La Quittance de minuit/04/Texte entier

Méline, Cans et Compagnie (Tome quatrièmep. 1-282).

QUATRIÈME PARTIE.

LA GALERIE DU GÉANT.


Séparateur

I

Le blessé.


Jermyn demeura un instant penché sur la serrure. On eût dit que son regard prétendait percer, à force de vouloir, l’obstacle qui était devant sa vue.

Le trou ne se débouchait point ; Jermyn se releva. Ses sourcils étaient froncés violemment, et sa bouche des paroles de colère.

Qu’avait-il besoin de voir ? Il était sûr. Ce n’était point dans une des pauvres cabanes dispersées sur le flanc du Mamturck que se cachait le major Percy Mortimer ; c’était là, tout près de lui, derrière cette planche, dans la chambre de l’heiress !

Il le savait ; il en eût juré sur son salut.

Tout sert d’indice à la jalousie. Les distractions d’Ellen durant la prière avaient excité les premiers soupçons de Jermyn. Ces soupçons s’étaient accrus par la fuite soudaine et silencieuse de l’heiress ; mais ce qui les avait confirmés surtout, c’était l’obstination des deux chiens de montagne à garder cette porte en menaçant et en grondant.

L’instinct des animaux obéit à la haine des hommes. En France, aux époques de persécutions, des limiers dressés faisaient la chasse aux victimes ; en Irlande, les chiens flairent de loin l’uniforme, montrent les dents et se ramassent, préts à bondir, quand un habit rouge approche, comme s’ils sentaient les fumées ennemies du loup.

Jermyn avait compris le manège des deux chiens de montagne comme s’ils lui eussent dit en bon irlandais du Connaught : « Il y a là un soldat saxon. »

Ce fut un coup cruel. Il y eut en lui à la fois une colère terrible et une poignante douleur. Un instant il se sentit perdre la tête aux chocs délirants de ses pensées jalouses. Le désir lui vint de confondre en un même châtiment le major et l’heiress elle-même.

Mais il recula épouvanté devant cette idée dont les traditions de la famille faisaient un monstrueux sacrilège.

S’attaquer à la fille des rois ! à la noble vierge que les enfants de Diarmid entouraient de respects pareils à un culte !

En même temps une réaction se faisait au dedans de lui ; ses doutes revenaient. Si la jalousie change les soupçons en certitude, l’amour veut espérer toujours, et l’amour de Jermyn était plus fort que sa jalousie. Au bout de quelques minutes il en était à s’étonner d’avoir pu croire qu’Ellen Mac-Diarmid avait ouvert sa retraite à un homme. Ellen, si pure et si fière ! N’était-ce pas l’impossible ?

Les indices qui l’avaient guidé, et qui naguère lui paraissaient si péremptoires, se dérobaient maintenant devant son regard ; l’agitation d’Ellen durant la prière se rapportait peut-être au major, mais au major absent ; les chiens avaient grondé, le voisinage du mort ; et ce gémissement entendu de l’autre côté de la porte sortait sans doute de la poitrine d’Ellen…

Il se rassurait ainsi pour retomber l’instant d’après en proie aux suggestions de sa jalousie exaltée, et pour se rassurer encore et agenouiller sa colère devant l’image adorée d’Ellen…

C’était un pauvre enfant, battu par une passion qui eût été trop forte contre le cœur robuste d’un homme.

Il restait debout auprès de la porte, immobile et comme écrasé sous le fardeau de ses pensées. Il écoutait. Un seul bruit venait jusqu’à son le oreille : c’était la prière funèbre, récitée par Owen auprès du lit de son frère mort.

Jermyn essayait de suivre l’oraison et d’y associer son esprit, mais il ne le pouvait pas.

Dans son cerveau brûlant, il y avait un monde de pensées qui toutes se rapportaient à un objet unique ! Ellen ! Ellen !… Oh ! qu’il eût été bon, et fort, et capable d’héroïques dévouements, si Ellen l’eût aimé ! Qu’il eût été heureux et confiant ! qu’il eût trouvé de nobles élans au fond de son cœur engourdi !

Hélas ! il souffrait trop ! Depuis que la jeunesse avait clos les heures insoucieuses de son enfance, il ne se souvenait point d’avoir goûté un jour de calme. Cette passion avait pesé sur lui, amère, implacable, toujours ! toujours !

Si parfois quelqu’un de ces beaux espoirs qui dorent les rêves de l’adolescence était venu le visiter, il avait dû le repousser bien vite et lui fermer la porte de son cœur. Avant d’être jaloux, il avait été découragé. Sa tendresse, dès l’abord, lui avait apparu folle, criminelle et à la fois invincible.

Il se débattait, impuissant, comme les victimes de la fatalité antique sous l’effort d’un dieu ennemi.

Il se traînait dans la vie, insensible à tout, et le regard fixé incessamment sur un but qu’il savait ne pas pouvoir atteindre. Et devant ce trésor qui n’était point à lui, il se posait en jalouse sentinelle ; il veillait alentour ; il voulait en défendre l’approche. Il s’était juré à lui-même que nul genou ne toucherait la poussière de l’autel où il lui était défendu de se prosterner…

Les deux chiens se taisaient, mais ils gardaient aux deux côtés du seuil leur position menaçante.

Jermyn était entre eux et il veillait, repris par la torture de ses soupçons.

De temps en temps, son regard retombait vers la serrure qui ne laissait plus passer ces lueurs faible indiquant un passage au regard.

De l’autre côté de la porte, Ellen était debout, veillant aussi, et guettant, effrayée, les bruits de la salle commune.

Elle avait entendu les hurlements des chiens, et quelque mystérieuse intuition lui avait dénoncé la présence de Jermyn à quelques pas d’elle. La paume de sa main s’était posée sur le trou de la serrure.

Jermyn était son effroi. Elle avait mesuré la puissance terrible de la passion du dernier des Mac-Diarmid ; elle savait que rien n’était capable de conjurer la fougue concentrée de sa colère.

Il était là ; elle le sentait ; elle tremblait. À l’autre bout de la chambre, le major, étendu sur son lit, dormait. Son sommeil pénible était plein de secousses et de tressaillements. Ses lèvres s’entr’ouvraient pour donner passage à sa respiration oppressée.

Sur le bahut aux antiques ciselures qu’Ellen avait hérité de son père, il y avait une chandelle de jonc allumée. Le visage de Mortimer s’en éclairait faiblement. De la porte qu’elle n’osait point quitter, Ellen le contemplait, épiant avec sollicitude les agitations de son sommeil.

Elle ne craignait point que Jermyn osât forcer la clôture de sa chambre. Pour un fils du sang de Diarmid, c’était là une barrière sacrée que le délire lui-même n’aurait point su franchir. Pour l’heure présente, Mortimer était à l’abri derrière le respect qui entourait la fille de l’heir. Mais il faudrait quitter cette retraite, et Jermyn, déjà meurtrier à demi, serait là pour achever sa tâche.

S’il savait une fois que Mortimer avait trouvé un asile à la ferme, rien ne pourrait le porter à quitter son poste de vengeance. Il resterait là le jour et la nuit, attendant l’heure de tuer.

Et si l’heure tardait à venir, sa passion surexcitée arriverait à la démence peut-être et briserait toute digue. Ellen avait vu souvent de la folie dans le regard de Jermyn. Cette barrière sacrée que le respect de famille élevait au devant d’elle comme un rempart, l’œil aveuglé d’un fou ne saurait plus la voir…

Et alors il n’y avait plus que sa poitrine à elle entre le couteau du furieux et le cœur de Mortimer sans défense !

Ellen regrettait le froid abri des saules aux rives hospitalières de Ballilough ; elle regrettait les grottes de Muyr, ouvertes aux vents glacés de la mer…

Ce lit où reposait le major, ce lit dont elle avait convoité si chèrement la chaleur bienfaisante, ce lit avait plus de dangers que la brise humide du Corrib et que la froide atmosphère des grottes… plus de dangers que la blessure elle-même ! Ce pouvait être la mort.

Depuis quelques minutes, le blessé reposait sans trop de secousses, sa fièvre semblait se calmer. Déjà Ellen songeait à le laisser seul pour retourner dans la chambre mortuaire, car elle sentait que son absence en un pareil moment devait alimenter sans cesse et fortifier les soupçons de Jermyn.

Mais, à cet instant même, le major s’agita sur sa couche et repoussa les couvertures qui l’étouffaient. Son mouvement brusque réveilla les élancements assoupis de sa blessure, et la douleur éprouvée lui arracha un gémissement.

L’ouïe des animaux entend avant celle des hommes. Jermyn n’avait saisi aucun son, mais les chiens de montagne hurlèrent. Leur voix frappa l’oreille d’Ellen comme une menace de mort. Elle suspendit un lambeau de linge au devant de la serrure et s’élança vers le lit du blessé.

Elle lui mit sa main sur la bouche. Mortimer se débattit un instant, puis il ouvrit les yeux.

Les beaux cheveux d’Ellen penchée caressaient son visage. Il eut un sourire heureux. Puis son regard tâcha de percer le voile que l’abondante chevelure de l’heiress étendait autour de lui.

La chandelle de jonc jetait sur les objets une lumière vacillante et confuse. Le major distinguait vaguement les murailles nues, et à sa gauche les formes roides de la Vierge de pierre debout sur son piédestal sculpté.

Sa tête était bien faible ; il crut rêver encore.

— Ellen ! oh ! le bel ange ! murmura-t-il ; que j’aime le sommeil qui m’apporte votre image !

— Taisez-vous, taisez-vous, dit-elle ; vous ne rêvez pas, je suis là, et je vous demande le silence à genoux.

Percy se leva sur son séant et ouvrit de grands yeux pour la regarder. Ses yeux étaient pleins d’amour heureux et de reconnaissance.

— Je ne rêve pas, dit-il ; oh ! non… mes rêves ne savent point vous retrouver si belle ! Mais d’où vient que vous veillez à mon chevet ?

La paupière d’Ellen se baissa.

— Vous étiez trop faible, Percy, répliqua-t-elle ; vous étiez blessé, presque mourant… je n’ai pu faire ce que vous aviez ordonné.

La fièvre avait mis de fugitives couleurs sur joue blanche du major. Sa pâleur revint, et ses yeux, qui souriaient naguère, en extase, prirent une expression d’inquiétude.

— Qu’avais-je ordonné ? murmura-t-il.

— Vous vouliez monter à cheval, Percy, et regagner Galway avant la nuit tombée.

— Et où suis-je ?

— Dans ma chambre, répondit Ellen.

Une expression de cruelle souffrance se répandit sur les traits du major.

Il prit la main d’Ellen et la serra contre ses lèvres.

— Merci, dit-il, car votre amour est grand et vous m’avez donné tout ce que vous possédiez en ce monde… Ellen, Dieu m’est témoin que je vous aime !…

Sa tête s’affaissa sur l’oreiller.

Ellen se mit à genoux.

— Vous m’aimez, dit-elle avec un accent désespéré, mais je vous ai perdu ; n’est-ce pas ? Mon fatal secours, en vous gardant la vie, vous a pris votre honneur… et auprès de votre honneur, qu’est-ce que la vie ?

Deux larmes roulèrent lentement sur la joue pâle de l’heiress.

Elle avait cette beauté de reine que cherche la muse tragique, et la douleur mettait à son front comme un bandeau divin.

Percy était partagé entre deux émotions également puissantes : la souffrance et la joie. Il souffrait, parce que l’œuvre de sa vie entière s’échappait de ses mains affaiblies, parce qu’il se voyait sans bouclier désormais contre la haine aveugle, parce que le hasard l’avait fait tout à coup vulnérable, et qu’il y avait une tache cruelle à sa vie de soldat.

Il souffrait parce que tous les événements de la journée précédente revenaient, lucides et précis, à son esprit éveillé. Tandis que ses soldats mouraient, il avait fui. Il lui semblait entendre les malédictions plaintives de leur agonie ! Il avait fait, lui, le brave et le fort, ce que font les lâches et les faibles !

Et il y avait à Galway en ce moment même un homme qui avait juré sa perte, un ennemi mortel, le colonel Brazer, dont l’œil jaloux surveillait à toute heure sa conduite !

Autour du colonel se groupaient tous les magistrats dont il avait flétri la partialité ignorante ; tous les orangistes dont il avait neutralisé les instincts haineux et méchants !

Tous ces gens cherchaient depuis bien longtemps un défaut à sa bonne cuirasse. Ce défaut était maintenant trouvé ; ils pouvaient le frapper en plein cœur !

Et que d’allégresse haineuse ! quelle colère triomphante ! Ces gens qu’il avait muselés durant des mois allaient bondir autour de lui comme des dogues dont la chaine est brisée !

Et comment se défendre, puisque son juge était Brazer ?

Il entendait d’avance la voix de Brazer qui lui criait : « Vous avez fui ! vous avez fui !… »

Lui dont la vie entière était un modèle d’honneur militaire, c’était comme soldat qu’il allait être déshonoré…

Il souffrait, mais il avait de la joie, parce que cette femme si noble, si belle, si parfaite, venait de lui montrer son cœur et de lui prouver avec quel dévouement elle l’aimait.

— Merci ! répéta-t-il en tenant la main de l’heiress appuyée contre son cœur.

Son visage était redevenu serein. Il avait accepté sa destinée, ou peut-être son ferme courage gardait-il un vague espoir de vaincre, malgré la profondeur de sa chute.

En ce moment il était tout à Ellen, qui devinait sa pensée, et qui souriait, reconnaissante. Le sang perdu lui laissait une faiblesse extrême, mêlée de lassitude et de trouble, mais il ne sentait point sa blessure.

Ses yeux étaient chargés de fatigue ; il voulait contempler Ellen, et ses paupières retombaient alourdies.

— Reposez-vous, Percy, dit l’heiress. Il y a des oreilles ouvertes autour de nous, et vos ennemis veillent !… un mot prononcé pourrait vous trahir et me perdre.

Mortimer ferma les yeux. On eût dit un enfant docile s’endormant à l’ordre de sa mère, Sa bouche murmura encore quelques douces paroles, puis on n’entendit plus dans la chambre que le bruit égal de sa respiration.

Personne n’eût pu lire sur son visage la récente angoisse de sa fierté vaincue. Il y avait sur ses traits un calme souriant. Ellen le regardait attendrie et charmée. C’était une belle âme qui se reflétait sur ce front large et pur ; malgré l’affaissement du sommeil, ses traits, tranchés délicatement et qui avaient le blanc poli du marbre, gardaient l’empreinte d’une énergique et mâle pensée.

Tandis qu’Ellen l’admirait, recueillie en son amour, la porte s’entre-bailla doucement et la petite Peggy se glissa dans la chambre.

— Mickey est-il revenu ? lui demanda l’heiress.

— Non, répondit l’enfant. Il n’y a que Kate et Owen auprès du pauvre Dan.

— Et Jermyn ?

— Quand j’ai passé dans la salle commune, j’ai vu quelqu’un debout auprès de votre porte, entre les deux chiens qui grondaient… Oh ! noble Ellen ! les chiens oublient le mort pour venir flairer le Saxon.

— Et c’est Jermyn qui est auprès de la porte ? interrompit l’heiress.

— C’est lui, répondit l’enfant.

Le regard d’Ellen caressa, plus inquiet et plus tendre, le sommeil du major, puis son œil se fixa sur la porte avec un éclair de haine.

— S’il vous interroge, dit-elle à Peggy, que répondrez-vous ?

L’enfant hésita.

— Ce sont les dragons qui ont tué le pauvre Dan ! murmura-t-elle.

Ellen frissonna. Elle attira l’enfant vers le lit.

— Écoutez, Peggy, dit-elle, cet homme est mon fiancé.

Peggy recula, stupéfaite. Ses yeux noirs et brillants, habitués à exprimer son respect pour l’heiress, eurent une étincelle de méprisante colère.

— Vous, la fille de heir ! prononça-t-elle tout bas, un Saxon !… Quand j’aurai l’âge d’une femme, moi, qui ne suis qu’une pauvre servante, je choisirai un Irlandais pour l’aimer.

Ellen ne se révolta point contre le reproche de l’enfant. — Cet homme est mon fiancé, répéta-t-elle lentement ; s’il meurt, je mourrai !

Peggy joignit ses mains et se tourna vers sa maîtresse avec des larmes dans les yeux.

— Oh ! je ne dirai rien, noble Ellen ! s’écria-t-elle. Jermyn pourra me tuer avant de me faire ouvrir la bouche…

Ellen la baisa au front.

— Merci, ma fille, dit-elle ; retournez maintenant auprès du pauvre Dan… je vais bientôt vous suivre.

Peggy souleva de nouveau le loquet de la porte et sortit en faisant l’ouverture la plus étroite possible.

Le bras de Jermyn la saisit dans l’ombre, au passage.

— Est-ce notre frère Morris qui est dans la chambre d’Ellen Mac-Diarmid ? demanda-t-il d’une voix qui tremblait.

Peggy ne répondit point.

Jermyn lui secoua le bras rudement.

— Parle ! dit-il ; je veux que tu parles ! Il y a un homme de l’autre côté de cette porte !

— Un homme ! répéta Peggy en jouant l’étonnement.

Les doigts crispés de Jermyn meurtrirent la chair de son petit bras. Elle leva les yeux sur lui et vit avec effroi ses prunelles flamboyer dans le demi-jour de la salle commune.

Mais elle ne répondit point encore, parce que les paroles d’Ellen restaient au fond de son cœur.

Jermyn frappa du pied violemment. Une colère insensée lui vint contre l’enfant qui lui désobéissait. Il était en un de ces moments où tout agite et où la moindre résistance fait bouillir le sang dans les veines.

— Ah ! tu ne veux pas parler ! s’écria-t-il d’une voix étranglée. Prends garde ! prends garde ! prends garde !

Ces mots, répétés trois fois, sortirent de sa bouche, pressés et comme entassés.

Peggy tremblait.

— Jermyn, murmura-t-elle, vous me faites grand mal !…

Jermyn serra plus fort. Il était fou.

— Parle ! parle ! parle ! dit-il. Parle vite… dis-moi qui est là.

L’enfant pleurait.

— Grâce ! grâce ! disait-elle.

La poitrine du dernier des Mac-Diarmid râlait. Sa figure d’adolescent, où tant de douceur était naguère, avait pris une expression de rage féroce. Il serrait toujours.

L’obscurité qui régnait dans la salle l’empêchait de voir la petite Peggy pâlir et fermer les yeux. Tandis qu’il la menaçait encore et qu’il levait la main, dans le paroxysme de sa frénésie, pour la frapper au visage, il sentit le bras de l’enfant peser à sa main.

Peggy venait de se laisser choir, en répétant d’une voix mourante :

— Grâce ! grâce ! Mac-Diarmid ! Que vous ai je fait pour vouloir me tuer ?

Jermyn lâcha prise et serra son front à deux mains. Il se sentit délirer, et la honte aiguë lui perça le cœur.

La porte extérieure retentit sous des coups précipités.

Jermyn ne bougea pas.

La petite Peggy se remit sur ses pieds, et se dirigea en chancelant vers la porte. Elle ouvrit.

C’étaient Mickey, Larry et Sam qui revenaient, poussant devant eux un homme garrotté.

Ils ne s’arrêtèrent point dans la salle commune, et franchirent tout de suite, avec leur captif, le seuil de la chambre du mort.

Leur captif était un vieillard revêtu du costume des prêtres catholiques.

Il refusait encore d’avancer. Mickey et Sam le prirent par les épaules et l’entraînèrent jusqu’auprès du lit.

À la lumière des quatre chandelles de jonc, le pauvre prêtre montra sa figure effrayée et couverte de pâleur. Ses mains étaient fortement assujetties à l’aide de cordes, et il avait un mouchoir noué sur la bouche.

Les trois Mac-Diarmid étaient allés le chercher auprès du lit d’un autre mort, et comme il refusait de déserter son pieux office, ils l’avaient enlevé de force.

Il fallait bien que Dan eût une prière de prêtre.

L’enlèvement accompli, les Mac-Diarmid se courbèrent de nouveau sous le sentiment de vénération profonde inspiré aux Irlandais par leur clergé catholique.

Personne ne resta debout dans la chambre mortuaire ; à la vue du prêtre, tout le monde s’agenouilla. Mickey dénoua le bâillon et coupa les cordes, puis il baisa le bas de la soutane du vieillard.

— Pardon, notre père, murmura-t-il d’un ton de respect grave qui contrastait singulièrement avec l’acte de violence qu’il venait d’exercer ; Dan était un bon chrétien… Nous ne pouvions pas le laisser mettre en terre sans vous.

Les autres frères, Kate et Peggy se traînèrent sur leurs genoux jusqu’au prêtre, et baisèrent à leur tour le bas de sa soutane.

— Notre père, pardon ! répétèrent-ils ; ayez pitié du pauvre Dan, qui était un bon chrétien !

En face de cette détresse naïve, le vieillard hésita. Sa bouche s’ouvrit pour réprimander l’insulte faite à son caractère sacré ; mais ils étaient tous agenouillés autour de lui si humbles et si repentants ! Il eut compassion et commença tout de suite la prière attendue.

Les visages des Mac-Diarmid rayonnèrent. C’était comme un poids qu’on leur ôtait de dessus le cœur. Quand la bouche du saint vieillard s’ouvrit pour réciter ces hymnes qui sont comme le passe-port de âme chrétienne vers le ciel, chacun crut voir le front du mort s’éclairer doucement…

La pauvre âme en peine montait vers Dieu qui écoutait la parole du prêtre, et qui tendait ses bras pour appeler à lui le bon chrétien défunt…

Ils priaient tous, et avec quelle ferveur !

Mais à cette fête funèbre Ellen et Jermyn manquaient.

Jermyn était toujours dans la salle commune debout auprès de la porte de l’heiress. Il avait vu rentrer ses frères ; il avait entendu la voix du prêtre s’élever, et rien de tout cela n’avait parlé à son intelligence engourdie.

Il ne savait pas. Il ne comprenait pas. Au fond de son cœur une voix implacable lui parlait de son amour et de sa misère. Tout le reste se taisait.

C’était une torture sans trêve. Il avait été bon autrefois, et, parmi ses frères, c’était Dan qu’il avait chéri le plus tendrement.

Aujourd’hui Dan était mort et Jermyn lui refusait la suprême prière. À quelques pas de son cadavre, Jermyn rêvait de vengeance et d’amour…

Vous vîtes passer souvent par les rues larges de Londres, la ville de l’ivresse morne et des muettes orgies, vous vites passer ces hommes et ces femmes qui sortent en chancelant par les portes toujours grandes ouvertes des palais du gin. Ils vont parmi la foule et ressemblent à des vivants, mais quelque jour, demain, ce soir peut-être, ils vont tomber roides morts sur le trottoir encombré. Ils n’ont plus que l’écorce amaigrie de l’homme : l’alcool brûlant a mis des cendres à la place de leur poitrine.

Jeremyn était comme ces victimes du vice londonien. Sous son écorce jeune et vive, il n’y plus déjà que les cendres d’un cœur.

Tandis que la prière se poursuivait dans la chambre voisine, il se jeta brisé sur le lit de paille et pleura comme un enfant découragé…

Le bruit de l’oraison passait comme un bourdonnement importun autour de son oreille. Parmi ces sons pieux, son imagination en délire croyait entendre d’autres sons partant de la chambre d’Ellen. C’étaient des soupirs doux, des paroles de miel, et comme un murmure de baisers prodigués…

Il mordait la paille de sa couche et il blasphémait.

L’heiress avait entendu, elle aussi, l’arrivée de ses frères d’adoption. Le major s’était rendormi ; elle voulut aller s’agenouiller auprès du lit de Dan.

Au bruit que fit la porte de sa chambre en ouvrant, Jermyn bondit sur ses pieds.

Ellen tenait en main sa chandelle de jonc qu’elle déposa sur la table. Quand elle aperçut Jermyn debout sur son passage, elle rougit, et un éclair d’indignation brilla dans son œil.

Jermyn avait les bras croisés sur sa poitrine. Il se tenait droit et tête haute ; ses sourcils se fronçaient, mettant dans l’ombre sa prunelle qui brûlait.

Sa fièvre lui donnait le courage de regarder Ellen en face.

Ils restèrent durant une longue minute immobiles tous deux et tous deux muets.

Ce fut l’heiress qui rompit la première le silence.

— Le pauvre Dan vous aimait bien, Jermyn, dit-elle ; d’où vient que vous ne priez pas pour lui avec nos frères ?

— Ce sont des soldats de la reine qui ont tué mon frère Dan, répondit Jermyn d’une voix sourde ; que d’autres prient pour lui, moi je veux le venger !

— Sur qui ? demanda Ellen.

Jermyn ne répliqua pas tout de suite. Son regard aigu alla se fixer sur la porte, comme s’il en eût voulu percer les battants épais. Puis son œil retomba sur Ellen, fixe et lourd.

— Je cherche !… murmura-t-il.

Un chant lugubre et lent s’éleva dans la chambre voisine. Le prêtre avait entonné une hymne latine, et les Mac-Diarmid accompagnaient sa voix en chœur. Cette hymne était le signe bien connu de la levée du corps et du départ pour le cimetière.

Ellen et Jermyn firent silence. Au bout de quelques minutes, on entendit dans la chambre mortuaire les coups secs et répétés du marteau.

On clouait le cercueil apporté par Joyce.

Les quatre frères pleuraient à ce dernier adieu.

Jermyn entendait le bruit du marteau sur les planches et le bruit des sanglots. Il restait froid.

Une larme vint à la paupière d’Ellen qui joignit ses mains et mêla de loin sa prière à celles de ses frères d’adoption.

Quand le dernier clou eut été enfoncé dans le cercueil, la porte s’ouvrit et le vieux prêtre ressortit tenant à la main un des cierges de jonc.

Derrière lui vinrent les quatre frères, qui soutenaient d’une main les restes de Dan et tenaient de l’autre un fusil sur l’épaule.

Joyce venait ensuite, armé pareillement. Kate et Peggy fermaient la marche.

— Venez avec nous, Jermyn, dit Mickey en passant ; venez avec nous, noble Ellen.

L’heiress et Jermyn firent quelques pas à la suite du convoi ; mais Jermyn s’arrêta avant de franchir le seuil.

Ellen l’imita. Le convoi continua de descendre la montagne en se dirigeant vers le cimetière de Knockderry.

Jermyn et l’heiress restaient seuls à la ferme de Mac-Diarmid.

Ellen s’était replacée d’instinct devant la porte de sa retraite, comme si elle eût voulu en défendre l’approche et soutenir un siège.

Jermyn, qui avait remarqué ce mouvement, regardait la porte close d’un œil menaçant et sinistre.

Quelques secondes se passèrent. Au bout de ce temps, Jermyn, qui était resté tout près de l’entrée, s’avança lentement vers l’intérieur de la salle.

La paix, Bell ! dit-il en rappelant les deux chiens qui flairaient, toujours en grondant, la porte de l’heiress. À bas, Wolf !… Il ne peut y avoir qu’un ami de Mac-Diarmid dans la chambre de notre noble parente !…

— Le front d’Ellen se releva hautain devant cette attaque prévue.

Un sourire amer et tout imprégné de railleuse colère fronçait la lèvre de Jermyn.

— Il y a loin d’ici au bog ! reprit-il après un court silence, et la balle de mon fusil a touché le but.

Depuis le commencement de cette scène, l’heiress avait compris que toute feinte était inutile.

— Dieu a eu pitié de nous, répondit-elle ; votre balle a fait une blessure, et voilà tout.

— Vous l’avez sauvé ! murmura Jermyn.

Ellen leva les yeux au ciel.

— Dieu veuille que je le sauve ! dit-elle avec passion. Si je ne puis pas le sauver, je pourrai du moins mourir avec lui… et son meurtrier sera mon assassin !

La tête du dernier des Mac-Diarmid se pencha sur sa poitrine ; son souffle était pénible et haletant.

Deux ou trois fois il ouvrit la bouche pour parler, et toujours sa gorge oppressée arrêta sa voix au passage.

— Vous l’aimez ! vous l’aimez ! dit-il enfin avec effort. Il faudra bien que nous mourions tous les trois, Ellen !…


II

Le baiser.


Ellen avait confiance dans le prestige qui l’entourait. Le culte traditionnel auquel l’avaient habituée les fils de Mac-Diarmid la couvrait comme une égide ; elle se croyait à l’abri derrière ce religieux respect de ses parents, et l’idée d’un danger personnel venant de l’un des enfants du vieux Mill’s ne pouvait point entrer dans son esprit.

Elle regarda Jermyn comme si elle eût cherché un sens mystérieux à ses paroles.

Elle avait raison de compter sur son pouvoir. Jermyn, bien qu’il fût arrivé à ce point où le cœur, aveuglé par la passion, méconnaît toute loi, s’arrêta effrayé instinctivement de sa propre audace. Il venait de menacer l’heiress, la fille des rois, dont la grandeur déchue n’avait pour protection que l’hospitalité de son père ! C’était, d’après les idées de sa famille, une sorte de sacrilège, et c’était une lâcheté.

Il baissa la tête pour éviter l’œil perçant d’Ellen, et sentit faiblir au dedans de lui sa résolution farouche.

— Non, oh ! non, dit-il à voix basse, vous ne mourrez pas, vous, ma noble parente… Ne donnerais-je pas tout mon sang jusqu’à la dernière goutte pour protéger votre vie chère ?… C’est lui, lui seul, et moi peut-être.

— Il est blessé, répliqua Ellen, et il est sous le toit de notre père !

Jérmyn secoua la tête en silence, puis il releva ses yeux où brûlait une flamme sombre.

— C’est un outrage de plus, murmura-t-il. Mac-Diarmid peut-il regarder comme son hôte celui qui est entré dans sa maison à la dérobée et malgré lui ?

C’était quelque chose d’étrange que cette discussion qui se faisait calme maintenant en apparence, et où il s’agissait du meurtre d’un homme.

Ellen et Jermyn parlaient bas et lentement. Quiconque fût entré à l’improviste dans la salle commune aurait cru assister à quelque froid débat, soulevé par une question indifférente.

Mais, à regarder de plus près les deux interlocuteurs, on eût découvert bien vite, sous leurs masques tranquilles, l’émotion poussée à ses plus extrêmes limites. Ellen se tenait droite et portait haut la tête ; mais elle tremblait par moments, et le corsage de sa robe s’agitait aux tressaillements de son sein…

La détresse de Jermyn était plus évidente encore. Par intervalles, un rouge épais et ardent remplaçait pour une seconde la pâleur de son visage, qui redevenait livide aussitôt après. Il y avait des plis à son front ; ses paupières battaient gonflées et ses jambes pliaient sous le poids de son corps.

Ce qu’il souffrait, nulle plume ne saurait le décrire. Car il voyait devant lui Ellen, toujours plus belle et plus aimée, Ellen qui ne cachait plus son amour et qui intercédait pour Percy Mortimer !

Ce qui lui restait de force, il le dépensait à contenir les élans de sa haine.

Et, à mesure que le temps s’écoulait, la situation se tendait davantage ; l’angoisse de l’heiress augmentait, parce qu’elle devinait les progrès de la sourde colère qui bouillait au fond du cœur de Jermyn.

Ce n’était plus, à cette heure, l’enfant qu’elle dominait naguère et qui se courbait, docile, au moindre signe de sa volonté souveraine. La passion l’avait fait homme tout à coup ; il était terrible et implacable.

Chaque fois que son regard se tournait, sournois et sombre, vers la porte qui défendait seule le sommeil du major blessé, l’heiress sentait l’épouvante étreindre son âme. Elle demandait à Dieu le retour des autres Mac-Diarmid, qui étaient les ennemis de Mortimer, mais qui auraient pitié de ses larmes, à elle, et qui l’exauceraient, suppliante et agenouillée.

Tandis que Jermyn, elle le devinait, n’aurait point d’oreille pour sa prière ; elle ne pouvait qu’aggraver le péril en essayant de le fléchir, et c’est pour cela qu’elle tâchait de rester froide, car elle n’écoutait plus en ce moment la voix de la fierté, elle se fût courbée avec joie ; c’était de force qu’elle arrêtait les larmes au seuil de sa paupière : elle eût voulu pleurer et s’humilier.

Hélas ! chacun de ses pleurs eût été un aveu d’amour, sa prière aurait enfoncé l’aiguillon dans le cœur jaloux de Jermyn !

Au premier moment, elle avait dit : « Je l’aime ; » mais alors elle abordait la lutte, forte et superbe ; elle n’avait point encore subi durant un quart d’heure l’effet de la présence de Jermyn ; elle n’avait pas vu là, devant elle, et de près, durant de longues minutes de silence, ces traits ravagés, ce front vieilli, cette joue décolorée qui ne gardait point de trace de son sourire de la veille et semblait accuser des années de torture…

Maintenant Jermyn prenait pour elle un aspect redoutable ; elle avait peur ; elle n’espérait plus.

Jermyn avait croisé ses bras sur sa poitrine, et une de ses mains, cachée sous son gilet, comprimait les battements de son cœur.

― Je ne vous accuse point, reprit-il, répondant aux pensées qui s’étaient succédé en lui durant l′intervalle de silence. Je sais que vous êtes pure et noble, et sans tache aujourd’hui comme toujours… Ces hommes d’Angleterre possèdent l’art maudit de jeter des sorts aux jeunes filles. On me l’avait dit bien souvent, sur le bord des lacs, à Knockderry et à Galway !… Je ne voulais pas le croire, parce que Dieu, pensais-je, devait à la fille des rois une protection victorieuse. On m’avait dit : « Le Saxon l’a ensorcelée !… » Et n’a-t-il pas ensorcelé mon frère Morris pendant quelque temps ?… Ah ! je le crois maintenant, je le crois ! je le crois !

La voix se baissa jusqu’au murmure.

— Mais la vierge que le sort a touchée, poursuivit-il, se redresse et se guérit dès que l’auteur du maléfice a été mis à mort…

Le regard de Jermyn se tourna si menaçant vers la porte de l’heiress, que celle-ci fit un mouvement involontaire pour lui barrer le passage…

En même temps, par la fenêtre ouverte, elle regarda si ses frères d’adoption ne revenaient pas. La nuit était obscure. Sur les flancs du mont et dans la vallée, des points lumineux se mouvaient lentement ; mais aucune de ces lumières ne semblait s’approcher de la ferme.

Ellen n’avait rien à espérer de l’appui des Mac-Diarmid.

― Ils sont loin ! dit Jermyn qui devinait sa pensée, et ils resteront longtemps agenouillés autour de la tombe de notre frère, tué par les Saxons… Quand ils reviendront, pensez-vous qu’ils aient le cœur de défendre un des assassins du pauvre Dan ?

— Morris ! murmura Ellen ; oh ! si Dieu m′envoyait Morris !…

Jermyn eut un sourire amer.

— Qui sait ? dit-il ; il est resté sans doute plus d’un mort caché dans les trous fangeux du bog… Quand les fils de Diarmid succombent, écrasés par l’ennemi plus fort, nul bon ange n’arrive à l’heure suprême pour leur apporter le salut et la vie… C’est sur l’existence des Saxons hérétiques que veillent maintenant les nobles filles du Connaught.

Ellen rougit, et sa paupière se baissa.

— Nous sommes seuls, reprit Jermyn ; il n’y a que vous entre moi et l’homme que je hais le plus en ce monde. Plût à Dieu qu’il y eût une forte muraille au lieu de vous, Ellen ! l’obstacle serait moins difficile à écarter. Mais il faut que le major anglais meure !

Ces paroles furent prononcées d’un ton calme et si bas que l’heiress eut peine à les entendre.

Devant cet arrêt sans appel, son front se redressa hautain et intrépide. Sans cesser de veiller sur la porte, elle se dirigea d’un pas ferme vers la couche commune au-dessus de laquelle étaient suspendues les armes de la famille. Elle choisit un couteau de chasse long et affilé appartenant à Morris.

Jermyn la suivait des yeux, et il y avait de l’admiration parmi l’implacable froideur dont il enveloppait sa haine.

Ellen revint vers lui. Elle tenait à la main le coutelas, dont la pointe aiguë se baissait vers la terre. Tandis qu’elle s’approchait, la lumière placée sur la table frappait en plein son visage qui rayonnait de noblesse et de beauté. Son front hardi était découvert. Elle avait rejeté en arrière les masses ondées de ses magnifiques cheveux noirs. La ligne de ses sourcils restait pure, et des étincelles d’or s’allumaient dans l’agate brunie de sa prunelle.

Elle était triste, mais forte et résolue, et belle surtout, belle autant que put l’être jamais la fille d’un homme !

Elle se remit au-devant de Jermyn.

— Nous verrons si Mac-Diarmid sait combattre les femmes, prononça-t-elle avec sa dignité de reine. Percy Mortimer est sous ma protection ; c’est moi qui lui ai trouvé cet asile… Je défendrai le seuil de cette chambre comme un soldat, et si vous parvenez à le franchir, c’est que je serai morte.

Un flux d’angoisse plus navrante monta au cœur de Jermyn, dont les traits pâlis se contractèrent.

Sa poitrine rendit un gémissement.

— Mon Dieu ! mon Dieu ! murmura-t-il au-dedans de lui-même ; que d’amour !…

Lui qui n’avait jamais obtenu un regard ! lui, le malheureux, écrasé sous sa passion dédaignée, il mesurait l’excès de cette tendresse dont il n’était point l’objet, comme le mendiant affamé des pauvres campagnes du Connaught contemple la prodigue opulence d’un landlord !

Chaque pièce d’or dissipée par le grand seigneur suffirait à l’existence de l’indigent pendant des semaines, et une parcelle de cet amour immense, la millième partie de ce dévouement passionné, eût mis tant d’allégresse dans l’âme ulcérée de Jermyn !

