La Quittance de minuit/02/Texte entier

Méline, Cans et Compagnie (Tome deuxièmep. 1-284).

DEUXIÈME PARTIE.

LES SAXONS.


Séparateur

I

La cohue.


Ellen Mac-Diarmid était dans la galerie du Géant depuis le commencement de la séance.

Elle demeurait immobile au centre d’un groupe en haillons, à quelque distance de l’entrée.

Elle entendait tout, mais il y avait bien des choses qu’elle ne comprenait point. Les Molly-Maguires en effet, comme les Whiteboys leurs devanciers, comme tous les gens en dehors de la grande route sociale, avaient une sorte d’argot qui remplaçait en bien des cas la langue usuelle.

Dieu sait que ce langage interlope a eu en Irlande le temps de se former ! Bien des générations de conjurés l’ont parlé depuis les Enfants-du-Chêne jusqu’aux hommes à rubans (ribbonmen) ; depuis 1760 jusqu’à nos jours.

Les premiers Enfants-Blancs l’inventèrent sans doute. Il se perfectionna chez les Cœurs-d’Acier, chez les Fils-du-Droit, chez les garçons du capitaine Rock et les belles filles de lady Clare, au commencement de notre siècle. Les Batteurs (trashers) le parlèrent, ainsi que la famille de la mère Terry et les hardis Pieds-Noirs de 1837.

Ce fut la langue des Carders, des Shanavates, des Caravats, des Black-Hens, des Kirkavallas : c’est la langue des Molly-Maguires de 1845.

Ellen Mac-Diarmid avait au cœur le ferme courage d’un homme. Au sein de cette foule où elle s’était introduite par surprise et en bravant un danger de mort, elle était calme et sans peur.

Elle savait, qui ne le sait en Irlande ? que Molly-Maguire n’a point deux sortes de châtiment et que le payeur de minuit tranche toute difficulté avec le couteau.

Elle savait que sa vie était dans la main de ces hommes dont elle venait dérober le secret ; mais elle ne tremblait pas, et ce n’était point le trouble qui l’empêchait de suivre mot à mot la discussion entamée.

Elle était pour un peu dans la position d’un homme introduit au sein d’une assemblée étrangère, dont les orateurs parleraient une langue à lui inconnue.

Nous disons pour un peu, car il y avait bien des mots qui restaient familiers à l’oreille de l’heiress. Elle comprenait à demi, et sa science de la langue des Kimrys l’aidait à suivre les détours de ce jargon composite.

Le langage secret du whiteboysme emprunte en effet la plupart de ses figures et beaucoup de ses expressions à l’antique langage de la vieille Erin, parlé encore sur les côtes du pays de Galles et chez les peuples chevelus de la vaillante Armorique.

À l’endroit où se tenait l’heiress, la lueur du foyer arrivait bien faible. Elle n’eût point suffi à faire distinguer les traits d’un visage, et le visage d’Ellen disparaissait sous le capuce de sa mante rouge.

Autour d’elle, se groupaient des figures sombres qui sortaient à peine dans la nuit et que l’on ne pouvait point reconnaître.

Cependant, lorsque l’œil restait quelque temps sans rencontrer les lueurs rougeâtres du foyer, il s’habituait aux ténèbres environnantes et alors il voyait dans la nuit.

Parmi ceux qui l’entouraient, Ellen avait reconnu la figure moitié joviale, moitié effrayée, du pauvre Pat, l’ancien garçon de ferme de Luke Neale, et l’humble face d’un coupeur de tourbes des marais de Clare-Galway, qui se nommait Gib Roe.

Elle avait aussi distingué derrière elle la voix du grand Patrick Mac-Duff, qui restait sous l’impression des nombreuses rasades avalées sur le pavé de Donnor-street, devant l’hôtel du Grand Libérateur.

Le reste de la foule voisine était composé de malheureux en haillons. On voyait d’ailleurs seulement à deux ou trois pas à la ronde ; puis c’était une sorte de nuit mobile, qui grouillait et s’agitait confusément.

De ces ténèbres vivantes jaillissaient mille bruits : des chuchotements, des cris, des rires. La grande colonnade scintillait çà et là, prolongeant au loin la ligne amincie de ses cristaux. Quelque stalactite s’allumait aux parois ou à la voûte…

Et tout cela remuait, tremblait, changeait. Les étincelles se succédaient, laissant la nuit où était le feu naguère, et mettant le feu où venait de passer la nuit.

Le lilliburo étouffait ses dernières notes sous les bas côtés de la nef immense. Le roi Lew était rentré dans la foule, et l’on ne voyait plus autour du feu de bog-pine qu’un triple rang de voiles immobiles.

De temps à autre, au second et au troisième rang quelques figures se montraient ; une bouche s’ouvrait pour respirer à son aise une bouffée d’air ; puis la toile retombait.

— Y a-t-il des nouvelles du vieux Mill’s Mac-Diarmid ? demanda une voix derrière l’estrade.

— Le saint homme ! reprit-on, le brave Irlandais !…

— Quand donc l’emmènerons-nous en triomphe dans sa ferme du Mamturck ?…

Ce fut Molly-Maguire qui répondit :

— Mill’s Mac-Diarmid attendra son jugement, dit-elle. C’est un noble vieillard, dur et fier comme l’acier… Il ne veut pas être délivré par des gens qu’il méprise.

Arrah ! que Dieu le bénisse !… Il a beau nous mépriser, nous l’aimons.

— C’est un vieux soldat du temps des Irlandais-unis. Il a tué plus d’un Saxon en sa vie, quoi qu’il dise !

— Et, sans Daniel O’Connell, reprit Molly-Maguire, il serait prêt encore à risquer sa vie avec les enfants de l’Irlande… Mais l’esprit de Daniel O’Connell est en lui… Il nous déteste, parce que l’homme qu’on appelle le Libérateur lui a dit de nous détester…

— C’est vrai, c’est vrai, s’écrièrent quelques-uns ; O’Connell a encore parlé contre nous l’autre jour dans Conciliation-Hall !

— Ne dites rien contre O’Connell, crièrent d’autres voix ; il est le père de l’Irlande.

Musha ! qui aime bien châtie bien… Ce père-là ne gâte pas ses enfants.

— S’il nous donnait seulement notre pauvre pain, prononça timidement Gib Roe, qui avait échangé son habit de gentleman, présent de Joshua Daws, contre ses anciens haillons ; je lui permettrais bien de nous dire des injures.

— La rente du Repeal nourrirait tout de même bien du monde !

— Où va-t-elle, la rente du Repeal ?

Musha ! mes fils !… croyez-vous que le vieux Daniel, à son âge, ait l’estomac assez dur pour manger tant de livres sterling ?…

On éclata de rire et l’on cria : « Hourra pour O’Connell. »

— Les assises doivent commencer après-demain, reprit la voix derrière l’estrade, et l’on dit que les juges ont désormais tout ce qu’il faut pour faire pendre le vieux Mill’s…

Il se fit un mouvement parmi les hommes masqués de l’estrade.

— Qui dit cela ? demanda l’un d’eux vivement.

— Oh ! Mickey, mon chéri, répliqua tout bas la voix, vous voilà donc revenu de votre voyage ?… Ma bouchal ! ne vous fâchez pas… Celui qui dit cela est un bon Irlandais… Il y a un homme venu de Londres qui a trouvé des témoins pour faire condamner le vieux Mill’s.

Un murmure courut sous la voûte.

— Des témoins ! répétait-on.

— Il s’est trouvé des témoins dans le Connaught pour lever la main contre Mill’s Mac-Diarmid !…

— Honte sur nous ! s’écria la voix indignée du brave roi Lew ; et gare à celui qui s’est vendu au Saxon !…

Naboclish !… pour quelques schellings, peut-être !…

Gib Roe, dans son coin, tremblait de tous ses membres. Entre ses cheveux hérissés et rares, une sueur froide coulait sur son front.

— Ah ! mes chéris ! murmura-t-il, ce n’est pas là une chose possible… Où est l’Irlandais qui voudrait faire mourir Mac-Diarmid ?

— Cet Irlandais-là ne ferait pas de vieux os ! s’écria Mac-Duff en serrant ses gros poings.

Arrah ! dit Pat, ce serait moi qui l’étranglerais !…

Gib Roe s’éloigna de Pat d’un mouvement instinctif, bien que le pauvre gardien des ruines de Diarmid ne fût rien moins que redoutable.

L’indignation cependant croissait parmi la foule ; ce n’étaient plus partout que menaces et cris de vengeance. Gib Roe, pâle et prêt à défaillir, cherchait à se cacher. Il lui semblait que l’obscurité profonde qui l’environnait n’était plus un voile suffisant, et que la lueur du bog-pine frappait en plein son visage.

La voix grave de Molly-Maguire s’éleva au-dessus du tumulte.

— Mill’s Mac-Diarmid n’est qu’un homme, dit-elle, et nous avons à débattre ici de plus grands intérêts.

Le murmure se continua sous la voûte et des reproches éclatèrent sur l’estrade même, tout auprès de Molly-Maguire.

La main de l’un des hommes masqués s’avança et se posa sur l’épaule du chef, par-dessus sa mante rouge.

— En êtes-vous venu-là, Mac-Diarmid, prononça-t-on, de parler ainsi de votre propre père ?

Molly-Maguire repoussa cette main et redressa fièrement sa haute taille.

— Mill’s Mac-Diarmid n’est qu’un homme, répéta-t-elle en faisant vibrer sa voix sonore ; il a des fils pour le défendre ou pour le venger… Il ne fait point partie de l’association… Occupons-nous de la vengeance de l’Irlande !

Un mot suffit par tous pays pour faire virer les idées de la foule. En Irlande, la foule est plus versatile et plus changeante que partout ailleurs. On s’agita ; des paroles incohérentes se croisèrent entre les feux diamantés de la colonnade. On oublia le vieux Mill’s Mac-Diarmid comme on avait oublié lord George Montrath et le monstre, loup, tigre ou lion, confié à la garde du pauvre Pat.

— J’ai à vous parler contre le candidat d’O’Connell, reprit Molly-Maguire. Ne murmurez pas ! Vous ne parviendrez point à étouffer ma voix… Je veux que vous sachiez quels sont vos ennemis, et que vous mettiez au premier rang les partisans du Repeal… Quelqu’un a-t-il une demande à former avant que je parle ?

— Moi ! répondit le géant Mahony.

Le Brûleur s’était couché sur la terre auprès du foyer, au centre de l’espace laissé libre.

Il se remit d’un bond sur ses pieds et redressa sa taille gigantesque.

À voir ce rude visage surgir tout à coup au milieu du cercle et s’éclairer de sanglants reflets, l’heiress, sans savoir pourquoi, se sentit monter un frisson au cœur. Elle rejeta son capuce en arrière pour mieux entendre, et découvrit un coin de sa joue pâlie.

Le géant parcourut du regard son auditoire invisible.

— Il y a du monde ici ce soir, dit-il ; s’il faisait jour, on verrait autant de caboches qu’au grand meeting de Tara !… Ça fait plaisir… Je me suis levé pour vous conter comme quoi nous sommes engagés d’honneur à faire quelque chose au major Percy Mortimer.

On grogna pour le major.

— Bien, bien, mes fils !… Je suis monté ce matin au premier étage de la vieille maison de Donnor-street. J’ai mis autour d’un caillou un petit papier blanc sur lequel j’avais dessiné notre cachet de mon mieux.

— Je l’ai vu, murmura Gib Roe involontairement.

Mac-Duff lui planta sa main sur la bouche pour réclamer silence.

— J’ai mis au-dessus du cercueil, reprit le Brûleur, le joli nom du major saxon, et j’ai lancé le tout à travers les carreaux de la maison de Saunder Flipp, son âme est au démon ! au beau milieu de la poitrine de Mortimer.

— Och ! fit la foule avec approbation.

— Il y avait tout un troupeau de ces porcs orangistes… Le juge Mac-Foot, le bailly Payne, le sous-bailly Munro, et ce misérable scélérat de Crackenwell !

— Oh ! le damné ! dit Pat.

— Il y avait un gentleman de Londres, assis devant la fenêtre avec une jolie miss, une vieille folle et un garçon qui ressemble… Mais je n’en suis pas sûr et je ne voudrais pas faire mourir un chrétien à la légère.

Gib tremblait dans sa peau. À deux ou trois pas de lui, l’heiress, droite et froide en apparence, écoutait et dévorait les paroles du géant.

— Qui donc as-tu cru reconnaître, Mahony, mon garçon ? demandait-on dans la foule.

— Quelqu’un qui n’est pas à la noce si ses oreilles m’entendent, répondit le Brûleur ; mais n’importe ! une autre fois je regarderai mieux… Quand le caillou est tombé dans la chambre, après avoir touché la poitrine du Saxon, tous ces coquins peureux et hypocrites se sont éloignés de lui comme s’il eût été le diable… Ils regardaient de tous côtés, pâles et tremblants… la vieille folle s’est évanouie.

— Hourra pour la vieille folle ! cria une voix.

Et la voûte trembla sous un formidable concert de clameurs et de rires.

— Hourra pour la vieille folle !

— La paix ! mes fils, la paix ! cria Mahony.

Puis il poursuivit en contenant sa voix davantage :

— Voilà bien des fois que nous envoyons à ce major le cercueil de Molly-Maguire !…

Les cris s’étaient changés en murmures sourds. On chuchotait. Il y avait dans les voix mêlées une expression de crainte et de doute.

— C’est vrai, murmurait-on, mais ce diable d’homme est protégé par Satan, vous savez bien ?…

— Arrah ! on a fait ce qu’on a pu !… Mais quand esprit malin met sa griffe au-devant d’une poitrine…

Le géant se signa.

— Moins on parle du malin, répliqua-t-il, mieux cela vaut, mes jolis bijoux !… Quoi qu’il en soit, si nous laissons vivre le major, il nous trouvera ici comme il nous a dénichés partout… et s’il nous trouve… Arrah ! mes garçons, vous savez aussi bien que moi que la galerie n’a point d’issue !

Il y eut dans l’ombre un frémissement ; c’était une sorte de silence agité, un peu de bruit étendu et divisé sur un vaste espace, comme s’il y avait eu là un millier d’hommes à trembler tout bas.

Le Brûleur fut quelque temps avant de reprendre la parole.

Les gens de l’estrade restaient froids et immobiles. Molly-Maguire semblait une statue taillée dans un bloc de granit rouge.

Le feu languissait ; les cristaux des colonnes éteignaient leurs facettes pâlies. La fumée, après avoir rempli une à une les cavités mystérieuses de la haute voûte, descendaient lentement et tendait son voile gris au-dessus des têtes faiblement éclairées du premier rang des spectateurs.

En ce moment de silence et d’immobilité générale, quiconque eût vu ce cordon d’hommes masqués entourant un feu pâle, et ce géant dont la noire silhouette se détachait sur le brasier, aurait cru assister à quelque ténébreuse fête de l’ère païenne.

Ainsi devaient être les pontifes celtes dans ces noires cavernes, à l’heure sanglante des sacrifices humains. Ainsi les diamants séculaires de ces voûtes devaient allumer jadis leurs étincelles au feu brûlant sous le trépied et dévorant la chair de la victime…

Le siège de Molly-Maguire était l’auge de pierre où tant de sang avait coulé. Quelque part dans la poudre on eût retrouvé peut-être l’or homicide de la serpe sacrée qui jetait les adultes en pâture au dieu Très-Inconnu.

Du sein de ce silence, une voix timide s’éleva.

— Oui, oui, murmura-t-elle, faible et comme effrayée de ses propres sons, il faut bien que le Saxon meure !…

— Il le faut ! il le faut ! répéta-t-on aux alentours.

Le murmure s’agrandit, s’enfla et vint à former un grand cri :

— Mort ! mort !

Puis le grand cri baissa, s’étouffa, mourut, jusqu’à redevenir un craintif murmure.

La sueur froide perça sous les cheveux d’Ellen. Son regard se tourna vers les gens de l’estrade qui ne bougeaient point, comme si elle eût gardé un vagué espoir en la volonté de Molly-Maguire.

On eût dit que Molly-Maguire était étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle.

La même voix s’éleva encore du sein de la foule.

— Qui se chargera, dit-elle, d’attaquer Percy Mortimer ?…

— Il y en a tant qui sont morts à la tâche !…

— Tant et tant !… Cet homme est sous la main du démon.

Ces mots sortaient, rauques et sourds, des poitrines oppressées. Une terreur indicible pesait sur la cohue. Toutes ces têtes légères s’effrayaient comme eussent fait des enfants.

Le Brûleur n’avait point parlé depuis quelques minutes.

Il fit le tour du foyer et se prit à attiser le feu tranquillement.

Deux troncs de bog-pine tombèrent dans les cendres. Un joyeux tourbillon d’étincelles monta vers la voûte. La galerie s’embrasa.

Aux lueurs revenues, on aperçut la grande face du géant qui souriait dans sa barbe.

La crainte s’enfuit comme s’échappent les terreurs nocturnes de l’enfance aux premiers rayons du soleil.

Musha ! dit Mac-Duff, Mahony a quelque bon tour dans son sac !

— Allons, Mahony, allons, s’écria le roi Lew ; tu fais peur à ces pauvres diables… Dis-nous ton affaire en double, comme un bon garçon.

— Mahony, mon bijou ! — Mahony, mon chéri ! — Oh ! le cher bon garçon ! — Mon doux fils ! — Mon cœur ! — Mon amour !…

Ces caresses bavardes se croisaient avec une rapidité incroyable. Tous parlaient à la fois. Il y avait un secret à savoir, et les Irlandais sont curieux comme des femmes.

Ellen aussi attendait, l’âme brisée, le secret de Mahony.

Celui-ci arrangea les bûches d’un dernier coup de main, et se releva souriant :

— J’ai de quoi tuer le Saxon ! dit-il.

Puis il ajouta d’un ton moitié soumis, moitié menaçant, en se tournant vers l’estrade :

— Mais il ne faudrait pas que quelqu’un se mît à la traverse !

Ces mots furent compris par la foule, qui battit le sol du pied en trépignant.

Molly-Maguire secoua lentement sa tête encapuchonnée.

— J’ai achevé de payer ma dette envers le Saxon, dit-elle. La vie de Percy Mortimer est à ses ennemis.

Ellen mit sa main sur son cœur ; c’était le dernier espoir perdu. Elle souffrait comme quand va mourir…


II

L’idée de Mahony.


Ces paroles, tombées de la bouche du chef, et qui étaient comme un arrêt de mort à l’adresse du major anglais, furent prononcées d’une voix grave et sourde.

Beaucoup dans la foule ne les entendirent point ; mais, comme les premiers rangs poussèrent une acclamation de joie, le reste de l’assemblée devina et applaudit de confiance.

Pat et Gib Roe se montraient les plus ardents à battre des mains et à crier hourrah ! Les éclats de leur joie cruelle arrivaient, stridents, aux oreilles de l’heiress et lui faisaient saigner le cœur.

Pat et Gib avaient besoin de se montrer. Ils étaient enchantés d’ailleurs de voir les passions de la foule s’agiter dans cette voie nouvelle. Grâce à cette diversion opportune, on oubliait à la fois le poste douteux occupé par l’ancien garçon de ferme de Luke Neale, et cet homme chevelu dont Mahony-le-Brûleur n’avait pu reconnaître le visage à travers les carreaux de l’hôtel du Roi Malcolm.

On oubliait le gardien du monstre nourri pour la ruine des catholiques, et le traître qui s’asseyait à la table des orangistes.

Aussi s’en donnaient-ils à cœur-joie tous les deux ; ils hurlaient à l’unisson des deux côtés de la pauvre Ellen, qui luttait contre son désespoir et rappelait sa force défaillante.

C’était une lutte amère, car Ellen était seule au milieu de cette cohue hostile dont la voix menaçante montait et tonnait autour d’elle. Parmi tous ces bras robustes, pas un bras qui pût l’appuyer ; parmi tous ces cœurs ardents, pas un cœur qui ne se soulevât contre celui qu’elle aimait ; partout des ennemis, et des ennemis poussés à bout, des âmes ulcérées, des haines furieuses.

Il semblait qu’il y eût là, tout alentour, un vent de mortelle colère. Elle se sentait ployer sous ce redoutable faisceau de rancunes amassées.

Elle demandait à Dieu son courage. Durant un instant sa faiblesse de femme l’emporta ; des larmes amères coulèrent de ses yeux, ses jambes tremblantes plièrent, et sa tête pâlie oscilla sur ses épaules.

Mais ce ne fut qu’un instant. Il y avait en elle la fière vaillance d’un homme. Elle se redressa dans sa fermeté indomptable, et ses voisins qui la touchaient du coude n’eurent point le temps de remarquer son trouble.

Elle fit le signe de la croix sous le capuce de sa mante, et jeta vers Dieu le cri de son âme de vierge.

Puis elle écouta, parce que la bouche du géant se rouvrait.

— Voilà qui est bien parler, mon jeune maître ! dit ce dernier, en s’adressant à l’homme qui portait la mante rouge de Molly-Maguire ; du diable s’il peut y avoir une dette entre un bon chrétien comme vous et un scélérat de Saxon !… Mais enfin la dette est payée ; que Dieu vous bénisse et que le diable prenne soin de lui !… Écoutez-moi, vous autres !

Il tourna le dos à l’estrade et fit volte-face vers cette partie de l’assemblée dont les rangs pressés se perdaient dans la nuit.

— Vous êtes de braves garçons tous tant que vous êtes, reprit-il, mais le major vous fait peur… Ne dites pas non, mes chéris !… vous avez peur de l’Anglais et de ses coquins de dragons… Bien, bien ! roi Lew, j’entends votre grognement et je sais que vous êtes des intrépides, vos matelots et vous !… Mais laissez-moi parler, ou je vous donnerai le soin d’en finir avec Mortimer la prochaine fois qu’il descendra le Claddagh.

— C’est un beau soldat, dit le roi Lew ; mais il ne m’a rien fait.

Le géant haussa les épaules.

— S’il arrivait à l’entrée de la grotte à l’heure où nous sommes, murmura-t-il, vous verriez bien ce qu’il vous ferait, roi Lew !… Quant à être un beau soldat, je ne dis pas ; il a du drap blanc, du drap rouge et de l’or valant plus de schellings qu’il n’en faudrait pour vêtir une douzaine d’honnêtes gens… Mais de quoi parlons-nous ? Il s’agit de tuer un homme !…

— Oui, oui… Parlez, Brûleur, parlez !

— Il s’agit de tuer vingt hommes, poursuivit ce dernier dont la grosse voix s’enfla tout à coup ; cent hommes !

Quelques exclamations contenues montèrent au-dessus de la foule qui demeurait immobile et attentive.

Tous les cous se tendaient ; toutes les bouches s’ouvraient béantes ; tous les yeux s’attachaient, fîtes et avides, sur les lèvres du Brûleur.

— Cent hommes ! répéta-t-il en frappant ses mains l’une contre l’autre. Écoutez !… Mortimer est parti ce soir de Galway, à six heures, pour se rendre à Tuam, où les gens d’O’Connell font trop de bruit.

— C’est vrai ! murmurèrent quelques voix sur l’estrade.

— C’est vrai ! répéta l’heiress au fond de son cœur.

— Il a cent dragons avec lui, cent beaux soldats, roi Lew ; insolents, pillards et damnés ! Ils vont passer la nuit à Tuam… Demain, il faut qu’ils soient revenus à Galway pour protéger l’élection de James Sullivan… Le poll s’ouvre à midi… vers dix heures les dragons traverseront le bog entre la Moyne et Clare-Galway.

— On l’a déjà attaqué en cet endroit, interrompit Mac-Duff ; c’était la nuit, et il s’est tiré d’affaire !…

— Tais-toi, Patrick !… S’il se tire d’affaire cette fois, je dirai que ton bâton est aussi vaillant que la langue !… Ils arriveront vers dix heures et demie à la chaussée de planches…

Mahony le Brûleur s’arrêta.

— Eh bien ?… dit la foule.

— Veux-tu attaquer les dragons en plein midi dans le bog ?…

— J’en suis ! s’écria le roi Lew ; ça me va mieux que de frapper la nuit par derrière !

Le géant secoua sa tête chevelue.

Musha ! grommela-t-il ; nos bons garçons ne sont pas de ton avis, roi Lew !… Oh ! que non pas, mes fils ! reprit-il tout haut, j’ai mieux que cela !… Ce que je vais vous dire, ce n’est pas moi qui l’ai trouvé. Il n’y a pas assez d’esprit dans ma grosse tête pour dénicher de pareilles idées… Mais j’ai passé la matinée avec un jeune gars que vous connaissez bien tous tant que vous êtes, et que le major Mortimer empêche de dormir…

Le nom de Jermyn, prononcé tout bas, courut de bouche en bouche. Ellen attendait.

— C’est peut-être bien celui que vous dites, poursuivit le géant. S’il est ici, je ne l’empêche pas de se nommer lui-même… Sinon, la paix !… C’est un malin garçon… La chaussée de planches a plus d’un mille de longueur… On a choisi des madriers larges et longs pour qu’ils trouvassent des appuis sur la terre mouvante. Pensez-vous mes bijoux, que la chaussée fût aussi sûre, si chacun des madriers était moins long de moitié ?…

— Allons donc ! dit Lew.

La foule murmura.

Ellen eut froid dans le cœur.

Molly-Maguire et les gens de l’estrade firent un mouvement d’attention.

— Grognez, mes chéris ! reprit le Brûleur ; l’enfant est plus fin que vous… Vous faites justement ce que j’ai fait quand il a ouvert la bouche ce matin… Mais attendez. Si les madriers n’avaient que le quart de leur longueur actuelle, voudriez-vous passer la chaussée à cheval ?

— Tiens ! tiens ! firent quelques voix aux premiers rangs.

Le gros de la foule ne comprenait point encore.

Ellen avait au front une sueur glacée ; au premier mot, elle avait compris.

— Je parle des gros chevaux de ces coquins de dragons, poursuivit le géant Mahony, car nos poneys, les chères petites bêtes, n’ont pas besoin de la chaussée pour traverser le bog… mais le quart, c’est trop long encore !… On peut scier chacun des madriers en dix, en vingt, en cinquante morceaux !…

— C’est une pensée infernale ! prononça la voix grave de Molly-Maguire.

— C’est une pensée du bon Dieu ! cria-t-on dans la foule.

De rang en rang la lumière se faisait dans ces intelligences incultes et rétives, on comprenait, et, à mesure que l’on comprenait, on admirait bruyamment le sanglant stratagème du Brûleur.

— Il y restera cette fois, s’écria Gib Roe en jetant son chapeau sans bords aux stalactites de la voûte.

— Il y restera ! répéta le pauvre Pat. Oh ! sainte Vierge ! la bonne idée !…

Arrah ! hurla Mac-Duff, ça sera drôle !

— Ils y resteront tous !…

— Tous jusqu’au dernier !

— La boue a plus de dix pieds de profondeur à cet endroit-là !

— Il y a où mettre les cent dragons !

— Et cent autres avec !…

— Et mille autres !…

C’était un assourdissant tapage, une joie délirante, une fièvre de sang !

La haine satisfaite montait au cerveau de tous ces malheureux avec une violence folle.

Ils chantaient, ils criaient, ils éclataient en rires convulsifs.

La plupart s’étaient levés ; les shillelahs se choquaient dans l’ombre, on louait Dieu, on attestait la Vierge parmi des blasphèmes inouïs.

Ellen était là comme au milieu d’un rêve affreux ; son esprit nageait en un vague plein d’angoisses ; elle ne pensait plus, et l’excès de son martyre lui en ôtait en quelque sorte la conscience.

Il s’était fait cependant un mouvement sur l’estrade, et Mahony, entouré d’une horde enthousiaste qui avait envahi l’espace laissé libre, suivait ce mouvement d’un œil curieux.

Molly-Maguire s’était rapprochée des hommes masqués qui se tenaient derrière elle.

Une discussion courte et vive s’engagea ; on parlait tout bas. Mahony tendait le cou pour entendre ; mais, au milieu du fracas général, bien peu de mots arrivaient à ses oreilles.

Il entendit seulement une voix qui ressemblait à celle de Mickey Mac-Diarmid et qui disait :

— Frère, vous êtes le premier, mais vous n’êtes pas le maître… Le bras qui voudra retenir cette foule sera brisé… Que Mortimer meure !

Quelques paroles s’échangèrent encore, puis Molly-Maguire revint au-devant de l’estrade.

On devinait que, sous sa mante rouge, ses bras étaient croisés sur sa poitrine ; sa tête se penchait dans l’attitude d’une profonde et douloureuse méditation.

Le géant devina que la bataille était gagnée et mêla sa grosse voix aux voix triomphantes de la foule.

L’effrayant concert recommença plus tonnant et plus rauque. Le sol tremblait ; il semblait que la voûte invisible allait s’abîmer sous cet assourdissant fracas.

Et tout ce bruit enivrait de plus en plus la cohue : elle en était arrivée à ce point de ne se plus connaître. On retournait sur les gobelets vides les cruches de potteen épuisées. Des voix hurlantes demandaient à boire. Parfois, de la nuit lointaine surgissait le cri de détresse d’un homme étouffé par le poids de tous…

Le délire montait, en se régularisant pour ainsi dire. Les chants s’organisaient ; les mains se rencontraient dans l’ombre, et le mouvement d’un branle fougueux emportait en sens divers les masses qui se choquaient et s’écrasaient.

Puis, après quelques tâtonnements meurtriers, le mouvement prit un cours unique, et la foule, emportée par un irrésistible élan, se mit à tourner dans les ténèbres.

On se pressait ; des hommes renversés criaient sous le pied qui foulait leur poitrine ; on se ruait avec une fougue désordonnée. La ronde immense allait, choquant les piliers immobiles et s’écrasant contre les aspérités des parois.

C’était un cordon sans fin qui passait et repassait devant le foyer où le Brûleur jetaient incessamment de nouvelles branches de bog-pine.

En passant, les faces échevelées s’éclairaient de rouges reflets, et allaient se plonger, comme en un gouffre sans fond, dans l’ombre voisine.

D’autres s’élançaient du sein de la nuit, s’éclairaient et disparaissaient à leur tour.

Et toujours, toujours…

La tête et la queue de ce branle diabolique se mariaient dans les ténèbres. Jamais de cesse ! Les têtes passaient, passaient, jetant leurs longs cheveux en arrière en montrant leurs faces démasquées. Et chacun mêlait son cri aigu ou grave à la clameur commune.

Les voix s’enrouaient, les jambes s’épuisaient ; mais on chantait, mais on dansait toujours.

Un cri s’éleva plus rauque. La foule essoufflée trouva pour y répondre un long éclat de rire.

Des bras s’élevèrent ; le lourd Mahony, saisi par trente mains à la fois, fut enlevé péniblement, et son corps énorme s’étendit, porté en triomphe au-dessus des tètes courbées.

La ronde continua un instant encore, puis ce fut une clameur suprême. Le flot s’affaissa ; les danseurs étaient couchés pantelants sur le sol.

Mahony regagna paisiblement son poste.

Quelques minutes après, le silence régnait dans la galerie.

Tout cet enthousiasme était tombé ; la fièvre folle s’était calmée.

On écoutait le roi Lew qui parlait.

Pendant la ronde, Ellen s’était adossée, à demi morte, à la paroi froide.

Et, tandis que la cohue ivre célébrait par avance la mort de son terrible ennemi, tandis que les gens de l’estrade, immobiles et glacés comme des statues, contemplaient, sans y prendre part, le tumulte insensé, l’heiress tâchait de prier. Ses lèvres murmuraient machinalement des paroles d’oraison ; du sein de sa détresse, elle essayait d’élever encore son âme jusqu’à Dieu.

Un instant elle crut que Dieu l’avait entendue : un rayon d’espoir descendit en son cœur qui se reprit à battre ; le sang revint à sa joue ; tout son pauvre corps réchauffé se sentit vivre.

La chaussée de planches était la route la plus courte de Tuam à Galway ; mais il y avait une autre route…

La danse avait cessé ; Ellen méditait sur cette chance de salut et la caressait chèrement, lorsque le roi Lew éleva la voix comme pour répondre à sa pensée.

— Tu n’as point menti, Brûleur, mon garçon, dit Lew ; sous les madriers de la chaussée il y a où mettre tous les orangistes du monde et les modérés par-dessus le marché !… Mais Mortimer est aussi malin que toi, et, quand on a pour marcher de bonnes jambes de chevaux, on ne regarde guère à quelques milles de plus ou du moins. Je voudrais parier que les dragons tourneront vers l’ouest et iront chercher le terrain solide du côté des lacs.

Ellen se remit à écouter comme au moment où Mahony expliquait son plan infernal.

Le géant eut un sourire épais.

