La Réforme électorale

La Réforme électorale
Revue des Deux Mondes5e période, tome 40 (p. 192-217).
LA
RÉFORME ÉLECTORALE

Il y a précisément douze ans qu’ici même j’ouvris par une série d’études sur l’Organisation du suffrage universel l’enquête où je m’étais proposé de diagnostiquer et de définir, — s’il n’était sans doute au pouvoir d’aucun publiciste de la résoudre, — « la crise de l’Etat moderne. » Attaquant ce grand problème du côté politique, avant de l’aborder du côté économique, j’essayais de montrer que si « le suffrage universel inorganisé conduit à l’universelle anarchie, » le suffrage universel, pourtant, « reste la base nécessaire de l’Etat moderne, mais qu’il peut être organisé. » Comme il s’agissait alors de théorie pure, comme l’objet poursuivi était expressément et exclusivement de rechercher « les conditions les meilleures et la meilleure forme de la représentation parlementaire en soi, ce qu’elle devrait être pour être parfaite, » après avoir rejeté, à cause de leur insuffisance, « expédiens et palliatifs, » écarté, à raison de ce qu’elles ont de trop artificiel et de trop arbitraire, des « combinaisons » d’ailleurs ingénieuses, dit pourquoi la représentation proportionnelle, malgré tous ses mérites, ne serait peut-être pas le dernier mot de l’organisation du suffrage universel, je m’efforçais de monter, de système en système, jusqu’à la formule complète, intégrale ou totale de cette organisation, que je croyais trouver dans « la représentation des forces sociales » ou « la représentation réelle du pays[1]. » Et parce qu’il s’agissait alors de théorie pure, c’était presque un devoir d’ignorer ou de dédaigner les transactions : tout ou rien ; il fallait atteindre le sommet d’un seul coup.

En reprenant aujourd’hui le même sujet, à la même place, je n’ose affirmer que j’y reviens, et bien plutôt j’avoue que je n’y reviens pas dans le même esprit, ni avec la même intention. Assurément, il reste ou il naît devant nous de belles questions dont on aimerait disserter : par exemple, de la « progressivité » du suffrage universel ; de la conciliation de la loi du nombre avec la liberté ; de la compatibilité de la démocratie avec le régime parlementaire. Ces questions-là, non seulement, sont belles ; elles ont leur importance, qui ne saurait être niée ; mais l’heure n’est plus à la philosophie, elle est à la vie. Les circonstances exigent qu’on en arrive, et qu’on en arrive vite, aux applications pratiques. Il s’agit maintenant de savoir, et de savoir tout de suite, non point comment s’organisera parfaitement le suffrage universel, mais comment et quand nous commencerons à l’organiser ; mieux encore que de le savoir, il s’agit de le faire. La réforme électorale est désormais inévitable, elle est certaine, elle est prochaine : ce n’est plus de l’avenir vague, c’est déjà du présent, et du plus positif ; ce n’est plus à la théorie d’indiquer le but, c’est à la loi d’édicter le moyen.


I

Posons très hardiment en principe et en fait que la réforme électorale est désormais inévitable. Elle l’était depuis longtemps : quiconque observe avec attention la marche des choses savait qu’elles allaient en ce sens ; mais, de l’avis unanime, pour ceux mêmes qui n’observent guère, qui n’apportent aux affaires publiques qu’une attention intermittente, elle l’est surtout depuis le 22 novembre 1906. C’est le 22 novembre dernier que les deux Chambres, par un acte presque simultané qui rappelle ce qu’on nomme, je crois, aux États-Unis, les « résolutions conjointes, » d’un commun cœur, d’une commune volonté, et d’un geste rapide, élevaient l’indemnité parlementaire de 9 000 à 15 000 francs. Le contribuable et l’électeur, en général, ont jugé cette opération sans indulgence, et des meetings, des comités, voire des conseils municipaux, l’ont qualifiée sévèrement. Il est trop tard pour se demander s’il n’y aurait pas eu « la manière, » et si l’on n’aurait pu, à l’appui de l’augmentation projette, ou d’une autre un peu moindre, donner des raisons plausibles ; si, dans tous les cas, l’on n’aurait pas dû, quoi que valussent ces raisons, les donner franchement, hautement, et pas de biais, en droiture, et pas en confidence, à la tribune. Le fait demeure, et le fait est que les Chambres ont décidé qu’à partir du 1er janvier 1907, sénateurs et députés recevraient 15 000 francs, au lieu de 9000. Mais, dès cette heure, dès cette minute, il est devenu évident que la réforme électorale, qu’une réforme électorale, ne pouvait plus être éludée. De quel front, en effet, ces législateurs retourneraient-ils dans leurs collèges, au jour de la reddition des comptes, — Dies iræ, dies illa ! — réduits à confesser : « La seule réforme d’ordre parlementaire que nous nous soyons senti le courage d’accomplir, ç’a été cette petite affaire de rien du tout que vous savez bien ! » Non ; la « réforme » du 22 novembre ne « passera » qu’à la condition d’être une partie dans un ensemble, que si elle porte avec elle son contrepoids et je ne veux pas dire son excuse, mais sa justification. Nul ne s’y est trompé ; la séance du 22 novembre n’était pas levée que deux propositions de loi tendant, l’une « à la réduction du nombre des membres de la Chambre des députés, » l’autre « à la réduction du nombre des membres du Sénat et de la Chambre des députés, » étaient déposées et renvoyées à la Commission du suffrage universel.

« La Chambre, écrivait M. Bonnevay dans un « exposé des motifs » en trois lignes, la Chambre, au début de la séance, a voté une proposition de loi qui aggrave les charges du pays. Je lui apporte les ressources nécessaires[2]. »

L’autre « exposé des motifs » énonçait :

« Les Chambres viennent de relever le taux de l’indemnité… Peut-être est-il permis de penser qu’il n’y a dans cette matière que deux solutions acceptables : ou la gratuité absolue du mandat ou une rétribution suffisante. Or, la première solution serait évidemment peu démocratique, en ce qu’elle tendrait à faire des fonctions électives un privilège et comme le monopole de la fortune ou de l’aisance. Mais la seconde nous paraît devoir être liée à une réforme électorale. C’est là, pour ceux qui, comme nous ont toujours pensé qu’il y aurait un intérêt capital à réduire de beaucoup le nombre des députés, un motif à lui seul décisif et déterminant… Il importe au bon fonctionnement du régime parlementaire de le soustraire au danger des assemblées trop nombreuses, dont les délibérations peuvent être souvent viciées par l’absence de méthode[3]. »

En conséquence, M. Bonnevay proposait de réduire à 180 le nombre des sénateurs et à 360 celui des députés. Les signataires de l’autre proposition se contentaient de réduire à 400 le nombre des membres de la Chambre des députés. Quelques jours après, le 30 novembre, M. l’abbé Lemire, à son tour, vint demander que « les arrondissemens dont la population dépasse 200 000 habitans nomment un député de plus par 200 000 ou fraction de 200 000 habitans. » Ses motifs étaient tout pareils : « La question de l’augmentation de l’indemnité parlementaire se lie étroitement à celle de la diminution du nombre des députés et des sénateurs. On applique volontiers ici la formule commune à toute forme de travail : « Moins de fonctionnaires, mais des fonctionnaires plus occupés et mieux payés. » — Des députés mieux payés, ne s’occupant que de leur mandat, mais moins de députés. Il est incontestable que les délibérations seraient plus faciles. Les charges du budget ne seraient pas plus lourdes qu’aujourd’hui. Enfin, on ferait l’économie très appréciable de ne pas devoir construire une nouvelle salle de séances[4]. » Quoique le procédé de l’honorable député d’Hazebrouck aboutît fâcheusement, — l’arrondissement étant conservé comme unité électorale, — à accroître encore l’inégalité entre les petits et les grands ou moyens, sinon les très grands arrondissemens, son dessein aussi et son désir étaient pareils : réduire le nombre des députés.