Oh ! c’était le comble du martyre ! Il n’avait jamais si cruellement souffert, lui pour qui chaque heure, depuis de longs mois, était une amère souffrance !

En ce moment d’angoisse suprême, il voulut rendre mal pour mal, et le bien-être de la vengeance satisfaite comprima le sanglot qui soulevait déjà sa poitrine.

Il fixa sur l′heiress un regard dur et tout plein de sanglantes menaces.

― Mac-Diarmid ne sait point combattre les femmes, dit-il. Laissez là cette arme inutile, noble heiress… votre chambre est un asile sacré pour moi… mais il faudra bien que le major saxon sorte de votre chambre.

Une lueur d’espoir éclaira les traits d’Ellen. Un répit, c’était le salut peut-être, car les Mac-Diarmid allaient revenir, et sa voix était bien puissante sur les fils du vieux Mill′s.

Jermyn lut cette pensée sur son front, et sa bouche se plissa en un sourire cruel.

— N’espérez pas, dit-il en élevant la voix davantage ; moi qui ai si longtemps espéré en vain, je sais combien cela fait souffrir !… Nos frères reviendront, c’est vrai ; mais le Saxon mourra !

Son regard était clair et perçant ; il descendait jusqu’au fond du cœur d’Ellen et le blessait.

— Ne vous souvient-il plus déjà, reprit-il, mettant à railler ce qui lui restait de forces, ne vous souvient-il plus de notre entrevue de la nuit dernière ?… C’était ici, à la même place et à la même heure… j’étais brisé de désespoir comme maintenant, mais vous, vous étiez forte, noble Ellen, forte de mon amour et de ma folie, sans pitié pour moi, comme toujours, et ne songeant qu’à cet homme qui vous a volé votre cœur ! Le feu brûlait sur Ranach-Head… j’étais seul dans la maison de notre père et chargé de garder votre sommeil… On m’avait confié un secret d’où dépend la vie de nos frères et des milliers d’autres vies. Vous êtes venue ; vous avez abusé de ma faiblesse ; vous avez violemment ouvert mon cœur, qui n’a pas su se défendre, et qui vous a livré son secret !

Jermyn s’arrêta ; sa voix éclatait, inégale et lassée.

— C’était pour lui, pour lui toujours ! continua-t-il en menaçant la porte de son doigt étendu ; c’était pour sauver Mortimer, et vous l’avez sauvé !… mais vous l’avez perdu !

Jermyn s’arrêta encore. Ellen le regardait, comprenant à demi et saisie d’une terreur nouvelle.

Jermyn poursuivit, jouissant avidement de sa détresse.

― Vous l’avez perdu ! vous l’avez perdu ! Ah ! ah ! noble Ellen, vous avez le secret des Molly-Maguires, et vous aimez cet homme ! Vous l’aimez tant que vous lui avez donné place sur votre lit de vierge, vous, la fille chaste et pure des grands lords !… Nos frères vont revenir.

Ellen baissa la tête, et son arme s’échappa de ses mains.

Jermyn poursuivait en se pressant, comme s’il eût craint de n’avoir pas la force d’achever.

— Souhaitez-vous encore qu’ils reviennent, noble heiress ?… Ils sont tous ribbonmen, et cet homme, qui est leur ennemi mortel, est désormais en possession de leur secret !

— Sur mon salut, Jermyn, murmura Ellen dont la voix avait perdu déjà sa fermeté fière, je n’ai rien dit, je vous le jure !

— Vous croiront-ils ?… Moi, je ne vous crois pas.

— Je vous le jure ! je vous le jure ! répétait Ellen vaincue.

— Vous l’aimez tant ! dit Jermyn, qui, brisé par cette lutte trop longue, se sentait chanceler et défaillir, mais qui tombait vainqueur et qui triomphait avec un emportement sauvage ; cache-t-on quelque chose à son amant et à son maître ?… Il est là, noble Ellen, dans votre chambre où nul homme n’a jamais pénétré… Ah ! je vous le dis, je vous le dis, nos frères vont revenir !

Un instant auparavant, Ellen n’eût point voulu croire que sa terreur pouvait grandir encore et devenir plus accablante ; elle se trompait. Devant Jermyn seul, un vague espoir lui restait toujours, parce qu’elle savait que Jermyn était son esclave ; mais les Mac-Diarmid, qu’elle attendait naguère si impatiemment, comment les persuader ou les fléchir ? Jermyn avait raison, tout l′accusait, et chacun devait croire que ce secret terrible, arraché au plus jeune des fils du vieux Mill′s, n’était déjà plus le sien !

Or, ce secret divulgué, c′était la mort…

Ces pensées l’envahirent avec une si soudaine violence, que tout son courage l’abandonna. Elle ne se sentit plus la force de combattre. Elle tomba sur ses genoux, les mains jointes et les yeux au ciel, en répétant machinalement :

— Je vous le jure ! je vous le jure !

Jermyn ne se soutenait plus, mais il souriait. Et l’heiress, affolée par ce sourire implacable, voyait, couché au devant d’elle, le corps pâle du major assassiné…

— Pitié ! dit-elle en s′appuyant des deux mains sur le sol poudreux de la salle commune ; au nom de Dieu ! pitié ! pitié !…

Jermyn, qui chancelait, marcha jusqu’à la table, à l′angle de laquelle il se soutint. Sans cesser de contempler Ellen et de sourire, il se laissa choir sur l’un des bancs de bois.

Ellen se traina sur ses genoux jusqu’à lui ; elle murmurait sans savoir des paroles suppliantes. Quand elle eut atteint la table, elle baisa les vêtements de Jermyn en pleurant.

Celui-ci détourna enfin son regard et cessa de sourire.

Ellen disait :

— Je vous en prie, je vous en prie, mon frère !… au nom de notre amitié passée !… au nom de notre vieux père qui nous aime tant tous les deux !…

Jermyn gardait le silence. Ellen reprenait :

— Mon frère, écoutez-moi et ne me repoussez pas !… Mon Dieu, vous étiez si bon autrefois !… Ne vous souvenez-vous plus de nos joies partagées, alors que nous étions enfants ?… Vous me disiez : « Ellen, je vous protégerai… je vous aimerai toujours… toujours. »

Le dernier des Mac-Diarmid ne répondait point encore, mais on entendait sa respiration siffler péniblement dans sa poitrine, et l′heiress, qui s’accrochait à son bras, sentait sa chair tressaillir sous l’étoffe épaisse de son vêtement.

Un peu de courage brilla dans ses yeux chargés de larmes.

— Et maintenant, reprit-elle, vous voulez me tuer !… Oh ! Jermyn, Jermyn ! voilà longtemps que je pleure, et vous me laissez pleurer.

Un murmure indistinct sortit des lèvres de Jermyn. Ellen se releva lentement et s’assit derrière lui sur le banc.

Elle lui entoura la taille de ses deux bras.

— Mon frère, mon frère aimé ! reprit-elle plus vivement, car l′espoir revenait, n’aurez-vous point compassion de moi ?… Je sais que vous avez bien souffert… souvent j′ai surpris vos regards qui se fixaient sur moi tristement… je devinais votre cœur, Jermyn, et votre peine me gagnait, car je n’ai jamais oublié, moi, nos tendresses d′enfant et nos naïfs bonheurs !… Hélas ! il n’en est pas ainsi de vous ! vous me voyez mourante à vos pieds, et vous restez impitoyable !… Mon frère, mon frère, je souffre bien pourtant, moi aussi ! je souffre plus que vous n’avez jamais souffert !

Elle s’interrompit tout à coup, parce qu’une larme brûlante venait de tomber sur sa main…

L′expression de sa physionomie changea comme par enchantement. Elle était femme, elle devina sa victoire. Sa paupière, alourdie par le découragement, releva tout à coup ses longs cils humides, et découvrit sa prunelle ranimée qui fêtait son triomphe.

Elle avança la tête doucement pour tâcher de voir la figure de Jermyn, mais elle ne put ; les longs cheveux blonds du jeune homme retombaient autour de ses joues et cachaient ses traits complétement.

Une seconde larme tomba sur la main d’Ellen, qui ne chercha plus à voir. Son regard monta vers le ciel, chargé de reconnaissance passionnée.

Jermyn allait céder ; il était vaincu ; cette larme accusait la faiblesse de son cœur. Ellen attendait. Mais Jermyn gardait toujours le silence.

Il fallait un dernier coup. Ellen composa rapidement son visage. Sa beauté fière se transforma soudain et prit des séductions qui ne lui appartenaient point. Ses yeux s’alanguirent, une coquetterie, subitement révélée, mit des caresses dans son sourire. Sa taille ondula plus molle ; tout son être se vêtit pour ainsi dire d’une grâce nouvelle et imprévue. La vierge noble dépouillait son manteau hautain de froideur. Elle voulait séduire, et rien qu’à le vouloir, elle trouvait sous sa fierté austère tout ce que femme eut jamais de charmes souriants et de promesses enchantées…

Elle se serra contre Jermyn. Jermyn saisit son front à deux mains.

Elle se souleva en murmurant de douces paroles. Sa bouche effleura les cheveux de Jermyn.

Jermyn se dressa de toute sa hauteur et demeura tremblant, comme si un choc électrique l′eût frappé.

Il s′était dégagé des bras d’Ellen et n’osait plus la regarder.

— Jermyn ! Jermyn ! vous me repoussez ! dit-elle.

Sa voix était harmonieuse et si douce que Jermyn songea aux concerts des anges…

Il tourna les yeux malgré lui, et son regard rencontra le sourire de l’heiress.

Jamais il ne l’avait vue ainsi, Ce fut comme un éclair de bonheur insensé. Dans le regard adouci d′Ellen, il crut voir un peu d′amour…

Et qu’elle était belle ! et que d’enchantements autour de son sourire !

À son tour, Jermyn tomba prosterné ; ses mains se joignirent, et il adora silencieusement.

Ellen le regardait toujours de cette façon qui le rendait fou.

— Ellen ! Ellen ! dit-il comme en extase, que voulez-vous de moi ?

— Douze heures de trêve, répondit l’heiress tout bas.

Jermyn secoua la tête comme s′il eût voulu chasser loin de lui une obsédante pensée.

Il hésita, parce que ses yeux baissés ne voyaient plus Ellen. Dès que ses yeux se relevèrent, il n’hésita plus.

— Il sera sauvé ! murmura-t-il ; mais que m’importe ?… Ellen ! Ellen ! ne vous donnerais-je pas le salut de mon âme ? Douze heures, c′est ma vengeance que je laisse échapper !

— Vous me les accordez ? dit l’heiress.

Jermyn la parcourut de la tête aux pieds d’un regard où se peignait tout le délire de sa passion.

Son visage devint pourpre.

— Je vous les vends, prononça-t-il d’une voix sèche et haletante, je vous les vends pour un second baiser.

Ellen, toujours souriante, tendit aussitôt sa joue. Jermyn y colla sa lèvre.

Ses yeux se noyèrent ; il poussa un long soupir et s’affaissa sur le sol, livide et froid comme un cadavre.

Ellen se redressa superbe. Son œil avait repris son calme souverain. Elle couvrit le dernier des Mac-Diarmid d’un regard de pitié. Sa main essuya sans y penser la place que le baiser de Jermyn avait brûlée. Elle prit la chandelle de jonc et rentra dans sa chambre, laissant Mac-Diarmid étendu sur le sol de la salle commune.

Le major dormait toujours, et son sommeil était tranquille. Ellen le baisa au front, comme si elle eût voulu se payer de la torture essuyée pour l’amour de lui. Puis elle s’agenouilla et l’adora…


III

Le monstre.


On voyait encore briller dans la nuit deux ou trois de ces lumières mouvantes qu′Ellen avait aperçues par la fenêtre de la ferme.

Elles marchaient lentement, parties de divers points, et se dirigeant vers un but commun, situé tout au fond de la vallée.

Ce but était le cimetière de la paroisse de Knockderry, qui se cachait derrière la petite église et les maisons du village. À mesure que les lumières mouvantes arrivaient à l’angle de cette église, elles disparaissaient aux regards.

Bientôt il n’en resta plus que deux en vue de la ferme. Au bout de quelques secondes, on n’en vit plus qu’une, qui disparut à son tour.

La nuit sombre et sans lune étendait partout sur la campagne son voile impénétrable. Les maisons qui étaient restées éclairées depuis le soir de la veille avaient successivement éteint les chandelles de jonc qui brûlaient autour du lit des morts.

Le feu de Ranach-Head ne brillait point cette nuit. Tout était noir, et l’on ne distinguait dans l’obscurité uniforme que la brume grisâtre qui dessinait vaguement les contours du Corrib.

Mais aussitôt qu’on arrivait à l’angle formé par la petite église de Knockderry, les ténèbres s’éclairaient de nouveau. Les points lumineux qui avaient brillé çà et là durant la première moitié de la nuit dans la campagne n’avaient fait que changer de place et s’étaient rassemblés dans le cimetière catholique.

Il y avait là dix ou douze cierges allumés et autant de fosses ouvertes.

Autour de chaque fosse un double rang d’hommes et de femmes s’agenouillait.

Les femmes priaient. Les hommes priaient et veillaient, le fusil sur l’épaule.

Les trois prêtres de Knockderry allaient d’un cercueil à l’autre, récitant à la hâte les prières consacrées. Le jour approchait, et les premières lueurs du crépuscule devaient trouver le cimetière vide.

On se pressait ; il y avait bien des psaumes à dire, et l’aube arrive vite après les courtes nuits d’été…

Le cimetière de Knockderry était un simple champ couvert d’un tapis d’herbe touffue. Quelques croix de pierre, à demi ruinées, s’élevaient çà et là, couvertes d’antiques inscriptions. Entre ces monuments d’un autre âge, il y avait des ruines toutes neuves : de pauvres croix de bois à peine équarries et dont la pluie avait effacé les étiquettes funèbres. Point n’est besoin de dire qu’on ne voyait là aucune tombe luxueuse. Le plus riche habitant de Knockderry a trop de peine à vivre pour que sa mort soit fastueuse. L’homme de la pauvre cabane humide et nue ne demande qu’un trou dans la terre pour sa dernière demeure, un peu de gazon vert pour couvrir sa tombe, et de bonnes prières dites à Dieu par les cœurs aimés.

Malgré l’absence de tout monument, malgré l’apparence maigre et chétive des quelques arbres qui levaient à trois ou quatre pieds du sol leurs rameaux indigents, le cimetière de Knockderry présentait à cette heure un spectacle imposant et solennel.

À la faible lumière des cierges de jonc, les groupes agenouillés prenaient un aspect étrange, les sévères draperies des mantes rouges tranchaient parmi la sombre foule des carricks ; les canons noirs des fusils scintillaient faiblement dans la nuit ; c’étaient partout têtes découvertes et inclinées que voilait l’abondance inculte des grandes chevelures celtiques.

De chaque groupe s’élevait le chant grave et mesuré de la liturgie romaine ; çà et là, dans l’intervalle des strophes, éclataient quelques sanglots étouffés, le cri déchirant d’une mère, la plainte d’un orphelin, le dernier cri d’un amour brisé.

Cela était triste jusqu’à fendre le cœur.

Quelquefois la voix d’un prêtre s’élevait, enseignant la résignation et recommandant l’espérance en un monde meilleur. Les pleurs se séchaient à ces paroles consolantes, et quand le prêtre s’éloignait pour porter aux groupes voisins l’aide désirée de son saint ministère, les pleurs revenaient plus abondants, les plaintes éclataient plus désespérées.

Un seul groupe se taisait au milieu de ce concert lugubre. Il était composé de quatre hommes jeunes et forts qui entouraient, debout, un cercueil auprès duquel deux femmes s’agenouillaient.

C’étaient les quatre Mac-Diarmid qui priaient silencieusement pour leur frère mort.

Les oraisons cependant étaient achevées. On entendit successivement, de toutes parts, le son étouffé des cercueils touchant le fond des fosses, puis cet autre bruit sourd, que rien n’efface du cœur : le bruit de la première motte de terre qui résonne sur la planche funèbre…

La tâche commune était achevée. Tous les morts dormaient dans leur dernier asile. On disposa sur les fosses remplies des pièces de gazon coupées à l’avance, et le tapis de verdure qui recouvrait le sol du cimetière redevint uniforme. Toute trace de l’inhumation récente avait disparu.

Les prêtres s’éloignèrent. Après leur départ, les femmes reprirent à pas lents le chemin de leurs demeures.

Les cierges s’éteignirent.

Les hommes se rassemblèrent en groupes serrés sous les murs noirs de la vieille église.

— C’étaient de bons cœurs et de braves Irlandais ! dit Mickey au milieu du silence profond qui régnait dans le cimetière ; il faudra les venger.

Plusieurs hommes se détachèrent du groupe, et profitèrent de l’obscurité pour faire retraite.

Les autres restèrent ; mais personne ne répondit à l’appel de Mickey.

— Sommes-nous des lâches ? reprit celui-ci, et oublierons-nous le cercueil de nos frères ?…

— N’y a-t-il pas assez de morts sous le gazon ? demanda une voix.

— C’est un jour maudit, dit Patrick Mac-Duff avec découragement, que celui où les pauvres gens d’Irlande osent attaquer les Saxons !

Un murmure approbateur accueillit ces paroles. En même temps le groupe diminué se divisa en deux parts.

La plus considérable s’éloigna des Mac-Diarmid ; les autres, au nombre d’une vingtaine, se rapprochèrent des quatre frères.

— Nous ferons ce que vous voudrez, Mac-Diarmid, dirent-ils ; les morts aiment la vengeance, et nous sommes prêts à venger nos morts.

— Allez-vous-en ! cria rudement Mickey à ceux qui hésitaient ; ceux qui sont sous la terre regrettent maintenant d’avoir aimé des lâches !

Quelques-uns obéirent ; d’autres se rappro chèrent, et tous ceux qui restaient sous le mur noir de l’église se prirent par la main et jurèrent de venger les morts.

 

Nous revenons aux premières heures de cette nuit.

Dans la retraite que le pauvre Pat s’était arrangée au rez-de-chaussée d’une des tours de Diarmid, Morris était assis sur une escabelle et dormait, la tête renversée contre la muraille humide. On voyait à sa pose que le sommeil l′avait surpris à l’improviste au milieu d’une veille laborieuse. De loin il semblait penser encore, et sa tête gardait l’attitude de la méditation.

Mais de près on ne pouvait s’y tromper. À la lueur d’une branche résineuse qui brûlait dans un coin, on pouvait voir les nobles traits du jeune maître tirés par la fatigue et affaissés en une sorte d’engourdissement.

Plus il avait lutté, plus son repos était profond, après tant d’émotions et de lassitude. C′était comme une léthargie. Il n’avait point ce souffle laborieux et fort qui annonce d’ordinaire le sommeil profond ; sa respiration tombait sans bruit de ses lèvres entr′ouvertes. Chacun de ses muscles reposait dans une immobilité complète, saisi, comme son esprit et sa volonté, par cette torpeur imprévue.

La retraite de Pat était un grand trou de forme ronde, dont le pavé de pierre polie disparaissait sous une épaisse couche de poussière. Ç’avait été autrefois une salle habitée par de plus nobles hôtes, car les murailles gardaient des traces de sculpture, et quelques pierres qui branlaient dans le mur montraient encore des débris d’insignes guerriers et d’héroïques emblèmes.

Mais tout cela était bien vieux, bien effacé, bien confus ! L’œil de l’antiquaire aurait pu seul déchiffrer les lignes des antiques devises grattées par la main patiente du temps. Pour des regards profanes, tout avait en ce lieu un aspect misérable et désolé. Çà et là, le long des murailles dégradées, s’amoncelaient des décombres. Partout régnait une malpropreté repoussante. Une mousse immonde tapissait les fentes et les crevasses, blessures du vieil édifice, comme la gangrène emplit et souille les plaies humaines. Les meurtrières étaient calfeutrées avec de la paille, mais le vent de mer, repoussé de ce côté, prenait sa revanche et se ruait à l’intérieur par une fenêtre ronde où restaient quelques tronçons de barreaux de fer.

Il n’y avait pour tous meubles que le billot où dormait Morris, et une litière de paille humide servant de couche au bon garçon Pat.

Au centre de la pièce, qui se trouvait déblayée à peu près, on voyait quelques tisons éteints auprès d’une petite marmite de terre.

Deux ou trois images de saints, dont l’humidité avait rongé les couleurs, étaient collées aux pierres de la muraille.

Au-dessus de la litière pendaient un couteau, un bâton et une pipe. Un peu plus loin, des pains d’avoine étaient entassés auprès d’un trésor de pommes de terre saines. À cette époque de l’année, qui rentre dans le néfaste buying times[1], une pareille provision était une fortune, et l’on n’en eût point trouvé de pareille dans les fermes les plus riches du voisinage.

Le trou lui-même, si laid qu’il puisse paraître au lecteur, était mieux clos et moins humide que la plupart des pauvres cabanes aux murailles de boue qui font la demeure des Irlandais campagnards.

De sorte que le bon Pat était, en définitive, un homme très-bien logé. Avec son ample provision de pains d’avoine et quelques cruches de potteen, cachées là-bas sous les décombres, il avait de quoi être heureux dans la vie comme le poisson dans l’eau.

Mais que d’amertume, hélas ! empoisonnait ce bonheur ! Crackenwell d’un côté, les Molly-Maguires de l’autre, et enfin ce monstre, habitant ténébreux des ruines de Diarmid, qu’il était obligé de nourrir !

Le pauvre Pat payait cher son bien-être. Si Crackenwell apprenait quelque jour ses accointances avec les Molly-Maguires, Pat savait bien qu’il serait pendu.

Il n’avait point à espérer un sort meilleur de la part des ribbonmen, et il se doutait bien que le monstre, las de dévorer toujours des pains d’avoine, avait grand appétit de sa pauvre chair.

C’étaient trois menaces suspendues sur sa tête ! En attendant, le bon Pat buvait et mangeait de son mieux, tremblant toujours et n’engraissant point.

Morris Mac-Diarmid était seul au rez-de-chaussée de la tour. La couche de Pat restait vide, et la branche de pin achevait de se consumer, éclairant vaguement les objets de ses lueurs rougeâtres et tremblotantes.

Tout était silencieux au dedans et au dehors. On n’entendait que le bruit lointain de la mer brisant sur les écueils et le sifflement plaintif du vent qui gémissait parmi les ruines. Ces bruits réguliers et monotones berçaient le repos de Morris, loin de le troubler.

Il y avait longtemps déjà qu’il dormait. Il s′était assis à cette place à la chute du jour, réclamant l’hospitalité de Pat et lui demandant quelques vivres pour restaurer ses forces épuisées. Outre que Pat n’était point un méchant homme, il n’avait garde de rien refuser au jeune maître, qu’il connaissait pour un des chefs des ribbonmen. Il lui avait prodigué les soins hospitaliers, et son wiskey avait réchauffé les sens abattus de Morris.

― Va-t′en au château, lui dit ce dernier après avoir bu et mangé.

Pat revenait du bog de Clare-Galway, où il s′était prudemment caché dans un trou pendant la bataille.

― Arrah ! grommela-t-il, je suis bien las, Mac-Diarmid !… Vous savez si nous avons dormi la nuit dernière, et toute la journée nous avons travaillé de l’autre côté du lac !… Ah ! Jésus ! Jésus ! il y a plus d’un bon garçon là-bas qui dort dans les herbes du bog !…

Pat frissonnait encore en songeant que, sans sa prudence, il aurait pu rester lui aussi dans les herbes du bog.

Morris ne l’entendait pas.

— J’ai fait ce que j’ai pu, pensait-il ; mais j’étais tout seul ! Je n’ai pas trouvé un ami sur ma route… Comment écarter cette armée de valets qui me barrait le passage ? Te souviens-tu de Jessy O’Brien, Pat ? ajouta-t-il tout haut.

— Ma bouchal ! la pauvre chère enfant !… si je m’en souviens, oh ! certes !…

Morris ouvrit la bouche, comme pour continuer ce sujet entamé brusquement. Ses yeux eurent un éclair et le sang revint à sa joue. Mais il ne parla point, et sa paupière alourdie se baissa de nouveau.

— Va au château de Montrath, reprit-il. Une femme étrangère y est arrivée aujourd’hui… il faut que tu saches d’où elle vient et qui elle est.

— Ça pourrait se faire demain matin ! murmura Pat en jetant un long regard d’envie sur la paille de sa couche.

— Il faut que tu interroges les valets de Montrath, poursuivit Morris. Ah ! je te donnerais ma part de la ferme, mon garçon, et tout ce que je possède au monde si tu parvenais à savoir où ils ont caché la pauvre Jessy !

— N’est-elle donc pas morte ? demanda Pat.

Morris devint plus pâle, et sa tête se pencha.

— Je ne sais ! murmura-t-il ; mon Dieu ! mon Dieu ! ayez pitié de nous !

Pat le regardait curieusement. Morris se redressa tout à coup, et frappa du pied avec impatience.

— Tu n’es pas parti encore ! s’écria-t-il. Je te dis qu’il y a une pauvre douce créature qui se meurt en m’appelant à son aide !… Qui sait ce que valent les minutes en ce moment ?… Va donc, malheureux, va donc vite !… Tu interrogeras, tu écouteras, tu devineras… Si je pouvais pénétrer dans ce château maudit !…

Pat hésitait.

— Il faut demander où est la petite Jessy ? dit-il.

— Non, sur ta vie !… s’écria Morris. Si elle est à Montrath, ils la tueraient… Il faut deviner, te dis-je !… il faut savoir le nom de cette étrangère… et il faut revenir bien vite m’apprendre ce que tu auras su.

Pat caressa une dernière fois du regard son lit de paille, puis il sortit, n’osant désobéir…

Morris, resté assis sur un billot, écoutait les pas de l’ancien valet de ferme, qui s’éloignait dans la direction de Montrath, et dont il accusait déjà la lenteur.

Morris était accablé par la fatigue physique presque autant que par le découragement. Il y avait plusieurs nuits qu’il n’avait fermé l’œil ; car, avant ce choc qui avait réveillé violemment sa passion assoupie, et détourné complétement le cours de ses efforts, il avait dépensé sa vigueur avec un dévouement prodigue, et s’était pris corps à corps avec une tâche au-dessus de la force d’un homme. Il avait donné à l’Irlande sa vie tout entière, ses jours et ses nuits.

Le cri de détresse de la pauvre Jessy, entendu tout à coup, avait parlé plus haut à son cœur que la voix de la patrie. Il oubliait tout maintenant pour se donner à Jessy qui l’appelait, mourante. Mais, outre que nulle voie de salut ne se présentait où il pût marcher assurément et vite, les forces de son âme et celles de son corps faisaient défaut à la fois.

Sa vaillante jeunesse se fût bientôt réchauffée au moindre rayon d’espoir. L’espoir manquait comme tout le reste. C’était un cri d’agonie entendu dans une nuit sombre. Morris ne savait où diriger son effort aveugle ; il ne savait de quel côté presser son pas alourdi par la fatigue.

Toute cette journée s’était écoulée pour lui en vaines tentatives. L’affaire du bog de Clare-Galway avait éloigné de sa route tous ceux qui auraient pu lui venir en aide ; il avait cherché inutilement ses frères et ses amis.

Seul et sans se rendre compte de l’espoir confus qui le guidait, il s’était présenté à la porte du château de Montrath.

Il devinait que là était cette femme rencontrée au pied du cap Ranach, cette femme aux mains de qui, dans la matinée, il avait arraché le pauvre manuscrit de Jessy, cette femme qui savait sans doute où se mourait sa fiancée.

En tout autre pays, un homme dans la position de Morris Mac-Diarmid eût songé à la justice et appelé les magistrats à son secours.

Cette plainte, écrite avec du sang sur des lambeaux de linge, eût été partout ailleurs un moyen suffisant d’arriver à la découverte de la à vérité.

Mais en Irlande le paysan catholique n’espère point en l’équité du juge protestant. Montrath était un lord, le landlord le plus riche de tout le Connaught ; il exerçait sur les autorités de Galway une influence que personne ne pouvait ignorer.

Morris ne songea même pas à faire appel à cette magistrature aveugle et inique dont la main s’appesantissait depuis de longs mois sur son vieux père innocent.

Il n’avait foi qu’en lui-même. Il voulait voir cette femme, l’interroger, la supplier, la contraindre.

À la porte du château, les valets de Montrath l’avaient arrêté.

Il avait demandé cet Irlandais, ami de son enfance, que la misère avait fait le domestique d’un Saxon. Mais cet homme avait habité Londres trop longtemps ; il ne voulait plus ou il n’osait pas se souvenir.

La livrée de milord s’était sincèrement réjouie de l’embarras du pauvre Morris. On avait raillé ses longs cheveux, son carrick, son chapeau rond à bords étroits, et tous ces détails de costume qui font reconnaître le paddy. Ce costume, Morris le portait fièrement, et l’on n’eût point trouvé sous les fracs noirs des dandys de Pallmall de si noble tournure que la sienne. Mais Londres, non content d’opprimer, bafouera éternellement ce peuple, qui pousse le ridicule jusqu’à mourir de faim.

Morris eut bien la pensée de se frayer un passage par la force à travers cette armée de valets ; mais, une fois entré, pourrait-il ressortir ? Plus il se voyait seul, plus il craignait de tomber, captif ou mort, dans cette lutte où personne après lui ne devait prendre la défense de la pauvre recluse.

Ses frères ne savaient rien encore du sort de Jessy. Morris se disait que risquer en ce moment sa vie ou sa liberté, c’était jouer sur la plus précaire de toutes les chances le dernier espoir de Jessy O’Brien.

Et cependant il fallait agir, car le retard aussi était le désespoir.

Il quittait la porte du château, sourd aux moqueries des grooms qui le suivaient le long de l’avenue ; il courait comme un fou par la campagne déserte, cherchant ses amis absents.

Personne ! Il revenait vers Montrath, où l’appelait toujours une mystérieuse impulsion. Il savait bien qu’il n’en pourrait point franchir le seuil, mais il approchait le plus près possible ; il glissait son regard avide chaque fois qu’on ouvrait les portes. Sa raison, si lucide et si ferme d’ordinaire, avait cédé ; il ne se rendait point compte de ses actions, et, à mesure que s’écoulaient ces heures de tortures désespérées, il arrivait à n’avoir d’autre guide qu’un instinct de plus en plus confus.

Il allait absorbé par son mal. Ses yeux hagards ne voyaient point ; ses oreilles n’entendaient plus.

Au milieu de tout ce trouble, une voix s’élevait dans son cœur et criait le nom de Jessy. Il se redressait à ce choc ; pour un instant il retrouvait le pouvoir d’interroger sa situation, mais il n’y voyait rien que navrantes menaces et inévitables malheurs. Il retombait.

Parfois la pensée de Jessy ramenait en lui le souvenir de son père : le vieux Mill′s aimait tant sa fille d’adoption ! C’était le lendemain que les juges protestants devaient prononcer la sentence du vieillard.

Morris ne pouvait abandonner son vieux père en cette épreuve suprême. C’était là encore une agonie ; car la Thémis irlandaise tient la corde d’une main, de l’autre le glaive : elle n’a point de balance.

La journée se passa. La nuit venue, Morris, qui était trop accablé pour s’éloigner beaucoup du château de Montrath, se réfugia dans les ruines de Diarmid.

Après le départ de Pat, il voulut réfléchir encore et demander des ressources à son esprit épuisé. L’image de son père et celle de sa fiancée vinrent ensemble le visiter. Il vit l’austère et doux visage du vieillard que semblait éclairer cette auréole divine des saints qui vont mourir. Il vit les traits charmants de Jessy, pâlis par son martyre, mais gardant une suavité sereine, et souriant à la mort…

Il eut ce rêve laborieux des gens que la fatigue écrase. Il n’était pas endormi encore ; ses paupières battaient alourdies, et il ne sentait plus ses membres, saisis par une sorte de torpeur.

Et il se disait :

— Je travaille, je travaille… je vais… je m′efforce…

Il croyait se mouvoir et continuer son vain labeur de la journée.

Jessy et Mill′s, qu’il voyait toujours, aiguillonnaient sa lassitude. Il travaillait, il travaillait.

Puis sa paupière cessa de battre ; son corps devint immobile comme un bloc de marbre ; le rêve lui-même s’enfuit : son sommeil était de l′anéantissement.

Pat, pendant cela, était installé à la table des valets de Montrath. Sa bouffonne figure lui avait valu le meilleur accueil. Grooms et laquais faisaient assaut, à son endroit, de lourdes plaisanteries britanniques. Pat ne se fâchait point ; il buvait et il mangeait pour huit jours. Plus on le raillait, plus il semblait joyeux, et c′était merveille de voir sa mine futée et pateline, au milieu des pesantes physionomies des domestiques anglais. Son sourire obséquieux, où perçait une nuance de malice, faisait perpétuellement le tour de la table. Il remuait sans cesse, il enfilait l’une après l’autre toutes les exclamations irlandaises, qu’il prononçait avec respect et d’un ton d’admiration.

Les grooms, cartonnés dans leur livrée, suivaient ses mouvements sans fléchir le cou, sans plier le torse, se tournant tout d’une pièce comme des soldats de bois et riant de ce rire guttural des Londoners, qui est juste trois fois plus triste que les sanglots des autres hommes.

Tout en mangeant, buvant, caquetant et flattant, le pauvre Pat accomplissait assez bien la mission à lui confiée par Morris. Au beau milieu de son bavardage admiratif et flagorneur, il plaçait des questions auxquelles la froide valetaille répondait à peu près. Il logeait ce qu’il apprenait ainsi dans le meilleur coin de sa mémoire, et continuait à dévorer pour éloigner jusqu’à l’ombre du soupçon.

En définitive, Pat n’était point un mauvais éclaireur. Il ne pouvait pas en apprendre bien long, parce que les valets de Montrath n’étaient pas initiés aux secrets de leur maître ; mais il apprit tout ce que les valets savaient, et d’un espion nul ne peut exiger davantage.

Quand il prit congé de ses hôtes, on lui versa un verre d’eau-de-vie de France qui contenait bien une demi-pinte. Pat le but religieusement, à la santé de la compagnie.

Puis il sortit, escorté par les vivat des grooms, qui suivirent longtemps dans l’obscurité sa marche chancelante.

Pat était resté trois ou quatre heures au château. Au moment où il sortait, les maîtres de Montrath achevaient leur veillée. Mary Wood se couchait ivre ; Francès et lady Georgiana se retiraient ensemble pour causer longuement et avec terreur des événements de la journée.

Lord George enfin s’enfermait avec son intendant et conseiller Crackenwell, afin de lui demander un moyen de sortir de crise.

Mary Wood attendait toujours ses deux mille livres que le lord, à bout de ressources, n’avait pu lui fournir. Elle lui avait donné jusqu’au lendemain matin pour dernier délai.

Montrath n’avait pas à sa disposition le quart de la somme, et il savait que la colère de l’ancienne servante ne ménagerait rien…

Morris dormait toujours. Les murmures du dehors berçaient son sommeil profond. À de longs intervalles, parmi les bruits uniformes de la mer et du vent, un autre bruit se faisait qui semblait sortir de l’intérieur des ruines.

Il eût été difficile de reconnaitre la nature de ces sons qui arrivaient brisés et dénaturés par les mille échos du vieil édifice.

Quand le vent faisait trêve pourtant, et qu’ils venaient à s’élever dans le silence, on aurait cru distinguer comme une plainte, assourdie et grossie à la fois par de mystérieux effets d’acoustique.

Cela durait quelques secondes, puis tout se taisait, et l’on n’entendait plus que la voix lointaine de la lame déferlant contre les rochers du rivage…

Pat ouvrit sa porte de planches vermoulues, en un de ces instants où les vieilles ruines redevenaient muettes. Il avait les cheveux épars et la démarche avinée. Son maigre visage était pourpre.

Och ! Mac-Diarmid, dit-il, j’aurais voulu vous voir là-bas, mon fils !… si vous saviez ce qu’ils mangent ces maudits Saxons de l’enfer… et ce qu’ils boivent, ma bouchal !… Arrah ! arrah ! Qu’est-ce qu’il y a donc sur la table de Sa Seigneurie ?

Le sommeil accablé de Morris était trop profond pour que la voix de Pat pût affecter son oreille.

La branche de pin était éteinte, et il régnait dans la salle une obscurité complète.

― Holà ! Morris, reprit le bon Pat, n’êtes-vous plus là, mon garçon ?… Je sais le nom de la femme et bien d’autres choses encore… Och ! mon beau fils, vous ne serez pas fâché de m′avoir envoyé là-bas, je vous le promets bien !

Morris ne répondit pas.

Pat s′avança en tâtonnant le long des murs, jusqu′à la couche de paille où il croyait trouver Morris étendu.

― Personne ! grommela-t-il ; oh ! le bon whiskey de France !… Morris, mon chéri, où êtes-vous ?… et de la viande comme au jour de la Noël !

Le silence continuait. Pat battit le briquet pour rallumer la branche de pin. Au moment où son bois mort s′enflammait, cette voix inconnue se fit entendre tout à coup.

La figure empourprée du paysan devint livide.

La branche de pin qui prenait feu s′échappa de ses mains et tomba sur le sol humide, où elle s′éteignit.

À sa lueur, qui avait brillé durant une seconde, Pat venait de voir Morris Mac-Diarmid toujours assis à la même place, immobile, pâle et la tête renversée contre la muraille.

Les yeux de l’ancien garçon de ferme, démesurément ouverts, semblaient prêts à saillir hors de leurs orbites.

