si prodigieusement déconcerté la plupart des catholiques, ne sont pas d’ailleurs une nouveauté dogmatique, Bossuet, dont feu M. Guichard, député de l’union républicaine, aimait à s’inspirer dans la confection des rapports canoniques qu’il présentait au parlement, nous déclare que « l’Église doit avoir, comme la Synagogue, ses David, ses Salomon, dont la main royale lui serve d’appui, » qu’elle a « appris d’en haut à se servir des rois et des empereurs pour faire mieux servir Dieu, donner une force plus présente et un soutien plus sensible à sa discipline… » Il est nécessaire, selon lui, que l’État mette au service de la religion sa puissance répressive, poursuive et punisse les hérétiques comme les voleurs, les impies comme les meurtriers : « Que ceux qui n’ont pas la foi assez vive pour craindre les coups invisibles de notre glaive spirituel tremblent à la vue du glaive royal… » C’est ainsi que l’Église entendait « la concorde du sacerdoce et de l’empire, » aux derniers siècles ; c’est encore ainsi qu’elle l’entend de nos jours. Jamais elle n’admettra en principe« le culte libre dans l’État libre, » qu’elle appelle « l’athéisme légal, » et qu’elle juge « contraire au respect pour la vérité et à la croyance sincère d’une religion quelle qu’elle soit. » C’est le langage d’un prélat qui passe pour fort libéral, et un clerc ne peut en tenir d’autre, il y a là un article de foi.

De sa nature aussi, par fonction, par vocation, l’Église est empiétante. Elle voit surtout dans le monde un passage ; sa conception de la vie est très différente de celle de la société laïque ; trouvant légitime d’imposer ce qu’elle nomme « le bien, » de faire régner « la vérité » qu’elle pense posséder sans partage, elle en conclut, comme M. de Donald, que, chargée de si grandes choses, « la religion est tout dans un état. » A ses yeux, la législation civile devrait se calquer sur la loi religieuse, et non-seulement elle ne devrait jamais forcer à faire ce que la loi religieuse défend, mais même elle ne devrait pas permettre de le faire. On l’a bien vu lors du vote de la loi qui rétablissait le divorce. Les adversaires de cette loi semblaient oublier que, sous l’ancien régime, alors que l’Église réglait seule le contentieux matrimonial, bien des gens savaient tirer parti des nombreux cas de nullité ecclésiastique, qu’ils parvenaient ainsi très souvent à trouver des points vicieux, des irrégularités machiavéliques, à des unions que l’on eût crues bâties à chaux et à ciment, que le défaut de consentement, ou l’impuissance d’un des conjoints, pour ne parler que de ceux-là, fournissaient à eux seuls de véritables divorces par consentement mutuel, dont on a d’illustres exemples dans le meilleur monde, et que l’annulation d’un mariage par le souverain pontife revenait en somme à sa cassation. Depuis que l’État se fut tracé à ce sujet des règles spéciales, différentes sur plus d’un point de celles de l’Église, depuis 1815 surtout, où le divorce, admis par le code Napoléon, avait été interdit, il se trouva des catholiques qui furent, selon l’expression ancienne, « démariés » à Rome, et qui ne purent l’être à Paris ; des catholiques qui, désunis par la loi spirituelle, se trouvaient obligés de vivre en état de concubinage, par suite du refus de la loi temporelle de briser leurs liens.