Désir et dessein furent partagés par la Commission chargée l’examiner les propositions. Un échange de vues, poussé presque jusqu’à l’adoption d’un texte et à la désignation d’un rapporteur, put éclairer chacun de ses membres sur l’opinion identique de tous les autres. Le seul scrupule de soumettre à la Chambre un texte incomplet, qui fût moins une loi qu’un vœu ou une simple affirmation et, d’autre part, la nécessité où elle savait être, quand elle rapporterait le vrai projet de réforme électorale, — celui qui changerait le mode de scrutin, — de fixer le nombre des députés en déterminant la base numérique de la représentation, firent hésiter la Commission et l’arrêtèrent au dernier moment, sans que fût en rien affaiblie sa conviction de l’avantage qu’il y aurait à ramener ce nombre de 591 à un chiffre sensiblement inférieur. Et elle allait d’ailleurs se trouver une fois de plus saisie de la question par le renvoi qui lui était fait ce même jour, 30 novembre, — le jour où furent votés les crédits, — du projet de résolution suivant : « La Chambre invite le gouvernement à déposer le plus tôt possible le projet de réforme électorale annoncé dans la déclaration ministérielle du 5 novembre 1906, avec réduction du nombre des membres du Parlement[5]. »

Ainsi tant d’indications concordaient : trois propositions de loi, un projet de résolution, un empressement spontané et comme une émulation à les couvrir de signatures ; l’avis nettement exprimé de la commission compétente ; par-ci, par-là, même avant que l’occasion eût été donnée à chacun de se déclarer, quelques allusions, discrètes encore, il est vrai, dans les programmes et engagemens électoraux, et non pas seulement sous la plume de candidats qu’on s’est habitué à traiter, avec un demi-sourire, de « théoriciens, » mot poli pour laisser entendre des « originaux » et, qui sait ? des « monomanes. » Cette fois, il semble bien que l’idée, comme on dit, « fût dans l’air, » puisque tel et tel, qui ne sont pas, eux, des « théoriciens, » l’avaient recueillie et condensée. On commençait sans doute à soupçonner que la fameuse boutade de Carlyle sur « les grandes pétaudières nationales » que sont fatalement les assemblées trop nombreuses s’appliquait au moins aussi bien à notre Chambre des députés qu’à la Chambre anglaise des communes, et qu’une des manières, — la plus simple, et peut-être la plus efficace, — d’atténuer l’ « incohérence » de notre vie parlementaire serait de nous retrancher chirurgicalement cent ou deux cents représentans. Avant le 22 novembre, toutes les raisons, — moins une, — qu’il pouvait y avoir de réduire le nombre des députés existaient déjà, bien que n’étant pas aperçues de tout le monde. La dernière, en s’y ajoutant le 22 novembre, les rendit évidentes, jusqu’à crever brutalement les yeux qu’on eût voulu garder toujours fermés.


II

Mais la nécessité de réduire le nombre des députés emporte la nécessité de remplacer le scrutin d’arrondissement par le scrutin de liste. Avec le scrutin d’arrondissement, en effet, quelles seront les victimes expiatoires ; sur qui faire tomber le couteau ; le moyen d’arriver à la réduction souhaitée ? Je ne dis pas qu’il n’y en ait aucun moyen, et quand ce ne serait que le sort ; mais je dis que tous les moyens qu’on en aurait seraient plus ou moins empiriques, arbitraires, chargés ou susceptibles d’iniquité. Puisque la loi à laquelle nous devons une Chambre de 591 députés veut qu’il y ait un député au moins par arrondissement, quelle qu’en soit la population, et un de plus pour 100 000 ou fraction de 100 000 habitans en plus, il n’y a qu’un moyen d’en avoir moins de 591 : c’est d’effacer l’arrondissement de notre législation électorale, et, à sa place, n’ayant pas mieux, de prendre pour cellule ou pour cadre le département.

Premier point ; mais encore faut-il, le département pris pour cadre, déterminer le chiffre qui donnera droit à un député. Après une longue discussion, la Commission du suffrage universel s’est arrêtée à cette rédaction : « Chaque département élit autant de députés qu’il a de fois 75 000 habitans. Toute fraction supérieure à 25 000 habitans est comptée pour le chiffre entier. » Elle a tranché par là, non sans avoir un moment hésité, une difficulté, en quelque sorte préalable ou préjudicielle, et qui était de savoir s’il fallait choisir comme base la population totale ou seulement le nombre des électeurs inscrits.

L’une et l’autre thèse pouvaient se défendre, et ont été vaillamment défendues. Les électeurs inscrits : car à quel titre des étrangers, qui, s’ils comptent dans la population totale, ne participent pourtant pas à la souveraineté nationale, compteraient-ils pour la représentation nationale ? La population totale : car les femmes, les enfans qui ne sont pas électeurs ou électrices, ces étrangers même, auxquels on ne peut songer à conférer l’électorat, ils ont cependant des intérêts qui veulent être au moins indirectement représentés ; et, pour passive qu’on suppose leur qualité civique, on ne peut cependant tout à fait la leur dénier, la leur ôter absolument. Si vous vous attachez à la population totale, si les étrangers sont comptés, prenez garde : voici un arrondissement voisin de la frontière, en voici un autre où l’industrie, rapidement et extraordinairement développée, a provoqué un afflux considérable, une immigration et presque une invasion, d’ouvriers italiens ou belges : sans avoir peut-être un électeur de plus, sans en avoir dans tous les cas autant de plus qu’il en faudrait, ces arrondissemens vont avoir un député de plus. — Mais aussi, prenez garde ! si vous vous en tenez aux électeurs inscrits, et si vous défalquez, avec les étrangers, les enfans et les femmes, d’abord vous frustrez les grandes villes et, dans les grandes villes, surtout les familles les plus nombreuses, vous atteignez le « prolétariat » au sens étymologique du mot ; ensuite, vous allez à l’encontre de tout le mouvement moderne qui tend à élargir le suffrage, soit en attribuant aux femmes, comme aux hommes la capacité électorale, soit en instituant, d’après ses charges, — c’est-à-dire d’après le nombre de ceux qu’il fait vivre, — un coefficient de vote en faveur du chef de famille ; à l’encontre encore de ce que l’on ne m’en voudra pas de nommer « le bon internationalisme, » de cet internationalisme raisonnable et sage qui n’est guère qu’un adoucissement des mœurs, par lequel le terme d’étranger perd peu à peu sa signification d’ennemi, et grâce auquel les peuples se découvrent peu à peu et se communiquent l’un à l’autre, au lieu de se rétracter hostiles et hérissés l’un contre l’autre.

Ayant pesé ces raisonnemens, et voulant d’ailleurs, en vue de la grande innovation qu’elle propose, s’abstenir d’innover partout où elle n’y sera pas forcée, la Commission s’est décidée pour la population totale ; elle a donc dit : un député par 75 000 habitans et par fraction au-dessus de 25 000 en surcroît. Pourquoi 75 000, et pourquoi 25 000 ? La loi du 16 juin 1885, portant l’établissement du scrutin de liste, s’était exprimée autrement ; elle disait : un député par 70 000 habitans, étrangers non compris ; et elle ne fixait pas de minimum à la fraction. Numériquement, et sur l’ensemble du territoire, on peut considérer que les deux formules s’équivalent à peu près, avec cette nuance que la proposition de 1907 a le mérite de ne point contenir d’exclusion spécifique. Mais le fait d’exiger, pour qu’il y ait un représentant de plus, une fraction supérieure à 25 000 habitans, viendrait encore réduire le nombre des députés.

En 1885, il était pour la France continentale, de 568 ; avec l’Algérie et les colonies, de 584. On sait que présentement la Chambre des députés est composée de 591 membres ; mais, de par le jeu naturel de l’accroissement, même léger et lent, de la population, la prochaine Chambre, calculs établis d’après le résultat du dénombrement de 1906, devrait s’augmenter encore de 6 députés, soit au total 597. Dans le système de la Commission, le chiffre serait, en 1910, de 540 pour la France continentale, et, avec l’Algérie et les colonies, — jusqu’à ce qu’il soit pourvu par une loi organique particulière à la réforme de la représentation coloniale, — de 556 seulement. Ce serait donc une diminution de 41 membres.