— Le monstre ! murmura-t-il d’une voix étouffée. Jésus ! sainte Vierge Marie ! oh ! bon saint Patrick ! Il sera venu et il aura étranglé le pauvre Morris !…

Il faisait noir comme dans un four, et Pat n’osait plus rallumer la branche de pin.

— Malheureux ! malheureux ! reprit-il. Il devait avoir grand’faim, car voilà trois jours que je l’ai oublié !

Depuis trois jours en effet, le pauvre Pat, absorbé par ses hautes préoccupations politiques, avait négligé les devoirs de sa charge, et refusé pâture au monstre nourri par l’intendant Crackenwell.

Le monstre devait avoir grand’faim ! et Pat, qui venait d’entendre sa plainte, trouvait que sa voix était considérablement affaiblie.

En ce premier moment de terreur, rien n’eût pu l’engager à porter immédiatement au monstre sa nourriture quotidienne. Il s’assit sur la paille, tremblant de tous ses membres, et se boucha les oreilles pour ne plus entendre cette plainte qui l’épouvantait.

Mais au bout de quelques secondes il se dressa sur ses pieds comme si on lui eût enfoncé un aiguillon dans la chair.

— Ah ! Jésus ! dit-il ; ah ! saint Patrick, mon bon seigneur !… Si je le laisse mourir, je serai pendu !

Après quelques heures de délices et d’oubli, le malheureux Pat se retrouvait entre les cornes plus menaçantes de son terrible dilemme. La dent du monstre et la corde du gibet de Galway.

— Morris, reprit-il, mon ami cher… si vous n’êtes pas mort, venez à mon secours !

Toujours le même silence. Pat sentit son cœur défaillir ; mais c’est en ces moments extrêmes que surgissent les résolutions vaillantes. Pat trouva du courage tout au fond de sa frayeur.

Il se traîna sur les mains et sur les genoux jusqu’aux pains d’avoine amoncelés. Il en choisit trois des plus gros pour dédommager en une seule fois le monstre du long jeûne où il l’avait laissé.

Muni de ses trois pains et d’une cruche d’eau, il sortit par une petite porte, communiquant avec l’intérieur des ruines, et s’engagea dans un couloir tortueux, encombré de débris.

Il était sans lumière. Il monta l’escalier tournant de la tour qui formait l’angle du vieux château et pendait presque sur le vide à la pointe de Ranach-Head.

Il pénétra dans une salle ouverte à tous vents et formant le premier étage de la tour. Au centre de cette salle, il y avait une sorte de coffre enclavé dans le carreau. Pat y déposa les trois pains et la cruche d’eau bouchée. Il dénoua une corde fixée au mur, et l’on entendit crier des poulies.

En même temps le coffre descendit, laissant au milieu de la salle un trou de forme carrée.

Par ce trou, la voix des ruines, que nous avons entendue naguère, s’élança plus distincte et plus rapprochée.

C’était comme un cri humain ; mais ici, comme au rez-de-chaussée de la tour de Pat, les échos renvoyaient le son augmenté et faussé.

Le malheureux paysan se croyait sous la dent du monstre.

— Comme il hurle ! se disait-il. Oh ! Seigneur, il est bien en colère !

Et comme s’il eût espéré l’apaiser en s’accusant lui-même, il ajoutait de sa voix la plus pateline :

— Il a raison, ma bouchal !… trois jours sans manger !… je suis un malheureux coquin !

Pat sentit le coffre toucher le sol intérieur, et il se hâta de se pendre à la corde. Les poulies grincèrent en sens contraire : le cri souterrain redoubla, et à travers la portée mugissante que lui prêtait l’écho on distinguait un accent de plainte déchirante…

Le coffre revint au niveau du sol, après s’être vidé à l’étage inférieur, et boucha hermétiquement l’ouverture.

Pat respira longuement. Il n’était pas tout à fait rassuré, parce que la peur était chez lui une maladie originelle ; mais son humilité s’évanouit tout à coup.

Il montra le poing au monstre absent, en écarquillant les yeux d’une façon terrible.

Naboclish ! bête damnée, dit-il, si je te tenais par le cou une bonne fois, tu ne crierais plus jamais !

La gaine souterraine avait cessé de se faire entendre.

― Il se tait le méchant animal ! pensa Pat judicieusement ; il dévore le bon pain que je lui donne, et qui ferait tant de profit à de pauvres chrétiens !… Ah ! ma bouchal ! si je n’avais pas peur d’être pendu !

Tout en parlant, il regagnait l’escalier, dont il descendit les marches dégradées. Rentré dans sa retraite, il ralluma la branche de pin et trouva le courage de s’approcher de Morris.

Sa frayeur avait bien dissipé un peu les généreuses fumées de l’eau-de-vie de France, mais il était encore ivre à demi.

— Il s’est endormi là comme un bon garcon, murmura-t-il. Du diable si je ne le croyais pas mort !… Och ! och ! c’est bien heureux ! je n’aurais pas aimé à passer la nuit auprès d’un cadavre !

Il regarda durant un instant le visage défait et accablé de Morris, puis il leva la main pour l’éveiller. Mais il se ravisa.

— Il a grand besoin de repos et moi aussi, pensa-t-il. Si je l’éveille, il va m’interroger pendant deux heures, et j’ai si bonne envie de dormir !

Il bâilla et poursuivit :

— Reposez-vous, reposez-vous, Morris, pauvre chéri ! ce n’est pas moi qui voudrais vous éveiller, mon garçon !

Il bâilla encore, éteignit sa branche de pin, et se jeta sur la paille.

L’instant d’après, ses ronflements vigoureux se mêlaient aux sourds murmures du vent et de la mer.

 

Jessy O’Brien était étendue sur son lit, faible et brisée. Elle ne sentait plus les élancements aigus de la faim, parce que tous ses organes étaient engourdis par l’épuisement. Il y avait trois jours qu’on ne lui avait donné de nourriture. Il y avait douze heures à peu près qu’elle avait sacrifié son dernier pain pour servir d’enveloppe au paquet de linge qui contenait sa plainte suprême. Au moment où elle avait jeté le pain par l’ouverture oblique de la meurtrière, elle éprouvait déjà toutes les tortures de la faim.

Et il y avait douze heures !…

Elle tâchait de prier et de donner son âme entière à la pensée de Dieu. Mais bien souvent l’image de Morris venait troubler sa méditation pieuse et lui parler des joies de la vie, à elle qui allait mourir.

En ces moments le désespoir combattait sa douce résignation. Un cri s’échappait de sa poitrine et s’enflait, grossi par les échos de la voûte ronde. Elle appelait Morris à son secours, et elle demandait grâce à ses invisibles bourreaux.

Puis la pensée d’une vie meilleure, où elle retrouverait Morris, descendait comme un baume sur la blessure de son âme ; elle se taisait, résignée, jusqu’à ce qu’un autre élan de désespoir vînt secouer son agonie.

C’était vers le milieu de la nuit. Elle entendit tout à coup au-dessus de sa tête ce bruit connu de poulies et de rouages que les échos sonores transformaient en un véritable fracas, et qui lui annonçait sa nourriture quotidienne, ce bruit qu’elle attendait en vain depuis trois jours !

— Pitié ! pitié ! cria-t-elle, au secours ! au secours !

Elle mettait tout ce qui lui restait de force à pousser ce cri de détresse qui monta vers les hautes voûtes et s’enfla, répercuté à l’infini, jusqu’à produire une sorte de mugissement.

Nulle voix ne répondit à son appel. Un objet lourd tomba sur le sol, et les poulies crièrent de nouveau.

Jessy se tut, plus accablée, L’effort qu’elle venait de faire mettait le comble à son épuisement.

Il faisait nuit noire dans sa prison, mais elle savait qu’il y avait du pain à quelques pas d’elle.

Elle voulut se soulever sur sa couche, et ne put point y réussir. Il fallait se hâter pourtant, car chaque minute augmentait sa faiblesse, et le retard c’était la mort.

Avec bien de la peine et bien de la lenteur, elle se laissa glisser hors du lit et parvint à toucher le sol.

Elle tâcha de ramper, mais la terre froide glaçait son pauvre corps endolori. Elle avançait si peu, si peu !…

De longues minutes s’écoulèrent, et c’est à peine si elle avait franchi la moitié de la distance qui la séparait du pain, de la vie.

― Mon Dieu ! murmura-t-elle d’une voix qui se mourait, mon Dieu !… un peu de force encore, afin que je vive assez pour le revoir.

Son souffle râlait ; son cerveau était plein d’éblouissements sinistres…

Elle allait pourtant, elle allait ; sa main, tendue convulsivement, toucha la croûte rugueuse de l’un des pains d’avoine.

Elle poussa un faible cri de joie, et sa bouche ébaucha le nom de Morris. Ce fut le dernier son. Tout se tut dans la tombe muette.

On n’entendit plus que ce murmure sourd et continu du dehors que la pauvre Jessy prenait pour le bruit incessant des rues de Londres.

Ce murmure, nous l’avons entendu naguère dans la retraite du pauvre Pat. C’étaient les voix mêlées du vent et de la mer, du vent qui gémissait entre les ruines de Diarmid, de la mer brisant contre les écueils, au pied de Ranach-Head…


IV

Les enfants de Gib.



Le soleil venait de se lever, et ses rayons perçaient à grand’peine l’épais brouillard qui enveloppait les bogs, entre Ballynderry et Tuam. Le jour pénétrait peu à peu dans la pauvre chaumière de Gib Roe.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfants dormaient tous les trois sur leur mince litière de paille. La cabane présentait toujours son même aspect de misère : les lueurs du dehors pénétraient autant par les fissures des murailles que par la fenêtre ouverte ; du moins on n’y avait pas souffert de la faim depuis la veille, car on voyait, épars sur le sol, de nombreux débris de pain et des pelures de pommes de terre.

Quand les bonnes gens du Connaught font fi des pelures, c’est que l’abondance règne dans leur maison.

La tête de Gib restait encore dans l’ombre, tandis que les visages des deux enfants étendus à ses pieds commençaient à s’éclairer vivement. Leur sommeil souriait ; l’innocence gaie de leur âge était sur leurs petites figures amaigries, mais contentes.

Le jour qui venait chatouiller leurs yeux, à travers leurs paupières closes, allait les éveiller bientôt ; ils luttaient déjà contre un reste de sommeil, et leurs bras s’agitaient à l’aveugle, obéissant encore aux fantaisies de leurs rêves.

Paddy s’éveilla le premier ; il s’assit sur la paille et se frotta les yeux.

— J’ai mangé hier ! murmura-t-il avec bien-être. J’ai mangé tant que j’ai pu… Aujourd’hui, je mangerai encore ; nous n’aurons plus faim jamais ! jamais ! notre père Gib l’a dit.

Il se tourna vers sa sœur qui dormait encore. La petite fille se faisait un oreiller de l’un de ses bras et tenait l’autre arrondi au-dessus de son front, comme pour garder ses yeux du jour déjà trop vif. Ce petit bras faible et délié montrait sa peau blanche à travers les mille trous des haillons qui le couvraient. Paddy passa ses doigts en riant par le plus large de ces trous, et pinça doucement la peau blanche.

Su se dressa sur son séant. Son premier mouvement fut d’être triste et de toucher son estomac qui souffrait tous les jours au réveil.

Ce matin elle ne souffrait pas.

— Oh ! ma sœur Su, dit le garçon, c’est fini !… il faut rire… Tu sais bien que nous n’aurons plus faim !

Une expression de bonheur se répandit sur les traits de la petite fille.

— C’est vrai ! c’est vrai ! répliqua-t-elle en joignant les mains. Nous n’aurons plus faim ! nous ne souffrirons plus ! nous serons bien heureux avec notre père Gib !

— Bien heureux, répéta Paddy, et que j’aurai de joie à vous voir toujours contente, ma petite sœur !

Su tendit sa joue ; ils s’embrassèrent en se roulant sur la paille.

Nous serons beaux, disait Su, la coquette ; beaux et frais comme les enfants des lords qui n’ont jamais eu faim dans leur vie !

Et le vaillant garçon répondait :

— Nous engraisserons ! j’aurai de gros bras forts, et gare aux Saxons maudits !

— Nous aurons des habits tout neufs !

— Notre père Gib me donnera un grand fusil !

— Sainte Vierge ! sainte Vierge ! s’écrièrent-ils ensemble ; hier encore nous étions si malheureux !

Ils bondirent, riant et chantant, jusqu’au milieu de la chambre ; puis Su s’arrêta tout à coup et mit un doigt sur sa bouche.

— Chut ! dit-elle, notre père Gib était bien las hier au soir ; il ne faut pas l’éveiller.

Paddy se tut aussitôt.

Les deux enfants s’avancèrent sur la pointe des pieds et s’agenouillèrent auprès de Gib endormi.

— Faisons notre prière, dit Su ; Dieu et la bonne Vierge nous envoient du bonheur ; remercions-les, et prions pour notre père.

Leurs visages espiègles se recueillirent. Ils joignirent leurs mains avec une dévotion naïve, et récitèrent pieusement cette belle oraison que l’enfant catholique apprend à balbutier en même temps que le nom de sa mère…

Le jour gagnait sans cesse, éclairant successivement toutes les parties du corps de Gib ; mais son visage était encore à l’ombre de la muraille, qui servait d’oreiller à sa tête chevelue.

Les enfants se relevèrent bientôt et se prirent à jouer sans bruit : le garçon avec une aigrette rouge qui gardait son support de métal, la petite fille avec une écharpe de soie blanche, garnie d’une longue frange d’or.

Paddy essayait d’adapter l’aigrette à sa coiffure ; Su se drapait de son mieux dans l’étoffe moelleuse de l’écharpe ; et tous deux riaient, et tous deux caquetaient bien gaiement, les enfants joyeux !…

L’aigrette et l’écharpe avaient appartenu à quelqu’un des pauvres dragons qui étaient morts dans le bog de Clare-Galway.

— Voyez, ma sœur, disait Paddy gravement, si je n’ai pas l’air d’un homme avec cela sur ma tête !

— Et moi, petit frère, répondait Su, voyez, voyez ! les femmes des marchands de Galway ont-elles de la soie plus belle ?… Que de pence y a dans cette frange de cuivre !

Leur toilette était achevée. Paddy avait fixé solidement l’aigrette aux lambeaux de son chapeau, et Su avait roulé cinq ou six fois l’écharpe autour de son petit corps.

Ils s’assirent fièrement par terre l’un auprès de l’autre.

— Ma sœur, demanda le garcon, vous souvenez-vous de la leçon que nous a faite hier notre père Gib avant de s’endormir ?

Su perdit son sourire.

— Je m’en souviens, répliqua-t-elle.

— Dites-la-moi, ma sœur, reprit Paddy, je crois que je l’ai oubliée…

La petite fille baissa les yeux ; son front, si joyeux naguère, devint triste.

— Hier matin, murmura-t-elle, notre pêre Gib nous fit une autre leçon… nous nous en sommes souvenus, Paddy… et que de pauvres gens sont morts, quelques heures après, dans les bogs !

Le garcon regarda sa sœur comme s’il ne l’eût point comprise ; puis il devint triste tout à coup à son tour.

— C’est vrai ! dit-il tout bas, comme ils souffraient !… comme ils tendaient leurs bras vers le ciel en criant !

— Je les ai revus cette nuit en rêve, reprit Su. Les pauvres malheureux !

Elle dénoua l’écharpe de soie pour s’en débarrasser. Les plis, en se déroulant, lui montrèrent deux ou trois taches rouges qu’elle n’avait point encore aperçues.

— C’est du sang ! murmura-t-elle.

— Le sang d’un homme mort ! ajouta Paddy.

Les deux enfants restèrent bouche béante ; leurs yeux grands ouverts et arrondis par l’effroi se fixaient sur la soie ensanglantée. Su rejeta l’écharpe loin d’elle, et Paddy arracha l’aigrette qu’il venait d’attacher à son chapeau.

Puis tous deux demeurèrent tristes et silencieux.

Le jour continuait de monter le long du corps de Gib ; un rayon vif toucha enfin son visage, et le coupeur de tourbe s’éveilla en sursaut.

Il se dressa d’un bond sur ses pieds, et regarda par la fenêtre pour mesurer la hauteur du soleil.

— Vite, enfants ! vite ! dit-il, nous sommes en retard et l’on nous attend au tribunal… Déshabille-toi, Paddy !… à bas les haillons, petite Su !… Il faut des habits neufs, mes chéris, pour témoigner devant la justice du comté.

Ce mot habit neuf fit une diversion puissante à la mélancolie des deux enfants. Leurs yeux avides cherchèrent de tous côtés les toilettes promises.

Gib remua la paille à l’endroit où sa tête reposait naguère ; il en retira trois paquets.

— Voilà pour vous, Su, mon trésor, dit-il ; pour vous, Paddy, et voilà pour moi.

Le paquet de la petite fille contenait une robe de laine, une chemise blanche comme neige et une mante rouge. Le paquet de Paddy renfermait un pantalon, une veste et un petit carrick.

Les cris de joie des deux enfants se croisèrent.

— Allons ! allons ! dit Roe ; la route est longue, nous nous réjouirons en chemin.

Tout en parlant, il se hâtait de passer lui-même l’habillement neuf que nous lui avons vu à l’hôtel du Roi Malcolm.

Il affectait une grande gaieté, mais une obsédante pensée assiégeait son esprit, et, quoi qu’il en eût, son front ridé se chargeait bien souvent de nuages.

Les enfants ne voyaient que son sourire, parce qu’ils étaient heureux. Ils se regardaient tous les deux avec admiration. Paddy faisait de vains efforts pour se voir par derrière ; Su disposait avec une coquetterie instinctive les plis grossiers de sa mante. Elle était femme déjà, car elle eût donné le pain de sa journée pour un miroir.

Ils sortirent tous les deux, sur l’ordre de Gib, après avoir jeté, en guise d’adieu, à leurs haillons de la veille, un coup de pied dédaigneux.

Ils descendirent le tertre et franchirent la douve, mais ils avaient perdu ce pas leste et bondissant que nous admirions naguère ; leurs pieds, habitués à courir libres sur le gazon du bog, étaient maintenant alourdis par de bons souliers à semelles de bois ; ils avaient peur de gâter leurs vêtements tout neufs ; ce nouvel accoutrement, qui les rendait si fiers, leur ôtait la meilleure part de leur gentillesse sauvage.

Ils s’arrêtèrent pour attendre Roe, qui les prit par la main et les guida vers le cours de la Moyne.

Ainsi habillés de neuf tous les trois, marchant d’un pas égal et sage, ils avaient l’air d’une petite famille endimanchée qui se rendait pieusement à la paroisse. Ils passèrent la Moyne sur un pont de bois construit autrefois par Luke Neale, le middleman, pour les besoins de sa ferme.

Le coupeur de tourbe fit halte sur l’autre bord.

À la place où s’élevaient quelques mois auparavant les vastes bâtiments de la ferme, il n’y avait plus que quelques débris, recouverts à moitié déjà par les efforts d’une végétation puissante. On distinguait encore néanmoins les assises de pierre des murailles, et çà et là quelques pans de maçonnerie que le feu n’avait pu dévorer.

C’était tout. La vengeance de Molly-Maguire ne fait point les choses à demi.

À une vingtaine de pas des ruines du bâtiment principal, Gib désigna du doigt un petit tertre.

— C’est là que vous étiez en novembre dernier, dit-il en essayant de donner à sa voix une inflexion badine ; vous vites arriver beaucoup d’hommes avec des masques de toile sur leurs visages… au-devant d’eux était un grand vieillard qui secouait une torche de bog-pine… vous vous souvenez bien ?

Mon père Gib, murmura la petite Su, nous étions bien loin d’ici en novembre dernier !

— Nous n’avons rien vu de tout cela, ajouta Paddy.

Gib frappa du pied et les regarda tour à tour en fronçant le sourcil.

Il le faut ! prononça-t-il d’une voix sourde et contenue, je le veux !… vous étiez ici et vous avez tout vu !…

Les deux enfants secouèrent leurs longs cheveux sans répondre. Avez-vous oublié ce que je vous ai dit hier au soir ? demanda Roe.

— Non, père, répliqua la petite Su ; mais le

vieux Mill’s Mac-Diarmid est si bon !… si nous allions le faire mourir, comme les soldats anglais !

Gib détourna la tête pour cacher la rougeur qui lui montait au front.

— Petite folle ! murmura-t-il. Je dirai comme vous… Pensez-vous que votre père puisse faire mal ?

— Oh ! non ! répondirent à la fois les deux enfants.

Gib les enleva tour à tour dans ses bras et les baisa. Il y avait de la sueur à son front.

— C’est un digne et saint vieillard que Mill’s Mac-Diarmid ! reprit-il en baissant les yeux. Qui donc voudrait lui causer de la peine ?… Ne vous inquiétez point de choses que vous ne pouvez pas comprendre, et songez plutôt aux bons jours qui vont succéder à notre misère… Plus jamais faim. Paddy ! plus jamais froid, petite Su ! plus de travail dans la boue glacée des bogs !… et des habits encore plus beaux que ceux-là !

Il n’en fallait pas tant pour faire taire les vagues scrupules des deux enfants, pauvres créatures ignorantes en qui l’instinct du bon dépérissait comme le grain semé dans une terre inculte.

Ils se reprirent à contempler leurs chères parures ; ils s’admirèrent de nouveau et davantage ; ils oublièrent tout ce qui n’était pas leur joie.

Encore plus beaux ! s’écria la petite Su ; entendez-vous, mon frère ?

— Oh ! si j’entends ! répliqua Paddy ; nous serons habillés peut-être comme les enfants des hommes riches de Galway !

— Et nous jouerons du matin au soir !

— Merci ! merci ! notre bon père !…

Gib avait autour de la lèvre un sourire plein d’amertume.

— Sainte Vierge, priez votre fils Jésus qu’il me pardonne ! murmura-t-il. Je les ai vus souffrir si longtemps !… si longtemps j’ai entendu leurs pauvres petites voix crier famine, sans pouvoir leur donner un morceau de pain !… Vous serez obéissants, n’est-ce pas, mes beaux chéris ? reprit-il tout haut ; vous n’oublierez pas ce que vous a dit votre père ?

— Nous serons bien obéissants, répliquèrent les deux enfants.

Gib les reprit par la main et continua sa route vers la ville.

Les rues de Galway étaient, ce matin, aussi désertes et aussi muettes que nous les avons vues, la veille, bruyantes et encombrées.

L’auberge du Grand Libérateur se taisait à quelques pas du Roi Malcolm silencieux.

Le coupeur de tourbe et ses deux enfants traversèrent la ville d’un pas rapide, et c’est à peine s’il se trouva sur leur passage quelques pauvres tenanciers aux carricks en lambeaux pour leur jeter en dessous un regard soupçonneux.

La veille ils eussent attiré l’attention, et ce costume aisé qui remplaçait leurs haillons ordinaires n’aurait pas été pour eux sans danger ; mais aujourd’hui tout ce qui restait de gens des environs dans la ville envahissait les abords de la cour des sessions. C’était ce matin même que le jury devait prononcer sur le sort du vieux Mac-Diarmid.

Protestants et catholiques étaient animés d’une curiosité pareille, et l’enceinte du tribunal allait être trop étroite pour la foule empressée qui en assiégeait les portes depuis le lever du jour.

Gib Roe fit un long détour, et aborda prudemment le tribunal par derrière. De ce côté il n’y avait personne ; le coupeur de tourbe put être introduit sans encombre et gagner le cabinet du bon juge Mac-Foote, où il était impatiemment attendu.

Comme il arrivait au seuil, Mill’s Mac-Diarmid, qu’on amenait de sa prison, parut à l’autre bout de la galerie. Gib s’arrêta, incapable de faire un pas de plus ; une force invisible clouait ses pieds au sol.

Mill’s s’avançait lentement entre le porte-clefs Nicholas, qui souriait avec douceur, et maître Allan, le geôlier, dont la terrible prunelle trouvait pour cette circonstance des regards particulièrement fauves et féroces. Il se dirigeait vers la salle du jury.

En passant auprès de Gib, il le reconnut, bien que ce dernier lui tournât le dos.

— Salut, Roe, mon garçon, lui dit-il ; j’espère vous voir bientôt à ma table, comme par le passé, là-bas, à la vieille ferme du Mamturck.

Le coupeur de tourbe, pâle comme Judas sous le baiser du Sauveur, s’était retourné à demi.

— La porte de votre maison a toujours été ouverte aux malheureux, Mac-Diarmid, répliqua-t-il ; j’espère qu’on vous jugera comme vous le méritez.

Les deux enfants souriaient au vieillard.

— En avant ! commanda rudement le redoutable geôlier.

— Maître Allan a raison, appuya le doux Nicholas ; Mill’s, mon excellent ami, avancez, nous ne pouvons nous arrêter ici.

Mill’s tendit la main au coupeur de tourbe, qui la toucha et pensa défaillir à ce contact. Puis il poursuivit sa route avec son escorte, et Gib entra dans le cabinet du juge.

Dans ce cabinet étaient réunis Mac-Foote, Joshua Daws, le bailli Payne et deux ou trois officiers de justice subalternes. Dans un fauteuil, auprès de la fenêtre, Fenella Daws lisait une histoire sentimentale dans un vieux numéro du Blackwood’s Magazine.

Elle avait auprès d’elle son portefeuille ouvert et son crayon tout taillé.

Jamais femme n’avait pénétré peut-être dans ce tabernacle de la Thémis irlandaise. Mais Mac-Foote était un juge galant ; et pour qui seraient les privilèges, sinon pour les créatures d’élite comme était mistress Fenella Daws ?

À la vue de Gib Roe, l’importante figure du sous-intendant de police daigna se dérider quelque peu ; il fit même un geste comme pour se frotter les mains, car il avait engagé sa gloire à faire condamner le vieux Mill’s, et l’absence du coupeur de tourbe eût été pour lui une véritable défaite.

— Mon cher collègue, lui dit Mac-Foote, je ne puis pas me mêler de tout ceci… Faites de votre mieux, je vous prie, pour arriver à la découverte de la vérité.

Il recula son siège. Le bailli Payne et les autres hommes noirs à perruques grisâtres l’imitèrent ; et mistress Fenella écrivit sur son carnet :

« Scrupules honorables et délicatesse ombrageuse des magistrats irlandais. »

Gib s’avança en saluant à la ronde, avec une gaucherie timide. Les deux enfants le suivaient de près ; leurs yeux effarés s’ouvraient tout grands ; ils regardaient, étonnés, ces manteaux noirs et ces perruques poudrées ; ils ne se souvenaient point d’avoir vu jamais des hommes aussi laids.

Gib s’arrêta devant Joshua Daws ; il se tint debout, son chapeau à la main.

— Eh bien ! mon ami, lui dit le sous-intendant de police, vous voilà fidèle au rendez-vous, et prêt sans doute à faire ce dont nous sommes convenus ?…

Gib restait sous le coup de sa rencontre avec le vieux Mill’s, sa voix s’étouffa dans son gosier ; il ne put pas répondre.

Le grave Joshua tira de sa poche austère une poignée de petits gâteaux qu’il offrit aux enfants, avec un sourire presque aimable.

Su et Paddy flairèrent un instant avec défiance cette friandise inconnue ; ils y portèrent la dent timidement d’abord, et finirent par les croquer de tout leur ceur.

Le sous-intendant de police avait fait d’un seul coup leur conquête.

Le crayon de Fenella courut sur le vélin de son portefeuille. Elle écrivait :

« Goût passionné des jeunes paysans du Connaught pour les gâteaux appelés croquignoles. »

Joshua Daws toisa le coupeur de tourbe d’un regard imposant et sévère.

— Je suis convaincu, mon ami, reprit-il, que vous n’avez point faibli dans votre bonne résolution, et que vous êtes toujours résolu à confesser la vérité.

— La vérité ! prononça Gib d’une voix sourde et toute pleine de sarcasme douloureux.

— La vérité ! répéta Joshua Daws, dont le roide visage se redressa plus imposant que jamais. J’aime à croire que vous ne vous serez point laissé influencer par les vaines rodomontades des ribbonmen ?

— Molly-Maguire exécute toujours ses menaces, murmura le coupeur de tourbe.

Daws haussa les épaules.

Mac-Foote et les autres, qui, malgré leur

éloignement discret, ne perdaient pas une parole de cet entretien, se regardèrent avec inquiétude. Ce n’étaient point, à proprement parler, de très-méchantes gens ; mais, outre qu’ils ne détestaient pas à voir condamner de temps à autre un catholique pour l’exemple, ils avaient sur le cœur une injure toute récente. L’espace d’une nuit les séparait seul de cette mystification cruelle qu’ils avaient subie dans la loge supérieure. L’épreuve par l’eau, que leur avaient infligée les partisans du repeal, leur laissait une sourde et implacable colère, qu’ils étaient bien aises de passer sur un homme important parmi les repealers. Les courroux bourgeois ne pardonnent pas plus que les grandes haines.

Si Mac-Diarmid n’était pas un ribbonman, du moins était-il un entêté suppôt de l’agitation.

Dans la balance orangiste, cette dernière accusation valait bien la première, et l’on ne courait, en conscience, aucun risque de le pendre à faux…

Joshua Daws éprouvait cependant une certaine inquiétude. Su et Paddy, qui avaient dévoré sa première offrande, regardaient avec concupiscence les vastes poches de son frac noir.

Il leur fit une nouvelle largesse.

— Est-ce à dire, reprit-il ensuite en s’adressant au coupeur de tourbe, que vous avez cru pouvoir railler la justice et l’engager dans une fausse voie ?… C’est dangereux, mon garçon, car la justice a le bras fort et se venge !

Gib secoua la tête avec mélancolie.

— Plût à Dieu que je n’eusse point d’autre motif de parler ! murmura-t-il. Ah ! Votre Honneur ! Votre Honneur ! ajouta-t-il en étreignant son front à pleines mains, si les enfants avaient de quoi manger, vous auriez beau me dire : « Tu seras pendu, Gib ! Gib, tu mourras ! la justice te tuera !… » la mort ne nous fait pas peur à nous autres pauvres gens pour qui vivre c’est souffrir.

Gib s’interrompit et jeta un furtif regard à ses deux enfants, qui croquaient leurs gâteaux en souriant.

— Mais les chers innocents, reprit-il à voix basse ; oh ! si vous saviez comme ils pleurent quand ils ont faim !… Voyez comme ils sont maigres, comme leurs petites joues sont pâles !… Mon Dieu ! mon Dieu ! vous qui me les avez donnés, me punirez-vous pour les avoir trop aimés ?

Mac-Foote et ses compagnons échangèrent un sourire d’intelligence. La vérité allait triompher.

Quant à Fenella Daws, elle ne comprenait pas absolument la signification de cette scène, mais elle écrivit à tout hasard sur son album : « Conversation dramatique entre Joshua Daws, esq., et un paysan irlandais père de deux enfants qui aiment les croquignoles. »

Gib avait baissé la tête et tenait ses bras croisés sur sa poitrine.

— Vous êtes un bon père, mon ami, lui dit Joshua Daws ; ce que vous allez faire aujourd’hui assurera le bonheur de vos enfants.

— Je le crois, je le crois ! répondit tout bas le coupeur de tourbe.

— L’heure avance, reprit Daws ; êtes-vous prêt ?

Le juge, le bailli et les officiers de justice tendirent avidement l’oreille.

Gib ne répliqua point. À ce moment suprême, son cœur se soulevait contre sa propre infamie ; il ne trouvait point en lui la force de consommer sa trahison.

— Êtes-vous prêt ? répéta Joshua Daws.

Gib se redressa ; les veines de son front se gonflèrent ; il regarda l’intendant de police en face, et sa bouche s’ouvrit pour prononcer un refus. Mais en ce moment de silence le caquet des enfants qui parlaient tout bas vint frapper son oreille ; son regard, attiré invinciblement, glissa jusqu’à eux. Le sang abandonna sa joue ; ses yeux se remplirent de larmes ; sa tête se courba de nouveau.

— Et vous, répliqua-t-il d’un accent étouffé, êtes-vous prêts à faire ce que vous m’avez promis ?

— Récapitulation, dit Joshua Daws ; trois habillements neufs.

— Des pence, poursuivit Gib, tant que j’en pourrai soulever sur mon dos, dans un sac à pommes de terre…

— Je vous promets moitié en sus, mon fils.

— Et les moyens de passer sur-le-champ en Écosse avec les deux petits.

— Accordé !

Le souffle de Gib s’embarrassa durant un instant ; un combat navrant se livrait au dedans de lui.

— Êtes-vous prêt ? répéta une troisième fois le sous-intendant de police.

Gib ferma les yeux et répondit :

— Je suis prêt !

— Les enfants savent-ils ?… commença Joshua Daws.

— Ils savent, dit le coupeur de tourbe.

Daws se leva aussitôt ; Mac-Foote et les autres l’imitèrent. Fenella n’eut que le temps d’inscrire sur son album une dernière observation aussi ingénieuse que les précédentes.

Toute l’assistance quitta le cabinet du juge et se dirigea vers la salle des sessions.

Dans la salle des sessions, le jury était assemblé déjà ; l’attorney de la couronne s’asseyait à son poste ; les juges siégeaient et l’alderman de service faisait figure municipale dans sa tribune solitaire.

L’auditoire en haillons attendait, impatient, mais silencieux.

Le jury, suivant l’habitude, se composait entièrement de protestants. Parmi les membres honorables, nous eussions reconnu plusieurs des orangistes de la loge supérieure : le médecin Fitz-Roy, le chirurgien Knife, le professeur Hull, hulliste ; le banquier Bullion, et bien d’autres.

Le bon avocat Picklock était chargé de la défense.

Pour témoins il n’y avait que Gib et ses deux enfants, qui achevaient de croquer en souriant les petits gâteaux de Joshua Daws.

Ils étaient le point de mire de tous les regards, car personne n’ignorait dans la salle que leur venue était un présage certain de mort.

Au banc des accusés se tenait le vieux Mill’s, digne et calme comme toujours.

Derrière lui, Mickey, Sam, Larry et Owen étaient debout. Au moment où Mac-Foote et Daws entraient dans la salle, les rangs de la foule s’ouvrirent pour donner passage à Morris Mac-Diarmid.

Ses traits pâles étaient couverts de sueur et de poussière. Sa poitrine haletait comme s’il eût fourni une course épuisante.

Il se plaça sans mot dire entre ses frères.


V

Le réveil de Mary Wood.


Mary Wood avait choisi la plus belle chambre du château de Montrath. Elle n’était pas là aussi bien logée que dans son splendide appartement de Portland-Place, mais rien ne lui manquait en définitive, et une reine en voyage se fût contentée à la rigueur de sa retraite.

Mary Wood ne se plaignait pas trop. À la guerre comme à la guerre !

Elle s’éveilla dės le matin, et sonna un valet, qui entra aussitôt avec du rhum. La sonnette de Mary Wood voulait dire du rhum.

L’ancienne servante était couchée, roide etimmobile, sur son lit. Sa toilette de nuit, follement éclatante, faisait ressortir la pâleur terreuse de son visage ; ses gros yeux mornes se fixaient dans le vide ; sa respiration sifflait oppressée.

À l’approche du valet, elle se souleva péniblement sur son séant. Le valet lui fit un dossier de son bras arrondi.

Elle saisit le flacon sur le plateau et versa un grand verre. Sa main tremblait jusqu’à ne pouvoir diriger la liqueur qui se répandait sur le plateau et sur les draps du lit, emplissant la chambre entière de ses violents parfums.

Les narines de mistress Wood se dilataient à flairer cet arome chéri.

Malgré le tremblement de sa main, elle réussit à mettre sa lèvre blême sur le bord du verre, et en avala le contenu d’un trait.

Ce fut une transformation soudaine, Le sang colora sa joue hâve ; ses yeux s’animèrent ; une expression de bien-être se répandit sur ses traits, et ce fut d’une main ferme qu’elle replaça le verre sur le plateau.

— Envoyez-moi la camériste de milady, dit-elle. Je veux m’habiller et voir si Montrath est toujours aussi heureux que jadis dans le choix de ses servantes…

Elle était de charmante humeur. Ce fut en chantant d’une voix rauque et faussée qu’elle se livra aux soins de la femme de chambre. Celle-ci arrangea de son mieux les magnificences disparates qui composaient la toilette de mistress Wood ; elle méla l’or, le velours, la soie, les perles, les dentelles et les panaches. L’ancienne servante avait de tout cela.

Cette laborieuse toilette achevée, mistress Wood se rendit au salon. Elle y arriva la première.

— Eh bien ! eh bien ! dit-elle, on me traite ici un peu sans façon, ce me semble ! Faites prévenir milord… faites prévenir lady Montrath, et aussi la jolie miss dont j’ai oublié le nom… Si maître Crackenwell est au château, je désire le voir. Dites-leur à tous de se presser : j’attends !

Mary Wood s’installa dans sa causeuse de la veille et tâcha de feuilleter un album pour tuer le temps. Mais les croquis, achetés à prix d’or et signés des noms les plus illustres de l’Europe, n’eurent point le don de lui plaire. En fait de dessins, mistress Wood n’aimait que les gravures enluminées représentant des amours de horse-guards, ou bien encore des scènes de boxe avec de gros bras musculeux et des poitrines velues.

Elle jeta l’album et continua sa chanson.

Chacun dans le château reconnaissait plus ou moins le pouvoir de cette femme, car tous ceux qu’elle avait appelés vinrent en même temps : Montrath, sa femme, Francès et Crackenwell.

