La Réaction contre le Féminisme en Allemagne - Laura Marholm

La Réaction contre le Féminisme en Allemagne - Laura Marholm
Revue des Deux Mondes4e période, tome 154 (p. 793-827).
LA RÉACTION CONTRE LE FÉMINISME
EN ALLEMAGNE

MADAME LAURA MARHOLM


Das Buch der Frauen ; Munich, 1894. — Wir Frauen und unsere Dichter ; Berlin, 1895. — Zur Psychologie der Frau ; Berlin, 1897. — Karla Buehring. Drame ; Munich, 1893. — Zwei Frauenerlebnisse ; Munich, 1896. — Frau Lily ; Berlin, 1897.


Nous avons baptisé en France du nom de féminisme un puissant mouvement intellectuel et moral dont les effets se sont fait sentir par toute l’Europe au cours des dernières années de ce siècle agité. Mais nous n’avons pas une idée nette de l’intensité qu’ont atteinte certaines manifestations du féminisme sous des climats moins tempérés que le nôtre, dans une atmosphère moins égale, et moins attiédie de scepticisme que celle que nous respirons d’ordinaire. Au signal donné par la Nora d’Ibsen, — dont l’action ne fut précisément si puissante que pour s’être produite à l’heure favorable, — se déroula naguère, dans le Nord scandinave, une campagne féministe, qui fut conduite avec une vigueur et une logique inflexibles. L’émancipation économique de la femme, devenue nécessaire sous l’aiguillon de la concurrence vitale toujours plus intense, fut sans doute la cause profonde de ce mouvement, comme l’un de ses buts avoués ; mais la femme scandinave ne se contenta pas de vouloir gagner sa vie et de se faire indépendante du travail de l’homme, elle prétendit encore s’émanciper du joug de la passion et de l’amour.

La femme d’esprit dont nous voudrions étudier ici l’œuvre et l’influence a vu de près cette levée de boucliers tumultueuse. « Les femmes écrivains, dit-elle, poussèrent alors comme des champignons sous une averse d’automne : auprès d’elles on vit végéter quelques femmes médecins, et surtout une nuée d’institutrices et de téléphonistes. Elles réclamèrent le droit d’étudier, de plaider, d’administrer la commune et l’Etat, de voter enfin. Le seul droit qu’elles passèrent sous silence, ce fut celui d’aimer. La femme devint un être neutre, capable de penser et de produire, incapable, en revanche, d’accomplir sa mission véritable. Toutes les atténuations possibles d’un sexe qui se supprime graduellement lui-même vinrent s’étaler au grand jour, offrant à l’observateur un choix d’échantillons admirables pour étudier les déformations de la nature : on vit des tempéramens victimes d’une éclosion prématurée, et d’autres qui furent étouffés dans l’œuf ; on put constater tantôt l’érotomanie, tantôt l’atrophie des sens, et l’abus de la théorie, à côté du silence de l’instinct. » Les chemins du monde moral apparurent littéralement semés des cadavres de ces champions intrépides. Trois des plus passionnées, parmi les femmes écrivains du Nord, terminèrent leurs jours par le suicide. D’autres trouvèrent sur le tard leur chemin de Damas, et rentrèrent à temps dans la voie de l’amour et de la maternité. Telle cette Mme Edgren-Leffler, qui avait été le porte-étendard de l’émancipation féministe, comme Bjoernson en fut le prophète. « Elle dédaignait les artifices du passé, dit Mme Marholm, et renonçant à gagner les cœurs en femme aimante, elle voulut les convaincre en femme pensante. Elle condamna l’antique aspiration de son sexe à s’imposer par la grâce, et lui imposa pour mission de se créer une considération fondée sur des actes. Son esprit s’était formé à l’école de Mill et de Spencer. »

Les sociologues et les socialistes contemporains, Mill et Bebel avant tous les autres, tels sont en effet, aux yeux de Mme Marholm, les auteurs responsables des excès qu’elle s’est donné pour mission de stigmatiser. Spectatrice railleuse et indignée des folies du féminisme scandinave et de leur écho dans l’Allemagne, qu’elle habite aujourd’hui, elle a publié, au cours de ces dernières années, une série d’ouvrages remarquables, qui sont à la fois un cri d’alarme jeté aux imprudences du présent, et un enseignement proposé pour la préparation de l’avenir. « On a écrit, dit-elle, deux livres également célèbres sur le droit de la femme : le Servage de la Femme, de Stuart Mill, et la Femme et le Socialisme, de Bebel. Tous deux témoignent d’une science profonde et sûre, d’une courageuse volonté du bien. Mais qu’avons-nous à faire de ces pages, nous autres femmes ? Ah ! Dieu seul sait ce que les femmes en ont fait. Elles se sont modelées sur ces écrits. Avec leur faculté d’accommodation sans limites, elles se sont efforcées de réaliser ce qu’on y racontait sur leur compte. Je les ai vues, je leur ai parlé, je les ai fréquentées, ces femmes entichées de leurs droits[1], qui avaient accueilli Stuart Mill et Bebel dans leur cœur exquis, confiant, et, hélas, souvent si naïvement juvénile ! En conscience, et de tout leur pouvoir, elles s’étaient transformées en non-femmes. Car les deux célèbres et courageux écrivains n’avaient oublié qu’une chose dans leurs célèbres et courageux ouvrages, et par malheur cette chose est la principale, c’est-à-dire la femme. Mais, dans sa suggestibilité sans bornes, la femme se soumet d’instinct à tout ce qui est homme, théoricien, agitateur ou pédant. Elle se façonne suivant leurs vœux, femme ou non-femme à leur gré. Chers guides et maîtres, ne donnez donc pas tant d’illusions à nous et à vous-mêmes ! Vos deux livres sont d’excellens, instructifs et progressifs ouvrages : il est seulement dommage que vous ne sachiez rien de nous. Il y a de tout dans vos écrits : il n’y manque que l’étincelle qui révèle l’homme à la femme et la femme à l’homme. Vous avez le pouvoir de faire des femmes ce qu’il vous plaira, des hétaïres ou des amazones, des créatures raisonnables ou des saintes, des savantes ou des idiotes, des mères ou des jeunes filles, car nous obéissons à la moindre pression de votre doigt, et notre nature est précisément de vous suivre partout. Mais, quoi que vous jugiez bon de nous commander, nous n’en serons ni si heureuses ni si malheureuses que vous l’imaginez. Car ce que vous considérez comme le bonheur pour nous, ce n’est pas notre bonheur, et ce que vous croyez notre malheur ne fait pas notre malheur. Et si l’homme a presque toujours opprimé la femme, la femme a presque en tout temps régné sur l’homme... Tous les rapports juridiques établis entre l’homme et la femme sont des palliatifs contre des essais de fusion manqués. D’ailleurs, ils sont infructueux, parce que, dans cette question, la plus centrale de toutes, c’est l’instinct du choix qui doit décider. Là où il n’a pas dit son mot, le Code n’a rien à faire... et les hommes ne sont pas de bois, comme semble l’admettre Stuart Mill, pour qui la relation idéale entre les deux sexes consiste à entretenir des conversations élevées avec une femme. »

Ces lignes ironiques résument la tentative de réaction de Mme Marholm et nous offrent les mots d’ordre de sa croisade contre des doctrines dont l’outrance choquante pourra servir d’excuse aux exagérations inverses que nous rencontrerons dans son œuvre. Cette œuvre a conquis en effet, depuis quelques années, une place fort en vue dans la littérature morale de l’Allemagne ; car, ainsi que nous l’avons dit, c’est surtout pour ce pays que l’auteur a pris la plume, bien que les excès qu’elle réprouve y soient demeurés moins choquans que dans le Nord.

Polémiste ardente et critique impitoyable. Mme Marholm a soulevé bien des colères. Les femmes engagées dans la lutte sont demeurées stupéfaites de voir une des leurs, champion redoutable, que tout désignait pour combattre à leurs côtés, tourner sa vaillance contre ses sœurs, et passer avec armes et bagages dans le camp masculin. « Trahison ! » tel fut le cri qui retentit de toutes parts sur les pas de la transfuge. Mme Minna Cauer, la femme du monde raffinée, l’active fondatrice de tant d’œuvres sociales, lui opposa le souvenir de Rachel de Varnhagen. « Qu’aurait pensé cette âme d’élite des théories d’une Laura Marholm, qui ne laisse subsister, dans la vie de la femme, d’autre mobile que la sensualité[2]. » « De toutes les aspirations naturelles à l’humanité, dit l’apôtre lettrée du marxisme, Mme Lily Braun, cette femme extrait, par une sorte de distillation, le contenu sensuel, sans mélange, et nous montre ses héroïnes occupées à la seule recherche des sensations de cet ordre[3]. » Et, à son tour, une autre démocrate. Mme Ria Classen : « Les livres précieux et affectés de Mme Laura Marholm visent si fort à côté du but, qu’on ne peut guère la prendre au sérieux, malgré ses succès dans le monde masculin[4]. » L’amertume de ce dernier trait n’est que trop justifiée, car non seulement la critique masculine a préparé un accueil favorable à l’œuvre hardie de Mme Marholm, mais elle l’a saluée parfois comme une nouvelle philosophie de la femme, non sans présenter de son côté quelques réserves sur les exagérations d’une polémique impitoyable à l’adversaire.

Hommes ou femmes, ses contradicteurs de bonne foi ne sauraient refuser à notre auteur une pensée originale et pénétrante, un esprit mordant, un style brillant et pittoresque. Attachons-nous donc à marquer les lignes principales en cette railleuse physionomie, dont les traits restent profondément germaniques, mais qui doit peut-être à son origine scandinave quelque chose de français dans son expression ordinaire, et dont les écrits sont parmi les plus abordables aux esprits latins que la littérature morale de l’Allemagne ait produits depuis des années.


I

Avant tout, et il est bon de le répéter, c’est le mot de réaction qui résume le mieux l’activité littéraire de Mme Marholm. Or une réaction a toujours des conséquences utiles et saines : car elle naît d’un excès, et son premier soin est de signaler des abus. Mais, d’ordinaire aussi, la réaction dépasse le but, exagère à son tour, et risque d’arrêter les progrès qui ont été réalisés dans le sens opposé. Il faut donc prêter attention et déférence aux argumens de notre auteur, mais conserver son sang-froid et ne pas se laisser entraîner à sa suite à des conclusions trop osées. Pour employer des expressions hégéliennes qui ne paraîtront pas déplacées en pareille matière, si le féminisme est une thèse, la religion de l’instinct prêchée par Mme Marholm est l’antithèse : c’est au bon sens du public qu’il appartient de formuler la synthèse au sein de laquelle se concilieront les excès contradictoires des deux doctrines rivales.