Les départemens qui perdraient un député seraient : l’Ain, l’Aisne, les Hautes-Alpes, les Ardennes[6], le Calvados, le Cantal, la Charente, la Charente-Inférieure, la Corrèze, la Corse, la Côte-d’Or, les Côtes-du-Nord, la Dordogne, le Doubs, la Drôme, l’Eure, Eure-et-Loir, la Haute-Garonne, la Gironde, le Jura, les Landes, la Lozère, la Marne, la Mayenne, l’Orne, les Basses-Pyrénées, les Hautes-Pyrénées, les Pyrénées-Orientales, Saône-et-Loire, Seine-et-Marne, le Tarn, Tarn-et-Garonne, Vaucluse, la Vienne et les Vosges[7]. Quelques départemens perdraient deux sièges : l’Aude, l’Aveyron, le Gard, la Savoie, l’Yonne. Les Basses-Alpes et l’Aube en perdraient trois ; mais aussi leur représentation actuelle (cinq députés pour les Alpes, et six députés pour l’Aube) est sans proportion aucune à leur population. En revanche, dix départemens gagneraient un siège : les Bouches-du-Rhône, le Finistère[8], Indre-et-Loire, la Loire, la Manche, Meurthe-et-Moselle[9], la Sarthe, la Seine, la Seine-Inférieure et le Var ; la Loire-Inférieure[10] et le Pas-de-Calais en gagneraient deux ; le Nord seul en gagnerait trois ; ce déplacement d’équilibre se ferait, en pure obéissance à la loi de la population, sans la moindre intervention du caprice ou de l’artifice administratif ; mécaniquement, arithmétiquement.

La Commission du suffrage universel a jugé prudent de s’en tenir là. La difficulté de faire fonctionner la représentation proportionnelle dans les départemens auxquels il ne serait resté que deux députés, l’impossibilité de l’appliquer dans ceux qui n’en auraient plus eu qu’un ; la crainte aussi qu’une trop grande diminution du nombre des députés, sans réduction correspondante du nombre des sénateurs, ne heurtât au moins l’esprit des lois constitutionnelles en rompant l’équilibre entre la Chambre et le Sénat quand par leur réunion se forme l’Assemblée nationale, toutes ces considérations ont invité à modérer et mesurer les retranchemens. Certains membres de la Commission eussent malgré tout voulu une plus large hécatombe ; mais il a paru à la majorité suffisant de marquer l’intention et de donner l’indication, laissant à la Chambre elle-même l’initiative d’aller plus loin, si, comme on le jurait dans tous les partis au lendemain du vote du 22 novembre, elle se sent résolue au sacrifice[11]

D’autre part, contre le principe même de la réduction, quelques-uns, surtout vers l’extrême gauche, font valoir que les assemblées démocratiques ont toujours été des assemblées nombreuses, et soutiennent que, moins nombreuses, les assemblées peuvent être plus aisément domestiquées. Argument qu’on ne saurait s’étonner de trouver dans la bouche d’orateurs qui, bien qu’ils s’en défendent, ne voient la démocratie qu’à travers la démagogie, et qui, étant des entraîneurs de foules, ont besoin, pour entraîner les assemblées, pour exercer sur elles la domination du verbe, que ces assemblées soient foule ; argument qui vaut ce qu’il vaut, mais qui se brise à cette constatation de fait, acquise par une expérience séculaire, qu’une assemblée trop nombreuse accuse tous les défauts du parlementarisme, paralyse toutes ses vertus, n’est que chaos et gâchis. Que la première coupe donc soit plus ou moins sombre, il faut tailler ; il faut éclaircir « la forêt obscure. » Mais qu’on réduise de 147, de 103, ou modestement de 41, ou de tout autre chiffre le nombre actuel des députés, dans tous les cas il faut le réduire ; et, pour le réduire, il faut, abandonnant le scrutin d’arrondissement, rétablir le scrutin de liste.


III

Or, la nécessité de rétablir le scrutin de liste emporte à son tour la nécessité d’établir la représentation proportionnelle. En effet, se contenter de changer le scrutin d’arrondissement contre le scrutin de liste pur et simple, ce ne serait que changer, comme disait Guichardin, le mal d’estomac contre le mal de tête. Je me suis jadis amusé à mettre en parallèle les avantages et les inconvéniens de l’un et de l’autre, attestés par de fréquens et intermittens recours à l’un et à l’autre :


L’empressement avec lequel on a quitté le scrutin d’arrondissement pour adopter le scrutin de liste serait incomparable et décisif, écrivais-je[12], sans l’empressement avec lequel on a quitté le scrutin de liste pour revenir au scrutin d’arrondissement. De 1789 à 1875, la France a accueilli, puis rejeté, une douzaine de constitutions, et, sous toutes ces constitutions, elle a fait une douzaine de fois le voyage, le pendule législatif a oscillé une douzaine de fois entre le scrutin d’arrondissement et le scrutin de liste, proclamés successivement exécrables et supérieurs. En 1793, l’uninominal ; en 1795, la liste ; en 1814, l’uninominal ; en 1817, la liste ; en 1820, l’uninominal ; en 1848, la liste par département ; en 1852, l’uninominal ; en 1871, la liste ; en 1875, l’uninominal ; en 1885, la liste ; en 1889, l’uninominal… Ainsi ni l’infériorité ni la supériorité d’un mode de scrutin sur l’autre n’a été catégoriquement, irréfutablement démontrée…

Les partisans du scrutin d’arrondissement font valoir que, avec le scrutin de liste, « il est impossible que les électeurs connaissent tous les candidats. » Cela est vrai ; mais est-il vrai que, avec le scrutin d’arrondissement, tous les électeurs connaissent le candidat ? « Avec le scrutin de liste, disent-ils, le comité est tout-puissant, au chef-lieu du département ; » et, avec le scrutin uninominal, le comité n’est-il pas tout-puissant au chef-lieu de l’arrondissement ? — « Le scrutin de liste favorise le mouvement plébiscitaire ; » mais le scrutin uninominal l’entrave-t-il ? Et ne pourrait-on pas répondre que, plus les circonscriptions sont petites, plus elles sont dans la main et à la merci du pouvoir central ? — « Le scrutin de liste favorise des coalitions qui révoltent la conscience publique, et c’est la nuance extrême qui impose ses volontés. » Et en quoi le scrutin d’arrondissement empêche-t-il les coalitions, ou [garde-t-il de la chute aux extrêmes ?

Les partisans du scrutin de liste répliquent d’ailleurs : « Avec le scrutin d’arrondissement, les élections, à y bien regarder, n’ont point de sens politique, ou elles en ont peu, ou elles en ont moins qu’avec le scrutin départemental ; elles ne déterminent point de courant politique. » — « Tant mieux ! tant mieux ! s’écrient les autres : avec le scrutin uninominal, il n’y a pas, comme vous dites, de courant politique, mais il n’y a pas de crues subites et de débordemens ; c’est un petit flot qui coule doucement, mais sûrement ; qui dort un peu, mais auquel on peut sans imprudence confier sa barque. » Les partisans du scrutin de liste reprennent alors : « Mais, avec votre scrutin d’arrondissement, nous n’aurons jamais que des choses médiocres et des hommes médiocres, des intérêts et des députés de clocher ! » — « Ce sont les intérêts réels, leur riposte-t-on du camp opposé, et les hommes médiocres sont les hommes pratiques. Après tout, vous en avez usé du scrutin de liste, il n’y a pas longtemps ; quels hommes si éminens nous a-t-il donnés ? »

« Enfin, — et c’est le coup que tenaient en réserve les défenseurs du scrutin de liste, — enfin, le scrutin d’arrondissement fausse l’esprit même du régime ; le représentant, avec lui, n’est plus qu’un commissionnaire qui assiège les ministres et les bureaux, si bien que, des électeurs aux candidats, des comités aux députés, des députés aux chefs de groupes, et des chefs de groupes aux ministres, la politique n’est plus qu’un marchandage. » Le coup est bien lancé et il porte, mais le scrutin d’arrondissement n’en est pas frappé à ne s’en plus relever : « Commissionnaires pour commissionnaires, peuvent répondre ses apologistes- ; au lieu de commissionnaires d’arrondissement, vous aurez des commissionnaires de département. Le régime n’y gagnera rien, et les ministres y perdront ; car, pour n’être plus assiégés par un seul député, ils le seront par toute une députation. »


Ces argumens croisés d’il y a dix ans sont encore les argumens, attaques et ripostes d’aujourd’hui ; je ne vois pas qu’on y ait, depuis lors, ajouté grand’chose. Les zélateurs du scrutin de liste continuent à citer Gambetta, à contempler tristement « les morceaux du miroir brisé où la France ne reconnaît plus son image ; » les amis du scrutin d’arrondissement persistent à trouver que tout est bien, puisqu’ils sont là, et qu’ils sont les maîtres, que les ministres ont pour eux tant d’égards, et qu’à chaque premier janvier comme à chaque quatorze juillet, ils peuvent pointer « leurs » Mérite agricole et « leurs » palmes académiques. (C’est le petit jeu semestriel des couloirs et de la Salle des Conférences. Qui en a le plus ? — Moi, j’en ai onze. — Moi, je n’en ai que neuf ; mais vous n’avez pas de médailles de vieux ouvriers ; moi, j’en ai.) Les partisans du scrutin de liste haussent les épaules avec dédain ; ce qui n’empêche pas les bénéficiaires du scrutin d’arrondissement, — beati possidentes ! — de se frotter les mains avec joie.