— Je vous dis, roi Lew, répliqua-t-il, que j’aurais cherché six mois durant sans trouver cela !… Le projet est sorti d’une meilleure tête que la mienne et l’on a pensé à tout, je vous promets… Il y a de pauvres diables dans les bogs qui sont assez affamés pour trahir leurs frères moyennant un morceau de pain… Gib Roe est-il ici ?

Gib crut que sa dernière heure était venue, et n’eut point la force de répondre.

— Il était ici tout à l’heure, répliqua Pat, toujours empressé à faire acte de zèle. Holà ! Gib ! mon fils, où es-tu ?

Gib était auprès de Patrick Mac-Duff, qui mit la main dans les cheveux crépue du coupeur de turf et l’attira vers le foyer.

— Le voilà ! dit-il.

— Oh ! mes bons amis ! murmura Roe, ayez pitié d’un pauvre homme, et ne me faites point mourir en état de péché mortel !…

Heureusement pour Gib, le Brûleur ne l’entendit point.

— Que diable marmottes-tu entre tes dents ? demanda-t-il.

— Il a trop dansé, répondirent les autres.

— Gib, reprit le géant, ton petit Patrick et ta petite Su sont-ils encore dans le bog de Clare-Galway ?…

— Obi oui, toujours, mon doux ami, répliqua Roe en tremblant, bien maigres toujours, les chers innocents !… bien contents quand on leur jette une pomme de terre !… et habillés de haillons toujours, comme le pauvre Gib Roe !

Le Brûleur jeta sur Gib un regard qu’il tâcha de rendre perçant ; mais la pénétration n’était point son fort.

— Ce n’était peut-être pas lui, après tout, se dit-il.

Puis il reprit à haute voix :

— On leur donnera des pommes de terre, Gib, à ton petit Patrick et à ta petite Su, s’ils veulent se comporter comme il faut… entendez-vous, roi Lew ?… Les deux enfants iront dire au major qu’il y a une embuscade auprès du lac Corrib… et le major voudra prendre la chaussée de planches.

Ces paroles tombaient comme autant de coups mortels sur le cœur de l’heiress. Le rayon d’espoir qui venait de luire en son âme se voilait. Elle retombait au plus profond de son angoisse.

Gib ne se possédait pas de joie. Il avait relevé sa tête humble ; il secouait ses cheveux hérissés ; il battait sa poitrine à deux mains avec liesse.

— Oh ! Mahony, disait-il en s’essuyant les yeux ; oh ! mon fils cher ! merci d’avoir pensé aux deux innocents ! Ils conduiront le major jusque dans le trou, les douces créatures, le major et ses dragons ! et ils riront bien… Oh ! comme ils riront, en voyant les Saxons se noyer dans la boue !

— Tout le monde rira, dit Mac-Duff d’un air jaloux, et je me chargerais bien, moi qui vous parle, d’aller prévenir le major.

Mais l’idée du petit Paddy et de la petite Su plaisait à la foule, qui grogna pour Mac-Duff.

Gib Roe, vainqueur, devenait un personnage important et se cariait auprès du foyer. Comme le pauvre Pal enviait sa gloire !

La foule, harassée, trouvait encore la force de rire et de crier. Elle chantait victoire d’avance, et aux excès de sa joie, on pouvait mesurer la haine qu’elle gardait au major anglais. Cette haine égalait presque la terreur superstitieuse qu’inspirait le hardi Saxon.

Molly-Maguire était toujours immobile et la tête penchée sur le devant de l’estrade.

Si quelque main audacieuse eût soulevé les plis de son capuchon rouge, on eût découvert sous l’étoffe rabattue le franc et hautain visage de Morris Mac Diarmid.

Il était bien pâle. Son front plissé se courbait sous une pensée sombre. Son regard, qui se perdait dans les ténèbres, où grondait la cohue, avait une expression découragée.

Un sourire amer était autour de ses lèvres.

Au fond de sa conscience, il pesait sans doute en ce moment les chances de la bataille engagée.

Et à voir ces hommes à cœur d’enfant, bavards comme des femmes, timides, furieux et se laissant aller aux triomphes délirants d’une puérile vengeance, il se demandait, lui le cœur valide et ferme : Sont-ce là les soldats de mon armée ?…

Et un lourd dégoût s’appesantissait sur son âme. Et il lui fallait toute la vigueur de son courage pour ne pas tourner le dos et fuir devant la misère morale de ses propres soldats.

Mais c’était une nature généreuse, soudaine et patiente à la fois. Au dedans de lui brûlait et ne pouvait point s’éteindre ce feu sacré des belles âmes, l’amour de la patrie.

Il avait rêvé une fois l’Irlande grande et libre. Qu’importaient les obstacles de la route ? et n’y avait-il pas deux issues à ce chemin où s’était engagée sa forte jeunesse : la victoire et la mort ?

Il marchait ; chacun de ses pas était un effort douloureux, bien souvent un choc imprévu le rejetait brisé tout en bas de la route ardue ; mais il remontait infatigable, et la pensée ne lui venait point de regarder en arrière.

Un jour cet homme avait rejeté loin de lui d’un bras fort son seul espoir de bonheur dans la vie.

Ceux qui ne le connaissaient point, et ses frères eux-mêmes, en voyant ce front fier et calme, en voyant ces yeux sans larmes, s’étaient dit souvent : « Il l’a oubliée… Il ne l’aimait pas. »

Oh ! comme ils se trompaient ! et combien il l’avait aimée ! et comme il chérissait encore sa mémoire !

Jessy O’Brien, son unique amour ! la poésie de sa jeunesse ardente ! le repos de ses premiers labeurs ! la récompense espérée qu’il avait vue longtemps au bout de ses fatigues !…

Jessy, son rêve sans tache, sa douce fiancée !

Tout ce que son cœur avait de chaleur et de tendresse, il l’avait donné à cette femme qu’on l’accusait de n’avoir point aimée. Cet amour étai grave, dévoué, profond comme son âme. Il était impérissable comme sa volonté. Jessy mariée, Jessy morte, gardait sa place entière au fond de ce cœur, et n’avait point à craindre de rivale.

Quand sa course solitaire l’emportait au loin et qu’il allait, soldat infatigable, combattre seul pour la grande cause de la patrie, le présent disparaissait parfois pour lui devant un songe enchanté…

Ils étaient deux. Son voyage triste avait une compagne. Auprès de lui s’épanouissait un frais sourire de vierge ; il entendait la voix naïve d’un cœur qui l’aimait, qui cherchait son cœur, et d’où sortaient des paroles adorées.

Jessy, pauvre Jessy ! douce martyre, vous étiez là ! Vous saviez les durs efforts de sa lutte hardie, et vous le souteniez, et vous lui redonniez courage, quand l’obstacle à franchir dépassait la force d’un homme.

Jessy ! belle et pure fille de la montagne ! ange radieux dont le sourire avait tenté le ciel ! vous viviez dans sa mémoire, et votre souvenir aimé était le baume qui s’étendait sans cesse sur la blessure ouverte de son âme…

Que parlaient-ils de vengeance, ces hommes qui ne vous avaient point connue ? Morris, lui, vous voyait au ciel, où votre divin sourire lui parlait de miséricorde et de pardon…

Il ne pardonnait point pourtant, car il n’était qu’un homme, et son âme se révoltait, indignée, à la pensée du lâche assassinat. Mais, aux heures où la réflexion grave dominait les souvenirs et le reportait tout entier vers la patrie aux abois, tout autre sentiment s’effaçait en lui. Son amour tout seul aurait pu rester debout. Sa haine s’éteignait ou plutôt se confondait avec la grande haine qu’il portait à l’Angleterre.

Et alors, refermant son cœur sur l’image adorée de la morte, il repoussait lord George l’assassin hors de sa voie, comme le penseur écarte du pied l’obstacle importun qui lui barre la route.

Se venger d’un homme était trop peu pour lui…

En ce moment où les instincts changeants et la courte vue de cette foule qui l’entouraient se montraient à lui sans voile, Morris Mac-Diarmid sentait le doute et la pitié emplir son âme. Il était seul, tout seul parmi cette tumultueuse cohue. Par instant, sa tâche commencée lui semblait un rêve impossible.

Il ne savait plus s’il était dans la vraie voie. Il se demandait si O’Connell n’avait pas mieux compris l’impuissance de ce peuple enfant, et si mieux ne vaudrait point même attendre du temps et de la vaste raison de Robert Peel un remède aux maux intolérables de l’Irlande.

Mais il était Irlandais. Il ne croyait point à O’Connell, et tous ses instincts se révoltaient contre le bienfait qui tomberait d’une main anglaise.

Il fallait combattre, combattre toujours : O’Connell, Robert Peel et ses propres frères !

Et Morris se disait, dans l’orgueil indompté de sa force : « Je combattrai ! »

Il n’y avait plus maintenant ni doute ni hésitation dans l’assemblée. Chacun y disait son mot triomphant et joyeux. Pat, Gib, Mac-Duff, le Brûleur et tous les autres, sur les premiers et sur les derniers rangs, devant et derrière l’estrade, autour du feu et dans l’ombre, mêlaient leurs plaisanteries sanglantes et se renvoyaient de cruels lazzi.

Le major Percy Mortimer leur avait fait tant de mal !

Sa mort était désormais résolue. Il ne pouvait échapper. Sa tombe était creusée.

Chacun faisait parade de sa haine longtemps contenue. On luttait d’inventions cruelles, et ces imaginations affolées se complaisaient à évoquer leurs vengeances prochaines, entassant l’une sur l’autre les images du meurtre.

— Ils s’enfonceront petit à petit, dit Mac-Duff, et quand on ne verra plus que leurs têtes, ce sera le bon moment pour les shillelahs !

— Oh ! mes fils, et comme ils crieront ! ajouta le pauvre bon Pat.

— Et comme ils appelleront leurs mères ! dit Gib Roe. La petite Su rira bien et le petit Paddy, l’innocent ! s’amusera comme un homme…

— Je voudrais y être déjà !…

— Je m’approcherai tout près de ce démon de major, et quand il criera grâce pour la dernière fois, je lui enfoncerai la tête dans la vase avec mon pied !

Avant que cette bonne idée fût couverte par les applaudissements qu’elle méritait à coup sûr, un cri s’éleva du côté de la porte, cri d’angoisse et d’indignation poussé par une voix que personne ne reconnut.

— Oh ! malédiction !… malédiction sur vous tous !… avait dit la voix.

Il se fit entre les colonnes un silence de mort. Chacun retenait son souffle, et il semblait qu’un charme magique enchantait désormais les mille langues de l’assemblée.

— Qui a parlé ? dit Molly-Maguire en se levant.

Le géant Mahony, tenant à la main un morceau de bog-pine enflammé, s’élança dans la direction de l’entrée.

— Qui a parlé ? demanda de nouveau Molly-Maguire.

Et dans la foule on disait :

— Saint Finn-Bar ! nous sommes perdus !…

— Ayez pitié de nous, bon saint Janvier !

— Sainte Vierge ! saint Patrick ! saint Gérald !…

— Il y a un traître ici !…

Och ! mes fils, c’est la voix d’un Anglais !…

— Les dragons sont peut-être sur le galet à nous attendre !…

On s’agitait sourdement ; c’était comme une mer soulevée. Mais nul n’osait s’avancer du côté de l’entrée, derrière laquelle pouvait être la mort.

La torche du géant brillait à l’endroit d’où était parti le cri, et qui naguère était plongé dans une obscurité profonde.

Elle éclairait le visage renversé du pauvre Pat et les traits épouvantés de Mac-Duff.

C’était à la place occupée un instant auparavant par Ellen Mac-Diarmid.

— Qui a parlé ? répéta le géant qui prit le pauvre Pat aux cheveux.

— Oh ! bon Brûleur ! répondit Pat plus mort que vif, il était là tout près de moi avec une grande mante rouge !… Le diable sait où il est maintenant !

— Il était là, c’est bien vrai ! ajouta Mac-Duff. Et il avait une mante rouge… J’ai voulu le retenir ; mais il est plus fort qu’un homme.

— Il s’est enfui, dit une voix auprès de l’entrée, enfui comme un feu follet !

— Que Dieu et la Vierge aient pitié de nous !…

— Qui veillait au dehors ? demanda Molly-Maguire.

Le silence répondit. Patrick Mac-Duff avait déserté son poste.

Molly-Maguire se tourna vers les gens qui étaient derrière elle sur le tertre, et prononça quelques mots. L’un des hommes masqués se détacha du groupe et prit le chemin de l’entrée.

Aux lueurs de la torche, tenue par le géant, on le vit disparaître dans l’étroit couloir.

— Qui est-ce ? se demandait-on.

— C’est un homme mort !…

— J’ai cru reconnaître le pauvre Owen Mac-Diarmid.

— Le mari de Kate Neale…

— C’est un brave enfant !

— Un bon chrétien, un vaillant cœur !…

— Que Dieu, la Vierge et les saints le protègent !…

Parmi le murmure des voix qui se croisaient on ouït comme un grand cri au dehors.

Un cri unique, suivi d’un profond silence.

La sueur froide vint à toutes les tempes. Les voix se turent. On n’entendit plus que le souffle des poitrines oppressées…


III

Terre déchue.


L’heiress avait supporté bien longtemps cette torture inouïe d’entendre autour d’elle les sanglantes railleries et les clameurs cruelles qui célébraient par avance la mort de l’homme qu’elle aimait.

Elle avait retenu tout au fond de son cœur sa douleur poignante et sa colère. Elle avait attendu, se disant toujours :

— Je suis venue pour savoir ; il faut que je sache…

Mais la force de son âme s’usait à ce long supplice ; et, à mesure que sa volonté défaillait, un courroux invincible s’emparait d’elle et grandissait jusqu’à troubler sa raison.

Elle aimait d’un amour ardent et plein d’admiration recueillie ; l’absent qu’on insultait lâchement, c’était l’idole devant qui son âme fière avait appris à fléchir.

Ces cris de mort, les hurlements de cette joie frénétique et sauvage qui montaient dans l’ombre, prenant Dieu et la Vierge à témoin d’un barbare espoir, c’était la dernière heure de Percy Mortimer sonnée avec fracas, avec triomphe, avec transport !

La volonté puissante de l’heiress ne pouvait comprimer toujours la rage qui bouillait au dedans d’elle.

Elle voulait rester froide et se taire ; mais un cri d’horreur s’échappa enfin de sa poitrine et lança une malédiction à cette foule enivrée par l’espoir du sang.

Ce fut un moment d’irrésistible fièvre ; elle serait morte à vouloir comprimer ce cri qui souleva ses lèvres convulsivement fermées.

Mais le son de sa propre voix suffit à la rappeler à elle-même ; elle sentit d’instinct son danger ; elle comprit qu’elle allait mourir sans sauver Percy Mortimer.

Percy Mortimer !… ce fut cette pensée qui lui rendit une force soudaine et qui redonna des battements égaux à son pauvre cœur brisé par la souffrance.

Elle se sentit calme tout à coup et capable d’agir.

Il y eut une sorte de trêve en sa détresse. L’endroit où elle se trouvait restait dans l’ombre, ceux qui l’entouraient demeuraient encore immobiles, sous le coup de leur premier trouble.

Au moment où la voix de Molly-Maguire s’élevait pour demander : « Qui a parlé ? » l’heiress repoussa d’un geste fort ses deux voisins qui lui barraient le passage, et s’élança vers l’entrée.

La foule stupéfaite ne lui opposa qu’une résistance inerte.

Cela se passait dans la nuit ; nulle lueur n’arrivait aux abords de l’étroit couloir ; Ellen avait affaire à des gens effrayés, superstitieux et prompts à redouter les choses surnaturelles.

Ils s’écartèrent, dociles, et cédèrent à ses efforts silencieux.

Elle gagna le couloir, le traversa et sortit par la fissure.

Au moment on le géant s’élançait en brandissant une bûche de bog-pine enflammée, l’heiress effleurait de son pas léger le galet noir et s’engageait dans les récifs qui tournent autour de la base de Ranach-Head.

Elle sautait de pierre en pierre, précipitant sa course rapide et croyant entendre sans cesse les pas de ceux qui la poursuivaient.

La route était ardue ; ses yeux troublés ne voyaient point au devant d’elle ; son pas trébucha bien des fois sur le goëmon gras qui étendait ses rameaux glissants comme un tapis au dessus des roches aiguës. Bien des fois sa poitrine oppressée lui refusa le souffle, et elle fut contrainte de s’arrêter pour presser à deux mains son cœur endolori.

Mais elle reprenait sa course ; elle allait, soutenue par une force mystérieuse.

Elle gagna enfin la grève unie, puis la route qui monte par une pente insensible le long dès flancs du cap.

Elle revit la noire silhouette de Diarmid. Elle courait. La fatigue brisait ses membres ; sa mante dénouée flottait à long plis derrière elle ; ses cheveux inondés de sueur se collaient à ses joues et retombaient alourdis sur ses épaules.

Son front était livide ; ses yeux brûlaient ; son souffle était un râle.

À la moitié de la montée, elle se retourna, parce qu’elle sentait bien que ses jambes harassées allaient manquer sous le poids de son corps.

La route était déserte derrière elle ; au loin se montraient les écueils noirs, et, plus loin encore, la blanche écume du flux qui roulait vers la plage. Elle vit une foule immense qui débordait de tous côtés, qui courait, qui se ruait vers elle.

C’étaient des formes sans nombre, tournant incessamment la base du cap et bondissant sur la plage. Leurs longs bras s’agitaient, leurs voix rauques criaient. Ellen poussa un gémissement de terreur, et reprit sa course, épuisée…

Le feu ne brûlait plus au bas des ruines de Diarmid, mais il y avait encore de la lumière derrière les soyeux rideaux du château de lord George Montrath.

Et sur le tissu blanc deux formes se détachaient, passant et repassant en une lente promenade.

Milord n’avait point sans doute le loisir de sommeiller cette nuit.

Ellen passa essoufflée au-dessous du château de Montrath, et n’eut garde d’en remarquer les fenêtres éclairées.

C’était à peu près le moment où Molly-Maguire ordonnait à l’un des hommes masqués de l’estrade de se rendre au poste déserté par Mac-Duff.

La sentinelle choisie était Owen Mac-Diarmid.

Il s’élança résolu et sans peur, car il était brave comme tous les fils du vieux Mill’s. Les paroles de Pat et de Mac-Duff résonnaient encore à son oreille ; il savait que l’intrus dont le cri avait effrayé l’assemblée était vêtu d’une mante rouge.

En arrivant sur le galet, il ne vit rien que la plage vide et la mer qui montait, apportant son écume brillante à cent pas de la base du cap.

La lune éclairait vivement les alentours et prolongeait au-dessus de la tête d’Owen l’ombre des gigantesques colonnes de l’escalier de Ranach.

Le regard du jeune homme fouilla le galet d’abord, puis la double ligne des écueils.

Tout était immobile et silencieux.

Il allait rentrer à l’intérieur, lorsque son œil, ramené tout près de lui, tomba sur une forme confuse qui gisait au bord même de la fissure.

C’était un être humain accroupi sur le sol et recouvert d’une mante écarlate.

Owen retint une exclamation de surprise et se jeta sur ses genoux étreignant de ses deux mains les bras de l’inconnu, il croyait tenir le traître.

Mais à peine eut-il approché son visage de celui de son captif qu’il poussa un cri déchirant, ce cri qui, entendu au dedans de la galerie, avait mis une terreur glacée au fond de tous les cœurs.

Les traits du prisonnier étaient découverts ; en tombant, le capuce de sa mante s’était rejeté en arrière.

Owen avait reconnu le doux visage de Kate Neale, sa femme.

Kate était évanouie ou assoupie ; son front pâle disparaissait à demi sous les mèches éparses de ses cheveux ; tous ses traits exprimaient l’inquiétude et la souffrance.

— Kate ! murmura Owen, oh ! chère, que faites-vous ici ?…

Kate n’ouvrit point ses paupières closes et ne répondit point.

Owen se tordait les bras ; un tremblement convulsif agitait tous ses membres.

Il leva ses mains jointes vers le ciel.

— Voilà le malheur venu ! dit-il, mon Dieu ! le malheur pour elle !…

Il bondit sur ses pieds vivement ; un bruit sourd sortait par la fissure.

Owen alla mettre son oreille à l’entrée, puis il revint vers Kate, puis il retourna encore vers l’ouverture où le bruit grossissait.

Ses yeux disaient une anxiété mortelle ; il était indécis parce qu’il y avait autour de lui un affreux péril.

Kate ne s’éveillait point. Owen tâta sa poitrine et trouva sa chaire froide.

— Oh ! Vierge Marie ! dit-il parmi ses sanglots, ils vont venir, et nulle force humaine ne saurait la protéger !

Il croyait encore que Kate avait pénétré dans la galerie et surpris le secret de l’association. Surprendre ces secrets, c’était mourir.

— Kate ! mon tendre amour ! reprit-il, éveillez-vous, éveillez-vous ! C’est moi, Owen, qui vous aime ! éveillez-vous, au nom de Dieu !

Kate demeurait immobile.

La bouche étroite de la caverne rendait des sons confus et menaçants.

Owen entoura de ses bras le corps de Kate et voulut la soulever ; mais son émotion lui ôtait toute force. Le corps inerte de Kate, soulevé un instant, retombait toujours.

Des pas sonnèrent dans le couloir ; Owen sentit comme un aiguillon qui lui traversait le cœur. Il fit un effort désespéré et parvint à saisir Kate qu’il emporta entre ses bras. Chancelant, éperdu, il traversa le galet et disparut par le sentier étroit menant aux grottes de Muyr, et qui avait servi à Pat pour descendre du sommet du cap.

Les pas entendus dans le couloir étaient ceux de Molly-Maguire, escortée par les hommes masqués, naguère derrière elle sur le tertre.

Ces gens avaient laissé hurler l’orgie sanglante ; ils ne s’étaient point mêlés au délire commun ; la bacchanale folie les avait laissés froids et graves ; mais le cri poussé au dehors annonçait un danger ; ces gens prirent le pas sur la foule.

Tandis que la cohue, muette de terreur, s’enfonçait aux recoins les plus obscurs des galeries, Molly-Maguire et ses compagnons s’avancèrent d’un pas résolu vers l’ouverture.

— Ne sortez pas, Morris !… disait-on tout bas sur leur chemin. Mickey, Sam, Larry, ne sortez pas !… les dragons sont sur le galet !…

Les dragons et Percy Mortimer, le diable incarné !…

— Ils ont déjà égorgé Owen, votre frère !

— Avez-vous entendu son cri d’agonie ?…

— Et ils vont vous égorger à votre tour !

— Morris, Mickey, Sam, ne sortez pas !

Molly-Maguire et ses compagnons continuaient leur route vers la fissure.

Ils étaient engagés déjà dans l’étroit couloir.

Mahony les suivait avec la torche allumée.

Derrière eux venait le roi Lew armé d’un énorme shillelah, et une douzaine de matelots intrépides comme lui.

— Allons, mes fils, dit le roi Lew, on ne meurt qu’une fois… En avant !

Il y eut comme un mouvement d’hésitation parmi la foule invisible, puis un frémissement se lit. Quelques voix s’élevèrent.

Et après une ou deux secondes d’attente, un cri de guerre retentit sous la voûte.

La cohue timide se faisait vaillante tout à coup ; une sorte d’électrique fluide avait couru de cœur en cœur ; ce versatile troupeau avait fantaisie de courage…

Tous à la fois ils s’élancèrent en criant vers l’ouverture ; c’était à qui désormais passerait le premier cette limite derrière laquelle était le péril.

Et ils y allaient de bonne foi, on peut l’affirmer. Pour un moment c’étaient d’intrépides soldats, et malheur à qui eut soutenu le choc de leur cohorte fougueuse !

Mais au dehors, nous le savons, il n’y avait personne pour soutenir ce choc. Cette vaillance soudaine et inespérée devait rester inutile ; la plage était déserte ; il n’y avait aux alentours qu’un pauvre jeune homme brisé par l’angoisse qui emportait dans ses bras sa femme à demi morte.

Morris avait entendu derrière lui la clameur guerrière. Il s’était arrêté pour écouter mieux. Son cœur s’était réjoui ; un espoir immense avait empli son âme.

Ce cri, c’était pour lui la promesse longtemps attendue. Il l’accueillit comme une révélation de ce que pouvait être l’avenir ; il y vit un augure. C’était le réveil d’un peuple, déchirant enfin le maillot de sa trop longue enfance.

Morris croyait cela, et il y avait en lui un flux de joie orgueilleuse.

— Non ! oh ! non, pensait-il, les fils de l’Irlande ne sont pas des lâches !… vienne l’heure du combat, et ils sauront mourir !

Mais on savait déjà dans la galerie que la plage était solitaire. Cette nouvelle s’était propagée de bouche en bouche, depuis les premiers rangs jusqu’aux derniers, et la fougue fanfaronne naturelle au peuple irlandais, exagérant aussitôt cet élan passager de vrai courage, la voûte retentit de bravades insensées et de vanteries que n’auraient point reniées nos riverains de la Garonne.

Les dragons anglais, si redoutables naguère, n’étaient plus que des insectes faciles à écraser du pied.

Les craintes étaient oubliées. On ne savait plus qu’on avait eu peur ; et quand la mâle voix de Morris Mac-Diarmid, remonté sur le tertre, parla de luttes et de batailles, elle trouva un écho au fond de tous nos cœurs.

L’instant était propice. Pour un moment le caprice commun tournait à la guerre. La noble éloquence de Morris échauffait ce sentiment jusqu’à l’enthousiasme, et chaque main frémissait, appelant un mousquet ou une épée.

C’étaient à cette heure les vrais fils des vieux guerriers d’Erin. Cette voûte sacrée, qui avait tressailli jadis aux bruits fiers des glaives choquant les boucliers de fer, résonnait joyeusement à ces clameurs connues. Elle retrouvait ses belliqueux échos, éveillés si souvent par le cri des guerriers celtes, et les ténébreuses murailles grondaient avec la foule la devise antique des batailles : Erin go braegh.

Puis l’auditoire se taisait. Un solennel silence régnait dans l’ombre entre les colonnes illuminées. La voix de Mac-Diarmid s’élevait seule, grave et haute. Il parlait des vieux temps, de la gloire des aïeux et des jours bénis où la harpe du barde avait des exploits à chanter.

Il parlait des mauvais jours de la conquête, des Danois couverts de fer traversant le canal et allongeant leur lance à l’aide de l’infâme trahison. Dublin, Waterford, Wexford ne sont plus déjà des villes irlandaises. Leurs cathédrales portent les bannières danoises. Mais l’Irlande vivait encore dans l’ouest et dans le nord. Le noble Connaught, toujours catholique, l’Ulster, aujourd’hui allié avec Satan, gardaient la vieille langue d’Erin et ses libres coutumes…

« Voici venir les Normands, les Normands et les Saxons ! Henri II, le traître roi, qui met des Anglais avides à la place des bons lords hyberniens.

« Oh ! maudit soit Dermot, le roi de Leinster, qui enleva la femme de O’Rourke, roi de Meath ! Maudit soit Dermot qui, chassé par le grand Roderick O’Connor, monarque de toute l’Irlande, appela l’Anglais à son aide !…

« Aimez-vous, fils d’Erin ! aimez-vous, et que l’étranger ne soit jamais juge en vos querelles !

« Il n’y a plus de roi. Le roi est à Londres, la ville gigantesque, à cheval sur son fleuve immense. Le roi s’appelle Henri VIII. Il a déserté l’Église sainte ; il est cruel comme tout apostat, et son sceptre se rougit de sang comme la hache d’un bourreau.

« Pauvre Irlande, toujours fidèle ! Que de meurtres sous ces rois esclaves de l’erreur !… Erin se couvre de ruines, jusqu’à ce que Stuart catholique lui donne un instant de trêve. Et aussi comme elle se bat pour Stuart ! Hélas ! il a parfois du sang tiède dans les veines royales. Stuart est faible, et la vieille Irlande tombe écrasée aux rives de la Boyne.

« Il ne reste plus rien d’Erin ; sa langue est oubliée ; son nom glorieux est mort, et George III trouve à peine assez de martyrs pour assouvir sa soif de sang.

« Ce sont des suppôts de Calvin qui prient le démon dans les cathédrales catholiques. La Vierge est outragée, la douce mère de Dieu ! Il n’y a plus de saints ; l’herbe croit entre les marbres des chapelles, et si quelque oraison pure s’élève encore, c’est la nuit, tout bas, tout bas, derrière les tombes des cimetières…

« Car prier Dieu est désormais un crime, le Dieu des aïeux, le vrai Dieu qui sauva le monde, et dont le signe du chrétien atteste la trinité sainte ! Ils ont un Dieu à eux qui ne veut ni encens odorant, ni belles fleurs, ni brillantes images ; un Dieu froid qui habite entre des murailles nues et qui veut qu’on l’implore sans fléchir le genou…

« Et les apôtres de ce Dieu sont des soldats en habits rouges qui ont une Bible d’une main et un sabre de l’autre, qui chantent les psaumes et qui tuent.

« Où sont nos lords chers ? où est O’Brien, où est O’Rourke ? où sont O’Farral, O’Neil et le grand O’Connor ?

« Hélas ! ils ne sont plus, et leurs fils déchus labourent le sillon des vainqueurs. Nos lords ont des noms saxons, normands, anglais. Ils ont gratté la harpe aux écussons de nos vieilles murailles, pour mettre à sa place les pièces inconnues du blason des chevaliers de France !

« Notre harpe ! elle forme un des quartiers de la bannière anglaise !…

« Mais écoutez ! Un cri nous vient de l’autre côté de la mer, un cri de triomphe et de joie ! C’est un peuple d’esclaves qui a brisé sa chaîne ; c’est l’Amérique qui, lasse de courber sa jeune tête sous le joug anglais, a pris le tyran à la gorge et l’a repoussé vaincu.

« Washington ! La Fayette ! l’Irlande se relève en prononçant vos noms. Wolfe Tone combat et meurt. Hélas ! deux flottes françaises viennent échouer sur nos côtes hérissées d’écueils. L’Anglais est plus fort. Son or vient en aide à son épée, et le parlement acheté (que Dieu le punisse en ce monde et dans l’autre !) a consenti la fatale union !…

« Désormais l’esclavage est de droit. L’Irlande est une province conquise. Ses fils eux-mêmes ont signé le pacte de son asservissement…

« Oh ! et voyez comme il se débat sous le réseau de lois qui l’enlace, cet homme, ce tribun, qui a donné sa vie à l’ardent amour de l’Irlande !

« Il est puissant. Sa pensée soulève des millions de cœurs. Derrière lui se range une innombrable armée.

« Mais que peuvent ces soldats sans glaives ? Cet homme menace d’une main l’Angleterre, mais de l’autre il retient l’Irlande irritée, et l’Angleterre a confiance en la force de cette main qui comprime le vouloir d’un peuple depuis de longues années. Elle ne cède pas, parce qu’elle se dit : « O’Connell est entre nous et la colère de l’Irlande ! »

« Et les jours passent ; l’iniquité demeure ; la misère grandit. Elle croît, elle croît sans cesse, cette maladie mortelle qui ronge au cœur la vaillante Erin et qui ne laissera plus bientôt sur le vert domaine de nos pères que le cadavre d’un grand peuple !

« Ô Daniel O’Connell ! verbe fort, puissant nie ! laissez, laissez l’Irlande se redresser avant que vienne l’heure du dernier râle ! Elle souffre trop, cette terre à l’agonie ; n’attendez plus, car un jour encore, et le cœur de l’Irlande aura cessé de battre… »

Morris donnait à ces tableaux, pâlis sous notre plume, la force vive qui est le propre de l’éloquence. Ses paroles brûlaient. Un silence de mort pesait sur la foule oppressée.

Chacun écoutait cette voix triste et grave qui disait la ruine de la patrie.

Morris avait rejeté en arrière le voile rouge qui le masquait naguère. Son noble visage apparaissait, éclairé faiblement par les lueurs mourantes du foyer où quelques troncs de bog-pine achevaient de se consumer. Ses longs cheveux, tombant sur ses épaules, encadraient son front pâle où Dieu avait mis le signe de l’inspiration. Ses grands yeux s’élevaient vers le ciel, et il y avait un mélancolique sourire à l’entour de ses lèvres.

Le brave roi Lew et Mahony le Brûleur l’écoutaient bouche béante. Les gens qui se groupaient sur le tertre s’étaient rapprochés, et leur attitude témoignait de leur attention émue.

L’un d’eux s’avança doucement et baisa la main de Morris par derrière.

Et Mickey Mac-Diarmid dit tout bas :

— Oh ! frère ! pardonnez-moi !… il y a des heures où mon esprit borné ne sait point comprendre votre noble tâche !…

Le silence continuait dans la nuit des voûtes. Chez cette foule versatile et si changeante, l’impression du moment était profonde et grave.

Il semblait qu’une parcelle de la grande âme de Morris eût passé dans chaque poitrine.