— Bonjour, milady ! s’écria l’ancienne servante, j’ai rêvé de vous toute la nuit, ainsi que de lord George, et encore d’une autre femme dont vous pourrez bien faire la connaissance quelque jour. Bonjour, ma jolie miss !… Une poignée de main, Crackenwell, mon garçon !… Milord, je présente mon humble respect à Votre Seigneurie.

Chacun la salua, et Crackenwell s’assit auprès d’elle sur la causeuse.

Lord George resta debout comme la veille. Francès et Georgiana se placèrent un peu ni l’écart.

Lady Georgiana était très-pâle. Son visage défait disait les insomnies de sa nuit inquiète. Depuis la veille, ses terreurs romanesques, et fomentées en quelque sorte à dessein aux heures oisives de sa vie fashionable, avaient pris un caractère trop réel.

Il y avait un crime sur la conscience de lord George. Ce crime, Mary Wood en avait été le témoin ou la complice, car elle le tenait suspendu comme une menace mortelle au-dessus de la tête de Montrath.

Francès, malgré sa bonne volonté, n’avait pu combattre les craintes réveillées de son amie. Elle était persuadée elle-même désormais, et ce qu’elle avait entendu la veille ne lui laissait plus de doute.

Elle avait dit à Georgiana :

— En cas de malheur, ma présence ici ne vous serait que d’un faible secours, et une promesse sacrée me rappelle à Galway aujourd’hui même… Venez avec moi, Georgy, ce sera une simple visite rendue, et votre absence ne pourra faire ombrage à lord George, car, s’il le faut, nous reviendrons ensemble.

La pauvre jeune femme ne demandait qu’à fuir ce château qui lui faisait peur, et le voisinage de ces terribles ruines qui étaient pour elle une mystérieuse menace.

Car elle avait beau avoir sujet de craindre, le romanesque se mêlait toujours pour un peu à ses légitimes frayeurs. Elle allait à côté du vraisemblable, sinon au delà, et son esprit habile enveloppait son malheur vrai dans un réseau de fantastiques hypothèses.

— Merci, ma bonne Fanny, oh ! merci, répondit-elle. Votre amitié me sauvera peut-être… et c’est pour moi une consolation bien douce de savoir que, si milord me rappelle, vous ne m’abandonnerez pas.

Il avait été convenu de la sorte que Georgiana irait demander l’hospitalité à Fenella Daws ce jour-là même.

On était assuré d’avance de l’accueil de mistress Daws. Cette aimable femme avait des instincts trop élevés pour ne pas payer par tous les genres de politesse l’honneur d’inscrire sur son album la visite d’une noble lady.

Quant à Francès, le devoir qu’elle avait à remplir concernait la promesse faite à Morris Mac-Diarmid. Elle avait jugé lord George dans la journée de la veille et ne comptait plus sur son secours. Elle voulait agir par elle-même :

— Eh bien ! Montrath, dit Mary, j’espère à je me suis montrée patiente…

— Au nom de Dieu, madame, interrompit lord George, avant d’en venir à des récriminations inutiles, interrogez mon agent, Crackenwell.

Comment ! mon pauvre Robin, s’écria en riant l’ancienne camériste, vous êtes encore l’agent de Sa Seigneurie ?… C’est le monde renversé, sur ma parole !… C’est comme si j’étais, moi, la femme de charge de milord !

— Il faut de la patience, Mary, dit Crackenwell à voix basse ; à quoi peut vous servir tout le bruit que vous faites ?

— À faire du bruit, Robin, répliqua mistress Wood.

Crackenwell haussa les épaules.

— Vous auriez pu être millionnaire, ma fille, murmura-t-il en lui prenant la main, et vous mourrez sur la paille !

L’ancienne camériste eut un éclat de rire franc et retentissant.

— Ah ! le bon plaisant que vous faites, Robin ! s’écria-t-elle ; mais vous parlez trop bas… ces chères enfants s’ennuient à ne pouvoir vous entendre… N’est-ce pas, milord ?

Montrath reprenait son supplice de la veille.

Georgiana et Francès tendaient en effet l’oreille et tâchaient de saisir quelques mots au passage.

Mary Wood fixait sur elles son regard hardi et moqueur. Elles tournèrent les yeux, offensées et n’osant point répondre à cette femme, qui leur inspirait à chaque instant plus d’effroi.

Mistress Wood se renversa sur les coussins de la causeuse et mit une sorte d’indécence fanfaronne à souiller du pied le riche velours du meuble.

Eh bien, Montrath ! reprit-elle, vous faites là une triste figure, mon cher lord !… Voyons ! il faut mettre fin à cette situation qui vous embarrasse !… Je souffre à vous voir cet air de pauvre diable traqué par ses créanciers… Brisons là et ne parlons plus du retard dont je vous tiens quitte… Donnez-moi mes deux mille livres.

— Mais je ne les ai pas, dit Montrath avec détresse.

Les sourcils de Mary Wood se froncèrent, et son œil eut un éclair de courroux.

— Vous ne les avez pas ! répéta-t-elle, et vous avez pris vingt heures au lieu de quatre !… Prétendriez-vous donc me résister sérieusement ?

— Je ne prétends rien, Mary, balbutia Montrath en baissant les yeux ; je veux tout ce que vous voulez… Mais l’impossible !…

— Et les diamants de milady ?… interrompit l’ancienne servante.

— Ils sont à Londres.

Mary laissa échapper un juron tout viril.

— Je ne vous crois pas, dit-elle ; vous voulez me tromper ; mais par le diable ! vous jouez gros jeu, milord ! et le plus pauvre de vos tenanciers ne voudrait pas changer de place avec vous à la fin de cette partie.

— Je vous jure…, commença Montrath.

Mary se souleva sur le coude et lui imposa silence d’un geste péremptoire. En même temps elle repoussa rudement Crackenwell qui essayait de la calmer.

— Vous êtes un oison, Robin ! lui dit-elle. Si vous aviez fait comme moi, vous qui êtes économe, Dieu sait combien vous auriez de rentes !

Elle fixa son regard effronté sur lady Montrath.

— Georgy, reprit-elle en employant à dessein cette abréviation familière qui prenait dans sa bouche une expression d’insulte poignante, votre mari a-t-il dit vrai ?

Georgiana ne répondit point.

— C’est à toi que je m’adresse, petite lady ! s’écria mistress Wood, dont le front se rougit tout à coup au feu de sa colère croissante ; tu ne daignes pas me répondre, parce que je suis une ancienne servante, n’est-ce pas ?… on t’a raconté cela !… mais du diable si tu vaux mieux que moi, ma fille !

— Mary ! Mary !… murmurait Crackenwell inquiet, vous prenez le chemin de tout perdre !…

Lord George n’osait même pas en dire autant ; il devinait ce qui allait se passer, et attendait, engourdi par l’angoisse, l’issue de cette scène qui avait pour lui de si terribles menaces.

Lady Montrath s’était redressée devant la grossière apostrophe de Mary Wood. Durant un instant l’indignation fut chez elle plus forte que la frayeur, et tout le mépris qu’elle ressentait pour cette femme passa dans son regard.

Mary tressaillit à ce coup d’œil, et bondit sur ses pieds comme une furie ; elle s’élança vers Georgiana, les poings fermés et l’écume à la bouche.

Francès, par un mouvement instinctif, se mit au devant de son amie ; il y avait sous sa douce beauté le courage d’un homme. Mais Mary Wood avait l’irrésistible vigueur de la folie. Elle écarta Francès sans effort, et se trouva en face de la pauvre Georgiana, qui était pâle et qui tremblait de tous ses membres.

— Oui, sur mon honneur, miss Georgy, reprit-elle en appuyant sur ces deux derniers mots, je vaux autant que vous, ma belle !… et il n’y a point de si pauvre mendiante, cherchant son pain de porte en porte, qui ne puisse dire comme moi !…

Francès s’était avancée jusqu’auprès de Montrath.

Milord ! dit-elle, entendez-vous cela ?…

Montrath détourna la tête.

Crackenwell était assis sur la causeuse, et tâchait de se donner un air d’indifférence, mais en réalité il avait l’œil et l’oreille au guet. Cette affaire le regardait autant que personne, puisque le secret de lord George faisait sa seule fortune.

Lady Montrath quitta son siége et voulut se retirer, mais mistress Wood se mit entre elle et la porte. Sa voix, abandonnant tout à coup le ton de la colère, prit un accent d’amer sarcasme.

— Restez, milady, restez ! poursuivit-elle. Pardon très-humblement si j’ai manqué au respect que je dois à Votre Seigneurie… mais c’est que je suis, moi aussi, une personne d’importance, voyez-vous !… demandez à milord ! Il n’a tenu qu’à moi, en définitive, de m’appeler lady Montrath, et si j’avais eu cette fantaisie, je serais aujourd’hui à votre place…

Elle lui fit un salut ironique et voulut prendre la main de Georgiana pour la reconduire à son siége.

La jeune femme ne sut point dissimuler son dégoût ; elle se recula avec horreur.

Une seconde fois le visage de Mary devint pourpre.

— Encore du mépris ! s’écria-t-elle avec un blasphème ; depuis quand les filles perdues en sont-elles à dédaigner la main d’une honnête femme ?

Crackenwell s’agita sur son siége. Francès prit le bras de lord George et le serra convulsivement.

— Milord ! milord ! dit-elle, fussiez-vous l’esclave de cette créature, défendez Georgiana, qui porte votre nom !

Montrath ne bougea pas.

— Allez chercher vos diamants, fillette, reprit Mary Wood, et mettez-vous à genoux pour me les présenter, ou je vous dirai que vous n’êtes pas la femme de cet homme, et que vous n’avez ici d’autre droit que ceux d’une concubine adultère !…

Georgiana s’attendait à une autre révélation, plus terrible peut-être. Ce coup la prit à l’improviste ; elle demeura un instant incrédule, et son regard interrogea Montrath. Celui-ci cachait sa figure derrière ses mains.

Crackenwell s’approcha de lui et murmura quelques paroles à son oreille. Montrath, accablé sous le poids de sa propre lâcheté, n’eut pas la force de répondre.

Mary Wood sentait vaguement, à travers les ténèbres de sa cervelle, qu’elle avait franchi le dernier pas. Cette pensée exaltait sa démence jusqu’à la fureur.

Elle ne se contenait plus ; ses gestes désordonnés ne gardaient aucun accord avec ses paroles ; sa voix s’enrouait ; les mots se précipitaient, confus, entre ses lèvres blanches d’écume.

— Tu as grande envie de ne pas me croire, milady ! reprit-elle ; mais tu me croiras, il le faudra bien !… il le faudra bien, le jour où ton lord s’asseyera sur le banc des accusés pour avoir enfermé une pauvre femme dans un tombeau !

Ah ! ah ! Georgy, ma fille, qui sait si vous n’auriez pas été enterrée toute vive aussi quelque jour ?…

La jeune femme chancela sur ses jambes amollies.

Mistress Wood la saisit rudement par la main.

— Tes diamants ! tes diamants ! s’écria-t-elle en un subit accès de rage.

Et, tout en parlant, elle secouait la pauvre lady, qui perdait le souffle et se mourait d’épouvante.

Francès s’élança encore une fois au secours de son amie.

Elle eut un aide qu’elle n’espérait point : Crackenwell, qui s’était glissé tout doucement le long de la muraille, arriva en même temps qu’elle auprès de mistress Wood, et la saisit à bras-le-corps par derrière.

L’ancienne servante poussa un rugissement de bête fauve et se débattit avec rage.

Elle lâcha les bras de lady Georgiana, qui tomba sur un siége évanouie.

Francès la soutint entre ses bras et lui fit respirer des sels.

Montrath regardait tout cela d’un œil hébété.

— Lâche-moi, Crackenwell ! criait Mary Wood qui s’épuisait en vains efforts pour se dégager ; lâche-moi ! misérable traitre !… tu seras pendu, toi aussi !… nous serons pendus tous les trois !… Ah ! ah ! vous verrez, vous verrez ce qu’il en coûte pour résister à Mary Wood !…

Crackenwell avait hésité longtemps ; mais à présent sa résolution était prise ; il serrait Mary à l’étouffer, et, malgré sa vigueur, l’ancienne servante commençait à faiblir.

Si lord George eût prêté secours en ce moment à Robert Crackenwell, Mary n’aurait pas pu prononcer une parole de plus ; mais lord George semblait réduit à l’état de statue. Il regardait faire et ne bougeait pas.

Mary criait d’une voix qui s’enrouait de plus en plus :

— J’ai des laquais à Montrath et des laquais à Galway !… Ce n’est pas une femme comme moi qu’on peut murer dans un tombeau !… Dis à Robin de me lâcher, Montrath ! ou, par le nom du diable ! tes pairs te condamneront à mourir !… je dirai où est la pauvre Jessy !… je chercherai son fiancé Morris Mac-Diarmid… Ah ! ah ! je sais toute l’histoire, moi ! et les Molly-Maguires te brûleront, George Montrath, comme un damné que tu es !

Georgiana reprenait ses sens. Au nom de Morris Mac-Diarmid, Francès laissa échapper le flacon de sels et devint tout oreilles.

Crackenwell essaya de mettre sa main sur la bouche de Mary, mais ce mouvement rendit quelque liberté à l’ancienne servante, qui réussit à se retourner à demi et put engager une lutte corps à corps.

— Je suis plus forte que toi ! disait-elle. Ah ! Robin, misérable ! tu seras pendu, tu seras pendu !… Si tu savais comme ce Morris Mac-Diarmid aimait la pauvre Jessy !… Je n’aurai qu’un mot à dire, et il se vengera comme un Irlandais !

Ces paroles mettaient du froid au cœur de la pauvre Francès, mais elle écoutait de toute sa force ; elle voulait savoir encore…

— Je le trouverai bien, ce Morris ! continuait mistress Wood. N’ai-je pas des laquais pour le chercher ?… Je lui dirai que c’est toi, Robert Crackenwell, qui as fait élever le mur pour boucher la tombe… Je le mènerai à la vieille tour de Diarmid, et il nous tuera tous les trois pour venger sa fiancée…

Montrath tressaillit comme s’il se fût éveillé d’un lourd sommeil.

— La tour de Diarmid ! répéta-t-il, c’est là qu’elle est !…

— Sans doute il l’aime encore…, pensait Francès, dont le beau regard rêvait tristement.

Tout en soutenant Georgiana, qui revenait à la vie, elle gravait dans sa mémoire chacune des paroles de Mary Wood.

Celle-ci était arrivée au dernier degré de l’exaspération ; elle parlait encore, mais sa gorge oppressée ne rendait plus que des sons confus et sourds ; on n’entendait plus ce qu’elle disait.

Ses efforts se ralentissaient sensiblement. Crackenwell, toujours froid et maître de lui-même, n’avait plus à contenir que des secousses intermittentes et convulsives.

Ces secousses elles-mêmes se ralentirent peu à peu ; les forces de mistress Wood finirent par s’éteindre en un dernier soubresaut.

Elle était rendue ; ses yeux restaient ouverts, mais elle ne bougeait plus.

— Aidez-moi, milord, dit Crackenwell.

Montrath trouva le courage d’approcher son ennemie réduite à l’impuissance ; il la prit par les pieds, tandis que Crackenwell la soulevait par la tête, et tous deux se dirigèrent vers la chambre où l’ancienne servante avait passé la nuit.

— Si elle en meurt, tant mieux ! dit Crackenwell ; si elle n’en meurt pas, il faudra voir…

— Mais ses laquais qui sont à Galway ? objecta le lord, qui commençait à recouvrer sa faculté de penser.

— Je vais me rendre à Galway, répondit Crackenwell, et j’amènerai ici laquais et servantes… C’est du temps qu’il faut gagner… le temps amènera les échéances de vos fermages… avec de l’argent on arrange tout.

Ils déposèrent Mary Wood inanimée sur son lit.

— Maintenant, milord, reprit l’intendant, il nous faut retourner au salon en toute hâte… Ces dames en ont beaucoup trop entendu, et la prudence nous commande de les garder désormais à vue…

C’est vrai, murmura Montrath.

Ils traversèrent de nouveau les longs corridors du manoir et revinrent au salon.

Le salon était vide.

Ils se rendirent à la chambre de Georgiana, qui était vide également. Ils parcoururent tout le château ; personne ne put leur dire ce qu’étaient devenues les deux jeunes femmes.

— Elles savent tout ! murmura Crackenwell, et, dès que les femmes savent, elles parlent… Mais après tout il faut des preuves pour condamner un lord, et demain matin le tombeau de Jessy peut être vide.

— Vous irez la chercher, Robin ?

Nous irons ensemble, milord ; nous l’en retirerons vivante, pour la cacher ailleurs…

— Si elle vit encore ! interrompit Montrath en frissonnant.

— Je crois bien qu’elle vit, dit l’intendant ; si elle est morte, l’embarras sera moindre… La mer brise aux pieds de Ranach-Head, et la mer garde les secrets qu’on lui confie.

Lord George ne répliqua point.

Tout en causant, ils étaient revenus vers la chambre de Mary Wood. Ils entendirent avec étonnement la sonnette retentir à l’intérieur.

Crackenwell entra.

L’ancienne servante était assise sur son séant et semblait n’avoir aucun souvenir de ce qui s’était passé. Elle tendit la main à Crackenwell de la plus cordiale façon du monde.

— Bonjour, Robin, dit-elle en souriant ; il y a longtemps que nous ne nous étions vus, savez-vous, mon garçon !… J’ai un diable de feu dans le gosier, ce matin… Faites-moi servir du rhum !…


VI

La poursuite.


Georgiana et Francès avaient quitté le salon aussitôt après le départ de Montrath et de Crackenwell.

Elles fuyaient en ce premier moment sans savoir où elles allaient. Georgiana était incapable de penser ; son épouvante la rendait folle.

Et il y avait de quoi craindre. Pour elle le séjour du château était évidemment plus dangereux que jamais. La réalité dépassait en horreur ses craintes romanesques. Elle s’appuyait, chancelante, au bras de Francès, et se laissait guider comme un enfant qui ne sait point la route.

Francès, avec son intelligence vive et droite, avait deviné qu’on allait les retenir prisonnières, à cause des révélations entendues. Elles savaient trop désormais pour qu’on n’essayât point de leur clore la bouche à tout prix.

Son premier mouvement fut d’entraîner Georgiana hors du château. Au bas du parc, du côté de la baie de Kilkerran, devait se trouver la voiture qu’elle avait demandée la veille pour retourner à Galway.

Mais le parc était vaste et la descente difficile. Georgiana, faible encore et à peine remise de son évanouissement, marchait d’un pas lent et mal assuré. Francès la soutenait de son mieux et l’encourageait.

En passant, elles jetèrent toutes deux à la fois un regard ému vers les vieilles ruines de Diarmid, qui se dressaient, sombres et hautaines, à l’extrême sommet du cap.

Georgiana faisait un retour sur elle-même, et sentait un frisson lui glacer le cœur. Elle se voyait descendre vivante en cette noire tombe. La pensée de Jessy O’Brien qui se mourait, enfermée sous les ruines, glissait sur son esprit frappé. La compassion épouvantée que lui inspirait cette affreuse agonie se rapportait à elle-même, et non point à la véritable victime.

C’était elle-même qu’elle voyait dans le trou humide et obscur que son imagination experte se plaisait à remplir de hideux fantòmes.

L’émotion de Francès, au contraire, avait en ce moment la pauvre recluse pour objet exclusif ; et si une pensée personnelle venait à surgir au travers de sa pitié, cette pensée s’imprégnait au passage de miséricorde pieuse et de dévouement.

Cette femme qui souffrait sous la pierre d’une tombe avait été la fiancée de Morris ! Morris l’avait-il bien aimée ? L’aimait-il encore ?…

Francès ne pouvait faire à cette question qu’une seule réponse, puisqu’elle avait foi dans le noble cœur de Morris.

Quand son regard se détacha des ruines, un soupir souleva la laine chastement croisée de sa robe. Ses beaux yeux se baissèrent, humides et doux.

— Allons, Georgy ! dit-elle en pressant la marche pénible de son amie ; fuyons ! fuyons bien vite !

Elle pensait à sauver ceux qui souffraient ; l’image aimée de Morris était devant sa vue.

Mais à la droite et à la gauche de Mac-Diarmid elle voyait un vieillard menacé de mort et une pauvre femme à l’agonie…

Elle se hâtait comme s’il se fût agi de sa propre vie. Dans ce frèle et gracieux corps de jeune fille la charité mettait une force virile.

Les arbres du parc s’éclaircirent, et à travers leurs troncs plus espacés les deux jeunes femmes aperçurent la mer. La voiture était à son poste, au bas du sentier que les chevaux n’auraient point pu gravir. Tandis que Crackenwell et le lord fouillaient les moindres recoins du château, les deux jeunes femmes couraient au grand trot sur le chemin de la ville.

Il y avait quelqu’un à les poursuivre par les routes rocheuses qui longent la baie de Kilkerran ; mais ce n’était ni Crackenwell ni Montrath.

Morris Mac-Diarmid avait dormi un sommeil de plomb durant toute cette nuit. Il faisait grand jour lorsqu’il s’éveilla. Son corps était brisé par la position qu’il avait gardée pendant ces longues heures d’accablement léthargique ; ses jambes roidies lui refusaient service, et son cou, glacé par l’humidité de la muraille, ne voulait plus se mouvoir. Chacun de ses membres lui renvoyait une douleur aiguë. Il essaya vainement de se lever à plusieurs reprises ; toujours il retombait engourdi sur son dur billot. Il appela Pat, mais Pat ronflait avec délices et ne l’entendait point.

Enfin ses muscles se détendirent un peu, et il parvint à se mettre sur ses jambes. La pensée de cette nuit perdue lui était un navrant reproche. Douze heures encore ajoutées à l’agonie de la pauvre Jessy !

Son espoir s’en allait, mais il le retint de force. Et son âme s’éleva vers Dieu en une courte prière.

Il s’avança vers la couche de paille, saisit le bon Pat par les épaules et le secoua.

Pat se prit à hurler plaintivement, parce qu’il se crut entre les griffes du monstre. C’était toujours là sa première pensée.

Och ! Mac-Diarmid, dit-il ensuite en se frottant les yeux, j’aime mieux que ce soit vous que lui, mon bon maître !… mais que venez-vous faire si matin dans mon pauvre trou ?

— Je t’avais donné une commission hier au soir, répliqua Morris, pourquoi ne m’as-tu pas éveillé ?

Pat frotta de nouveau ses petits yeux jusqu’à les rendre sanglants.

— Hier ! grommela-t-il, une commission ? Du diable si je me souviens de cela, mon bijou !… Arrah ! se reprit-il tout à coup ; où donc ai-je l’esprit ?… Je me rappelle, je me rappelle !… ces coquins de Saxons m’ont donné de leur eau-de-vie de France… Ah ! Morris, mon chéri, voilà quelque chose de bon !

— As-tu interrogé les valets de Montrath ?

— Oui, mon jeune maître… et comme ils m’ont donné à manger, les bons garçons !

— Que t’ont-ils dit ?

— Ils m’ont dit de boire… Cela ne leur coûte rien, c’est milord qui paye !

Morris saisit de nouveau son épaule et le secoua rudement.

— Que t’ont-ils dit ? répéta-t-il.

Musha ! lâchez-moi, Mac-Diarmid, mon bijou !… Ils’ont dit que la nouvelle femme de milord est encore plus jolie que Jessy O’Brien, le pauvre cher ange !…

Morris réprima un mouvement d’angoisse.

— Et cette femme ? poursuivit-il, cette étrangère ?

— La reine ! s’écria Pat en riant. Ah ! c’est là une bonne histoire, mon fils !… Figurez-vous que les gens de Galway l’ont prise pour Sa Majesté en personne… Jésus ! que nous avons ri, Mac-Diarmid !…

— Son nom ? sais-tu son nom ? demanda Morris qui retenait sa patience, prête à lui échapper.

— Ah ! son nom, répliqua Pat, on ne l’appelait que la reine, ou bien encore mistress O’Connell… C’est une femme de Londres ! elle boit du rhum comme vous boiriez de l’eau…

L’œil de Morris devint plus attentif.

— Attendez done ! s’écria l’ancien valet de ferme, voilà son nom qui me revient : elle s’appelle Mary.

Pat s’interrompit ; Morris l’écoutait bouche béante.

— Mary Good…, poursuivit le paysan ; Mary Hood…

— Mary Wood ! prononça Morris d’une voix creuse.

Pat frappa dans ses mains.

— C’est cela ! c’est cela ! s’écria-t-il.

Il se reprit à parler du bon souper qu’il avait fait, et de cette fameuse eau-de-vie de France dont le souvenir devait lui rester toute sa vie, vécût-il cent cinquante ans, naboclish !

Morris ne l’écoutait plus ; il était immobile et droit, une main appuyée contre son front.

Au bout de quelques minutes, il sortit sans prononcer une parole.

Pat le suivit un instant du regard à travers une des fentes de la porte ; puis il revint à l’intérieur de sa retraite et but un bon coup de potteen.

— Ça ne vaut pas l’eau-de-vie de France, grommela-t-il ; mais ça se laisse avaler… Quant à Morris, le bon cœur, je crois bien qu’il a un grain de folie dans la tête… Tous les Mac-Diarmid en sont là… Musha ! c’est aujourd’hui qu’on juge le vieux Mill’s ! il faut que j’aille à Galway pour voir ça !…

Avant de partir, il prit un pain sous chaque bras, et se dirigea vers le premier étage de la tour occidentale pour servir le déjeuner du monstre.

Par la fenêtre de cette chambre, où se trouvait le coffre mobile, il aperçut un homme qui escaladait la clôture du parc et prenait sa course à travers les arbres, en se dirigeant du côté de la baie. Il reconnut le carrick sombre et le long shillelah de Morris.

Il secoua gravement sa tête pointue qui disparaissait presque sous les masses ébouriffées de sa chevelure.

— C’est pourtant vrai ! grommela-t-il. Le pauvre jeune maître est fou, que Dieu le bénisse !

Morris s’était engagé sous le couvert ; il disparut bientôt derrière les arbres.

Aujourd’hui comme la veille, il s’était mis en mouvement poussé par un invincible besoin d’agir, mais sans se rendre un compte exact de ce qu’il allait faire.

Le nom de Mary Wood, prononcé tout à l’heure, éveillait bien en lui des espoirs nouveaux. C’était vers cette femme, complice du crime de Montrath, que devaient désormais se diriger tous ses efforts ; il n’y avait vis-à-vis de cette créature ni pitié ni ménagements possibles ; tous moyens étaient bons pour la contraindre. Mais comment parvenir jusqu’à elle ?

Déjà Morris avait essayé, avant de connaître son nom. Les obstacles qu’il n’avait pu vaincre hier se dressaient ce matin devant lui.

Mary Wood restait protégée par les fortes murailles de Montrath et par une armée de valets.

En sortant des ruines de Diarmid, Morris prit sa course vers le château neuf. Il n’avait aucun dessein formé, seulement il voulait tenter une dernière bataille.

L’entrée principale du manoir, qui regardait le pays de Connemara et les Mamturcks, était close, Morris se prit à rôder autour de la grille, longea la muraille occidentale et arriva en vue du parc.

Ses yeux parcoururent d’abord la seconde façade donnant sur le bois ; il aperçut une porte entr’ouverte, nul valet ne se montrait aux alentours.

Morris suivit la grille jusqu’à l’endroit où elle joignait le mur d’enceinte ; il s’accrocha des pieds et des mains aux saillies de la muraille et en gagna le faite.

Au moment où il allait se glisser de l’autre côté pour essayer de s’introduire par la porte ouverte, il distingua au loin, entre les troncs des arbres du parc, deux femmes qui se hâtaient vers le bas de la montagne.

Il demeura un instant indécis. L’occasion perdue d’entrer au château pouvait ne point se représenter. Mais si l’une de ces femmes était Mary Wood !…

Elles étaient trop loin déjà pour que l’on pût reconnaître leur tournure. Elles se montraient par derrière, et chaque seconde les éloignait davantage.

Morris, à cheval sur le mur d’enceinte, les regardait de tous ses yeux. Il éprouva bientôt ce qui arrive toujours lorsque l’esprit avide s’élance vers un objet en même temps que le regard. Il ne vit plus la réalité, mais bien une sorte de fantôme, évoqué par son imagination en fièvre. Ces femmes, qui fuyaient comme deux imperceptibles points dans le vaste paysage, prirent tout à coup pour lui des proportions distinctes. L’une d’elles lui sembla être Mary Wood, et dès que cette pensée eut trouvé accès dans son cerveau, elle le domina complètement.

C’était bien la femme qu’il avait rencontrée la veille sur le galet ; il reconnaissait sa démarche virile et jusqu’à l’éclat choquant de son excentrique toilette.

Il sauta en bas de la muraille et se mit à courir de toute sa force. Il n’y avait plus en lui l’ombre d’un doute. Il eût juré sur son salut que l’ancienne servante était là au bas de la montagne.

Morris était un des plus agiles garçons du Connaught. En toute autre circonstance, il eût rejoint bien vite les deux fugitives ; mais ce matin ses jambes avaient perdu leur force et leur souplesse. La position qu’il avait gardée durant son long sommeil laissait à ses muscles une roideur obstinée. Chacun de ses pas était un effort, et lui, l’infatigable, sentait déjà, au bout de quelques minutes, la lassitude peser sur ses jarrets alourdis.

Il allait toujours néanmoins. Les deux femmes disparurent à ses yeux derrière les arbres, à un détour de la route. Quand il ne les vit plus, sa certitude devint plus entêtée ; quelques efforts, et il allait rejoindre cette femme qui tenait entre ses mains la vie de Jessy !

Lorsqu’il atteignit l’angle du chemin où avaient disparu les deux femmes, il les chercha sur la route qui se développait maintenant devant lui à perte de vue.

Il n’aperçut rien, si ce n’est une voiture du pays, traînée par quatre chevaux, et cahotant au grand trot sur la route de Galway.

Il n’était pas temps d’hésiter. Morris, sans ralentir un seul instant sa course, se jeta sur les traces de la voiture. Son agilité lui revenait. Le mouvement assouplissait ses jointures roidies, et, à mesure qu’il s’échauffait, il ne sentait plus sa fatigue.

La voiture avait sur lui une large avance, mais c’est un rude chemin qui mène du bourg de Kilkerran à Galway. La voiture sautait à chaque instant sur de rugueux quartiers de rocs ; de grandes racines, appartenant à des arbres coupés depuis longtemps, se jetaient effrontément en travers de la voie ; les roues tombaient dans de profondes ornières, et, n’eût été la vaillance proverbiale des chevaux irlandais, la malheureuse carriole fût restée, à coup sûr, dans un des mille trous de la route.

Morris gagnait du terrain. Le versant abrupt de quelqu’une des montées qui dentellent la côte lui cachait bien souvent voiture et chevaux ; mais quand il arrivait au sommet, il revoyait l’équipage plus proche, et il prenait du cœur.

À moitié chemin de Galway, entre Russavil et Turbach, une côte plus rapide mit au pas les quatre chevaux irlandais. C’était le moment pour Morris, qui gravit la montée à la course. Quand la voiture, parvenue au sommet de la colline, se dessina sur le ciel gris, Morris n’en était plus qu’à deux cents pas environ.

Encore les quatre chevaux s’arrêtèrent-ils pour souffler d’un commun accord.

Morris brandit son shillelah, et prit un dernier élan. Mais à cet instant même une tête sortit de la portière et jeta un regard inquiet sur la route parcourue.

C’était une femme jolie et frêle, au visage souffrant. Morris ne l’avait jamais vue.

En apercevant un homme courant à toute vitesse et sur le point d’atteindre la voiture, la jeune femme poussa un grand cri. Elle se pencha en dehors de la portière, et dit quelques mots à un Irlandais chevelu qui faisait office de postillon. Le fouet claqua, sillonnant les côtes ruisselantes des chevaux.

La voiture s’ébranla au galop, et glissa comme un trait sur la descente. La jeune femme avait quitté la portière.

Quand Morris toucha le sommet de la côte à son tour, la voiture était tout en bas, tout en bas, à une distance plus grande que jamais…

Le jeune maître s’arrèta, abasourdi. La sueur inondait sa joue, où se collaient les mèches humides de ses grands cheveux.

Il s’appuya sur son bâton et resta immobile, durant une seconde, à regarder la voiture qui s’éloignait toujours.

Il n’avait plus guère d’espoir de l’atteindre, et d’ailleurs Mary Wood y était-elle ? Ses doutes revenaient, à cause de cette figure inconnue qu’il venait d’apercevoir.

Mais Mac-Diarmid ne savait pas hésiter longtemps.

— Il y a deux femmes, se dit-il, et je n’en ai vu qu’une… Mary Wood est l’autre !

Il reprit sa course avec une ardeur nouvelle. Le postillon irlandais fouettait maintenant ses chevaux à tour de bras et les poussait tant qu’il pouvait.

Aux montées, Morris regagnait un peu de terrain qu’il reperdait aux descentes ; la distance entre lui et la voiture ne variait pas sensiblement désormais.

Néanmoins il gardait sa volonté obstinée ; il espérait en la longueur même de la route. Si francs du collier que soient les petits chevaux du Connaught, deux ou trois heures de grand trot sur un chemin rocheux, défoncé, presque impraticable, devaient bien avoir raison enfin de leur ardeur. Morris mesurait sa course et ménageait ses forces.

Son calcul était juste. Lorsque les chevaux s’engagèrent dans les terrains bas et marécageux qui entourent Galway au nord et à l’ouest, ils ralentirent le trot, et Morris avait repris tout son avantage au moment où la voiture dépassait les premières maisons de la ville.

Mais ici les circonstances changeaient. En pleine campagne, Morris, à supposer qu’il eût été le plus fort, aurait arrêté la voiture et parlé en maître. Dans les rues de Galway, ce moyen n’était plus de mise. Morris n’essaya plus de gagner les chevaux de vitesse, il les suivit seulement à distance, afin de connaitre la demeure de la prétendue Mary Wood.

Les faubourgs et les rues éloignées du centre étaient presque complétement déserts ; on voyait seulement çà et là quelque bonhomme attardé par l’àge, quelque commère effarée, se hâtant vers le milieu de la cité, en coupant au plus court par les rues de traverse. Jusqu’à la moitié du Claddagh, Morris ne rencontra qu’une seule femme, allant en sens contraire ; cette femme portait la mante rouge des campagnardes ; elle courait, ramenant de la main sur son visage les bords de son capuce.

À la vue de Morris, elle sembla hésiter. Sans ce mouvement, le jeune maître ne l’eût sans doute point aperçue. Il la remarqua justement à cause du soin qu’elle prit à se cacher.

Au lieu de continuer sa route vers les portes de la ville, elle se jeta précipitamment, dans une des ruelles environnantes.

Morris s’arrêta un instant étonné.

— Ellen ! cria-t-il.

L’inconnue tressaillit faiblement, mais elle ne se retourna point.

Morris ne prit pas le temps de l’appeler une seconde fois. La voiture allait tourner l’angle du Claddagh. Il continua sa poursuite.

Sa préoccupation était trop grande pour qu’il pût songer longtemps à la rencontre qu’il venait de faire. Peut-être d’ailleurs s’était-il trompé…

Il venait de chasser cette idée, lorsqu’une seconde mante rouge apparut à une centaine de pas devant lui. Ce vêtement lourd et ample donne à toutes les femmes qui le portent une tournure semblable. Morris pensa de nouveau à Ellen, et, sans ralentir sa course, il jeta son regard perçant sur cette autre inconnue.

Elle venait de s’arrêter devant une maison de grande apparence, au-devant de laquelle veillaient deux factionnaires. Elle monta le perron et franchit la haute porte ouverte.

À travers cette porte, on apercevait plusieurs officiers de dragons en tenue, et au milieu d’eux le lieutenant-colonel Brazer.

Le nom de Kate vint aux lèvres de Morris stupéfait…

Kate Neale, si c’était elle, s’élança tout droit vers Brazer et lui adressa la parole.

Morris aurait voulu en voir davantage ; mais la voiture ! la voiture qu’il allait perdre !…

Il s’élança de nouveau. Les faubourgs étaient franchis. On apercevait au bout de la rue les murailles hautes et carrées du Lynch’s-castle. Des groupes nombreux se montraient maintenant cà et là, toujours plus épais, à mesure qu’on approchait de la maison de ville.

La voiture déboucha enfin sur une petite place de forme irrégulière qu’encombrait une foule murmurante et agitée. Le nom de Mac-Diarmid vint frapper à plusieurs reprises l’oreille de Morris, qui enfonça son chapeau sur ses yeux pour n’être point reconnu.

Il voulait se glisser inaperçu et suivre la voiture, dont la marche ralentie perçait péniblement les rangs de la foule.

Mais les bords étroits du chapeau irlandais ne pouvaient longtemps lui servir de voile.

— Morris ! Morris ! murmura-t-on bientôt de toutes parts.

Ce n’était point le joyeux cri de bienvenue qui accueillait d’ordinaire sa présence : il y avait dans les voix une sorte de compassion timide et triste.

Morris faisait la sourde oreille, emporté par sa poursuite obstinée.

Mais tout à coup il s’arrêta court.

Il venait d’entendre dans un groupe de montagnards une voix qui disait :

— Voici le bon Morris, que Dieu le bénisse !…

Il vient assister son vieux père, qui a grand besoin de consolations !

Morris jeta autour de lui son regard, comme un homme qui s’éveille. Il était devant le tribunal de Galway. Cette foule assemblée lui parlait de son père, assis en ce moment sans doute sur le banc des accusés.

De son père qui l’attendait !

Son cerveau, empli de pensées navrantes, fut faible au premier instant contre cette atteinte nouvelle. Il avait presque oublié, tant l’idée de Jessy s’était emparée exclusivement de son cœur !