Remarquons-le aussi : les traits dont nous chercherons à former une silhouette d’ensemble sont fort dispersés dans les œuvres de Mme Marholm, qui ne se pique pas d’une composition rigoureuse, et obéit d’ordinaire à sa fantaisie. Efforçons-nous cependant à rassembler de notre mieux les élémens épars de son portrait moral, et signalons d’abord celui qui frappe au premier coup d’œil.

Ce trait dominant, c’est la passion de la psychologie. Mme Marholm se plaît à interroger les âmes et les livres, à demander aux conversations fugitives comme aux écrits longuement apprêtés le secret des consciences. Elle sait arracher ce secret des retraites profondes où il se dissimule, et l’étaler, pantelant, sous les yeux du spectateur de cette chasse ardente. Nulle figure de femme, en notre époque tourmentée et diverse, n’échappe à la perspicacité de ses regards pénétrans. C’est ainsi qu’après une énumération d’une verve étincelante, qui embrasse les types innombrables de la femme contemporaine, elle ajoute quelque part : « Dans tout cela, pour moi, pas un visage inconnu, pas une apparition étrangère. Car je les ai toutes vues, interrogées et lues, comme nul homme ne les voit, ne les interroge et ne les lit. J’ai reçu de ces confidences qu’on n’échange que de femme à femme, et dont la portée s’étend encore sous ce regard maçonnique avec lequel nous nous considérons les unes les autres, et déchiffrons cette écriture secrète, intelligible aux savantes comme aux ignorantes, dans laquelle les plus bêtes comme les plus fines expriment leurs sensations intimes ; tandis que, devant ces signes mystérieux, tous les hommes, les intelligens comme les stupides, demeurent béans, avec le même visage stupéfait. Je les connais toutes, avec les détails de leur histoire, ceux qu’elles m’ont racontés, et ceux qu’elles ne m’ont pas confiés, et ceux qu’elles m’ont présentés sous un jour faux : car je suis femme comme elles, et fille de la même époque. »

Et ailleurs : « Je connais peu de jouissance plus complète que la lecture des écrivains modernes. Non pour ce qu’ils ont à dire, mais pour ce qu’ils ne peuvent parvenir à cacher. En écrivant leurs livres, ils écrivent leur histoire intérieure. On feuillette un ouvrage, on lit vingt lignes ; dans le mouvement et dans la tonalité de ces vingt lignes, on sent aussitôt le degré d’activité du pouls et la chaleur du sang. Comme une sûre oreille perçoit une fausse note unique dans le fracas d’un orchestre, l’instinct psychologique assuré peut discerner dans l’exécution poétique la plus achevée ce qui est sincère et ce qui est feint, deviner les passages où l’auteur éprouve une sensation brûlante, et ceux dans lesquels il simule la chaleur ; arracher à son tempérament réel le masque conscient ou inconscient dont il le couvre ; décider enfin : ceci est du métal pur, et voici, d’autre part, de médiocre alliage, au moyen duquel l’artiste se dupe lui-même et trompe ses auditeurs. »

A lui seul, le ton de ces deux confidences, joint à la manière dont les termes on sont choisis, peut indiquer déjà la nuance dominante de la psychologie de Mme Marholm, et le terrain sur lequel elle s’exerce de préférence. Nous nous trouvons dès lors au point central de sa conception de la vie : nous apercevons la tendance qui constitue sa grande originalité. Elle interroge en effet avec prédilection les replis les plus intimes de la nature humaine, les stratifications profondes de la vie instinctive, ce qui d’ordinaire ne se révèle que d’une façon fugitive et inconsciente, ce que la civilisation chrétienne et moderne a comprimé tout en l’affinant. Elle est curieuse des réactions éveillées dans la sensibilité, et par là dans toutes les facultés de l’âme ; sous l’influence des contacts individuels et sociaux entre les deux sexes. Tâche difficile ! dont on ne saurait affirmer qu’elle se tire toujours à notre satisfaction, car elle est souvent tentée d’exagérer l’importance de ses investigations. A trop soupçonner le masque, on risque de méconnaître le visage, ou de n’en faire saillir que les traits accessoires par orgueil de les avoir aperçus tout d’abord. Mais tâche féconde, dans de certaines limites, et terrain encore assez peu exploré d’une façon méthodique, au moins par la critique historique et littéraire, où Mme Marholm se montre surtout originale. Dans la littérature d’imagination, elle rencontre au contraire de nombreux émules, qui, d’une façon moins consciente peut-être, mais par là plus aisément créatrice, ont exploré avant elle les jardins secrets des âmes contemporaines.

Quoi qu’il en soit, c’est sur ce terrain brûlant que Mme Marholm conduit le plus souvent son lecteur. Il faut signaler dès à présent ce caractère de son talent, car, même aux yeux d’un voyageur prévenu, l’audace du guide paraît extrême. Les images, les comparaisons dont elle se sert parfois soudainement, sans transition, au cours d’une discussion littéraire, pourraient être prises dans l’acception la plus osée. Souvent, car la dextérité de l’écrivain est grande, le sens figuré paraît dominer ; on pourrait à la rigueur passer sans apercevoir l’allusion, ou se demander un instant si l’auteur y a songé elle-même. En tout cas, on est tenté de l’excuser toujours, car ses libertés ont quelque chose de sain, de bien intentionné qui désarme ; et l’indulgence est d’autant plus facile à son égard que, si elle exagère souvent la portée de ses découvertes dans des régions peu explorées d’ordinaire, elle y fait parfois des trouvailles quelle sait utiliser d’une façon magistrale. Choisissons un exemple au hasard. Pour qui se souvient des étranges confidences de Rousseau, au début des Confessions, n’y a-t-il pas comme un trait de lumière dans cette courte analyse ? « Rousseau fut l’homme qui introduisit dans la littérature la position agenouillée devant la femme, la foi en la supériorité de la femme, en sa virilité, ou du moins en ses qualités viriles. Il y avait à cela des raisons psychologiques, et même physiologiques, comme nous l’apprennent les Confessions... Rousseau, l’artisan, le plébéien par essence, donna ses entrées dans la littérature à une nouvelle classe sociale, à celle qui s’épanouit au moment de la Révolution, et il porta dans les lettres les sentimens du plébéien vis-à-vis de la grande dame. Cet homme fut un de ces phénomènes assez fréquens de perversion native, qui, plus d’une fois, ont exercé une influence secrète, difficile à suivre, sur la direction de la pensée et du sentiment humains. Vis-à-vis de la femme, il ne pouvait sentir en homme. Il ne sentait vivement qu’à l’état de châtié, d’humilié, d’esclave. Il lui fallait élever la femme au-dessus de lui, unir aux sensations érotiques les impressions de l’autorité maternelle. C’est ainsi que la femme « supérieure » fit son entrée dans le roman. Ce fut lui qui agit sur la littérature allemande à son éveil... »

Nous nous arrêtons, car notre intention n’est pas de multiplier les exemples de la hardiesse de Mme Marholm. Bien au contraire, nous chercherons à en atténuer les témoignages vis-à-vis de nos lecteurs, auxquels nous avons voulu signaler pourtant le trait dominant de sa manière. Il nous faut rechercher plutôt quelles sont ses convictions et ses principes.

Nous avons dit que le mot de réaction nous paraissait résumer parfaitement son œuvre. En effet, elle va nous apparaître à la fois réactionnaire au point de vue social, car elle regrette l’existence et la tournure d’esprit des femmes d’autrefois ; — réactionnaire dans les questions religieuses, puisque, on pays protestant, protestante elle-même, elle ne dissimule pas sa partialité vis-à-vis du catholicisme et son adhésion à la conception catholique de la femme ; — réactionnaire enfin dans ses préférences intellectuelles et morales pour le présent, puisqu’elle méprise la culture raffinée, proscrit la lecture et s’efforce, sur toutes choses, de rendre ses sœurs dociles à la voix de l’instinct, qui lui paraît devoir être le conseiller naturel de son sexe. Marquons donc, dans ces trois voies différentes, les étapes de sa pensée.

Mme Marholm porte envie à l’existence de nos grand’mères. L’aspect seul de leurs portraits aux murs de nos musées éveille en son cœur des sentimens d’admiration et de regret non dissimules. Ces images parlent à son âme. Dans les calmes matrones dont elles éternisent le sourire discret, elles lui montrent avant tout des épouses et des mères. La silhouette générale trahit la consciencieuse exactitude de l’artiste, et l’absence de coquetterie du modèle. Il faut lire la description précise que Mme Marbolm consacre aux caractères de ces portraits, à ces bustes discrets, à ses amples ceintures. Nous n’osons transcrire que la dernière phrase, qui résume son impression. « La fonction maternelle détermine alors le type et l’idéal de la femme, dans l’art sacré aussi bien que dans l’art profane. »

Aussi voit-on l’aspect général de ces témoignages du passé se modifier profondément, dès qu’a triomphé l’absolutisme royal et, avec lui, l’esprit moderne. Les portraits du siècle dernier ne sont pas moins significatifs que ceux du moyen âge. À ce moment, le corps de la femme n’a plus d’autre mission que de charmer, et l’enfant n’en apparaît plus comme le fruit naturel. Un sourire doucereux et provocant remplace l’expression paisible, innocente, reposante de jadis. C’est le haut du corps qui se développe et domine. Déjà la femme est contaminée. A la fin du XVIIIe siècle, on la verra juchée sur des talons démesurés, balançant comme une tour de Babel sa coiffure enrubannée et empanachée, devenue un être de caprice et d’impulsion, une dangereuse poupée.

Les sources historiques nous apprennent d’ailleurs que, à cet aspect de gravité et de calme qui distingua la femme d’autrefois, répondait parfaitement sa saine conception de la vie. Cette vie s’écoulait dans une sorte de demi-sommeil, où les événemens étaient rares, et les exigences restreintes. Nos grands-pères et nos grand’mères remerciaient Dieu quand ils n’étaient pas malheureux. A leurs yeux, le malheur était en effet quelque chose de positif, tandis que le bonheur conservait plutôt un aspect négatif, et l’on se trouvait heureux de n’avoir pas de causes déterminées de chagrin. Aujourd’hui, « le désir du bonheur personnel, individualisé, riche en nuances, du bonheur prolongé surtout, chante ses hymnes dans des millions d’âmes. » On ne le confond même plus avec la jouissance momentanée et la pure sensation. C’est « une durable et nuancée satisfaction de soi-même en soi-même » qui appelle une sorte d’épanouissement graduel et ininterrompu. Car l’homme et la femme vivent aujourd’hui « avec une intensité de chaque jour, » alors que, jadis, l’intensité étant l’exception, la monotonie demeurait la règle.