Et quand la bouche du chef se rouvrit de nouveau pour prononcer un appel de guerre, ce fut une enthousiaste clameur, clameur contre l’Angleterre, contre le protestantisme et contre O’Connell lui-même.

L’influence du Libérateur absent cédait devant la parole de Morris. On ne se souvenait plus que des dures menaces proférées par lui en toute occasion contre les ribbonmen ; on l’accusait de manquer de cœur. Comme il n’est pas donné à ce peuple irlandais de garder en rien une juste mesure, on raillait cruellement l’idole de la veille ; on l’appelait avocat bavard, suppôt de chicane, procureur avide, et on l’accusait d’acheter des maisons avec la rente du Repeal.

Puis l’on s’attendrissait.

— Oui, oui, Morris, mon chéri ! disaient quelques-uns en pleurant, vous nous trouverez toujours avec le shillelah ou avec le fusil… Vous êtes notre doux maître, notre chef, notre bon lord !… Oh ! Morris, nous sommes tous à vous !… Que faut-il faire ?

D’autres parlaient moins et sentaient davantage. Le roi Lew et ses hardis matelots eussent suivi Morris au bout du monde. Le Brûleur demeurait comme abasourdi ; sa cervelle épaisse entrevoyait vaguement tout un ordre d’idées nouvelles.

— Hourrah pour Molly-Maguire ! cria-t-il à tout hasard en jetant un tronc de bog-pine dans le foyer.

El tandis que les mystérieuses girandoles se rallumaient et dispersaient dans la nuit leurs gerbes d’étincelles, la foule répéta du fond du cœur :

— Hourra pour le bon Morris, noire cher seigneur !

Morris parla encore. Chacun de ses mots était accueilli comme un oracle.

On ne pensait plus aux dragons détestés. De grand cœur on faisait grâce à ces obscurs instruments pour s’attaquer à l’Angleterre elle-même. Les âmes relevées avaient dégoût du meurtre inutile ; elles se sentaient tressaillir au souffle inconnu de l’honneur.

Morris avait vaincu O’Connell et terrassé le sanglant génie du whiteboysme.

Quand il se tut pour la dernière fois, chacun, emporté par la fougue robuste de son éloquence, voyait l’Irlande libre, l’Irlande reine, l’Irlande régénérée…

Hélas !…

Le jour commençait à poindre lorsque l’assemblée sortit de la galerie du Géant. Les objets avaient changé de forme et de couleur. La mer bleuissaient à l’horizon. On distinguait sur les roches la verdure sombre et jaunâtre des varechs mouillés. L’immense escalier de pierre élevait ses colonnes grises vers le ciel, et soutenait, gigantesque colonnade, les ruines lourdes du château de Diarmid.

Le galet, humide encore, disait que la mer, au plein de l’eau, était venue bien près de l’ouverture des galeries. Le flot se retirait maintenant.

La foule se sépara.

Le long de la route, les groupes ne s’entretenaient point des destins de l’Irlande et de la puissante parole du fils de Diarmid. Il s’agissait bien de ces choses ! On se donnait rendez-vous a la chaussée de planches dans le bog de Clare-Galway.

Et tous ces hommes en carricks, en haillons, en mantes rouges, frappaient la terre de leurs longs shillelahs et poussaient des hurlements de joie en songeant à la mort des dragons de la reine.

Morris avait-il parlé en vain ?…

Tandis que ses frères se dirigeaient vers le Mamtuck, il allait, lui, du côté de Galway.

Il avait rempli ce qu’il croyait être, dans la haute sincérité de son cœur, son devoir de citoyen. Maintenant, fils pieux, il se souvenait du vieillard qui souffrait entre les froides murailles de la prison de Galway.

Morris allait visiter son père…

En ce moment Owen et Kate marchaient péniblement sur la route qui mène aux Mamturks. Ils avaient une longue avance sur les gens de l’assemblée, mais ils allaient bien lentement.

Kate pouvait à peine se soutenir. Leur marche était silencieuse. Ils souffraient tous les deux. Entre ces cœurs aimants et unis si étroitement la veille, il y avait une barrière désormais.

Dans la maison de Mac-Diarmid, l’heiress était assise sur le pied de sa couche, tandis que la petite Peggy dormait encore.

Ellen avait les cheveux épars. Ses yeux fixes brûlaient au milieu de sa face livide.

Dans la salle principale, les bestiaux ronflaient au delà de la corde tendue ; Jermyn, à demi couché sur la paille commune, veillait. Sa tête blonde était entre ses mains. La colère ne pouvait ôter toute douceur à ce beau visage d’enfant.

Il y avait en lui tant d’amour !

Mais il y avait tant de haine !…

Jermyn avait vu rentrer l’heiress. Il se demandait si le Brûleur avait pu remplir seul la tâche convenue, et si ce jour qui se levait allait être le jour de Percy Mortimer…


IV

L’enlèvement.


« … Morris ! oh ! Morris, à mon secours !…

« Je souffre bien ! Vous qui m’aimiez tant, pourquoi m’avez-vous abandonnée ?

« Hélas ! fallait-il me punir pour le crime d’un autre ? et deviez-vous me rejeter loin de vous, Mac-Diarmid, parce que George Montrath m’avait enlevée, pauvre fille sans défense, et conduite malgré moi au pays des Saxons ?

« Ou bien, Morris, avez-vous cru me servir en mettant sur ma tête une couronne de lady ? Avez-vous cru que je trouverais la joie dans ces splendeurs de Londres, et que je pourrais oublier l’humble toit du vieux Mill’s notre père, nos frères, la noble Ellen et notre amour ?

« Hélas ! je puis parler ainsi, quoique je sois la femme de lord George ; je puis parler d’amour, Morris, et vous dire : je vous aime ; car lord George a brisé cette union que Dieu n’avait point bénie ! Entre les vivants et moi, il y a la pierre sourde d’une tombe. Je m’appartiens, ce qui me reste de vie est bien à moi, à vous, Morris, à vous tout entier.

« Mais peut-être ne m’aimez-vous plus…

« Mon Dieu ! tous les jours, et bien des fois chaque jour, je me mets à genoux sur la terre froide pour vous prier en pleurant ; je tâche de supporter sans murmurer la peine que vous m’avez donnée… Mon Dieu, faites que Morris m’aime encore et que je le revoie une fois avant de mourir !
 

« Qu’elles étaient belles et douces ces heures du matin où vous mettiez mon bras sous votre bras, Morris, où nous descendions tous deux les sentiers verts du Mamturk !

« Sentiez-vous mon cœur ? Il battait bien fort !… c’est que j’étais heureuse !…

« Oh ! mon cœur bat à cette heure encore, et j’ai comme un lointain ressouvenir de tant de joie. Mes yeux, brûlés par tant de pleurs amers, ont aujourd’hui de douces larmes… Morris, que je vous aime !

« Mon fiancé ! vous souvenez-vous ? c’était à me contempler que vous trouviez vos seuls sourires… des sourires si beaux !… Vous souvenez-vous encore, quand vos grands yeux noirs méditaient que la pensée plissait votre front noble, je me taisais… vous ne saviez plus bien souvent que Jessy, votre amie, était auprès de vous. Votre esprit se donnait tout entier à la patrie ; moi, je vous aimais mieux et je n’étais point jalouse. Il n’y avait en mon cœur qu’admiration et respect ; car vous avez l’âme héroïque des anciens guerriers, Morris, et les fils de nos fils chanteront votre vaillance…

« Mon fiancé ! Je devrais mourir à prononcer ce mot qui dit tout ce que j’ai perdu… Sais-je pourquoi il me soutient et me console ?…

« Vous rêviez bien longtemps. Notre course allait silencieuse. Je lisais, moi, sur le livre ouvert de votre beau visage ; je devinais ce qui était au fond de votre âme et j’admirais. Puis un soupir, un rien vous révélait ma présence, et vous mettiez ma main sur vos lèvres, et vous me demandiez pardon des instants passés à ne point parler d’amour.

« C’était ma récompense espérée. Après la méditation venaient les bonnes paroles et les sourires aimés. Que de doux espoirs ! que de riants projets ! que de beaux rêves !…

« Il n’y avait dans l’avenir que de longs jours de joie et de tendresse…

« Dans l’entreprise hardie où votre noble audace vous engageait, vous aviez à courir bien des périls, bien des fatigues à supporter ; mais j’aurais pris ma part de vos fatigues, et, si vous aviez succombé, je serais morte.

« Tout entre nous était commun, la vie et la mort, la joie et la misère. Que faites-vous maintenant Morris ? Êtes-vous vainqueur ? et si vous souffrez, qui vous console ?

« Oh ! mon pauvre cœur se fend ! Peut-être une autre femme marche auprès de vous, son bras sous le vôtre, comme je marchais, Morris…

« Je vous le jure, elle ne sait point vous aimer comme moi !

« Que fait le saint vieillard Mill’s Mac-Diarmid, notre père ? A-t-il pleuré sa fille perdue ? Et nos frères, si braves et si bons, sont-ils heureux ? Jermyn, le pauvre enfant, regardait parfois l’heiress en pleurant… Que Dieu lui donne un autre amour, car la noble Ellen a le cœur fier, et nul rêve ne trouble jamais son sommeil de vierge !

« Elle doit être bien belle ! Peut-être se souvient-elle de moi lorsqu’elle gravit seule les sentiers pierreux de la montagne. Moi je prie bien souvent pour son bonheur !

« Oh ! tous ces gens m’ont connue et m’ont aimée ! Je courais, jeune et forte, sous l’air libre du ciel ! j’avais le bonheur présent et d’autres bonheurs encore dans l’avenir !…

« Et maintenant je n’ai plus rien, ni joie ni espoir ; je suis morte !

« Morris, pourquoi n’êtes-vous pas venu reprendre votre fiancée ? Pourquoi cette sentence sévère qui me livrait sans retour à mon bourreau ?…

« Oh ! je vous vis une dernière fois dans la chapelle protestante ! Vous m’aimiez encore pourtant, puisque vos bras s’étendaient vers moi et que vos yeux étaient baignés de larmes…

« Ce que vous avez fait était bon à faire sans doute, Morris, mon seul amour ! Dieu me préserve de vous accuser !…

« Je crois que le malheur qui est tombé mi moi ne m’était point destiné ; je crois que mon infortune a protégé la noble heiress, et que les gens de lord George me prirent le jour de l’enlèvement pour notre parente Ellen.

« Ce fut un lâche attentat ! Nous étions sorties le matin, Ellen et moi, pour notre promenade de tous les jours. Nos mantes rouges étaient semblables et toutes deux nous avions des robes de couleur sombre.

« Ellen aime la solitude ; d’ordinaire nous nous séparions au bord du lac Corrib : elle, pour monter seule en une barque qui la conduisait aux mines de Ballylough ; moi, pour chercher Morris.

« Cette fois, nous changeâmes de rôle. Vous étiez de l’autre côté des lacs : ce fut moi qui montai dans la barque.

« J’étais bien joyeuse, parce que je vous savais sur l’autre rive et que j’espérais à chaque instant rencontrer la barque qui vous ramenait.

« J’avais dépassé déjà l’île où dorment sous la mousse les ruines de la vieille abbaye ; le lac était désert et silencieux.

« Tout à coup une barque apparut confusément à travers la brume. Je vous appelais, Morris, bien doucement, et j’appuyais sur mes rames afin d’aller vers vous.

« Il y avait un homme debout sur l’avant de la barque ; je crus vous reconnaître et je redoublai d’ardeur.

« La barque cependant venait à ma rencontre. Il me sembla entendre des voix inconnues et des éclats de rire, mais il était trop tard pour rebrousser chemin.

« — La voilà ! la voilà ! dirent plusieurs voix contenues.

« Et un puissant coup d’aviron lança la barque sur moi.

« L’instant d’après, Morris, j’avais un mouchoir de soie sur la bouche, et j’étais couchée, à demi morte de frayeur, au fond de la barque ennemie.

« — Voyez sa mante rouge, disait-on, c’est bien elle ! Si le roi Dermot vivait encore, ou le roi Neil, ou le roi Farral, cette miss serait reine !…

« — C’est une charmante capture, et ce sera, s’il vous plaît, gentlemen, la part de milord.

« On disait cela ; moi j’entendais et je faisais des efforts désespérés pour me dégager. Mais il y avait là plusieurs hommes qui me lièrent les bras et les jambes avec d’autres mouchoirs de soie.

« Je ne pouvais plus ni bouger ni faire entendre un son.

« Vous dûtes passer bien près de nous en revenant à la maison du Mamturck, Morris. Peut-être entendîtes-vous de méchants éclats de rire dans la brume. Les hommes de la barque me touchaient, me regardaient et discutaient sur moi comme nos fermiers d’Irlande discutent sur la valeur d’un bœuf au d’un cheval.

« Et comme l’un d’eux en me voyant pleurer, se prit à me plaindre, les autres le raillèrent cruellement.

« Je pense que ces gentlemen ne regardent point les Irlandais comme des hommes, et qu’une pauvre femme du Connaught est pour eux un être inférieur, peu différent des animaux sans raison.

« Ils parlaient de mon corps comme s’ils eussent ignoré que j’avais une âme à l’image de l’âme de Dieu.

« J’étais pour eux une proie conquise, un gibier pris au piège,

« Combattez, Morris ; oh ! mettez une arme dans la vaillante main de l’Irlande, car l’orgueil de l’Anglais ne vous admettra jamais au rang d’homme, à moins qu’il ne connaisse votre force, enfin, aux coups mortels de vos épées !

« Au rivage, on me mit en travers sur un cheval et l’on me couvrit d’un voile. Du lac au château de Montrath, mon œil reconnut plus d’un ami sur la route. Les pauvres gens regardaient mon cheval et sa charge mystérieuse ; ils eussent voulu soulever le voile qui me couvrait, mais mon escorte prononçait quelques paroles impérieuses : les pauvres gens touchaient leurs chapeaux, secouaient leurs haillons et passaient.

« Que n’ont-ils votre âme intrépide, Morris ! Ils sont forts et nombreux. Pourquoi leur cœur ne sait-il point rompre le charme fatal de l’esclavage !…

« Dans le manoir de Montrath, il se faisait grand bruit. C’étaient les apprêts du festin de départ. On me mit dans une chambre où il y avait déjà plusieurs pauvres filles du pays de Tuam et de Connemara, enlevées comme moi… Je reconnus Madeleine Lew du Claddagh, Molly Mac-Duff, notre voisine, et bien d’autres.

« Elles se tordaient les bras ; elles appelaient leurs frères et leurs fiancés ; elles pleuraient. Nous pleurâmes ensemble.

« Puis, quand vint l’heure du repas, on nous mit à table. Chacune de nous était entre deux hommes.

« Il y avait là, devant nous, sur une nappe plus fine qu’un voile de mariée, des mets dont j’ignorais le goût et le nom ; des liqueurs vermeilles rougissaient dans des flacons sans nombre, et les verres brillaient autour de la table comme les cristaux des grottes de Ranach.

« Je repoussai tous les mets, et ma lèvre ne se trempa dans aucune liqueur. J’étais comme engourdie par le désespoir.

« Mes compagnes, les pauvres filles, éblouies par l’éclat des lumières, enivrées par l’atmosphère chaude et parfumée qui régnait dans la salle, cessèrent de pleurer. Leurs verres s’emplirent et se vidèrent ; leurs joues pâles reprirent de vives couleurs. Et c’était pitié, Morris, de voir les pauvres victimes chanter et rire !

« Car elles riaient, car elles chantaient, oublieuses des larmes qui coulaient dans leurs chaumières…

« Elles ne songeaient point au désespoir de leurs mères. Ont-ils raison, ces Saxons cruels, lorsqu’ils disent que l’enfance de l’Irlandais dure autant que sa vie ?…

« Les pauvres filles étaient belles ! Les Saxons buvaient, buvaient sans cesse, et leurs yeux s’allumaient sur le rouge épais de leur face.

« Ce fut une longue orgie : des cris, des rires, des blasphèmes, des gageures insensées et de folles provocations.

« George Montrath, qui s’asseyait à côté de moi, m’ordonnait de rire, et de boire, et de chanter. Ma résistance le mettait en fureur ; on eût dit qu’il avait honte de voir la victime échue en partage à Sa Seigneurie moins docile que les autres et moins prompte à tomber.

« Plus d’une fois, pendant que sa bouche vociférait un blasphème, sa main tremblante se leva sur moi pour me frapper.

« Mais je n’avais pas peur en mon désespoir morne, et mon regard calme ne se baissait pas sous le sien.

« Hélas ! Morris, pourquoi vous êtes-vous défié de moi ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me demander le fond de ma conscience ! Vous avez vu Londres ; vous avez erré durant de longs jours autour de la demeure de Montrath qui était la mienne ; et vous n’êtes pas venu jusqu’à moi ! Vous vous êtes tant hâté de croire à mon malheur que vous l’avez fait irréparable !

« Morris, si vous étiez venu, je vous aurais dit : « Dieu m’a sauvée ! » Je vous aurais dit : « Je suis pure de corps et d’âme, » et vous m’auriez crue, mon fiancé, car vous m’aimiez et vous saviez bien que ma bouche n’avait jamais prononcé un mensonge.

« Oh ! pourquoi n’êtes-vous pas venu ! pourquoi !…

« Et pourquoi ne me suis-je pas élancée vers vous, moi, pauvre folle !…

« Mais, vous le savez, Morris, votre père m’avait prise orpheline. Je n’avais point droit à dormir sous le toit de Mac-Diarmid. Et, s’il vous plaisait d’éloigner une parente indigente, je devais souffrir et me taire.

« Pardonnez-moi ! ce fut un faux orgueil, puisque je connaissais voire cœur généreux. Mais le sang d’O’Brien est fier aussi, et mes aïeux, comme les vôtres, s’assirent sur un trône…

« Pardonnez-moi ! j’ai tant souffert !

« L’orgie continuait. Mes malheureuses compagnes buvaient sans avoir la conscience du péril qui les menaçait. Elles mêlaient aux rires des amis de lord George les éclats de leur extravagante gaieté.

« Moi, je savais quel sort nous attendait ; l’instinct que Dieu a mis en nous autres femmes avait parlé ; je pouvais mesurer ma misère, et pourtant, oublieuse de ma propre détresse, j’avais compassion de ces pauvres filles qui, un voile sur la vue, se jetaient en chantant dans le gouffre ouvert sous nos pas.

« Les amis de lord George me regardaient d’un air moqueur et raillaient sa défaite ; il demeurait en effet sans partenaire dans cette commune débauche ; sa bouche n’avait point effleuré ma joue, et ses mains, qui s’enhardissaient parfois à vouloir me faire violence, retombaient bientôt paralysées.

« Il buvait sans cesse. Le vin amollissait ses mouvements, et ce qu’il gagnait en audace, il le perdait en énergie.

« J’étais là, froide au milieu de l’ivresse de tous. Lord George me contemplait d’un regard hébété ; ses lèvres épaisses murmuraient des paroles insultantes, mais c’était tout ; le courage que Dieu me donnait dans ce moment, et dont ma prière ardente le remerciait du fond de l’âme, m’avait préservée.

« Morris, il me semblait que vous étiez là, près de moi. Par instants mes oreilles cessaient d’entendre les clameurs confuses de l’orgie, mes yeux ne voyaient plus ces visages enflammés qui m’entouraient ; je ne voyais que vous. Après Dieu, vous étiez mon secours et mon égide.

« On se leva de table. Il était bien tard. Madeleine, Molly et mes autres compagnes suivirent en chancelant les amis de milord ; j’entendis quelque temps encore leurs chansons et leurs rires…

« Puis ce fut le silence.

« Que sont-elles devenues ? Elles étaient belles, jeunes, heureuses, on les aimait ; bien des larmes ont dû couler sur elles !

« Que sont-elles devenues ?

« On dit que ces pauvres filles, enlevées par les hommes puissants, servent de jouet un jour, puis sont repoussées avec dédain après l’heure du plaisir. Elles tombent alors tout au fond de la misère de Londres, qui n’est pas comme notre misère à nous, Morris, parce qu’à la souffrance elle mêle l’infamie !

« Dieu aura pitié peut-être de ces pauvres victimes…

« Des valets vinrent dans le salon où nous restions seuls, milord et moi.

« Milord eut grand’peine à se lever ; ses serviteurs soutinrent ses pas tremblants et le conduisirent jusqu’à la chambre où il avait coutume de reposer. On me saisit à bras-le-corps malgré ma résistance, et l’on me porta jusqu’à cette même chambre.

« Puis on ferma sur nous la porte à double tour.

« Milord était étendu déjà sur son lit. Il me dit d’approcher ; je demeurai immobile. Il voulut se lever, mais il retomba, vaincu par l’ivresse.

« Quelques menaces, intelligibles à peine, sortirent de sa bouche et moururent en un grognement confus : il dormait.

« Je me mis à genoux ; cette première nuit de ma captivité se passa en prières.

« Et quand j’avais fini de prier, Morris, je pensais à vous !

« Ce dut être aussi dans la maison de Mac-Diarmid une nuit d’angoisse et de souffrance, car le vieillard m’aimait tendrement, et j’étais pour ses fils une sœur chérie…

« Mais vous, Morris, que votre douleur dut être amère ! il me semblait vous voir, éperdu, furieux, et l’image de votre détresse empêchait les larmes de se sécher dans mes yeux.

« Le lendemain, nous partîmes par la route qui mène à Roscommon. Les amis de milord le raillaient toujours et lui disaient :

« — Laissez là cette fille dont vous n’avez que faire !…

« George Montrath rougissait de colère, et ses yeux se tournaient vers moi menaçants…

« Quelques jours après, nous étions auprès de Londres, dans une riche maison située au-dessous de Richmond.

« Cette maison était encore plus belle que le château de Montrath, qui étale si orgueilleusement son opulence au milieu de nos campagnes affamées ; mais je ne voyais point les magnificences de cette noble demeure : un voile était sur mes yeux ; chaque mille qui me séparait de l’Irlande chère m’avait ôté un peu de mon courage.

« J’étais si loin de vous, Morris, mon soutien et mon espoir !…

« Lord George m’avait à peine adressé la parole durant tout le voyage. Il voulait faire de moi sa maîtresse d’un jour, pour repousser les railleries de ses compagnons et contenter une vaine gloriole ; mais il s’en prenait à moi de toutes ces moqueries et me regardait déjà d’un œil d’aversion.

« Il arriva malade à Richmond. Les fatigues du voyage, venant en aide aux fatigues de l’orgie, le retinrent au lit une semaine.

« Pendant tout ce temps, je ne le vis pas une seule fois.

« J’étais confinée dans une petite chambre donnant sur la Tamise d’où mon regard planait sur la vaste campagne de Londres. Une femme anglaise me servait et m’adressait la parole avec des respects ironiques.

« Une nuit, on avait dérobé mes habits irlandais et j’avais été obligée le lendemain, pour me couvrir, de prendre les vêtements d’une lady. C’était bien peu de chose au milieu d’un si grand malheur, mais il me sembla qu’on m’enlevait ainsi le dernier lien qui m’attachait à l’Irlande !

« Ces habits, vous les aviez touchés, Morris ; vous les aimiez ; c’était avec eux que nous avions fait nos longues promenades, si douces et tant regrettées ! Ils me parlaient des sentiers étroits du Mamturck, des vastes pelouses qui sont entre le pied de la montagne et les bords du lac Corrib ; ils me parlaient d’Ellen, de Mill’s, mon père d’adoption, et de nos frères ; ils me parlaient de vous !

« Corrib, Mamturck, Mill’s, Ellen, ô noms chers et bien aimés ! que j’aime à les prononcer ! et qu’ils évoquent en moi de bons souvenirs !…

« J’étais presque toujours seule. Mes heures se passaient à regarder la campagne. C’était beau, mais cela ne ressemblait point au Conaught ; l’habit des paysans était plus riche et tout autre ; les sentiers frais qui tournaient autour de la colline étaient d’ailleurs plein de gentlemen et de ladies qui fuyaient l’air pesant de la grande ville.

« Une fois, l’idée me vint d’ouvrir ma fenêtre et de crier au secours.

« Parmi tous ces hommes et toutes ces femmes d’Angleterre il y avait peut-être un cœur.

« Pauvre folle ! ma chambre était une prison ; ma fenêtre ne s’ouvrait point…

« Depuis lors je suis tombée en une prison plus dure ; les frais lambris de Montrath-House ne sont plus autour de moi, et mes yeux ne rencontrent plus que des murs de pierres humides et noirâtres. Mais je n’ai pas éprouvé plus de peine en mettant le pied dans ce tombeau que je n’en ressentis au moment où je me vis pour la première fois prisonnière…

« L’espoir vient si vite à ceux qui ne sont point encore habitués à souffrir. Il me semblait que derrière cette fenêtre close était la liberté, le bonheur, l’Irlande où je vous croyais, Morris !

« La servante anglaise vint et trouva mon visage inondé de larmes.

« C’était une femme jeune encore, et gardant des restes de beauté. On la nommait Mary Wood. Jamais je ne vis de pitié dans ses yeux.

« D’ordinaire, en m’abordant, son visage dur avait une expression de glaciale humilité, sous laquelle perçait la raillerie. D’autres fois je voyais ses joues s’empourprer, son regard s’alourdir et sa démarche chanceler.

« Une odeur de liqueurs fortes emplissait la chambre à son approche.

« — Que désire milady ? me dit-elle avec son respect ironique et froid.

« — Que veut-on faire de moi ? demandai-je.

« — Milord est mieux, répliqua l’Anglaise ; demain matin, je pense, il pourra vous dire ce qu’il compte faire de vous.

« Quand cette femme fut sortie, je me jetai à genoux sur le tapis et je mis ma face contre terre.
 

« C’était vous, Morris !… tout en bas, tout en bas de la colline, un carrick irlandais ! Oh ! Comme mon cœur tressaillit ! Je vous reconnus ; il ne me fallut pour cela qu’un coup d’œil !

« Morris, mon noble Morris, mon fiancé ! mon âme s’élança vers vous ; mes bras s’étendirent et je vous appelai…

« Oh ! je vous appelai jusqu’à perdre la voix et le souffle ! Vous ne m’entendiez pas ; vous alliez le long des sentiers de la colline, regardant toujours la maison de lord George et ne m’apercevant point derrière les carreaux de ma fenêtre.

« Vous étiez bien pâle, Morris ; votre démarche chancelante accusait la fatigue d’un long voyage, et votre haute taille se courbait sur le shillelah qui tant de fois écarta les pierres au-devant de ma course. Votre visage défait disait votre peine.

« Je souffrais à vous voir si triste, mais que j’étais heureuse ! Votre souffrance ne me parlait-elle pas de votre amour ?…

« Et vous veniez me chercher, me chercher de si loin ! seul, à pied ! c’était à moi que vous aviez pensé durant toute la route !

« Mais ma voix s’étouffait dans cette chambre étroite, elle n’arrivait point jusqu’à votre oreille ; vous restiez triste et courbé ; vous avanciez toujours, et l’angle de l’enclos allait vous cacher à mes regards…

« Il me semblait en ce moment que ne plus vous voir, c’était perdre ma dernière espérance !

« Je vous appelai encore, ma poitrine se déchirait à vous appeler.

« Ma voix se glaça dans ma gorge ; je ne vous voyais plus…

« Je tombai à la renverse. Au lieu de vous, Morris, ce fut Mary Wood, la servante saxonne, qui répondit à mon appel, et qui montra sur le seuil son visage enflammé par l’ivresse.

« — Que milady ne s’impatiente pas, dit-elle avec un rire haletant, milord est mieux, et milady n’attendra plus guère qu’un jour… »


V

La tombe.


« Que fîtes-vous, Morris, durant cette soirée ? Moi je devins comme folle ; mes pauvres mains se meurtrissaient à vouloir renverser les murs de ma chambre ; je voulais, ce qui était plus insensé peut-être, aller me jeter aux pieds de lord George et implorer sa pitié.

« Vers le milieu de la nuit, je tombai, brûlante de fièvre, épuisée de fatigue, sur mon lit.

« Votre image était toujours devant moi. Je voyais votre haute taille courbée sous l’épuisement et le chagrin, votre front pâle et votre regard morne. Je voyais sur vos épaules le carrick d’Irlande, à vos pieds la chaussure du Galway, et votre chapeau rond des jours de fête, et votre brave shillelah, si redouté des méchants, et vos longs cheveux, Morris, que le vent apporta tant de fois, douce et bonne caresse, sur mon visage souriant !…

« Vous étiez là. Jamais je ne vous avais tant aimé. Il semblait que ma main étendue allait toucher vos vêtements. Mais il y avait entre nous deux un obstacle invisible et qu’on ne pouvait point franchir…

« Malgré la menace de la servante saxonne, milord ne s’occupa point encore de moi le lendemain. Je vous attendis tout le jour, Morris, derrière les rideaux de ma fenêtre, et je vous attendis en vain.

« Mais le soir, oh ! que de joie et que d’espérance ! Tout en bas de la colline, à l’endroit où je vous avais aperçu la vieille, un groupe de voyageurs s’avançait. Un vieillard aux longs cheveux blancs, huit jeunes hommes forts et une belle fille qui portait haut sa tête fière.

« Des carricks, des shillelahs, une mante rouge !

« L’Irlande ! l’Irlande !

« Oh ! mes parents chers ! oh ! tout ce que j’aimais !

« Noble et bon père ! saint vieillard ! je reconnus son visage vénérable tandis qu’il montait la colline lentement. Je reconnus Mickey le fort, Natty, Sam le joyeux, Larry, Dan toujours prêt à mettre au vent son shillelah, Owen qui rêvait sans doute à Kate, sa jolie fiancée, et le blond Jermyn, pauvre enfant qui aime comme on respire et qui n’ose point regarder au fond de son cœur. Je reconnus la noble heiress. Il me sembla qu’en elle quelque chose était changé. Un voile de rêverie couvrait son hautain visage, et ses grands yeux noirs, où Dieu a mis les sombres reflets d’or des races souveraines, se baissaient plus tendres et plus doux…

« Vous étiez là, Morris, le plus aimé entre tous ces amis chers, mon fiancé ! vous dont le souvenir me retient en la vie !…

« À mi-coteau, le vieux Mill’s s’arrêta et appuya sur son long bâton ses mains ridées. Son regard, chargé de tristesse, se leva vers la maison de lord George que votre geste lui désignait.

« Et tous nos frères firent comme le vieux Mill’s : leurs bras s’étendirent vers moi, tandis que leurs yeux brillaient de colère.

« Comment ne pas me croire sauvée ? Mac-Diarmid, le plus brave sang du Connaught, était là tout près de moi ! Huit vaillants cœurs qui m’aimaient et qui avaient traversé deux royaumes pour venir à mon secours !

« Je remerciai Dieu. Il n’y avait plus en mon âme que joie et reconnaissance.

« Hélas ! Morris, vous prononçâtes quelques mots, et Mac-Diarmid poursuivit sa route…

« Encore une nuit ! mais celle-là, j’en aurais fait serment, devait être la dernière !

« Morris, que Dieu vous donne un jour de bonheur pour chacun de mes jours de souffrance ! Votre volonté ne fut point de me ramener sous le toit de notre père.

« Ce qui eut lieu le lendemain matin, je ne l’ai jamais su parfaitement. J’entendis un bruit de lutte dans la maison, puis le silence.

« Au bout d’une heure, lord George me fit appeler et me dit :

« — Dans huit jours, vous serez lady Montrath.

« Je voulus répliquer, il me ferma la bouche d’un geste dur et me montra la porte. Mary Wood, la servante saxonne, m’entraîna.

« Elle me serrait le bras en riant un rire épais.

« — Voilà une bonne plaisanterie ! grommelait-elle ; vous avez du bonheur, sur ma parole, milady… Ce jeu-là va coûter cher à Montrath… mais qui sait ce qui arrivera ?…

« Ce fut cette femme qui m’expliqua, les jours suivants, que vous aviez forcé la main de milord, Morris, et que mon sort nouveau était votre ouvrage.

« Je l’acceptai puisqu’il venait de vous…

« Ce furent des jours bien amers, plus amers encore que ceux où je me voyais sans défense à la merci de mon bourreau ! Vous étiez là, et votre présence, si chèrement accueillie, ne m’apportait qu’un surcroît de détresse !…

« Ma plus cruelle blessure partait de votre main, de votre main, à vous, Morris !…

« Les huit jours s’écoulèrent. On me mit des habits de soie sur le corps, des diamants au front, de l’or à la ceinture.

« Je m’agenouillai auprès de lord George, dans la chapelle protestante.

« Morris, j’entendais derrière moi le souille de votre poitrine oppressée.

« Il était temps encore, mais vous ne prononçâtes pas une parole, et votre muette présence, je la pris pour un ordre.

« J’acceptai lord George pour époux.