Des propos tout pareils, à dix ans de distance, vont donc encore leur train ; à peine l’expression est-elle rajeunie et le ton, de part et d’autre, peut être un peu haussé. Un des propagandistes du scrutin de liste, — celui, sans contredit, qui s’est le plus soigneusement attaché à repolir et à refondre les anciens clichés en les mettant au goût du jour et en imprimant même par endroits sa marque personnelle, — M. Paul Bignon, établit ainsi le bilan en 1907 :

Inconvéniens du scrutin uninominal : ce scrutin donne plutôt la mesure de la popularité des personnes que la mesure exacte de l’opinion des circonscriptions ; il fait de l’élu, non le représentant des intérêts généraux de la nation, mais trop souvent le chargé d’affaires privées de ses électeurs ; il donne prise à la corruption, et circonscrit dans les étroites limites d’un fief la pensée et l’action de l’élu.


L’habitude de situer ses préoccupations et de localiser ses intérêts est devenue souvent pour le député une nécessité impérative, une condition d’existence. C’est ce que Gambetta caractérisait par ces deux mots : « l’assujettissement électoral. »

Trop souvent, en effet, l’élu ne mérite le nom de représentant que dans le sens commercial du mot ; il est, auprès des pouvoirs publics, le mandataire des ambitions privées, des intérêts particuliers. Propositions de loi, rapports, amendemens,… chaque jour apporte ses travaux auxquels le député le plus consciencieux n’a point le temps de consacrer l’attention nécessaire. Comme on l’a déjà dit avec beaucoup d’esprit, s’il n’est pas à la Chambre, il fait antichambre ; s’il n’assiste pas aux commissions, il en fait. Et, comme tout le monde se plaît à le proclamer, les rouages administratifs sont faussés par ses interventions obligatoires. Que ce régime dure quelque temps encore, le pouvoir sera sans contrôle, la députation sans autorité, et le système représentatif devenu une fiction.

Certes, avec ce régime, les liens entre l’électeur et l’élu sont plus étroits et plus directs. Mais alors la valeur du programme se mesure moins à la qualité de la doctrine qu’à la popularité du candidat. On vote par sympathie, non par principe. Et, avec ce système, il est impossible de créer dans le pays un grand courant d’opinion.

On a vu, sous de précédentes législatures, des circonscriptions suivre docilement leur mandataire dans toutes leurs évolutions progressives ou contradictoires. Et c’est encore, en effet, un vice du scrutin uninominal que de favoriser les programmes souples et généraux, ductiles et malléables, où chacun peut trouver la défense de ses propres opinions sans que l’adversaire y perde rien des siennes. Cela facilite, dans les ballottages, les unions hétéroclites des partis en désarroi.


Avantages du scrutin de liste : il assure plus de liberté et de sincérité dans le vote ; il permet mieux la manifestation des grands courans d’opinion ; il substitue à la lutte des personnes la lutte des idées ; il donne au suffrage universel un organe incomparablement plus puissant pour se manifester et pour imposer sa volonté souveraine ; surtout il possède l’immense avantage de donner à chaque département un nombre de représentans proportionnel à sa population et de faire ainsi disparaître aisément. les criantes iniquités du système actuel[13].

On voit que nous tournons toujours dans le même cercle ; et bien qu’il le dise différemment, ce que dit M. Paul Bignon, ce qu’il vient de dire et ce qu’il y ajoute que : « dans le scrutin de liste, et par lui, l’élu prend conscience d’une vie régionale dont les projets de décentralisation, qui sont à l’ordre du jour, recommandent l’urgence ; et qu’il y appliquera dans le détail la grande règle politique qui doit être le sacrifice des égoïsmes étroits aux intérêts communs, » tout cela, plus ou moins, avait été déjà dit par M. Buyat[14], qui lui-même le répétait d’après Gambetta, précité ; d’après Waldeck-Rousseau[15] ; d’après d’autres encore : jadis, M. Bardoux : « C’est un scrutin d’opinion publique ; » et récemment, M. Ruau[16], ou M. Klotz : « C’est le scrutin par excellence des idées[17]. »

Mais, fût-il « un scrutin d’opinion publique, » fût-il « le scrutin des idées, » fût-il, au lieu du miroir brisé, le miroir intact où se réfléchit l’image totale de la France, et projetât-il dans le Parlement la volonté du pays, offrît-il tous ces avantages, et le scrutin d’arrondissement, en regard, demeurât-il atteint et convaincu de tous les vices, défauts ou seulement inconvéniens dont on le charge, le scrutin de liste, pourtant, — je veux dire le scrutin de liste pur et simple, — ne serait point indemne d’un inconvénient, d’un défaut ou d’un vice qu’a le scrutin uninominal, non parce qu’il est uninominal, mais parce qu’il est majoritaire. Ce défaut, loin de s’en guérir, et le mal qui en découle, loin de nous en guérir, il les aggraverait, il les quintuplerait, il les décuplerait. Il assurerait sans recours et procurerait sans merci l’élimination, l’éviction, l’exclusion, l’exécution des minorités.

Sous ce rapport, s’il devait jouer son jeu brutalement et sans correctif, il serait cinq fois, dix fois pire que le scrutin d’arrondissement : « A l’heure actuelle, fait-on justement observer, avec le vote par arrondissement, les différentes opinions qui se partagent le département ont encore l’espoir d’être plus ou moins relativement représentées. (Plus ou moins, en effet, et plutôt moins ; très relativement, en somme ; très inexactement, très insuffisamment ; mais, si peu que ce soit, un peu.) Il est rare qu’une opinion en minorité dans une région ne réussisse pas à trouver un représentant dans une circonscription, isolée. (C’est une pauvre consolation, mais c’en est une, si l’on le veut, pour qui se contente d’être supporté, à qui la pitié suffit, et qui n’a ni le sens ni le besoin de la justice.) Avec le scrutin de liste majoritaire, ce pourrait être l’irrémédiable écrasement de la minorité. Une seule nuance politique pourrait accaparer tous les sièges d’un département et supprimer ses adversaires réduits au silence. Un écart infime de voix entre deux listes, et ce serait tout pour la majorité, rien pour la minorité[18]. » Est-ce réfuter l’objection, et dissiper la crainte, que de répondre que, les uns ayant tout ici, et rien là, mais les autres, là, ayant tout, ici rien, ainsi les choses se compensent :


De là vient l’équilibre, et toujours l’ordre éclate ?


Admirable optimisme, résignation trop facile ! Comme s’il était indifférent aux libéraux de l’Aude ou de la Haute-Saône, par exemple, de n’avoir aucun député, quand ils songent que les libéraux de Paris ou du Calvados en ont ? Ils pensent et je dis : aucun député à eux ; et quiconque parle autrement, de par des fictions usées, parle comme un livre, comme un manuel de droit public bon à farcir de mots la cervelle des écoliers, mais nullement en homme politique, et il se place hors de toute réalité. Qu’il était beau d’entendre sur ce sujet M. Ruau, avant qu’il fût ministre !


C’est un sophisme de dire que les minorités ne sont pas représentées. La représentation n’est pas départementale, elle est nationale. Le député d’un département est, en réalité, député de la nation tout entière. S’il est élu dans un département, c’est parce qu’on ne peut réunir toute la nation dans un même collège ; mais il représente au même degré toutes les parties du territoire. On ne peut pas nier que les minorités, dans notre pays, soient représentées à la Chambre et qu’elles le soient même d’une manière satisfaisante[19] !


En réalité ! on lit bien : en réalité ! Mais regardez-la, la réalité ! « regardez vos circonscriptions ! » Dans la réalité, le sophisme est de dire que « la représentation est nationale, » que le député est « député de la nation tout entière ; » — et le sophiste, — puisque sophiste il y a, — c’est M. Ruau lui-même, ou M. Waldeck-Rousseau sur l’autorité duquel il s’appuie, et à la charge duquel demeurent au surplus, en ces matières électorales, qu’il traitait un peu trop oratoirement, quelques autres aphorismes de la même valeur.