Pas plus qu’à l’égard du destin, la femme ne se montrait exigeante vis-à-vis de l’homme, en ces temps fortunés, si du moins nous en croyons Mme Marholm. Même, elle ne considérait pas son mari comme une personnalité tout à fait définie et déterminée. Il était encore fréquent chez ces grand’mères qu’elles n’appelassent point leur époux par son prénom, ou par un diminutif amical, mais par le nom de famille, qui caractérise la race, ou, parfois, tout simplement au moyen du mot qui exprime le sexe en allemand : « Mann. » La femme, en effet, ne concevait nullement son mari comme une chose qui lui appartînt, mais comme quelqu’un dont elle dépendait, comme une incarnation de la race et du sexe, comme un être séparé d’elle par de la distance et par du mystère, comme un symbole qu’on ne comprend pas, mais devant quoi l’on s’incline. La vie n’était pas pour ces femmes « un jeu de hasard, ni un compte en partie double, ni une expérience généralement manquée. » C’était un rite impénétrable, qu’on laisse s’accomplir au-dessus de soi dans une crainte respectueuse, s’efforçant seulement de conformer son attitude aux intentions de la Providence. — Ajoutons que, suivant son habitude. Mme Marholm n’hésite pas à développer ces considérations d’une manière plus précise encore. Toutefois, pour être osé, ce qu’elle ajoute sur l’impersonnalité de l’homme dans les mariages de jadis n’en est pas moins d’une vérité assez générale.

Dans cette aveugle soumission à la destinée, les femmes trouvaient autrefois plus de bonheur que dans leurs révoltes du présent. Elles étaient plus influentes et plus utiles, parce qu’elles demeuraient femmes avant tout, confinées, mais souveraines dans le domaine de leurs attributions naturelles ; et la situation prépondérante qu’elles occupaient jadis dans la société cultivée parait fort diminuée de nos jours. « En tous temps, l’influence et l’action de la femme ont dépendu moins de ce qu’elle produisait que de ce qu’elle était. Les femmes produisent aujourd’hui de toutes façons : elles étudient, écrivent des ouvrages innombrables, président de nombreux comités, font des collectes pour les destinations les plus diverses, obtiennent le bonnet de docteur, donnent des conférences, fondent des associations : elles occupent plus que jamais l’attention publique. Et pourtant, leur influence sur l’opinion est moins grande que par le passé. — Où sont ces maîtresses de maison dont les salons furent le lieu de réunion des esprits les plus progressifs, des hommes les plus éminens de leur génération ? Où sont celles dont l’habile finesse obtenait une part dans les tâches les plus hautes, dont l’influence reconnue surpassait celles des ministres des princes ? Où sont celles dont le charme s’assurait un monument impérissable dans les créations des plus illustres poètes, celles qui, par le don de leur affection et de leur âme, réchauffaient l’homme, le soutenaient, lui prêtaient des ailes pour s’élancer dans l’inconnu, et en revenir préparé pour la vie la plus belle, la plus remplie, la plus riche ? Elles ont disparu. La femme a perdu comme individualité ce qu’elle gagnait d’importance en tant que masse et que majorité. »

S’il faut ici l’avouer, nous estimons que cette admiration passionnée pour le bon vieux temps a quelque chose d’excessif. Mme Marholm s’égare à son tour dans son mouvement de recul. Il n’est pas démontré que la femme ait tant perdu de nos jours, ni d’ailleurs qu’elle fût si généralement satisfaite et paisible dans le passé. Tout était-il donc irréprochable dans l’ancienne organisation de la famille ? Sans vouloir nier ce que nous avons perdu de ce côté sous le rapport de l’autorité, du respect et de la discipline, l’histoire ne nous permet pas de tout admirer sans réserves dans la vie privée d’autrefois. Il est loisible de penser au contraire que la plupart des faiblesses prétendues modernes s’y rencontraient déjà, sans parler des abus que l’adoucissement des mœurs a fait disparaître. L’intérieur du roi Frédéric-Guillaume, par exemple, offrait-il donc, au début du siècle dernier, l’image paisible et fortunée que nous présente l’intrépide apologiste de l’ancienne Allemagne ?

Nous ne sommes pas d’ailleurs au bout de nos surprises. Si nous interrogeons maintenant Mme Marholm sur ses opinions religieuses, nous pourrons nous croire revenus aux belles années du romantisme germanique. C’est un spectacle rare, en effet, dans l’Allemagne actuelle, et qui rappelle certaines tendances de l’Angleterre contemporaine, qu’une si sympathique intelligence du catholicisme, un dédain si entier pour les prétendues conquêtes morales de la Réforme. «Pourquoi, — dit Mme Marholm, après avoir décrit sous les couleurs les plus sombres l’existence actuelle de la femme, — pourquoi les mariages sont-ils aujourd’hui sans bonheur et l’amour sans ailes ? Pourquoi tout cela est-il tellement plus sensible dans les pays protestans que dans les catholiques ? «  C’est que le catholicisme est par excellence la religion de la femme. Mme Marholm a écrit quelques pages exquises sur le culte de la Vierge, dans lequel elle voit surtout un hommage rendu à son sexe. Interprétation hasardée sans doute, et que l’Eglise ne saurait accepter sans réserves, mais analyse poétique et ingénieuse de sentimens éternels et sacrés. — Déjà Feuerbach avait écrit dans l’Essence du Christianisme : « Le protestantisme a mis de côté la mère de Dieu : il humiliait ainsi la femme, et la femme s’est cruellement vengée de l’outrage qu’on lui faisait. » « Le culte de Marie, dit à son tour Mme Marholm, fut l’œuvre poétique de l’âme masculine, qui, comme un jaillissement de source, éleva jusqu’au ciel ce besoin du suprasensible, dont l’homme est toujours tourmenté : ce fut le son plus doux de la musique intérieure de son âme. Il montra l’intelligence la plus haute du destin de la femme et du mystère de la vie, alors qu’il éleva sur l’autel la mère et son enfant. En transfigurant sa compagne pour en faire un être sacré, en montrant un enfant avec ses petites mains étendues vers le cœur de chaque homme, il sanctifia la femme dans sa mission de mère, il fit un sacrilège de tout mauvais traitement contre un enfant. Infinis furent l’adoucissement des mœurs et l’amollissement des cœurs qui rayonnèrent de chacune des images de la mère de Dieu dressée sur les autels. Le Christ, Dieu et nourrisson, sur les bras de la sainte Vierge, présenta son petit corps d’enfant nu à tous les hommes comme un avertissement flatteur et menaçant. « Ce que vous avez fait de bien ou de mal au plus petit d’entre vous, semblait-il dire, c’est à moi que vous l’avez fait : à moi, le divin dans l’enfant, et l’enfant dans le Dieu. » La jeune vierge-mère étendit d’autre part son manteau sur les jeunes filles et sur les mères : et toute offense à la femme devint un péché mortel aux yeux de l’homme. »

Mme Marholm tire même des conséquences plus spécieuses encore d’un culte qu’elle reproche au protestantisme d’avoir renié ; car la glorification de la mère délivra l’homme de « l’obsession de la femme. » Celle-ci, — observons que ce n’est pas un homme qui parle, — celle-ci, avec « ses humeurs, ses scènes, ses larmes, sa vanité, son étroitesse de vues, son bavardage, » pèse parfois lourdément à son compagnon. Il existe une sorte de malentendu entre l’époux qui désire le repos, et l’épouse qui ne peut pas le lui donner. S’il faut en croire l’auteur de la Psychologie de la femme, le culte de Marie eut l’heureuse conséquence de supprimer jadis ce malentendu. Il délivra l’homme du contact trop direct avec la femme. Il le rendit patient vis-à-vis d’une compagne transitoire, en élevant ses pensées vers un idéal surhumain. Il le fit modéré sans faiblesse, condescendant sans servilité. Au contraire, le protestantisme, en supprimant le culte de la Vierge et la dévotion des images, commit l’erreur de transporter ce culte de la femme en général à chaque femme en particulier. Il se prit à réclamer de toutes les femmes mortelles les vertus de la femme céleste. Il suivit d’un regard méfiant leur personne, leur tenue, leurs actions, leurs sentimens. Il exigea plus, et il obtint moins. Et cette protestation n’est pas la seule que Mme Marholm ait lancée contre une conception trop éthérée de son sexe. A ses yeux, la femme n’est rien moins qu’un ange : c’est une créature de chair et d’instinct, qui doit applaudir de bon cœur à l’exclamation d’Emma Gemma dans la Grand’ Mère du Théâtre en Liberté :


J’aime mieux nos repas sur l’herbe...
nos rideaux
Et des mioches au sein que des ailes au dos.


Le catholicisme en revanche a bien compris ces faiblesses nécessaires de la nature humaine. « Au moyen âge, il aspira en lui la vie sentimentale de l’époque, pour la stimuler et l’apaiser tour à tour, pour lui apprendre les nuances, développer en elle des attraits plus fins et plus forts, et, à la Renaissance, la renvoyer enfin dans le siècle mieux armée et plus robuste... Il concentra dans son sein toute la sensualité de ce temps. »

Enfin Mme Marholm achève de nous prouver ses sympathies catholiques par le respect qu’elle témoigne aux ordres religieux de femmes. « Être religieuse, dit-elle, c’est un honneur, car c’est le fait d’une renonciation volontaire ; être vieille fille, ce n’est pas un honneur, car, d’ordinaire, on ne le devient pas de son plein gré. » « Personne ne traitera une nonne de vieille fille, écrit-elle ailleurs. Elle ne se sent pas telle, et n’en a ni l’aspect, ni la physionomie. Il y a chez les religieuses, même souffrantes et maladives, une sécurité paisible, quelque chose d’évidemment femme, qui manque précisément aux filles mûres. »

L’admiration que lui inspirent les résultats admirables obtenus par ces âmes dévouées apparaît surtout dans les pages qu’elle a consacrées à la comtesse Schimmelmann. Elle a raconté longuement<ref> Psychologie de la Femme. </<ref> la vie de cette ancienne dame d’honneur de l’impératrice Augusta, issue d’une vieille famille mecklembourgeoise[5], et qui, remarquons-le, fut internée quelque temps dans une maison de santé, mais réussit à démontrer qu’elle l’avait été par erreur. La comtesse a écrit, pour expliquer la mission de sa vie, une brochure mystique, qui a plu à Mme Marholm, parce qu’elle confirme ses idées sur les besoins du cœur et sur la véritable vocation de la femme. Cette Samaritaine protestante, dévoré du besoin de se dévouer, avait été longtemps tourmentée de scrupules poignans, parce qu’elle croyait n’avoir pas assez d’amour pour Jésus.

