La Quittance de minuit/03/06

Méline, Cans et Compagnie (Tome troisièmep. 101-114).


VI

L’ivresse.


Le silence régnait dans le salon du château de Montrath. Mary Wood tenait ses grands yeux mornes fixés sur le lord, le plus naturellement du monde. Elle ne menaçait ni ne raillait. Un tiers pénétrant dans le salon à l’improviste, ne se fût point rendu compte aisément du contraste frappant qui existait entre le calme effronté de l’ancienne servante et l’effroi peint sur tous les autres visages.

Un valet entra, qui apportait sur un plateau un flacon de rhum et des verres. Lord George savait ce que mistress Wood entendait par le mot rafraîchissements.

Celle-ci prit un verre et le tendit au valet, qui l’emplit.

— À votre santé, milady ! dit-elle en s’inclinant gravement.

Elle but, et tendit de nouveau son verre ; le domestique l’emplit une seconde fois.

— À votre santé, miss ! reprit-elle en adressant un salut à Francès.

Elle vida son verre d’un trait, et le domestique le remplit encore.

— Montrath, à votre santé ! poursuivit-elle ; nous sommes de vieux amis, et je suis sûre que vous avez du plaisir à me revoir.

Une troisième fois le verre toucha sa lèvre, et se renversa vide.

Sa joue s’anima, et son œil eut un éclair.

— Encore un coup, vieux Nick ! dit-elle au domestique. Je boirai votre santé comme les autres, mon camarade… Qui sait si vous ne serez pas quelque jour un homme d’importance ?… Les valets de Montrath sont sujets à devenir maîtres…

Elle but, replaça le verre sur le plateau, et ajouta en se renversant sur son fauteuil :

— Allez au diable, Nick, vieux fou que vous êtes !…

Le valet sortit précipitamment, non sans jeter à la dérobée un regard vers son maître, qui détournait les yeux et feignait d’être distrait.

Quand il eut regagné l’office, il raconta ce qu’il avait vu. Chacun glosa, mais tout bas, parce que les grands laquais de l’ancienne camériste étaient là qui écoutaient.

La fugitive rougeur que le rhum avait apportée à la joue de Mary Wood n’avait fait que passer. L’éclair allumé dans son œil s’était éteint au bout de quelques secondes ; elle était redevenue froide et morne. Et ce calme lourd formait un contraste étrange avec le désordre complet de sa toilette.

Les riches atours de Mary Wood étaient en effet dans le désarroi le plus absolu. Le vent de mer, la bourrasque essuyée et la fameuse course sur le galet, à la poursuite de Mac-Diarmid, avaient brisé ses plumes, fripé ses rubans, taché son velours.

Ses traits, qui étaient dessinés régulièrement et qui, de loin, gardaient une apparence de beauté, se montraient, vus de près, grossiers et à la fois ravagés. L’ivrognerie avait imprimé profondément son stigmate sur ce visage brutal. On eût dit qu’il n’y avait point d’âme derrière ces traits, tant leur ensemble peignait la stupéfaction pesante et l’inerte abrutissement.

Durant quelques secondes, elle demeura renversée sur son fauteuil, savourant la chaleur aimée que l’alcool développait au dedans d’elle.

Au bout de ce temps, elle se redressa lentement et mit son regard fixe sur Georgiana.

— L’autre doit être plus pâle que cela maintenant ! murmura-t-elle d’une voix sourde et de manière à être entendue de lord George tout seul. À quoi pense-t-on quand on ne voit plus les vivants ?…

Elle eut un sourire et reprit tout haut :

— À bas les orangistes, de par le nom de Dieu !… Je suis la reine des bonnes gens de Galway, savez-vous, petite femme ?… Ils se sont attelés à ma voiture et l’ont traînée comme des chevaux !… Ah ! ah ! c’est que je suis une femme riche, milady : j’ai quatre laquais ici, à Montrath, et quatre laquais à Galway… Qui donc serait assez fou pour tenter de m’assassiner ?…

Les deux jeunes femmes échangèrent un regard.