« Ces choses, qui font tant souffrir, mettent bien des jours à tuer !…

« En montant dans la voiture, j’entendis votre voix :

« — Qu’elle soit heureuse ! milord, disiez-vous…

« Oh ! Morris, que Dieu vous pardonne ce mot qui tomba sur mon cœur comme un poids glacé !

« Heureuse !… heureuse !…

« Vous partîtes, et je ne vous ai plus revu.

« Le soir, lord George me dit :

« — Vous êtes ma femme, je vous déteste et je vous tuerai…

« Il partit pour Londres, me laissant seule à Montrath-house avec la servante saxonne.

« Des mois se passèrent. J’écrivais au vieillard des lettres où je n’osais point parler de vous.

« C’était mon seul bonheur. Je les faisais bien longues ; je savais que vous les liriez.

« Je ne me plaignais point. Pourquoi me plaindre ? Lord George m’avait promis qu’il me tuerait : j’attendais.

« Morris, avez-vous relu parfois ces lettres qui ne vous étaient point adressées, où votre nom n’était point prononcé, mais que j’écrivais pour vous ? Les avez-vous relues, seul, dans les sentiers où nous passions ensemble ? Avez-vous pleuré sur la pauvre Jessy ? Avez-vous souri à son souvenir ?

« Et quand les lettres vous ont manqué, lorsque les mois ont succédé aux mois sans apporter la missive attendue, vous êtes parti pour Londres, n’est-ce pas, Morris ?

« Malheur à lord George ! Je suis peut-être vengée…

« Vous êtes si brave et si fort !…

« Folle que je suis, pourquoi me venger ? Vous me croyez morte, morte dans mon lit, et vous vous êtes agenouillé au pied de la croix de pierre qui porte le nom de Jessy O’Brien dans le cimetière de Richmond.

« Oh ! Morris, il n’y a rien sous cette croix, et plut au ciel que mon corps y fût couché. Dieu pardonne à ceux qui souffrent ; mon âme serait avec Dieu.

« Je revis une fois lord George Montrath.

« Il me dit :

« — J’ai besoin d’être veuf pour épouser la fille d’un de mes pairs… Je n’ai pas le cœur de vous tuer… Regardez bien le soleil, vous ne le verrez plus
 

« C’était par une nuit d’hiver ; je m’étais endormie à force de pleurer.

« Je m’éveillai en sursaut. Je n’étais plus dans mon lit ; je me sentais secouée par les mouvements d’une voiture.

« J’ouvris les yeux, je ne vis rien ; une nuit profonde et telle que je n’en avais jamais vu était autour de moi. Je portai mes mains à mon visage et mes mains rencontrèrent, au lieu de ma joue, un masque solide qui prenait la forme de mes traits.

« Un cri s’échappa de ma poitrine, et c’est à peine si j’entendis le son de ma propre voix, tant le masque comprimait mes lèvres, à l’endroit où une fente étroite me permettait de respirer.

« On m’avait mis ce masque pendant mon sommeil.

« La voiture roula longtemps, mais il me semblait qu’elle tournait sur elle-même et que les chevaux revenaient sans cesse sur leurs pas.

« Ma main étendue avait senti auprès de moi les plis d’une étoffe moelleuse. Il y avait une autre femme dans la voiture. Cette femme ne rompit pas une fois le silence.

« Mais je n’avais pas besoin d’entendre sa voix. C’était Mary Wood ; l’épaisse atmosphère de la voiture fermée se chargeait d’une insupportable odeur de rhum et de gin…

« Le jour vint ; je le reconnus à une faible lueur qui passa entre le masque et ma lèvre.

« Il n’y avait au masque aucune autre ouverture.

« Je ne connaissais point la campagne de l’Angleterre ; l’eussé-je connue, je ne saurais point dire encore quelle route nous suivîmes, car je ne voyais rien, et bien peu de sons arrivaient jusqu’à mon oreille.

« Je crois que nous tournions autour de Londres, et je vous dirai plus tard, Morris, le motif de cette croyance que mes réflexions ont affermie.

« Cette longue route était un simulacre de voyage : on voulait me dépayser et m’ôter tout moyen de connaître le lieu de ma retraite, afin que je fusse bien morte et que, au cas même où l’appel de ma détresse parviendrait au dehors, cet appel, entendu, ne pût me profiter !…

« Que faire pour un être qui crie au secours, et qui ne sait point dire où le secours doit être porté ?

« Que faire ? Des yeux pourront lire ma plainte signée du reste de mon sang ; mais ils regarderont autour d’eux et ne trouveront point la victime…

« Vous-même, Morris, si Dieu faisait tomber ce dernier cri de détresse en vos mains généreuses, vous-même, mon fiancé ! vous me chercheriez peut-être en vain !…

« Je ne sais pas où je suis.

« Un instinct confus me dit que Londres est autour de moi, mais ce n’est après tout qu’un soupçon vague. Peut-être suis-je en France, en Allemagne, peut-être en un pays dont nous ne savons point le nom, nous autres pauvres gens du Connaught !

« Car ce fut un long voyage. Bien des fois les lueurs qui pénétraient par la fente de mon masque succédèrent aux ténèbres complètes. Je mis le pied sur le pont d’un navire et j’y restai longtemps.

« Lord George est bien riche. Ce navire était à lui tout entier sans doute, car je parvins quelquefois à faire entendre ma voix suppliante, et nulle parole amie ne répondit à ma prière.

« Il n’y avait point de passagers sur ce navire. Je n’entendais que des voix rauques de matelots mêlées à la voix triste du vent qui se plaignait dans la voiture.

« Était-ce la Tamise ? Était-ce la mer ? La Tamise est large comme la mer. Oh ! Morris, je ne sais…

« Il me sembla pourtant qu’au départ les vagues, moins élevées, donnaient au navire des balancements plus doux, au départ et à l’arrivée.

« Je crois qu’après avoir descendu la Tamise et vogué sur la haute mer, nous remontâmes le fleuve ; je crois que je suis à Londres.

« Le navire aborda. Mon pied toucha le sol ferme. On me fit monter une route ardue et difficile. J’entendis crier des portes pesantes sur leurs gonds sourds.

« Puis mon masque tomba.

« J’étais dans une vaste salle voûtée dont les murs crevassés suintaient une humidité froide. Le jour, un jour sombre et gris, y pénétrait par une sorte de meurtrière percée de biais dans le mur épais. Cette fente, trop étroite pour qu’on y puisse introduire la tête, s’ouvre sans doute sur l’air libre au dehors, mais l’une de ses parois avance et masque la vue. On n’aperçoit point le ciel.

« Le jour arrive brisé. Ce qui m’éclaire n’est que le reflet de la lumière du dehors frappant obliquement la pierre noircie.

« Quand mon masque tomba, je vis auprès de moi la servante saxonne.

« Elle avait une riche toilette, des diamants aux doigts, des perles sur le front.

« Et son visage, qui gardait les traces de l’ivresse habituelle, souriait.

« — Milady, me dit-elle, vous aurez là un assez joli appartement… Personne n’y troublera vos plaisirs… Ah ! ah ! voyez-vous, les uns descendent, les autres montent… Je pense que vous m’aurez porté bonheur…

« Elle me fit une révérence étudiée.

« — Adieu, milady, reprit-elle ; je suis l’humble servante de Votre Seigneurie.

« Mary Wood sortit. Je restai seule.

« Pendant que le premier accablement me clouait immobile à la même place, j’entendis un bruit sourd du côté où s’était éloignée la servante saxonne.

« Je restai longtemps avant de me demander d’où venait ce bruit. Ce fut seulement lorsqu’il eut cessé que je m’orientai dans l’ombre pour en découvrir la cause.

« À la place de la porte par où j’étais entrée, il y avait des pierres liées par un ciment humide encore.

« Le bruit que j’avais entendu provenait des maçons qui avaient muré la porte.

« C’était bien une tombe !… Morris, ô Morris ! je ne vous reverrai jamais !
 

« De longs jours se sont écoulés depuis ce jour terrible. Je suis seule, toujours seule ! Je n’ai plus entendu la voix d’un homme. Je n’ai plus revu de créature humaine.

« Ma tombe est vaste. J’ai un lit où me reposer ; j’ai du pain, de l’eau et du linge que je lave moi-même.

« Je n’userai point, je l’espère, tous les vêtements qu’on m’a laissés.

« Morris, me reconnaîtriez-vous ? Je dois être bien changée ! j’ai tant pleuré ! Il y a des mois que mes yeux n’ont pu voir mon visage dans un miroir, mais je puis tâter avec mes mains ma joue amaigrie et suivre le dépérissement de mon pauvre corps décharné.

« Hâtez-vous, Morris, hâtez-vous, si vous voulez me retrouver en vie !

« La mort vient, et que je la bénirais, si vous étiez auprès de ma couche !…

« Mais je mourrai sans vous ! Quelle main généreuse vous porterait ma plainte ? Quelque chose me dit, hélas ! que je suis loin, bien loin de l’Irlande ! L’air que je respire, je ne le connais point ; ce n’est pas, je le sens, l’atmosphère amie de notre Connaught.

« Je mourrai loin de vous ; le doux vent de la patrie n’emportera point mon dernier soupir ; mon corps dormira dans cette terre inconnue…

« Mon Dieu ! que je voudrais percer ce mur de pierres et voir, ne fût-ce que pour une seconde, les choses qui m’entourent !

« Plus je réfléchis, plus que je crois que je suis à Londres. Pendant les quelques heures que j’ai passées dans la grande ville en arrivant du Galway, il se faisait partout autour de moi un bruit sourd et continu.

« Et ce bruit, je l’entends, Morris, je l’entends nuit et jour ; la voix de l’immense cité monte, monte sans cesse jusqu’à mon oreille.

« Je ne puis me tromper ; c’est bien ce fracas voilé, ces mille cris confondus et qui jamais ne se taisent ; ce roulement lointain des voitures rapides, ce grand murmure enfin que j’ouïs une seule fois et que je ne peux pas oublier.

« Et puis, quelle autre ville que la cité saxonne fût restée si longtemps sourde à ma plainte ?

« Chaque jour, j’en appelle à la compassion des êtres qui vivent auprès de moi, et mon martyre ne finit point.

« Je garde mon linge blanc pour vous écrire, Morris, car l’espoir me reste que vous lirez un jour le récit de ma peine, et c’est le dernier lien qui m’attache à la vie. Je ne voudrais pas perdre un seul lambeau de toile ; c’est pour vous, pour vous seul ; mais je pétris le pain de ma nourriture quotidienne, je l’étends en plaques minces, et lorsque ces plaques sont séchées j’y trace quelques mots avec un pinceau fait de mes cheveux.

« Et j’avance mon bras par l’ouverture étroite, et je jette la tablette au dehors.

« Où tombe-t-elle ? Il faut des hommes pour produire ce murmure incessant qui frappe mon oreille.

« Beaucoup parmi ces hommes doivent avoir entendu mon appel ; point de réponse. Oh ! ce sont des Anglais !

« Je suis bien jeune et j’aurais été bien heureuse ; mais Dieu met la résignation auprès de la souffrance, et je ne murmure plus.

« Mes jours se passent à parcourir ma vaste prison, à prier et à vous écrire.

« Quand je n’aurai plus de linge où déposer chaque jour un peu de ma tristesse, je souffrirai davantage, mais je me résignerai encore.

« Mon lit est bon ; la nourriture qu’on m’envoie est bien plus que suffisante à mes besoins, je suis forcée d’en jeter la plus grande partie au dehors.

« Le matin, à midi et le soir, une petite trappe située au centre de la voûte s’ouvre avec bruit ; ma nourriture descend dans un coffre qui remonte aussitôt après, et la trappe se referme.

« À part cela, je ne vois rien, je n’entends rien, si ce n’est ce murmure sourd, cette voix des riches et des heureux pour qui la vie est belle et qui voient le soleil, ce cri moqueur qui sort des poitrines libres et vient railler la pauvre prisonnière.

« Au commencement, chaque fois que la trappe s’ouvrait, je criais de toutes mes forces, demandant merci et pitié.

« Ma voix se répercutait entre les voûtes sonores et produisait des sons étranges ; j’en demeurais moi-même effrayée.

« Maintenant, je m’habitue à me taire ; mais parfois encore, à ce moment où je suis sûre qu’un être humain m’entend, ma bouche s’ouvre malgré moi, et un cri s’échappe de ma poitrine.

« La voûte résonne, ma voix se prolonge grossie par l’écho, mais nul n’y répond.

« Nul n’y répondra jamais !

« Je suis faible ; depuis quelques jours, j’ai de la peine à traverser la salle qui me sert de prison ; mon souffle, je le sens bien, est plus rare et plus pénible.

« C’est peut-être la mort qui vient.

« Mourir ainsi, seule, abandonnée !

« Mais je n’ai plus de larmes pour mon propre malheur.

« Quand je serai morte, d’ailleurs, je ne souffrirai plus, et j’irai auprès de Dieu, Morris, garder votre place dans le ciel. »

 
 

C’était une vaste chambre éclairée par un jour douteux et faux. En y entrant du dehors, on n’eût point pu mesurer tout d’abord sa forme et son étendue.

Mais l’œil se fût habitué bien vite à cette clarté vague, et l’on eût aperçu de grandes murailles noires, crevassées, humides, dont les quatre pans se rejoignaient en voûtes.

Ces murailles étaient complètement nues ; on y voyait seulement les débris mutilés d’un crucifix de pierre qui faisait face à la fente par où venait le jour.

Dans un coin, il y avait un petit lit blanc. Auprès de la meurtrière, une table se dressait sur ses trois pieds.

Devant la table, il y avait une jeune femme, assise sur un billot.

C’était presque une enfant, une de ces figures naïves et douces qui semblent caresser et sont faites pour sourire. Elle était bien pâle, et la souffrance avait creusé cruellement ses grands yeux bleus aux suaves regards.

Mais sur cette joue amaigrie, sous ces paupières caves, et autour de cette bouche d’où le sang s’était retiré, il n’y avait nul signe d’amertume…

C’était une pauvre enfant qui s’éteignait, brisée, et ne murmurait point.

C’était une pauvre fleur qui se mourait, et qui, penchée sur sa tige, gardait de beaux parfums et de douces couleurs.

Elle était grande ; sa taille amaigrie n’avait point perdu toute sa grâce moelleuse ; quelque chose de chaste et de saint était dans son attitude.

Sur son front, autour duquel tombait en boucles épaisses une abondante chevelure brune, il y avait une sorte de douleur sereine, une tristesse calme et tout imprégnée de belles résignations.

Elle avait dû être séduisante autant que peut l’être une jeune fille, et, malgré les ravages de la souffrance, son pâle visage avait encore un charme angélique.

Il y avait bien longtemps que le sourire n’était descendu sur cette bouche blêmie, bien longtemps que ces yeux attristés avaient perdu les vives étincelles que la joie met sous les longs cils des jeunes filles. Mais que ces prunelles avaient dû briller doucement naguère ! et qu’ils devaient être beaux les sourires heureux de cet ange !

C’était un de ces êtres choisis qui appellent le dévouement et la tendresse ; on les aime sœurs, filles, fiancées ; il semblerait que la haine ne pût barrer jamais leur sentier, et que tout dût se taire sur leur passage, hormis la voix de l’amour.

Un être faible, malheureux, charmant, une douce créature devant qui la colère semblait impossible, et dont un seul regard devait désarmer la cruauté même.

Pauvre Jessy !…

Une cruauté implacable et lâche pesait cependant sur elle.

Il s’était trouvé un bourreau pour la jeter vivante en cette froide tombe !

Un homme qui l’avait prise un jour par violence au milieu de ses joies sereines ; un homme par qui elle souffrait tout ce qu’un être humain peut souffrir, et dont le nom trouvait place bien souvent dans sa prière.

Elle ne haïssait point. À son âme sainte et douce l’excès du malheur n’avait point pu apprendre la vengeance…

Devant elle, sur la table, il y avait de longues bandes de linge blanc ; sur ce linge elle écrivait lentement et avec peine, à l’aide d’un petit pinceau formé de ses cheveux.

Le jour tombait.

Elle laissa une ligne inachevée et déposa son pinceau.

Ses bras amaigris se croisèrent sur sa poitrine.

Un instant elle se reposa dans la rêverie ; sa tête penchée ramenait en avant les boucles mobiles de ses longs cheveux. Ses yeux s’ouvraient à demi et se fixaient sur la ligne commencée où était le nom de Morris…

Elle demeura ainsi longtemps immobile.

Puis deux larmes roulèrent le long de sa joue pâle.

C’était à son insu. Elle était si bien habituée aux larmes !

Puis encore, quelque souvenir venant à travers son rêve, sa bouche se détendit en un suave sourire.

Elle était belle en ce moment comme autrefois, belle comme les doux anges du ciel…

Et, parmi son sourire, ses lèvres remuaient ; sa voix, pure comme une caresse d’enfant, murmura le nom de Morris.

 


VI

Landlord.


Le château de Montrath, que les gens du pays appelaient plus volontiers le Château-Neuf, s’élevait à deux cents pas environ des ruines de Diarmid. Ses cheminées étaient à peu près de niveau avec la base des tours du vieux manoir. Ce dernier occupait complètement le plateau étroit qui forme le sommet du Ranach, et, à partir de ses dernières constructions, le terrain, cédant brusquement, ne laissait nulle place à des constructions nouvelles.

Le château de Montrath avait été bâti par l’aïeul du lord actuel, Miles Fulton, baron de Montrath. C’était un édifice tout anglais et dans le style de ces charmants manoirs modernes qui abondent dans presque tous les comtés de la riche Angleterre. Seulement il y avait ici quelque chose de plus gracieux, de moins convenu, un peu d’invention et de fantaisie, une physionomie propre et des lignes qui n’étaient point la reproduction trop exacte de ce plan unique auquel se sont tenus les architectes anglais depuis cent cinquante ans.

La position magnifique avait aidé l’art. Les fenêtres de Montrath voyaient d’un côté, à revers, le vaste et beau paysage aperçu de la ferme des Mamturcks ; de l’autre côté, la baie de Kilkerran et les innombrables îles.

Le parc s’étendait, à l’est et au midi, jusqu’au territoire de Connemara et à la mer ; à l’ouest, les murs de l’enclos montaient la pointe du cap et allaient rejoindre les ruines de Diarmid.

À l’heure où les gens de Molly-Maguire se hâtaient vers le rendez-vous de la galerie du Géant, le maître de ce beau domaine, lord George Montrath, avait réuni dans la bibliothèque une demi-douzaine de personnages, qui, la tête courbée et le sourire aux lèvres, semblaient en être encore aux compliments de bienvenue.

Lord George était un homme de quarante ans, grand, fort, et marqué au plus haut degré de ce cachet britannique qui fait reconnaître les Anglais dans les cinq parties du monde.

Il était mis à la dernière mode de Londres, sous son mackintosh de voyage. Sa cravate blanche, nouée avec une précision merveilleuse, supportait carrément une face large et pleine, dont la peau transparente laissait voir des chairs d’un rouge uniforme.

Les joues, le menton, le nez, le front, les oreilles, tout était rouge, non pas précisément de ce rouge foncé que donne l’ivresse ou l’apoplexie menaçante, mais d’un beau rouge anglais, carminé, luisant, égal et tirant sur la cerise à demi mûre.

Les traits de lord George étaient assez beaux, mais trop petits pour l’ampleur charnue de son visage. Le caractère leur manquait, et ils étaient comme écrasés par deux grosses touffes de favoris blonds qui descendaient seulement un au-dessous de l’oreille, pour s’étaler à droite et à gauche en éventail.

Les cheveux étaient courts et bouclés. Les sourcils blonds à reflets blanchâtres ne jetaient point d’ombre sur des yeux clairs et transparents comme s’ils eussent été de porcelaine.

La taille était, comme le visage, bien proportionnée, mais lourde et molle.

Il y avait d’ailleurs au milieu de cet extérieur épais une dose fort suffisante de distinction fashionable. Nul ne pouvait s’y méprendre ; le nobleman perçait dans toute la personne de Montrath.

Lord George, malgré ses quarante ans, était encore un des lions de la mode londonienne. Ce n’était point, du reste, un de ces lords irlandais flétris du sobriquet de lords de l’Union, nobles d’hier, qui conquirent leurs siéges au parlement en vendant leur pays ; c’était un vrai seigneur, baron depuis Guillaume, et possédant de père en fils une immense fortune territoriale.

Ses revenus allaient à quarante mille livres sterling. Il était propriétaire de tout le pays entre les lacs et la mer, et ses fermes couvraient les versants fertiles des Mamturcks.

Les personnages appelés ce soir auprès de lui étaient ses agents d’affaires.

Le premier en grade, l’intendant de milord, avait nom Robert Crackenwell.

Il était du même âge que Sa Seigneurie et avait vraiment fort bon air. Avec quelques milliers de livres de revenus, cet intendant eût fait à Londres une excellente figure.

Il avait vécu dans la grande ville. Il y avait mangé comme il faut, le petit héritage paternel. En ce temps il fréquentait noble compagnie, et vous l’eussiez pris pour un lord. Il tenait tous les paris, jouait à Brighton et à Bath, courait à Epsom, et possédait sur le turf un nom recommandable.

Ces choses lui avaient valu l’estime de lord George, qui l’avait fait son intendant. Après avoir jeté follement son argent par les fenêtres, Robert Crackenwell, devenu sage, écorchait de pauvres gens qui mouraient de faim.

De la prodigalité à l’usure, il n’y a qu’un tout petit pas, et ces bons vivants qui ont dévoré une fortune savent mieux que personne assassiner pour quelques pence.

Crackenwell avait une tenue convenable, presque élégante ; on voyait qu’il n’avait pu perdre complètement ses habitudes de dandy, et son gilet était à la mode de l’année précédente.

Parmi les autres agents, qui étaient tous Irlandais, trois ou quatre se tenaient timidement à l’écart. On ne voyait que leurs grosses têtes chevelues et les pèlerines frangées de leurs carricks. Deux seulement se montraient hardiment ; c’étaient Dirck Mellyn, le Successeur de Luke Neale sur les bords de la Moyne, et Noll Noose, du Connemara.

Ils portaient tous les deux le carrick fauve des fermiers du Connaught.

Dirck était un petit homme d’aspect vif et inquiet, dont les traits pointus disparaissaient presque sous la grande chevelure celtique. Noll avait un air endormi et niaisement malicieux ; vous l’eussiez pris pour un maquignon normand, ferré à neuf pour la foire prochaine.

George Montrath était assis sur un divan et mettait ses deux pieds sur une bergère ; la fatigue du voyage récent avait dessiné un cercle plus rouge autour de ses yeux transparents.

Crackenwell avait une chaise ; les agents inférieurs se tenaient debout, et c’était à qui ne pénétrerait point trop avant dans le cercle lumineux qui entourait Sa Seigneurie.

— Dépêchons ! dit lord George en étouffant un bâillement. Maître Crackenwell, je vous prie d’apprendre à ces dignes gens les motifs qui m’ont fait les appeler auprès de moi.

— Milord, répliqua l’intendant avec une affectation de respect sous laquelle perçait une parfaite aisance, je serais coupable si j’avais attendu jusqu’à ce moment, après les lettres si pressantes de Votre Seigneurie… J’ai déjà parlé bien des fois et de mon mieux.

Montrath regarda tour à tour les deux fermiers irlandais qui se tenaient en avant de leurs collègues, et ramena son œil vers Crakenwell.

Il y avait une sorte de prière dans cette œillade. Mais l’intendant ne l’exauça point ; il demeura froid et muet.

Les deux middlemen soutinrent vaillamment, chacun à sa manière, le regard du landlord. Dirck Mellyn roula ses petits yeux brillants, et Noll Noose tourna son chapeau à bords étroits dans ses mains, en souriant tout doucement.

Derrière eux il se fit un murmure timide. Les autres middlemen s’agitaient sur le tapis et avaient la fièvre du respect.

— S’il m’était permis de risquer un mot, murmura Noose avec un salut gauche, je dirais à Sa Seigneurie que je ne suis pas fâché de me trouver face à face avec elle… outre l’honneur de lui présenter mon respect… Les temps ne valent rien ; n’est-ce pas, Mellyn ?

— Oh ! s’écria Dirck, depuis que le monde est monde, on ne vit jamais misère pareille.

— Au grand jamais ! appuya le chœur des middlemen.

— C’est bien vrai ! reprit Noll, et je présume que c’est le moment de demander à notre bon lord une petite diminution de redevance.

Dirck Mellyn toussa et regarda tout au fond de son chapeau, pour ne pas voir l’effet de ces paroles hardies.

Les agents subalternes soupirèrent à l’unisson et se firent petits dans l’ombre.

Noll, au contraire, continua de fixer sur le lord ses prunelles ternes et niaises.

L’intendant Crakenwell s’étudiait à réprimer un sourire.

Lord George bâilla.

— Combien êtes-vous de middlemen sur le domaine de Montrath ? demanda-t-il.

— Huit, pour le compte de Votre Seigneurie, répondit Noll, depuis la mort du pauvre Luke Neale. Quant à la partie de vos terres qui est gérée par les banquiers de Londres, je crois bien qu’il y a dessus une demi-douzaine d’agents pour le moins… M. Crackenwell sait mieux cela que nous.

— Et combien vous faudrait-il de diminution ? dit encore lord George.

Dirck Mellyn fit un geste de surprise et cessa de contempler le fond de son petit chapeau.

Le front étroit de Noll Noose eut comme un rayonnement d’espoir.

— Que Dieu bénisse Votre Seigneurie ! murmura-t-il d’un accent dévot ; je ne sais pas ce qu’il faudrait à Olivier Turner, notre confrère qui est riche, riche ! et qui pourrait bien faire un petit sacrifice à son landlord… Il n’est pas ici, le bon garçon !… mais Dirck Mellyn et les autres… et moi surtout, par mon salut ! nous sommes plus pauvres que Job… une centaine de guinées me ferait grand bien pour ma part.

— Je n’en demanderais ni plus ni moins, dit Mellyn avec un sourire inquiet.

Les autres dirent :

— Il ne nous en faudrait pas davantage !

Toutes ces bonnes gens, qui avaient le costume ordinaire des fermiers d’Irlande, faisaient tout doucement leur fortune en pressurant sans pitié l’indigence de leurs voisins. Ils tenaient à bail une partie considérable du domaine de Montrath, qu’ils sous-louaient, subdivisée en microscopiques tenances, à des centaines de malheureux.

En cela consiste le métier de middleman ou d’agent intermédiaire entre le seigneur et son fermier.

La plupart du temps, il existe entre le lord et le tenancier plus d’un intermédiaire. Londres possède plusieurs agences qui prennent à bail des quantités de terres irlandaises et les font gérer par des intendants domiciliés dans quelque grande ville des quatre provinces. Ces intendants ont des sous-agents sur les lieux ; ceux-ci sont, vis-à-vis des intendants, ce que les intendants sont à l’égard des banquiers, ce que les banquiers sont pour les landlords. De sorte que tel misérable champ de pommes de terre, à peine suffisant pour nourrir le fermier qui le cultive, doit servir encore des bénéfices aux sous-agents, des bénéfices à l’intendant, des bénéfices aux banquiers et la rente principale du landlord.

Le tenancier meurt à cette tâche impossible ; les entremetteurs s’engraissent ou sont assassinés : c’est la règle.

Quant au lord, il touche sa rente, et ne va point sonder vraiment cet abîme de misère où se puise l’or qui emplit incessamment ses coffres…

Montrath reçut d’un air impassible la déclaration des middlemen.

— Et vous, maître Crackenwell, dit-il ; n’avez-vous point quelque requête de ce genre à m’adresser aussi ?

— Je vis sur le domaine de Votre Seigneurie, répliqua l’intendant ; cela me suffit, et je ne cherche point à faire fortune.

— Faire fortune ! répétèrent les agents subalternes d’un ton larmoyant. Ah ! seigneur Jésus ! faire fortune dans notre pauvre Connaught, en menant le métier de middleman !…

— J’y ai mangé mes petites économies, ajouta Mellyn en adressant au lord un patelin sourire.

— Il y a longtemps que je n’ai plus d’économies ! soupira Noose qui secoua sa grosse tête.

— Nous sommes pauvres, pauvres, pauvres ! gémirent les autres ; plus pauvres que des mendiants !…

Et tous répétèrent en chœur :

— Ah ! quel métier ! Seigneur Jésus ! quel métier !

Montrath releva sur eux son regard froid et lassé.

— Vous êtes de bons garçons, dit-il, et je veux faire quelque chose pour vous… J’étais venu avec l’intention de vous imposer à chacun une augmentation de trois cents livres.

— Trois cents livres ! s’écrièrent à la fois les middlemen.

— Trois cents livres, répéta paisiblement lord George ; mais puisque les temps sont difficiles, Dieu me garde d’augmenter vos embarras !… L’année prochaine je diminuerai vos fermages ; l’année d’après aussi, l’année suivante encore…

Les middlemen, au lieu de témoigner leur joie de ces promesses inespérées, gardaient tous le silence.

Dirck Mellyn roulait ses petits yeux vifs qui disparaissaient, se remontraient et disparaissaient encore, sous l’ombrage de ses gros sourcils, avec une rapidité prestigieuse. Le bon Noll Noose semblait atterré ; il fixait sur le lord son regard plein de détresse et de défiance. Il écrasait, sans le savoir, sous son bras, le feutre fauve de son chapeau rond, et ressemblait à un homme étourdi par l’imminence imprévue d’un grand péril.

— Vous m’entendez bien, mes garçons, reprit Montrath ; je veux vous venir en aide, comme c’est mon devoir… Point d’augmentation !… une simple somme, une misère ! que des circonstances extrêmes me contraignent à exiger de vous.

— Ah ! Jésus ! Jésus ! balbutièrent les malheureux middlemen qui étaient tout pâles.

— Trois cents livres chacun, poursuivit Montrath, pas un shilling de plus… et soyez, sûrs que vous serez les mieux traités de vos confrères.

— Mais, milord…

— Mais Votre Seigneurie…

— Olivier Turner, qui n’est pas un bon serviteur comme vous, payera six cents livres.

— Oh ! il le peut bien, dit Mellyn.

— Cela est le double ! appuya Noll Noose.

— Les autres, continua Montrath, seront traités comme ils le méritent… Allez vous coucher, mes enfants, et que la somme soit ici avant demain soir.

Les petits yeux de Mellyn avaient un mouvement de rotation extraordinaire ; Noose écrasait son chapeau et regardait ses pieds dans une attitude désespérée.

— Allez, mes enfants, allez ! répéta lord George d’un ton tout paternel.

Les quatre agents que leur modestie avait réduits au rôle de comparses se dirigèrent docilement vers la porte. Dirck et Noll les suivirent à contre-cœur. Arrivé au seuil, Mellyn se retourna et fil quelques pas vers l’intérieur de la chambre.

— Votre Seigneurie, dit-il, Olivier Turner pourrait bien payer sept cents livres, voyez-vous !

— Il payera sept cents livres, répliqua le lord.

Musha ! s’écria Noose énergiquement, mettez-le à huit cents, mon bon lord !

— Je le mets à huit cents.

Les middlemen saluèrent respectueusement et se retirèrent à demi consolés.

En définitive, c’étaient leurs pauvres fermiers qui devaient payer cet impôt extraordinaire, et il fallait bien que les tenanciers de Montrath donnassent la bienvenue à leur aimé seigneur.

Ils n’avaient même pas essayé de discuter, parce qu’ils savaient parfaitement que toute discussion était inutile. À quoi bon parler de la misère des paysans et de l’accroissement de famine que cette exaction nouvelle allait porter dans les misérables cabanes ?

Ils allaient être obligés d’élever les redevances d’autant et de chasser sans pitié les fermiers à l’année qui ne pourraient pas solder cette rente exagérée.

Des familles nues allaient descendre dans les bogs, sans pain et sans asile…

Mais milord avait besoin d’argent.

George Montrath et Robert Crackenwell restèrent seuls.

Le lord quitta le centre du sofa et prit place à l’une de ses extrémités, invitant du geste Crackenwell à s’asseoir.

Crackenwell s’assit sans se faire prier, et plutôt avec l’aisance d’un égal qu’avec la soumission respectueuse d’un inférieur.

Il avait suivi les deux middlemen d’un regard équivoque où se mêlaient l’ironie et la pitié.

La pitié ne s’adressait point aux middlemen.

— Cela pourra durer quelques années encore, dit-il, répondant à sa propre pensée ; mais les fils de Vos Seigneuries, milords, n’auront point d’héritage en Irlande.

— Nos fils aviseront, dit Montrath. Eh bien ! Robert, vous avez toujours eu un grain de philosophie !… laissons cela, je vous prie, ami, et parlons de choses plus sérieuses… Vit-elle encore ?

— Je le crois, répondit Crackenwell.

Un peu de pâleur était venue au front de lord George ; sa physionomie épaisse et matérielle laissa percer un mouvement de joie.