C’était l’heure. Mill’s, le saint vieillard, accusait peut-être son absence à ce moment suprême. Mais Jessy, mon Dieu ! Jessy ! fallait-il abandonner volontairement cette chance de la sauver, poursuivie avec tant d’ardeur ?…

Ses deux mains pressèrent son front, baigné d’une sueur froide.

— Oh ! le digne fils ! disaient les bonnes gens ; que la Vierge vous protége, Morris Mac-Diarmid ! Le mains de Morris retombèrent le long de ses flancs ; ses yeux égarés parcoururent la place.

Pendant qu’il hésitait, la voiture avait disparu.

Sa poitrine rendit un gémissement sourd. Instinctivement et malgré sa volonté, il fit un mouvement pour s’élancer encore, mais la main de fer de sa conscience l’arrêta. À travers le flot de la foule respectueuse et recueillie, il se dirigea vers la porte du tribunal,

Ses frères étaient à leur poste depuis longtemps. Ils ne pouvaient point s’expliquer son absence de la ferme durant la nuit précédente, et murmuraient déjà de son retard. Le vieux Mill’s lui donna sa main.

Soyez le bienvenu, mon fils Morris, lui dit-il.

Mac-Foote, Daws, Gib et les deux enfants entraient à ce moment. Les débats commencèrent.

La déposition du coupeur de tourbe fut accueillie dans l’auditoire par de menaçants murmures ; mais il suffit toujours de la baguette d’un constable pour réduire au silence les pauvres gens du Connaught. La foule se tut bientôt, et les deux enfants, répétant naïvement la leçon apprise, purent consommer la perte du vieux Mill’s.

Celui-ci écoutait, calme, grave, résigné. Il imposait silence à ses fils, dont l’indignation voulait éclater.

— Que Dieu vous pardonne, Gib, mon ami ! dit-il au coupeur de tourbe, qui se rasseyait, pâle et tremblant, sur le banc des témoins. Votre mensonge va me tuer… mais je suis bien vieux et j’ai eu le temps d’apprendre à mourir… Gib Roe, mon pauvre homme, puissiez-vous être le dernier Irlandais que la misère pousse au parjure !

Gib avait la tête baissée, et son souffle râlait. Su et Paddy se cachaient derrière lui.

L’attorney de la couronne se leva et secoua gravement les crins de sa perruque blanchâtre.

La voix trainante et emphatique de l’huissier ordonna le silence.

L’attorney, qui était un homme éloquent, s’attacha d’abord à démontrer que la population irlandaise dérivait d’une colonie milésienne, débarquée en Hibernie à une époque qu’il précisa et que nous ne savons point. De ce triomphant argument, et à l’aide d’une transition subtilement ménagée, il passa aux crimes de Rome, la monstrueuse courtisane, assise sur sept collines. Il effleura la loi des céréales, donna une chiquenaude au bill des collèges, et parvint à placer entre deux une description épique et passablement réussie de la bataille de la Boyne.

En conséquence de ces choses, il requit la peine de mort contre Mill’s Mac-Diarmid.

Le médecin Fitz-Roy, le banquier Bullion, le professeur Hull, hulliste, et les autres membres du jury convinrent volontiers entre eux qu’ils n’avaient jamais entendu de réquisitoire plus remarquable.

Mac-Foote applaudit malgré la consigne, le bailli Payne se frotta les mains, et l’alderman de service ronfla d’une façon tout admirative.

Joshua Daws lui-même donna un signe non équivoque d’approbation. Quant à Fenella, elle écrivit sur son album :

« Perruque comme à Londres. — Race milésienne. — Crimes des papes, etc. — Glorieuse bataille de la Boyne, gagnée par les protestants en l’an 1690. »

Devant ce succès universel, la tâche du bon avocat Picklock devenait fort malaisée. Il se leva néanmoins et débita tout d’une haleine, avec des gestes impossibles, un exorde où il prouva clairement que les géants avaient existé, puisqu’ils avaient creusé les grottes de Kilkée. Quant à la bataille de la Boyne, il déclara nettement que son intention n’était point de nier ce beau fait d’armes. Il ajouta que l’occasion lui semblait opportune pour réparer un oubli de son honorable adversaire, et il blâma de toute son énergie le bill incendiaire de Maynooth. Cela le conduisit naturellement à cette cruelle épidémie qui ravageait les plantations des pommes de terre sur toute la surface de l’Irlande. Suivant son opinion, il était difficile d’attribuer ce malheur à une autre cause qu’à la faiblesse déplorable de sir Robert Peel. Après avoir injurié suffisamment O’Connell, les Français, le président Polk et Napoléon, il termina en recommandant l’accusé à la haute clémence du jury.

Le président fit lever le vieux Mill’s, et lui demanda s’il n’avait rien à ajouter pour sa défense.

— Je suis innocent, répondit Mill’s dont le regard, ferme et serein, tomba sur le coupeur de tourbe.

Celui-ci, depuis la fin de sa déposition, avait l’angoisse peinte sur la figure. Il restait immobile, affaissé sur lui-même et comme anéanti sous le poids de son remords.

Bien qu’il n’osât point se tourner vers le banc des accusés, il sentit le regard du vieux Mill’s et tressaillit comme si un couteau fût entré dans son cœur. Sa bouche s’ouvrit ; les paroles s’y pressaient en foule ; il n’avait plus la force de persister dans son parjure. Mais, au moment où il allait parler peut-être, la voix sèche et pédante de Joshua Daws se fit entendre à son oreille :

— Les faux témoins sont pendus ici comme à Londres, disait-elle ; et ce serait pitié pour ces pauvres petits !…

Gib se voila la face derrière ses longs cheveux, et se tut...........................

Le jury avait été unanime pour prononcer un verdict de mort.

La foule s’écoulait dans un sombre silence. Mill’s Mac-Diarmid, escorté du farouche Allan et du doux porte-clefs Nicholas, qui souriait benoîtement, traversait les couloirs intérieurs du tribunal, encombrés par la cohue bavarde des bas officiers de justice.

Ses cinq fils le suivaient.

Au moment où Morris, qui marchait le dernier, allait s’engager dans l’escalier de sortie, un doigt se posa légèrement sur son épaule. Il se retourna et se trouva en présence de cette belle jeune fille qui s’était mise une fois entre sa poitrine et le couteau de maître Allan, dans la prison de Galway.

— J’étais là, dit-elle de sa voix douce que l’émotion faisait trembler ; ils ont condamné votre père innocent… mais je n’ai point oublié ma promesse.

— Soyez bénie ! répliqua Morris, et Dieu veuille que votre pouvoir égale votre bonté angélique !

Les yeux de Francès étaient fixés sur les siens, pensifs et tristes.

— Morris Mac-Diarmid, reprit-elle, vous avez aimé d’amour une jeune fille qui s’appelait Jessy O’Brien ?

Morris joignit ses mains sans répondre. Ce nom de Jessy réveillait toutes les tortures de son âme.

— Vous l’aimez encore ? reprit Francès. Répondez-moi ! répondez-moi !

Morris mit sa main sur son cœur. Sa poitrine oppressée ne donnait point passage à ses paroles.

— Oh ! oui, je l’aime ! dit-il enfin. Morte ou vivante, je l’aimerai toujours.

Les grands yeux bleus de Francès se levèrent, humides, vers le ciel.

Elle mit sa main blanche sur le bras de Morris.

— Elle sera heureuse, murmura-t-elle si bas que Mac-Diarmid ne l’entendit point.

Un groupe d’officiers de justice arrivait vers l’escalier, causant et riant.

Sauvons d’abord votre père, reprit Francès ; ensuite…

— Ensuite ? répéta Morris qui se sentait venir un vague espoir.

Francès eut un beau sourire et fit un signe d’adieu.

— Nous nous reverrons bientôt, dit-elle. Morris voulait interroger encore, mais la jeune fille se perdait déjà sous la sombre voûte de la galerie, et il n’y avait plus auprès de Morris qu’une demi-douzaine de suppôts de justice qui s’entretenaient bien joyeusement de la pendaison prochaine…


VII

Quatre tricks.


Mickey, Sam, Larry et Owen avaient quitté la ferme dès le matin, pour se rendre à Galway, auprès de leur père. Avant de laisser partir son mari, Kate Neale lui avait fait jurer encore que ni lui ni ses frères n’étaient affiliés aux ribbonmen.

Chez une autre, cette préoccupation constante aurait paru peut-être suspecte ; mais il était si naturel que la pauvre Kate fût heureuse de savoir les Mac-Diarmid innocents du meurtre de son père ! Elle aimait tant Owen !… Son cœur eût saigné si cruellement à le soupçonner du crime qui l’avait faite orpheline !

Owen Ja rassura par de nouveaux serments. Lorsqu’il lui mit au front le baiser d’adieu, il ne s’aperçut point qu’il y avait sur son doux visage comme un reflet de résolution sombre et forte.

Il suivit ses frères. Kate resta dans la chambre où le corps de Dan avait été exposé la nuit précédente.

Jermyn aussi demeura dans la salle commune ; il refusa de se joindre à ses frères pour le pieux devoir qu’ils allaient remplir, comme il avait refusé quelques heures auparavant de suivre le cortége qui conduisait Dan au cimetière.

Il était assis sur la paille, et ne bougeait point. Sa figure, naguère encore intelligente et vive, n’exprimait plus qu’une morne apathie ; ses traits si délicats et si beaux avaient pris un aspect de rudesse sauvage mélée de lourde inertie.

Il semblait ne point penser, et végétait, idiot, sur son tas de paille.

Kate s’était assise au pied du lit conjugal. Elle attendit quelques minutes, immobile et plongée dans une absorbante méditation. Un quart d’heure après le départ d’Owen elle se leva, et mit sa mante pour sortir.

— Il le faut ! murmura-t-elle ; si Luke Neale, mon père, revient encore me visiter la nuit, ce ne sera plus pour me reprocher d’avoir laissé sa mort sans vengeance !

Elle traversa la salle commune sans rien dire à Jermyn, qui ne la vit même pas, et prit à son tour le chemin de Galway.

Elle suivit les quatre Mac-Diarmid à un mille de distance environ.

À un mille derrière elle, Ellen se dirigeait aussi vers la capitale du comté.

L’heiress n’avait eu garde de passer par la salle commune. La fenêtre de sa chambre s’ouvrait sur la campagne et ne présentait qu’un faible obstacle à franchir. Ellen sortit par cette voie, après avoir donné au major un breuvage calmant qui le tint assoupi sur sa couche.

La petite Peggy lui avait promis de veiller sur le blessé, de ne point quitter la chambre et de n’ouvrir la porte sous aucun prétexte.

Les Mac-Diarmid, comme nous l’avons vu, entrèrent au tribunal. Kate s’introduisit dans la demeure du colonel Brazer. Ellen parcourut la ville et s’informa, auprès des protestants surtout, de ce qui regardait le major.

Kate trouva Brazer au milieu des officiers qui obéissaient la veille encore à Percy Mortimer.

— Je suis la fille de Luke Neale, assassiné par les Molly-Maguires, lui dit-elle, et je sais où les Molly-Maguires se rassemblent.

Brazer, à cette ouverture, adoucit l’expression de son rude visage et fit entrer la jeune femme dans son appartement. C’était un vieux soldat comme on en voit beaucoup, jaloux à l’excès, étroit d’esprit et de cœur, mais prudent et brave. Il interrogea longuement la fille de Luke Neale ; il la retourna, comme on dit, dans tous les sens, et mit sa véracité à l’épreuve avec une certaine adresse.

— Qui vous a dit cela, belle enfant ? demanda-t-il enfin.

— Je l’ai vu, répondit Kate.

— Et comment saurons-nous que les ribbonmen sont rassemblés à leur rendez-vous ?

— Quand ils doivent se réunir, le feu brille sur Ranach-Head depuis neuf heures du soir jusqu’à minuit… Envoyez un navire avec des soldats jeter l’ancre en vue du cap… Quand le feu s’allumera, les soldats débarqueront… et les meurtriers seront punis.

Brazer réfléchit un instant.

— Et qui me répond de vous ? demanda-t-il encore.

— Ma vie, répliqua la jeune femme. Je consens à rester ici jusqu’à ce que mon père soit vengé.

Il n’y avait point à s’y méprendre, le visage de Kate, tranquille et résolu, peignait énergiquement la sincérité ; le vieux soldat l’examina un instant à la dérobée, puis il se frotta les mains en souriant.

— Vous êtes une sujette fidèle de sa très-gracieuse Majesté, ma jolie enfant, dit-il. Bien que je ne mette point en doute la véracité de vos paroles, vous resterez avec nous, parce qu’il nous faut un gage pour la sureté des soldats de la reine… Si ce misérable Percy, ajouta-t-il entre ses dents, avait pris cette précaution, nous n’aurions pas à regretter aujourd’hui la mort de tant de braves !

Il agita une sonnette ; un valet se présenta qui conduisit Kate Neale dans une chambre, où elle fut enfermée.

Dès qu’on l’eut laissée seule, la pauvre jeune femme sentit sa résolution fléchir tout à coup. Un doute poignant lui traversa le cœur. Elle se prit à pleurer et à trembler.

Le coup était porté ! En ce moment elle eût voulu le retenir, car la pensée lui vint qu’Owen l’avait peut-être trompée…

Owen ! oh ! si cette révélation allait lui être fatale !…

La solitude où elle se trouvait pesait sur son âme comme un poids de plomb ; une vague terreur l’oppressait ; elle voulut prier, mais quelque chose était entre elle et Dieu qu’elle sentait sourd à sa voix suppliante…

Vers cette même heure où Kate se désolait dans sa prison, Ellen remontait le Claddagh pour regagner la ferme de Mac-Diarmid. Elle n’avait pu obtenir tous les renseignements qu’elle était venue chercher, mais elle savait que la haine victorieuse des ennemis de Mortimer s’apprêtait à saisir cette occasion de vengeance. Se présenter en ce moment à Galway, c’eût été, de la part du major, braver un danger certain et redoutable.

Tout en revenant vers les Mamturcks, Ellen creusait son esprit et lui demandait un moyen de salut. Elle avait encore deux ou trois heures de la trêve jurée par Jermyn ; mais une fois ce délai expiré, il était impossible de laisser le major à la ferme. Elle avait épuisé contre le dernier des Mac-Diarmid tous les moyens de résistance ; cette trêve elle-même, surprise en un moment de passion délirante, Jermyn la regrettait sans doute, et sa rage s’augmentait de sa passagère impuissance.

Il fallait éloigner Mortimer, il le fallait à tout prix. Mais où le conduire ?

À cette question Ellen ne pouvait point répondre.

Elle hâtait sa marche cependant, inquiète et redoutant les dangers qu’avait pu faire naître son absence.

Jusqu’à un demi-mille de la ferme, elle suivit la route ordinaire ; à cet endroit, quittant le chemin battu, elle fit un long circuit à travers champs pour tromper l’espionnage possible de Jermyn.

Mais c’était là chose bien difficile ! L’anéantissement où nous avons vu Jermyn avait pris fin, remplacé par un nouvel et ardent accès de fièvre.

Tourmenté par une agitation sans but et à laquelle il ne pouvait point résister, Jermyn était sorti de la maison et s’était couché sur l’herbe au milieu du petit bosquet voisin de la ferme.

De cet endroit il pouvait voir la fenêtre de l’heiress.

Cette fenêtre, fermée à demi, ne laissait point pénétrer le regard à l’intérieur. Mais quel besoin Jermyn avait-il de voir ? que pouvait-il apprendre encore ?

Ses yeux restaient cependant obstinément fixés sur la croisée. Et, tout en la contemplant, il se disait avec ce subtil instinct de la haine jalouse :

— Tandis que je veillais à la porte, on aurait pu fuir par cette fenêtre…

Cette pensée avait à peine eu le temps de se formuler au dedans de lui-même, lorsqu’il aperçut l’heiress qui se glissait entre les bas arbres du bosquet, et s’approchait de la maison avec précaution.

Il tressaillit. C’était comme la réalisation immédiate de sa crainte tardivement venue. Ellen avait dû sortir par la fenêtre : le major était-il encore dans la maison ?…

Ellen parvint, en étouffant de son mieux le bruit de ses pas, jusqu’à la croisée. Elle en poussa l’unique battant, et rentra dans sa chambre.

Le regard de Jermyn se fit aigu et perçant comme la pointe d’un stylet, pour y entrer après elle.

Mais le jour, brillant au dehors, s’assombrissait à l’intérieur de la maison ; Jermyn ne put rien voir. La fenêtre se referma.

Jermyn eût donné la moitié de son sang pour savoir si son ennemi était là encore sous sa main et pris comme en un piége. L’idée que le major avait pu s’évader le transportait de rage.

Il demeurait à son poste pourtant, et interrogeait le soleil, dont la marche lui semblait bien longue, attendant l’heure où la trêve accordée allait expirer…

Un assez long espace de temps s’écoula. Il était deux heures après minuit environ lorsque Jermyn avait vendu sa vengeance pour un baiser, pour un baiser qui brůlait sa bouche encore et dont le souvenir mettait en son cœur de douloureuses délices.

Maintenant le soleil achevait la première moitié de sa course.

Il fallait attendre encore. Deux heures, deux longues heures !

Jermyn attendait, l’œil fixé toujours sur la chambre de l’heiress.

La fenètre refermée se rouvrit lentement, et le noble visage d’Ellen s’y montra, penché en dehors.

Elle regardait tout autour d’elle avec inquiétude et fouillait chaque recoin du bosquet. Jermyn s’était coulé derrière un arbre.

Examen fait, l’heiress rentra dans la chambre et reparut quelques secondes après, soutenant les pas chancelants du major.

Percy était bien changé. Il ne se ressemblait plus à lui-même, et vous n’eussiez point reconnu ce fier soldat qui faisait si mâle figure à la tête de ses robustes cavaliers. Ses joues, que le repos du lit et la fièvre avaient un instant colorées, se creusaient plus livides. Son front s’inclinait ; ses yeux agrandis avaient éteint les rayons de leurs prunelles. Il avait l’air d’un vivant fantôme.

Mais Jermyn n’eut point pitié. Ce souffle de vie qui restait à Mortimer, Jermyn l’enviait ; il lui fallait les quelques gouttes de sang qui n’avaient pas coulé par les nombreuses blessures du Saxon.

Il le dévorait d’un regard avide ; il étreignait convulsivement l’arbre qui le cachait, pour se retenir à quelque chose et ne point bondir sur sa proie.

Ellen pensait avoir parcouru de l’œil tous les recoins du bois et croyait le dernier des Mac-Diarmid dans la salle commune. Elle avait l’espoir peint sur le visage ; son beau sourire encourageait la faiblesse du major. Elle le soutenait comme une fille tendre appuie la fatigue de son père ; elle lui disait de ces douces paroles qui, tombant d’une bouche aimée, sont comme un souverain baume et sauraient galvaniser jusqu’à l’agonie.

Ellen, légère et forte, avait franchi par deux fois, en se jouant, l’appui de la fenêtre ; mais il fallut bien des tentatives vaines avant que le major pût mettre son pied sur le sol libre de la campagne. Ellen le souleva presque entre ses bras, et ce fut seulement grâce à son secours que ce premier obstacle fut enfin surmonté.

Ils s’arrêtèrent un instant pour que le major pût reprendre haleine, puis ils commencèrent à descendre la montagne, en se dirigeant vers le pays de Connemara et la mer.

Jermyn, toujours collé à son arbre, les couvait d’un œil ardent.

Le bras d’Ellen entourait la taille du major, qui se penchait bien souvent vers sa belle compagne. Ils tournaient tous deux le dos à Jermyn. Mais Jermyn devinait de tendres regards échangés, de caressantes paroles, de l’amour, de l’amour !…

Et son visage se contractait violemment. Il devenait fou.

Quand Ellen et le major furent arrivés à moitié chemin du bas de la montagne, Jermyn quitta son poste et s’élança vers la maison, où il entra. Il en ressortit l’instant d’après avec ce même fusil qui la veille avait blessé le major.

— Cette fois, dit-il en apostrophant l’arme qu’il brandissait au-dessus de sa tête, c’est en plein cœur que tu frapperas !…

. . . . . . . . . . . . . . . .

Les cinq Mac-Diarmid, qui venaient d’assister à la condamnation du vieux Mill’s, étaient réunis dans la maison de Mahony le Brûleur, à l’angle du Claddagh de Galway.

Ils étaient assis tous les cinq autour de la table boiteuse qui occupait le milieu de la chambre. Le géant se tenait à l’écart, auprès de sa femme et de ses enfants, qui, sur son ordre exprès, gardaient le silence et ne bougeaient pas.

La femme, pauvre créature à la mine souffreteuse, vaquait aux soins de son ménage indigent ; les enfants, couverts de haillons, regardaient craintivement ces cinq étrangers qui venaient s’emparer de leur demeure et mettre fin à leurs jeux. Mahony, assis sur une escabelle, avait les bras croisés, et son visage gardait sa lourde insouciance.

Il était deux heures après midi.

Les Mac-Diarmid causaient à voix basse. De longs silences venaient couper leur entretien.

— Il faut que le sort décide entre nous, dit Morris, dont le visage redevenu calme voilait comme un masque épais le trouble désespéré de son cœur. Chacun de nous a un droit égal.

— Tirons au sort, répondirent les autres.

— Mahony, reprit Morris en élevant la voix, as-tu des cartes ?

Le géant crut avoir mal entendu.

— Des cartes ? répéta-t-il ; avez-vous le temps de jouer, mes garçons ?… On dit par la ville que les juges veulent brusquer l’exécution, dans la crainte d’un soulèvement… Avant que le soleil de demain ne se lève, on dit que le vieux Mill’s aura autour du cou la corde du gibet… Que Dieu le protège, le digne chrétien !… À votre place, je ne songerais guère à jouer en ce moment, mes fils !

― Envoie acheter des cartes, dit Morris.

Le géant se leva et sortit en grommelant.

Quand il fut parti, Mickey prit la parole.

— Morris, dit-il, vous êtes resté absent toute la journée d’hier et toute la nuit. Vous ne savez pas ce qui s’est passé dans notre maison… Notre frère Dan est mort.

Morris se signa. Il y avait au fond de son âme trop de douleurs amassées pour que cette douleur nouvelle pût trouver le défaut de sa fermeté reconquise.

Que Dieu ait l’âme de notre frère, répliqua-t-il ; le tronc, Mac-Diarmid, perd ses branches une à une… Heureux ceux qui s’en vont les premiers, ils n’assisteront point à la ruine de notre famille !…

Il se tut. Tandis qu’il récitait mentalement la prière due aux morts, ses frères gardaient autour de lui un morne silence.

— Et Jermyn ? reprit Morris après quelques instants ; pourquoi n’est-il pas ici ?

— Jermyn est à la ferme, étendu sur notre couche commune, répliqua Mickey.

Est-il donc blessé ?

Blessé au ceur… Dieu l’a puni d’avoir osé regarder la noble Ellen… Jermyn a oublié son père et ses frères… Nous ne sommes plus que cinq Mac-Diarmid.

Mahony rentrait en ce moment. Il jeta sur la table un paquet de cartes, et reprit place sur son escabelle.

Mickey déchira le papier qui entourait les cartes et les mêla.

— Le dernier gagnant restera là-bas, dit Morris. Mon frère Mickey, donnez les cartes, je vous prie, et dépêchons-nous, car les portes de la prison se ferment après le coucher du soleil.

Mickey distribua cinq jeux, de cinq cartes chacun, puis il retourna l’atout.

— À vous d’abattre, Sam, dit-il.

La curiosité du géant commençait à être excitée. Malgré la lenteur pesante de son intelligence, il commençait à voir dans cette partie engagée si bizarrement autre chose qu’un passe-temps frivole.

Il se leva, et de la place où il était sa grande taille domina la table et les joueurs.

Les enfants, à bout de patience, et ennuyés de la sagesse qu’on leur imposait, brûlaient d’envie de voir. Ils se glissèrent doucement et entourèrent la table, tâchant de fourrer leurs têtes blondes entre les joueurs et de regarder.

Il n’y avait que la pauvre femme qui ne prit aucun intérêt à cette scène. Elle ne comptait pas encore trente ans ; son visage, qui avait dû être beau, gardait les traces presque effacées de la vivacité irlandaise ; mais il n’y avait plus en elle ni jeunesse ni ressort. Tant de privations avaient pesé sur elle ! elle avait tant souffert ! Les cris de ses enfants, qui demandaient du pain, lui avaient tiré tant de larmes !…

Sam abattit la carte. Le jeu était une sorte de mouche, fort usitée dans les comtés de l’ouest, et pour laquelle le nombre des joueurs est indifférent.

Sam fit la première levée, puis la seconde, puis la troisième. Il avait gagné le trick.

— Je sais bien que, parmi mes frères, il y en a qui valent mieux que moi, dit-il avec tristesse ; mais j’aurais voulu être choisi par le sort, et je promets que ma tâche eût été accomplie comme il faut !

Larry mêla les cartes et donna quatre jeux. Sam était désormais en dehors.

Les cinq Mac-Diarmid avaient au cœur la même intrépidité. Si l’un d’eux était plus brave encore que les autres, c’était assurément Morris, et cependant lui seul ne désirait point gagner cette partie, dont l’enjeu était un périlleux et sacré devoir. Il enviait Sam au fond de son cœur et souhaitait ardemment que le second trick le mit hors de combat. Il songeait à Jessy.

Le second trick marchait ; ce fut Owen qui le gagna.

Morris prit les cartes à son tour. Le géant s’avança d’un pas pour regarder mieux, et, dans ce même but, les enfants se dressèrent sur la pointe de leurs pieds.

Larry gagna le troisième trick. Mickey et Morris restèrent seuls en présence.

Morris pâlit.

Mickey le regarda fixement, et mit le jeu de cartes sur la table.

— Mon frère, dit-il, Dieu m’avait fait l’aîné de notre famille. Vous valiez mieux que moi : je vous ai reconnu pour mon chef… Je ne vous ai jamais rien demandé en échange. Payez-moi aujourd’hui, mon frère Morris, et faites comme si j’avais gagné la partie.

Morris hésita un instant.

— Non, répondit-il enfin d’une voix grave ; il s’agit de mort peut-être, et le sort doit décider entre nous, mon frère Mickey.

La tête du géant s’élevait à présent, avidement curieuse, au-dessus de la table. Les enfants regardaient bouche béante. Les trois Mac-Diarmid qui ne jouaient plus avaient les yeux fixés sur le paquet de cartes.

Cette scène, que chacun aurait pu prendre, au début, pour indifférente et frivole, devenait solennelle et terrible.

Un silence profond régnait dans la pauvre demeure.

Mickey reprit les cartes et les brouilla lentement. Quand il eut donné, il releva son jeu et fit un geste de joie.

— J’ai gagné ! dit-il.

— Peut-être, répliqua Morris qui jeta sur ses cartes un regard de résignation triste.

On joua le coup. Mickey fit deux levées et Morris trois.

— Le bon Morris a gagné ! dit la grosse voix du géant qui frappa ses mains l’une contre l’autre.

La tête de Morris se pencha sur sa poitrine. Les quatre frères le regardaient, étonnés.

— Morris, dit Mickey avec rancune, votre victoire vous pèse, on le voit… laissez l’un de nous se mettre à votre place.

Morris releva la tête, et Mickey n’osa point poursuivre.

— Éloignez-vous, Mahony, dit le jeune maître, et faites éloigner vos enfants.

Le géant obéit.

Morris tira de son sein le paquet de linge sur lequel la pauvre Jessy avait tracé sa plainte.

― Chacun de vous, dit-il, eût accepté avec joie la mission que je vais accomplir, je le sais… mais puisqu’elle m’est échue, je la garde ; et si je n’en remercie pas le sort comme vous l’eussiez fait à ma place, mon frère Mickey, c’est que j’avais une autre tâche où il s’agissait de vie encore… d’une vie bien chère.

Morris s’arrêta et approcha de sa lèvre le paquet de linge. Ses frères l’interrogeaient d’un regard curieux.

— Jessy n’est point morte, reprit Morris.

Mickey secoua la tête d’un air incrédule.

— J’ai vu sa tombe là-bas, dit-il.

― Sa tombe est un mensonge, répliqua Morris ; elle vit… elle nous appelle à son secours.

Il étendit sur la table les linges couverts d’écriture.

— Lisez ! dit-il.

Les Mac-Diarmid se penchèrent et purent reconnaître d’un coup d’œil la main de leur jeune parente.

― Le temps nous presse, reprit Morris, et la lettre de Jessy est longue… Je vais vous dire en quelques mots ce qu’elle souffre, et vous comprendrez pourquoi je n’ai point applaudi quand Dieu m’a désigné pour le travail de cette nuit.

Il avait lu bien des fois depuis la veille les lignes tracées sur les lambeaux de linge. Chacun des détails du supplice lent et cruel que subissait sa fiancée était gravé au fond de sa mémoire. Il prit la parole d’une voix basse et brève, avec la résolution d’abréger son récit. Mais l’émotion l’emporta ; il peignit la souffrance de la pauvre fille avec son cœur d’amant, et quand il se tut, il y avait des larmes dans les yeux de ses frères.

Mickey lui tendit la main au travers de la table.

— Vous êtes son fiancé, Mac-Diarmid, dit-il. En quelque lieu que soit la prison inconnue, c’est à vous de la sauver !… Encore une fois, laissez l’un de nous prendre votre place pour cette nuit.

Les autres frères se joignirent à Mickey. Morris fut quelques secondes avant de répondre ; un incarnat vif avait remplacé la pâleur de son front.

— La tâche m’est échue, répéta-t-il enfin d’un ton ferme, je l’accomplirai !… Vous voici quatre hommes jeunes et forts qui l’aimez comme moi et qui ferez tout pour la sauver… J’ai oublié notre bon père durant un jour et une nuit, pour ne songer qu’à elle. Dieu m’envoie l’occasion d’expier cet oubli : je connais mon devoir… Mais vous, frères, vous qui, dans quelques heures, allez être libres, promettez-moi de faire ce que j’avais résolu pour la sauver !

— Nous le jurons d’avance, s’écrièrent les Mac-Diarmid ; parlez, Morris, et ordonnez… vous serez obéi…

Le jeune maître se recueillit un instant, puis il reprit la parole à voix basse, comme s’il eût craint d’être entendu par d’autres que par ses frères. C’était un soin superflu ; la femme de Mahony partageait entre ses enfants muets le maigre repas du milieu du jour ; quant au Brûleur, il se tenait à l’écart, silencieux et immobile. Il eût cru pécher grandement en cherchant à pénétrer un secret que Mac-Diarmid semblait vouloir cacher.

— M’avez-vous compris ? demanda Morris en achevant son explication.

— Oui, frère, répondit Mickey. Le feu brûlera ce soir sur Ranach-Head, et si quelqu’un sait au château de Montrath où est la prison de notre pauvre parente, celui-là nous dira son secret, je vous le jure, ou bien malheur à lui !

Merci, dit Morris ; je compte sur vous et je suis tranquille… S’il est possible de la sauver, vous la sauverez… À présent, il est l’heure d’agir, préparons-nous.

Les cinq Mac-Diarmid resserrèrent leur cercle, afin d’échanger encore quelques paroles à voix basse, puis Morris se leva.

Il appela Mahony ; le géant se mit aussitôt sur ses pieds et s’avança, obéissant, vers la table.

Morris mesura de l’œil la carrure herculéenne de ses larges épaules.

— Mahony, lui dit-il, serais-tu bien capable de porter un homme sur tes épaules d’ici à la ferme de Diarmid ?

— C’est selon quel homme, répondit le Brûleur.

Mickey était le plus grand des cinq frères ; Morris le désigna du doigt.

— Un homme comme cela, dit-il.

Le brûleur examina un instant Mickey, dont la haute taille et la corpulence accusaient un poids considérable.

— Il y a loin d’ici à la ferme, grommela-t-il.

Tout en parlant, et pour rendre son appréciation plus positive, il prit Mickey à revers et le jeta sur son dos comme un sac de pommes de terre.

— Il y a loin, répéta-t-il, et le garçon est lourd… Mais si ça vous oblige, Mac-Diarmid, je le ferai.

— Tu es sûr de le pouvoir ?

— J’en suis sûr.

Morris lui prit la main et la serra.

— Viens avec nous, dit-il.

Mahony se dirigea vers la porte sans répliquer, et les cinq frères le suivirent.

Dès qu’ils furent partis, les enfants à demi nus poussèrent un long cri de joie et s’élancèrent sur les cartes abandonnées. Leur bruyant babil, contenu pendant plus d’une heure, emplit la chambre naguère silencieuse. La femme poursuivait sa besogne, toujours muette et morne ; ce bruit soudain semblait ne point affecter son oreille.

Les cinq Mac-Diarmid et le Brûleur traversèrent la ville d’un pas pressé, en se dirigeant vers la prison. Sur leur passage bien des voix s’élevèrent pour les saluer ou pour les plaindre ; mais ils ne s’arrêtèrent pas une seule fois en chemin.

Lorsqu’ils furent arrivés dans la rue droite et boueuse sur laquelle s’ouvre la porte de la prison, Morris mit quelques pièces d’argent dans la main de Mahony.

— Achète des gâteaux d’avoine, dit-il, des pommes de terre, une poitrine de porc et quatre cruches de wiskey.

— Ah ! ah ! murmura Mahony, vous allez fêter le dernier jour !

— Va vite, continua Morris sans répondre ; nous t’attendrons à la porte…

Mahony fit jouer ses longues jambes et disparut à l’angle de la rue.

Morris entra dans une petite boutique de pharmacien sombre, basse, misérable, et dont l’aspect prouvait que les pauvres gens de Galway savaient fort bien vivre et mourir sans le secours de la médecine…

— Bonjour, bonjour, Mac-Diarmid, dit l’apothicaire, qui était un homme très-plaisant ; votre père a eu du malheur ce matin, mon pauvre garçon… Venez-vous chercher un remède contre la corde ?

Morris jeta deux schellings sur le comptoir, et prononça quelques paroles d’une voix qui coupa court aux plaisanteries du joyeux pharmacien.

— Sur ma foi ! Mac-Diarmid, grommela-t-il, je n’ai pas voulu vous offenser, mon fils !… Le vieux Mill’s était un brave homme après tout, bien qu’il ne soit jamais entré dans ma boutique… Mais pourquoi diable a-t-il brûlé cette ferme là-bas ?… Vous autres montagnards, vous êtes des démons… Morris, donnez-moi encore six pence, voilà votre affaire.

Morris prit le petit paquet qu’on lui présentait et paya le surplus.

Ses frères l’attendaient debout devant la prison.

Mahony revint bientôt, portant dans un grand panier les provisions achetées. Il toucha l’épaule de Morris, et lui dit tout bas :

— Ils sont déjà pris !…

— De qui parles-tu ?

— Des coquins, begorra !… de Gib Roe, le traître, et des deux petites couleuvres !… Dites cela au vieux Mill′s, Morris… Je vous promets qu’ils mourront avant lui, dussé-je les étrangler tous les trois de ma main.

Morris lui montra un des bancs de pierre placés aux deux côtés de la porte :

— Assieds-toi là, dit-il au lieu de répondre, et attends… Quand mes frères sortiront, tu feras ce que Mickey t’ordonnera.

Le Brûleur s’assit, étonné de l’accueil froid que l’on faisait à sa bonne nouvelle.

Mickey avait soulevé le marteau de la prison. Le chien de maître Allan aboya bruyamment de l’autre côté de la porte, et la grosse clef grinça dans la serrure rouillée.

La bonne figure de maître Nicholas se montra sur le seuil.

— Jésus ! s’écria-t-il ; qu’est-ce que c’est que tout cela ? Bonjour, Mickey ; bonjour, Morris ! Sam, Larry, Owen ; salut, mes enfants chéris !… Je ne sais pas trop si je dois vous laisser entrer tous ensemble.

— Nous venons faire avec notre père, dit Morris, le repas du dernier jour.

— C’est juste, c’est bien juste, répliqua le porte-clefs. Ah ! les dignes enfants que vous êtes, et le bon père que vous avez ! Entrez, Morris ! entrez, Mickey ! entrez tous, mes chéris !… John, ajouta-t-il en s’adressant à un gardien, allez demander respectueusement à maître Allan, de ma part, si je puis introduire ces jolis garçons auprès de leur excellent père.

Les Mac-Diarmid avaient déposé en dedans de la porte les pains d’avoine, les pommes de terre, la chair de porc, mets seigneurial, et qui n’était de mise que dans une circonstance aussi solennelle, et les quatre cruches de wiskey.

Le lourd battant de chêne s’était refermé sur Mahony, qui attendait à son poste.


VIII

Le dernier jour.


Le chien de maître Allan, qui était presque aussi peu civilisé que ses maîtres, tirait sur sa grosse chaîne et hurlait contre les Mac-Diarmid, en ouvrant une gueule énorme.

— La paix ! mon petit ami, lui disait le bon Nicholas tout doucement ; ces honnêtes garçons font presque partie de la maison… Ne vous formalisez pas, Morris, je vous prie, ni vous non plus, Mickey, Sam et les autres… Ma foi ! mes fils, vous avez là du wiskey dont l’odeur fait du bien !

Il se pencha sur l’une des cruches, et, sous prétexte de sentir, il en huma une forte gorgée.

— Que faites-vous là, Nicholas ? gronda derrière lui la voix redoutable de maître Allan.

Le porte-clefs se releva confus.

— On ne sait pas ce que la malveillance pourrait introduire dans la prison de Galway.…, balbutia-t-il.