Pour rares que fussent ces cas, rendus possibles par la divergence des deux codes, ils suffisaient à rendre utile aux catholiques la nouvelle disposition législative. D’ailleurs, n’y avait-il pas quelque inconséquence, de la part du clergé, à déclarer que le mariage civil en lui-même ne signifie rien et à faire campagne avec tant d’impétuosité, en 1882, pour empêcher que l’on en changeât les conditions ? Cette conduite n’a d’autre raison d’être que la fidélité à la doctrine dont je parlais tout à l’heure, en vertu de laquelle l’État ne peut, sans encourir les foudres de l’Église, autoriser ce qu’elle n’autorise pas. Le cas du divorce, les polémiques qu’il a suscitées, sont une preuve que l’on s’est parfois laissé aller, à droite, à dénoncer comme anticléricaux des actes qui n’étaient, à les considérer de sang-froid, que la mise en pratique de la liberté de conscience. C’est une voie dangereuse ; on est toujours le clérical ou l’anticlérical de quelqu’un : un brave vicaire de mon département en veut encore à M. Buffet de ce que sous son ministère, en 1875, les pièces du pape ont cessé d’être reçues en France ; cette mesure lui paraît l’indice d’une hostilité injurieuse contre le saint-siège. Il m’a été impossible de convaincre cet ecclésiastique que la monnaie qu’il regrettait n’était pas d’un aloi très sûr et que, d’ailleurs, la circulation de l’argent avait dû être limitée par suite de la baisse de ce métal. Pour mon vicaire, M. Buffet aura beau prononcer au sénat des discours en faveur des congrégations, il restera toujours entaché d’un anticléricalisme relatif.

Heureusement le Vatican voit les choses de plus haut ; il a su plus d’une fois, tout en réservant ses principes, faire dans leur application les sacrifices commandés par les circonstances. Le jour où une séparation honnête et loyale lui serait imposée comme une nécessité de notre politique, il ne refuserait pas de souscrire, en France, à un régime dont il recueille ailleurs d’heureux fruits.

Restent les exagérés de ce groupe militant d’extrême gauche qui élève des autels à l’intolérance. Là, on déclare que « le problème de la séparation de l’Église et de l’État consiste à affranchir la liberté de conscience, et, par conséquent, la liberté de la religion, mais aussi à se défendre contre l’Eglise, qui n’est pas moins ennemie de la liberté de conscience qu’ennemie de l’État. » C’est comme si l’on disait : « Il faut assurer la liberté de penser, mais en exceptant, bien entendu, de cette liberté ceux qui ne pensent pas comme nous. » Un homme politique de cette école, qui depuis a pas mal jeté aux orties le froc jacobin dans lequel il s’est longtemps enveloppé, s’exprimait ainsi : « Il faut bien se garder de confondre deux choses absolument distinctes : la liberté religieuse et l’Église. La religion est un sentiment individuel, une vue de l’esprit, l’usage du plus sacré de ses droits ; que chacun parle, pense, écrive donc, avec une indépendance sans limite, sur l’origine et la fin des choses, se forge des dieux à son gré, voilà la liberté de la religion. L’Église, au contraire, est un état, un corps politique ayant ses lois propres… en contradiction irréductible avec les principes de la société moderne. Contre ce pouvoir, la France doit être sur le pied de guerre… » La liberté religieuse ne serait ainsi que la liberté de n’avoir pas de religion ou plutôt la défense de pratiquer aucune religion.

Entre ces deux peuplades guerrières qui campent aux extrémités de l’opinion et demandent au pouvoir : l’une d’extirper les jésuites, l’autre d’exterminer les francs-maçons, les gouvernemens sont ballottés, tiraillés sans cesse, portés à favoriser ou à combattre ce qu’ils devraient se contenter d’ignorer. Aucun d’eux n’a l’audace d’appliquer ce régime de la pleine indépendance qui fonctionne avec un succès si éclatant aux États-Unis d’Amérique. Bien des administrateurs français, de l’espèce bénigne et modérée, sont imbus de cette idée toute monarchique que l’État ne pourrait sans danger laisser vivre dans son sein, à l’état de nature, une grande puissance comme l’Église. Il existe dans notre société démocratique une puissance aussi grande que l’Église, c’est la presse ; l’État l’a réglée, il ne la règle plus. Les choses n’en vont pas plus mal et il s’est enlevé bien des ennuis. Beaucoup de membres du parlement n’envisagent la séparation de l’État d’avec l’Église que comme une suppression pure et simple du budget des cultes, sans compensation d’aucune sorte pour le clergé. A cet égard, cette séparation paraît aussi désirable aux uns qu’elle paraît redoutable aux autres, selon qu’ils souhaitent ou qu’ils craignent la ruine de l’Église. Ce serait déjà une question de savoir si l’on ne se trompe pas des deux côtés en croyant qu’une confession religieuse en ce pays et en cette fin de siècle pourrait être prise par la famine. Mais est-il personne de bonne foi pour nier la validité de la créance que le clergé catholique possède sur l’État par suite de la confiscation de ses biens en 1790 ? Tout ce que les subtilités historiques et juridiques, mises au service de l’esprit de parti, ont pu inventer depuis cent ans et pourraient inventer encore pour affaiblir le droit moral de l’Église à recevoir une indemnité et le devoir de l’État de la lui fournir, ne tient pas contre le bon sens vulgaire.