Il prit son mouchoir pour essuyer ses tempes, où il y avait des gouttes de sueur.

Crackenwell, renversé sur le dos de l’ottomane, avait les yeux au plafond, et gardait l’apparence du calme le plus complet.

Lord George l’examinait en dessous. C’était quelque chose de bizarre que cette précaution chez un homme dont les habitudes poussaient le sans-gêne jusqu’à la brutalité.

On eût dit que, pour un motif ou pour un autre, lord George avait peur de Crackenwell.

— Allons, Robin, mon ami, reprit-il, cela me fait plus de plaisir que je ne puis vous dire… Il fallait bien que je me mariasse, après tout, et je ne pouvais pas rester ainsi éternellement dans la gêne… Mais l’idée d’un meurtre !… c’est plus fort que moi… Je me rappellerai toujours la terrible nuit que j’ai passée le soir où vous attaquâtes ce rustre de Mac-Diarmid dans le bois de Richmond…

— Ce fut un méchant coup, dit froidement Crackenwell ; Votre Seigneurie ne m’y reprendrait plus aujourd’hui ; mais j’étais un homme ruiné, et mes créanciers ne me laissaient pas d’asile pour reposer ma tête… Dans ces cas-là, on fait ce qu’on peut.

— Grâce à Dieu, dit Montrath, vous manquâtes le rustre !

— C’est-à-dire que Percy Mortimer, qui n’était alors que capitaine, se trouva là par la grâce du diable… Celui-là est un fâcheux que j’ai heurté plus d’une fois sur mon chemin… Sans lui, milord, vous auriez une sotte affaire de moins sur les bras.

— Et un poids de plus sur la conscience, murmura Montrath.

Crackenwell le regarda en face.

— Les scrupules de Votre Seigneurie, répondit-il, sont un peu tardifs, mais assurément bien respectables… Moi je retirai de cette affaire un coup d’épée qui me traversa le bras… c’est un souvenir qui m’empêchera de l’oublier jamais… et, à parler franc, j’aimerais mieux un remords… mais je préfère encore ma situation à celle de Votre Seigneurie.

— Connaissez-vous donc mes embarras nouveaux ? demanda Montrath avec une sorte de découragement.

— Milord, je les devine à peu près… De toutes les façons d’agir, celle que vous avez choisie était la plus dangereuse… Je m’étais fait l’honneur de vous donner là-dessus mon humble avis… mais Votre Seigneurie a cru tout concilier en prenant un moyen romanesque, usité seulement dans les tragédies de Drury-Lane… Ce moyen laisse en repos votre conscience timorée ; tout doit être pour le mieux.

Le rouge monta au visage de Montrath et ses sourcils se froncèrent, mais il réprima vite ce mouvement de courroux.

— Ami Robin, dit-il doucement, vous êtes toujours railleur… mais il n’est pas donné à tout le monde de pousser si loin que vous la philosophie.

— Tuer lentement, murmura Crackenwell, — ou tuer d’un seul coup, c’est toujours tuer, milord.

Montrath mordit sa grosse lèvre et s’agita sur les coussins.

Crackenwell croisa ses jambes et se mit de plus en plus à l’aise.

— Savez-vous, milord, reprit-il, que mon métier n’est pas des plus agréables ici ?…

— Ne gagnez-vous pas suffisamment ? demanda Montrath.

— On ne gagne jamais suffisamment lorsqu’on a passé la quarantaine et qu’on a la prétention de jouir encore de la vie… Mais il ne s’agit pas de cela ; mes revenus sont honnêtes et je m’en contenterais à la rigueur, si je ne voyais pas toujours au-dessus de ma tête une épée suspendue par un fil… C’est renouvelé de Damoclès, et ce n’en est pas plus gai… Milord, j’aurais fantaisie de revoir Londres, et de laisser à un plus brave l’honneur de vous représenter dans le Connaught.

— Nous causerons de cela, Robin.

— J’aimerais en causer tout de suite.

— C’est que mes affaires sont dans un état !…

— Vous savez bien, interrompit l’intendant, qu’un millier de livres par mois suffit amplement à mon train de vivre.

Montrath essaya de sourire.

— Vous faites un joyeux compagnon, Robin, murmura-t-il ; voyons, parlons sérieusement, et donnez-moi un bon conseil.

Crackenwell ne perdait point son air d’indifférence et parlait comme un homme admirablement sûr de son fait.

— Mes conseils sont fort au service de Votre Seigneurie, répliqua-t-il, je suis prêt à les lui donner, quitte à reprendre dans un instant l’entretien au point où nous le laisserons… De quoi s’agit-il ?

— Je suis ruiné, Robin, dit Montrath d’une voix chagrine et fatiguée ; Mary Wood me coûte plus cher à entretenir que trois danseuses françaises, et ses exigences augmentent tous les jours.

— Je vous l’avais prédit, Milord.

— Assurément, Robin ; mais c’est un conseil que je vous demande.

L’intendant réfléchit durant quelques instants ; un sourire était autour de ses lèvres.

— C’est une femme de tête que cette Mary Wood, reprit-il avec admiration, elle a profité de l’occasion mieux que moi… Hier, pauvre servante, elle est aujourd’hui riche comme une pairesse… Ah ! ah ! milord ! ce dévouement-là devait vous coûter cher…

Montrath fixait ses yeux dans le vide et joignait ses mains sur ses genoux avec découragement. Le rouge de son visage était moins vif et arrivait à une sorte de pâleur.

— Oui, oui, murmura-t-il, cela me coûte bien cher… de l’or, toujours de l’or !… elle est insatiable ! Et si ce n’était que de l’or !… mais des craintes incessantes !… Je ne vis plus Robin ! cette créature s’attache à mes pas comme une vivante menace… Je la vois partout : au théâtre, au parc, à l’église !… On se demande à Londres d’où elle sort et quelle fortune peut suffire à son luxe insensé… Elle a pris un appartement magnifique dans Portland-Place, vis-à-vis de ma propre maison… Elle a des chevaux hors de prix, des diamants, des toilettes écrasantes, et chaque fois que je sors, je vois sa figure stupéfiée par l’ivresse se balancer sur les coussins de son splendide équipage…

— Elle s’enivre toujours ?… dit Crackenwell à voix basse ; ce serait un moyen…

Montrath le regarda en face et l’interrogea d’un œil avide.

Crackenwell jouait avec les franges de l’ottomane, et ne jugeait point à propos de poursuivre.

— Et puis, reprit le lord, au moindre retard, des menaces impitoyables !… Ce qu’elle demande, il le lui faut à l’instant même, et quelle que soit la somme, sinon elle entre en fureur et veut tout révéler à lady Montrath !…

— C’est le défaut de la cuirasse, murmura Crackenwell ; le gin ne lui ôte pas tout son bon sens, à ce qu’il paraît. Moi je n’y mettrais pas tant de raffinement, et j’irais tout bonnement au coroner, en cas de discussion avec Votre Seigneurie.

— Vous, Robin ! s’écria Montrath atterré.

— Le cas échéant, répliqua Crackenwell ; veuillez bien me comprendre, ceci est une pure et simple hypothèse ; je suis bien assuré que Votre Seigneurie ne me mettra jamais en position de l’accuser d’assassinat ou seulement de bigamie.

Montrath se leva et se pressa le front à deux mains.

— Quant à cette Mary Wood, reprit paisiblement Crackenwell, ses prétentions me semblent exorbitantes ; si elle prend tout, il ne restera rien pour moi ; je m’y oppose… Elle est à Londres ?

— Le sais-je ? répondit Montrath avec la fatigue du désespoir ; elle me suit partout comme le remords de ma faute… Je l’ai vue en France, où j’avais conduit lady Montrath… je l’ai retrouvée en Italie… Elle découvre ma trace avec une infernale adresse… Qui sait si elle ne sera pas demain à Galway ?…

— C’est le noir chagrin d’Horace ! murmura Crackenwell qui avait lu ses auteurs. Si elle vient, je ne serai pas fâchée de la voir… En somme, elle et moi nous sommes deux puissances alliées.

— Vous vous mettriez donc avec elle contre moi ? dit Montrath piteusement.

— Pure et simple hypothèse, milord… Tout ce qu’on pourrait dire, c’est que la chose n’est pas absolument impossible.

Montrath tourna le dos et se prit à parcourir la chambre à grands pas.

Crackenwell gardait son attitude impassible.

Il suivait lord George d’un regard indifférent et occupait son loisir à effiler les franges de l’ottomane.

Montrath étouffait. Il ouvrit brusquement la fenêtre pour donner à sa poitrine oppressée l’air frais de la nuit.

Le feu du cap Ranach brûlait à deux cents pas de lui, au sommet de la montagne, et mettait ses lueurs sombres sur les grandes tours de Diarmid.

Cette vue fit diversion à l’abattement du lord.

— Qu’est-ce là ? demanda-t-il en se rejetant vivement à l’intérieur de la chambre.

Crackenwell se leva et vint s’accouder à l’appui de la croisée.

Il regarda le feu durant quelques secondes sans mot dire.

— Cela, répliqua-t-il enfin, c’est un signal qui m’appelle à Londres et m’avertit que les affaires de Votre Seigneurie sont dangereuses à manier par le temps qui court…

— Je ne vous comprends pas, Robin, dit Montrath.

— Les balles vont vite, murmura l’intendant, et quand ces diables de Molly-Maguires s’assemblent, on n’est jamais sûr de coucher dans son lit le lendemain.

— Ce serait un signal des ribbonmen ? … balbutia Montrath.

Crackenwell fit un signe de tête affirmatif.

— Si près du château !…

— Voilà déjà trois ou quatre fois que je vois ce feu, répondit Crackenwell. Je pense bien qu’ils sont quelque part dans les grottes de la falaise… Milord, veuillez vous retirer ; je crois prudent de fermer la fenêtre… les coquins visent juste, et que deviendrait mon aisance future s’ils allaient choisir pour cible Votre Seigneurie ?

Crackenwell referma la croisée et alla reprendre sa place sur l’ottomane.

L’agitation de Montrath était revenue plus forte, et il se promenait à pas précipités, en laissant échapper de confuses paroles.

— Encore un danger ! murmurait-il. Des menaces partout… partout… partout !

Il vint se mettre devant Crackenwell et croisa ses bras sur sa poitrine.

— Les Mac-Diarmid ne savent rien ? dit-il.

L’intendant haussa les épaules.

— Je n’ai jamais songé à m’informer de cela, répondit-il ; c’est une affaire entre eux et vous, milord.

— C’est que je me souviens de ces huit frères qui se dressèrent un matin, menaçants, devant mon réveil. Il y a autour de moi un cercle fatal, Robin… je n’en sortirai pas.

— C’est mon avis, milord, répondit l’intendant froidement.

Montrath le regarda avec colère.

— Dieu me damne ! s’écria-t-il tandis que le sang montait violemment à son visage, je suis riche et je suis puissant… Prenez garde, maître Crackenwenll !… j’écraserai quelque jour cette poignée de misérables qui m’entoure et qui me fait peur.

— Essayez ! murmura l’intendant sans s’émouvoir.

Montrath, en un mouvement de rage aveugle, fit un pas en avant et leva son poing terme.

Crackenwell ne bougea pas.

Montrath, au lieu de frapper, laissa retomber ses bras le long de ses flancs ; son front se courba sous la conscience de sa détresse.

— Robin, dit-il d’un ton suppliant, nous avons été amis autrefois… ayez pitié d’un vieux compagnon… Cette femme, à qui j’ai fait tant de mal serait moins impitoyable que vous… elle me pardonnerait ! Vous savez où elle est ; dites-moi sa retraite.

Crackenwell cessa de jouer avec les franges de l’ottomane, et regarda le lord d’un air étonné.

— Ne savez-vous point où Mary Wood l’a conduite ? demanda-t-il.

— Je sais, répondit le lord d’une voix basse et tremblante, qu’elle est enfermée vive dans une sorte de tombeau… Voilà tout.

Crackenwell eut un long et franc éclat de rire.

— Cette Mary est une femme de tête s’écria-t-il. Eh bien ! milord, je n’en sais pas plus long que vous… Elle est en France peut-être… peut-être en Écosse… ou bien encore, qui sait ? Mary est bien capable de l’avoir cachée dans Londres !…


VII

Le réveil.


Morris Mac-Diarmid avait jeté la mante rouge de Molly pour reprendre le carrick du fermier irlandais.

Il cheminait seul, tournant autour de la baie de Kilkerran et laissant à sa droite les hameaux sauvages du Connemara.

Les premières lueurs du crépuscule paraissaient à peine.

Morris allait d’un pas rapide, gravissant les montagnes qui bordent toute cette partie des rivages du Connaught.

Il avait serré son carrick autour de sa taille, et son chapeau, qu’il tenait à la main, laissait au vent les boucles gracieuses de ses longs cheveux noirs.

C’était un fier jeune homme. Tout en lui était force, intelligence et beauté.

Bien des pensés accompagnaient ce matin sa course solitaire. Ses yeux distraits ne voyaient point l’agreste magnificence du paysage.

L’esprit du jeune maître était ailleurs. Il songeait à sa tâche ardue ; il songeait à l’Irlande que la liberté ferait si opulente et si belle ! L’avenir passait devant ses yeux, l’avenir et aussi le passé.

Une jeunesse riante et insoucieuse, un bel amour tout plein de pures joies, une douce vierge au visage d’ange…

Il voyait Jessy O’Brien, la pauvre Jessy, sa fiancée.

Hélas ! et son sourire se glaçait. Son genou touchait pieusement la terre humide, et de sa bouche tombaient les paroles latines de la prière pour les trépassés…

Dans le pays des Saxons, une pauvre tombe avec une croix de pierre, voilà tout ce qui restait de l’ange aimé, de la douce jeune fille pour qui la vie avait eu tant de promesses heureuses !

Morris avait le cœur serré. Quoi qu’il pût faire, la pensée de la morte se dressait au fond de sa conscience. Il restait sept jeunes hommes forts sous le toit de Mac-Diarmid. S’ils étaient partis tous ensemble pour Londres, peut-être lord George n’eût-il point osé…

Mais l’Irlande ! l’Irlande ! Morris était à un poste désigné, croyait-il, par le doigt même de Dieu. Quitter ce poste, c’eût été faiblir, c’eût été presque trahir !

Oh ! comme son âme dépouillait en ce moment son manteau de froideur sévère ! comme tout son sang bouillait à la pensée de l’assassin ! Il n’avait plus à mettre sa prudence calculée au-devant de la fougue d’autrui ; il était seul avec lui-même ; son cœur n’avait plus à compter ses battements…

Lord George, le lâche et le cruel ! La main de Morris se crispait autour de son dur shillelah.

Ce bois vaut mieux que du fer ; il brise les épées, et malheur à lord George s’il se fût trouvé là, dans le chemin !…

D’autres idées venaient. Morris savait que Jessy était morte, mais il ignorait tout le reste, sa longue souffrance, ses derniers vœux, et ce qu’elle avait dit en expirant.

Il voulait savoir.

Parmi les gens de lord George, il y avait un Irlandais du Connaught dont l’enfance libre s’était passée sur les Mamturcks, non loin de la demeure de Mac-Diarmid.

Cet homme avait suivi son maître. Sans doute il était au château de Montrath. Morris se promettait de le voir, d’interroger, d’apprendre, afin de pouvoir converser aux heures de solitude avec ces souvenirs si douloureux, mais si chers…

Le jour était tout à fait clair lorsque, laissant derrière lui Ynveran, puis Turbach, il arriva en vue de Galway.

La vieille cité s’étendait silencieuse et comme endormie au fond de sa large baie. Lorsque Morris y entra, tout sommeillait encore, et nul pas ne sonnait sur le pavé des rues désertes.

Morris franchit le Claddagh dont les noires masures restaient closes. Il passa sous les murailles carrées du Lynch’s-Castle, masse imposante et magnifique dont la façade est armoriée comme un vieux livre de blason.

Donnor-street, le bruyant, le joyeux Donnor-street, dormait comme tout le reste de la ville. L’hôtel du Roi Malcolm était aussi noir et aussi muet que ce palais démantelé qui lui faisait face, et d’où le Brûleur avait lancé au major anglais la terrible promesse de minuit.

À l’autre bout de la rue, le Grand Libérateur n’était pas plus matinal que le Roi Malcolm. C’était une fameuse journée qui allait commencer, une journée de labeurs et de luttes pour Saunder Flipp et pour O’Neil, une journée redoutable pour les filles de taverne et bien heureuse pour les amis de l’usquebaugh.

En vérité, l’orgie en plein air de la veille n’était rien auprès de ce qui allait se hurler et se boire !

Chaque pavé de la rue allait devenir un siège, et la chaîne des hôtes d’O’Neil allait rejoindre dans le ruisseau le cordon des convives de Saunie.

Et, Jésus ! que de coups de poing ! que de coups de langue ! que de coups de whiskey ! et que de coups de shillelah !

Il fallait prendre du repos avant la bataille. James Sullivan, le saint devant le Seigneur, et William Derry, le cher bijou ! avaient seuls le droit de ne point dormir cette nuit dans la ville.

Ils préparaient laborieusement tous les deux les speeches électoraux qu’ils devaient prononcer avant prononcer avant le poll, et prenaient une dernière leçon de boxe, afin de pouvoir se comporter comme il faut sur les hustings.

Hourra pour James Sullivan !

William Derry pour toujours !…

Morris Mac-Diarmid traversait d’un pas pressé les rues désertes. Il franchit le vieux pont, bâti un peu au-dessous de Donnor-street et se trouva dans un quartier obscur où les maisons penchées semblaient menacer ruine de toutes parts.

Les rues étroites étaient barrées à une douzaine de pieds de hauteur par des madriers à peine équarris et destinés à empêcher les maisons de s’embrasser à travers la voie. À part quelque différence d’architecture on se serait cru dans ce noir réseau de ruelles qui se mêlent à Londres entre Thames-street, le temple et la prison du Fleet.

Là aussi les maisons se rejoignent par des poutres inclinées en tous sens, de telle sorte que, entre le regard et l’étroite bande de ciel gris que laissent voir les toitures rapprochées, il y a comme une charpente vermoulue.

Des grappes de haillons de toutes les couleurs pendaient aux poutres qui servaient de séchoir aux pauvres familles du voisinage.

Aux premiers haillons, d’autres haillons s’attachaient ; à ceux-ci, d’autres encore : c’était comme une longue tenture de pantalons troués, de jupons en lambeaux et de bribes à mille franges dont l’usage ne se pouvait point deviner.

Tout cela descendait, humide, et se balançait lentement au vent froid du matin, qui se chargeait d’un fade parfum de misère,

Pour passer, il fallait écarter de la main ces loques lourdes et roidies qui retombaient à hauteur d’homme.

Au-dessous, le ruisseau noir s’emplissait d’un liquide sans nom, épais, visqueux, immobile.

Des deux côtés du ruisseau il y avait une manière de chaussée étroite qui n’était que fangeuse.

La prison de Galway, vieille masure bâti moitié en bois, moitié en maçonnerie, s’élève au bout de cette rue et enfonce ses logis confus au milieu d’un pâté de maisons qui les cache.

Deux piliers de pierre soutiennent le portail, dont les vastes battants doublés de fer s’ouvrent en grinçant au-dessous de l’écusson du Royaume-Uni.

Rien n’annonce au dehors un édifice considérable, et l’on s’étonne que Galway, qui possède tant de ruines abandonnées, n’ait point su trouver à ses captifs un asile plus large.

Mais, au delà du portail, l’étonnement cesse. Ce sont de vastes granges, ajoutées les unes aux autres, de grands préaux, des caves spacieuses.

Il y aurait où mettre là tous les Molly-Maguires des quatre provinces, avec bon nombre de repealers entêtés.

Les magistrats protestants ne se font point faute, nous devons le dire, d’y enfermer le plus qu’ils peuvent, des uns et des autres. La prison a toujours un personnel nombreux, et ces vieilles salles de bois ne se gâtent point faute d’habitants.

Morris souleva le lourd marteau du portail, et frappa doucement.

La voix grosse et rauque d’un dogue répondit à cet appel par des aboiements furieux ; mais à l’intérieur personne ne bougea.

Morris hésita un instant. Il souleva de nouveau le marteau, puis il te reposa sans bruit sur son plastron de fer, comme s’il n’eût point osé frapper une seconde fois.

— Allan se fâcherait ! murmura-t-il ; il a le réveil rude, et peut-être ne me laisserait-il point pénétrer auprès de Mac-Diarmid…

Aux deux côtés du portail gisaient deux roches brunes et plates, qui servaient à la fois de bornes et de bancs. Morris s’assit sur l’un de ces siéges et attendit.

Il y avait trois jours qu’il ne s’était couché entre les draps de son lit, mais ses yeux n’avaient point sommeil. Trop de pensées s’agitaient et se choquaient dans son cerveau.

Il s’appuya contre les piliers de pierre et donna son esprit à la méditation.

Sa tête se penchait sur sa poitrine. L’abondante richesse de ses longs cheveux voilait presque son front. Son shillelah, arme redoutable dans la main d’un Irlandais, reposait en travers sur ses genoux.

Il était six heures du matin. Quelques bruits arrivaient déjà des rues lointaines, et, dans diverses directions, les semelles de bois commençaient à sonner contre le dur pavé.

La vieille cité s’éveillait. Le murmure grandissait sans cesse. Quelques fenêtres s’ouvraient ; quelques portes du rez-de-chaussée s’entre-bâillaient et montraient le vêtement de nuit des ménagères.

Puis la rue elle-même s’anima ; quelques passants cherchèrent leur route le long de l’étroite chaussée ; des êtres demi-nus sortirent des maisons voisines et vinrent reconnaître au séchoir commun, qui son pantalon, qui sa robe de toile, qui le paletot gris des bons jours.

On se parait pour la fête ; on s’habillait en pleine rue comme aux jours de l’âge d’or. Chaque lambeau trouvait son maître, et c’était chose étrange assurément que de voir ce chemin fangeux changé en boudoir pour la toilette de la misère.

Mais qui donc songeait à la misère ce jour-là ? Vierge sainte ! Hourra pour William Derry ! Hourra pour le potteen ! pour l’usquebaugh ! pour les gâteaux d’avoine ! pour les pommes de terre chaudes et pour le Reppeal !

Hourra ! hourra ! L’Irlande pour toujours !

Pauvre peuple d’enfants ! Ces gens avaient douze heures de joie devant eux. Douze heures ! n’est-ce pas un siècle ?

Morris, perdu dans sa méditation, ne voyait rien de tout cela. S’il l’avait vu, son cœur noble aurait saigné.

Mais il n’avait pas besoin de ce triste spectacle, et son âme avait tout ce qu’elle pouvait supporter de douleur.

Son visage demi-voilé sous ses cheveux disait l’amertume de sa rêverie.

Quand un pauvre homme passait auprès de lui, le chapeau troué du pauvre homme se soulevait respectueusement.

— C’est le bon Morris, pensait-il, le roi des vaillants gars du Galway… Il vient visiter son vieux père… Que Dieu le bénisse !

— Que Dieu le bénisse ! répétaient ceux qui venaient ensuite, lui et Mill’s Mac-Diarmid, le saint vieillard !

Et les chapeaux troués retombaient sur les grandes chevelures ébouriffées.

Et trois pas plus loin on ne songeait plus guère à Morris ni à Mill’s Mac-Diarmid, le saint vieillard !

On allait boire ; on flairait de loin la bonne odeur du cher whisky. Les narines s’enflaient ; les langues caressaient gaillardement les lèvres altérées.

Oh ! c’était un bon jour ! un grand jour ! Il y avait du potteen pour toutes les soifs, et, pour tous les appétits, des aliments solides. Toutes ces dents, si longues qu’elles fussent, et si infatigables ces mâchoires, il y avait de quoi les contenter jusqu’au coucher du soleil !

Protestants et catholiques, repealers et orangistes allaient s’abattre sur le festin d’une ardeur égale. Sullivan et Derry payaient l’écot. Mangez et buvez, fils des seigneurs ! buvez et mangez encore ! Cette bombance est le plus clair de vos institutions politiques !

Ô peuple de héros ! Celtes vaillants ! guerriers qui dansiez avant la bataille et dont la harpe du barde a redit les exploits durant tant de siècles ! Ô demi-dieux ! voici dans la boue des pommes de terre et de l’alcool, vautrez-vous !…

Mais qu’ils tremblent, ceux dont la main vous plongea peu à peu jusqu’en ce profond abîme d’ignominie ! C’est en sursaut que les peuples s’éveillent ; et quand a sonné l’heure fatale, les faibles d’hier se jouent avec la massue des géants !…

Il y avait autour du séchoir des disputes graves, et plus d’une poignée de cheveux tomba dans le ruisseau durant la toilette commune. C’était une manière de pillage : chacun s’élançait et arrachait ce qui était à sa convenance.

— Dorothée, sorcière maudite ! voilà trois jupes que vous mettez l’une sur l’autre…

— Bob, pourquoi ne vous contentez-vous pas d’un pantalon ?…

Bob était d’autant plus coupable qu’il n’avait qu’une jambe. Quant à Dorothée, énorme mendiante, sèche et noire, qui passait la nuit du vendredi au sabbat chaque semaine, elle noua les cordons d’un quatrième jupon par-dessus les trois autres et regarda la cohue déguenillée d’un air fier.

Chacun se détourna d’elle en murmurant quelque bribe de Pater.

Dorothée s’appuya sur son long bâton et remonta la rue ; d’autres l’imitèrent. Peu à peu les clameurs s’étouffèrent. La toilette était terminée. Il ne restait plus de haillons aux poutres transversales.

La rue se fit déserte. Seulement, de temps à autre, un spectre nu sortait de quelque porte basse et accourait vers le séchoir. Il cherchait ses haillons confiés la veille aux poutres dépouillées. Il s’était levé trop tard.

Plus rien ! Le fantôme tournait autour du séchoir comme un loup affamé autour de la bergerie close, puis il s’enfuyait en hurlant un blasphème.

Pendant cela, les heureux couraient vers le Claddagh, vers Donnor-street et ces autres quartiers favorisés où s’ouvraient des buvettes politiques.

Peu importait vraiment la couleur, en ce moment d’accord et de bienveillance. Les public-houses catholiques déversaient le trop-plein de leurs hôtes sur les cabarets protestants.

Et l’on buvait en frères, jusqu’à ce qu’une parole malencontreuse vînt mettre au vent les shillelahs.

Alors c’était une autre fête.

Oh ! les crânes fêlés ! les poitrines sanglantes ! les mâchoires broyées ! Jésus, Jésus ! hourra ! hourra ! le joyeux jour !…

Le silence était autour de la prison.

Au bout de quelques minutes, on entendit un bruit de pas à l’intérieur, et Morris, sortant enfin de sa rêverie, souleva de nouveau le lourd marteau de la porte.

— Ouvrez, Nicholas, paresseux ! dit une grosse voix derrière la porte ; un jour comme celui-ci la porte d’une prison devrait s’ouvrir d’elle-même.

— Oui, maître Allan, répliqua une autre voix douce et conciliante ; vous avez raison, maître Allan… et Dieu sait, maître Allan, que nous aurons du nouveau avant ce soir.

Les lourdes barres de bois glissèrent dans leurs rainures ; l’énorme clef grinça bruyamment ; la porte s’ouvrit.

Derrière la porte se tenait un homme de quarante ans à peu près, osseux, jaune, barbu, chevelu, avec des yeux terribles et des sourcils farouches, un vrai geôlier ; un geôlier comme il en faut dans les drames, et comme devraient être tous les geôliers, si ces fonctionnaires étaient choisis avec le soin convenable.

Auprès de lui se tenait un personnage tout rond, court, gras, rebondi, souriant, luisant, chauve, qui semblait placé là tout exprès pour faire ressortir le terrible physique de maître Allan Grewil, le geôlier en chef de la prison de Galway.

L’homme rond et luisant était un simple porte-clefs. Il avait nom Nicholas Adams ; il était bon, simple de cœur, sobre, chaste, et digne en tout de l’emploi éminent que l’estime commune lui avait confié.

De mémoire de guichetier, maître Nicholas n’avait jamais contredit maître Allan. Grâce à cela ils vivaient en bonne intelligence, et maître Allan, qui était un excellent homme, malgré son air de Barbe-Bleue, lui rendait la vie douce et le laissait engraisser à son aise.

— Dieu me pardonne ! dit le geôlier en chef en apercevant le nouveau venu, c’est encore pour Mac-Diarmid ! Bonjour, Morris, mon garçon… Savez-vous qu’à vous seul vous usez les clefs de la ville plus que tout le reste de nos connaissances ?

— Maître Allan a raison, dit Nicholas. Bonjour, Morris !… maître Allan a raison.

Maître Allan repoussa d’un coup de pied jusqu’au fond de sa niche un énorme dogue qui hurlait.

— La paix ! Neptunus, fils de loup ! s’écria-t-il.

— La paix ! Neptunus, mon ami ! répéta le bon porte-clefs.

— Puis-je voir mon père ? demanda Morris.

— Du diable ! Mac-Diarmid, répliqua maître Allan ; il y a loin d’ici aux Mamturcks : à quelle heure vous levez-vous donc, mon fils ?

— Oui, murmura Nicholas en souriant, à quelle heure ?

Le geôlier en chef et le porte-clefs avaient tous les deux de larges cocardes orange à leurs bonnets ; le gros homme portait en outre un nœud de la même couleur dont les larges bouffettes s’épanouissaient en croix sur sa poitrine dodue.

— Le jeune homme vient de loin, dit-il en regardant son chef d’un air timide. Je crois que je puis le conduire vers son père.

— Et qui vous fait croire cela, Nicholas ? demanda le geôlier qui fronça son terrible sourcil.

Les belles couleurs du gros homme tombèrent. Il baissa son front chauve et se mit à jouer avec ses clefs comme un enfant pris en faute.

— Oh ! maître Allan… murmura-t-il.

— Eh bien ! Nicholas, reprit celui-ci en haussant les épaules, qui vous dit que vous ayez eu tort de le croire ?

Les fraîches couleurs reparurent aussitôt avec un doux sourire sur la joue brillante du digne porte-clefs.

— Je savais bien, murmura-t-il. Vous avez raison, maître Allan… Neptunus, la paix ! je vous prie… Venez, Mac-Diarmid, mon garçon, je vais vous ouvrir la porte.

Nicholas Adam fit jouer ses grosses et courtes jambes. Morris le suivit en saluant le geôlier. Celui-ci redressa sa taille maigre, et répondit au salut du jeune homme par un regard réellement redoutable.

Puis il alluma sa pipe et se prit à fumer d’un air effrayant.

Le bon Nicholas roulait le long des murailles de bois des salles communes. Tout cela était plein de pauvres diables vêtus de lambeaux inouïs. Le digne porte-clefs avait pour tous des sourires ; on eût dit un bon et gros apôtre chargé spécialement de réjouir ces affligés.

En passant, il distribuait des paroles placides, des bonjours et des poignées de main. Il ouvrait même parfois pour les privilégiés sa vaste tabatière pleine jusqu’au bord de ce puissant tabac irlandais, si cher aux cockneys de Londres.

Le vieux Mill’s Mac-Diarmid avait été confondu bien longtemps avec les malfaiteurs des salles communes ; mais on avait vendu une vache ce printemps à la ferme du Mamturck, et une petite rétribution, payée toutes les semaines au farouche geôlier Allan, procurait au vieillard une cellule particulière.

C’était une chambre étroite et assez longue, donnant sur un préau rond où croissaient quelques arbres rabougris.

Mill’s avait ainsi un peu de verdure pour réjouir son regard, et l’air qu’il respirait était pur.

Les murailles de sa cellule, nues et formées de poutres mal équarries, avaient pour ornement une image enluminée de saint Patrick et un petit portrait d’O’Connell.

Allan, le geôlier, était par position un tory de première force, mais il se vantait volontiers d’être cousin d’O’Connell au cinquante-troisième degré. La voix du sang se faisait entendre en lui et l’empêchait de proscrire l’image du grand Libérateur.

Au moment où la grosse clef de maître Nicholas ouvrit la porte de la cellule, le vieillard, à genoux devant saint Patrick, faisait sa prière du matin.

Morris entra et Nicholas se retira en disant :

— Dieu vous bénisse !

Le vieillard n’interrompit point sa prière. Il était à genoux, le dos tourné à la porte ; on ne voyait que son dos, dont l’âge commençait à courber la forte cambrure. Ses longs cheveux blancs tombaient à flots d’argent sur ses épaules.

Il y avait pour tout meuble dans la cellule une couchette grossière et un escabeau de bois. Mais en quelque lieu que se trouvât le vieux Mill’s, une sorte de grandeur digne était autour de lui. C’était le patriarche saint, le père respecté, l’homme juste dont la longue carrière s’achevait honnête et sans tache.