« Soudain, écrit-elle, une inspiration d’en haut me réconforta. Ce qui importe, pensai-je, ce n’est pas que tu aimes Jésus, mais bien que Jésus t’aime. Dès que tu as bien compris que Jésus t’aime, il s’ensuit naturellement que tu l’aimes à ton tour. » En lisant ces lignes, ajoute Mme Marholm, je songeai : « Nous voilà parvenus au point central de cette personnalité étrange, car nous constatons ici l’aspiration la plus essentielle de la femme, celle de se sentir enveloppée par la chaleur vivifiante d’une affection qui, dans ce cas, se sublime en celle du Fils de Dieu, plein d’amour pour ses créatures. Aussitôt que la vie Imaginative de la femme est assurée de la présence de cette affection nécessaire, tout lui paraît en ordre ; son équilibre intérieur est atteint ; il est inébranlable : elle se sent apaisée, assainie, fortifiée contre toutes les épreuves du dehors. »

À partir de cet instant, la comtesse Schimmelmann s’est imposé les plus pénibles missions. Tantôt, elle se fait la mère adoptive des rudes pécheurs poméraniens de la Baltique, et leur prépare de ses mains des repas chauds et copieux, qui les tiennent éloignés du cabaret pendant leurs courtes escales. Tantôt, au cours de la grande grève qui sévit dans les quartiers nord de Berlin pendant l’hiver de 1892, bravant l’hostilité des déshérités de la grande ville, plus farouches que les aventuriers de la mer, elle va fonder et diriger au milieu d’eux une menuiserie coopérative, afin de fournir du travail à quelques-uns ; aumône plus utile à ses yeux que le don d’un morceau de pain gratuit. Puis elle retourne à la mer, achète un yacht, et entreprend de faire la navette entre les côtes de l’Angleterre et celles du Danemark afin de ravitailler en vivres, à des conditions raisonnables, les pêcheurs de haute mer, exploités jusque-là par des industriels sans scrupule. Elle approvisionne ainsi cinq cents navires, et ajoute à son commerce maritime des distributions de Bibles, dont elle écoule vingt mille exemplaires en une année. Dans toutes ces tentatives, elle soulève naturellement les plus violentes colères chez ceux dont elle trouble le trafic et menace les gains déshonnêtes ; elle court de véritables dangers qui ne sauraient refroidir son zèle. Impossible, on le voit, de joindre une activité plus intrépide à un sens plus juste des nécessités économiques et morales du temps présent.

Quelles réflexions inspire cependant à Mme Marholm le spectacle de ce dévouement et de ces luttes. Ces efforts lui paraissent peu en proportion avec leurs résultats. Ils sont perdus parce qu’ils demeurent isolés. Pour porter des fruits durables, ils devraient être exécutés d’une manière impersonnelle, et cependant avec la même chaleur d’âme. En un mot, un ordre de femmes est seul capable de remplir cette tâche ; il faut que les morts soient aussitôt remplacés par des ouvriers nouveaux dans le champ du Seigneur. Le secours isolé et temporaire demeure inutile, et même démoralisant. Sous une direction ferme et suivie, une femme comme la comtesse Schimmelmann aurait accompli des miracles. Elle n’a laissé qu’un grand exemple, et la trace de son activité s’est effacée aussi vite que le sillage de son bateau sur les flots de la mer du Nord.

Dans les dernières pages qu’elle a livrées à la publicité, Mme Marholm en vient même à concevoir, pour les femmes qui demeurent en dehors du mariage, un projet d’action grandiose. Il s’agirait de constituer d’immenses associations de sœurs, chargées d’assurer à leurs membres la mission maternelle qui ne doit jamais faire défaut à la femme. Ces filles élèveraient des enfans abandonnés et, tout d’abord, ceux de ces infortunées filles-mères, sur lesquelles s’étendait jadis la protection de la Vierge, et que le protestantisme a jetées dans le désespoir et dans le crime. Ramifiées en d’innombrables succursales, ces associations soigneraient les malades, élèveraient les jeunes filles, fonderaient des ateliers pour les travailleurs inoccupés. Leurs membres seraient sévères vis-à-vis d’elles-mêmes, et indulgentes à autrui, n’imposeraient à personne des exercices religieux obligatoires, et se sentiraient « liées au célibat par leurs occupations charitables. » Ce programme est-il bien différent de celui des ordres religieux catholiques, que le protestantisme a si longtemps proscrits et raillés, avant de les copier par la création des diaconesses. On voit que Mme Marholm s’avance pour son compte aussi loin que possible dans la réhabilitation de ces instituts admirables.

Si nous pénétrons enfin jusqu’au cœur de ses doctrines réactionnaires, si nous recherchons sa conception de la destinée de la femme et de l’existence normale qui convient à son sexe, nous constaterons sans peine que son remède favori, sa panacée bienfaisante, le thème sans cesse repris avec amour de sa prédication réformatrice, c’est le retour aux suggestions de la nature, c’est l’obéissance à la voix de l’instinct.

Parcourons les pages étincelantes dans lesquelles sont résumées ses thèses favorites. La femme ne peut jamais, en aucune circonstance, créer un point de départ. Tout ce qu’elle fait, accomplit, ou occasionne, n’est jamais qu’un dérivé, une conséquence, un développement de quelque chose d’antérieurement créé, présent ou donné. Et, quoi qu’elle en pense, dans le domaine de l’esprit, elle se voit soumise aux mêmes lois que dans sa constitution physiologique. Qu’elle accepte ou non de se soumettre aux règles physiques qui sont les siennes, qu’elle devienne mère, ou journaliste, elle ne saurait rien changer au code qui régit son intelligence comme son corps ; elle ne sera jamais une créatrice. Elle possède en revanche une qualité spécifique. Ce qu’elle reçoit de l’homme peut se développer en elle, beau ou laid, fort ou faible, sensé ou stupide, bon ou mauvais, subissant jusqu’à un certain point l’influence de sa propre substance, de ce qu’elle fournit d’elle-même à l’œuvre qui s’accomplit par elle. Mais, dans aucun cas, la femme la mieux douée n’est capable de changer une pensée fausse en une idée juste, un germe mauvais en un fruit savoureux.

Admirable franchise, n’est-il pas vrai, que cet aveu, dans la bouche d’une femme supérieure, des limites marquées par la nature à l’activité de la femme ? Or, poursuit Mme Marholm, l’émancipation de la femme est une de ces pensées fausses, issues de cerveaux masculins insuffisans, surmenés, débiles. L’homme cherchant un appui devenu nécessaire à sa faiblesse, dans une société minée par le temps, s’adresse à la femme et lui tient le discours suivant :

« Je ne puis te soutenir, te nourrir, te défendre, et je ne veux plus le faire. C’est une charge insupportable pour moi, et d’ailleurs cela est indigne de toi. Nous serons égaux désormais : je veux te donner tous les droits que je possède moi-même, afin que tu puisses lutter contre moi à armes égales autour de l’os que nous nous disputerons comme des chiens affamés. Je ne le réclame plus pour moi seul ; mais en revanche, je ne le partagerai plus de bon gré avec toi comme aux temps de l’obscurantisme et du moyen âge. Empoignons-nous sans ménagemens pour la conquête de l’os : c’est notre droit de créature humaine à tous deux... Pourtant les exigences du cœur et de la chair subsistent. Concluons donc une alliance fondée sur la liberté personnelle, afin de nous soutenir mutuellement. Nous en trouverons le type dans la société avec apport restreint, limited, et nous nous unirons en vue de notre avantage réciproque. A chacun appartiendra ce qu’il apporte avec lui, et ce qu’il gagnera par la suite. Nous augmenterons notre capacité d’action en nous appuyant ainsi l’un sur l’autre. J’en ai bien besoin d’ailleurs, car le cours de ce siècle m’a diablement éprouvé.

« Nous soutenir réciproquement, répond la jeune femme indépendante, j’ai bien à faire de te servir de soutien ! Je serai bien plus tranquille toute seule, car je ne me connais, quant à moi, aucun besoin de cœur. Je n’en sais pas d’autres que manger, boire, dormir et travailler. C’est même ce dernier besoin qui est le plus pressant en moi. J’ai une soif inouïe de travail. Mes dons et mes talents se rouillent depuis des siècles dans l’inaction. Il faut que je devienne une « créature humaine » avant de pouvoir être femme. Stuart Mill, Bebel et Ibsen me l’ont appris. Nous sommes l’un et l’autre deux c. créatures humaines, » et rien de plus jusqu’à nouvel ordre. Fais donc sur ce sujet, cher collègue en humanité, autant de livres nouveaux que tu le pourras : cela seul est véritablement digne d’une « créature humaine. » Je lis tout ce que tu écris, et je bavarde aussitôt à perdre haleine sur le thème que tu m’as fourni. Ce genre d’appui ne te manquera pas de ma part.

« Après ces discours, les deux collègues en humanité se prennent par le bras, et marchent côte à côte, pensant et poétisant tour à tour, vers l’aurore rougissante du siècle futur. Mais le promeneur qui les rencontre alors dans le simple appareil de leur beauté nouvelle éprouve la même impression que devant certaines toiles de nos peintres modernes. Il se demande avec anxiété : lequel est l’homme et lequel est la femme ?... Les signes extérieurs manquent : les intérieurs aussi. »

On voit une fois de plus combien Mme Marholm est sévère pour les apôtres masculins du féminisme. Ils lui font l’effet de banqueroutiers au physique et au moral. Quant à celles qu’ils ont converties à leurs doctrines, toute l’œuvre sortie de sa plume est dirigée contre ces transfuges, qui ont prétendu s’échapper de leur sexe, et que la nature vengeresse y ramène tôt ou tard : pour leur bonheur quand elles savent revenir à temps de leurs illusions, pour leur éternel tourment quand elles persévèrent jusqu’à la fin dans leur vaniteuse erreur. Toutes sont malades du différend profond qui est né entre leur intelligence dévoyée et la « base obscure de leur nature féminine. » La femme qui, selon les procédés modernes, cherche son affranchissement dans l’indépendance, n’est qu’une « fuyarde, » qui déserte son poste de combat pour échapper aux épreuves de sa vraie destinée. Elle veut éviter toujours la tutelle de l’homme, souvent les charges de la maternité, d’ordinaire la dépendance, l’impersonnalité de son sexe. Mais par là elle s’égare elle-même sans le savoir hors de sa nature féminine, et, dès lors, « elle se tient devant la porte désormais close de son plus intime sanctuaire, abandonné par elle. Elle cherche à recueillir les échos du culte divin, et des mystères sacrés qui y sont célébrés, frissonnant d’un stérile effroi, avide maintenant de ces délices vivifiantes dont elle s’est volontairement exclue. Quelques-unes forcent la porte, rentrent, et se soumettent de nouveau à l’homme. D’autres restent pour toujours au dehors. »

La femme n’a pas besoin de lire, mais de vivre, et elle doit tirer cette vie non de son intelligence, mais de son admirable sensibilité féminine. Il faut revenir à l’instinct. Une période de pensée est achevée après avoir duré quatre siècles. Une période de sentiment s’annonce, et avec elle le règne de la femme est venu. Son rôle n’est « rien de plus et rien de moins que la charge de construire les générations futures. » Qu’elle se montre fière de la mission dont Mme Marholm a donné cette belle formule, et tout lui sera accordé par surcroît.