Le clergé, séculier et régulier, possédait en 1789 une fortune sur le chiffre de laquelle on n’est pas d’accord. L’Église, pour se soustraire au fisc royal, n’était jamais sincère dans les déclarations officielles de ses revenus, que chaque abbaye, chaque évêché, présentaient comme inférieurs à ce qu’ils étaient réellement. L’Etat, aussitôt qu’il lut devenu propriétaire de cette gigantesque manse ecclésiastique, la laissa fondre entre ses mains ; elle fut dispersée, mangée ou à peu près en dix ans, sans qu’on puisse savoir quelle en eût été la véritable valeur vénale, si elle avait été réalisée par un possesseur ordinaire. J’ai estimé ailleurs, après examen minutieux des documens, les biens de l’Église, au jour de sa spoliation, à 7 milliards en capital, et à 240 millions environ en intérêts. Ces biens, immeubles pour la plupart, avaient profité de l’énorme augmentation de valeur et de revenu des terres durant les vingt dernières années de l’ancien régime, puisque le clergé était le plus grand propriétaire foncier du royaume. Il se peut que ces chiffres paraissent exagérés ; ils sont en tout cas beaucoup plus près de la vérité que les indications, volontairement affaiblies, de l’époque révolutionnaire.

Rechercher l’origine de ces biens et chicaner le clergé sur ses titres, comme on a fait parfois, ce serait remettre en question toute la propriété française ; celle-là n’était ni plus ni moins solide que les autres ! Presque exclusivement féodale, — le clergé avait plutôt aliéné qu’acquis dans les temps modernes, — elle avait dû se ressentir de la barbarie de l’époque où elle était venue au monde. Sans doute, parmi les innombrables donations qui l’avaient constituée, il y en avait eu dont la régularité était problématique ; des seigneurs, du Xe au XIIIe siècle, avaient pu donner aux églises ce qu’ils n’avaient pas ou ce qu’ils n’avaient plus. Un laïque gratifiait un monastère de ce qu’il possédait a à droit ou à tort, justement ou injustement. » Les anciens détenteurs, parfois tout récemment dépouillés, n’admettaient pas que le transfert de leur bien à de pieux personnages pût en légitimer le vol. Au lieu du ravisseur, c’était aussi la victime qui, violemment évincée de sa terre, et ayant perdu l’espérance de la recouvrer, se décidait, sans s’imposer par là un grand sacrifice, à transporter ses droits méconnus à un couvent ou à un chapitre qui réussissait toujours à tirer profit de la cession. En 1790, la mort avait depuis longtemps terminé toutes ces querelles, une vingtaine de générations s’étaient succédé, une prescription six ou huit fois centenaire garantissait à chaque établissement religieux la propriété du lot qui lui était échu.