Morris demeurait debout auprès de la porte refermée et gardait le silence, afin de ne point troubler l’oraison de son père.

Le vieillard se frappa la poitrine par trois fois, demandant à Dieu le pardon de ses fautes ; puis il se signa et baisa la croix d’étain de son chapelet.

Puis encore il se leva et vint vers Morris la main étendue.

C’était un noble et vénérable visage. Il y avait sur ce grand front dépouillé de cheveux à son sommet, la franche loyauté des bons cœurs et le calme serein de l’âme chrétienne. Il y avait une fierté douce, une résignation facile et comme un reflet de cette gaieté vaillante, si belle chez l’homme qui souffre.

Mill’s n’avait rien perdu quant au luxe, rien perdu quant au confortable de la vie, car le luxe et le confortable étaient inconnus à la ferme du Mamturck. Le lit dur de sa prison ressemblait à la dure couche de la ferme. Mill’s n’était point comme ces heureux du monde qui, précipités tout à coup, tombent des hauteurs de la richesse sur la terre froide d’un cachot.

Il n’avait fait que changer de demeure ; il avait quitté quatre murailles nues pour une retraite semblable, et le vide austère de sa cellule ne lui donnait rien à regretter.

Mais il avait vécu soixante ans sur la grande montagne ; il fallait à ses poumons l’air libre et pur, à sa vue l’horizon vaste, à son cœur les aspects connus du lieu paternel.

Il avait perdu autant que le riche.

Tout lui manquait : le cher toit où était mort son père, les bestiaux aimés, la famille assemblée autour de la table pour le repas du soir, les vieux amis rencontrés sur le chemin, les longues causeries à la louange d’O’Connell, la fatigue des champs, la messe à l’église rustique de Knockderry, le sermon du pauvre curé catholique et, le soir des dimanches, la lutte brave entre les forts garçons de la montagne.

Le pauvre perd autant que le puissant. La liberté, ce bien cher qui remplaçait pour lui tous les autres biens, lui manque. Et il souffre, comme le riche privé de son luxe, de son faste et de ses jouissances enviées.

Mais il y avait une chose plus pénible pour Mill’s Mac-Diarmid que la perte même de sa liberté.

On l’accusait de meurtre et d’incendie, lui qui, depuis vingt ans, était entre les lacs et la mer l’apôtre de la paix ! On l’accusait de faire partie des associations secrètes, lui dont la longue vie s’était passée au grand jour, lui qui vénérait Daniel O’Connell comme un oracle, lui qui mettait sa force et sa vieille influence à combattre les associations !

On lui avait jeté au visage ce nom de ribbonman, qu’il regardait comme le plus cruel des outrages ; on avait vu en lui l’un des suppôts de Molly-Maguire, cet être fantastique et destructeur qui était à ses yeux le fléau de l’Irlande, et qu’il eût voulu tuer de sa propre main.

C’était là sa peine, son supplice.

Mais, comme toute âme pure, il gardait confiance en la justice des hommes et attendait avec impatience l’heure du jugement où son innocence éclaterait, reconnue.

La prière avait mis à son front une auréole sereine.

— Bonjour, mon fils Morris, dit-il, soyez le bienvenu… Dieu vous bénira, mes enfants, car vous n’oubliez point votre père.

Morris saisit la main que le vieillard lui tendait et la pressa contre son cœur. Sur ses beaux traits, si calmes d’ordinaire, il y avait une vive émotion. Ses yeux, où se reflétait son cœur, disaient sa pitié tendre et son respectueux amour.

— Mac Diarmid, répondit-il, vos fils ne vous aimeront jamais assez, vous qui fûtes leur guide et qui serez leur orgueil, jusqu’au jour où le nom de nos pères s’éteindra dans l’oubli.

Mill’s sourit avec tristesse. Il attira Morris sur son sein et le serra entre ses bras.

— Je suis un pauvre vieillard, murmura-t-il, et Dieu ne m’a point donné la force qu’il faut pour servir son pays.

Sans quitter la main de Morris, il se dirigea vers l’intérieur de la cellule. Il s’assit sur le pied de sa couche ; Morris prit place sur l’escabelle.

— Je suis bien ici, reprit Mill’s. Mes nuits sont plus tranquilles dans ce lit que vous m’avez donné, mes enfants… Le matin, ma vue se repose sur ces pauvres arbres, prisonniers comme moi… Il leur manque le bon air des campagnes, la pluie et le soleil ; mais ils vivent.

— Vous, au moins, père, dit Morris, vous n’êtes pas cloué comme eux à ce sol de captivité… Bientôt vous serez libre.

— Dieu est juste, mon fils Morris, répliqua le vieillard gravement ; j’espère en lui.

Il se fit un court silence après lequel Mill’s Mac-Diarmid poursuivit :

— Et la ferme, enfant ?… Parlez-moi de tous ceux que j’aime… Excepté le pauvre Natty, que je n’ai pas vu depuis bien longtemps, je vous reçois chacun à votre tour, mais je ne vous vois plus ensemble comme autrefois, tous réunis, tous amis autour du repas de famille… Ah ! c’était un bon temps, mon fils !

Le vieillard hocha lentement sa tête blanche.

Il croyait Natty malade à la ferme du Mamturck. On lui avait caché sa mort pour ne point augmenter les sombres ennuis de sa prison.

De même on lui avait caché les tristes nouvelles venues de Londres. Il croyait Jessy O’Brien, sa fille chérie, heureuse et habituée à son sort nouveau.

Il était bien vieux, et ces deux deuils eussent pesé d’un poids trop lourd sur son grand âge.

— Tout va bien à la ferme, répondit Morris qui se contraignit à sourire. Natty va entrer en convalescence… Notre cher Jermyn devient un homme fort, et les dernières nouvelles de Jessy sont bonnes.

Le vieillard joignit ses mains ridées et leva ses yeux au ciel.

— Dieu est bon ! murmura-t-il. Il y a encore du bonheur sous le toit de Mac-Diarmid !… Qu’importe qu’un pauvre vieillard souffre loin de la maison de son père ?… Ce sont quelques jours mauvais à passer, puis nous serons tous réunis encore, heureux d’être ensemble et de nous aimer… Il ne manquera personne autour de la grande table ; Natty sera debout, et ma Jessy chère reprendra sa place auprès de moi…

Morris écoutait, pâle et immobile. Il avait la main sur son cœur. Deux larmes, qui voulaient s’échapper, brûlaient, contenues, sous sa paupière…


VIII

Le patriarche.


Le vieillard voyait ainsi le bonheur dans l’avenir.

Il avait espoir et foi.

Après l’épreuve, il apercevait des jours meilleurs : l’union, la paix, les belles joies de la famille.

Morris, lui, comptait les vides laissés dans les rangs aimés ; il songeait à Natty, son frère, à Jessy, sa fiancée ; il songeait au péril de mort qui entourait sans cesse les fils de Diarmid, et ces paroles d’espoir qui tombaient de la bouche de son père lui attristaient le cœur.

Encore quelques jours passés dans la prison, qui pouvait savoir combien d’êtres chers Mill’s Mac-Diannid, délivré, retrouverait autour de la table de famille ?

Morris baissait la tête et ne montrait point sa peine ; le vieillard avait si grand besoin d’espérer !

Quand ce dernier eut demandé des nouvelles de chacun de ses fils en particulier et de la noble Ellen, son œil s’anima tout à coup et sa figure prit une expression de curiosité vive.

— Et vous ne savez rien de l’élection, mon fils Morris ? dit il.

— Rien, mon père, répondit Morris ; j’étais venu vous parler d’autre chose.

Le front du vieillard s’assombrit.

— Mes enfants ! mes enfants ! répliqua-t-il avec un mouvement de colère, il faut bien que je vous le dise… vous ne vous occupez point assez des affaires de l’Irlande !… Jésus ! Sam est venu me voir hier, et c’est à peine s’il savait que nous étions à la veille du grand jour… Il n’avait point de cocarde. Où est la vôtre, Morris ?

Le regard du vieux Mill’s parcourut le jeune homme des pieds à la tête, cherchant quelque part sur sa personne les couleurs du Repeal.

Morris rougit et ne releva point sa paupière.

C’était surtout pour Mill’s Mac-Diarmid que la pensée de Morris était un impénétrable secret.

Le vieillard, d’un geste véhément, toucha sa poitrine où s’étalait une large cocarde verte.

— La voilà ! s’écria-t-il, voilà l’image de la patrie !… Je la porte entre les murailles de ma prison ; je la porterai, s’il le faut, sur les planches d’un gibet !… L’Irlande ! enfants, le Repeal et notre père O’Connell ! Oh ! travaillez toujours dans cette voie !… Point de paresse ! point de trêve ! le repos est une lâcheté.

— Mon père, dit Morris à voix basse, j’étais venu pour vous entretenir d’un autre sujet.

— Et de quoi voulez-vous parler aujourd’hui, Mac-Diarmid ? s’écria le vieillard impétueusement. C’est aujourd’hui le jour de la grande bataille !… Robert Peel et O’Connell sont en présence, l’orangisme et le Repeal, la tyrannie infâme et la sainte cause de la liberté !

— La liberté ! répéta Morris, dont la voix avait un accent d’amertume.

Mais il n’acheva point sa pensée.

— Un autre sujet ! reprit le vieillard qui s’animait de plus en plus ; quand le glaive est tiré, quand le plus grand des Irlandais, notre providence à tous, Daniel O’Connell, est peut-être aux portes de la ville… car il a promis de venir, et il viendra, le digne chrétien ! Oh ! que je voudrais le voir ! que je voudrais entendre sa parole, et toucher sa main qui conduit l’Irlande, et baiser le bas de ses vêtements !

Le sang de Mill’s montait à son visage ; ses yeux étaient humides, son front rayonnant de cet enthousiasme sans bornes qu’inspire à tout repealer la pensée du Libérateur.

— Sullivan ! poursuivit le vieillard ; Sullivan ! misérable sangsue grossie par notre sang ! Ose-t-il bien accepter les chances du poll dans une ville du Connaught ! Il est riche, il aura des voix… Mais le bon William Derry en aura davantage. Ah ! que ne suis-je sur la place de Galway ! O’Connell et Derry pour toujours !… Derry triomphera, n’est-ce pas, Mac-Diarmid ?

— On le croit, répondit Morris.

— Vous ne dites même pas : On l’espère ! répliqua le vieux Mill’s avec amertume. Morris, vous n’avez pas le cœur d’un Irlandais !

— Que Dieu vous protège, père ! prononça Morris, dont la voix tremblait ; je n’ai plus rien à aimer que l’Irlande.

— Alors, longue vie à O’Connell, enfant ! puisque O’Connell est le salut de l’Irlande.

— Longue vie à O’Connell ! répéta machinalement Morris.

Puis il ajouta, en pressant son cœur d’un geste passionné :

— Et que Dieu sauve l’Irlande !

Mill’s leva sur lui son regard attentif. Il y eut un instant de silence ; quelque chose de froid était entre le père et le fils.

Ce fut Morris qui reprit le premier la parole.

— Mac-Diarmid, dit-il, vous avez déjà refusé par trois fois votre délivrance… Et pourtant votre captivité se prolonge… la tristesse est dans votre maison… Vous souffrez et vos fils souffrent… Au nom de tous mes frères, je viens vous demander une fois encore de vous laisser sauver par nos mains.

Les sourcils blanchis du vieillard s’étaient rapprochés et son œil sombre regardait la terre.

— Depuis mon absence, murmura-t-il, mes fils ont eu le temps d’oublier à m’obéir… je leur avais défendu d’ouvrir la bouche à ce sujet… Mais que vaut l’ordre d’un vieillard au temps où nous sommes ?…

— Père ! oh ! père ! dit Morris avec une soumission émue, nous vous aimons et nous vous respectons… Ayez pitié de nous !

— J’ai pitié, répliqua le vieillard d’un ton sévère ; mais, taisez-vous, mon fils Morris, ou la pitié va se changer en mépris… Ne le savez-vous pas ? l’Irlande est engagée dans une guerre légale. Tout Irlandais qui résiste à la loi est un traître… Non, non ! je ne veux pas que le nom du vieux Mill’s soit un drapeau pour la révolte !… Je ne veux pas que les garçons des Mamturcks et du Connemara descendent armés sur Galway pour donner aux dragons maudits le droit de verser le sang catholique !… Ils sont venus déjà, vous le savez. Quand je fus traîné en prison, tout le pays entre les lacs et la mer se souleva… C’était la plus grande douleur qui pût affliger ma captivité… Oh ! Morris, mon fils, je ne veux pas !… À quoi bon d’ailleurs désormais ?… L’heure de la justice approche… Aujourd’hui même, le magistrat va venir dans ma prison pour me faire subir un dernier interrogatoire. Il n’y a contre moi ni preuves ni témoins : il y a pour moi mon innocence… Fuir serait non-seulement lâcheté, mais folie, puisque la victoire est sûre et qu’un peu de patience amènera l’instant du triomphe !

— S’il en était ainsi, répliqua Morris tristement, mes frères ne m’eussent point envoyé vers vous, et je n’aurais point accepté la mission de combattre votre volonté respectée… Mais, devant un jury protestant, l’innocence est-elle un bouclier pour le catholique ?

— Il faut des preuves.

— On fait des preuves.

— Il faut des témoins.

— On crée des témoins.

— J’ai passé devant deux jurys, et, pour l’honneur de l’Irlande, pas un seul témoignage ne s’est élevé contre moi.

— Et il a fallu attendre une troisième session, mon père !… et durant les mois d’intervalle, on a cherché, cherché si bien qu’on a trouvé des hommes pour attester votre prétendu crime.

Le vieux Mill’s interrogea son fils d’un regard perçant.

— Êtes-vous bien sûr de cela, Morris ? demanda-t-il.

Sa voix était ferme et grave.

— J’en suis sûr, répliqua Morris, dont l’accent exprima un espoir.

Le vieillard reprit comme en se parlant à lui-même :

— Je n’ai pourtant fait de mal à personne en ma vie… J’ai secouru du mieux que j’ai pu la misère de nos frères souffrants… Ceux qui se sont vendus aux Saxons et qui vont témoigner contre moi étaient bien malheureux sans doute… Mon fils, prions Dieu de leur pardonner !

Mill’s se mit à genoux au pied de son lit. Les mains jointes, les yeux au ciel, il récita dévotement sa miséricordieuse oraison.

Il y avait dans le regard de Morris une admiration attendrie.

— Mac-Diarmid, dit-il quand le vieillard se releva, ne montrez pas à vos fils cette noble et belle âme, si vous voulez que vos fils vous laissent mourir… Mac-Diarmid, mon bon père, ayez pitié de nous !

Mill’s l’attira sur sa poitrine et le baisa au front comme un enfant.

Il se prit à sourire doucement.

— Vous êtes de bons fils, murmura-t-il, et vous m’aimez bien ! Dieu m’avait donné une vieillesse heureuse… que sa volonté soit faite !

Les yeux de Morris se remplirent de larmes.

Mill’s passa sa main ridée dans les beaux cheveux noirs du jeune homme et le contempla d’un air caressant.

Autour de sa lèvre errait un mélancolique sourire où il y avait de l’orgueil.

— Ce sont de nobles garçons que les fils de Diarmid ! dit-il ; huit cœurs forts dans des poitrines de fer !… Morris, vous êtes parmi eux le plus beau et le plus vaillant. Vous étiez l’orgueilleux amour de votre mère, qui est au ciel, et votre vieux père a senti souvent au fond de son âme trop de fierté mondaine quand il vous voyait si bon et si brave… Dieu vous a donné, mon cher fils, tout ce qui élève un homme au-dessus des autres hommes… Oh ! je vous le demande, rendez à la patrie tout ce que vous a donné Dieu !… Soyez dévoué, soyez infatigable !… Allez et conduisez vos frères sur la route qui mène au salut de l’Irlande ! Vous serez huit intrépides soldats dans l’armée du Libérateur, et, quand viendra l’heure de la délivrance, Mac-Diarmid n’aura point failli d’apporter sa pierre au grand édifice de la liberté irlandaise… Morris, me promettez-vous de m’obéir ?

Les yeux du jeune homme se baissèrent.

— Je promets de vivre, murmura-t-il d’une voix émue je promets de mourir pour l’Irlande !

Son noble front rougit de pudeur, tandis qu’il prononçait ces paroles ; car au fond de cette promesse sincère il y avait une tromperie.

Pour Mill’s, l’Irlande c’était O’Connell, et Morris ne voulait point servir O’Connell. Mais il ne vint point à l’esprit du vieillard qu’un enfant élevé sous son toit pût chercher ailleurs que dans O’Connell et le Repeal le salut de l’Irlande.

Il prit la main de Morris et la serra entre les siennes.

— Merci, enfant, dit-il, vos frères vous aiment et oui confiance en vous… Ils suivront la voie que vous leur montrerez… je vais mourir tranquille.

Le visage de Morris se couvrit de pâleur. Cette conclusion attendue lui brisa l’âme. Il connaissait son père ; il savait que, sous cette vivacité doit l’âge n’avait pu glacer toutes les juvéniles ardeurs, le vieillard gardait une force de volonté indomptable.

En ce premier moment, il ne trouva point de paroles.

— La session ne s’ouvre que demain, reprit Mill’s avec une sorte de gaieté. J’aurai le temps d’apprendre la défaite de ce coquin de Sullivan et le triomphe de notre cher Derry, que Dieu le bénisse ! Je n’aurais pas aimé à mourir avant de savoir cela… Ce misérable Sullivan ! ce cher bon garçon de Derry !… Et si Daniel O’Connell est encore à Galway avant la sentence, il viendra sans doute donner une poignée de main à son vieux compagnon. Jésus ! le digne cœur ! Je suis sûr qu’il consentirait à me défendre devant le jury, mais il faut lui laisser tout son temps pour l’Irlande…

— Mon père, mon père chéri, interrompit Morris que ces paroles navraient, je vous en supplie, songez à vos fils qui vous aiment.

Un nuage passa sur le front souriant du vieillard.

— Vous me rendrez triste, Mac-Diarmid, dit-il d’un ton résolu, mais vous n’y gagnerez rien… Ma voie est tracée… il n’est pas en mon pouvoir d’enlever l’échafaud qui se dresse au bout.

— Écoutez ! reprit Morris, vous êtes chrétien, et Dieu défend de se tuer… rester ici c’est appeler la mort, c’est mourir volontairement… c’est braver la loi que nos prêtres nous enseignent du haut de la chaire sacrée !

La franche figure du vieillard exprima un instant le doute et la frayeur. Durant soixante ans la religion avait été son guide et son aide. À l’heure de mourir il craignit d’offenser Dieu.

L’œil de Morris suivait avec un ardent intérêt la série des pensées qui se reflétaient sur les traits mobiles de son père.

Un instant l’espoir rentra dans son âme ; Mills avait baissé la tête, et ses yeux timides disaient l’hésitation de sa conscience.

Mais bientôt son front se redressa, austère et calme.

Ses sourcils se froncèrent légèrement.

— Mon fils Morris, dit-il avec sévérité, vous avez essayé de me tromper ; je vous pardonne, mais je vous défends de prononcer une parole de plus sur ce sujet.

Morris tomba sur ses genoux ; un sanglot déchira sa poitrine.

— Mac-Diarmid, mon père bien aimé ! s’écria-t-il, ne repoussez pas ma prière ! au nom de Dieu ! laissez vos fils vous sauver !

— Non ! répondit le vieillard.

Morris l’entoura de ses bras en pleurant. Cette âme forte s’amollissait en ce moment comme l’âme d’une femme.

Il n’avait plus de parole ; il se traînait en gémissant sur la terre humide de la cellule.

Le vieux Mill’s, repoussant par un effort héroïque l’émotion qui le gagnait, demeurait en apparence calme et froid…

Une clef grinça dans la grosse serrure de la porte.

Morris tressaillit, comme si l’heure mortelle eût sonné.

Le vieillard se redressa de toute l’imposante hauteur de sa taille.

— Relevez-vous, enfant ! dit-il impérieusement, et cachez vos larmes… Un protestant ne doit point voir Mac-Diarmid pleurer.

La porte s’ouvrit. Sur le seuil apparut d’abord la ronde et fraîche figure du bon Nicholas Adams ; puis, derrière, le visage bronzé, rébarbatif, féroce, de maître Allan Grewil, le geôlier en chef.

— Je vous salue bien, mes deux chers compagnons, dit l’excellent porte-clefs ; nous venons prévenir Mill’s Mac-Diarmid…

— Taisez-vous ! interrompit Allan d’une voix caverneuse.

Nicholas se tourna vers lui et lui adressa son plus tendre sourire.

— Allons, vieux Mac-Diarmid, reprit le farouche geôlier, hors d’ici !… Leurs Honneurs vous attendent dans la salle des interrogatoires.

— Je suis prêt, répliqua le vieillard.

— Je suivrai mon père, dit Morris.

Le geôlier gratta son front sauvage et lit une effrayante grimace ; on eût dit qu’il allait dévorer le père et le fils.

— Je ne sais pas si c’est dans la loi, commença-t-il. Je pense que personne n’a le droit…

— Maître Allan a raison, voulut interrompre le conciliant porte-clefs.

Mais cela ne lui réussit point.

— Taisez-vous, cervelle d’âne ! mugit le geôlier en roulant ses yeux comme un diable. Prétendez-vous connaître la loi mieux que moi ?…

— Oh ! maître Allan…

— Taisez-vous !… Ce joli garçon suivra son père, si je veux… Par tous les diables de l’enfer ! je voudrais bien savoir qui m’en empêcherait ?

— Ce ne sera pas moi toujours, maître Allan.

— Taisez-vous !… Allons, vous autres, hors d’ici !… Le juge Mac-Foote vous attend dans la salle, maître Mill’s… et du diable si Son Honneur aime à attendre, quand il n’a pas un bon bol de toddy pour passer le temps !

Le redoutable geôlier reprit haleine, et Nicholas Adams eut le temps de lui dire tout au long :

— Vous avez raison, maître Allan… sur ma foi, vous avez raison !

Le geôlier lui jeta un regard de tigre.

— Taisez-vous ! grinça-t-il, pour la troisième fois ; passez devant, Mill’s Mac-Diarmid… Vous, Morris, mon garçon, vous serez là comme qui dirait un conseil, un attorney, quelque chose… Vous me plaisez, mon bijou, et j’espère bien quelque jour vous avoir sous ma clef…

Le bon Nicholas se frotta les mains d’un air joyeux.

— Oh ! maître Allan ! dit-il.

Les sourcils farouches de ce dernier se détendirent comme s’il allait avoir un accès de gaieté, mais ce fut l’affaire d’une seconde ; tous ses poils bruns, barbe, sourcils, cheveux, remuèrent aux contorsions de sa face, et il reprit d’une voix tonnante :

— Marchons ! vous autres, marchons !

Le vieux Mill’s franchit la porte de sa cellule, appuyé sur le bras de Morris. L’honnête Nicholas formait l’avant-garde ; le geôlier marchait le dernier, le poing sur la hanche, le bonnet de travers, et menaçant le vide de son regard foudroyant.

Cet homme terrible était bavard.

— Ça vaudra quelque chose, grommela-t-il en mesurant son pas lourd. Je suis bien aise que le vieux coquin de papiste ait une manière de conseil… le gentleman de Londres en prendra meilleure idée de notre prison de Galway… Sainte Bible ! ça va être comme un jugement dans les formes !… Il y aura le tribunal, l’accusé, l’avocat et le public, ma foi !… une vieille dame habillée de soie et une jolie miss que j’appellerais mistress Grewil de tout mon cœur, à l’occasion.

Les Mac-Diarmid allaient en silence dans les longs corridors de la prison.

Le bon porte-clefs Nicholas était trop loin de son patron pour saisir le sens de ses paroles, mais de temps en temps il se retournait et murmurait de confiance :

— Maître Allan, vous avez raison.

La salle des interrogatoires était située par delà les chambres communes, tout au bout de la prison.

Lorsque Mac-Diarmid et son fils y arrivèrent, la petite estrade destinée au juge d’instruction était occupée déjà par le vénérable Mac-Foote, auteur des Visions dans la veille et des Abstractions de la chair.

Auprès de lui se tenait droit et digne, Josuah Daws, esquire, sous-intendant de la police métropolitaine de Londres.

Cet honorable gentleman n’avait rien perdu de son air d’importance. Sa longue et jaune figure projetait son menton aigu jusque sur sa poitrine ; il avait, dans toute la rigueur du terme, la tenue théâtralement austère d’un puritain de la vieille roche.

Un petit vieillard nommé Gilbert Flibbert tenait la plume au bas de l’estrade, prêt à remplir son office de greffier.

En entrant, on ne voyait que ces trois personnages ; mais un regard plus attentif eût découvert dans un angle obscur de la salle deux dames en toilettes élégantes, assises sur des fauteuils apportés tout exprès.

C’étaient mistress Fenella Daws et sa jolie nièce, miss Francès Roberts.

Fenella ne put rester tranquille sur son siége lorsque la porte ouverte donna passage au prisonnier.

Elle se leva et mit au-devant de ses yeux effarés son binocle d’or.

Le noble visage de Mill’s Mac-Diarmid et la fière beauté de Morris lui arrachèrent un cri de joyeuse surprise.

Elle était venue là au spectacle, et le spectacle promettait vraiment quelque intérêt.

La figure effrayante de maître Allan lui causa un frémissement de plaisir ; c’était bien là le geôlier modèle qu’elle s’était figuré si souvent en lisant les pages frémissantes d’Anne Radcliff ou de miss Maria Porter. Cette bouche grimaçante lui plaisait au degré suprême ; elle n’eût pas donné pour une guinée ce regard sanglant ; cette barbe hérissée la ravissait en extase.

Il n’y eut pas jusqu’au bon Nicholas Adams qui ne lui semblât un type fort convenable. Elle était à peu près certaine, ou ses souvenirs l’eussent cruellement trompée, d’avoir vu un porte-clefs pardi dans les livres :

Un gros homme rose et souriant, cachant sous une apparence débonnaire une méchanceté de léopard.

— Il faut venir dans le sauvage Connaught, murmura-t-elle en se tournant à demi vers sa nièce, pour trouver cette couleur !… Voyez, miss Francès, y a-t-il un geôlier comme cela à Newgate ?… Trouverait-on an porte-clefs comparable à celui-ci dans toutes les prisons de Londres ?

Elle tira précipitamment de sa poche un vaste portefeuille, sur le vélin duquel sa main sèche et pointue griffonna quelques phrases à la hâte.

— Je note mes impressions, mon enfant, dit-elle, je fixe ma pensée… Je ne veux rien oublier, afin de raconter à nos amis de Fleet-street nos aventures d’Irlande, avec tous leurs détails.

Miss Francès ne répondait point. Jusqu’à l’arrivée du prisonnier et de son fils, le charmant visage de la jeune Anglaise avait gardé son expression froide et un peu sévère.

Maintenant il y avait sur ses joues, sur son front, sur son beau cou, si blancs d’ordinaire, une épaisse rougeur ; son sein battait sous l’étoffe chastement croisée de sa robe.

Elle regardait Morris, et son âme était dans ses yeux.


IX

Impressions de Fenella Daws.


Ce jour devait être solennel dans la vie de mistress Fenella Daws. Que d’observations elle allait faire dans ce court espace de temps ! Que de pensées fines et profondes elle allait jeter sur le papier ! Que de pages ajoutées aux pages précieuses de son volumineux carnet !

Cette femme romanesque s’était levée avec l’aurore dont elle avait vu les doigts roses entr’ouvrir les portes de l’Orient.

Heureux habitants de Fleet-street, du Strand, de Ludgate et de Cornhill, cette activité matinale était pour vous ; c’était pour réjouir vos routs bourgeois, pour éblouir vos bals d’arrière-magasin, que l’ingénieuse Fenella taillait sa plume et mettait en arrêt sa poétique pénétration.

Qui donc nous a dit que la gloire est une chose vaine ? La gloire des poëtes, des rois et des héros, d’accord ; mais la gloire entre voisins, la célébrité de porte à porte, la renommée qui flamboie à l’odeur fade du thé, quoi de plus réel et de plus beau ! Que ces lauriers s’acquièrent à l’aide de la guitare, du piano ou de la harpe ; à l’aide des speeches du dessert ou des pièces de vers domestiques, à l’aide de la polka ou d’un voyage en France, leurs parfums enivrent à coup sûr et pareillement.

Si l’on est homme, on passe lion d’emblée dans les salons de la petite finance ; si l’on est femme, on prend le grade vénéré de bas-bleu.

Et tous les fronts humbles se courbent, et tous les esprits vulgaires s’inclinent subjugués.

Mistress Fenella Daws n’avait jamais vu la France ; son gazouillement britannique, aigu, chantant et tirant du gosier des notes inconcevables, n’avait jamais fait la joie du gamin de Paris, sur nos boulevards ; mais elle était en Irlande, elle était au sein du lointain Connaught. Laquelle de ses amies dans Cornhill, Cheapside et même dans le Strand, qui confine à des quartiers plus fashionables, pouvait lui faire concurrence à cet égard ?

On va aux Antilles, au Cap, aux Indes, en Chine, mais on ne va pas en Irlande.

La position de mistress Daws avait positivement du rapport avec celle de Christophe Colomb. Eu égard au cercle où elle vivait, elle avait découvert le Connaught.

Libre à elle d’user largement du privilége des voyageurs. Elle avait le droit de tout dire ; personne ne pourrait contrôler ses assertions, et la prendre en flagrant délit de mensonge.

Il n’avait fallu rien moins que cette perspective brillante pour porter la compagne de Josuah Daws, esquire, l’une des femmes les plus délicates et les plus élégantes de Poultry, à entreprendre ce dangereux voyage ; mais son esprit pénétrant et sûr lui avait montré la récompense au bout du labeur. Elle avait fait faire un portefeuille énorme. Elle avait mis dans un coin de sa malle plusieurs bouteilles d’eau contre les rides, cosmétique puissant dont elle usait, hélas ! depuis longtemps en vain. Elle avait échangé avec ses amies tendres de déchirants adieux ; puis, faisant appel à tout son courage, elle avait bravé les tempêtes du canal Saint-George.

Les femmes comme mistress Daws ont des yeux souvent assez laids, mais qui ne voient point.

Il y a comme une lentille absurde et fantastique entre elles et la réalité. Leur mémoire terrible se met au-devant de leur prunelle ; elles ne regardent point, elles se souviennent.

Elles ont lu tant de poëmes et tant de romans !

La nature est pour elles un plagiat, une copie souvent pâle et mauvaise des belles descriptions qui les ont charmées.

Mistress Daws avait trouvé la mer prosaïque ; les grandes vagues ne lui avaient point donné suffisamment à rêver.

Aux premiers pas qu’elle avait faits en Irlande, elle s’était indignée de trouver sur son chemin des êtres gardant à peu près la forme humaine ; elle eût voulu des orangs-outangs, ou tout au moins des Caraïbes peints en rouge et s’entre-tuant avec des arêtes de poisson.

N’était-ce pas odieux ? Il y avait de beaux lacs, de vertes campagnes et des monts dont la croupe harmonieuse s’arrondissait à l’horizon.

Que faire de tout cela ?

Mistress Fenella Daws ferma ses yeux sans couleur et se monta la tête.

Quand elle releva les cils blondâtres de sa paupière, tout avait changé d’aspect. Dieu ! que ces hommes chevelus lui donnaient de doux frémissements !… Que ces femmes à mantes rouges avaient bien l’air des prêtresses de la divinité druidique ! Quel feu diabolique dans les yeux de ces enfants ! Quels monstres se cachaient dans ces basses forêts de bog-pines, qui s’étendaient comme un tapis fauve à perte de vue !

Elle était là, l’Irlande rêvée ! Fenella reconnaissait Banim et miss Roche ; elle s’étonnait qu’Anne Radcliff n’eût point placé, dans ces ruines barbues qu’elle apercevait au sommet des montagnes, la scène d’un de ses délicieux récits.

Son portefeuille se couvrait ; elle faisait des provisions pour trois ou quatre saisons successives.

Une fois à Galway, tandis que Josuah Daws accomplissait l’objet de son voyage, Fenella, suivie de Francès, assouvissait sa passion pour l’art et visitait les merveilles des côtes occidentales de l’Irlande.

Elle avait tout vu, hommes et choses. Elle avait appris le nom irlandais du bâton, et le nom celte de la pipe ; le lilliburo était transcrit sur son carnet, qui contenait en outre plusieurs lithographies à deux sous représentant les divers sites pays.

Hélas ! elle était bien forcée de confier à ce chef portefeuille toutes ses impressions de voyage ! Miss Francès n’était point faite en vérité pour la comprendre ; il y avait entre elles un abîme.

Mistress Daws avait dû se l’avouer, il n’y avait pas au fond du cœur vulgaire de cette jeune fille une seule parcelle d’ineffable poésie.