Montrath, en qui une réaction se faisait, haussa les épaules avec colère.

— Asseyez-vous là auprès de moi, Montrath dit Mary Wood, et ne haussez point les épaules, car je ne veux pas me fâcher contre vous aujourd’hui. Asseyez-vous, asseyez-vous !

Lord George essaya de sourire, avança un fauteuil et s’assit.

— Où est Robert Crackenwell ? demanda Mary Wood.

Et, sans attendre la réponse, elle ajouta :

— Sur ma foi, ce Paddy, que j’ai rencontré là-bas sur le rivage, est bien le plus beau garçon du monde !… Vous donneriez beaucoup pour savoir la fin de cette histoire, Montrath ! Figurez-vous que le coquin a fêlé le crâne de deux de mes gens et m’a volé mon paquet de linge… un paquet dont vous donneriez tout de suite mille guinées, milord !

Montrath, tout en gardant avec effort son air d’indifférence, écoutait attentivement. Quelques mots prononcés déjà sur ce sujet par l’ancienne camériste avaient éveillé très-vivement sa curiosité.

J’ai vu quelque chose de ce combat dont vous parlez, Mary, dit-il. Ces dames et moi, nous étions accoudés sur le parapet, au pied des tours de Diarmid.

Mary le regarda, inquiète, puis elle se prit à sourire innocemment.

— Folle que je suis ! murmura-t-elle milord, comme ce beau garçon de Paddy. Ah ! ah ! vraiment, ajouta-t-elle, milady était là ?… et la jolie miss aussi ?… Ma foi ! vous avez dû vous amuser tous les trois, car John et William sont tombés sur le galet comme deux brutes qu’ils sont, et leurs épées ne pesaient pas une plume contre le bon bâton du Paddy !…

— Mais pourquoi ce combat ? demanda Montrath timidement.

Francès et Georgiana tendirent l’oreille.

Mary regarda le lord en dessous, et secoua lentement sa tête empanachée.

— Si je vous disais cela, murmura-t-elle, vous en sauriez presque aussi long que moi, milord… et c’est bien assez déjà que le Paddy m’ait surpris la moitié de notre secret !

Montrath ouvrit son œil, plus avide de savoir.

— Notre secret ! répéta-t-il, un homme a pu découvrir ?…

— Et un beau garçon milord je vous donne ma parole !… grand, bien fait, œil vif, longs cheveux…

— Mais que sait-il ? et de qui parlez-vous ?…

— Il sait ce que vous avez envie de savoir, Montrath… Il est… ma foi, je n’en sais trop rien… je l’appelle Paddy, parce que, sur trois mangeurs de pommes de terre, il y en a deux qui se nomment ainsi… Mais j’ai des raisons pour croire que son vrai nom… attendez ! quel nom y avait-il donc sur ces chiffons de toile ?… Morris, je crois.

— Morris ! s’écria le lord en tressaillant.

— Oui… je crois bien que c’était Morris… mais cela m’est égal.

— Et il sait quelque chose de… ?

Milord hésita. Son regard glissa de côté jusqu’aux deux dames, dont les figures attentives semblaient guetter ses paroles au passage.

Francès surtout se penchait en avant et le dévorait des yeux. Elle semblait plus impatiente d’apprendre que Georgiana elle-même.

En elle, désormais, il y avait deux intérêts éveillés, et celui de ces intérêts qui se rapportait à Morris Mac-Diarmid n’était pas le moins puissant.

Elle n’avait plus, à vrai dire, ce qu’il fallait de liberté d’esprit pour juger selon le vrai la position de Georgiana. L’idée de Morris l’absorbait. Ce qu’elle épiait avec ardeur et passion, c’étaient les paroles qui avaient trait à Morris. Elle devinait un danger nouveau suspendu au-dessus de la tête de Mac-Diarmid. Toute autre crainte disparaissait devant celle-là.