La propriété, mais non la jouissance. Les rois, depuis le concordat de 1515, avaient su dépouiller l’Église sans la faire crier ; le droit de nomination aux évêchés, concédé par Léon X à François Ier, et l’usage des « commendes, » appliqué aux « bénéfices » les plus lucratifs, permettait au souverain de disposer des trois quarts du revenu de l’Église. De là des évêques non résidens ou des pensions assignées à des civils sur les évêchés, de là ces abbés mondains peu édifions, sur lesquels s’égayait la verve de nos pères, ces collectionneurs de canonicats et de prieurés, ces « gros décimateurs » qui ne songent nullement à recevoir les ordres ; de sorte que l’Église, être de raison, paraît riche, mais que le clergé pratiquant — curés portion nés et moines cloîtrés, — est pauvre, que dans cette ruche sainte ce sont les frelons qui mangent presque tout, et que, par suite du détournement qui en est fait, les biens ecclésiastiques, au lieu d’être une force pour la religion, sont pour la conscience chrétienne une occasion de scandale.

Telle était la situation en 1789 ; cette situation explique, et comment une assemblée telle que la constituante, dont la majorité était à coup sûr religieuse, eut l’idée de mettre la main sur ces biens dont le plus grand nombre était employé d’une façon si contraire aux intentions des donateurs primitifs, et comment l’Église accepta cette confiscation de son capital avec une certaine longanimité. Les desservans, dont les neuf dixièmes « tiraient le diable par la queue, » selon le mot populaire, avec les 500 francs de ce traitement minimum que l’on persistait à appeler « congru », c’est-à-dire convenable, bien qu’en réalité il ne le fût guère, virent avec plaisir que la nation leur garantissait pour le moins 1,200 francs par an, dans les plus humbles paroisses (ce qui entre parenthèses en représente aujourd’hui le double), et ce, non compris le logement et le jardin dépendant du presbytère. L’amélioration matérielle qui leur advenait personnellement dut les inviter à fermer les yeux sur la régularité de cette opération d’État qui consistait à prendre à un corps son capital, avec promesse de lui en servir la rente. Cette violation du droit de propriété n’avait d’ailleurs, dans la pensée de ses auteurs, rien d’antireligieux ; c’était un emprunt forcé, et l’État en usait de même envers les hospices et les écoles dont il versait les trésors dans sa caisse. À ces deux grands services publics, comme à l’Église, il promettait des moyens d’existence. Depuis le premier empire il n’a cessé de les leur donner, dans une mesure diversement large, comme il les a donnés à l’Église, — à l’église séculière, du moins, — sans qu’on puisse dire que celle-ci lui coûte bien cher, puisque le budget du culte catholique, s’élevant aujourd’hui à 43 millions, ne représente que l’intérêt à un demi pour cent des domaines qui lui ont été enlevés d’après la valeur de ces domaines avant la révolution, et d’un quart pour cent, si l’on tient compte de la plus-value qu’ils auraient aujourd’hui, par le simple mouvement ascensionnel de la richesse publique. Soutenir que l’Église ne reçoit ces 43 millions que par la bonne volonté de l’État, qui pourrait cesser demain, s’il lui plaisait, d’allouer un centime, soit parce que la propriété du clergé était une propriété sui generis, — comme si toute propriété n’était pas sui generis, — que la révolution a détruite en abolissant l’existence du clergé comme ordre, soit parce qu’à tout prendre le clergé ne serait pas plus fondé à se plaindre que les autres victimes des injustices politiques du passé, depuis les Templiers que l’on rançonna au moyen âge, jusqu’aux princes d’Orléans que Napoléon III avait légalement dévalisés, faire de pareils raisonnemens reviendrait à dire : « On vous a volés, mais consolez-vous, vous n’êtes pas les seuls ; avant le vôtre, beaucoup de droits ont été méconnus dans le monde, et il a été commis bien d’autres abus de la force. Avant la faillite de la révolution, il en avait été fait deux autres par la monarchie, dont aucune n’a été suivie d’un « concordat ; » et de même que l’État maintient la propriété, en règle l’usage et la transmission par ses lois, en prélève sa part par l’impôt, s’en empare contre indemnité s’il le juge convenable, de même il peut se l’approprier sans dédommagement, en vertu de ses « raisons, » que la raison n’a pas à connaître et dont il est seul juge. » Tenir un pareil langage ne serait pas le fait d’un régime qui a, au contraire, le souci de réparer toutes les injustices, qui les répare même avec largesse, témoin les pensions accordées il y a quelques années aux victimes du 2 décembre.