Francès, le croirait-on ? n’avait rien lu de Maria Regina Roche, rien lu de miss Porter, rien lu des dix eu douze poëtes nuageux qui faisaient les délices de sa tante !

Elle voyait tout avec sa droite raison ; elle mettait à juger les hommes un esprit fin, délicat, mais ferme. Elle parlait simplement, et jamais un hémistiche vaporeux ne s’égarait dans sa phrase. Se pouvait-il bien que Fenella eût une nièce pareille ?

Et cet être sans poésie avait dix-huit ans, un visage charmant, des cheveux d’ange, des yeux doux comme un beau ciel !

Destin aveugle ! pourquoi toutes ces choses n’étaient-elles point à Fenella Daws, qui en eût fait un si adorable usage ?

Il fallait se taire auprès de cette petite fille qui sentait comme tout le monde et ne savait point donner des tours ravissants à sa pensée. Quand parfois Francès s’animait à la vue des merveilleuses beautés jetées à profusion par la main de Dieu sur les pauvres rivages du Connaught, quand ses yeux bleus rêvaient, quand son front intelligent s’inspirait et semblait s’élargir sous l’or ruisselant de sa chevelure, Fenella espérait un peu ; elle prenait la parole, et afin de chauffer cet enthousiasme naissant, elle déclamait quelques pages apprises.

Chose étrange ! au premier mot, Francès redevenait froide ; ses grands yeux se baissaient ; un nuage morne descendait sur son front.

On eût dit qu’elle s’ennuyait purement et simplement.

Fenella haussait ses épaules acérées, poignardait sa nièce d’un regard de mépris, et ramenait sa prunelle incolore vers ces sites magnifiques qu’elle se forçait à admirer.

Ah ! si Francès n’eût point été la fille de feu sir Edmund Roberts, knight, membre du parlement et l’honneur de la famille Daws ; si Francès n’avait point été élevée à la maison d’éducation de mistress Belton, dans Pimlico, avec de jeunes ladys héritières des plus grands noms, il est douteux pour nous que Fenella eût seulement consenti à supporter sa compagnie.

Mais miss Roberts avait de si belles connaissances ! et il était si agréable de placer le nom de l’honorable sir Edmund de temps en temps dans l’entretien !…

Parfois, grâce à miss Roberts, des équipages armoriés s’arrêtaient dans Poultry devant la porte modeste de Joshuah Daws ; des baronnes, des comtesses entraient dans le salon bourgeois de Fenella ! Un jour, lady Georgiana Montrath s’était assise sur le sofa jaune de mistress Daws.

Lady Montrath ! lady Georgiana Montrath, qui était en vérité l’amie de pension de Francès.

C’était une compensation grande et qui faisait supporter bien des choses…

Quant aux mœurs du pays, Fenella les avait profondément fouillées ; son mari qui, par profession, avait besoin de tout voir, l’avait conduite à cette grande fête qui ouvre la saison d’été entre les lacs et la mer.

Elle avait vu la Saint-Patrick.

Des danses, des luttes, des devins, des sorcières, des mendiants innombrables, des coups de shillelah et même des coups de couteau, car une des tentatives de meurtre dirigées contre le major Percy Mortimer avait eu lieu pendant la fête.

Le major avait produit sur elle l’effet d’un héros de roman. C’était la figure principale qui manquait jusqu’alors au drame de son voyage.

Elle se mit à penser au major. Elle lui donna généreusement toutes les qualités romanesques des beaux guerriers qui foisonnaient dans sa mémoire.

Aucun de ses romanciers favoris n’avait jamais rien créé d’aussi parfait.

Ses rêveries devinrent d’une suavité inquiétante, et la pauvre Francès fut obligée de subir des tirades inouïes sur la puissance irrésistible de l’amour.

À vrai dire, Francès écoutait moins que jamais. Elle aussi avait rapporté des Mamturcks un sujet de rêverie, et bien souvent, soit qu’elle fût seule, soit que la parole vide de sa tante bourdonnât à son oreille, l’esprit de la jeune fille s’échappait vers ces sites sauvages où elle avait vu le bras d’un homme contenir une foule furieuse.

Un homme seul, un jeune homme, aussi beau que brave, et dont le visage fier s’animait tout au fond des souvenirs de Francès.

Un regard orgueilleux et doux à la fois, un front puissant, une parole éclatante et rapide comme la foudre.

Elle savait son nom ; car tandis que mille bras l’attaquaient, des bouches sans nombre criaient : Morris ! Morris Mac-Diarmid !

Francès ne croyait point aux choses de l’amour. La folie de sa tante avait fait sur elle l’effet d’un préservatif énergique, et tout ce qui sentait le roman, le fantastique, la fausse poésie, la repoussait à coup sûr.

L’habitude avait mis une teinte de gravité trop sévère parmi sa douce beauté, et son cœur était, comme son visage, doux et austère.

Ce cœur n’avait jamais battu au nom d’un homme. On se croit bien vite à l’abri de l’amour, dès que l’amour tarde à frapper. Francès pensait sincèrement qu’il en était de cela comme de tout ce dont parlait sa tante, et reléguait l’amour dans le domaine des chimères.

Elle ne se demanda point pourquoi elle rêvait davantage, et plus longtemps, et plus doucement ; elle ne se demanda point pourquoi cette image restait obstinément gravée au fond de son cœur, et pourquoi sa bouche murmurait involontairement ce nom si récemment appris.

Elle aima sans savoir, et quand, pour la première fois, elle se dit que peut-être elle aimait, ce fut pour affermir en sa révolte sa conscience incrédule et pour se moquer de son propre cœur.

Mais qu’importe la manière dont la passion s’est glissée dans une âme ? Que font ces vains combats et ces farouches sophismes où s’égare un instant le cœur de la vierge ?…

Francès aimait.

Quelle page pour le carnet de Fenella Daws !…

Cette poétique femme n’avait plus guère à voir en Irlande qu’un drame judiciaire et la grande comédie des élections.

Or le drame et la comédie s’annonçaient pour le même jour. Il fallait le loisir. C’était d’après le vœu de Fenella que le vieux Mill’s Mac-Diarmid subissait de si grand matin son dernier interrogatoire.

Fenella, comme toutes les femmes qui remplissent de leurs pensées écrites de vastes portefeuilles, avait des prétentions au sceptre conjugal. L’austère Josuah Daws n’eût pas mieux demandé que d’être le maître ; mais Fenella, impérieuse autant qu’une jolie femme, avait miné petit à petit la volonté de son mari. Le sous-intendant de police, après une défense qui n’était pas sans mérite, avait fini par céder, de guerre lasse, et obéissait à sa femme tout en gardant ses dehors d’importance et de sévère supériorité.

Fenella lui avait dit la veille que son caprice était d’assister à l’interrogatoire du vieux payeur de minuit.

Ceci était contre toutes les règles ; pourtant le sous-intendant de police répondit affirmativement, comme toujours.

Le juge Mac-Foote, bien qu’il eût composé le Traité des Visions dans la veille et des Abstractions de la chair, était un homme galant ; il mit la salle des interrogatoires à la disposition de mistress Daws, et avança l’heure de la séance, afin que Fenella pût jouir des premières luttes du poll.

Ce juge Mac-Foote était bien aise de se concilier un magistrat de la métropole ; le shérif se faisait vieux, et il est toujours bon d’avoir à Londres un ami actif.

Le matin de ce grand jour, mistress Daws attacha sur son front légèrement dégarni son tour de cheveux le plus touffu ; elle mit sa robe la plus éclatante et son chapeau le plus glorieusement empanaché.

Il va sans dire qu’elle n’oublia point le portefeuille précieux.

Francès fit sa toilette simple de tous les jours.

Josuah Daws leur offrit ses deux bras, et ils partirent tous trois pour la prison au moment où les rues de Galway s’éveillaient.

Mac-Foote les plaça dans ce coin de la salle où nous les avons vues, et il ne gagna son siège magistral qu’après avoir épuisé en faveur des deux dames le fonds de compliments tenu par lui en réserve pour les grandes circonstances.

La représentation commença.

— Eh bien ! Mill’s, mon vieil homme, dit le juge avec une douceur affectée, avons-nous quelque petite chose de nouveau à confesser à la justice ?

M. Mac-Foote, répondit le vieillard, j’ai dit la vérité, rien de plus, rien de moins… Qu’y a-t-il au delà de la vérité, sinon le mensonge ?

Josuah Daws, esquire, hocha la tête d’un air capable.

Mac-Foote poussa un hem ! retentissant.

Ce Mac-Foote était un bon diable de magistrat irlandais, menteur, astucieux par routine, mais ne regorgeant point de malice.

Il avait une figure de rustre sous sa perruque blanche de magistrat. Son air était embarrassé, gauche, maussade. Il était peut-être aussi savant qu’il le fallait, mais il n’en avait point l’air, et les rares lecteurs qui avaient parcouru son fameux traité n’y avaient point puisé une idée très-considérable de sa personne.

Il adressait au grave Josuah Daws de fréquentes œillades et ne perdait aucune occasion de lui faire les honneurs de céans.

Josuah recevait ses prévenances avec la dignité convenable et gardait sa rigide tenue.

De temps à autre le juge se tournait vers les dames afin de leur adresser un salut courtois.

Fenella Daws prenait toute sorte d’airs plus ou moins ravissants. Francès ne voyait point les saluts du juge.

— Remarquez bien, M. Daws, mon cher et honorable collègue, reprit Mac-Foote, que cet homme est particulièrement endurci… Voici peut-être son trentième interrogatoire, et c’est toujours la même réponse !

— En vérité, M. Mac-Foote, répliqua Daws d’un air profond.

Fenella écrivit sur son portefeuille :

« Prison de Galway ; petites rues ; beaucoup de boue, et des haillons qui sèchent au dehors. — À la porte, un énorme chien d’espèce inconnue, qui aboie comme les dogues, à peu près. — Prisonnier ; Molly-Maguire ; repealers insolents et aveuglés. — Hommes de six pieds huit pouces, rouges, borgnes, et mâchant du tabac — Femme bossue qui se prétend sorcière et dont les ongles ont plus d’un pouce de long. — Salle immense aux gothiques arceaux, à la voûte imposante ; il y a au centre une sorte de trône pour les magistrats, et, dans un coin, des fauteuils pour les dames. — Aspect général grandiose et plein de couleur. — Type de geôlier : Féroce, sourcils, barbe et cheveux d’un noir fauve, œil sanglant, dents très-longues, voix qui fait trembler. — Type de porte-clefs : Hypocrite, grosses joues, petits yeux qui sourient sans cesse, tête chauve et ronde, ventre exorbitant. — Vieux prisonnier qui, au premier abord, a l’air d’un saint et qui n’est qu’un misérable bandit ! Obstination infernale de ce prisonnier. — Beauté du jeune garçon qui l’accompagne ; effet que produit master Josuah Daws, esquire, dans le tableau. »

Comme on le voit, la récolte avait été bonne ce matin. Fenella, historien fidèle, suivait les événements pas à pas, se chargeant seulement de mettre un peu de poésie parmi les choses, et changeant çà et là, pour la couleur, une estrade vermoulue en trône, une pauvre grange en salle imposante avec grande voûte et arceaux gothiques.

— Mon cher et honorable confrère, reprit le juge en s’adressant à Daws, votre avis n’est-il pas qu’il faut agir ici avec adresse et douceur ?

Le sous-intendant de police s’inclina en signe d’assentiment, et l’ingénieuse Fenella mit sur son grand calepin :

« Finesses et détours de la justice irlandaise. »

Mac-Foote poursuivit en se tournant vers l’accusé :

— Allons, Mill’s, mon vieil homme, un peu de franchise ! Vous êtes ici devant des amis qui ont un sincère désir de vous trouver blanc comme neige.

Le bon Nicholas essuya ses yeux attendris.

— Cet homme est un affreux tartufe, mis Francès ! murmura Fenella en désignant le pauvre porte-clefs. J’aime encore mieux la férocité franche de cet autre… le geôlier, je crois… on sait au moins à quoi s’en tenir.

Francès ne prenait point la peine de cacher son émotion. Si Fenella n’eût été tout entière à son œuvre, elle aurait vu les beaux yeux de sa nièce fixer sur le jeune Mac-Diarmid un regard déjà tout plein de passion.

Mais Fenella n’avait vraiment pas le loisir ; il fallait que son carnet fût plein au retour.

On ne vient pas deux fois en Irlande.

L’œil de Mill’s, calme et ferme, était relevé sur son juge. À la doucereuse allocution de ce dernier, il avait répondu par un silence froid où il y avait quelque dédain.

— Vous voyez, cher et honorable collègue, dit Mac-Foote, entêté comme une mule !… À ce propos, M. Daws, permettez-moi de vous faire observer que l’hôtel du Roi-Malcolm n’est point un logement convenable pour un gentleman de votre importance…

— Nous parlerons de cela plus tard, M. Mac-Foote, répliqua le sous-intendant de police avec un demi-salut protecteur ; nous en sommes à interroger le prisonnier.

Mac-Foote sourit et cligna de l’œil.

— Sans doute, sans doute, murmura-t-il. Mill’s, mon vieil homme, ne vous impatientez pas… Son Honneur et moi nous sommes à vous dans la minute… Je disais donc, mon cher et honorable confrère, que ces charmantes dames (Mac-Foote salua les dames) ne sont point à leur place dans une pauvre auberge de Galway… Faites-moi le plaisir de regarder par cette croisée… Voyez-vous ces trois fenêtres qui s’ouvrent sur un mur tout neuf et qui donnent sur ce préau planté d’arbres ?

M. Mac-Foote, interrompit l’austère Daws, nous sommes ici pour…

— Bien, bien, cher monsieur… ne craignez-vous pas que le vieil homme s’impatiente ? Gilbert Flibbert, occupez-vous à transcrire les réponses du prisonnier.

— Votre Honneur, repartit le petit greffier, le prisonnier n’a encore rien répondu.

— Du silence, Gilbert !… et plus de respect pour la magistrature, mon ami !… Cher et honorable collègue, ces trois fenêtres sont celles de l’administrateur des prisons qui fait sa tournée dans le comté… La cité de Galway serait heureuse si vous vouliez bien devenir son hôte et accepter cet appartement.

Daws jeta un regard oblique vers les trois fenêtres.

— Nous verrons cela, M. Mac-Foote, répliqua-t-il sans rien perdre de son austère suffisance, nous verrons cela plus tard… Il y a temps pour tout, et nous sommes ici dans l’intérêt de la chose publique.

Fenella inscrivit sur son calepin avec un légitime orgueil :

« Belles paroles de Josuah Daws, esquire, à un magistrat de Galway. »

Mac-Foote salua et fit un effort pour garder son sourire.

— Cher et honorable collègue, dit-il, je vous remercie de votre avis… Attention, Gilbert Flibbert !… Vieux Mill’s, vous êtes accusé d’avoir porté le manteau rouge de Molly-Maguire la nuit où fut incendiée la ferme de Luke Neale.

— C’est faux, répondit le vieillard.

— On a entendu le nom de Mac-Diarmid prononcé dans les bogs cette nuit-là.

— Mes fils et moi nous dormions à la ferme du Mamturck.

— Avez-vous des témoins pour le prouver ?

— La petite Peggy, le valet Joyce et la noble Ellen pourraient en faire serment.

Le juge haussa les épaules.

— Une servante, grommela-t-il, un valet de ferme et une cousine… Gilbert, écrivez qu’il n’y a pas de témoins.

Les deux Mac-Diarmid ne firent pas un mouvement. Ils restaient dignes et froids, le père appuyé sur l’épaule de son fils.

— Mais c’est un mensonge odieux ! murmura Francès dont le visage, si calme d’ordinaire, exprimait une vive indignation.

— Chut ! miss Fanny, repartit Fenella. Ne savez-vous pas que la forme de la justice varie suivant les pays ?… Ce juge me plaît beaucoup… Il me semble que nous serons bien logées dans cet appartement que M. Daws acceptera ce soir.

— Cher et honorable confrère, reprit Mac-Foote, vous plairait-il adresser vous-même quelques demandes à l’accusé ?

— Je n’ai point qualité pour cela, M. Mac-Foote, répliqua Daws ; mais veuillez lui apprendre la nouvelle position où le placent les témoignages acquis désormais au procès.

Aucun muscle ne remua sur le visage du vieux Mill’s ; mais Morris devint plus pâle.

Francès, qui le regardait, sentit en son cœur une muette angoisse, et des larmes vinrent à ses beaux yeux.

— Mon Dieu ! pensa-t-elle, que n’ai-je le pouvoir de calmer sa peine !…

Au mot de témoignage, maître Allan avait échangé un de ses regards terribles contre un des tendres regards du doux porte-clefs.

C’était une nouvelle phase du procès ; ils ouvrirent tous deux leurs oreilles.

Gilbert Flibbert lui-même mit sa plume en arrêt et devint attentif.

Mac-Foote se recueillit un instant.

— Je dois vous dire, Mill’s Mac-Diarmid, reprit-il avec une sorte de solennité, que votre position est cruellement changée… Jusqu’ici la justice avait la conviction morale de votre culpabilité… mais c’était tout : les preuves manquaient, et notre cour équitable se serait vue forcée de vous relâcher à la fin… maintenant, ces preuves qui nous faisaient défaut, nous les avons obtenues.

Mac-Foote fit une pause pour constater l’effet produit.

Mill’s était ferme comme un roc. Sa grande taille se développait dans toute sa hauteur imposante. Son regard doux et fier tombait d’aplomb sur le juge. Il y avait comme une auréole de résignation sainte autour de son front dépouillé par l’âge.

Morris, qui avait surmonté le premier moment de trouble, partageait maintenant, au moins en apparence, le calme de son père.

Les larmes de Francès s’étaient séchées. Il n’y avait plus dans ses yeux qu’une admiration ardente.

Et, de même que l’austérité habituelle qu’on s’étonnait de voir naguère sur son jeune visage n’avait jamais été un masque, de même les sentiments divers, qui en ce moment agitaient son âme tour à tour, se reflétaient sans contrainte sur sa physionomie mobile et fidèle comme un miroir.

C’était un cœur franc et droit, ignorant toute feinte et dédaignant les vaines conventions de l’étiquette mondaine.

Elle eût cru mentir en composant les traits de son visage. Comme elle n’avait point de honte de ce qui était en son âme pure, elle repoussait tout masque et mettait sa conscience à découvert.

Si mistress Daws l’eût observée en ce moment, Fleet-street, Ludgate, Cornhill, Cheapside et Poultry eussent été privés des impressions de voyage de l’excellente dame durant cette mémorable journée.

L’étonnement l’eût empêchée de donner suite à ses découvertes intéressantes. Elle eût jeté son crayon et refermé son immense portefeuille.

Heureusement, nous l’avons déjà dit, Fenella Daws avait des yeux blancs pour ne point voir.

— Poursuivez, M. Mac-Foote, dit le sous-intendant de police.

— Ce diable de bonhomme n’a peur de rien ! grommela le juge… Vous m’avez entendu, Mill’s Mac-Diarmid ?… reprit-il tout haut ; nous avons des preuves… Ces preuves consistent en trois témoins. Vous m’écoutez ? Trois témoins qui vous ont vu tenir la torche, depuis les ruines de Glanmore jusqu’à la ferme du malheureux Luke Neale.

Les poings de Morris se fermèrent par un mouvement convulsif et irrésistible.

— Infamie ! murmura-t-il.

Et tout au fond du cœur de Francès une voix s’éleva qui répéta : Infamie !

Elle était persuadée. L’innocence de ce vieillard qu’elle ne connaissait point lui apparaissait plus claire que le jour. Elle en eût juré sur son âme et conscience. Elle y eût engagé son salut éternel.

Parce qu’une parole tombée des lèvres de Morris était venue jusqu’à elle, et que Morris était déjà tout-puissant sur son cœur.

Le vieillard, cependant, s’était tourné vers son fils et lui avait imposé silence d’un geste souverain.

— Maître Allan, dit Mac-Foote, placez-vous, je vous prie, auprès de ce jeune gaillard… et au moindre mot, jetez-le à la porte, maître Allan.

— Son Honneur a raison ! grommela le bon Nicholas par habitude.

Allan gronda terriblement, et vint mettre sa personne effrayante auprès de Morris.

— Que dites-vous de cela, vieil homme ? reprit Mac-Foote d’un accent triomphant. Trois témoins ! il n’en faudrait qu’un pour vous faire pendre.

— Mon corps est à la loi, répondit Mill’s Mac-Diarmid ; mon âme est à Dieu… J’ai assez longtemps vécu pour avoir appris à mourir.

— C’est dramatique ! murmura Fenella Daws. Sur ma parole, Francès, ce sauvage a merveilleusement dit cela !… Un peu plus de sombre dans le regard, un peu plus de déchirant dans la voix, et il aurait produit à Drury-Lane un foudroyant effet !…

Francès avait la main sur son cœur ; son émotion l’oppressait.

— Forfanterie que tout cela, vieil homme ! s’écria le juge. Nous vous verrons à l’audience… D’ailleurs le Livre dit : « Vous vous dépouillerez du péché de l’orgueil, » et c’est grande pitié de voir un mourant qui s’endurcit comme vous dans son crime.

— Juge Mac-Foote, prononça tout bas Mill’s Mac-Diarmid, vous savez bien que je suis innocent.

Le magistrat se troubla sur son siége. Il jeta son regard à droite et à gauche d’un air de détresse, et ne reprit son assiette qu’après avoir rencontré l’œil terne et impassible de Josuah Daws.

— Encore un assez bel effet, dit Fenella.

— Innocent ! reprit le juge en feignant l’indignation pour cacher un reste de trouble. Vous insultez la justice, Mill’s Mac-Diarmid !

— Je suis un pauvre vieillard, juge Mac-Foote… pardonnez-moi si je vous ai offensé… mais il y a plus de soixante ans que le vieux Mill’s est connu entre les lacs et la mer… On sait ce qu’il pense de Molly-Maguire et de tous les whiteboys, quel que soit leur nom… On le sait, et je ne vous le répéterai point, juge, parce que vous êtes protestant, et que ces malheureux sont pour moi des frères égarés… Mais demandez aux cent premiers venus que vous allez rencontrer en sortant d’ici dans les rues de la ville, demandez-leur : « Le vieux Mill’s a-t-il tenu la torche ?… » et tous vous répondront, tous, entendez-vous, juge : « Le vieux Mill’s serait mort avant de désobéir à son père O’Connell ! »

— Mon damné cousin !… dit le geôlier de sa voix formidable.

— Le cousin de maître Allan ! murmura le bon porte-clefs.

Les deux magistrats avaient accueilli par une grimace le nom du Libérateur.

— Il ne s’agit pas de tout cela, vieil homme ! répliqua Mac-Foote ; adresser des questions au premier venu dans la rue serait contre toutes les règles… Nous avons des témoins qui ont juré sur le crucifix.

— Ils sont si malheureux ! interrompit Mill’s d’une voix où il n’y avait point de colère. Ils souffrent tant, eux et leurs pauvres enfants !… Juge, en un pays où règne la faim, il est aisé d’acheter des consciences. Je n’en veux pas aux trois Irlandais qui se sont parjurés devant le crucifix… Sur Dieu, qui va recevoir mon âme, je leur pardonne !… Et je te pardonne à toi aussi, juge, instigateur de mensonges, à toi, le seul et vrai coupable… et je prie Dieu qu’il ait pitié de ton âme à l’heure de ta mort !…

La face de rustre du juge Mac-Foote devint livide sous sa perruque poudrée. Josuah Daws lui-même pâlit, car cette apostrophe tombait directement sur sa tête.

Francès s’était redressée ; son œil bleu brillait d’enthousiasme. Fenella seule, à l’épreuve de toute émotion vraie, écrivait bravement sur son album :

« Audace choquante des accusés irlandais. »

Il régnait dans la salle un silence profond. La plume du greffier courait et grinçait sur le papier de sa minute. Le geôlier et le porte-clefs se regardaient ébahis.

Morris pressait son vieux père contre sa poitrine avec des larmes de désespoir et d’orgueil.

Daws dit un mot à l’oreille du juge, qui fit un signe à maître Allan.

Celui-ci saisit le vieux Mill’s au collet. La main de Morris se leva, le geôlier tomba sur ses deux genoux, laissant le vieillard libre.

— Tirez votre coutelas, geôlier, s’écria Daws, dont la lèvre écumait.

Morris était au-devant de son père, les bras croisés sur sa poitrine.

Le geôlier obéit. Il se releva en poussant un cri de rage et dégaina son coutelas.

— Francès ! miss Fanny ! s’écrièrent à la fois Josuah Daws et Fenella, que faites-vous ? que faites-vous ?

La jeune fille, écoutant le premier mouvement de son cœur, s’était élancée entre Allan et Morris. Le couteau du geôlier avait effleuré son cou blanc, et des gouttes de sang ruisselaient sur sa robe.

Morris, étonné, la soutenait entre ses bras.

Fenella poussait des cris affreux, attendant l’instant de s’évanouir.

Les regards de Morris et de Francès se rencontrèrent. Il y avait dans celui de la jeune fille tout le dévouement et tout l’amour que peut ressentir le cœur d’une femme.

C’était la seconde fois que Morris la voyait.

— Merci, mademoiselle ! murmura-t-il.

La bouche de Francès s’ouvrit en un beau sourire.

— Il est innocent, dit-elle tout bas. Je le sais ; je le sens ! Oh ! je veux vous aider à le sauver !

Daws, descendu de l’estrade, vint arracher sa nièce des bras de Morris et mit son mouchoir sur la blessure légère de la jeune fille.

— Emmenez le prisonnier ! dit Mac-Foote tout tremblant.

Francès adressa encore à Morris un signe de tête imperceptible et un regard qui parlait.

Les deux Mac-Diarmid suivirent le geôlier et le porte-clefs.

— Morris, mon garçon, dit maître Allan, du diable si je ne vous aurais pas tué comme un chien, sans cette petite miss qui vous a mangé des yeux tout le temps de la séance… Une belle enfant, mon fils !… Oui, oui, je vous aurais mis mon couteau dans le ventre.

— Oh ! maître Allan l’aurait fait, murmura le bon Nicholas.

— Mais je ne vous en veux pas, Morris, mon garçon ; car, après tout, un fils peut bien défendre son père… Vous avez résisté à la justice… allez-vous-en, croyez-moi, avant qu’on me donne l’ordre de vous retenir sous clef.

Maître Allan, le brave homme, avait l’air d’une hyène en disant cela.

Mill’s le remercia du regard.

— Séparons-nous, enfant, dit-il en attirant Morris sur son sein.

Le père et le fils demeurèrent longtemps embrassés ; puis Morris, s’arrachant brusquement de cette étreinte, se dirigea d’un pas rapide vers la porte extérieure de la prison.

En traversant le préau désert sur lequel s’ouvraient les croisées de la salle des interrogatoires, il entendit son nom prononcé au-dessus de sa tête.

Il leva les yeux vivement ; la douce figure de Francès se penchait à l’une des croisées.

La jeune fille avait des larmes dans les yeux et un sourire sous ses larmes.

— Nous le sauverons ! murmura-t-elle bien bas.

Morris voulut rendre grâce, mais Francès avait disparu.


X

Un nid dans les bogs.


— Du diable ! Gilbert Flibbert, s’écria Mac-Foote après le premier moment de trouble, n’allez-vous pas inscrire sur votre minute toutes les sottises de ce vieux coquin !… Effacez, effacez, mon garçon… Un procès-verbal doit être fait avec prudence ; ce ne sont pas les accusés qui vous payent votre traitement, je crois !…

Mac-Foote se pencha par-dessus l’épaule du petit greffier.

— Le malheureux avait tout écrit ! murmura-t-il. Si l’on n’était pas constamment sur le dos de ces gens-là, Dieu sait comment irait la justice !… Laissez cela, Gilbert, ajouta-t-il tout haut, je m’en charge. Allez dire au geôlier Allan qu’il retienne prisonnier ce jeune drôle jusqu’à nouvel ordre… Morris Mac-Diarmid, je crois… Allez, mon garçon !

Françès était à genoux auprès de sa tante évanouie. Elle se redressa au nom de Morris, et prêta l’oreille : elle venait de voir Morris traverser le préau ; il devait être bien près de la porte extérieure. Un ébranlement suivi d’un bruit sourd annonça que les lourds battants venaient de tomber.

Morris était libre.

Françès se redonna tout entière aux soins qu’exigeait la position de Fenella Daws.

Celle-ci était renversée sur son fauteuil et jetait en arrière les quelques cheveux pâles qui faisaient à son visage blafard une couronne assortie. Elle avait fermé ses yeux blancs.

La malheureuse Fenella n’avait plus de souffle. À dater de l’instant où son expérience lui avait dit qu’il fallait s’évanouir, elle était tombée sans mouvement, après avoir poussé un grand cri.

Depuis ce moment, elle retenait sa respiration de son mieux et composait les muscles de sa maigre figure, selon l’art de la pâmoison.

Mistress Daws avait étudié cet art à fond, depuis longues années. Elle ne perdait jamais une occasion de s’évanouir. C’était chez elle un goût, presque une passion. Françès, qui savait parfaitement à quoi s’en tenir sur la valeur de ces accidents, se soumettait à les prendre au sérieux en apparence, et s’empressait autour de Fenella comme s’il se fût agi de vie et de mort.

Josuah Daws se mettait également de la partie. C’étaient des robes délacées, des flacons débouchés, de l’eau versée à flots, de l’éther, des sels et des petits coups dans le creux de la main.

Fenella était aux anges. Tous les goûts sont dans la nature.

Quand la chose avait duré suffisamment, Fenella rouvrait ses yeux blancs et respirait avec bruit.

Puis elle jetait un regard égaré autour d’elle.

Puis encore, elle souriait bien doucement…

Cette scène était toujours la même. Il n’y avait rien à y changer. Ce jour-là, mistress Daws reprit ses sens comme à l’ordinaire, et joua dans la perfection ce tremblement ébahi des gens qui reviennent à la vie.

Puis elle se hâta d’ouvrir son portefeuille afin d’y ajouter ces lignes :

« Long évanouissement causé par la conduite imprudente et romanesque de ma nièce, miss Francès Roberts. »

Cette phrase devait clore la série d’observations ayant trait aux prisons de Galway.

Fenella eut la force de se lever et le courage de s’acheminer vers le nouvel appartement offert par Mac-Foote au sous-intendant de police.

Faible encore et le visage couvert de cette pâleur qui suit les grandes émotions, elle prit sur elle de dévorer un bifteck énorme et de boire un flacon de sherry
 

Une toute petite maison s’élevait au milieu des bogs solitaires entre Carndulla et Ballinderry, à une bonne lieue de la ville de Tuam.

On l’avait bâtie sur un petit tertre, fondé de main d’homme, qui dominait de quelques pieds la fange voisine.

Tout alentour il y avait un fossé profond rempli de boue liquide, au-dessus de laquelle la végétation des marais commençait à jeter son perfide voile de verdure.

La maison était construite de façon à présenter extérieurement l’aspect d’une guérite écrasée. Son toit, formé de mottes de gazon disposées en écailles, était taillé à quatre pans et gardait à son centre un trou carré sans tuyau, par où s’échappait la fumée du feu de tourbe, dans les mauvais jours de l’hiver.

Les murailles étaient en terre battue. Nulle poutre, nul pieu n’en protégeait la chancelante décrépitude.

L’atmosphère humide et dissolvante des bogs avait miné les angles de la cabane où manquaient çà et là de grosses mottes de terre. On voyait partout des crevasses le long des murailles, qui restaient néanmoins molles au toucher et suintaient continuellement des gouttelettes d’eau, à travers la mousse verdâtre qui les tapissait en quelques endroits.

À part la porte étroite et basse, fermée à l’aide d’une claie, la maison ne présentait qu’une seule ouverture qui regardait le midi.

L’intérieur était une chambre unique qui eût tenu quatre fois, pour le moins, dans la salle commune de la maison de Mill’s Mac-Diarmid.

Au milieu de la chambre se trouvait une excavation correspondant avec le trou du toit : c’était la cheminée.

L’hiver, la vapeur épaisse de la tourbe s’élançait de ce foyer et remplissait la hutte avant de s’échapper par l’ouverture supérieure.

Un peu à gauche de cette cheminée, une corde de paille, tendue d’une muraille à l’autre, comme chez le vieux Mill’s, séparait la pièce en deux compartiments inégaux ; l’un était l’asile des bestiaux, l’autre celui des créatures humaines.

Mais l’asile des bestiaux était vide. Il n’y avait rien au delà de la corde tendue, sinon la couche souillée, émiettée, réduite en poussière immonde d’une truie étique, qui était morte de faim un an auparavant.

Impossible de se figurer une nudité plus froide une misère plus absolue !