Que les minorités, dans notre pays, soient représentées à la Chambre, soit : on ne peut pas nier, évidemment, que notre histoire parlementaire n’a encore jamais vu, et probablement ne verra jamais, quelles que soient les aberrations de notre régime électoral, une assemblée où il n’y ait qu’une majorité, sans la moindre trace, le moindre vestige, la moindre survivance d’opposition, sans quelque témoin même des âges disparus et des partis déclassés ou dépassés ; mais qu’elles soient, ces minorités, représentées « d’une manière satisfaisante, « c’est une autre affaire, et c’est ce qu’on peut nier, et c’est ce que l’on nie. « Elles le sont beaucoup trop ! » insinuait avec un sourire M. René Goblet, à la fois homme d’État et homme d’esprit, mais, en la circonstance, plus homme d’esprit qu’homme d’Etat. Si les minorités sont trop représentées, elles ne sont pas représentées ; et elles ne le sont pas non plus, si elles ne le sont pas assez : dans l’un et l’autre cas, elles ne le sont pas comme elles doivent l’être, selon la règle : à chacun sa part. Elles peuvent l’être par hasard ou par raccroc, au petit bonheur, à l’aveuglette, à la fortune du pot : disons plus noblement, et en style consacré, de l’urne. Mais ni le hasard, ni un raccroc, ni le petit bonheur, ni l’aveugle fortune ne sauraient, de trop et de pas assez, faire ce qu’il faut ; de deux iniquités opposées faire le droit ; et se satisfaire de ce qu’ils nous laissent, ou de ce qu’ils ne nous prennent pas, c’est se satisfaire à bon compte.


IV

Pour que les minorités soient « représentées d’une manière satisfaisante, » et peut-être, pour qu’elles soient, tout bonnement, représentées, pour que, comprimées et diminuées au scrutin d’arrondissement, elles ne soient pas, au scrutin de liste, écrasées sous la majorité, il faut corriger par la représentation proportionnelle la brutalité du scrutin de liste. La représentation proportionnelle est, — qu’on veuille bien me passer cette image sans doute risquée, — comme le tampon dont il faut entourer ce formidable marteau-pilon qu’est le scrutin de liste, pour que la moitié des Français moins x ne soient point broyés et annihilés par l’autre moitié des Français plus x. Mais s’il n’y a qu’une manière d’empêcher l’écrasement des minorités : adopter la représentation proportionnelle, il y a, une fois admis le principe même de cette représentation, cent manières de la pratiquer. Je n’exagère pas en disant cent, et plus de cent : chaque jour, depuis un demi-siècle passé qu’elle s’y exerce, l’imagination des inventeurs découvre des arrangemens nouveaux. Etant donné que toute application de la représentation proportionnelle comporte nécessairement, avec le scrutin de liste, un chiffre électoral ou masse électorale, une division de cette masse électorale par le nombre de sièges à pourvoir, la répartition de ces sièges entre les listes d’après le quotient, et leur attribution aux candidats de chaque liste dans tel ou tel ordre d’après tel ou tel signe de préférence, les détails peuvent être ensuite ou simplifiés ou compliqués, variés presque à l’infini.

Parmi ces inventeurs qui sont légion, — car ce sont questions dont tout le monde, y étant partie, croit par là même être juge, — les uns ont recherché surtout la perfection mathématique, et s’enorgueillissent de l’avoir trouvée, jusqu’à ce qu’un savant, plus rigoureux et scrupuleux encore, gémissant sur les défaillances de l’esprit humain, reprenne les calculs, relève dans la méthode quelque coefficient d’erreur, et fasse effort pour approcher de plus près ce vrai absolu qu’il ne sera probablement donné à personne d’atteindre : c’est l’histoire de M. d’Hondt, avec son diviseur commun, et de M. La Chesnais, par exemple, avec ses fractions forcées. D’autres estiment que, plutôt que de se fatiguer inutilement à vouloir s’approcher d’une perfection qui se dérobe (et qui, au demeurant, n’est pas heureusement indispensable, puisqu’il s’agit non d’arithmétique où les chiffres sont les chiffres, mais de politique où les hommes sont les hommes ; autrement dit puisque aussi bien, entre un problème à résoudre et une institution à faire fonctionner, il y a et il y aura toujours l’écart qui sépare l’absolu du relatif), il vaut mieux se rapprocher des habitudes, s’en éloigner le moins possible, en tout cas ne pas les heurter, s’inspirer de l’axiome : « Quiconque veut changer l’état d’une cité, doit garder l’ombre au moins des vieilles coutumes : » c’est la résolution qu’a prise la Commission du suffrage universel.

L’ancienne Commission, dans la législature précédente, avait copié le système belge, avec deux modifications. Ce système, on le sait, est celui de la liste bloquée : il interdit de « panacher, » c’est-à-dire que, la liste des candidats ayant été dressée par le Comité directeur du parti, déposée par ses parrains, enregistrée et numérotée, il n’est permis d’y supprimer, d’y ajouter, d’y remplacer aucun nom. Elle est comme clichée avant l’ouverture du scrutin, et par suite le vote de l’électeur est lié. Bien plus, — ou bien moins, — que l’homme de son, parti, il en est (c’est, je crois, de la couleur locale) le « mannequin ; » pourquoi pas déclencher automatiquement quelque appareil à faire tomber dans les urnes la volonté des comités ? L’ancienne Commission, quoique imitant le système belge, en ses grandes ligues, avait été choquée de cette usurpation, de cette confiscation, au profit d’un petit nombre, de ce qu’on appelle, trop pompeusement peut-être, la « souveraineté nationale, » de ce qui est à tout le moins le droit de suffrage, la liberté de choisir soi-même son représentant, condition sans laquelle il est difficile de prétendre que le citoyen puisse être vraiment représenté. Me faisant l’interprète de ses scrupules, je disais dans le rapport que j’eus l’honneur de rédiger pour elle :


Nous ne pouvons laisser si étroitement enchaîner, garrotter, ligotter l’électeur proclamé souverain et qui doit en tout cas être libre. Qu’il soit désirable que l’électeur se conforme à la discipline, pour toute sorte de raisons, et d’abord dans son propre intérêt, afin de tirer de son suffrage le maximum d’utilité et d’efficacité, afin de le porter à la plus haute puissance, et de se porter au pouvoir, lui, ses représentans ou son parti ; qu’une telle discipline soit désirable pour le bon fonctionnement de la représentation proportionnelle, cela va de soi ; mais il va de soi aussi, et plus certainement encore, que cette discipline, nul dans une démocratie n’a le droit de l’imposer à l’électeur, si ce n’est l’électeur lui-même ; ou bien cette démocratie n’est pas libre, cet électeur n’est pas souverain ; il n’est qu’un rouage inerte d’une machine qu’il ne conduit pas… C’est aujourd’hui, pour la philosophie politique, une question de savoir si les formations de parti doivent être permanentes ou temporaires, rigides ou souples, fermées ou ouvertes ; mais ce n’est pas en ce moment la question : admettons que tout n’est pas un mal, qu’il y a même plus de bon que de mauvais, dans le fait d’avoir ces partis très forts et très fortement organisés que la représentation proportionnelle exige et qu’en récompense elle concentre, condense et consolide encore. Mais quoi ! Si, d’une part, la loi prescrit que la déclaration des candidatures doit être signée par cent électeurs, et affirmée par trois d’entre eux ; si donc ce sont ces cent et ces trois qui impriment à la liste leur marque de fabrique, leur estampille : et si, d’autre part, c’est une liste ne varietur, si l’électeur ordinaire, qui n’est ni de ces trois ni de ces cent, ne peut effacer ou ajouter un nom sans annuler aussitôt son bulletin et perdre son vote, autant dire que l’élection dépend des Cent et des Trois ; c’est le régime du Caucus ; ce sont, avec une base légale, les Six Cents de Birmingham… Je ne nie pas que nos mœurs politiques soient médiocres, mais ce n’est pas un cas où il soit permis d’y suppléer par la loi. En matière de droit de suffrage, d’exercice de la souveraineté, il y a comme une antinomie, comme une contradiction foncière, — tranchons le mot : comme une dérision, — à édicter des interdictions : « Tu es libre, tu es souverain, tu élis tes députés, mais voici : tu nommeras ceux-ci et ceux-là que les Cent et les Trois ont choisis ; tu les nommeras tous, pas un de moins, pas un de plus, et pas un autre, ou tu n’auras nommé personne[20] ! »