VI

Ce ne serait pas non plus le propre d’un gouvernement qui a souci de la paix morale des citoyens ; et c’est parce que « séparation de l’Église et de l’État » est devenue synonyme de « suppression du budget des cultes » que la majorité du parlement n’ose aborder la « séparation, » qui serait une réforme nécessaire, de peur qu’elle ne soit le signal de la « suppression » qui serait une déplorable persécution. Supposons toutefois que l’on entre dans vos vues, diront certains législateurs, que l’on dote le clergé catholique, représenté par l’épiscopat, d’une rente de 43 millions, en lui laissant le soin de la répartir entre ses membres et d’en faire tel emploi qu’il lui conviendra ; que, par le même acte, on brise tous les liens qui unissent l’Église à l’État, qu’on économise notre ambassade auprès du saint-siège et notre direction des cultes dont la mission serait désormais inutile, que l’on efface de nos lois tous les articles qui ont pour objet de garantir ou d’imposer quoi que ce soit de spécial à la religion et à ses ministres, que les curés nomment leur évêque avec la même liberté que les francs-maçons nomment leur « vénérable, » que les fidèles s’assemblent dans le temple pour prier dans les mêmes conditions que les citoyens se réunissent en un meeting pour délibérer, que d’ailleurs les cérémonies extérieures du culte soient soumises aux simples ordonnances de police qui règlent, en pays libre, toutes les manifestations collectives, pensez-vous que cela suffira ? Que faites-vous du budget fourni par l’État aux protestans et aux Israélites ? Et quant au clergé catholique, prétendez-vous lui maintenir l’usage des édifices publics que le concordat lui a concédés ; prétendez-vous lui rendre le droit de posséder et laisser revivre ces biens de mainmorte, si odieux à nos ancêtres ?

En ce qui concerne les 3 millions des cultes non catholiques sur lesquels la synagogue touche environ 200,000 francs, — il est même assez singulier de voir l’État payer des ministres pour enseigner que Jésus-Christ est le sauveur du monde, et en payer d’autres pour le nier, — il semble équitable de procéder à leur égard, comme envers les catholiques, de transformer leur budget en titre de rente, et de leur restituer, avec la libre nomination des pasteurs et des rabbins, l’indépendance qu’ils ont perdue. Quoique la révolution ait traité les protestans mieux que les catholiques, que des décrets de la Constituante et de la Convention aient excepté de la vente des biens nationaux, en plusieurs départemens de Franche-Comté et de Lorraine, les domaines des réformés que protégeaient des traités solennels, des spoliations monarchiques les avaient plus d’une fois atteints par ailleurs. Le budget alloué de notre temps à deux confessions protestantes, exclusivement françaises, est, lui aussi, une formule d’oubli du passé. On en peut dire autant des juifs, ancienne proie des fureurs populaires et de l’avidité royale ; il est bon que leur culte figure au grand-livre pour une indemnité de principe, ne fut-ce qu’en témoignage du respect de notre XIXe siècle pour la liberté de conscience, et comme une protestation nécessaire contre les agissemens « antisémitiques » des insensés qui réclament à la fois la justice pour eux et la proscription pour d’autres.

Quant aux bâtimens ecclésiastiques, en 1790, les uns, églises, appartenaient aux paroisses, c’est-à-dire au peuple catholique, qui les avait bâties de ses deniers, les autres, presbytères, appartenaient au clergé. L’État, après s’être emparé des uns et des autres, les restitua aux communes avec obligation de les maintenir affectés aux besoins actuels. Ce que les communes possèdent aujourd’hui, c’est donc simplement une charge, parfois assez lourde ; placées dans la situation d’un nu-propriétaire éternel vis-à-vis d’un éternel usufruitier, elles ne jouiront jamais et répareront toujours, du moins pour les gros travaux. Ne serait-il pas plus juste d’abandonner, moyennant un amortissement de longue durée, aux fabriques, représentans-nés des fidèles, la pleine possession des églises, qu’elles restaureraient à leurs frais, risques et périls, et d’en user de même avec le clergé pour les presbytères ? Il va de soi que celles de nos cathédrales qui font partie du patrimoine artistique de la France seraient soumises à la même surveillance que les châteaux et autres édifices appartenant à des particuliers qui sont aujourd’hui classés parmi les « monumens historiques. »