Cependant ces événements rapides et mystérieux, qui s’étaient succédé autour d’elle depuis quelques heures, avaient nécessairement modifié son opinion sur lord George Montrath. Elle voyait maintenant ce qu’il y avait de fondé dans les craintes de Georgiana. Un crime était au fond de la conscience du lord, et le pouvoir inouï de cette bizarre créature, Mary Wood, ne pouvait évidemment avoir une autre origine.

Mais ce crime, au lieu de concentrer ses inquiétudes sur son amie, ramenait impérieusement sa pensée vers Morris.

Morris aussi était en face du lord ! Son nom, dans la bouche de Montrath, avait un accent ennemi.

Il résultait d’ailleurs des paroles échangées entre Mary Wood et le lord que celui-ci avait des motifs tout récents de craindre Morris Mac-Diarmid. Et c’est chose mortelle que d’inspirer des craintes à qui ne recule point devant l’assassinat !

Francès écoutait. Elle cherchait à surprendre la pensée du lord, pour pouvoir le combattre. À quelque prix que ce fût, elle voulait défendre Morris, car, à mesure que la position de Mac-Diarmid devenait plus critique, Francès se sentait l’aimer davantage. Il y avait dans son cœur noble un trésor de dévouement généreux.

Le regard de Montrath n’avait fait que glisser sur les deux jeunes femmes ; mais il avait remarqué leur attention avide, et son malaise s’en était augmenté. Entre Mary Wood, qu’il savait disposée à ne rien ménager, et ces regards qui l’épiaient ardemment, il subissait une véritable torture.

— Voyez, Fanny, murmura lady Montrath à l’oreille de sa compagne, comme il souffre et quel est sur lui le pouvoir de cette femme !…

Francès ne répondit point et fit un geste qui demandait le silence, parce qu’on venait encore de prononcer le nom de Morris.

— Ce Morris, avait dit Montrath en baissant la voix jusqu’au murmure, vous a enlevé un objet au bas de la montagne… J’ai vu cela… Au nom du ciel, Mary, en quoi cet objet peut-il tenir à nos secrets, et que dois-je craindre ?…

Mary bâilla.

— Parlez plus haut, dit-elle. Ces jolies dames tendent le cou tant qu’elles peuvent, et ont peine à vous entendre.

Montrath se leva, pourpre de colère ; sa bouche s’ouvrit tandis qu’il jetait à sa femme un regard irrité. Une parole brutale était sur sa lèvre. Mais il se retint par un effort violent, et s’avança vers les deux dames en essayant de sourire.

Il prit la main de Georgiana et la baisa.

— Milady, lui dit-il avec douceur, je vous rejoindrai tout à l’heure dans votre appartement… Cette malheureuse, ajouta-t-il en se penchant rapidement à l’oreille de la jeune femme, cette malheureuse a des secrets qu’elle ne peut point révéler devant une étrangère.

Son regard désignait Francès, qui se leva aussitôt.

— À bientôt, milady ! Veuillez faire agréer mes excuses à miss Roberts.

Georgiana quitta son siége sans mot dire et gagna la porte.

Mary Wood, dans ce moment, éleva la voix comme si elle eût voulu donner au lord un démenti exprès.

— Eh bien ! eh bien ! dit-elle, ces chères belles nous quittent ?… Tant pis, ma foi ! car je m’ennuie quand je suis seule avec vous, Montrath.

Les deux jeunes femmes franchirent le seuil, et la porte retomba sur elles.

Montrath cacha son visage entre ses mains. Il n’avait plus rien qui le forçât à se contraindre ; sa poitrine rendit un gémissement sourd.

— J’en mourrai ! dit-il. Mary ! Mary ! vous me tuez !…

— Que disais-je ? s’écria Mary. Il n’y a pas d’homme aussi ennuyeux que vous dans le tête-à-tête, Montrath !… Que diable ! je n’ai encore rien dit à cette petite femme, et vous devriez m’en savoir gré !