Jamais le caractère national ne s’y plierait. En conséquence, — et c’était la première des deux modifications qu’elle apportait au système belge, — la Commission de 1905, soucieuse d’éviter l’accident sans démolir la mécanique, substituait à la dernière phrase de l’article 18, emprunté de nos voisins par la Ligue de la Représentation proportionnelle de qui émanait indirectement le projet : « Est nul et n’entre pas en ligne de compte… tout bulletin sur lequel la liste déclarée aura été modifiée soit par addition, soit par suppression de noms, » cette disposition transactionnelle : « Ne compte pas comme vote de liste, mais compte comme vote isolé en faveur de chacun des candidats qui y figurent, pourvu que leur candidature soit d’ailleurs régulièrement posée, tout bulletin… », etc. Côte mal taillée, moyen terme, expédient, reconnaissons-le : « Ce n’est plus la liste… le bulletin ne serait donc pas compté à la liste ; mais ce sont quand même des candidats, et le bulletin serait donc compté à ces candidats. Ce ne serait pas le vote de parti, et le parti n’en profiterait donc pas ; mais ce serait toujours un vote, et l’électeur n’en serait pas dépouillé[21]. »

La seconde modification consistait en ceci. Dans le système belge, la seule liberté laissée à l’électeur est d’exprimer, en faveur de tel ou tel candidat de la liste, un suffrage de préférence, qu’il marque alors en noircissant le point blanc placé sur la liste à côté du nom de ce candidat, au lieu de noircir le point blanc placé en tête de la liste : et, par là, tout vote étant double, contenant une adhésion au parti et une désignation de personne, l’électeur belge signifie qu’il donne bien son suffrage à la liste, mais qu’il n’accepte pas le classement des candidats, que son premier candidat à lui n’est pas A, mais C ; qu’il veut faire passer C avant A ; et que, si un seul candidat de la liste doit être élu, il entend que ce soit C et non pas A. Liberté assez illusoire, puisque, pour changer l’ordre préfixé, il faudrait que la majorité des électeurs se réunît, d’avance ou spontanément, sur un même nom ; et c’est, si je ne me trompe, ce qu’on n’a encore vu qu’une fois, à Bruxelles, depuis huit ans déjà que le système est en vigueur. Encore l’électeur belge ne peut-il préférer qu’un candidat : il ne dispose strictement que d’une voix, en vertu de l’adage pris à la lettre : one man, one vote ; scrutin uninominal et scrutin de liste tout ensemble : le scrutin belge est un scrutin uninominal dans le scrutin de liste. La Commission de l’ancienne Chambre avait jugé cette clause bien restrictive, et, toujours pour respecter mieux la liberté de l’électeur français, elle s’était ralliée à l’idée suggérée, au nom de la Ligue, par M. Adolphe Carnot : « Il (l’électeur) établit le classement des candidats dans la liste de son choix (où, à la différence de la liste belge, ils eussent été du reste inscrits par ordre alphabétique, — art. 17 de la proposition de loi de 1905), en soulignant… les noms à qui il donne la préférence, » deux pour six députés, trois, de sept à dix, et, au-delà, un de plus par cinq députés de plus.

Ces modifications faites, nous aurions eu le système belge mitigé, un peu francisé. Mais, dès 1905, bon nombre de députés, acquis à la représentation proportionnelle, craignaient qu’il ne le fût ou ne semblât l’être encore trop peu. L’un d’eux, M. Etienne Flandin (Yonne), conçut le dessein, à première vue paradoxal, en combinant le système belge avec le système suisse ou, exactement, genevois, d’en tirer quelque chose de plus français. Devenu rapporteur de la Commission renouvelée après le renouvellement de la Chambre, il a obtenu de cette Commission qu’elle fît sien le contre-projet naguère préparé et présenté par lui. Voici, selon M. Flandin lui-même, le principe de ce contre-projet : « Pour que la représentation proportionnelle puisse produire chez nous les heureux résultats dont bénéficient les législations étrangères l’ayant admise, deux conditions nous paraissent indispensables : respecter la liberté, la souveraineté de l’électeur ; ne lui imposer aucun formalisme risquant, par sa complication, d’être pour lui une cause de trouble. »

Tout d’abord, respecter la liberté de l’électeur. Tandis que, dans le système belge, la liste est bloquée, et toute suppression, toute addition, toute substitution de noms défendue, ici, dans le système de M. Flandin, adopté par la Commission, la liste serait libre : l’électeur a le droit de composer son bulletin de vote comme il l’entend. » Tandis que la loi belge interdit le panachage, la loi française l’autoriserait : « Il (l’électeur français) votera pour tous les candidats d’une même liste ou il empruntera les noms à des listes différentes, » sous la seule réserve, s’il veut que son bulletin soit compté, de ne prendre que des noms de candidats ayant fait la déclaration prescrite par l’article 2 de la loi du 17 juillet 1889, qui est maintenue. Sous cette réserve, liberté entière de couper, d’assembler et de recoudre les listes, d’ôter, de mettre et de mêler.

Ensuite, ne pas troubler, par d’insolites formalités, les habitudes de l’électeur, de tous les « souverains » le plus routinier. Pour cela, point de présentation de candidats, point « de manifestation » spéciale et expresse des votes de préférence. Comme dans tout système de représentation proportionnelle (où d’ailleurs le contraire ne se peut guère concevoir), comme dans le système belge, mais bien plus encore, et bien plus, surtout, que dans la modification qu’y proposait l’ancienne Commission du suffrage universel, laquelle parfois distinguait les deux élémens, les séparait, laissait subsister l’un sans l’autre, dans le système de M. Etienne Flandin, le vote est double : il est en même temps, inséparablement, sans qu’on puisse détruire l’un de ces deux élémens, ni même les distinguer, un vote pour un parti et un vote pour une personne. « Tout notre système, explique M. Flandrin, repose sur cette donnée très simple que l’électeur, en accordant son suffrage à un candidat, est présumé par là même donner son adhésion implicite aux idées qu’il représente. D’où cette conséquence que chaque suffrage exprimé par un électeur a une double valeur. Il vaut comme suffrage individuel au profit du candidat en faveur duquel il était émis. Il vaut comme suffrage de liste au profit de la liste à laquelle appartient le candidat. Dès lors, en additionnant le total des suffrages réunis par l’ensemble des candidats d’une même liste, on détermine la masse électorale de cette liste. La masse électorale de chaque liste étant constatée, il n’y a plus qu’à répartir les sièges entre les différentes listes au prorata du total des suffrages que leurs candidats se trouvent avoir collectivement réunis. »

Et le rapporteur, pour rendre l’idée plus sensible, cite les exemples suivans :


5 députés sont à élire.
3 listes sont en présence, les listes A, B, C.
Un électeur a voté pour les 5 candidats de la liste A.
Qu’a-t-il fait ?
Il a donné un suffrage individuel à chacun des candidats de la liste A et, par là même, il a donné 5 suffrages de liste à la liste A.
Un autre électeur a voté pour 4 candidats de la liste A et 1 candidat de la liste B.
Qu’a-t-il fait ?
Il a donné un suffrage individuel à chacun des candidats en faveur desquels il a nominativement voté, mais, comme il a voté pour 4 candidats de la liste A et 1 candidat de la liste B, il a donné 4 suffrages à la liste A et 1 suffrage à la liste B.
Enfin, un troisième électeur a voté pour 1 candidat de la liste A, 3 candidats de la liste B et 1 candidat de la liste C ; il a donné un suffrage individuel à chacun des candidats inscrits sur son bulletin de vote et il a donné 1 voix à la liste A, 3 voix à la liste B, 1 voix à la liste C.
En totalisant les voix obtenues par les candidats des listes A, B et C, nous aurons la masse électorale de chacune de ces listes et chaque liste aura droit à un nombre de sièges proportionnel au chiffre de suffrages que l’ensemble de ses candidats auront réunis.


Il a suffi, pour le calcul du vote, d’une déclaration à la charge des candidats, qui sont tenus de spécifier la liste à laquelle ils adhèrent et sur laquelle ils figurent d’un commun accord afin que les suffrages exprimés sur leur nom soient exclusivement attribués à cette liste.