De ce que les communes et les départemens qui consacrent annuellement une vingtaine de millions aux édifices religieux feront l’économie de cette dépense, — et en même temps l’économie des discussions auxquelles elle donne souvent matière, — le jour où ces édifices ne leur appartiendront plus, il ne s’ensuit pas qu’il serait interdit, à un conseil municipal du Morbihan, de subventionner une chapelle, si cela lui plaît, pas plus qu’il n’est défendu au conseil municipal de Paris d’envoyer un secours à des grévistes auxquels il s’intéresse. Nul n’approuverait, j’en suis sûr, le rigorisme du directoire de la Corrèze qui refusait, en 1791, à une paroisse de son district le droit d’engager un prédicateur spécial pour le carême, par ce motif que, la nation ayant pourvu elle-même aux frais du culte, « toute commune qui se procurerait des sermons extraordinaires, à prix d’argent, conserverait des privilèges dans un temps où ils sont abolis. » Du moment où le clergé rentre dans le droit commun, il n’est pas possible de refuser aux évêchés et aux cures la personnalité civile, et par suite la faculté d’acquérir des immeubles dont jouissent déjà les hospices, les bureaux de bienfaisance et les sociétés commerciales de diverse nature. « J’ose penser, contrairement à une opinion bien générale et fort solidement établie, écrivait Tocqueville, que les peuples qui ôtent au clergé catholique toute participation quelconque à la propriété foncière, et transforment tous ses revenus en salaires, ne servent que les intérêts du saint-siège et se privent eux-mêmes d’un très grand élément de liberté. Un homme qui, pour la meilleure partie de lui-même, est soumis à une autorité étrangère, et qui, dans le pays où il habite, ne peut avoir de famille, n’est pour ainsi dire retenu au sol que par un seul lien solide, la propriété foncière. Tranchez ce lien, il n’appartient plus en particulier à aucun lieu. Dans celui où le hasard l’a fait naître, il vit en étranger, au milieu d’une société civile dont presque aucun des intérêts ne peut le toucher directement. » Beaucoup de nos contemporains s’imaginent que le lendemain du jour où l’Église serait autorisée à avoir pignon sur rue, comme une simple compagnie d’assurances, il se trouverait une foule de bonnes âmes pour léguer à « monseigneur » ou à « monsieur le curé » des fortunes entières ; beaucoup voient dans les sacristies des gouffres béans où l’épargne nationale irait d’elle-même s’engloutir. Qu’ils se rassurent ; les séminaires et les fabriques sont à même, depuis 1801, de recevoir des donations régulières ; cependant, les revenus immobiliers des fabriques ne s’élèvent pas à 3 millions (à peu près 70 francs pour chacune) et ceux des séminaires vont seulement à 1 million. Au contraire, les congrégations, la plupart du moins, ne peuvent être l’objet que de libéralités irrégulières, illégales en quelque sorte, elles possèdent néanmoins 35 millions de rente. Les fidèles agissent à leur guise, les facilités comme les prohibitions de la loi ne paraissent pas les influencer beaucoup. Craint-on que la richesse, lors même que l’Église y parviendrait, la puisse armer contre l’État d’une force redoutable ? Ne voit-on pas le faible rôle que joue, dans notre démocratie, la possession du sol, le mince appoint qu’elle apporte à l’autorité particulière d’un homme ou d’une caste ? On citerait, dans tous les partis, des seigneurs de 10 millions fonciers qui ne parviennent pas à représenter leur canton au conseil général. Je ne crois donc pas que l’opulence de ses membres donnerait une prépondérance dangereuse à l’Église, ni que l’Église atteindrait, d’ailleurs, quoique libre d’acquérir, à cette opulence immobilière que l’on redoute.