— Vous appelez cela ne rien dire ? répliqua piteusement le pauvre lord, mais vos demi-mots valent une révélation tout entière !…

— Alors j’étais bien bonne de me gêner ! dit mistress Wood tranquillement ; je parlerai plus clairement une autre fois.

— Non, Mary ! non !… ayez pitié de moi !… Que vous ai-je fait ?

— Je n’en sais rien… mais qu’importe cela, milord ?… Votre cheval ne vous a rien fait non plus, pourtant vous ne vous gênez point pour le frapper à coups de cravache… Chacun a ses petits caprices.

La lèvre de Montrath saigna entre ses dents convulsivement rapprochées.

Il se reprit à arpenter la chambre à grands pas.

Mary le laissa faire durant quelques secondes, puis elle frappa du pied avec impatience.

— Allons, Montrath ! allons ! dit-elle du ton d’un pédagogue qui morigène un enfant turbulent ; venez vous asseoir auprès de moi, et faisons nos petits comptes !

Montrath obéit aussitôt.

— Vous ne voulez pas me dire ce que je dois craindre de ce Morris ? demanda-t-il.

— Le Paddy !… comment diable voulez-vous que je sache ça ?…

— C’est que ce Morris, reprit Montrath, était le fiancé de Jessy O’Brien.

— Ah bah ! fit l’ancienne servante dont l’œil alourdi exprima une manière d’intérêt. Le pauvre beau garçon !… eh bien ! alors, gare à vous, Montrath !…

— Au nom du ciel ! dites-moi…

— Volontiers… je vais vous dire qu’il me faut deux mille livres à l’instant même… Je suis à sec.

La figure de milord ne bougea pas. Elle ne pouvait aller plus loin dans l’expression de la détresse, mais ses deux mains, croisées sous sa veste de chasse, étreignirent sa poitrine.

— Sur mon honneur, Mary, répliqua-t-il, sur mon honneur de gentilhomme ! je vous ai tout donné ; je n’ai plus rien.

— Peuh ! fit l’ancienne camériste ; vous m’avez dit cela bien des fois, Montrath… et nous avons toujours fini par trouver quelque chose… Comment diable, milord, ajouta-t-elle tout à coup en fronçant le sourcil, vous me faites faire des voyages et vous ne voulez pas les payer !… Vous partiez pour l’Irlande : ne fallait-il pas bien que je vous suivisse, afin de voir un peu ce que deviennent nos domaines ?… Ne fallait-il pas bien fréter un paquebot pour moi toute seule, augmenter ma maison, jeter de l’or à ces bonnes gens de Galway, qui m’ont prise pour la reine ?… car ils m’ont prise pour la reine, Montrath ! poursuivit-elle en se rengorgeant, je vous le jure sur l’honneur !… J’ai de l’honneur, moi aussi !… Qui n’en a pas ? Ils criaient : « Longue vie à Sa Majesté !… » Ah ! ah ! ah ! ah ! J’aurais voulu avoir la valeur de Montrath en bank-notes pour les jeter à ces bonnes gens qui me prenaient pour la reine !… Vous ne croiriez pas cela, vous, Montrath, qui êtes un pince-maille : rien que pour venir de Galway ici, il m’en a coûté cent guinées !

— Cent guinées ! répéta le pauvre lord.

— Cent guinées, oui, vraiment !… et encore je n’ai pris qu’un sloop avec douze hommes d’équipage… S’il y avait eu dans le port un brick tout prêt, j’aurais préféré cela… J’aurais mieux aimé encore un trois-mâts, et si j’avais pu mettre la main sur un vaisseau de guerre…

— C’est de la folie furieuse ! dit Montrath.

Mary haussa les épaules.

— Faites apporter du rhum, dit-elle ; et, cette fois, qu’on ne remporte pas le flacon !

Lord George sonna. Le valet revint avec son plateau, qu’il déposa sur un guéridon, auprès de Mary Wood.

— À la bonne heure !… dit-elle en se versant un grand verre, nous allons pouvoir causer raisonnablement… Montrath, je bois à la santé de vos deux femmes !