Une liste est constituée par le groupement des candidats qui se présentent conjointement aux suffrages des électeurs.

Le dépôt de la liste est effectué à la Préfecture au plus tard cinq jours francs avant celui du scrutin. La Préfecture l’enregistre, la numérote et en délivre récépissé.

Vingt-quatre heures au plus tard avant l’ouverture du scrutin, toutes les listes, sans distinction d’opinions, doivent être partout uniformément et officiellement affichées par les soins de la Préfecture à la porte de tous les bureaux de vote.

L’électeur sait ainsi qu’en donnant sa voix à tel candidat il donne, jusqu’à concurrence d’une unité, son suffrage à la liste à laquelle appartient ce candidat.


Il va maintenant suffire, pour la répartition des sièges entre les listes, d’une opération d’arithmétique à la charge du bureau de recensement. De lui seul ; et pour lui seul il serait innové. Le bureau de vote, le bureau de dépouillement totalise les voix de chaque candidat comme il les totaliserait au scrutin de liste majoritaire, aucune modification n’est apportée aux pratiques reçues. Seule, la Commission de recensement aurait quelque chose à faire, à quoi les « pratiques reçues » ne l’auraient pas encore accoutumée, mais ce ne serait pas une terrible chose ; quelques divisions par 1, 2, 3, 4, etc. Ici, nous reprenons le procédé d’Hondt, et nous rentrons dans le système belge.

Quant à l’attribution aux divers candidats des sièges revenant à chaque liste, elle s’opère, elle aussi, le plus naturellement du monde : « Dans chaque liste, les sièges sont dévolus aux candidats ayant obtenu le plus de suffrages, et, en cas d’égalité de [suffrages, aux plus âgés » (art. 9 de la proposition de loi).

L’affaire est faite, sans que l’électeur s’en soit aperçu, puisqu’on assure qu’il faut, pour qu’elle se fasse, qu’il ne s’aperçoive de rien. Ou, du moins, certainement, il ne s’en serait point aperçu, si l’on ne l’avait doté, par supplément, d’une espèce de vote cumulatif, de la faculté, — car ce n’est qu’une faculté, et il n’est pas obligé d’en user, — étant donné qu’il y a six députés à élire et que l’on considère qu’il dispose de six voix, soit de les distribuer, une à une, à six candidats, soit de les grouper à son gré sur un, deux, trois, quatre ou cinq, soit de les accumuler sur un seul, qu’il estime l’homme nécessaire, et qui est, à ses yeux, unique. On renonce donc à la maxime : One man, one vote, et l’on se réfère, non plus à l’électeur qui n’est qu’un et qui n’a qu’un droit, mais aux candidats qui sont plusieurs et entre lesquels l’électeur fractionne, s’il lui plaît, l’exercice de son droit. Je n’insiste pas sur cet agencement : il a des avantages que M. Etienne Flandin n’a pas manqué et ne manquera pas de faire valoir[22]. Il peut aussi soulever des résistances, heureuses de s’emparer de ce prétexte. De toute façon, il n’est une pièce essentielle ni d’un système de représentation proportionnelle en général, ni du système de la Commission.

En résumé, ce système de la Commission, le système de M. Flandin, échappe autant que possible aux critiques, à celles du moins qui pourraient être mortelles, en France, pour tout système de représentation proportionnelle. Il touche aussi peu que possible aux habitudes, et dérange aussi peu que possible la routine, elle-même vénérable, quand un peuple entier s’y est assoupi depuis plus de cinquante ans. L’électeur français continuera de faire, à l’angle connu et suivant le rite consacré, le geste auguste qu’il doit avoir maintenant imprimé dans les moelles. Aucun réveil fâcheux ne viendra, d’élection en élection, interrompre ses accès, — nos accès, — de somnambulisme civique ! Nous n’aurons qu’à faire tout tranquillement ce que firent nos pères de 1848, et même un peu déjà nos pères de la Révolution, ce que nous avons appris d’eux à faire après eux. On a vu de plus grands travaux ! Et c’est pourquoi peut-être, au point de vue technique, le système belge est supérieur ; mais c’est pourquoi celui de M. Flandin est peut-être meilleur, au point de vue français.


V

Reste une dernière question, pratiquement la plus importante : quelles sont les chances immédiates de la réforme ? Un gros danger pouvait naître pour elle de l’abondance même des systèmes et de l’obstination avec laquelle chacun de leurs auteurs se serait attaché, accroché au sien propre. Cet écueil au moins paraît évité. Les plus actifs et les plus ingénieux pionniers de la représentation proportionnelle, au Parlement et hors du Parlement, M. Jules Dansette, M. Louis Martin, M. Yves Guyot et sa Ligue, M. Macquart, M. Frédéric Clément, M. Eugène Duthoit, pour n’en nommer que quelques-uns, tous ont eu la sagesse de sacrifier à la cause commune leurs solutions particulières. Le rapport est approuvé par la Commission, déposé, imprimé, distribué, mis à l’ordre du jour. Voilà donc, pour cette besogne, les matériaux à pied d’œuvre. J’espère que les bons ouvriers ne manqueront pas. Le groupe de la Réforme électorale, fondé tout exprès pour la préparer, compte, à la Chambre, environ 250 membres, desquels une trentaine, une quarantaine peut-être, ont fait, en y adhérant, leurs réserves, ou ne se sentent encore que médiocrement, mollement proportionnalistes. Par compensation, en lisant les épreuves du futur « Barodet » ou Recueil des programmes et engagemens électoraux, j’ai bien relevé la promesse d’une vingtaine de députés qui ne se sont pas inscrits au groupe, mais qui ne s’en déclarent pas moins partisans de la représentation proportionnelle. On tournerait ainsi autour de 220 ou 230 : ce n’est pas la majorité, mais c’en est un assez beau commencement. L’appoint, le surplus, nous le gagnerons, pour peu que nous n’ayons pas affaire aux pires sourds. Nous ne craignons que la résistance passive, la force d’inertie des hommes de mauvaise volonté : « Je ne comprends pas, disait l’un d’eux à qui l’on exposait le système, parce que je ne veux pas comprendre ; et je ne le veux pas, parce que si je comprenais, je serais obligé de vous donner raison ; or, je ne veux pas vous donner raison. »

Il faudra pourtant, à la fin, qu’on veuille nous donner raison, ou qu’on s’y résigne. Car, si l’on excepte le petit troupeau de ceux qui ne savent pas, et qui ne savent jamais rien, de ceux qui ont peur, et qui ont toujours peur, nous n’avons plus guère devant nous que des égoïsmes intéressés. Il est vrai que c’est un bloc ; mais ce n’est pas le Bloc : la représentation proportionnelle a fait des recrues dans tous les partis ; inégalement, mais dans tous. Cependant, les radicaux et les radicaux-socialistes, pris en masse, se défendent, se montrent un, peu rétifs. « Se défendent » est le mot. Il ne sert de rien de les adjurer, de leur prouver qu’ils occupent à la Chambre beaucoup plus de sièges qu’en bonne justice ils n’en devraient avoir. Au contraire : s’ils ont tout, tout est donc au mieux, et pour eux la proportion est excellente ! Point n’est besoin d’analyser longuement cet état d’âme, et de fendre les cheveux en quatre. M. Maurice Ajam, député de la Sarthe, — quoi qu’il s’en soit finement acquitté, — eût pu ne pas se mettre en peine d’entreprendre à ce propos un « essai » précis et complet, « de psychologie parlementaire. » A parler franc, il n’y a là dedans qu’un seul motif psychologique : ne point lâcher ce que l’on tient ; et, à le dire tout net, il n’y a là-dessous qu’une seule loi : les réformes sont possibles et faciles dans une assemblée où chacun ne met au jeu que la victoire de ses opinions et la prépondérance de son parti ; elles sont, sinon impossibles, difficiles dans une assemblée où Jérôme Paturot met au jeu sa position sociale. Ce n’est pas M. Ajam, en multipliant les traits, c’est M. Bignon qui, d’un trait, est allé au fond des choses. Leur fief ! Une féodalité, formée exactement comme l’autre, fondée exactement comme l’autre, sur la « recommandation, » vivant, comme l’autre et plus que l’autre, à même l’État.