Et je le regrette. Nous ne sommes plus en 1849 où M. Jules Grévy pouvait dire avec une vertueuse indignation : « Les biens de mainmorte portent le plus grave préjudice à la richesse nationale, parce qu’ils ne produisent pas le tiers de ce que produisent les biens possédés par les particuliers. » Il y a des biens de mainmorte très divers, et ceux que M. Grévy trouvait improductifs sont des biens laïques, les communaux. Pour les biens des communes, le rapport de la valeur à la contenance est comme 60 à 100, il est comme 2,000 à 100 pour les biens des congrégations. Ce qui est nuisible à l’agriculture, ce n’est pas la propriété collective, c’est la jouissance banale du sol par un grand nombre d’individus. Les biens sont-ils donnés à bail à un particulier, chacun devine que les associations, fussent-elles religieuses, ne loueront jamais leurs fermes au-dessous du prix qu’elles en pourront trouver. Il importe donc fort peu à l’agriculture que la portion du sol français, absorbée par la propriété collective, — vulgò la mainmorte, — soit, comme aujourd’hui, de 4,900,000 hectares (sur lesquels 4,550,000 appartiennent aux communes), ou qu’elle s’élève d’un tiers ou de moitié. Il n’importe pas davantage au gouvernement, puisqu’il frappe ces biens d’un impôt supplémentaire, équivalent aux taxes de mutations dont il est frustré ; ce qui, avant 1789, irritait le public contre cette mainmorte, c’est qu’elle était parvenue à se soustraire à peu près aux droits. Mais il importerait beaucoup aux détenteurs de biens ruraux, grands et petits, que le nombre des terres sur le marché allât en diminuant par le développement d’une catégorie de gens qui chercheraient toujours à acheter de la terre et répugneraient à en vendre ; et il importerait surtout à la nation, dans la période de crise agricole où nous sommes entrés, que le nombre des propriétaires, autrement dit des producteurs, qui dépasse 3 millions, fût moins grand, que, par suite, leurs plaintes excitassent moins d’intérêt, eussent moins d’autorité, afin que le législateur ne fût pas obligé de leur sacrifier, comme il va le faire, par l’élévation des droits de douanes, l’intérêt des consommateurs. L’extension de la mainmorte, bien loin d’être menaçante, mériterait ainsi de passer pour un bienfait, puisqu’elle contribuerait indirectement au bon marché de la vie.

Mais c’est dans son ensemble que l’émancipation de l’Eglise serait avantageuse à l’État. Ces deux associés, à qui chaque jour révèle davantage leur incompatibilité secrète, entre lesquels la vie commune suscite sans cesse de nouvelles causes d’inimitié, cesseraient d’être ennemis en devenant étrangers. La république, n’ayant plus mission de protéger la religion comme le concordat semble lui en faire un devoir, n’aurait plus l’air de la persécuter, quand elle affecte de ne pas la connaître ; et l’Église, une fois son parti pris de l’indépendance, abandonnerait vis-à-vis de la république l’hostilité qu’on lui reproche. La force du sacerdoce ne peut plus être qu’une force d’influence ; dans une société politique reposant sur l’opinion nationale, toute influence a le droit d’exercer sa force, toute force d’influence, chaire, tribune ou journal, est légitime. Que l’Église française développe la sienne, c’est son droit, elle n’en peut avoir de plus précieux. Qu’elle regarde derrière elle, dans l’histoire, ce que le pouvoir absolu avait fait de la religion au sein des monarchies catholiques ; qu’elle compare la décadence jadis lamentable du catholicisme en Espagne avec les brillans modèles qu’il offre aux États-Unis d’Amérique, à l’ombre de la liberté ; elle verra que, si les religions d’État ont fait leur temps, le champ ne demeure pas moins vaste aux apôtres de l’avenir.


Ve G. D’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1888 et du 1er juin 1889.