Devoirs conjugaux, devoirs maternels, telles sont donc les seules fins que Mme Marholm parait assigner à l’activité de la femme, en principe tout au moins. Nous verrons en effet, après avoir parcouru quelques pages de son œuvre, si elle s’est montrée tout à fait conséquente avec ces prémisses patriarcales, si l’esprit de son siècle ne l’a pas pénétrée quelque peu à son insu, enfin si ses écrits laissent bien l’impression qu’elle eut l’intention d’éveiller, et sont susceptibles d’opérer les conversions qu’elle a voulu préparer.


II

Si nous avouons tout d’abord que l’œuvre critique de Mme Marholm nous paraît supérieure à son œuvre théorique, cette remarque n’a pas pour objet de déprécier le mérite de cette œuvre, dans son ensemble. Car. — enfans d’une époque critique, pour parler avec Saint-Simon et Comte, — nous reconnaissons pour les guides de notre pensée les critiques historiens, et Lessing, Carlyle, Renan, Taine, ont agi en maîtres sur l’esprit de leur temps. La critique contemporaine analyse, élabore, et maintient dans la voie du progrès les idées ambiantes : c’est la philosophie de l’histoire intellectuelle de l’humanité. Arrêtons-nous donc un instant aux essais critiques de Mme Marholm.

Sa méthode est fort originale, et, dans un certain sens, marque un progrès sur les enquêtes psychologiques les plus minutieuses qui nous aient été données jusqu’ici. Elle s’efforce, nous l’avons dit, d’explorer en leurs plus intimes replis les sentimens, et aussi les sensations dominantes de ceux qu’elle soumet à son scalpel d’anatomiste. Qu’elle soit d’ailleurs portée à exagérer les résultats de cette dissection de la sensibilité, c’est ce qu’il est impossible de nier. Il n’en est pas moins vrai que ses portraits laissent une impression de vérité et de profondeur telle qu’on oublie parfois d’en attribuer la plus grande part à la prodigieuse dextérité du peintre. Son art n’a pas en effet la patiente sincérité, l’honnête objectivité des primitifs qu’elle fait profession d’aimer. Il est plutôt impressionniste, subjectif, et ne prétend qu’à exprimer ses émotions personnelles, à condition d’en traduire les raffinemens les plus exquis, les nuances les plus fugitives. Aussi M. Claude Monet est-il son peintre préféré parmi les modernes, peut-être parce que leurs talens ont un air de parenté frappant.

L’ouvrage qui fit connaître le nom de Mme Marholm au delà du Rhin est intitulé le Livre des Femmes. Les deux éditions, allemande et norvégienne, publiées simultanément, en novembre 1894, furent enlevées avant la fin de cette même année. Succès amplement justifié d’ailleurs par l’intérêt de ces pages, par la vivacité du style spirituel et provocant, par la hardiesse avec laquelle l’auteur ouvrait le feu contre les positions, affaiblies déjà, de ses ennemis, les femmes émancipées du Nord, dont l’exemple lui paraissait avoir suscité en Allemagne des imitations funestes.

On peut se demander cependant si elle a bien réalisé les promesses de son avant-propos. « Je n’ai pas voulu, y disait-elle, apporter ici une contribution à l’étude de la vie intellectuelle chez la femme. Je me préoccupe peu de ce qui a donné la célébrité aux six noms que l’on va lire. Ce que je cherche et voudrais déterminer dans ces six personnalités contemporaines, ce sont les manifestations de leur sensibilité de femme, qui se fait jour à travers tous les obstacles, à travers les théories artificielles sur lesquelles elles ont bâti leur vie, à travers les idées dont elles furent les champions, à travers leurs succès mêmes, qui leur forgèrent des chaînes si lourdes. Toutes furent malades de ce désaccord intérieur qui est né avec la question de la femme, désaccord entre leur intelligence dévoyée et la base obscure de leur nature féminine. Quelques-unes en moururent. »

Ce programme a-t-il été rempli ? C’est ce qu’on a nié d’ordinaire, et il faut avouer qu’on saurait difficilement le prétendre. Nous pensons qu’un seul de ces portraits, celui qu’elle a habilement réservé pour la fin du volume, répond tout à fait à ses promesses et semble avoir été créé pour illustrer ses théories par un exemple éclatant. Pour les autres, ils sont si attrayans, si originaux par la pose choisie et par le fini des détails, qu’on ne songe guère à se plaindre de l’artiste qui captive à ce point. Tout au plus se sent-on mis légèrement en défiance contre des conclusions trop tranchantes, et peu disposé à maudire les ambitions de la femme moderne à l’unisson d’une voix qui serait si digne de les appuyer.

Trois des noms qui figurent dans le Livre des Femmes, ceux de Mmes Skram, Edgren-Leffier, Égerton, sont à peu près inconnus parmi nous. La dernière, esprit de la même famille que Mme Marholm, convaincue comme elle de la passivité foncière de la femme et de sa mission surtout maternelle, commence à prendre dans la littérature anglaise une place considérable. Les trois autres héroïnes, Mmes Baschkirtcheff, Duse et Kowalewska, ont vu leur renommée consacrée par le suffrage de la France, et c’est avec un vif intérêt qu’on parcourt les pages brillantes qui leur sont consacrées. La première apparaît comme flétrie dans la fleur de sa vie sentimentale par l’avortement des deux amours, l’un enfantin, l’autre artificiel, que racontent ses célèbres mémoires. La seconde, qui doit surtout à l’Allemagne sa célébrité en Europe et dans son propre pays, a fait vivre par anticipation sur la scène la femme de l’avenir, si nous en croyons Mme Marholm, à qui sa création de Nora a laissé un inoubliable souvenir.

Nous nous arrêterons seulement au dernier portrait, à celui qui couronne le livre, qui le justifie à lui seul, et qui est le plus habilement conçu et exécuté en vue d’appuyer les théories de l’auteur.

L’histoire tragique de Sonia Kowalewska n’est pas inconnue des lecteurs de la Revue des Deux Mondes. Mme Arvède Barine l’a résumée jadis en quelques pages remarquables[6]. C’est même pour les lettrés une bonne fortune que de pouvoir comparer, en un sujet commun, ces deux plumes féminines si aiguisées, si expressives des qualités de leur race. L’une plus méthodique, plus fine, plus avertie, pour employer un néologisme expressif, probablement plus près de la vérité en somme, bien qu’elle connaisse moins le milieu où vécut Sonia ; l’autre plus synthétique, plus préoccupée de sa thèse, plus entraînante aussi et plus dominatrice : toutes deux rapprochées d’ailleurs par leur bon sens vigoureux et par leur commun dédain pour les exagérations du féminisme. Leur héroïne semble créée, cette fois, pour rendre sensible aux yeux de tous les idées qu’elles combattent de concert, bien qu’avec une ardeur inégale. Sonia Kowalewska du moins n’est pas demeurée à mi-chemin sur la route de la renommée comme Marie Baschkirtcheff. Elle a goûté jusqu’à la satiété les ivresses de l’ambition satisfaite. La célébrité mathématique, exceptionnelle pour une femme, lui attira les hommages de l’Europe intellectuelle tout entière, et si, au sein de cette destinée éclatante, elle est morte à quarante ans, épuisée et désespérée, c’est bien pour n’avoir pu plonger ses lèvres dans la source vive qu’elle appelait de ses vœux. Elle a sincèrement cherché l’amour pour lui-même, non pas seulement pour s’élever à sa remorque dans une sphère sociale supérieure, comme le firent sa jeune compatriote, l’auteur du « Meeting » et peut-être aussi son amie et biographe Mme Edgren-Leffler, devenue à la fin de sa vie, par un mariage aristocratique, duchesse de Cajanello. Rappelons en quelques mots les étapes de cette carrière agitée.

Fille d’un général russe, élevée dans un intérieur opulent et aristocratique, Sonia entra dans la vie de l’esprit au cours des années de fièvre qui secouèrent la jeunesse russe, après l’émancipation des serfs. Le besoin d’action et de progrès qui dévorait ces intelligences juvéniles se traduisit dans certains milieux par les aberrations, et bientôt par les attentats du nihilisme. Il creusa un abîme entre les idées des pères et celles des enfans. Tourgueneff a décrit, dans un roman célèbre, quelques épisodes de cette singulière crise morale. Sonia, décidée à conquérir son indépendance afin d’aller à l’étranger se livrer aux études de son choix, recourut à un moyen fréquemment employé par cette génération hardie : celui d’un mariage fictif, qui lui apporterait l’émancipation, sans entraver sa liberté par aucun devoir nouveau. Il se trouva un jeune étudiant de bonne famille, Woldemar Kowalewsky, qui accepta de remplir le rôle sacrifié d’époux fictif, et délivra du joug familial à la fois Sonia et sa sœur aînée Aniouta : cette dernière, douée d’un talent littéraire naissant, qu’elle entendait aussi développer à son gré, obtint en effet de suivre le jeune ménage dans sa vie aventureuse[7]. Il n’avait pas été facile pourtant d’obtenir le consentement du général Kroukowsky : pour vaincre l’opposition paternelle, Sonia dut s’enfuir un soir chez Kowalewsky, et faire savoir aux siens qu’il ne restait plus qu’à la marier si l’on voulait éviter un scandale retentissant. Après un voyage de noces, au cours duquel ils visitèrent l’illustre George Eliot, les jeunes gens allèrent s’établir d’abord à Heidelberg, puis à Berlin. Là, Sonia se plongea pendant quatre années dans l’étude des mathématiques, sous la direction du célèbre professeur Weierstrass. Ce furent des mois de travail fébrile et sans trêve. L’étudiante ne sortait presque jamais, sauf pour aller de temps à autre visiter son époux Woldemar, qui habitait un autre quartier. « Inexpérimentées et timides comme l’étaient ces jeunes femmes, dit Mme Marholm, elles étaient mal logées, mal nourries, tyrannisées et. volées par leurs servantes. Elles ne s’accordaient jamais un plaisir, ni une distraction. Depuis le mutin jusque bien avant dans la nuit, Sonia était assise à sa table de travail. Si elle se donnait un moment de repos, c’était pour marcher de long en large dans sa chambre, parlant à voix haute, le cerveau sans cesse en travail. À ce point étrangère d’ailleurs à la vie pratique, qu’elle était incapable de s’acheter une robe sans la présence de Woldemar. A la longue, ce dernier se fatigua d’une complaisance si mal récompensée, et finit par demeurer éloigné de Berlin la plupart du temps. »

Au printemps de 1871, Sonia dut toutefois interrompre cette existence austère pour courir à Paris, auprès de sa sœur Aniouta. Celle-ci s’était éprise d’une passion romanesque pour un insurgé de la Commune, qui se trouvait emprisonné et en danger de mort. Le général Kroukowsky lui-même fut appelé en France, et, par une décision inattendue, qui montre quel chemin avaient fait les pères pour se rapprocher des enfans dans la Russie contemporaine, il approuva, admira même sa fille aînée, favorisa la fuite du révolutionnaire parisien et l’accepta pour gendre.