La lutte, aujourd’hui ou demain, est ou sera entre cette féodalité, cette oligarchie, et la démocratie à laquelle elle s’est superposée, qu’elle recouvre comme d’une croûte, et qu’elle ronge. A nous d’aller, par delà la croûte, jusqu’à la chair, de faire assez de bruit pour réveiller, dans sa masure délabrée ou dans son palais inachevé, la Belle au Bois dormant ! A nous de demander au pays, à travers les murs de la Chambre, — et nous le lui demandons : — Veux-tu te reprendre à la rue et à la cohue, à l’anarchie ; t’arracher aux jouisseurs et aux profiteurs, à l’accaparement, à l’exploitation des fonctions publiques ; te sauver de ces deux sortes de maux qui sont les corruptions extrêmes de la démocratie et par quoi elle n’est qu’un sépulcre blanchi, par quoi elle n’a que les apparences de la vie, sans la vie ? Veux-tu être dans l’ordre, dans le droit et dans la liberté ? Veux-tu être ton maître ? Veux-tu être ?


CHARLES BENOIST.

  1. Voyez dans la Revue, du 1er juillet 1895 au 1er décembre 1896, nos huit articles sur l’Organisation du suffrage universel, recueillis ensuite en volume à la librairie Firmin-Didot, sous le titre général de la Crise de l’État moderne, 1897.
  2. Proposition de loi tendant à la réduction du nombre des membres du Sénat et de la Chambre des députés, présentée par M. L. Bonnevay, député. Annexe au procès-verbal de la 2e séance du 22 novembre 1906. Chambre des députés, neuvième législature, session extraordinaire de 1906, no 457.
  3. Proposition de loi tendant à la réduction du nombre des membres de la Chambre des députés, présentée par MM. Charles Benoist, Paul Beauregard, Georges Berger, Georges Berry, Duclaux-Monteil, Lefas, Louis Marin, Tournade, Maurice Flayelle, Forest, le baron de Boissieu, Maurice Barrès, Ernest Lamy, Vazeille, Mairat, Hippolyte Laroche, Antide Boyer, Ernest Flandin (Calvados), Galpin, Léonce de Castelnau, Groussau, Vandamme, de Villebois-Mareuil, de Monti de Rezé, de Hercé, Dupourqué, Edmond Leblanc, de Folleville de Bimorel, députés. Annexe au procès-verbal de la 2e séance du 22 novembre 1906. Chambre des députés, neuvième législature, session extraordinaire de 1906, n° 456.
  4. Proposition de loi tendant à réduire le nombre des députés, présenté par M. Lemire, député. Annexe au procès-verbal de la 2e séance du 30 novembre 1906. Chambre des députés, neuvième législature, session extraordinaire de 1906, n° 497.
    Une quatrième proposition, signée de MM. Louis Buyat, Chanoz, Chenavaz, Jean Morel, Louis Dumont (Drôme), Rigal, Justin Godart et Grosdidier, tendant à déterminer le nombre des membres des deux Chambres et à rétablir le scrutin de liste, déposée le 26 novembre 1906, n’a été « distribuée » que quatre mois après, le 26 mars 1907. Chambre des députés, neuvième législature, session extraordinaire de 1906, n° 413.
  5. Projet de résolution concernant la réforme électorale et la réduction du nombre des membres du Parlement, présenté par M. Charles Benoist, député. Annexe au procès-verbal de la 2e séance du 30 novembre 1906. Chambre des députés, neuvième législature, session extraordinaire de 1906, n° 500.
  6. Les Ardennes auraient gagné un siège en 1910 ; avec le système de la Commission, ce département en perdrait un.
  7. Meurthe-et-Moselle gagnait de toute façon un siège.
  8. Le Finistère gagnait de toute façon un siège, d’après le recensement de 1906.
  9. La Loire-Inférieure gagnerait alors 2 sièges ; elle n’en gagnerait qu’un si rien n’était changé.
  10. Les Alpes-Maritimes, qui gagnaient un siège, garderaient, dans le système de la Commission, le nombre de députés qu’elles ont aujourd’hui.
  11. En prenant pour base 25 000 électeurs inscrits, avec un député de plus pour toute fraction supérieure à 5 000, la réduction serait de 105 députés, ce qui donnerait une Chambre de 494 membres (France continentale seule) ; 510 (avec l’Algérie et les colonies). Sur la base numérique de : un député par 100 000 habitans et fraction de 10 000, on aurait : France continentale, 434 ; Algérie et colonies, 16 ; en tout 450.
    M. Paul Bignon, député de la Seine-Inférieure, a déposé tout récemment une proposition de loi d’après laquelle chaque département élirait « autant de députés qu’il a de fois 100 000 habitans, et un député de plus lorsque la fraction excédante dépasse 50 000 ; » les étrangers ne seraient pas compris dans la population électorale ; et, comme on rétablirait le scrutin de liste, aucun département n’élirait moins de deux députés. Le nombre des députés serait ainsi réduit de 591 à 391 ; soit deux cents députés de moins qu’aujourd’hui.
    De son côté, M. Raoul Péret, député de la Vienne, a pris l’initiative d’un autre contre-projet : scrutin de liste avec un député par 100 000 habitans ou fraction de 100 000 supérieure à 30 000 : ce qui donnerait, pour la France et l’Algérie, 415 députés.
  12. La Crise de l’État moderne. — L’Organisation du suffrage universel, p. 57-60.
  13. Proposition de loi ayant pour objet le rétablissement du scrutin de liste et la réduction du nombre des membres de la Chambre des députés, présentée par M. Paul Bignon, député. — Annexe au procès-verbal de la séance du 8 mai 1907. Neuvième législature, session de 1907, n° 935.
  14. Rapport fait (au cours de la précédente législature), au nom de la Commission du suffrage universel, sur la proposition de loi de M. L.-L. Klotz et plusieurs de ses collègues ayant pour objet le rétablissement du scrutin de liste, repris et renvoyé à la Commission du suffrage universel. Annexe au procès-verbal de la séance du 9 juillet 1906. Chambre des députés, neuvième législature. Session de 1906, n° 161.
  15. « C’est la plus haute raison d’être du scrutin de liste : par cela même qu’il forme un collège électoral, où se développe un mouvement d’opinion considérable, par cela même qu’on est amené de plus en plus à lui soumettre des questions précises, par cela même que le collège électoral exerce une grande part de la souveraineté, il procure au gouvernement une direction plus nette, plus ferme et plus claire. Les assemblées ne sont plus seulement des Chambres de hautes études… c’est la volonté du pays qui se projette dans le Parlement. Le rôle des Chambres est plus régulier et plus sûr : il consiste à mettre en pratique, en action, les volontés clairement manifestées par le suffrage universel. » — Voyez la proposition de loi de M. Paul Bignon, n° 935, p. 9.
  16. Rapport fait au nom de la Commission du suffrage universel chargée d’examiner les propositions de loi de MM. Jules Dansette, Georges Berry et L.-L. Klotz, par M. Ruau, député. Annexe au procès-verbal de la 2e séance du 5 mars 1902. Chambre des députés, septième législature, session de 1902, n° 3010.
  17. Proposition de loi de M. L.-L. Klotz ayant pour objet le rétablissement du scrutin de liste avec renouvellement partiel de la Chambre. Annexe au procès-verbal de la séance du 18 novembre 1901. Chambre des députés, septième législature, session extraordinaire de 1901, n° 2761.
  18. Rapport fait au nom de la Commission du suffrage universel chargée d’examiner les propositions de loi : 1° de M. Dansette ; 2° de M. Louis Martin et plusieurs de ses collègues ; 3° de M. Massabuau ; 4° de M. Etienne Flandin (Yonne), tendant à l’établissement du scrutin de liste avec représentation proportionnelle dans les élections à la Chambre des députés, par M. Etienne Flandin (Yonne). — Annexe du procès-verbal de la séance du 22 mars 1987, Chambre des députés, neuvième législature, session de 1907, n° 883, p. 5.
  19. Rapport Ruau, cité plus haut.
  20. Rapport fait au nom de la Commission du suffrage universel chargée d’examiner diverses propositions de loi tendant à établir la représentation proportionnelle, par M. Charles Benoist, député. Annexe au procès-verbal de la séance du 7 avril 1905. Chambre des députés, huitième législature, session de 1905, no 2376, p. 52-53.
  21. Rapport de 1905, n° 2376, p. 54.
  22. Voyez le rapport, p. 15.