Maître Allan lui imposa silence d’un geste rude, et s’approcha des cruches à son tour. Il choisit la plus pleine, la souleva, et but à sa soif.

— Voilà de passable wiskey, dit-il en tendant la cruche à Nicholas ; portez cela chez ma femme, maître Adams… Merci, Morris, d’avoir pensé à nous.

Les Mac-Diarmid ne discutèrent point cet impôt que le geôlier levait sur leurs provisions. Celui-ci reprit :

— Il y avait longtemps qu’on n’avait fêté le dernier jour à la prison de Galway… Entrez, mes garçons !… mais soyez retournés au diable avant le coucher du soleil, ou je ferme les portes sur vous. Que Dieu damne les papistes !

Chacun des cinq frères prit sa part des provisions, et ils se dirigèrent, sous la conduite du porte-clefs Nicholas, vers la cellule du vieux Mill’s.

Dans les dortoirs communs qu’ils étaient forcés de traverser, les prisonniers s’agitaient curieusement, et sur leur passage, un murmure confus s’élevait où dominaient ces mots :

Le dernier jour ! le dernier jour !

Il est un usage dont les traces se retrouvent par tous pays et qui consiste à prendre en pitié les dernières fantaisies du condamné qui va mourir. Ce sentiment de passagère et vaine compassion règne depuis des siècles dans toutes les prisons de l’Europe. À l’homme bien portant et dispos dont la loi va trancher la vie dans quelques heures, il est d’usage de ne rien refuser.

En Irlande, cette coutume est, comme bien d’autres, poussée à sa plus extrême expression. Il ne s’agit plus là de satisfaire un caprice isolé, mais bien de passer joyeusement les heures qui précèdent la mort.

Le condamné a le choix entre un confesseur et l’orgie. Il est douteux qu’un geôlier eût le droit de refuser l’entrée aux convives du dernier jour[2] ou de mettre arrêt sur les vivres qui vont composer ce repas suprême.

Si le prisonnier est trop pauvre et trop dépourvu d’amis pour s’héberger lui-même, la geôle lui doit un petit morceau de viande, comme au jour de Noël, et une ample cruche de wiskey.

Telle est la règle. Les cinq frères ne couraient donc aucun risque d’être arrêtés au début de leur entreprise.

Nicholas ouvrit la porte de la cellule.

— Voilà de la compagnie, vieux Mills, dit-il gaiement. Vous allez vous en donner ce soir, mon camarade !… Allons ! allons ! il faut bien que chacun ait ses bons moments dans la vie… Amusez-vous bien, mes chéris, Si vous me gardez un verre de wiskey, je viendrai chercher les cinq garçons un quart d’heure avant la fermeture des portes…

Les cinq jeunes gens étaient seuls avec leur père.

— Soyez les bienvenus, enfants, dit le vieillard, qui mit un baiser au front de chacun d’eux ; je vous remercie de la joie que vous apportez à mon dernier repas.

— Père, nous vous avons obéi, répliqua Morris ; puisque vous n’avez pas voulu être sauvé, nous venons demander votre bénédiction et vous dire l’adieu.

Sam et Owen arrachèrent les draps du lit et les étendirent par terre. Sur cette nappe ils rangèrent les pains d’avoine et les pommes de terre chaudes. Au milieu ils placèrent la poitrine de porc.

Les yeux du vieillard étaient devenus pensifs.

— Dieu aura pitié de moi, murmura-t-il, et me recevra en sa miséricorde… Cette mort que je subis n’est pas le fait de ma volonté… Ne me dites point cela, enfants, car je suis bien vieux, et j’ai besoin de tout ce qui me reste de courage… J’obéis à la loi, suivant que nous l’ordonnent nos prêtres et notre père O’Connell.

— Votre volonté sera faite, répliqua Morris, et nous ne prononcerons plus une parole qui ait trait à ce sujet… Prenez place, Mac-Diarmid ; mes frères, asseyez-vous.

On avait jeté à terre la paillasse du lit. Le vieillard, Morris et Mickey se placèrent sur ce siège ; les trois autres frères s’assirent sur le sol.

Avant de toucher aux mets, Mill’s compta du regard ses enfants qui l’entouraient, et le calme austère de son visage se voila de tristesse.

— J’avais espéré voir tous ceux que j’aime réunis à ce dernier repas, dit-il. Mais il y a bien des absents !… La noble Ellen a-t-elle oublié son vieux père ?

À cette question personne ne répondit.

Mill’s attendit quelques instants, puis il reprit :

— Elle a craint peut-être les tristesses de la séparation… Je prie Dieu qu’il protège la fille de la race sainte des rois… Je suis sûr de l’avoir aimée et respectée comme je devais durant ma vie… Quand je serai auprès de Dieu, je lui parlerai d’elle… Où sont Natty, Dan et Jermyn ?

— Natty est malade, répondit Morris.

— Où sont Dan et Jermyn ? répéta le vieillard.

Les cinq frères baissèrent les yeux et se turent.

Un silence suivit. Puis le vieux Mills prononça les paroles latines du Benedicite, et l’on ne parla plus des absents.

Le repas commença. Il régnait dans l’air, à ce moment, quelque chose de solennel et de lugubre. Les cinq frères trouvaient à peine la force de porter les morceaux à leur bouche. Le vieillard seul mangeait comme aux jours écoulés, où l’heure du soir rassemblait toute la famille autour de la table commune.

La fenêtre était ouverte. Le soleil jouait dans le grêle feuillage des petits arbres qui plantaient la cour. Au delà de ces arbres, on voyait la maison neuve où la courtoisie du juge Mac-Foote avait logé Daws et sa famille.

À l’une des fenêtres de cette maison, un blanc rideau de mousseline, collé contre les carreaux, s’agitait parfois doucement. Parfois il se soulevait à demi, et l’on aurait pu voir à l’ombre de ses plis diaphanes une charmante figure de jeune fille, dont l’œil bleu se fixait avec mélancolie sur la croisée étroite de la prison…

Les verres s’emplirent de wiskey et d’eau pour la première fois.

— À la santé de notre père O’Connell ! dit le vieux Mills.

Tout le monde but. Les jeunes gens restèrent froids, mais un peu de sang monta au visage du vieillard.

— Il y avait bien longtemps que la liqueur de nos montagnes n’avait touché mes lèvres, reprit-il. Enfants, faites-moi raison encore… je porte la santé de ma chère fille Ellen !

Les verres s’emplirent de wiskey pur et se vidèrent.

— Allons ! de la joie, fils de Diarmid ! s’écria le vieillard dont l’œil s’animait peu à peu ; pourquoi restez-vous tristes et mornes devant moi ?… Nos pères mouraient au combat, et je fais comme nos pères, puisque je succombe en cette lutte de l’Irlande opprimée contre l’infâme Angleterre !… Buvez, Morris ! buvez, Mickey ! et vous tous, mes fils aimés !… il faut vous réjouir, car c’est une belle mort que celle de votre père !

— Notre père a raison, dit Morris, dont la voix démentait les paroles ; soyons joyeux et apprenons de lui à mourir pour l’Irlande.

Les autres frères voulurent parler à leur tour, mais les mots s’étouffaient dans leur gorge oppressée.

— Demain, reprit le vieillard, quand vous reverrez la noble heiress, dites-lui que j’aurais voulu baiser sa main chère avant de m’en aller de ce monde… dites-lui que je vous ai légué mon dévouement et mon amour… dites-lui qu’elle sera heureuse et grande et vénérés tant qu’un seul fils de Diarmid restera vivant !… Quant à Natty, à Dan et à Jermyn, dites-leur que j’ai pardonné leur absence… Natty et Dan sont de vaillants garçons… mon beau Jermyn sera un homme, j’espère… Oh ! que j’étais un heureux vieillard et que Dieu m’avait donné de dignes fils !

Sa voix trembla légèrement sur ces paroles, et cette émotion combattue alla remuer le cœur des jeunes gens.

Mills passa le revers de sa main sur son front.

— Vous souvient-il, Morris, reprit-il, d’un soir où Gib Roe vint à notre maison des Mamtureks ?… Nous étions bien pauvres en ce moment ; la récolte avait manqué ; il n’y avait plus de bestiaux derrière la corde… mais le pauvre Gib pleurait, parce que ses deux petits enfants mouraient de faim dans les bogs…

— Vous lui donnâtes tout ce qui vous restait, mon père, interrompit Morris.

— Vous lui donnâtes, ajouta Mickey, du pain pour nourrir ses enfants et des vêtements pour les couvrir…

— Et c’est lui qui vous a tué ! dit Owen.

Mills leva les yeux au ciel.

La colère était peinte sur les visages des jeunes gens, qui murmuraient des paroles de vengeance.

Morris seul restait calme comme son père.

— Comme il a dû souffrir, reprit le vieillard, avant de se déterminer à ce crime !… Comme ses pauvres enfants ont dû avoir faim souvent et longtemps ! Avez-vous vu dans la salle du tribunal la pâleur de Gib et les petits visages amaigris des enfants ?… Oh ! la misère ! la misère ! qui tue notre belle Irlande et qui la déshonore !

Le front de Mills se courba ; un instant il demeura muet.

Quand il reprit la parole, ce fut pour exiger d’un ton d’autorité le pardon du coupeur de tourbe et de ses deux enfants.

— Mes fils, dit-il ensuite en redressant sa belle tête de patriarche, vous êtes tous des hommes à présent et vous n’avez plus besoin de moi pour guider votre marche dans la vie… Je sais : que vous êtes de dignes chrétiens et de braves cœurs… En mourant, je n’ai qu’une recommandation à vous faire : aimez l’Irlande comme une mère chérie ; donnez-lui les forces de votre corps et les élans de votre cœur… Vivez pour elle ; mourez pour elle !

Il repoussa le mets qui était devant lui, et joignit ses mains blanchies par la longue oisiveté de la prison.

— L’Irlande ! répéta-t-il avec un accent qui peignait toute sa passionnée tendresse ; l’Irlande ! la terre sacrée que Dieu châtie aujourd’hui dans sa justice, mais qu’il relèvera demain !… Vous vivrez assez, enfants heureux, pour voir la jeune splendeur de la patrie !.… Car nous vaincrons, je vous le dis, je vous le dis ! et Dieu donne la vérité aux paroles de ceux qui vont mourir… De Londonderry à Cork et de Dublin à l’embouchure du Shannon, il y aura des Irlandais libres et riches… La sainte religion catholique sera reine, et l’hérésie vaincue ira cacher sa honte au delà de la mer. Les lois ne nous viendront plus de Londres, la cité criminelle et corrompue ; c’est à Dublin que siégeront nos parlements reconquis… L’Irlande, redevenue une nation, aura son drapeau antique et son vieux cri de guerre… Oh ! bien heureux ! bien heureux ceux qui verront la noble Érin s’éveiller de son long sommeil et chasser le Saxon maudit qui souille les murs illustres des manoirs de nos pères !… Travaillez, travaillez, enfants ! soyez patients et forts ! le salut de la patrie est aux mains de ses fils !

Les traits de Mills rayonnaient d’un enthousiasme inspiré. Sa voix vibrait, sonore et puissante. Les cinq frères écoutaient, dominés et saisis d’une sorte de crédulité superstitieuse.

— Cette voix de leur père, incliné au bord de sa tombe, était pour eux comme la voix d’un prophète.

Le vieillard se tourna vers le portrait de Daniel O’Connell, collé aux pierres de la muraille.

— Toutes ces choses arrivent, reprit-il ; je le crois, je le sais, puisque Dieu nous a envoyé, dans sa pitié souveraine, ce grand et pacifique sauveur… Les temps d’épreuves sont accomplis, et ce dur eselavage où les pères ont vécu, les fils délivrés refuseront d’y croire… Que de gloire, enfants ! que de force, que de bonheur dans l’avenir !…

Il leva son verre jusqu’à ses lèvres, et but en s’inclinant silencieusement devant l’image d’O’Connell.

Puis il repoussa de la main son verre vide.

— Mes lèvres ne toucheront plus une goutte de cette liqueur, dit-il. J’ai bu ma dernière santé… Maintenant, mes fils, nous allons nous séparer… S’il est vrai que les magistrats aient avancé l’instant de ma mort, je veux donner les heures qui me restent au salut de mon âme.

Aux premières paroles du vieillard, Morris avait tressailli vivement, comme un homme surpris au milieu de sa rêverie par l’heure qui sonne et qui lui rappelle tout à coup un devoir omis.

Ses frères et lui échangèrent des regards inquiets. Le soleil baissait à l’horizon et glissait ses rayons obliques jusque dans l’intérieur de la cellule.

Au dehors on entendait les voix murmurantes des prisonniers répandus dans les cours et dans les préaux pour la récréation du soir.

La figure de jeune fille était toujours derrière le rideau, à la croisée de la maison de Daws. Elle regardait, pensive et surprise, cet étrange festin qui se poursuivait sous ses yeux.

Parmi les convives de ce repas funèbre, il y en avait un surtout qu’elle ne perdait point de vue. Les heures s’étaient écoulées sans qu’elle s’aperçût de leur passage, et ses grands yeux bleus restaient fixés obstinément sur la figure pâlie de Morris Mac-Diarmid.

Pauvre Francès ! elle aussi était bien pâle ! À la place de ces riants et beaux espoirs qui lui donnaient naguère à rêver si doucement, il n’y avait plus en son cœur que tristesse.

Tout à coup son œil distrait devint plus attentif. Elle frotta du doigt la vitre, obscurcie par son haleine.

Morris venait de porter précipitamment la main à son sein et d’en retirer un objet dont Francès ne pouvait point distinguer la nature.

Il semblait à la jeune fille que Morris épiait les mouvements de son père. Et, en effet, ce dernier s’étant tourné vers la fenêtre pour reconnaître l’heure à la hauteur du soleil, Morris saisit vivement un verre, y déposa quelque chose et le remit sur la table.

— Mes fils, disait en ce moment le vieillard, il est temps de vous retirer.

Les Mac-Diarmid se levèrent,

Morris prit une cruche de wiskey pleine encore, et emplit les verres à la ronde.

— La rosée de nos montagnes est une amie perfide, dit le vieux Mills qui secoua en souriant sa tête blanchie. Je ne veux plus boire, mon fils Morris, parce que le prêtre va venir et qu’il me faut toute ma raison pour entendre parler de Dieu.

Un craintif embarras se peignit sur les traits des jeunes gens.

— Un dernier toast ! murmura Mickey.

— Non, répliqua Mills d’un ton ferme. Nous ne sommes pas à la maison des Mamturcks où le sommeil de la nuit dissipait les fumées du potteen… Je veillerai jusqu’au jour, et je veux toute ma force pour regarder en face ma dernière heure… Enfants, retirez-vous.

Les Mac-Diarmid demeuraient immobiles et les yeux baissés, Morris avait aux tempes des gouttes de sueur.

Il avait manqué l’occasion d’agir, et l’occasion perdue s’enfuyait ; il ne savait plus comment la ressaisir.

— Père, dit-il tout à coup, vous nous avez raconté souvent la fin héroïque de notre aïeul Patrick Mac-Diarmid, tué par le tyran George III, et qui, avant de mourir, provoqua ses douze fils à boire au salut de l’Irlande…

L’œil de Mills, qui était redevenu calme et grave, s’alluma soudain de nouveau.

Il saisit son verre plein et l’éleva au-dessus de sa tête.

— Patrick Mac-Diarmid fit cela, dit-il, c’est vrai !… et l’usquebaugh de ce dernier toast ne l’empêcha pas de mourir comme un saint, en baisant l’image de Jésus sur un crucifix… À genoux, enfants, à genoux !

Le vieillard se prosterna et mit la main sur son cœur.

Erin go braegh ! dit-il.

Et il avala son verre d’un trait.

Erin go braegh ! répétèrent les cinq Mac-Diarmid, dont les traits s’éclairèrent d’une joie subite.

La liqueur que le vieux Mills venait de boire contenait la poudre achetée par Morris chez l’apothicaire, au prix de deux schellings et six pence. Ce fut comme un coup de foudre. Le vieillard eut à peine le temps d’apercevoir la fraude pieuse employée par ses fils pour le sauver.

Il réussit pourtant à se lever sur ses pieds, mais ce fut pour retomber, vaincu, entre les bras de Morris qui l’étendit sur le matelas.

— Dépêchons, frères ! dit le jeune maître, Le jour baisse, et maître Nicholas va venir…

Morris ôta précipitamment son pantalon, sa veste et son carrick. En même temps les autres frères dépouillaient également, au plus vite, le vieillard endormi.

L’échange de vêtements fut fait en quelques minutes.

Morris, la tête enveloppée du bonnet de son père, s’assit dans un coin obscur et prit la pose habituelle du vieillard…

Celui-ci, dont les cheveux blancs se cachaient sous le collet relevé du carrick, fut pris à bras-le-corps par Sam et Mickey qui le soulevèrent.

Le jour baissait, baissait rapidement ; il ne régnait plus qu’une douteuse clarté dans la cellule…

On entendit bientôt dans le corridor le pas régulier et discret de maître Nicholas, qui mit sa grosse clef dans la serrure.

— Allons, mes bons amis, dit-il en ouvrant la porte, je vous ai donné un quart d’heure de plus que je n’aurais dû, et Dieu sait quelle gamme va chanter maître Allan !.…

Mickey lui répondit par un couplet du Lilliburo, et Owen feignit de chanceler comme un homme ivre…

Nicholas eut un rire paternel.

— À la bonne heure ! à la bonne heure ! dit-il. Les jolis garçons ont fêté comme il faut le dernier jour… et le vieux Mills a-t-il bien bu, le digne homme ?

Arrah ! soutenez donc notre frère Morris, Sam du diable ! s’écria Mickey ; vous voyez bien qu’il va tomber comme un sac de pommes de terre !

Nicholas n’avait point pris garde jusqu’alors au prétendu Morris, que ses frères portaient par la tête et par les pieds.

Il se prit les côtes à deux mains pour éclater de rire.

— L’excellent garçon ! s’écria-t-il. Oh ! oh ! oh ! le brave cœur !.… Est-il ivre ! est-il ivre !… on dirait un mort…

Il traversa la cellule et s’approcha du coin où le vrai Morris jouait le rôle de son père. Les Mac-Diarmid le suivirent d’un regard inquiet.

— Eh bien ! vieux Mills, reprit Nicholas en lui donnant une petite tape sur le ventre, voilà un joyeux last-time, mon papa !… Je suis bien sûr que vous vous en souviendrez jusqu’à l’heure de votre mort !.…

Le prétendu Mills poussa un grognement sourd,

— Ah ! ah ! ah ! fit le porte-clefs, comme il sent le wiskey !… Mais quel est le plus ivre de lui ou de Morris, vous autres ?…

Sam répondit en chantant à tue-tête le fameux : Oh ! Kathleen dear :

Oh ! Kathleen chère, depuis longtemps nous nous aimons !
Nous devrions bien nous connaître l’un l’autre :
Tout petits nous avions coutume de jouer ensemble
Le long des ruisseaux de la montagne et au milieu des bois…

Owen lui répliquait :

Robert Callaghan était un gentilhomme !
Son shillelah tournait, tournait,
Rompant les côtes et les bras,
Fêlant les crânes et broyant les poitrines.
Robert Callaghan aimait Molly, la petite fille aux blonds
[ cheveux…

— Seigneur ! Seigneur ! balbutiait le porte-clefs, étourdi à force de rire ; s’en sont-ils donné, les bons chrétiens !…

Sam reprenait en gesticulant et en pleurant :

Oh ! hâte-toi de partir, cher, pourquoi tardes-tu ?…
Dans la nuit froide et glacée de la jeune lune,
C’est la mort, amour, de rester !
Hâte-toi de quitter Darn-Lary…
C’est triste de se séparer, mais il le faut, adieu !

Mickey, tout en feignant de secouer rudement son vivant fardeau, entama d’une voix avinée le second couplet de ce chant, appelé vulgairement Ned of the hills, et qui est la légende d’Edmond O’Ryan, le partisan de la maison des Stuarts.

Maître Nicholas revint vers la table et inspecta le contenu des cruches.

Chut ! chut ! chut ! mes bons amis, dit-il ; un peu de silence, ou maître Allan va vous mettre sous clef !

Il se versa du wiskey dans deux verres et les vida coup sur coup avec une manifeste satisfaction.

Allons-nous-en, allons-nous-en ! reprit-il ; du diable si le bonhomme a besoin d’un prêtre dans l’état où il est !…

Sam et Mickey passèrent le seuil avec leur fardeau. Owen les suivit en chantant.

Ce fut de toutes parts, sur leur passage, tandis qu’ils traversaient les dortoirs et les salles communes, un concert de hourras et de joyeuses moqueries. On ne pouvait point se lasser d’admirer ces dignes fils qui s’étaient enivrés bel et bien pour célébrer la mort prochaine de leur père. Maître Allan lui-même, qui faisait sa ronde, adoucit la férocité de son regard pour leur souhaiter la bonne nuit.

L’excellent Nicholas n’avait jamais tant ri. Quand il les eut poussés dehors et que la lourde porte se fut refermée sur eux, il s’appuya contre la muraille pour s’en donner à son aise.

De l’autre côté de la porte, sur l’un des bancs de pierre, le géant Mahony était assis et attendait.

Mickey et Sam, malgré leur vigueur, étaient à bout de forces ; mais Mahony avait des muscles de taureau.

Il souleva le vieux Mill’s sans effort et le plaça sur ses épaules ; puis il enfila les rues de Galway à grandes enjambées.

 

Il faisait nuit noire. On entendait dans la prison silencieuse les aboiements sourds des dogues de garde, déchaînés dans les cours solitaires. Les prisonniers étaient rentrés et parqués depuis longtemps.

Morris Mac-Diarmid, assis sur l’escabelle unique qui meublait la cellule de son père, s’appuyait au montant de la croisée ouverte.

Cette croisée, étroite et donnant sur l’intérieur de la prison, n’avait point de barreaux de fer.

Morris était immobile ; son front se courbait sous le poids de sa méditation découragée.

Un bruit léger se fit dans la cour plantée d’arbres qui était au-dessous de lui. Le jeune maître n’y prit point garde.

— Morris ! prononça au dehors une voix douce et timidement contenue.

Morris ne bougea point. Il avait entendu, mais cet incident se mêlait aux illusions de son rêve.

Pour lui, c’était la voix mourante de Jessy qui l’appelait et qui lui demandait secours.

— Morris ! répétait-on cependant au dehors ; Morris ! Morris !

Le jeune maître se leva enfin et se pencha sur l’appui de la croisée.

— Qui m’appelle ? demanda-t-il.

— Vous ne savez pas mon nom, répondit la voix ; mais vous me connaissez… c’est moi qui vous avais promis de sauver votre père,

— Et comment savez-vous ?… voulut dire Morris.

— J’ai vu, répondit la voix, j’ai vu la fraude généreuse de votre dévouement… mais venez, Mac-Diarmid ; la fenêtre est basse, et je sais une issue qui vous conduira au dehors.

Morris hésitait. La voix reprit avec une impatience où il y avait de la tristesse :

— Venez, Mac-Diarmid, hâtez-vous !… il vous reste encore une personne chère à sauver !

Morris bondit sur l’appui de la croisée.

— Attachez vos draps ! s’écria la voix avec un accent d’épouvante.

Mais le jeune maître avait touché déjà le sol de la cour. Il se trouvait auprès de Francès.

Ils étaient émus tous les deux également, bien que pour des causes diverses, et leurs cœurs battaient à se briser.

Un instant ils restèrent tous deux incapables de parler.

Le bruit de la chute du prisonnier avait éveillé les dogues dans les préaux voisins, et un concert de hurlements sourds se faisait entendre de tous côtés.

Francès écoutait et tremblait. Morris recouvra le premier la parole.

— Voilà deux fois que vous me parlez d’elle, dit-il. Oh ! je vous en prie, dites-moi…

— Silence, au nom de Dieu ! interrompit la jeune fille dont la main froide se posa sur son bras ; venez… quand vous serez en sûreté, je vous dirai tout.

Elle l’entraîna, et ils commencèrent à traverser le préau, Ils essayaient d’étouffer le bruit de leurs pas, mais l’ouïe vigilante des dogues qui étaient éveillés ne pouvait être trompée, et des hurlements furieux emplissaient tous les préaux de la prison.

— Venez ! venez ! répétait Francès, sans plus savoir ce qu’elle disait.

Ils franchirent tous les deux la porte de la maison de Daws, que la jeune fille avait laissée ouverte. Instinctivement, elle la referma à double tour, puis elle s’engagea dans des corridors qu’elle connaissait à peine, et parvint, après bien des tâtonnements, à la porte de la rue, dont elle avait dérobé la clef pour sauver le vieux Mill’s Mac-Diarmid.

Elle sortit avec Morris dans la rue.

Celui-ci, absorbé par une seule pensée, ne songeait point à lui rendre grâce.

— Vous savez où elle est, dit-il, oh ! je vous en prie, parlez !…

Francès appuya sa main sur son cœur dont les battements désordonnés étouffaient sa voix.

— Puissiez-vous la sauver, Morris ! répliqua-t-elle enfin, et puisse-t-elle vous aimer !… Jessy O’Brien a été enfermée, sur l’ordre de George Montrath, par une femme nommée Mary Wood, dans la tour occidentale du vieux château de Diarmid.

Morris recula d’un pas, stupéfait et comme écrasé.

— Si près de moi ! murmura-t-il ; est-ce possible ?… Oh ! ne me trompez pas !…

Francès secoua lentement sa tête charmante, où sa mélancolie résignée mettait une expression angélique.

— Vous tromper ! dit-elle avec douceur. Oh non !… je l’aime, puisque vous l’aimez… et si Dieu écoute ma prière, elle sera heureuse pour vous faire heureux… Ne partez pas encore, ajouta-t-elle, je n’ai pas tout dit… un homme qui demeure dans les ruines, et qui se nomme Pat, je crois, est chargé de lui faire parvenir sa nourriture.

Le monstre !… murmura Morris, dont l’esprit s’éclairait à cette révélation soudaine.

— Cet homme vous dira, reprit Francès, par où l’on peut pénétrer dans la tombe murée… Allez maintenant, Mac-Diarmid, et que Dieu vous soit en aide !

Elle tendit sa main. L’obscurité empêcha Morris de voir ce mouvement, et il s’enfuit sans dire une parole, emporté par son ardent espoir.

La main de Francès retomba, lourde, le long de son flanc ; ses yeux se mouillèrent de larmes.


IX

En pleine poitrine.


La trêve accordée par Jermyn était expirée depuis longtemps déjà lorsque Ellen et le major arrivèrent au terme de leur course. La faiblesse de Percy était extrême ; Ellen elle-même, épuisée par deux nuits d’insomnie et les fatigues continuelles de ces deux derniers jours, avait grand’peine à soutenir les pas chancelants du major. Ils s’étaient arrêtés bien des fois en chemin.

Au moment où ils mirent le pied sur la grève, le soleil baissait déjà à l’horizon.

Chaque fois qu’ils s’étaient arrêtés sur la route, Ellen avait regardé derrière elle avec inquiétude, fouillant de l’œil la route parcourue, et craignant sans cesse de voir surgir quelque part dans la campagne la forme ennemie de Jermyn.

Elle n’avait rien aperçu de suspect jusqu’alors, et, à mesure que s’augmentait la distance qui la séparait des Mamturcks, elle prenait courage. La fuite du major était désormais assurée. Jermyn mettrait sans doute à le poursuivre toute l’activité de sa haine ; mais sa première pensée serait de courir sur le chemin de Galway, tandis que Percy, achevant sa route laborieuse, se reposerait à l’abri dans les grottes de Muyr.

Avant de s’engager parmi les roches couvertes de goëmon qui s’étendaient entre la grève et le galet servant de base à l’escalier de Ranach, Ellen jeta encore en arrière son regard attentif et perçant.

Elle ne vit rien, si ce n’est un léger mouvement dans le taillis qui bordait l’avenue du château de Montrath.

Les branches de ce taillis s’agitèrent un instant, puis redevinrent immobiles. Ce pouvait être quelque daim, bondissant sous le couvert ; ce pouvait être le vent du large…

Ellen se hâta néanmoins, et entraina le major d’un pas plus rapide vers la pointe du cap. Mortimer perdit à franchir ces roches glissantes ce qui lui restait de vigueur.

— Je ne puis plus avancer, dit-il.

Ellen mesura de l’œil la route ardue qui conduisait du galet aux grottes de Muyr ; il fallait toute l’agilité d’un homme robuste et dispos pour gravir ce sentier pierreux et coupé à pic. Ellen dut renoncer pour le moment à tout espoir d’atteindre les grottes.

— Nous sommes arrivés, répondit-elle, encore quelques pas, et nous allons trouver un sûr abri.

Elle se dirigea vers la fissure qui donnait entrée dans la galerie du Géant. Sur le point d’y pénétrer, elle eut un moment d’hésitation et d’effroi : dans quelques heures, en effet, les Molly-Maguires pouvaient venir à leur rendez-vous ordinaire.

Mais Ellen n’avait point le choix ; il fallait du repos à Mortimer que la fatigue accablait. D’ailleurs les galeries avaient tant de recoins cachés, tant de réduits obscurs et d’enfoncements inconnus aux Molly-Maguires eux-mêmes, que l’heiress n’eût point désespéré d’y dérober le major à tous les yeux, dans le cas même où une réunion des ribbonmen viendrait la surprendre à l’improviste.

Elle comptait bien en outre quitter cet abri avant la nuit tombée.

Durant cette longue route, Ellen avait employé toute l’éloquence de son amour à éloigner du major l’idée d’un retour immédiat à Galway. Elle lui avait rapporté les bruits recueillis par elle le matin même. Ces bruits, contradictoires et tout imprégnés de l’exagération populaire, arrivaient au vrai cependant lorsqu’ils parlaient de la haine envenimée du colonel Brazer et des autorités protestantes. Percy devait être mis en jugement selon les uns ; suivant les autres, on le passerait par les armes comme ayant été pris en flagrant délit de haute trahison, sans autre forme de procès.

Ces révélations produisirent sur le major l’effet qu’aurait dû prévoir la pauvre Ellen. Son énergie, un instant domptée par l’épuisement physique, se redressa plus fière devant cette menace. Il opposa aux supplications d’Ellen l’inflexible loi de l’honneur et sa volonté revenue.

Ellen céda. Il fut convenu seulement que le major attendrait la nuit afin de pouvoir se présenter de lui-même à ses juges, sans courir le risque d’être arrêté en chemin comme un criminel.

Ils devaient attendre le crépuscule du soir dans le souterrain et gagner Galway à l’aide des poneys qui paissent toute la nuit aux environs des fermes.

Les galeries du Géant n’ont point d’autre ouverture que la fente étroite qui donne sur le galet, au pied de Ranach-Head.

Seul, le major se fût égaré dans ces détours inconnus ; mais Ellen avait parcouru bien des fois avec un flambeau l’intérieur de la caverne ; elle pouvait s’y guider comme si le jour en eût éclairé les ténébreuses profondeurs.

Elle prit Mortimer par la main et le conduisit dans l’obscurité jusqu’à l’un des nombreux enfoncements creusés dans le roc. Elle étendit sa mante sur le sol, et ils s’assirent tous deux…

Ce n’était point un daim, bondissant sous le couvert, qui avait agité les branches du taillis, le long de la grande avenue du château de Montrath ; ce n’était point le vent du large…

Au moment où Ellen et le major, engagés dans les rochers, disparaissaient derrière la pointe du cap, la figure pâle de Jermyn Mac-Diarmid se montra entre les feuilles écartées.

Il suivait les deux amants depuis la ferme, mesurant son pas jeune et fort sur leur marche ralentie, se cachant derrière les troncs d’arbres de la route, rampant dans l’herbe quand il n’y avait point d’arbres, et se glissant derrière eux comme un de ces Indiens, chasseurs d’hommes, dont Cooper aime à poétiser la sauvage et terrible patience.

Il tenait à la main son fusil chargé.

Bien des fois, le long de la route, l’arme s’abaissa d’elle-même pour ainsi dire, cherchant du bout de son canon les endroits où le bras d’Ellen ne protégeait point le corps de Percy Mortimer.

Mais le doigt de Jermyn s’arrêtait toujours avant de presser la détente. Il sentait sa main trembler si fort ! Et l’heiress était si près du Saxon !

Au moment où les deux fugitifs se cachaient derrière les rochers qui protégent, comme d’énormes brise-lames, la base incessamment minée du cap, Jermyn sortit du taillis. Ses traits bouleversés peignaient l’angoisse de cette longue poursuite où chaque minute avait eu sa torture. Il y avait sur sa figure vieillie plus de souffrance encore que de haine. Depuis quatre heures, il voyait le bras d’Ellen soutenir les pas chancelants de son rival. Il voyait Ellen se pencher tendrement et prodiguer à cet homme ses caressants sourires. Et ce qu’il ne voyait pas ! les douces paroles qu’il devinait et qu’il eût payées au prix de tout son sang ! le silence ému, les battements jumeaux de ces cœurs qui se touchaient ! l’amour ! l’amour qu’il sentait couler à flots de l’une à l’autre de ces poitrines ! le bonheur d’autrui qui raillait son martyre !

Il se glissa contre les rochers à son tour, serrant convulsivement le canon de son fusil.

Il déboucha sur le galet, au moment même où l’uniforme de Percy disparaissait dans la fissure.

Ses lèvres se relevèrent en un amer sourire.

— Je savais bien qu’elle lui avait donné notre secret, murmura-t-il. Oh ! je savais bien, je savais bien !… on ne résiste pas quand on aime… N’ai-je pas trahi l’autre soir, sur un seul mot de sa bouche ?

Il mit la crosse de son fusil contre le sol et appuya sur le canon ses deux mains croisées. Son œil creusé se fixa, sombre et brûlant, sur l’ouverture des galeries.

— Elle, la fille de l’heir ! dit-il ; un Saxon ! que d’amour ! que d’amour !… et jamais je ne l’ai vue si belle !

Son corps eut un frissonnement violent. Il atteignit d’un bond la fissure, et s’y coula sans bruit.

Il rampa sur les pieds et sur les mains le long du boyau étroit ; il monta les trois degrés ménagés dans le roc, et sa tête dépassa les parois de la galerie.

Les voix des deux amants s’entendaient dans le silence du vaste souterrain. Ce n’étaient point des paroles de tendresse qu’ils échangeaient en ce moment. Il y avait chez Percy Mortimer une réaction vive contre sa récente apathie ; son fier courage revenait, faisant taire tout autre sentiment devant la voix de l’honneur.

— Je vous obéirai, Percy, disait Ellen ; ne savez-vous pas que votre volonté est la mienne ?… Dans quelques heures, vous serez à Galway, et Dieu veuille que votre innocence triomphe des embûches perfides de la haine !

— Ma présence seule suffira pour me justifier, répondait le major ; ne craignez rien, Ellen… demain, vers le milieu du jour, je serai aux grottes de Muyr, et je vous rendrai grâce pour tout l’amour que vous m’avez montré depuis hier. Demain nous serons heureux, reprit Mortimer. La lâche envie de mes ennemis sera vaincue, et je reviendrai tout à vous, mon Ellen !

— Que les heures vont me sembler longues jusque-là ! répondit l’heiress ; mais il faut que votre volonté soit faite… Dès que la nuit sera tombée, je sortirai pour aller chercher des chevaux au bas de la montagne. Je reviendrai, poursuivit Ellen, et vous ne m’attendrez pas longtemps… Nous partirons… car vous voulez bien que je vous accompagne, n’est-ce pas ?

La bouche de Percy rendit un son en touchant la main de l’heiress.

Jermyn s’enfuit. Il alla se mettre en embuscade dans les rochers, à quelques pas de l’ouverture des galeries, et il attendit.

À l’intérieur du souterrain on ne parlait plus. Ellen se taisait pour laisser reposer le major, et comme la fatigue l’accablait elle-même, elle subit bientôt l’effet de ce silence. Sa tête s’appuya sur le sein de Percy. Elle dormait.

Mortimer ne l’imitait point. Il sentait ses forces revenir, et un monde de pensées s’agitait dans son cerveau.

Il repassait un à un, dans sa mémoire, les événements de ces deux jours. Son esprit était froid, lucide, positif, comme avant ce dernier choc moral qui l’avait jeté violemment hors de sa voie. Il établissait le compte de ses dangers et de ses espoirs avec rigueur, sans crainte ni faiblesse. Il savait le nombre et le pouvoir de ses ennemis à qui sa chute apparente donnait contre lui de terribles armes ; mais il savait la force de la vérité, soutenue par un vaillant vouloir. Il comptait sur l’appui du gouvernement, qui avait en lui une confiance absolue.

On pouvait l’attaquer, le blesser, l’abattre momentanément, mais on ne pouvait pas le vaincre tout à fait.

Cette conviction, qui grandissait en lui, exaltait son courage. Il avait hâte de se trouver en face de ses adversaires et de braver la ligue de leurs rancunes impuissantes.

Il attendait que la nuit fût venue. Le temps passait. Ellen ne s’éveillait point.

Percy se repliait sur lui-même, pour tromper son impatience croissante. Il revenait aux heures écoulées et si pleines de ces deux derniers jours.

Partout, au milieu de ces dangers, renouvelés sans cesse, il retrouvait Ellen veillant sur lui comme un ange sauveur. Il se voyait revivre aux lueurs de son beau sourire ; il se souvenait de ces paroles chères coulant comme un baume sur son épuisement ; il pressait doucement contre son sein la tête de l’heiress endormie.

Son amour n’était point de ceux qui éclatent fougueusement ou dont la flamme ardente dévore le cœur comme un incendie. C’était un amour profond et grave, ennobli par le respect et digne en tout de la belle âme de l’heiress.