Sonia reprit alors ses études, et, en 1874, subit avec une rare distinction les épreuves du doctorat à l’Université de Göttingue. À ce moment, profondément épuisée par la tension cérébrale qu’elle s’était si longtemps imposée, elle retourna dans son pays natal pour y chercher quelque repos. Elle eut bientôt la douleur d’y perdre son père, et ce deuil profond rapprocha enfin, après sept années de mariage, les deux époux fictifs. Sonia eut une fille, et pour un instant son existence sembla vouloir prendre un cours normal. Mais le jeune ménage commit l’imprudence de se jeter à corps perdu dans les spéculations hasardées qui marquaient l’éveil de la Russie industrielle : après quelques succès éphémères, la ruine ne tarda pas à venir, complète et irrémédiable. Woldemar s’efforça de soutenir les siens en enseignant à Moscou la paléontologie, qu’il avait étudiée en Allemagne ; mais ayant encore une fois tenté la fortune par les moyens les plus osés, il subit un dernier échec et se tua. Ce fut peu après cette nouvelle secousse dans son existence agitée que Sonia, réduite à se créer des ressources au moyen de sa renommée scientifique, accepta une chaire de mathématiques à l’Université nouvelle de Stockholm.

Ici, Mme Marholm triomphe d’avance, et taille sa plume la plus aiguisée contre ses ennemis. Elle attribue en effet les tristesses qui remplirent les dernières années de Mme Kowalewska au milieu ingrat dans lequel il lui fallut vivre désormais. « A Stockholm, dit-elle, s’étalait dans son plein épanouissement un mouvement féministe étroit et philistin : on y avait attiré Sonia par l’appât d’une chaire, parce qu’on désirait s’attacher étroitement cette flatteuse recrue. Mme Kowalewska gagna tous les cœurs, grâce à la sociabilité franche et ouverte du tempérament russe : mais, de semestre en semestre, elle se sentit moins à l’aise dans ce milieu glacial, et, aussitôt ses obligations remplies, elle s’enfuyait bien vite en Russie, en Italie, en France ou en Angleterre. Son plus cher désir eût été d’enseigner à Paris. » — Bientôt ses cours l’ennuyèrent profondément, et, peu à peu, diminua le succès qui avait accueilli sa venue. Vers cette époque, elle se lia intimement avec la plus célèbre des femmes écrivains de la Suède, Mme Edgren-Leffler, et, fatiguée de la science, sentant parfois s’éveiller en elle des velléités littéraires, elle communiqua à son amie quelques inspirations que celle-ci utilisa dans ses écrits. Plus tard elle se décida à mettre par elle-même ses idées en œuvre, et commença cette courte carrière littéraire, témoignage des aptitudes universelles de ce rare esprit. Elle écrivit les Sœurs Rajewsky, souvenirs de sa jeunesse ; ensuite, une nouvelle excellente, Wera Woronzoff, dont l’héroïne est une jeune nihiliste ; enfin un roman qu’elle ne put achever : Væ Victis !

Ce fut pendant ces années de solitude morale presque complète qu’elle sentit s’éveiller en son cœur une soif ardente de cet amour qu’elle n’avait jamais goûté dans son mariage, ni même dans un épisode romanesque de sa vie, que Mme Marholm a raconté, non sans une pointe de dédain railleur. — Peu de temps avant la mort de son mari, mais déjà séparée de lui par leur ruine commune. Mme Kowalewska rencontra à Paris un jeune Polonais, « révolutionnaire, mathématicien, poète, une âme ardente comme l’était la sienne. Tous deux se fondirent dans une ardeur réciproque. Nul ne l’avait jamais comprise comme lui ! Nul n’avait mieux partagé ses humeurs, ses pensées et ses rêves ! Ils étaient sans cesse réunis, et, pendant les courtes heures qui les tenaient éloignés l’un de l’autre, ils s’écrivaient de longues effusions. Tous deux s’enthousiasmaient pour cette idée que les hommes ont été créés par couples, que tout homme et toute femme n’est achevé qu’après avoir trouvé sa moitié complémentaire. Cependant, ils ne firent jamais rien d’autre que parler, parler à perdre haleine, s’enivrer de leurs paroles, et s’assurer réciproquement que leur union était à jamais impossible. Le jeune homme voulait se conserver pur pour la vierge intacte qui lui était réservée, et qui l’attendait sans doute quelque part, sur cette planète ou sur une autre. »

Par la suite, Mme Kowalewska s’éprit encore d’un cousin du mari qu’elle avait perdu. Mais cet ami fidèle, galant homme et tout disposé à l’épouser, ne répondait pas cependant comme elle l’eût désiré à la soif d’affection passionnée qui brûlait ce cœur solitaire. Il avait trop goûté de l’existence facile et décousue d’un garçon riche et indépendant : il était trop sceptique, trop expérimenté en amour. Sonia ne pouvait vivre sans lui, et ne pouvait se résoudre à en faire son époux. Aussi, malgré le triomphe scientifique qu’elle remporta en 1888, lorsqu’elle vint à Paris recevoir de l’Académie des sciences le prix Bordin, la plus haute récompense mathématique dont dispose l’Institut, et qu’on n’avait jamais décernée à une femme, malgré la renommée éclatante que lui assurait cette distinction exceptionnelle, Mme Kowalewska sentit de jour en jour son humeur s’assombrir. Mme Marholm assure une fois de plus que le séjour de Stockholm, la vie mesquine de coterie qui lui fut imposée dans la capitale du féminisme, la désapprobation que rencontrèrent ses aspirations sentimentales dans le cercle étroit d’une société restreinte, et amie des commérages, achevèrent d’user ses forces, et de détendre en elle le ressort vital. A l’avis de son entourage émancipé, elle avait été mise au monde pour servir d’exemple et de sujet d’édification à ses sœurs intellectuelles. Et voilà que, par ses allures romanesques, elle semblait désavouer, dans sa maturité, les maximes de sa jeunesse. « Le silence se fit autour d’elle dans la confrérie offensée. »

Mme Marholm est même disposée à croire que l’aspect seul de son entourage était une torture pour Sonia. En effet, Mme Kowalewska ne fut jamais jolie : sa tête, si puissamment douée, était trop forte pour un corps enfantin. Ses cheveux coupés courts sur son front proéminent, ses yeux myopes et vert clair lui donnaient une physionomie originale, mais sans grâce féminine. A trente ans, elle était d’ailleurs entièrement fanée par ses excès de travail. On l’eût prise pour une vieille femme, bien qu’elle recourût alors aux artifices de la toilette, fort négligée par elle jusque-là ; mais elle n’apporta jamais un goût sûr dans cette délicate matière. « En Suède, parmi ces créatures blondes, élancées comme les sapins de leurs forêts, son extérieur lui pesait plus qu’en Russie, ou même dans ce Paris, si ardemment désiré. Entre le type suédois et le sien, il y avait une distance qui ne permettait pas aux fines vibrations affectives qu’elle appelait de ses vœux de se développer librement en elle. Sa nature impressionnable et avide de sensations souffrit de plus en plus amèrement de sentir sa personne à mille lieues du type de beauté qu’elle découvrait autour d’elle, si fréquent et si sûr de lui-même. »

On le voit, Mme Marholm ne se lasse pas de revenir sur l’atmosphère ingrate qui acheva d’étouffer en son héroïne les germes de bonheur, dont un ciel plus clément eût favorisé l’éclosion. C’est la note originale qu’elle apporte dans le récit de cette existence tragique.

En 1891, revenant vers le Nord d’une excursion en Italie, Mme Kowalewska se sentit particulièrement épuisée, abandonnée et surmenée. Cela lui arrivait souvent au cours des innombrables voyages que son agitation intérieure la poussait à entreprendre sans cesse. Mais, cette fois, « il lui sembla que quelque chose se brisait en elle. Les incommodités de ce retour, avec ses changemens continuels de moyens de transport, sous la pluie, la tempête et la neige, ne trouvèrent plus de contre-partie dans un suffisant ressort moral. Les plus petites difficultés de la route, telles que le change des monnaies et l’absence des porteurs de bagages, prenaient des proportions colossales aux yeux de cette femme sans appui. La vie lui parut perdre, pour un moment, toute valeur. Maladive, faible et fatiguée comme elle l’était, elle s’abandonna sans précautions au vent et aux intempéries du Nord. Elle arriva malade à Stockholm, où ses cours devaient recommencer immédiatement. Un dangereux refroidissement se déclara, et, dans la fièvre angoissante qui en marquait le prélude, elle sortit, avide d’air pur, légèrement vêtue, avec de minces souliers, dans la rude température du février Scandinave. » Quelques jours après, elle était morte, entre les mains d’une garde-malade de hasard.

Ainsi, conclut Mme Marholm, si Sonia n’a pas connu l’amour, c’est pour on avoir laissé passer l’heure, en s’attachant à la poursuite de la gloire, qui lui parut suffisante pour remplir son existence de ses rayons éclatans. Quand elle s’aperçut de son erreur et chercha avidement la chaleur de quelque foyer plus doux, il était trop tard pour revenir en arrière, et sa destinée tragique s’accomplit. Voilà bien la morale que nous avait promis l’auteur du Livre des Femmes. Si on la perd de vue parfois, dans ses premiers portraits, on la rencontre ainsi aux dernières pages de son volume, persuasive et efficace autant que pouvait la souhaiter l’apôtre éloquent du retour à l’instinct.

Aussi intéressant que le Livre des Femmes, plus mûr peut-être et plus spécieux encore nous apparaît son recueil d’études littéraires, celui qu’elle a intitulé Nous autres Femmes, et nos Poètes[8]. C’est là qu’elle a appliqué avec le plus de suite, avec le

plus de bonheur aussi ses audacieuses théories sentimentales. Elle a cherché, dans les œuvres d’un certain nombre d’écrivains, qui, presque tous, possèdent une renommée européenne, la conception que leurs livres trahissent de la femme, et de ses rapports nécessaires avec l’homme. Elle n’a jamais exercé plus hardiment la divination psychologique, qu’elle se vante, non sans raison, de posséder, ni épié plus avidement les pulsations du cœur et les réactions des nerfs, chez ceux qui ont la faiblesse de livrer au public le meilleur d’eux-mêmes, les échos de leur vie intérieure.