Percy l’aimait comme elle devait être aimée ; de cette tendresse pure, élevée, sérieuse, que l’âge cimente et que la mort seule peut briser.

En ce moment, Percy se réjouissait de lui devoir la vie. Il était jeune, et si positif que soit un esprit, l’espoir riant s’y glisse à de certaines heures et secoue au-devant de l’avenir son voile tout étoilé de promesses. Mortimer entrevoyait dans le lointain les joies pures de l’union désirée, les jours tranquilles, le silencieux bonheur.

Ses mains s’égaraient dans la molle chevelure d’Ellen.

Mais tout à coup une pensée vint à la traverse de sa rêverie.

Ellen, par trop d’amour, l’avait trompé déjà deux fois. Le jour précédent, après le combat dans le bog, elle lui avait promis de le conduire à Galway, et il s’était éveillé dans une chambre inconnue. Ce matin même, il avait cru se diriger vers la ville, et les sentiers ignorés où l’avait guidé l’heiress aboutissaient à cette grotte lointaine…

Si Ellen allait essayer de le tromper encore !

Quelle puissance un jour de retard donnerait aux manœuvres de ses ennemis ameutés !

La respiration d’Ellen, égale et douce, annonçait un sommeil profond…

Au dehors, Jermyn veillait. La nuit était tout à fait tombée. Le vent se levait violent ; de gros nuages noirs couvraient le ciel.

La mer se brisait avec furie sur les rochers voisins ; il faisait tempête. Les ténèbres étaient si profondes que les profils gigantesques de la colonnade de Ranach ne se détachaient plus sur le ciel noir.

Une brume épaisse, qui luttait encore contre les premiers efforts de l’orage, ensevelissait la côte.

Jermyn grelottait dans le trou du roc qui lui servait de cachette.

Autour de lui, le brouillard s’étendait comme une muraille impénétrable à l’œil. À quelques pieds de lui, toute chose devenait invisible.

Il attendait, immobile et patient. Il attendait depuis bien longtemps…

Un bruit se fit enfin du côté de l’entrée des galeries. Jermyn devint attentif, et son regard le voile de brume qui s’étendait autour de lui.

Mais c’était en un moment où le vent, apaisé pour quelques minutes, sommeillait avant de faire rage. Le brouillard était opaque comme un mur de pierre. Jermyn ne vit rien.

Le bruit entendu s’éloignait de l’ouverture des galeries, c’était un pas timide qui s’avançait, irrésolu, dans l’ombre. On ne suivait aucune direction précise ; on semblait tâtonner et sonder le brouillard…

Jermyn devinait Ellen, et les yeux de son esprit la reconnaissaient, malgré la brume épaissie.

— Elle ne trouve plus sa route, se disait-il ; elle va s’égarer plus d’une fois dans les roches !…

Il s’interrompit, parce que les pas venaient de s’arrêter.

Les sourcils de Jermyn se froncèrent. Il craignit qu’Ellen, effrayée par cette nuit impénétrable, ne revînt sur ses pas et ne rentrât dans les galeries.

Mais en ce moment une furieuse rafale arriva du large et balaya la brume en un clin d’œil.

Jermyn put entrevoir une ombre indécise et sans forme distincte, qui profitait de l’éclaircie et se glissait vers les roches.

— Il a dit : Je veux !… murmura-t-il. Elle va… La mort même ne l’arrêterait pas !

Le bruit des pas ne s’entendait plus. La forme d’Ellen s’était perdue dans le lointain de la nuit.

Jermyn renouvela l’amorce de son mousquet et en battit la pierre humide à l’aide d’un caillou. Il s’achemina le long des flancs à pic du promontoire, et gagna la fissure.

Comme la première fois, il s’y engagea en rampant.

Au bout de quelques minutes, il se relevait, debout, entre deux colonnes.

Les sombres lueurs que gardait au dehors cette nuit de tempête disparaissaient ici entièrement. C’étaient des ténèbres lourdes et complètes où l’on ne pouvait se guider qu’à l’aide de l’ouïe et du toucher, comme font les aveugles.

Jermyn savait où était le major, parce qu’il avait entendu le bruit des voix, lors de sa première entrée dans la caverne.

Il se dirigea de ce côté avec des précautions infinies. Au bout de quelques pas, un son faible et régulier vint jusqu’à son oreille attentive. C’était le souffle d’une personne endormie. Jermyn n’avait plus besoin de tâtonner ; cet indice suffisait à le conduire.

Quelques pas encore, et il était si près de Mortimer qu’il aurait pu le toucher du bout de son fusil.

Il s’arrêta. Une sueur froide inonda ses tempes. Sa main défaillante avait peine à soutenir son arme.

Dieu ne l’avait point fait pour être un assassin. Le cœur lui manquait.

Mais tandis qu’il hésitait, des images navrantes envahirent sa mémoire. Il ressentit comme un contre-coup de ses tortures de la journée ; il revit Ellen soutenant le major ; ses oreilles troublées lui rendirent comme un écho du baiser entendu.

Sa main se crispa autour du canon de son arme. Sa figure, que nul œil, sinon celui de Dieu, ne pouvait épier à cette heure, s’épanouit en un sourire de sauvage triomphe.

Il abaissa le bout de son mousquet. Il tâta. L’arme rencontra des pieds, puis des jambes étendues, puis une poitrine…

Ce fut là qu’elle s’arrêta. La poitrine tressaillit faiblement sous le froid de l’acier.

Jermyn sentit le mouvement et pressa la détente. Le coup partit. Les voûtes rendirent un fracas tonnant. Les longues galeries mugirent, allumant à la fois les cent mille facettes de leurs cristaux.

Puis le silence revint morne, et les ténèbres retombèrent opaques…

Et, parmi le silence, une voix déchirante s’éleva. C’était la voix de Jermyn Mac-Diarmid.

— Seigneur ! Seigneur ! disait-elle, faites que ce soit un songe !… Ce n’est pas elle que j’ai vue !… Ces lumières infernales ont trompé mes yeux ! C’est Mortimer que j’ai tué, c’est Mortimer !

Il était à genoux auprès d’un cadavre. L’explosion, en illuminant les cristaux des galeries, lui avait montré, durant une seconde, comme à la clarté du soleil, Ellen étendue sur sa mante rouge.

C’était au milieu de la poitrine d’Ellen que s’appuyait le canon de son mousquet.

Le major était parti.

Mais Jermyn n’en voulait point croire ses yeux. Ses mains tremblantes parcoururent le cadavre couché à ses côtés. Il reconnut la robe de l’heiress, ses longs cheveux ruisselants, et ce beau sein sous lequel battait naguère le cœur noble de la vierge.

Le nom adoré d’Ellen mourut sur sa lèvre. Durant quelques secondes, son souffle râla dans sa poitrine ; puis aucun son ne troubla plus le silence éternel des hautes voûtes…


X

Les ruines de Diarmid.


Francès demeura longtemps immobile et comme atterrée après le départ de Morris Mac-Diarmid. Le bruit des pas de ce dernier avait déjà cessé de retentir sur le pavé boueux de la rue, que Francès restait encore à la même place, ne songeant pas à essuyer les larmes qui emplissaient sa paupière.

Il ne m’a pas remerciée ! dit-elle enfin. Il ne songe qu’à elle !… Mon Dieu ! s’il m’avait aimée ainsi !…

Elle n’acheva point, mais un soupir douloureux souleva sa poitrine.

Le bruit de plus en plus considérable qui se faisait à l’intérieur de la prison vint enfin la rendre à elle-même. Elle s’éveilla, en quelque sorte, et rentra précipitamment. Dans l’enceinte de la prison, les aboiements des dogues redoublaient et se croisaient avec les cris des guichetiers.

Tout était en émoi ; l’aumônier catholique était venu par hasard aussitôt après le départ de Morris, et Nicholas l’avait conduit à la cellule du condamné à mort. L’évasion fut ainsi découverte tout de suite.

— Qui aurait jamais cru cela ? dit le bon Nicholas en gardant son éternel sourire ; le vieux Mac-Diarmid avait l’air d’un si honnête homme !

Ce fut bientôt un tumulte général dans les dortoirs et dans les corridors. Les prisonniers profitèrent de l’occasion pour faire tapage ; les guichetiers s’accablaient mutuellement de reproches ; l’excellent Nicholas pleurait, et le farouche Allan parlait de faire pendre tout le monde.

Mais il ne venait à l’esprit de personne de soupçonner l’issue véritable par où le captif s’était évadé. Suspecter la famille de l’honorable Joshua Daws, esq., sous-intendant du metropolitan-police de Londres ! Il eût fallu pour cela être fou à mettre en cage !

Francès ferma la porte de la rue et composa son visage pour regagner le salon de sa tante. Quand elle reparut en présence de Fenella, ses larmes étaient séchées, et sa physionomie sérieuse avait repris sa tranquillité habituelle.

Toute sa souffrance était enfermée en son cœur.

La soirée n’était pas encore très-avancée, mais lady Montrath, cédant à la fatigue, avait demandé déjà la permission de se retirer. Fenella Daws était seule devant son album ouvert, et tenait son crayon à la main.

Elle cherchait un moyen adroit de relater la visite de lady Georgiana Montrath sur ses tablettes, sans avoir l’air d’y attacher de l’importance, et de cette façon aisée que savent prendre les gens comme il faut.

Suivant sa propre opinion, Fenella était assurément une femme du plus merveilleux ton, mais ce moyen qu’elle cherchait se dérobait obstinément à son subtil génie. Elle avait écrit déjà, puis effacé une demi-douzaine de phrases, parmi lesquelles se trouvait celle-ci :

« Visite aimable de la chère Georgy (lady Georgiana Montrath, femme de George, lord Montrath, pair du royaume-uni), qui est venue nous surprendre et nous demander à dîner sans façon. »

Fenella trouvait la tournure un peu légère.

Tandis qu’elle en cherchait une autre, Francès traversa le salon et se rendit dans l’appartement qu’elle partageait avec Georgiana.

Elle trouva celle-ci accablée sous le poids de ses inquiétudes et de son malheur. Francès, dont le cœur était plein de tristesse, eut néanmoins de douces paroles pour l’encourager et la consoler. Lady Montrath s’endormit, bercée par l’espoir que lui rendait son amie.

Francès veilla ; son cœur était blessé ; le rêve unique et cher de sa jeunesse s’évanouissait devant un brusque réveil qui la laissait vaincue.

Elle souffrait. Mais c’était une belle âme, et sa prière demandait à Dieu le bonheur de Morris et le salut de Jessy…

Morris avait traversé en quelques minutes les rues de Galway. Il marchait maintenant dans la campagne, suivant cette route de Kilkerran déjà bien des fois parcourue.

La nuit était si noire et une brume si épaisse enveloppait la côte que Morris, malgré son habitude du pays, avait peine à trouver son chemin.

L’atmosphère lourde annonçait un orage. De temps à autre, lorsqu’un coup de vent, précurseur de la tempête, soufflait de l’ouest et rasait le rivage, la brume, balayée pour un instant, laissait voir au loin les lumières de Galway et les fanaux rougis des navires à l’ancre dans la baie.

Puis le vent cessait ; la brume éclaircie se condensait de nouveau ; aucun souffle n’agitait plus l’atmosphère immobile.

En ces moments, Morris n’était plus guidé que par son instinct et aussi par un bruit sourd qu’il entendait au-devant de lui depuis sa sortie de la ville, et qui semblait marcher précisément dans la direction de Ranach-Head.

Morris n’aurait point su définir en ce moment la nature de ce bruit, étrange à pareil heure ; c’était comme une troupe d’hommes à cheval, trottant à un demi-mille de distance.

Il y avait des instants où Morris eût juré que cette hypothèse était la réalité. Ce qui le confirmait dans cette opinion, c’est que, malgré l’extrême rapidité de sa course, le bruit restait toujours à la même distance par rapport à lui ; s’il s’en approchait, c’était de bien peu. Mais, d’un autre côté, quel motif assigner à la marche nocturne de ces cavaliers ? La régularité du son semblait annoncer des soldats, et comment penser qu’en un moment où la capitale du comté avait besoin de tous ses défenseurs, on dirigeait des troupes vers la petite ville de Kilkerran, point extrême, que son isolement mettait d’ordinaire à l’abri des agitations politiques ?

À vrai dire, Morris ne se faisait point ce raisonnement tout au long. Sa tête et son cœur étaient trop remplis pour qu’il s’occupât sérieusement de ce bruit, entendu dans les ténèbres. Il allait toujours, hâtant de plus en plus sa course rapide, et dévorant l’espace qui le séparait du salut de sa fiancée.

Il avait maintenant de l’espoir, mais un espoir mêlé de crainte poignante. Le manuscrit de Jessy était un suprême appel qu’elle avait laissé au moment où tout lui manquait.

Et il y avait à présent près de deux jours que cet appel restait pour elle sans réponse.

Deux jours, deux longs jours depuis qu’elle avait ressenti l’atteinte cruelle de la faim !

Oh ! que les minutes étaient précieuses ! Morris ne pouvait se la représenter que mourante, et ce que demandait à Dieu son ardente prière, c’était de prolonger encore durant quelques instants l’agonie de la pauvre victime.

Tout lui était expliqué à cette heure ; il voyait clair en ce dédale où son esprit s’égarait la veille.

Ce bruit de Londres dont parlait Jessy, c’était le murmure sourd de la mer ; ce pain jeté périodiquement à la recluse par une invisible main, c’était la nourriture quotidienne que Pat croyait servir au prétendu monstre, destiné, suivant la naïve croyance des bonnes gens du pays, à la destruction des catholiques. La meurtrière oblique de la prison de Jessy donnait sans doute sur l’escalier de Ranach, et le pain, lancé par cette ouverture, était venu tomber à la base du cap.

Tout cela était vrai. Mais Morris précipitait sa course désespérée, parce que toutes ces explications ne valaient pas une bouchée de pain pour pauvre fille affamée.

Il entendait à chaque instant, plus prochain, ce roulement régulier qu’il prenait pour le trot d’une troupe de cavaliers. Cependant il ne voyait rien encore, tant les ténèbres étaient profondes ; mais une circonstance vint dissiper le reste de ses doutes.

À moitié chemin de Kilkerran, une voix s’éleva tout à coup au-devant de lui, criant le qui-vive militaire. En même temps tout bruit de marche cessa pour faire place au son presque imperceptible du galop isolé d’un cheval.

On ne répondit point au qui-vive, qui fut répété d’une voix forte et menaçante.

Le cheval au galop approchait de Morris. Au moment où retentissait le troisième qui-vive, un cavalier passa dans l’ombre comme un tourbillon, et si près, que le jeune maître put distinguer l’uniforme rouge des dragons de la reine.

C’était le major Percy Mortimer qui se rendait à Galway pour faire tête à ses accusateurs.

Tandis qu’il soutenait la tête d’Ellen endormie dans la galerie du Géant, l’idée lui était venue que l’heiress voulait le tromper encore et l’éloigner une seconde fois du danger, à l’aide d’une pieuse supercherie. Or, à tout prix, il voulait combattre et vaincre.

Profitant du sommeil d’Ellen, il s’était dérobé doucement, la laissant endormie sur sa mante. C’était son pas que Jermyn, à l’affût, avait entendu sur le galet.

Ellen lui avait appris d’avance où il trouverait des chevaux, et tout en galopant sur la route de Galway il se disait :

— Demain je reviendrai vainqueur… elle sera bien heureuse, et sa joie m’obtiendra mon pardon !

Pauvre Ellen !…

Morris ne reconnut point le major.

La troupe de cavaliers qui se remettait en marche à ce moment était composée aussi de dragons de la reine, commandés par le colonel Brazer. Elle avait pour guide Kate Neale, la femme d’Owen, qui voulait venger son père assassiné par les Molly-Maguires.

L’orage imminent avait empêché les dragons de s’embarquer, suivant le premier conseil de Kate, et ils venaient prendre leurs quartiers à Kilkerran, d’où l’on pouvait apercevoir le feu de Ranach-Head.

La certitude acquise par Morris qu’il avait devant lui des soldats saxons lui fit abandonner la route battue. Il se jeta dans les champs voisins, et poursuivit sa course en côtoyant la ligne parcourue par les dragons.

Il arriva en même temps qu’eux à la hauteur du parc de Montrath. En ce moment l’orage commencé avait déjà balayé la brume ; le ciel noir ne laissait pas échapper une seule goutte de pluie, mais le vent se déchainait avec une rage croissante, pliant comme des tiges de blé les chênes séculaires du pare.

Entre les troncs, une lueur apparaissait du côté des ruines de Diarmid, et lorsque Morris enfila enfin une des longues avenues, il vit briller, au bout, le feu du cap Ranach.

Il serra sa ceinture autour de ses reins, secoua ses grands cheveux alourdis par la sueur, et brandit son shillelah en donnant une impulsion nouvelle à sa course.

Les dragons étaient maintenant devancés. Morris ne savait pas s’ils continuaient leur route vers le cap ou s’ils longeaient, à gauche, les murailles du parc pour descendre à Kilkerran.

Que lui importait cela ? Il mettait sa main devant sa bouche pour protéger sa poitrine haletante et déchirée. Il allait, il allait !

Quelques minutes encore, et il passait devant le château neuf, sans jeter un regard sur ses fenêtres derrière lesquelles des lumières couraient en tous sens.

Un dernier élan le porta au pied des tours de Diarmid. Il s’arrêta durant une seconde, parce que le souffle lui manquait. Un murmure sourd venait du côté de Montrath, et l’air se chargeait d’une odeur de fumée.

Morris ne tourna pas même la tête. Il entra dans le réduit de Pat.

Le trou était éclairé par une branche de pin fichée dans la muraille ; à l’entrée de Morris, une voix lamentable s’éleva.

— Oh ! Mac-Diarmid, mon fils cher, disait-elle, sur votre salut, ayez pitié d’un pauvre malheureux ! Ils m’ont attaché là, dans ma propre maison, avec des cordes qui m’entrent dans la chair !… Ils vont amener le monstre… Ah ! Seigneur Dieu ! que leur ai-je fait pour être si cruellement puni ?… C’est un tigre, Morris, et je sens déjà mes os craquer sous ses dents de fer !

Le pauvre Pat était en effet solidement garrotté et gisait sur sa paille.

— Où est-elle ? demanda Morris, qui ne pouvait avoir qu’une seule pensée.

— Est-ce donc une lionne ? s’écria le malheureux valet de ferme. Oh ! Seigneur Jésus !… Sainte Vierge !… bienheureux anges, ayez pitié de moi !

Il se roulait sur la paille en poussant des gémissements inarticulés. Ses dents claquaient, ses cheveux se hérissaient sur son crâne chétif.

Morris le saisit par le bras et le secoua violemment :

— Où est-elle ? répéta-t-il avec menace, où est sa prison ?

Pat se roulait en hurlant.

Morris allait le saisir aux cheveux, lorsqu’une pensée soudaine traversa son esprit. Il se releva brusquement et pressa son front à deux mains en tâchant de se recueillir.

Quelqu’un l’avait devancé dans les ruines, puisque Pat, garrotté, gisait sur la paille de sa couche. Étaient-ce les Mac-Diarmid ? était-ce un ennemi ?…

Le nom de lord George vint à la lèvre de Morris, et une angoisse terrible lui serra le cœur.

Il se pencha de nouveau vers Pat, qui ne bougeait plus.

— Est-ce lord George Montrath… ? commença-t-il.

— Oh ! oui, mon bijou ! interrompit précipitamment le pauvre diable ; c’est milord, notre bon lord, et son intendant Crackenwell !

Morris sentit fléchir ses genoux.

— Où sont-ils ? s’écria-t-il d’une voix étouffée.

— Sainte Vierge ! qui peut le savoir ?…

— Par où sont-ils allés ?

Pat montra du doigt la petite porte où nous l’avons vu disparaître la veille avec ses trois pains d’avoine et sa cruche d’eau.

La porte était entr’ouverte. Morris s’y précipita.

Morris se trouva tout d’abord engagé dans ce long corridor encombré de débris qui servait de chemin à Pat pour gagner le premier étage de la tour voisine.

Durant quelques pas, un faible reflet de la lumière répandue par la branche de pin éclaira encore la marche de Morris ; mais, au premier coude, il se trouva plongé subitement dans des ténèbres complètes.

Il avança, tâtonnant des pieds et sondant le terrain devant lui à l’aide de son shillelah.

Depuis son entrée dans le corridor, il ressentait une sorte de commotion périodique, accompagnée d’un bruit étouffé. Il espérait se guider d’après ce bruit, dont il devinait vaguement la nature, mais il était arrivé au bout du corridor et son bâton rencontrait partout des murs épais.

Le bruit se faisait entendre maintenant presque immédiatement au-dessous de lui. Il n’y avait plus désormais à s’y méprendre : c’était une pioche attaquant la maçonnerie d’une muraille.

On descellait le tombeau de la pauvre Jessy.

On trouvait peut-être son agonie trop lente, et l’on voulait en finir d’un seul coup avec cette vivante preuve d’un crime.

Morris avait besoin de toute sa force pour contenir le cri qui voulait jaillir de sa poitrine.

Aux chocs précipités de la pioche se mêlait maintenant le bruit plus sourd des grosses pierres qui tombaient une à une.

Morris entendait tout cela, et il demeurait comme enchaîné lui-même entre les murs infranchissables d’une prison.

Il revint sur ses pas ; mais nulle ouverture n’existait le long des parois du corridor ; du moins ses doigts, qui cherchaient avidement, n’en rencontraient aucune.

Il allait regagner la retraite de Pat et le trainer dans la galerie, lorsque son pied trébucha au bord d’une sorte de trou.

Il se baissa vivement ; ce trou était l’orifice d’un escalier ruiné que remplaçait maintenant une échelle.

Morris en descendit les degrés avec rapidité, mais sans bruit.

Arrivé au bas, il aperçut une lueur à quelques pas de lui. Cette lueur n’était qu’un reflet ; un angle de muraille lui cachait la lumière principale.

Il se glissa sur la terre humide et parvint jusqu’à l’angle, au delà duquel il y avait deux hommes éclairés par une lanterne.

L’un de ces deux hommes, appuyé sur le manche d’une pioche, essuyait la sueur qui découlait de son front ; l’autre, travaillant avec ses mains, achevait de rendre praticable l’ouverture que son compagnon avait entamée.

L’un après l’autre ils dirigèrent les rayons de la lanterne à l’intérieur.

— Elle est morte, dit le premier, qui était Jord George.

Le sang de Morris se glaça dans ses veines.

— Non pas, non pas ! répliqua Crackenwell ; je l’ai vue faire un mouvement… Sur ma foi ! milord, vous ne savez pas, je le vois bien, comme les femmes ont la vie dure !

Il arracha encore deux ou trois pierres, et pénétra dans la prison de Jessy.

Montrath le suivit.

Morris vint se mettre au-devant de l’ouverture.

Jessy était étendue au milieu de la chambre, pâle et sans mouvement, mais l’un des pains d’avoine, à demi dévoré, prouvait qu’elle avait pu profiter de la munificence tardive de Pat.

Crackenwell tourna l’âme de la lanterne de manière à éclairer successivement toutes les parties de la prison. Montrath suivait du regard la lumière ronde qui courait le long des murailles noires et humides.

— J’aurais succombé vingt fois dans ce tombeau ! murmura-t-il.

L’intendant fit un geste équivoque.

— Il est certain, répliqua-t-il, que cet appartement laisse beaucoup à souhaiter… mais l’habitude, milord, l’habitude !… La petite avait eu le temps de se faire à tout cela !

Morris écoutait et regardait. Cette froide barbarie de l’intendant ne lui causait aucun surcroit de colère. Il ne savait pas encore ce qu’il allait faire. Il ramassait les forces de son corps et de son esprit. Il bandait en quelque sorte les puissants ressorts de son être, afin de dominer toute résistance au moment venu de la lutte.

Sa tête seule dépassait les parois de l’ouverture pratiquée par Crackenwell, Son regard demeurait fixé sur Jessy, que lui cachaient à moitié le lord et son complice.

Crackenwell s’agenouilla, et mit sa main sur le cœur de la recluse.

— Ma foi ! dit-il, ça ne bat pas très-fort !… Je crois que nous sommes venus au mauvais moment… Si nous avions pu attendre quelques heures seulement, nous aurions esquivé l’embarras de chercher un nouveau domicile à la petite.

Sa main glissa sur la poitrine amaigrie de Jessy, et monta jusqu’à son cou.

La tête de la recluse était renversée ; les longs doigts de Crackenwell lui firent comme un collier.

Il regarda Montrath en face.

La lanterne qu’il avait posée à terre éclairait son visage, où se lisait une question diabolique.

Morris ramassa ses jarrets sous lui, prêt à bondir en avant.

Au contact de la main de l’intendant, Jessy avait ouvert ses yeux, qui s’étaient refermés aussitôt avec épouvante.

Non ! non ! murmura le lord en frissonnant ; si vous voulez la tuer, Robin, laissez-moi remonter là-haut…

Crackenwell eut un sourire de souverain mépris. Ses doigts s’arrondissaient toujours autour du cou de Jessy, qui poussa une plainte faible.

Morris franchit l’ouverture et marcha vers les deux complices. Il n’avait pour arme que son shillelah. Les canons damasquinés de deux pistolets brillaient à la ceinture de Montrath.

Crackenwell entendit le premier le bruit de la marche de Morris.

Pat ! misérable coquin ! s’écria-t-il, oses-tu bien venir épier tes maîtres ?… Faites feu sur lui, milord !… Tuez-le comme un chien, ou nous allons être à sa merci !

Il s’était relevé vivement, lâchant le cou de Jessy, qui fit effort pour se redresser, et appuya ses deux mains contre le sol.

Il dirigea l’âme de la lanterne vers le prétendu Pat. Montrath arma un de ses pistolets.

Au lieu de Pat, l’intendant et lui virent avec stupéfaction un homme de grande taille qui s’avançait d’un pas ferme et la tête haute.

Crackenwell gronda un blasphème, et dégaina le long couteau qu’il avait passé à sa ceinture.

Montrath n’était lâche que vis-à-vis du souvenir de son crime. C’étaient les menaces de ses complices qui lui faisaient peur. En face d’un danger physique, il retrouva le sang-froid d’un homme.

Passé maître, comme tout gentleman, au maniement du pistolet, il visa résolument l’intrus au cœur et pressa la, détente. Le coup partit, mais au moment même où la poudre s’enflammait, le shillelah de Morris avait sifflé décrivant une courbe rapide.

La balle alla s’écraser contre les pierres de la muraille.

L’arme s’échappa de la main du lord, dont le bras brisé retomba, inerte, le long de son flanc.

— Ne touchez pas à votre autre pistolet, Montrath ! dit la voix impérieuse du jeune maître, ou je vous tue.

Au bruit de l’explosion, Jessy, trop faible, s’était affaissée de nouveau sur la terre en poussant un gémissement étouffé. Ses yeux troublés n’avaient point pu reconnaître Morris.

Il n’en était point de même de Robert Crackenwell, qui baissait la tête maintenant et croisait ses bras sur sa poitrine.

— Milord, dit-il en voyant que Montrath, malgré l’ordre reçu, portait la main à son second pistolet, vous n’avez plus qu’un bras, n’essayez pas de résister, nous avons affaire à Morris Mac-Diarmid, et le diable sait ce qui nous l’envoie… Le plus sage est d’en passer par ce qu’il voudra.

— Nous sommes deux contre un ! s’écria Montrath dont le pistolet sortait déjà de sa ceinture à moitié.

Morris avait le shillelah levé.

Crackenwell s’élança sur Montrath, et se chargea lui-même de le contenir.

— Permettez ! répliqua-t-il ; contre Morris Mac-Diarmid, c’est quatre qu’il faut être… La bataille est finie ; capitulons.

Montrath se débattit durant un instant, puis il baissa les yeux d’un air sombre, et demeura immobile.

Morris resta pensif durant une seconde. Ces deux hommes étaient en son pouvoir, et sa raison lui disait que, s’il les laissait échapper, le danger pourrait renaître plus terrible.

Mais tuer froidement les ennemis qui ne se défendaient plus…

Jessy était là cependant, couchée toujours sur la terre froide. Elle ne bougeait plus. Sa figure maigre et pâle accusait l’état de faiblesse suprême auquel sa longue torture l’avait réduite. En ce moment, une minute perdue pouvait être la mort.

Morris arracha, sans éprouver de résistance. le dernier pistolet de Montrath, et le mit à sa propre ceinture. Puis il désigna du doigt silencieusement le trou pratiqué dans la muraille, quelques instants auparavant, par Crackenwell.

L’intendant ne se fit point répéter cet ordre muet. Il entraîna Montrath, sans mot dire, vers l’ouverture, qu’il franchit précipitamment.

Quand il fut de l’autre côté, il poussa un long soupir de bien-être,

— Nous sommes perdus ! dit lord George.

— Pas encore ! répliqua tout bas Crackenwell. C’était bon tout à l’heure quand nous étions sous la massue de ce diable de sauvage… maintenant… Mais sortons d’ici d’abord, car il pourrait bien se raviser, et je crois toujours le sentir sur mes talons !…

Morris était seul dans la prison auprès de Jessy évanouie. Les battements du cœur de la pauvre recluse étaient si faibles que la main de Morris les chercha en vain. À la toucher ainsi livide, glacée, immobile, il la vit morte, et un navrant désespoir entra dans son âme.

Il n’était donc venu que pour assister au dernier effort de son agonie !

Lui qui avait devancé sur la route de Kilkerran les dragons à cheval, il se reprochait amèrement la lenteur de sa course !

Il s’accusait lui-même, et il accusait Dieu impitoyable !

Et rien dans cette tombe nue pour secourir sa fiancée !…

Durant un instant, la vigueur de son corps robuste fléchit à tel point qu’il ne trouva pas la force de soulever Jessy pour la porter sur sa couche.

Le poids diminué de la pauvre enfant était encore trop lourd pour son bras qu’amollissaient l’angoisse et le découragement.

Enfin sa main tremblante, qui interrogeait toujours la poitrine de Jessy, sentit un imperceptible battement.

Le souffle lui manqua, tant il eut de joie ! Il tourna vers le ciel ses yeux chargés d’ardente gratitude, et demanda grâce à Dieu pour avoir douté de sa miséricorde. Son courage était revenu. Il était fort. Il prit Jessy entre ses bras avec plus de précautions que mère n’en mit jamais à porter le corps frêle d’un enfant adoré ; il la déposa sur le lit bien doucement, et courut tremper son mouchoir dans l’eau froide de la cruche.

Il baigna les tempes et le front de Jessy.

En même temps, à l’aide de ses habits dont il se dépouilla, il réchauffait le corps perclus de la pauvre fille.

Comme elle était changée ! comme la souffrance avait creusé ses joues pâles ! Qu’il y avait de tortures longues et cruelles inscrites sur ce front désolé ! Mais qu’elle était belle encore ! que de douceur angélique restait parmi les traces de son martyre !

Oh ! Morris l’aimait ! il lui eût tout donné en ce moment, ses espérances et ses devoirs, et jusqu’au salut éternel de son âme !

La chaleur revenait peu à peu. Morris, penché au-dessus du visage de sa fiancée, et guettant avidement un premier signe de vie, ressentit comme un souffle faible. C’était Jessy qui respirait.

Le cœur du jeune maître bondit de joie dans sa poitrine.

Oh !… le souffle augmentait ; il soulevait le sein ; les lèvres s’entr’ouvraient ; ce pauvre petit bras, dont la peau blanche et transparente montrait ses veines bleues, avait remué un peu ; Morris en était sûr !…

Vierge sainte, et Jésus ! que de prières promises ! que de riches quenouilles de chanvre à suspendre aux voûtes bénites de la paroisse de Knockderry !

Bons anges ! encore une oraison au pied du trône d’or de Dieu !

Jessy revivait. Un fugitif incarnat remontait lentement à sa joue.

Morris la contemplait, heureux, suivant avec une allégresse naïve les progrès de son retour à la vie.

Il avait à la lèvre un sourire caressant et doux. L’homme fort, créé par la main de Dieu à la taille d’un héros, mouillait ses yeux de larmes et pliait comme un enfant faible sous l’émotion chère de son bonheur.

Mais tout à coup un nuage passa sur son sourire. Depuis quelques minutes Jessy emplissait son âme. Il ne pouvait penser qu’à elle. Il avait oublié complétement l’intendant et le lord.

Ce souvenir envahit son esprit à l’improviste, et il tourna la tête vers l’ouverture, comme s’il se fût attendu à voir surgir de l’ombre une apparition ennemie.

Il n’aperçut rien, et le silence régnait dans les couloirs voisins.

Les lèvres de Jessy rendirent un son. Morris se tourna vivement. Il avait de nouveau oublié son inquiétude.

Puis ce fut le délire de la joie ! Jessy s’agita sur le lit et ses beaux yeux s’entr’ouvrirent.

Elle regarda Morris, comme si elle se fût attendue à rencontrer son visage aimé au réveil.

Elle jeta ses bras autour de son cou et le baisa en souriant. Elle avait refermé les yeux de peur que son beau rêve ne s’enfuît.

Ils restèrent longtemps embrassés. Ils n’avaient point de paroles.

Ils se recueillaient en leur félicité muette.

Puis Morris se redressa brusquement et mit le pistolet à la main. Il avait entendu comme un bruit sourd dans la direction de la retraite de Pat.

 

Montrath et Crackenwell, en sortant de la prison ouverte, avaient traversé la pièce voisine et monté en silence l’échelle qui conduisait à la demeure de Pat.

Arrivé dans le corridor obscur où Morris s’était perdu naguère, Crackenwell s’arrêta.

— Nous pouvons causer maintenant, dit-il.

Le sauvage en a pour longtemps à s’attendrir auprès de la petite… C’est une affaire fort bizarre, ma parole d’honneur !

— Nous sommes perdus ! murmura Montrath accablé.

— Laissez donc ! on a vu des gens revenir de beaucoup plus loin… ; et, s’il y a quelqu’un de perdu en tout ceci, c’est le coquin de sauvage !

— Je ne vous comprends pas, répliqua Montrath, à qui son bras fracturé arrachait de temps en temps une plainte sourde.

Crackenwell haussa les épaules en pure perte, à cause des ténèbres qui l’entouraient.

— Je vous dis, reprit-il, que Mac-Diarmid en a pour longtemps là-bas auprès de notre petite lady… Nous avons défait un mur cette nuit, nous pouvons bien clouer une trappe et la recouvrir de terre.

— Ah !… fit le lord, dont la prunelle s’écarquilla dans l’ombre.

Nous allons retirer l’échelle, poursuivit froidement l’intendant, cela coupera le chemin au sauvage et nous donnera du loisir… En une demi-heure je me charge de boucher le trou si bel et si bien que tous les Mac-Diarmid réunis ne sauraient qu’y faire.

— Ah !… dit encore Montrath, et ensuite ?…

— Ensuite ?… à la grâce du diable !

Il se baissa et saisit les deux montants de l’échelle qu’il essaya de soulever. Cette tâche était au-dessus de ses forces, et le lord, qui n’avait plus que son bras gauche, ne put lui être d’aucun secours.

J’aurais mieux aimé faire cette besogne à nous deux, dit l’intendant d’un air chagrin ; mais il y a de bons garçons parmi vos laquais, à Montrath, et j’en sais plus d’un qui nous donnera volontiers un coup de main… Nous prendrons en même temps des armes, car il faut tout prévoir, et, cette fois, nous jouons notre reste… Partons !

Ils se mirent en marche vers la retraite de Pat, qui était la seule sortie des ruines de ce côté.

Au bruit de leurs pas, le malheureux valet de ferme cacha sa tête dans la paille et récita un De profundis à sa propre intention.

Crackenwell et Montrath passèrent sans prendre garde à lui. Ils franchirent le seuil. Mais à peine eurent-ils mis le pied dehors qu’ils poussèrent tous deux un cri et s’arrêtèrent stupéfaits.

Une grande lueur illuminait les environs et mettait des teintes rouges sur les feuillages épais du parc.

Le ciel semblait embrasé.

— C’est le château qui brûle ! balbutia Cracenwell.

Le lord ne répondit point.

Tandis qu’ils restaient irrésolus à contempler l’incendie, cinq ou six formes noires glissèrent dans l’espace brillamment éclairé qui était entre eux et le château.

Avant même que l’idée de fuir leur vint, ils étaient cernés de tous côtés par des hommes masqués de toile.

Parmi ces hommes, une clameur joyeuse s’éleva.

— Nous les tenons ! nous les tenons ! s’écrièrent-ils ; aux galeries !…

En un clin d’œil Montrath et l’intendant furent solidement garrottés. Les hommes masqués de toile qui venaient de les assaillir les poussèrent avec rudesse et les contraignirent de se diriger vers le château en flammes.


XI

Grande tombe.


C’était la reproduction agrandie de la scène qui ouvre ce récit. Montrath, le brillant et noble manoir, était la proie des flammes. Un furieux incendie, activé par le vent qui soufflait de la mer avec violence, dévorait à la fois toutes les parties du château. C’étaient des mains habiles et savantes au mal qui avaient opéré cette œuvre de destruction. Les mesures avaient été prises avec une précision diabolique ; le fier édifice n’avait pas une toise de muraille qui ne fût noircie déjà et attaquée par la flamme envahissante. D’énormes langues de feu sortaient par toutes les fenêtres. Le long de la toiture fumante, des jets lumineux commençaient à courir, s’allumant, s’éteignant, pour s’allumer encore : on eût dit que le fléau vainqueur jouait ici avec sa proie. Mais le feu gagnait, gagnait ; la charpente trouée donnait déjà passage à de longues colonnes de vapeurs embrasées. Malgré l’épaisseur de ses orgueilleuses murailles, le château cédait vite à l’incendie attisé par l’ouragan. C’était un vaste brasier, conservant des formes architecturales, mais enveloppé de la base au faîte par de grandes flammes que le vent emportait et faisait ondoyer comme une ardente chevelure.

Ici, comme chez Luke Neale le middleman, il y avait, autour de l’incendie, un long cordon de spectateurs immobiles, qui semblaient être là pour garder le désastre et empêcher tout secours d’arriver à la demeure embrasée.

C’était Molly-Maguire signant à lord George Montrath sa quittance de minuit

Le signal avait brillé, dès la fin du jour, au sommet de Ranach-Head. Parmi les ribbonmen, beaucoup restèrent sourds à cet appel, parce que l’impression de leur défaite dans le bog était pour eux trop récente encore ; mais Molly-Maguire est une bonne mère qui ne gâte point ses enfants ; les membres des sociétés secrètes ont au moins autant de peur les uns des autres que de leurs adversaires directs, les soldats de la reine.

Et puis on aime à savoir…

Quelques-uns vinrent par curiosité, un plus grand nombre par frayeur ; d’autres enfin parce qu’ils étaient vaillants et qu’ils croyaient remplir un devoir.

Les Mac-Diarmid avaient allumé le feu de Ranach de leurs propres mains, cette fois. La querelle qu’on allait venger était la leur : l’attaque du château avait pour but de mettre Montrath et ses complices sous la main de Molly-Maguire, afin de les forcer à faire connaître la retraite de Jessy O’Brien. Avant de quitter Galway, les fils du vieux Mill’s étaient entrés dans les public-houses du Claddagh ; ils avaient convoqué le bon roi Lew et ses hardis matelots. Lew se souvenait de sa sœur que les amis de lord George avaient emmenée à Londres, et qui n’était pas vengée. Il arriva des premiers au rendez-vous.

Les gens de Corrib et de Knockderry, de Kilkerran et du Connemara se rendirent successivement à la pointe de Ranach. Le géant Mahony ne fut pas des derniers, bien que ce soir il eût porté sur ses épaules le vieux Mill’s Mac-Diarmid, depuis les portes de la prison de Galway jusqu’à la ferme des Mamturcks.

Il avait déposé sur le lit d’Owen le vieillard endormi, et s’était fait donner par la petite Peggy une pinte de potteen. Puis il avait repris sa course en brandissant son énorme shillelah.

En arrivant sur le galet, le Brûleur était un peu essoufflé ; mais il aimait son métier de passion, et dès qu’il entendit parler d’allumer la torche de bog-pine, il se sentit tout ragaillardi et dispos.

Avec son aide et celle du roi Lew, Mickey Mac-Diarmid parvint à échauffer le reste de l’assemblée. Patrick Mac-Duff lui-même, cette fois, se rangea parmi les plus entreprenants. Il avait, lui aussi, un outrage personnel à venger.

Vers onze heures du soir, les ribbonmen se glissèrent dans les taillis qui avoisinaient le château ; ils escaladèrent la grille du parc. Le Brûleur, qui avait repris haleine, jeta bas la porte en deux ou trois coups de hache. Ce fut alors une scène de tumulte et de sauvage triomphe ; personne n’avait plus peur ; l’ivresse de la vengeance avait gagné les plus timides.

En un clin d’œil, le château fut fouillé des caves aux combles par cette troupe hurlante et déchaînée. On cherchait Montrath, Crackenwell et Mary Wood. On ne trouva que Mary Weod endormie auprès d’un flacon de vieux rhum. Quand on se saisit d’elle pour l’emmener, elle ne manifesta ni surprise ni frayeur. Elle ne s’informa point du motif qui amenait les assaillants auprès d’elle à cette heure. Seulement, l’un d’eux ayant voulu faire connaissance avec son flacon de rhum, Mary sauta hors de son lit et repoussa l’insolent à grands coups de poing. Le flacon lui resta ; elle le mit sous son bras et suivit les vainqueurs sans autre résistance.

Quant au lord et à l’intendant, ils avaient disparu. Personne au château ne savait le secret de leur absence, et les valets épouvantés, qui avaient ouvert eux-mêmes, à la première réquisition, les portes de leurs chambres, ne purent point dire où ils s’étaient cachés.

— Mettons le feu ! s’écria Mahony ; l’odeur de la fumée les fera bien sortir, s’ils sont dans quelque trou !…

L’idée fut approuvée tout d’une voix, et chacun répéta :

— Mettons le feu !

Quelques minutes après, les boiseries sculptées suaient et se fendaient en craquant ; les carreaux de vitres éclataient derrière les draperies en flammes. Il ne restait rien des magnificences intérieures du beau château de Montrath.

Au même instant, on avait mis le feu à tous les étages et dans toutes les chambres.

Les riches meubles de France n’étaient plus que cendre ; les tableaux de maîtres flambaient ; tout se consumait, jusqu’au manuscrit du joli petit roman fashionable de la pauvre lady Montrath. Heureusement que, dans le même moment, à Londres, quelque lady Arabella, quelque miss Diana, quelque mistress Ophelia occupaient leurs loisirs à composer exactement la même histoire, laquelle a été inventée quatre cents fois au moins par les ladys de lettres de la joyeuse Angleterre, sous prétexte que Richardson en a fait un magnifique roman jadis.

Les Molly-Maguires s’étaient retirés au dehors, emmenant avec eux Mary Wood, ses quatre laquais et toute la maison de Montrath.

Suivant leur habitude, ils se rangèrent autour du château en flammes. Cette fois, ils avaient un autre but que de contempler leur œuvre : ils étaient persuadés que le lord et son intendant étaient cachés quelque part dans le manoir, et ils les guettaient au passage.

Auprès de la grille, vis-à-vis de l’avenue, se tenait le groupe des prisonniers, gardés par Mac-Duff et quelques paysans de Knockderry. Parmi ces prisonniers, il y en avait qui ne venaient point du château. Suivant l’habitude, les magistrats de Galway ne s’étaient plus occupés beaucoup du pauvre Gib, après que sa déposition faite l’avait rendu inutile. Suivant l’habitude encore, les ribbonmen avaient mis tout en œuvre pour s’emparer de Gib, non point parce qu’il était un faux témoin, mais parce qu’il avait trahi l’association. En Irlande, on dit que Molly-Maguire voit tout. Gib s’était caché de son mieux en attendant l’exécution des promesses de Joshua Daws. Molly-Maguire le trouva, et il était maintenant garrotté, entre ses deux enfants, sur la pelouse, devant le château de Montrath.

Il ne disait rien et gisait comme abêti par le désespoir.

La petite Su et le petit Paddy avaient pleuré tout le long de la route ; maintenant leurs yeux s’étaient séchés : ils regardaient, ébahis, la grande maison en flammes…

Mais ils ne s’amusaient pas tant que Mary Wood ! Mary Wood trépignait d’aise et battait des mains, en riant à gorge déployée. Elle regrettait seulement de ne s’être point donné plus tôt ce divertissant spectacle. Elle en oubliait jusqu’à la bouteille de rhum qu’elle tenait sous le bras !

Cependant Mickey et ses frères attendaient en vain l’apparition du lord. Montrath restait introuvable, et pour eux le but de l’expédition était manqué, car Mary Wood, interrogée sur le sort de Jessy dès le premier moment, avait haussé les épaules et refusé de répondre.

L’incendie était si avancé déjà, qu’il n’y avait plus guère d’espoir qu’une créature vivante pût rester à l’intérieur.

Mickey et ses frères s’étaient éloignés des rangs des ribbonmen et s’entretenaient à l’écart. Ce fut en ce moment qu’ils aperçurent deux hommes sortant des ruines de Diarmid.

D’un seul coup d’œil Mickey avait reconnu le lord. Il s’élança, suivi de ses frères. Montrath et Crackenwell étaient prisonniers. Ce fut une grande clameur de joie dans l’armée de Molly-Maguire.

— Aux galeries ! aux galeries ! cria-t-on de toutes parts.

Tous ces hommes si longtemps courbés sous la misère avaient hâte de voir, humilié à leurs pieds, le maître puissant qui la veille encore pouvait d’un signe les chasser de leurs demeures. Il y avait, en outre, un traître à juger : ce devait être une mémorable assemblée.

Le long cordon des ribbonmen se replia sur lui-même et se forma en groupe pour descendre l’avenue. Avant de s’ébranler, ils se tournèrent encore une fois vers le château.

Le géant Mahony se détacha et s’avança seul vers la fournaise. Un instant son énorme silhouette trancha en noir sur le rouge ardent de l’incendie.

Il s’arrêta au-devant de la porte principale et planta en terre une longue perche qu’il tenait à la main. Cette perche supportait à son sommet l’écriteau funeste où Molly-Maguire affiche sa vengeance accomplie. On y lisait en gros caractères :


QUITTANCE DE MINUIT.

Cela se passait au moment où Morris, heureux, épiait à quelques pas de là, sous les ruines muettes du vieux château, le réveil de sa fiancée.

À la ferme des Mamturcks, le vieux Mill’s subissait toujours l’effet de l’opium qu’il avait bu en portant le dernier toast du repas funèbre célébré à la prison de Galway. Il dormait profondément dans sa demeure déserte. Au lieu de la famille nombreuse et forte qui fleurissait naguère sous le toit de la ferme, il ne restait là qu’une pauvre enfant dont les veines n’avaient pas une goutte du royal sang de Diarmid.

Peggy veillait, tremblante, dans la solitude de la salle commune.

Elle attendait Ellen, sa maîtresse chérie, les six garçons qu’elle aimait, et Kate, la douce femme d’Owen, qui l’aidait dans sa tâche de tous les jours.

Et personne ne revenait, ni la noble heiress, ni les six maîtres, ni Kate, la bonne épouse !

Voici ce que faisait Kate en ce moment :

Les dragons de la reine, rencontrés cette nuit par Morris sur la route de Kilkerran, n’avaient point tourné à gauche du parc de Montrath pour aller dormir dans la petite ville. Ils avaient, eux aussi, aperçu le feu allumé au sommet de Ranach-Head.

Il n’était pas temps de se reposer. Le colonel Brazer avait fait mettre pied à terre à ses dragons, et les avait dirigés vers le cap, en leur recommandant le silence.

Kate marchait au milieu d’eux morne et muette. Elle tâchait de songer à son père mort pour se redonner du courage ; mais chaque fois qu’elle appelait la pensée de Luke Neale, c’était

l’image d’Owen qui descendait au fond de son cœur.

Les dragons passèrent à deux ou trois cents pas, sur la gauche du château, dont l’incendie n’était pas commencé encore, et gagnèrent le sentier à pic qui descend du sommet de la montagne au galet, et sur lequel s’ouvrent les bouches des grottes de Muyr. Une fois déjà nous avons vu le pauvre Pat faire usage de ce chemin presque impraticable ; mais Pat avait ôté ses souliers de bois, et il était du pays.

Les dragons, avec leurs lourdes bottes, glissèrent bien des fois sur cette pente abrupte. Leurs mains se déchirèrent aux pointes du roc. Dans la nuit noire ils ne voyaient rien, sinon le vide sans fond sous leurs pieds chancelants.

Le hasard les servit. Ce qu’ils n’eussent point fait en plein jour peut-être, ils l’accomplirent protégés par ces ténèbres opaques qui leur cachaient les trois quarts du danger.

Ils atteignirent la base du cap.

C’était l’heure où les Molly-Maguires, décidés à envahir le château de Montrath, s’engageaient dans les rochers qui séparent le galet de la grève, afin de gagner l’avenue du château.

Brazer et ses dragons virent un mouvement confus, auquel se joignait une rumeur sourde. Ils aperçurent des formes humaines qui glissaient dans l’ombre, puis tout disparut. Les ribbonmen avaient tourné l’angle du cap.

— Où est l’entrée des galeries ? demanda Brazer à Kate.

Kate désigna du doigt la fissure. Quatre ou cinq dragons allèrent la reconnaitre, et revinrent en disant qu’on n’entendait aucun son à l’intérieur.

Il fallait attendre. À gauche de la colonnade de Ranach, se trouvait un enfoncement pareil à celui qui avait servi de retraite à Jermyn, dans la partie opposée du galet, pour guetter, quelques heures auparavant, la sortie de l’heiress. Brazer et sa troupe se cachèrent dans cet enfoncement, où un escadron tout entier aurait pu tenir à l’aise, La base de la colonnade, qui avançait entre eux et la fissure, eût assuré leur embuscade par une nuit ordinaire et même à la clarté de la lune ; et, cette nuit, il faisait si noir !

Les dragons attendirent, tapis derrière leur abri, et bien sûrs de n’être pas surpris, à moins d’une trahison. Mais ils attendirent longtemps. Pas une âme ne se montrait sur le galet. La mer brisait, furieuse, à quelque cent pas d’eux, et le vent du large glaçait leurs os.

Quand la tempête faisait trêve un instant, il leur semblait entendre comme une clameur lointaine, au delà du sommet du cap. Parfois encore, il leur semblait que le ciel prenait des reflets rouges au-dessus de leurs têtes, comme si un immense incendie se fût miré dans les nuages abaissés…

Ce ne pouvait être le feu du cap Ranach, qui s’éteignait maintenant et ne jetait plus que des lueurs assombries.

Quelques-uns, pressés de voir, s’écartaient de la base du cap, malgré les ordres de Brazer, et regardaient de tous leurs yeux. Mais l’immense colonnade surplombait au-dessus d’eux. Ils n’apercevaient que le ciel sanglant, qui s’éteignait par intervalles et ramenait la nuit plus noire.

Brazer désespérait et proférait déjà contre Kate, insensible et comme pétrifiée, de sourdes menaces.

Les heures s’écoulaient l’une après l’autre, la tempête mugissait toute seule.

Enfin une lueur parut dans les rochers, à l’angle du cap. Les dragons se reculèrent et retinrent leur souffle.

Brazer seul et Kate Neale, qui était auprès de lui, avançaient leurs têtes avec précaution pour voir les nouveaux arrivants.

Ce fut d’abord le géant Mahony, secouant une torche de bog-pine au-dessus de sa tête.

Des groupes nombreux le suivaient dans l’ombre, et se dirigeaient tous vers la fissure.

Mahony s’arrêta à une trentaine de pas de l’entrée et leva sa torche, pour reconnaître, un à un, les membres de l’association.

Tantôt la torche brillait, dressant sa flamme colorée ; tantôt le vent l’inclinait et l’empêchait de luire.

Quand la flamme se relevait, Kate, qui mettait son âme dans son regard, distinguait sous les masques de toile relevés par le vent des figures connues : des matelots du Claddagh, des fermiers de Corrib ou de Knockderry. Son cœur battait d’espoir, parce qu’elle ne voyait aucun des frères d’Owen ni Owen lui-même.

Il avait dit vrai sans doute au pied de la croix de saint Patrick, sur le sommet de la montagne. Les serments d’Owen ne l’avaient point trompée. Elle allait venger son père et retrouver son époux endormi paisiblement dans la maison de Mac-Diarmid…

La foule marchait toujours. Il n’y avait plus que quelques groupes, qui passèrent à leur tour devant Mahony. Enfin un dernier groupe resta seul. Il était composé de quatre hommes de grande taille et vêtus de carricks.

Le cœur de Kate battit dans sa poitrine. Sa tête se pencha en dehors de la roche.

Trois des quatre hommes avaient déjà dépassé Mahony. Le vent souffla ; le masque du quatrième se souleva. Kate poussa un cri déchirant et s’élança, laissant des lambeaux de ses vêtements entre les mains de Brazer qui voulait la retenir.

— Owen ! Owen ! criait-elle, oh ! fuyez ! fuyez !…

— Feu ! dit Brazer à ses dragons.

Le Brüleur entendit cet ordre et leva sa torche pour éclairer le galet. Une détonation éclata. Le géant tomba lourdement à la renverse.

Un cri d’épouvante et de rage s’éleva entre le cadavre de Mahony et l’entrée de la caverne, où quelques ribbonmen avaient déjà pénétré. La torche du Brûleur s’était éteinte. Les ténèbres profondes régnaient de nouveau sur la grève.

Les Molly-Maguires demeuraient immobiles dans l’ombre comme si la foudre les eût frappés. Ils n’osaient ni combattre leurs ennemis invisibles, ni se réfugier dans les galeries sans issue.

Pendant qu’ils hésitaient, les dragons avaient rechargé leurs armes. Une partie d’entre eux, sous les ordres du cornette Dickson, traversa silencieusement le galet et vint se poster sur la route qui conduisait au château de Montrath.

— Feu ! dit encore Brazer.

La grève s’éclaira de nouveau, et plus d’un Irlandais tomba mort au pied de la grande colonnade. Mais cette seconde décharge avait montré la position de l’ennemi.

Parmi les ribbonmen une voix forte s’éleva.

— Molly-Maguire pour toujours ! cria-t-elle ; en avant ! en avant !

C’était Mickey Mac-Diarmid.

Quelques-uns répondirent à son appel. Larry et Sam, ses frères, s’élancèrent les premiers sur ses traces. Durant deux ou trois minutes les soldats de la reine eurent à combattre contre cette poignée d’hommes robustes et sans peur.

Mais ils étaient trop peu. Ils succombèrent tous l’un après l’autre, et plus d’un Saxon mourut avec eux. Mickey tomba le dernier en poussant le vieux cri des enfants de l’Irlande.

Ce qui restait de Molly-Maguires était un troupeau sans défense, anéanti par la frayeur. Les Anglais, échauffés par la lutte et obéissant d’ailleurs aux ordres impitoyables de leur chef, se ruèrent, l’épée à la main, au milieu de cette foule inerte et foudroyée. Ils tuèrent, frappant au hasard tout ce qui se trouvait de la chair humaine devant la pointe ensanglantée de leurs armes.

Cela dura bien peu de temps. Au bout de quelques minutes, il n’y avait plus de ribbonmen sous l’escalier de Ranach. Tous ceux qui avaient échappé au fer des Saxons s’étaient réfugiés dans les galeries en poussant des plaintes lamentables.

Parmi ces plaintes, les soldats crurent distinguer des voix d’enfants et des voix de femmes.

Brazer n’osa point les suivre dans cet asile inconnu. Il fit ranger ses hommes des deux côtés de la fissure, afin d’attendre le jour.

Le silence s’était rétabli sur la plage, et le passant n’eût entendu d’autre bruit que le fracas affaibli de la tempête.

Le jour vint et montra quelques cadavres dispersés çà et là sur le galet. Les ribbonmen, suivant leur coutume, avaient emporté dans leur retraite le plus qu’ils avaient pu de leurs blessés et de leurs morts.

Les officiers du détachement, émus de pitié, demandèrent la grâce des malheureux cachés dans la caverne. Brazer leur imposa silence et fit recharger les armes.

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Vers cette même heure, le vieux Mac-Diarmid s’éveillait de son long sommeil. Gardant cette apathie intellectuelle que laisse après soi l’opium, il se leva sans donner un regard aux choses qui l’entouraient, et comme si rien ne se fût passé depuis le jour où il s’était éveillé en ce lieu pour la dernière fois.

Mais au moment où il mettait le pied hors du lit, son œil rencontra un objet qui gisait à terre, et il recula comme s’il eût été sur le point de marcher sur un serpent. Sa prunelle se distendait, fixe et comme fascinée. L’objet qu’il examinait avec tant d’émotion était un carré de toile bise, aux coins duquel s’attachaient deux rubans de fil. C’était le masque du pauvre Dan, que ses frères avaient oublié de détruire.

Le vieillard se baissa lentement et le saisit d’un geste convulsif. Puis il regarda tout autour de lui avec épouvante et le cacha vivement dans son sein.

Peggy avait préparé, comme d’habitude, le repas de famille : Mills vint s’asseoir à sa place accoutumée.

Son œil fit avec lenteur le tour de la table vide.

Il ne toucha point les mets rustiques placés devant lui. Pas une parole ne tomba de sa bouche. Il attendit.

Vers le milieu du jour, la porte de la ferme s’ouvrit enfin. Morris entra, soutenant Jessy, faible, entre ses bras.

Le visage du vieux Mills resta immobile et glacé. Il regarda sa fille chère comme s’il ne la reconnaissait point.

— Où sont mes frères ? demanda Morris à Peggy.

Peggy ne répondit pas.

— Où sont Kate et la noble heiress ?

La petite fille secoua la tête en pleurant.

Morris s’avança vers son père et voulut lui prendre la main.

Le vieillard retira la sienne.

— Pourquoi la maison de Mac-Diarmid est-elle déserte ? dit-il d’une voix creuse et morne.

— Ils vont revenir…, balbutia Morris, qui avait peine à maîtriser son inquiétude.

— Qui sait ? reprit le vieillard en fixant sur Morris un regard étrange. Déjà hier Natty, Dan et Jermyn peut-être étaient morts… Ne mentez pas, Mac-Diarmid, car j’ai tout deviné !

Morris ouvrit la bouche pour répondre. Un geste impérieux de son père la lui ferma.

Celui-ci tira de son sein le masque de toile, insigne bien connu des ribbonmen.

Morris, à la vue de cette preuve, baissa la tête en silence.

Le vieillard se leva.

— Je vais retourner à Galway, dit-il, car le pauvre Gib avait raison : c’est Mac-Diarmid qui a tué Luke Neale !… Mac-Diarmid doit du sang à la loi !

— Mon père ! oh ! mon père ! s’écria Morris qui tomba sur ses genoux.

— Si vos frères reviennent, reprit le vieux Mills, répétez-leur mes paroles. Je n’ai plus de fils. Vivants ou morts, je maudis les Molly-Maguires, qui sont les ennemis de l’Irlande !

Le vieillard se dirigea vers la porte. Morris s’attachait à ses vêtements ; Jessy s’agenouilla, baignée de larmes, sur son passage. Il repoussa Morris durement ; il écarta Jessy d’un geste froid.

— Je vous défends de me suivre ! dit-il avant de passer le seuil.

On le vit descendre la montagne d’un pas ferme et se diriger vers la ville…

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Le soleil montait derrière les tours sombres de Diarmid. La tempête était calmée.

Brazer et ses dragons étaient toujours à leur poste.

La mer, que ne soulevait plus le vent, gardait une partie de son agitation. Les vagues moutonnaient au loin, et la côte s’entourait d’une large ceinture d’écume.

On avait poussé les cadavres au pied de la colonnade. Dickson et les autres officiers détournaient leurs yeux de ce spectacle avec dégoût. Ce mouvement portait leurs regards vers le large. Ils aperçurent un cutter de l’État qui doublait le cap, toutes voiles dehors.

Sur le pont de ce navire, il était facile de distinguer un officier revêtu du brillant costume des dragons de la reine.

Le cutter jeta l’ancre à l’endroit même où le sloop de Mary Wood avait mouillé deux jours auparavant.

On mit une embarcation à la mer, et l’officier y descendit seul avec les rameurs.

— Mes yeux sont fous, murmura le lieutenant Peters, ou c’est bien le major Percy Mortimer que j’aperçois là-bas !

À ce nom, Brazer releva la tête, et braqua son œil avide sur la chaloupe qui approchait rapidement.

— Dieu me damne ! s’écria-t-il, le misérable traître viendrait-il défendre ses bons amis ?… Débouchez le trou, afin qu’il voie que nous employons bien notre temps !

Les soldats se mirent en devoir de déblayer la fissure, que les assiégés avaient essayé de boucher pendant la nuit.

Sur la chaloupe, Percy Mortimer faisait des signaux avec son écharpe.

— Démène-toi, démène-toi ! grommela Brazer ; nous allons t’emmener à la ville, pieds et poings liés, afin qu’on ne nous reproche pas de n’avoir point fait de prisonniers !…

La chaloupe prenait terre en ce moment. Percy toucha le rivage et s’avança, soutenu par un des rameurs, car il avait grand’peine à marcher.

Dès qu’il fut à portée de la voix, il cria aux soldats d’arrêter.

Les dragons interrogèrent du regard le colonel Brazer, qui haussa les épaules en souriant avec un mépris haineux.

— Préparez les armes, dit-il.

Mortimer était maintenant à quelques pas de la troupe.

— Lieutenant Peters, dit-il d’un ton de commandement péremptoire, cornette Dickson ! je vous charge spécialement tous les deux, et sous peine de rébellion, de faire exécuter mes ordres… Qu’on ne brûle pas une amorce !

Officiers et soldats hésitèrent. Ils penchaient vers l’obéissance, car ils avaient pitié ; mais la discipline militaire ne laisse point aux subalternes le droit d’avoir une conscience.

Brazer était là, sa volonté faisait la loi suprême.

Un moment de silence eut lieu. Parmi ce silence on entendit comme un murmure sourd dans la caverne. Les voix des malheureux assiégés arrivaient au dehors, confuses et presque insaisissables.

Mortimer atteignait le groupe des soldats. Il passa devant Brazer et répéta son commandement avec un accent de menace. Son visage, pâle et blanc comme une figure de marbre, gardait cette apparence de calme froideur qui était son expression habituelle ; mais sous ce masque l’œil attentif eût découvert les traces d’une émotion poignante.

— En avant ! dit Brazer d’un ton provoquant et railleur.

— Bas les armes ! prononça Mortimer qui saisit l’un de ses pistolets. Brazer perdit son sourire moqueur, et sa lèvre trembla de rage.

il tira son épée.

— Major Mortimer, dit-il en tâchant de se contenir, vous oubliez que vous parlez devant votre supérieur !

— Je parle devant mon égal ! répliqua Percy. Le courrier de Londres m’apporte ce matin ma commission de lieutenant-colonel.

— Bas les armes ! dirent à la fois Peters et Dickson.

Brazer ferma ses gros poings en blasphémant.

— Et je vous somme, poursuivit Percy, d’abandonner le commandement de ces soldats, qui ne sont point les vôtres !

Brazer, écumant de fureur, fit un mouvement comme pour s’élancer sur lui, l’épée haute ; mais il se contint, et sa main, que faisait trembler la colère impuissante, remit son arme au fourreau.

La bouche de la caverne fut déblayée en quelques minutes, et Peters, faisant un pas à l’intérieur, cria de toute sa force :

— Ceux qui sortiront auront la vie sauve.

Il fallut répéter ce cri bien des fois. Enfin, un bruit se fit à l’intérieur, et quinze ou vingt spectres traversèrent le galet en bondissant, pour se perdre, aussitôt après, parmi les rochers.

— Allumez des torches ! dit Mortimer.

Il s’élança dans le couloir, ses soldats l’y suivirent.

Dès les premiers pas, leurs pieds glissèrent dans le sang…

Mortimer passa le seuil des galeries où il avait laissé Ellen surprise par le sommeil. Il était toujours suivi par ses soldats ; les torches allumèrent les mille cristaux des parois et des voûtes ; la colonnade surgit, resplendissante ; le palais souterrain se para de ses fantastiques merveilles.

Mais, parmi tant de magnificences étincelantes, la mort gisait, livide et froide. Le sol était jonché de cadavres. De tous ceux que nous avons vus autour du château en flammes la nuit précédente, vainqueurs et vaincus, bien peu avaient gardé la vie.

Mortimer reconnut au premier rang lord George Montrath et son intendant Crackenwel, qui se couchaient, hideusement défigurés par les convulsions dernières.

Qui les avait tués ? les balles saxonnes ou la vengeance irlandaise ? Non loin d’eux, Mary Wood était étendue, son flacon de rhum débouché à la main. La mort l’avait surprise en son orgie solitaire ; sa bouche conservait son sourire insouciant et brutal.

Mickey, Larry et Sam Mac-Diarmid étaient tombés au dehors ; mais Owen et Kate, percés de la même balle peut-être, se tenaient encore embrassés. Kate avait sa tête dans le sein de son mari, qui souriait tendrement et semblait prononcer des paroles de pardon…

Puis c’étaient des cadavres inconnus entassés sur le sol ; puis, au pied d’une colonne, un groupe composé d’un vieil homme qui était mort et de deux petits enfants à demi étouffés par les larmes.

Su et Paddy, les deux pauvres êtres, se serraient contre le corps froid de leur père Gib, et priaient Dieu de lui rendre la vie.

Percy Mortimer passait. Ce n’était point là ce qu’il cherchait. Il allait, fouillant du regard ce pêle-mêle funèbre.

Tout à coup il poussa un cri déchirant.

Dans un enfoncement de la paroi, il venait d’apercevoir l’heiress, étendue sur sa mante rouge, belle et blanche comme une sainte. À ses pieds, Jermyn Mac-Diarmid tenait le bout de son fusil braqué encore contre la poitrine d’Ellen. Il était mort à genoux.

Percy se remit à la place qu’il avait quittée la veille, et appuya la tête de la noble vierge sur son cœur…

Les soldats continuèrent de parcourir les galeries. Et à mesure que les torches glissaient dans cette tombe immense, les feux de la colonnade et des voûtes multipliaient à l’infini leurs étincelles éblouissantes. Des flots de lumière ruisselaient sur le sol… et tous ces morts semblaient remuer ; tous ces visages pâles semblaient vivre ; tous ces yeux, éteints pour toujours, semblaient rallumer leurs regards !

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ÉPILOGUE.

O’Connell.


Quelques mois après cette catastrophe il y avait grand tumulte et grande joie dans la cité de Galway. On se pressait dans les tavernes, on chantait, on buvait, et les shillelahs, sans lesquels il n’y a point de bonne fête en Irlande, mêlaient de temps en temps le bruit de leurs coups au concert d’allégresse.

La ville entière était enthousiaste et folle ; on brandissait des rameaux verts par les rues, et depuis le Claddagh jusqu’au tribunal ce n’était qu’un immense et bruyant hourra ! C’est que la bataille commencée au mois de juin précédent venait d’être décidée ; la grande lutte électorale avait son dénoûment : Sullivan, le saint devant le Seigneur, et William Derry étaient montés de nouveau sur les hustings, et malgré les menées habiles des membres de la loge supérieure, soutenus par la sagesse de Joshua Daws, esq., le candidat catholique l’avait emporté à une énorme majorité.

O’Connell était venu combattre de sa personne pour enlever l’élection de son protégé ; il y avait eu un meeting monstre au pied des Mamturcks. Le Libérateur avait arboré sa toque verte semée de harpes d’argent, et son éloquence stéréotypée avait anéanti Robert Peel et fait des compliments aux dames.

Entre ce puissant esprit et le peuple d’Irlande, il y a comme un fluide magnétique. Les bonnes gens du Connaught envahirent la ville, et Sullivan fut obligé de s’enfuir, tandis que les orangistes se cachaient, honteux et vaincus.

William Derry, membre du parlement, fut porté en triomphe de taverne en taverne, et jeté sur son lit si plein d’usquebaugh et d’ale, que ce premier jour de sa carrière politique faillit en être le dernier.

On était au lendemain des élections, et c’était ce triomphe que fêtaient les bonnes gens du Connaught.

Dans le port il y avait un bateau à vapeur qui chauffait et faisait ses préparatifs de départ.

Sur la jetée, le long des quais, et dans toutes les voies environnantes, une foule compacte se pressait et jetait incessamment son grand murmure où dominait le nom de Daniel O’Connell.

À droite du débarcadére, et juste en face du paquebot, se tenait un groupe silencieux et grave, qui regardait en mépris l’enthousiasme général. Dans ce groupe, nous eussions reconnu le roi Lew, deux ou trois de ses matelots, et quelques-uns des ribbonmen échappés au désastre de la galerie du Géant.

Au-devant d’eux, debout et les bras croisés sur sa poitrine, un homme de grande taille, à la figure noble et belle, s’adossait contre les pierres du parapet. Une charmante jeune femme, dont les traits avaient une douceur angélique, s’appuyait à son bras. Tous les deux portaient sur leur visage une expression de tristesse ; tous les deux étaient vêtus de deuil, mais ils se souriaient.

De l’autre côté du débarcadère, vis-à-vis du groupe peu nombreux des ribbonmen, stationnait un détachement de dragons à cheval. L’officier qui commandait ces dragons portait avec une grâce hautaine son brillant costume de lieutenant-colonel. C’était un homme jeune encore ; son visage, d’une beauté irréprochable, se couvrait d’une mate pâleur, et sans la mélancolie amère de son sourire, on eût dit une figure de marbre.

Cet homme était le colonel Percy Mortimer. Le personnage vêtu de deuil qui lui faisait face était Morris Mac-Diarmid, qui donnait le bras à Jessy O’Brien, sa fiancée, rendue libre par la mort de Montrath.

Entre le colonel et Morris la foule encombrait le passage, et regardait curieusement le paquebot qui faisait ses préparatifs de départ. On discutait chaudement : les uns disaient que le Libérateur était à bord déjà, et qu’on allait voir bientôt le steamer gagner le large ; les autres se récriaient énergiquement, et protestaient que le vieux Dan était trop bon Irlandais pour quitter ainsi brusquement et sans mot dire les dignes repealers de Galway.

Une clameur qui s’éleva au loin parmi la cohue du côté de la vieille ville sembla donner raison à ces derniers ; le flot des têtes chevelues s’agita de toutes parts.

— Le voilà ! le voilà ! criait-on. Mais c’était une fausse alerte. Le mouvement de la foule était occasionné par le passage du grave Joshua Daws, esq., et de sa compagne Fenella. Le respectable couple n’avait plus rien à faire à Galway : le portefeuille de Fenella était plein, et le surintendant de police avait accompli son œuvre. Il s’embarquait sur le même paquebot que le Libérateur, et les dragons étaient là pour protéger son passage.

Grâce à leur secours, il put gagner le débarcadère, au milieu d’un concert de huées et de menaces bavardes qui n’aboutirent à aucune voie de fait. Francès, qui marchait derrière sa tante, baissa son voile en passant auprès de Morris Mac-Diarmid. Tandis qu’elle descendait les degrés du débarcadère, ses jambes chancelaient.

— Cette jeune fille vous a jeté un regard étrange, Mac-Diarmid, murmura Jessy ; la connaissez-vous ?

— Oui, répliqua Morris dont la voix tremblait d’émotion.

— Qui est-elle ?

Morris fut quelques secondes avant de répondre.

— Vous souvenez-vous de ce rêve que vous eûtes dans votre prison, Jessy ? dit-il enfin ; Dieu nous envoya un bon ange, au moment où la mort planait sur vous ; c’est cette jeune fille qui m’indiqua votre retraite.

Jessy se retourna vivement vers la chaloupe qui emmenait Joshua Daws, et fit un mouvement comme pour s’élancer ; mais les rameurs pesaient déjà sur leurs avirons, et la barque glissait sur l’eau tranquille du port.

En même temps une clameur plus haute s’élevait du côté de la ville. Cette fois, loin de s’éteindre ou de se transformer en sifflets railleurs, elle grandit en se propageant, elle monta, elle s’enfla jusqu’à éclater comme un tonnerre.

La foule, respectueuse et empressée, ouvrit au milieu de ses rangs une large voie. Le silence se fit ; toutes les têtes se découvrirent comme aux jours solennels où les prêtres catholiques promènent le saint sacrement par les rues.

Daniel O’Connell parut escorté de son état-major historique.

Il était tête nue et tenait à sa main l’illustre toque brodée par les dames de Tara.

Quand il saluait à droite et à gauche, la terre tremblait sous des hourras formidables ; quand il reprenait sa marche, foulant aux pieds les rameaux verts et les couronnes qui jonchaient son chemin, le fracas faisait place à un silence subit et religieux.

Un instant O’Connell, sur le point de mettre le pied dans la chaloupe, se trouva entre les dragons de la reine et le groupe silencieux des ribbonmen.

C’était comme une image matérielle de sa mission en cette vie.

Quand il fut passé, Percy Mortimer et Morris Mac-Diarmid échangèrent un long regard. On eût dit deux athlètes se mesurant avant la lutte prochaine.

C’était l’Angleterre vis-à-vis de l’Irlande.

Ils représentaient deux principes ennemis, forts tous les deux et impérissables parce qu’ils sont absolus : l’un tenait le drapeau de la conquête, l’autre relevait dans l’ombre l’étendard de la nationalité.

Entre eux il y avait cet homme, ce roi, ce triomphateur, dont la victoire ajournait leur bataille.

Mais ils pouvaient attendre. Ils étaient jeunes tous les deux, et ils voyaient le pas du demi-dieu chanceler sous un lourd fardeau de vieillesse…

La chaloupe accosta le steamer, dont les grandes nageoires se prirent à osciller en divers sens, comme si le moteur puissant, mais aveugle, n’eût point su de quel côté diriger leur effort. Cela dura une minute, puis les roues tournèrent en mugissant, et tracèrent deux larges sillons d’écume.

La foule poussa un suprême hourra. Le Libérateur agita de loin sa toque. La représentation était finie…

Il ne resta bientôt plus sur le pont du paquebot, à part les hommes de manœuvre, qu’une jeune fille, vêtue de blanc, qui s’appuyait, triste, contre le bordage. Ses regards étaient fixés sur Morris Mac-Diarmid et sa fiancée.

La ville disparaissait déjà dans le lointain qu’elle cherchait encore à les voir, Quand elle ne les vit plus, elle mit la main sur son cœur, et ses beaux yeux humides de larmes se relevèrent au ciel.

— Mon Dieu ! murmura-t-elle, qu’ils soient heureux et qu’elle l’aime toujours !…


FIN.
  1. On appelle ainsi cette période d’affreuse disette qui désole la plupart des comtés de l’Irlande, chaque année régulièrement, au moment où les pommes de terre germent et ne sont plus mangeables.
  2. Le mot est dernier temps (last time).