Ces huit études ne sont ni également bien venues, ni surtout également intéressantes pour un lecteur français. Gottfried Keller et Paul Heyse sont peu connus parmi nous. Les pages consacrées à Ibsen ne sont pas parmi les plus séduisantes, car, cela est singulier à dire, mais Mme Marholm connaît trop à fond celui qu’elle appelle ironiquement le « poète des impasses morales » pour en parler clairement à ceux qui n’ont pas fait une étude particulière de ses drames. Elle suppose son lecteur trop pénétré de la pensée du maître norvégien, et, à la suivre d’allusions en allusions, on risque de perdre le fil de ses argumens et le contact de sa pensée. Son chapitre sur Bjoernson, au contraire, est un des plus puissans réquisitoires, un des plus spirituels pamphlets qui soient sortis de sa plume, car l’auteur du Gant incarne à ses yeux le mouvement féministe du Nord, qu’elle s’est donné pour mission de combattre. Elle a des pages brillantes sur les ennemis personnels de la femme, les misogynes Tolstoï et Strindberg, dont elle considère les œuvres comme la conséquence du féminisme et son châtiment, ce qui ne l’empêche pas de railler amèrement leur doctrine ascétique et malsaine, au nom du bon sens et de l’instinct offensés. Enfin un lecteur français abordera avec intérêt les pages consacrées à Maupassant et à Barbey d’Aurevilly, qui sont choisis pour représenter parmi nous les peintres de la femme. Ce dernier surtout lui inspire une admiration sans borne, au point qu’elle est tentée de revendiquer pour son compatriote le romancier normand, descendant des compagnons du duc Rolon.

La conclusion de : Nous autres Femmes et nos Poètes, est d’une courageuse netteté. — L’œuvre de l’homme viril est œuvre d’homme ; celle de l’efféminé, œuvre de mode ; celle du demi-homme, demi-œuvre. Ce que nous demandons à nos compagnons, nous autres femmes, c’est qu’ils soient réellement virils, rien de plus. Car l’homme complet développe seul en nous la femme complète. Les auteurs dont l’influence sera durable, continue-t-elle avec une courageuse sincérité, Keller, Maupassant, Barbey, n’ont pas écrit pour notre sexe, ni songé outre mesure à ce que nous penserions de leurs livres ; c’est pourquoi ils nous ont comprises. Ceux dont la jeunesse s’est écoulée vers le milieu du siècle, Bjoernson, Ibsen, Heyse, Tolstoï, ont écrit spécialement à notre intention. Ils nous ont donné la permission d’être à notre choix docteur, professeur ou grande dame. Ils ne nous ont défendu qu’une vocation, mais c’est la seule qui nous convienne : nous voulons être « les constructrices des générations à venir, à qui rien d’humain n’est étranger (suivant la belle expression de Térence), parce qu’elles portent toute l’humanité future dans leur sein. »


III

Les œuvres originales de Mme Marholm sont agréables sans doute, mais n’ont pas une portée comparable à celle de son œuvre critique. Nous leur demanderons toutefois les élémens nécessaires à la recherche que nous voulons tenter on terminant cette étude : celle des conseils réellement pratiques donnés par leur auteur et de la leçon qu’on peut tirer de ses écrits.

Lily jeune fille, épouse et mère se présente comme une agréable série d’esquisses, offrant par fragmens détachés quelques épisodes de la vie d’une femme honnête et aimante. Ces pages font songer à Gustave Droz, l’auteur jadis applaudi de Monsieur, Madame et Bébé. Nous y trouvons dès le début quelques portraits amers de vieilles filles maladives et déséquilibrées. Par bonheur, l’héroïne, qui semble d’abord réservée au même destin, se voit distinguée à temps par un brave et vigoureux propriétaire, amateur de bon vin, un peu rabelaisien dans ses propos, — la dernière phrase du livre suffirait à en témoigner, — mais, au demeurant, honnête et fidèle. Nous assistons aux embarras comiques du jeune ménage en présence des caprices de son premier bébé : à quelques légères disputes, terminées par de franches réconciliations. Enfin, nous avons un aperçu du genre d’éducation qui est donné aux deux garçons issus de cette heureuse union. Ces robustes gamins gardent les vaches paternelles, tête nue et jambes nues sous le soleil d’automne, tandis qu’une compagne de la jeunesse de Lily, qui a épousé un vieux magistrat citadin, traverse tout à point ce décor rustique pour nous offrir le contraste de sa santé délabrée, de ses enfants chétifs et sans jeunesse.

Il est un sentiment qui éclate à toutes les pages de ce récit.

Mme Marholm se montre véritablement pour nous autres hommes d’une indulgence inépuisable. L’époux de Lily, excellent au fond, est un peu bien sans gêne, personnel et dominant : sa femme le lui reproche en termes amers, mais l’on sent parfaitement que l’auteur est tout acquise au mari, et qu’elle voit dans ses façons cavalières la condition nécessaire à la prospérité d’un bon ménage. Elle a aussi un délicat et profond chapitre sur un de ses thèmes favoris : cette terreur de la mort, qui, chez la femme heureuse ou qui aspire à l’être, n’est qu’une soif déguisée des satisfactions légitimes que la vie lui doit encore.

Qu’était-ce donc ?[9] est un récit plus original. Une jeune fille, journaliste et critique théâtral, Lonna, qui souffre de son isolement moral dans la banale pension de famille où elle vit, se laisse peu à peu gagner le cœur par l’humble passion qu’elle devine chez un jeune étudiant danois à l’extérieur étrange. Joessing est une organisation extrêmement nerveuse, un musicien éminent, et un sujet merveilleux pour les expériences hypnotiques, auxquelles il a le tort de se prêter, car elles font de lui un bouffon aux mains de quelques farceurs sans scrupules. Repoussée d’abord par cette passivité maladive qui fait le fond du caractère de son adorateur, Lonna se laisse enfin séduire par cet amour muet, humble, et dissimulé aux yeux de tous, avec une soumission d’esclave. — Mais, par un revirement inattendu, et peu expliqué en somme, le bizarre étudiant, après avoir quitté la jeune fille, pour aller demander à ses parens la permission de se consacrer entièrement à elle, lui écrit soudain que, rentré dans sa patrie, leur aventure berlinoise lui apparaît de loin comme un rêve de malade. Il ne reviendra pas. Mme Marholm fournit par là un triomphe facile à sa théorie de la virilité nécessaire. Elle met pourtant dans la bouche de son Joessing une remarque singulière sous sa plume, et qui pourrait passer pour une fine critique de son propre idéal masculin, trop inspiré de Nietzsche. « Je suis Danois, dit piteusement à Lonna cet amoureux névrosé : nous sommes ainsi faits, nous autres. Vous me voulez trop tranche-montagne, trop Prussien. Pour la femme allemande, depuis 1870, l’homme véritable est un espèce de centaure. » D’ailleurs, l’amante délaissée ne succombera pas comme tant d’autres à cette rude désillusion sentimentale. C’est une créature vaillante que l’épreuve a fortifiée, car elle a senti avec délices s’éveiller en elle la « possibilité d’aimer. »

Dans Ce qu’on ne dit pas, la pensée de l’auteur est plus difficile à saisir. Cette nouvelle a pour sujet principal la triste fin d’une femme de lettres, poussée au suicide par sa vie fiévreuse et son entourage immoral. Cette infortunée a cherché par tous les moyens à obtenir la sympathie efficace d’une autre femme, celle qui porte la parole dans le récit. « Ses yeux, dit cette dernière, semblaient toujours renfermer une prière muette. Se sentant dans le faux, elle implorait en silence un conseil salutaire : peut-être une bonne parole de moi eût suffi pour la sauver. » Et la survivante se reproche maintenant de n’avoir jamais prononcé cette parole, par indifférence pour une destinée qui ne lui importait guère, par une crainte lâche de se brouiller avec la malade, qui eût guéri peut-être, mais fût demeurée pleine de rancune envers l’opérateur brutal dont l’intervention l’aurait sauvée. En somme, cette nouvelle obscure doit s’entendre comme un symbole de la mission que s’attribue son auteur. Car Mme Marholm trouve le courage de dire aux femmes de lettres, ses sœurs, leurs vérités les plus amères, sachant qu’elle s’attirera par là leur inimitié, mais résolue à les tirer à tout prix de leurs erreurs, et à leur crier intrépidement « ce qu’on ne dit pas. »

Quant au drame intitulé Karla Buehring, dont nous croyons la représentation fort difficile, malgré l’avis contraire de l’auteur, il nous parait une sorte de défi jeté par Mme Marholm aux critiques de ses premiers écrits. Elle ne s’est jamais montrée plus audacieuse ; nulle part elle n’a poussé plus loin l’anatomie des replis les plus secrets de la nature féminine.

Une grande artiste, Karla Buehring, dont le violon est célèbre dans l’Europe entière, rencontre aux bains de mer un propriétaire rural, Otto de Wetterberg, vers qui son cœur s’élance dès leur première rencontre. Lui-même est bientôt conquis à son tour, mais, dans sa réserve exagérée d’honnête homme, il ne laisse pas voir assez tôt son amour à Karla. Celle-ci, se croyant dédaignée, et entraînée par un égarement momentané des sens, devient la proie d’un littérateur décadent et corrompu, qui sait profiter de cette crise suprême dans la vie de la jeune femme. Alors, se sentant indigne de Wetterberg, et bien que ce dernier se montre disposé à oublier le passé, l’artiste se tue, non sans avoir indiqué à son adorateur la voie du vrai bonheur. Il épousera une jeune fille intacte et saine, qui donnait jusque-là des leçons de français pour vivre. Les personnages de ce drame ne sont pas profondément étudiés, mais ils sont réels et vivans : trop vivans peut-être en de certaines scènes. Quelques critiques ont cherché surtout dans cette pièce et ont cru trouver dans la bouche de l’héroïne l’expression des idées de Mme Marholm sur la destinée de la femme. Son drame nous paraît au contraire une anomalie dans son œuvre, ou plutôt l’exagération inattendue de cette tendance à la sensualité que sa clairvoyance malicieuse et son sens aigu de la réalité tiennent d’ordinaire mieux en bride. L’admiratrice des saines héroïnes rustiques de Gottfried Keller ne peut, au fond du cœur, que blâmer et mépriser un peu Karla Buehring.


Au cours de cette revue rapide des œuvres de Mme Marholm, nous avons cru sentir plus d’une fois une-question impatiente sur les lèvres de notre lecteur. Ces portraits d’écrivains, pensait-il, ces silhouettes féminines, réelles ou imaginaires, forment sans doute une galerie fort intéressante. Mais quel est pourtant l’aspect positif, quels sont les préceptes de cette nouvelle philosophie de la femme, qu’annoncent les admirateurs de Mme Marholm ? Et quel est enfin le type de la femme idéale dont elle rêve l’avènement et le règne ? Problème difficile, dont il faut chercher de son mieux la solution dans l’ensemble des écrits sortis de sa plume, car elle n’a pas pris jusqu’ici la peine d’en résumer les enseignemens épars. La conclusion pratique n’est-elle pas toujours le point délicat dans les systèmes des réformateurs et dans les tentatives des moralistes ?

Pour Mme Marholm, la mission de la femme est évidemment la maternité. C’est ce qu’elle exprime en disant que son sexe « a la charge de construire les générations à venir. » Elle a des pages exquises sur le rôle de la mère vis-à-vis de ses enfans, rôle qui lui paraît bien plus d’exemple affectueux que de précepte raisonné.

« Si la mère ne se lève pas comme le soleil sur ses enfans, les réchauffant de telle sorte que chaque petit membre s’étende avec satisfaction, sous ce regard qui le réjouit, et vers ce sourire qui semble un clair rayon du matin, éveillant et attirant au dehors tout ce qui est en lui bon et robuste, joyeux et sain ; si la mère n’est pas cela, elle peut avoir beaucoup d’excellentes qualités, ainsi que son enfant, mais ce dernier ne sera jamais tout à fait apte à la vie. Il est mal dirigé, et se dirigera mal, dans les petites choses comme dans les grandes ; il demeurera insatisfait et insuffisant, brutal ou affaissé ; et quand même il aurait la force d’éliminer plus tard toutes les humeurs flegmatiques et malsaines qui sont l’héritage de son enfance, un aiguillon demeurera dans sa chair, et il gardera une sorte de maladresse foncière, parce qu’il n’a pu se rassasier à son heure de sang vigoureux et de soleil bienfaisant. »

Cette maternité, de conception si haute, Mme Marholm la veut d’ailleurs par l’amour unique et par le mariage. C’est là le côté sain de son œuvre, la teinte générale qui en excuse les hardiesses et en fait accepter les couleurs osées.

Mariage très jeune, quand cela sera possible, à la mode de nos grand’mères. Car, au point de vue sentimental, l’éveil de la femme dans l’enfant est bien plus précoce qu’on ne le croit d’ordinaire. Trop souvent, les parens laissent passer sans y prendre garde, vers la dix-septième année, cette période d’éclosion si fugitive et si brillante chez la jeune fille.

Peu après survient une dépression de tout l’être, une indifférence alanguie, que Mme Marholm décrit avec la précision la plus minutieuse, mais dont nous avons toujours pensé qu’elle exagérait la fréquence et le danger. « Les années qui suivent cette aurore des dix-sept ans, dit-elle, et qui sont à vrai dire celles où l’on se marie généralement, trouvent fréquemment la femme mal disposée physiquement, et affaissée au moral. » Et cependant, là même où Mme Marholm semble réclamer le plus énergiquement les unions précoces, elle introduit, comme malgré elle, une réserve en faveur de la trentième année. « Il y eut un temps, dit-elle, où les jeunes filles voyaient approcher avec effroi leur vingtième année. Vingt ans ! soupiraient les bonnes amies de la maman, et pas encore de mari. A présent, les meilleures amies elles-mêmes sont devenues plus tolérantes. Elle aura bientôt trente ans, chuchotent-elles, elle n’a plus beaucoup de temps à perdre. » Cette phrase paraît un sarcasme au premier abord, mais l’auteur ajoute aussitôt : « Il y a d’ailleurs plus d’observation physiologique et psychologique qu’on ne pense dans ce jugement banal. Les années entre vingt et trente, nous pouvons l’observer entre nous, sont évidemment pour les filles des années de lassitude. Mais, pour celles qui n’ont pas été brisées ou fanées pendant cette période, la courbe se relève avec la trentième année. » Et ailleurs, à propos de Mme Kowalewska : « Les femmes capables de devenir les meilleures parmi celles de notre époque sont les vaillantes qui n’ont pas voulu entamer tout d’abord l’accomplissement de leur destinée de femme, et qui, dans leurs jeunes années, ont senti peser sur elles des devoirs plus importans que celui d’être au plus tôt des épouses et des mères. »

Il faut donc bien se décider à le reconnaître : l’ennemie du féminisme trahit souvent une préférence évidente pour la femme cultivée, pour la femme de lettres même, ô surprise ! à la seule condition que celle-ci, à temps encore, c’est-à-dire aux environs de la trentième année, secoue définitivement le joug de la littérature, et s’aille suspendre au cou de l’homme sain qui lui offre son amour, vient la sauver d’elle-même, et en faire une femme véritable au lieu d’une machine à produire des livres. C’est là le sort de presque toutes ses héroïnes. Toujours conférencières, professeurs ou journalistes, elles trouvent, après dix ans d’une vie misérable, le fiancé qui leur fait oublier tout le reste, ambitions et amertumes passées. Mme Marholm, qui a peut-être connu par elle-même quelques-uns de ces sentimens, en a certainement contemplé plus d’une fois le spectacle au sein du féminisme scandinave. Les mieux douées parmi les femmes écrivains du Nord, Mmes Strandberg, Skram, Edgren, ont en effet suivi cette voie, avec quelques divergences légères. Il faut avouer, par exemple, qu’elles ont parfois abandonné un premier époux sur le chemin du bonheur : mais Mme Marholm n’a jamais introduit cette circonstance dans ses œuvres d’imagination.

Ainsi, la femme moderne réalise son véritable idéal lorsque. après des années de culture intellectuelle et d’activité utile, elle rencontre à temps un bon mari. Celui-ci sera de préférence vigoureux, blond, sportsman et agriculteur, car tel est l’aspect du béros ordinaire des romans de notre auteur. — Si, au contraire, l’époux à souhait ne se montre pas, ou se montre trop tard, ou si la femme porte en elle-même un germe malsain, elle deviendra une « détraquée. » Ce sera, si l’on veut Sonia Kowalewska, qui inspire à Mme Marholm tant d’admiration pour ses dons exceptionnels, et tant de pitié pour sa destinée manquée.

Or, par cette conception du destin désirable pour la femme, il est évident que Mme Marholm fournit des armes contre elle-même. C’est, au surplus, l’écueil de tous les systèmes trop tranchans que de retomber dans les erremens qu’ils prétendaient réformer. — Si nous avions l’honneur de tenir un poste de combat dans les rangs de l’armée féministe, bien loin de charger d’anathèmes Mme Marholm, de nous détourner pudiquement de son œuvre, de lui reprocher d’avoir élevé un autel à la sensualité, et de lui lancer enfin cent invectives analogues, nous lui tiendrions simplement ce langage. — Les jeunes filles, qui ont la bonne fortune de se marier heureusement vers leur dix-septième année sont en dehors de notre sphère d’action. Nous envions leur destin, mais nous ne nous en préoccupons pas davantage, car le mouvement que nous avons créé a précisément pour but de venir en aide à celles qui sont exclues du mariage, ou qui n’y ont pas trouvé le bonheur. Quant à votre héroïne préférée, qui, vers trente ans, renonce à vivre pour les lettres, et se dévoue tout entière aux devoirs de la famille, qu’est-elle autre chose, dans vos propres œuvres, qu’une féministe, qui s’est armée pour se passer du concours de l’homme, qui doit précisément à cette indépendance de pouvoir attendre l’élu de son cœur, et qui puise certainement dans sa supériorité intellectuelle une partie des attraits qui assurent son triomphe final ? Notre vœu le plus cher, c’est donc que toutes les femmes viennent se ranger dans une des deux catégories dont vous approuvez la destinée.

M. Bebel, avec l’optimisme intrépide qui le distingue, en sa qualité d’héritier des grands utopistes du passé, ajouterait sans doute : Vous réservez votre approbation entière à quelques privilégiées. Nous voulons que toutes les femmes leur ressemblent par la science, l’expérience et le cœur, et cela dès leur. dix-septième année, grâce à l’organisation merveilleuse de notre société future ; de la sorte, chacun sera satisfait dans le meilleur des mondes socialistes possible. Vos argumens ne portent donc pas contre moi, mais seulement contre quelques vieilles filles scandinaves, parce qu’elles ont exagéré jusqu’au ridicule les tendances émancipatrices qui trouvent leur base solide dans la réalité économique, ce point d’appui de notre pensée d’avenir. <i Aujourd’hui, dit en effet un autre écrivain socialiste, Mme Anna Schapire[10], les femmes trouvent deux voies ouvertes devant elles : ou bien elles deviennent seulement épouses et mères, et s’absorbent tout entières dans la vie de famille ; ou bien elles doivent étouffer la voix de la nature, et se contenter d’une existence purement sociale. Le premier et le plus important devoir de l’émancipation féminine, c’est d’unir ces deux facteurs... pour atteindre à l’harmonie, au plus haut développement de la personnalité. »

Mme Marholm accepterait peut-être ces objections. Nul ici-bas n’a si complètement raison que ses adversaires aient tout à fait tort. Elle-même laisse échapper quelques contradictions, comme nous l’avons constaté, et semble parfois penser avec Renan qu’on ne saurait exprimer toute la vérité, si l’on ne soutient à l’occasion le pour et le contre.

Par cette concession facile faite à propos à ses contradicteurs, elle mériterait la gloire la plus enviable : celle d’opérer elle-même la synthèse que nous proclamions nécessaire au début de cette étude : d’avoir heureusement combiné, dans ses créations comme dans ses enseignemens, la culture intellectuelle des modernes émancipées, à la simplicité d’âme de nos paisibles aïeules, et, en rendant à l’instinct du choix, comme à l’instinct maternel, la place éminente qui leur convient, d’avoir préparé l’avènement de la femme selon son cœur, de celle qui, mère avant tout, mais mère éclairée et égale à sa tâche, ne sera rien de plus et rien de moins que la « constructrice » des générations à venir.


ERNEST SEILLIÈRE.

  1. En allemand, Frauenrechtlerinnen : c’est le sobriquet donné aux adeptes du féminisme par ceux qui raillent leurs prétentions.
  2. Die Frau im neunzehnten Jahrhundert. Berlin, 1898.
  3. Die Neue Frau in der Dichtung. Stuttgart, 1897.
  4. Ein Frauendrama und eine Frauenphilosophie. Neue Zeit, 1895.
  5. Famille connue dans l’histoire littéraire de l’Allemagne pour avoir protégé les débuts de Schiller et secouru dans ses infortunes la grande interprète des classiques de l’époque de Gœthe, la tragédienne Charlotte Ackermann.
  6. La Rançon de la gloire, Sophie Kowalewska. Revue du 15 mai 1894.
  7. Voir les Souvenirs d’Enfance de Mme Kowalewska. Revue de Paris, 1894.
  8. On sait que le mot allemand Dichter a un sens plus large que le mot français poète. Il s’applique en général à tout auteur d’une œuvre d’imagination, à tout créateur de types littéraires.
  9. Zwei Frauenerlebnisse.
  10. Neue Zeit, t. XVI, p. 43.