Point de table auprès du foyer central ; point d’escabelles à l’entour ; pas même, aux murailles crevassées, ce pauvre luxe si cher à l’Irlandais catholique : l’image vénérée de son patron, le bon saint qui prie pour lui dans le ciel…

Rien ; un air épais, mouillé, fétide.

De l’eau sur le sol, de l’eau dégouttant le long des parois raboteuses.

Dans un coin, une haute pyramide de tourbes taillées, auprès de laquelle brillaient deux de ces larges bêches tranchantes et droites qui servent à couper le gazon des tourbières.

Dans un autre coin, quelques brins de paille sur lesquels étaient couchés deux enfants à demi nus…

C’était à peu près l’heure où les Molly-Maguires sortaient de la galerie du Géant. Le jour, qui commençait à poindre, éclairait faiblement les objets dans la misérable demeure.

On voyait la brume des bogs blanchir et s’illuminer à travers les nombreuses crevasses des murailles.

La lumière, qui tombait de biais sur les deux enfants endormis, éclairait leurs membres grêles à travers les grands trous de leurs haillons, et faisait ressortir les tons hâves de leurs petites figures ravagées par la misère.

C’était une petite fille de onze ans à peu près et un garçon qui pouvait avoir une année de moins. Ils étaient de la même taille et se ressemblaient presque trait pour trait.

Leurs pauvres petits visages souffrants étaient enfouis dans les masses mêlées de leurs énormes chevelures. Leurs traits avaient de la douceur et peut-être n’eût-il fallu qu’un peu de bonheur pour y mettre la souriante beauté de l’enfance.

Mais ils étaient si pâles, si maigres, si chétifs ! L’air mortel des bogs pesait si lourdement sur leurs pauvres poitrines !

Ils avaient eu faim si souvent et si longtemps !

Le garçon était couché en travers, aux pieds de sa sœur, qui se faisait un oreiller de son bras arrondi.

Leur sommeil était pesant et inquiet tout à la fois. Par instant ils demeuraient comme accablés sous l’oppression qui serrait leur poitrine ; puis, ils s’agitaient sur leur couche humide ; la sueur perlait sous leurs longs cheveux, et leurs bouches qui brûlaient murmuraient une plainte.

La petite fille se dressa tout à coup sur son séant.

Elle jeta autour de la chambre le regard égaré de ses grands yeux. Ses deux mains pressèrent sa poitrine haletante.

— Jésus ! Lord ! dit elle, que j’ai faim !

Elle se prit à marcher à quatre pattes, la tête presque sur le sol, flairant les débris de toutes sortes comme un animal sauvage et cherchant dans la poussière.

Mais elle avait cherché tant de fois déjà ! il n’y avait rien ! La dernière pelure de pomme de terre avait été dévorée dès longtemps…

Un cri sourd râla dans la gorge de la jeune fille, qui regagna sa couche de paille en rampant.

Elle s’y assit et appuya son dos contre la muraille mouillée.

— Paddy ! murmura-t-elle, mon petit frère Paddy… je crois que je vais mourir !…

L’enfant ne s’éveilla pas tout de suite. Il s’agita dans son sommeil ; puis il se dressa tout à coup comme avait fait sa sœur, et saisit à deux mains sa maigre poitrine.

— Oh !… oh !… dit-il, — j’ai grand’faim, seigneur Jésus !

La petite fille gémissait et pleurait.

— Qu’avez-vous, ma sœur Su ? demanda Paddy en se glissant sur la paille ; il ne faut pas pleurer… voyez, je ne pleure pas, moi !

La voix du pauvre enfant tremblait et ses paupières creusées rendaient de grosses larmes.

— Paddy, mon petit frère, murmura Su dont la voix semblait faiblir, on dit que cela fait mal de mourir… et je souffre bien !… Je crois que tu vas rester seul dans les bogs…

Paddy jeta ses bras autour du cou de sa sœur.

— Je t’en prie ! je t’en prie, s’écria-t-il, ne m’abandonne pas !… Je suis un homme, moi, et je serais bien longtemps peut-être avant de souffrir assez pour mourir…

Les deux enfants se tinrent embrassés durant quelques secondes.

Su regarda son frère en essayant de sourire.

— Me voilà mieux, dit-elle ; nous passerons cette nuit comme les autres et peut-être notre père Gib apportera de quoi manger demain matin.

Paddy secoua sa tête chevelue.

— Il y a trois jours que notre père Gib n’est venu ! répliqua-t-il, trois jours !… C’est bien long d’avoir faim pendant trois jours !

Sa voix s’éveilla subitement, et prit à l’improviste un accent de gaieté.

— Vous ne savez pas, petite sœur ! s’écria-t-il, oh ! le beau rêve que j’ai fait ! le beau rêve !… Il était venu des grands seigneurs voir notre cabane, et l’un d’eux m’avait emmené avec lui… loin, bien loin, au delà des lacs, je ne sais où… J’avais de beaux habits de toile où il n’y avait point de trous. On m’avait donné des souliers à semelles de bois, et mes pieds ne saignaient plus en heurtant contre les branches mortes des bog-pines cachées dans l’herbe du marais… et tant que durait le jour, Su, oh ! ma sœur, écoutez cela ! je mangeais ! je mangeais de grosses pommes de terre, des pains d’avoine et de la viande comme si c’eût été toujours le matin de la Noël !…

Le jour grandissant montrait la lueur avide qui brûlait dans les yeux des pauvres enfants.

Su passait sa langue sur sa lèvre pâlie.

— Des pommes de terre ! murmura-t-elle. Du pain d’avoine !… Ah ! Jésus ! Jésus ! que j’ai faim !

— Moi aussi, répliqua Paddy qui perdit son sourire. J’ai grand’faim !… Il y a comme une main de fer qui se remue au dedans de ma poitrine vide… Mais, ma pauvre sœur, comme je mangeais !… Qui vit jamais des pommes de terre si grosses ? Les pains d’avoine étaient grands comme moi !

Le dos de Su glissa le long de la muraille et sa tête retomba sur son bras.

— Du pain ! oh ! du pain ! dit-elle d’une voix qu’on entendait à peine.

Paddy, chancelant à son tour, se renversa sur la paille en balbutiant le récit de son rêve.

Les deux enfants dormaient. Tous deux souriaient dans leur sommeil. L’image évoquée leur apparaissait de nouveau sans doute, et ils songeaient qu’il y avait du pain dans la cabane…

Le jour était levé tout à fait. À sa clarté brillante la triste demeure paraissait plus nue encore, s’il est possible, et plus misérable qu’aux lueurs douteuses du crépuscule.

Au dehors, la brune matinière s’étendait sur la vaste solitude des bogs, et rien ne troublait, à plusieurs milles à la ronde, l’uniforme et lourd silence.

Un bruit lointain et vague se fit pourtant. C’était comme le son léger du pas d’un poney, frappant le gazon sourd des tourbières.

Ce bruit approchait rapidement.

Une forme vague apparut parmi la brume, pour se cacher un instant et reparaître bientôt plus proche.

C’était un cavalier qui courait au galop en zigzag, suivant les capricieux sentiers des langues de terre ferme qui tournent autour des flaques d’eau croupies.

Au bout de quelques secondes, on aurait pu reconnaître la taille courbée et les haillons de Gib Roe.

Gib semblait fatigué. Ses cheveux qui, d’ordinaire, se hérissaient autour de son crâne montueux retombaient, amollis par le brouillard du matin et par la sueur qui baignait leur racine.

Il mit pied à terre au bas du petit tertre qui servait d’assise à la cabane. Il le monta en quelques enjambées rapides, et fit sauter la claie en dedans d’un coup de shillelah.

Paddy et Su s’agitèrent sur la paille en murmurant faiblement des plaintes, mais ils ne s’éveillèrent point.

Gib avait autour de sa ceinture, sous son carrick en lambeaux, un bissac de toile qu’il mit à cheval sur la corde de paille.

— Allons, mes chérubins, allons ! dit-il, debout un peu, et en besogne !

La petite Su se roula en poussant un douloureux murmure, et Paddy mit ses deux petites mains sur ses yeux qui ne voulaient point s’ouvrir.

— Allons, créatures ! s’écria Gib en frappant du pied, debout, ou mon shillelah va causer !

Les deux enfants sautèrent machinalement sur leurs pieds nus et demeurèrent durant une seconde dans cet abêtissement qui suit un trop brusque réveil.

Gib les regardait avec un sourire autour de sa lèvre et des larmes dans les yeux.

— Sont-ils maigres ! se disait-il.

Puis il ajoutait avec un mystérieux mouvement de joie :

— Ça va finir… Su aura de petites joues rondes et roses… l’enfant Paddy prendra de la graisse comme un gentleman… ce sera grand, beau, fort !… Ah ! dame, reprit-il en baissant les yeux d’un air d’embarras, on ne peut pas laisser mourir comme ça de pauvres chers innocents que le bon Dieu vous a donnés !…

Pendant cela, les deux enfants avaient secoué leurs grandes chevelures et ouvraient les yeux tant qu’ils pouvaient, fouillant du regard les poches de leur père.

Une expression de consternation profonde se répandait sur leurs pauvres petites figures hâves et décharnées.

Ils ne dirent rien pourtant, et chacun d’eux alla prendre une des mains de Gib pour y mettre une caresse.

— Oui, oui, mes anges chéris, murmura Roe, j’aurais donné mon âme à Satan pour vous deux !

— Bonjour, père, dit bien doucement la petite Su.

Paddy répéta :

— Bonjour, père.

Roe les prit tour à tour dans ses bras et les baisa passionnément.

Puis il mit à les repousser une sorte de brusquerie, et ses gros sourcils se froncèrent.

— Arrah ! grommela-t-il ; sans ces petites gens-là, j’aurais bonne conscience et les rêves de la nuit ne me feraient pas peur !

— Mon père Gib, dit Su, dont la faim torturait l’estomac frêle, apportez-vous quelque chose à manger ?

Paddy regarda son père d’un air craintif et s’approcha plus près.

Il se sentait trembler et défaillir.

Gib montra du doigt le bissac à cheval sur la corde de paille. Les deux enfants ne firent qu’un bond. Leurs mains se plongèrent à la fois sous la toile, et leurs bouches s’emplirent avidement, tandis qu’ils poussaient des cris étouffés de sauvage plaisir.

Le bissac contenait deux pains d’avoine et quelques pommes de terre.

— C’est mon rêve, ma sœur Su ! disait Paddy la bouche pleine, c’est mon beau rêve !… Vois comme le pain est tendre et blanc !

Su ne pouvait répondre. Elle mangeait ; elle mangeait avec une incroyable avidité.

Les larmes étaient revenues aux yeux de Gib Roe.

— Ils n’auront plus faim, pensait-il, les pauvres chéris !… Comme ils mangent !… je les aurais trouvés morts quelque jour dans les bogs… Ah ! le bon Dieu me punira peut-être ; mais que ça fait de bien de les voir manger et être heureux !

Su et Paddy s’étaient jetés par terre pour être plus à l’aise, Gib vint se coucher sur le sol entre eux deux.

Il embrassait la petite Su, qui s’échappait de ses mains afin de ne point perdre une bouchée. Il se tournait vers Paddy, qui n’avait pas le temps de lui rendre une caresse, et qui mangeait, et qui mangeait !…

Gib souriait, bien heureux. Il attirait à lui les deux enfants et les serrait contre son cœur avec un indicible amour. Ils se roulaient tous les trois sur le sol mouillé. Leurs grands cheveux incultes se mêlaient. Tout dans cette scène avait un caractère d’allégresse sauvage et d’étrange joie.

La misère était là tout autour, la misère nue, horrible, menaçante ; mais, parmi cette misère, il y avait de fougueuses délices et une jouissance vive qui n’est point autour de la table des lords.

Les longues dents blanches des enfants mordaient le pain sans relâche. De fugitives couleurs remontaient lentement à leurs joues et leur rendaient cette beauté gaie qui sourit sur les jeunes fronts.

Comme le pauvre Gib les trouvait jolis, et comme il les aimait !

— C’est bon cela, petite Su, mon gentil cœur ? murmurait-il sans savoir ce qu’il disait. Le vieux Gib a donné du pain à son garçon Paddy !… Oh ! ma bouchal ! que le pain est bon quand on a grand’faim !… Écoutez ! écoutez ! pour ce pain-là Gib a vendu son âme… Mais nous irons loin, bien loin dans le pays des traîtres Saxons, où les enfants de Gib ne manqueront jamais de pommes de terre…

Su et Paddy dévoraient, ils n’avaient garde de comprendre.

Gib tira de sa poche une petite gourde où il y avait du potteen. Il l’approcha lui-même tour à tour de la bouche des deux enfants qui burent avidement.

Et Gib riait lui-même d’un rire d’enfant.

— C’est bon ! c’est bien bon ! répétait-il ; mais le pauvre Roe n’est plus un Irlandais… ça lui coûte cher !… Il faudra qu’il passe le canal comme un méchant… comme un traître middleman, engraissé avec du sang et qui fuit le couteau des vengeances !… Oh ! mais ce n’est pas pour lui que Gib a fait cela !… Les enfants avaient faim et soif… Dieu aura pitié du pauvre Gib !

Il levait ses yeux vers le ciel avec une expression de prière ardente. Sa physionomie avait changé complètement. Ce n’était plus cet air humble et cauteleux que nous lui avons vu à l’auberge du Roi Malcolm et dans la galerie du Géant. Sur sa figure maigre et ravagée il y avait maintenant une fierté puissante et un dévouement tout plein de passion.

C’était le père, chargé par Dieu de protéger et de défendre ; le père remplaçant la mère morte et succédant à son immense amour…

Il y avait en cet homme l’abnégation qui ne calcule pas, la tendresse sublime qui voit un précipice ouvert sur sa route, et qui marche en avant.

Il y avait cela parmi les dégradants symptômes de la maladie irlandaise : la misère et la servitude.

Le mal et le bien étaient mêlés en lui. Le mensonge vil, la trahison infâme vivaient dans ce cœur aveuglé côte à côte avec l’héroïsme.

Une dernière fois il pressa les deux enfants contre son cœur avec passion, puis il se leva brusquement.

Une résolution farouche brillait dans son regard, subitement assombri.

Och ! fit-il après avoir bu d’un trait le restant de la gourde, ce sera une bonne action qui me rendra moins lourd le sang du vieux Mill’s Mac-Diarmid !… Debout ! Su ; debout ! Paddy… Vous mangerez en marchant, mes chéris… Il faut qu’avant une heure d’ici vous soyez dans les rues de Tuam.

Les deux enfants se levèrent, obéissants, et Paddy demanda :

— Pourquoi faire ?

— Écoutez-moi bien… Il y a en ce moment à Tuam un chef d’habits rouges qui se nomme le major Percy Mortimer.

— Oh ! nous le connaissons bien, interrompit Su ; il a une veste toute dorée, et il est bien bon…

— Bien bon, reprit Paddy, — car il nous a donné deux fois de l’argent en traversant les bogs à la tête de ses beaux soldats.

— Ah ! il vous a donné de l’argent ? murmura Gib en baissant les yeux.

Puis il ajouta entre ses dents :

— Il a fait du bien aux chers innocents… je prierai Dieu pour lui quand il sera mort.

Il secoua ses cheveux qui se séchaient et s’ébouriffaient de nouveau autour de sa tête, puis il poursuivit :

— C’est un méchant, Su, ma fille… mon petit Paddy, c’est un traître qui a tué beaucoup, beaucoup des amis de votre père !

— Nous ne voulons pas aller vers lui ! s’écrièrent à la fois les deux enfants.

— Il vous donnera peut-être encore de l’argent… D’ailleurs je le veux… Quand vous serez à Tuam, vous demanderez le major Percy Mortimer, et vous irez dans sa maison… écoutez-moi bien, enfants, car s’il vous arrivait d’oublier mes paroles, les payeurs de minuit tueraient votre père.

À ce nom redoutable, Paddy et Su se serrèrent en tremblant contre les haillons de Gib.

Celui-ci prit leurs petites mains et les rassembla dans les siennes. Il parla durant quelques minutes d’une voix rapide et basse, puis les deux enfants, chargés des restes de leur repas, s’élancèrent au dehors.

Gib resta debout sur le seuil de la cabane.

Les deux enfants descendirent le tertre en bondissant ; ils étaient forts, ils étaient heureux.

Gib Roe les suivait avec cette admiration de père qui met un bandeau sur la vue, comme l’amour.

Il les trouvait beaux et charmants. Son cœur était rempli d’espoir. La joie présente combattait, victorieuse, l’amertume de ses remords.

Paddy et Su étaient arrivés au pied du tertre et avaient franchi la douve boueuse qui entourait la cabane. Ils commençaient à courir en zigzag autour des flaques d’eau voilées de verdure et suivaient leur route tortueuse avec un admirable instinct.

Gib Roe les regardait toujours, les deux enfants se tenaient par la main. Leurs petits membres grêles apparaissaient au travers des trous de leurs haillons. Ils étaient tous les deux fluets et frêles, mais gracieux et vifs. Leur course légère franchissait tous les obstacles comme par magie. On voyait flotter et s’agiter derrière eux les masses éparses de leurs longs cheveux.

Le soleil montait lentement au-dessus de la ligne de l’horizon, et son disque large apparaissait, rougi, parmi la brume.

Il était un peu plus de huit heures du matin.

Un instant encore le regard de Gib suivit les formes sveltes des deux enfants qui glissaient en zigzag dans le brouillard, puis les formes se firent indécises ; une muraille grisâtre tomba entre elles et le regard de Roe.

Il y avait désormais tout autour de lui un voile uniforme qui cachait de tous côtés l’horizon, et en deçà duquel on n’apercevait rien, sinon la solitude plate du bog.

Le coupeur de tourbes rentra dans sa cabane, et prit par habitude une des bêches tranchantes qui lui servaient à enlever le gazon ; mais il la rejeta bientôt et s’assit rêveur sur la paille.

Ce métier n’était plus le sien. C’était peut-être la dernière fois qu’il voyait les murailles nues, mais chères, de sa misérable demeure…

Les deux enfants couraient maintenant perdus dans le vaste désert des bogs. Il n’y avait point là de routes tracées, et aucun signe sensible ne pouvait leur servir à reconnaître le chemin. C’étaient des flaques d’eau recouvertes d’un tapis uniforme, de l’herbe couchée, des joncs ras, et çà et là quelques maigres pousses de bog-pines.

Et toujours, et toujours…

Ils allaient, guidés par un instinct sûr et aussi difficile à tromper que celui des poneys eux-mêmes. Et en courant, la petite Su disait :

— Que veut-on faire au major saxon Mortimer ?

— Notre père Gib, répliqua le garçon, dit que le major a tué beaucoup d’Irlandais… Je crois bien qu’on veut tuer le major.

Su perdit son sourire et ralentit son pas.

— Le tuer ! murmura-t-elle. Oui, je pense que vous avez raison, mon frère Paddy… Mais nous serons donc cause de sa mort, nous qui allons vers lui pour le tromper ?

— Oh ! dit le garçon, c’est un Anglais après tout !… et ce sont les Anglais qui nous prennent notre pain !

— J’ai entendu dire, reprit Su, après un instant de silence pensif, que ce n’est pas un péché de tuer un Saxon.

— Un péché ! s’écria Paddy étonné, pourquoi serait-ce un péché ?… Quand je serai grand, je tuerai bien des Saxons !… Ce sont eux qui vous font souffrir de la faim, ma petite sœur… et que la faim fait mal !… J’en tuerai tant que je pourrai !

Su resta un instant comme embarrassée. Quelque chose parlait vaguement au fond de sa conscience et protestait contre ces paroles de meurtre ; mais nul enseignement reçu n’était en elle pour soutenir ou guider ses instincts généreux. C’était une petite sauvage. Elle n’avait entendu jamais que des paroles de haine et de colère.

Elle haussa les épaules en riant aux éclats. Tout à coup :

— Que me fait le Saxon ? s’écria-t-elle ; moi aussi je veux tuer des Saxons, quand je serai grande et forte !

De vives couleurs étaient revenues à sa joue, et son grand œil noir avait un éclat vengeur.

En ce pauvre pays couvert de ruines, et que les Anglais ont fait si misérable, la haine de l’Anglais est en quelque sorte naturelle. Elle éclate chez l’homme ; elle couve dans l’âme de la femme ; on la retrouve jusqu’au fond du cœur de l’enfant.

Paddy et Su reprirent leur route en riant et en parlant de meurtre bien gaiement. Vous eussiez dit des êtres à l’âme cruelle et sans pitié. Leurs maigres visages rayonnaient à l’idée du sang versé. Il semblait qu’il n’y eût rien, dans ces cœurs viciés avant l’âge, que haine implacable et férocité froide. Quelque part dans les bogs ils trouvèrent une vieille mendiante, gisant à terre et se mourant de faim.

Ceci est, hélas ! bien commun dans le Connaught.

Et voilà les deux enfants, agenouillés auprès de la pauvre vieille ; et les restes du repas, gardés si précieusement dans la prévision de la faim redoutée, sont prodigués généreusement…

— Prenez tout, notre mère, prenez tout, tout, tout !… Oh ! la faim fait tant souffrir !… Pauvre femme ! nous sommes jeunes, nous… Mangez et que Dieu vous bénisse !

Et leurs visages avaient pris d’angéliques douceurs ; leurs yeux se regardaient, humides ; ils s’embrassaient, écoutant la voix inconnue de leur conscience et surpris d’avoir tant de joie, eux qui venaient de donner leur dernier morceau de pain !

Ils se reprirent la main. Leur course était plus légère. Vous eussiez suivi dans la brume éclaircie les caprices de leurs bonds gracieux.

Ils avaient dans le cœur la naïve bonté du premier âge. C’étaient de douces créatures, qui allaient tuer un homme et qui souriaient…

L’ignorance est ainsi.

Quelques instants après, ils sortaient du bog pour entrer dans le cercle des terres cultivées qui entourent la ville de Tuam. Quelques instants encore, et ils franchissaient les premières maisons de la cité.

Les rues étaient désertes et les boutiques fermées, comme en un jour d’émeute.

Su et Paddy voulurent s’adresser aux rares passants pour demander la demeure du major, mais les passants se détournaient d’eux avec colère en murmurant quelque malédiction à l’adresse des soldats anglais.

Su et Paddy allaient toujours.

Au détour d’une rue, ils entendirent sur le pavé sonore les pas retentissants d’une troupe de cavaliers.

— Les voilà, petit frère ! dit Su ; souvenez-vous bien !…

On voyait briller, en effet, au bout de la voie, les dorures des dragons de la Reine.

Le major Percy Mortimer était en tête de la troupe.

Les deux enfants s’élancèrent aux deux côtés de son cheval.

— Oh ! Votre Honneur ! Votre Honneur ! s’écrièrent-ils à la fois, six pence pour chacun de nous !… six pence pour votre vie et celle de vos braves soldats que nous venons sauver !…


XI

Le piège.


Le bog de Clare-Galway s’étend à l’est de la petite ville de ce nom, entre Corbally et Oranmore.

Le cours de la Moyne, bordé de terres labourables et de petits bois de chêne, le sépare complétement des grands bois qui tournent autour du Tuam, traversent le Mayo, et vont jusqu’aux montagnes du comté de Sligo.

Le bog de Clare-Galway ne présente pas tout à fait le même aspect que les marais ses voisins, et menace le voyageur de dangers plus réels.

Des petites collines qui forment la chaussée du lac Corrib, le bog apparaît comme un taillis épais et bas ; on ne voit nul intervalle entre les troncs rabougris et rampants des bog-pines ; c’est une immense plaine d’un vert rougeâtre, un tapis gigantesque sans tache ni pli.

Lorsqu’on descend au-dessous du bourg de Clare-Galway, la physionomie du bog se modifie sensiblement. Le prétendu taillis est une longue suite de petits mamelons sur lesquels croît le pin de marais ; entre ces mamelons, qui sont tantôt des îles, tantôt des péninsules, de larges flaques, impossibles à franchir d’un saut, étendent leurs eaux croupissantes.

Dans les autres bogs, les langues de terre serpentent assez régulièrement pour qu’on puisse suivre sa route et parcourir de longues distances sans être obligé de s’arrêter court.

Ici, nul moyen de se diriger à travers le marais ; à chaque instant on se trouve à la pointe de quelque petit promontoire au delà duquel il n’y a rien, sinon la vase profonde.

Il faut de nécessité suivre les routes grossièrement tracées et les chaussées de bois que les gens du pays ont jetées aux endroits les moins praticables.

La route directe de Tuam à Galway passe au beau milieu du marais. La principale chaussée de planches est destinée à faciliter ce trajet. Elle a près d’un mille de long et seulement quelques pieds de largeur.

Il est un endroit, dans le parcours de cette voie périlleuse, où le touriste le plus résolu sent son cœur faiblir. La chaussée, qui dans toute sa longueur s’appuie, à de courts intervalles, sur quelques fragments de terre ferme, n’a ici pour soutiens que des troncs d’arbres jetés de distance en distance sur une boue plus liquide que du mortier.

Ce lac de fange est formé par le cours d’un petit ruisseau nommée le Doon, qui prend sa source vers le comté de Roscommon et va se jeter dans le lac Corrib. Forcé de traverser le terrain plat des bogs, le ruisseau élargit son lit outre mesure ; il n’a plus de cours : ce sont de petits filets d’eau presque imperceptibles qui se frayent un passage lent parmi la terre délayée.

Hors du marais le ruisseau se reprend à couler entre deux rives que sépare à peine la largeur d’une enjambée ; dans le marais il s’étale sur une étendue de plusieurs centaines de pieds.

À cet endroit, la chaussée de planches tremble sous le moindre poids ; les bonnes gens du pays prétendent que les troncs d’arbres la font plus solide sur ce point que partout ailleurs ; mais c’est chose effrayante que de voir ce sentier mobile qui gémit et ondoie au-dessus du fangeux précipice.

Quelques heures après le tumultueux conseil tenu dans la galerie du Géant, à la pointe de Ranach, on aurait pu voir un nombre considérable de paysans armés de scies et de pioches qui se dirigeaient vers le cours du Doon.

Ils venaient de différents côtés, mais la plupart tournaient le dos au lac Corrib.

Ils se réunirent sur un tertre couvert de pins et y tinrent une sorte de conseil. Le soleil commençait à percer le brouillard ; c’était à peu près l’instant on la petite Su et son frère Paddy arrivaient à la ville de Tuam.

Les paysans irlandais rassemblés sur le tertre avaient l’air fort peu rassurés. Ils jetaient leurs regards à droite et à gauche, comme s’ils eussent craint d’être surpris. Leurs outils les embarrassaient ; ils eussent voulu le soleil moins clair et le brouillard plus épais.

Néanmoins, après une courte délibération, dans laquelle dix ou douze garçons armés de mousquets jouèrent le rôle d’orateurs, l’indécision eut un terme. Quelques paysans qui portaient sur le dos, en bandoulière, des cornets à bouquins, se détachèrent du groupe principal et s’éloignèrent dans diverses directions.

On les vit s’avancer avec précaution, sauter çà et là les flaques de boue les moins larges, puis se cacher enfin dans quelques bouquets de bog-pines.

Les uns se tenaient en deçà, les autres au delà du cours du Doon. C’étaient comme des sentinelles chargées de surveiller le passage dangereux.

Le gros du groupe se mit en marche à son tour, après qu’une demi-douzaine de larges bouteilles eurent circulé de rang en rang et reçu l’accolade de chacun.

Ils descendirent du tertre où ils s’étaient tenus jusqu’alors et poussèrent vers le passage du Doon, aussi directement que le leur permettaient les difficultés du terrain.

Ils atteignirent la chaussée de planches et mirent leurs jambes nues dans la vase, le long de ses bords vermoulus.

Le plus grand nombre était à cheval sur les troncs d’arbres, afin de ne se point noyer dans l’océan de boue qui s’étendait autour deux.

Les hommes armés de mousquets restaient sur la chaussée et faisaient office du corps de réserve qui, dans toute expédition bien menée, protège les travailleurs.

Le Rubicon était franchi ; le premier mouvement de frayeur avait cédé au désir de la vengeance. On entendit bientôt de toutes parts le bruit des scies et le son plus éclatant des haches, attaquant les madriers de la chaussée.

C’était un rude travail. Les pièces de bois épaisses reposaient la plupart du temps à plat sur la terre délayée, et la scie ne pouvait point jouer. D’un autre côté, le cornet à bouquin des sentinelles retentissait à chaque instant, annonçant l’approche d’un témoin suspect. Il fallait s’arrêter et attendre.

Mais le témoin était toujours un homme du pays qui, obéissant aux ordres des sentinelles, consentait à passer au large, et qui parfois même poussait la bonne volonté jusqu’à se joindre aux travailleurs.

Ceux-ci étaient pour le plus grand nombre composés de nos nocturnes connaissances de la galerie du Géant. Il y avait là le grand Mahony, armé d’une hache énorme, et qui achevait ordinairement d’un seul coup ce que la scie n’avait pu faire.

Il y avait Mac-Duff qui portait son shillelah attaché derrière le dos et sciait de son mieux, en chantant un lilliburo pour se donner courage ; le pauvre Pat, qui ne faisait pas grande besogne, mais qui en revanche tremblait de tous ses membres.

Ce bon garçon avait tout à craindre ; sa vie se passait en de légitimes angoisses : d’un côté, les Molly-Maguires qui le surveillaient, et pour qui toute faute était sans pardon ; de l’autre, les gens de lord Montrath dont il mangeait le pain, et quel bon pain !

Au moindre soupçon, sa charge lui eût été à coup sûr enlevée, sa chère charge qui lui donnait bien quelquefois à trembler à cause du monstre enfermé dans les ruines de Diarmid, mais qui en définitive était bien douce et permettait au pauvre Pat de manger, de dormir et de boire mieux et plus longtemps que pas un Irlandais.

Chaque fois que le cornet à bouquin des sentinelles retentissait, Pat se sentait perdre le cœur. Il se voyait battu, assommé, pendu, et quand ses idées prenaient une tournure moins sombre, il se voyait chassé de ce bon nid qu’il s’était fait dans les ruines de Diarmid, et réduit au lamentable état de travailler beaucoup pour manger très-peu.

Lui qui aimait tant à manger beaucoup et à ne travailler guère !…

Gib Roe était aussi parmi les ouvriers de destruction ; sa bêche tranchante attaquait le bois vermoulu avec une sorte de fureur. Au fond de l’âme, Gib Roe pensait bien contribuer à une œuvre pie, et il se disait, le malheureux, que le meurtre des dragons protestants compenserait ou à peu près dans la divine balance le meurtre de Mac-Diarmid catholique.

Les hommes armés de mousquets s’échelonnaient le long de la chaussée et veillaient. Un seul parmi eux portait le voile noir sur son visage. C’était un grand jeune homme aux formes élégantes et souples. Sa tête se penchait sur sa poitrine dans une attitude d’hésitation et de tristesse.

Il était appuyé sur son mousquet et demeurait immobile depuis que le premier coup avait attaqué la chaussée.

— Hardi, mes bons garçons ! disait Mahony le Brûleur, dont la hache tranchait le bois comme du fromage. Ce sont ici les apprêts du bal !… à bientôt la danse !

Och ! criait Mac-Duff, qui poussait et retirait sa scie avec effort ; nous méritons bien de voir quelque chose de joli, car la besogne est rude.

— Mon pauvre corps est tout en sueur, murmurait Pat.

— N’aie pas peur, reprenait Mac-Duff ; quelque jour, mon vieux coquin de Pat, nous te sécherons avec un fagot de bog-pine.

La sueur de Pat devenait froide, et ses mains ne pouvaient plus tenir la scie.

Le travail avançait ; mais le soleil montait à l’horizon et dissipait peu à peu le brouillard.

Le temps pressait ; car l’occasion était unique, et il ne fallait pas laisser la besogne inachevée.

Le géant redoublait d’efforts. Sa grande figure, rougie par la chaleur, s’élevait au-dessus de toutes les autres têtes ; il frappait sans relâche ; sa hache émoussée ne coupait plus le bois, elle le broyait.

— Halte ! dit Mac-Duff ; causons un peu avec le potteen, ou nous mourrons comme des chiens sur la place !

Le géant, malgré son ardeur, n’avait point d’argument sérieux à opposer a cette proposition. Le silence succéda pour un instant au grincement des scies et au fracas de la hache ; des cruches de potteen, mises en réserve, circulèrent dans les rangs des travailleurs.

Durant ce court moment de silence, on entendit comme un bruit vague aux alentours.

— Qui diable avons-nous là ? demanda le Brûleur en interrogeant la brume d’un regard inquiet.

Pat, qui devançait tout le monde lorsqu’il s’agissait d’avoir peur, laissa tomber la cruche qu’il tenait à la main.

Le vase lourd s’enfonça lentement dans la fange délayée et disparut peu à peu.

C’était comme un avant-goût du sort qui attendait les dragons de la reine…

Mais personne n’y fit attention en ce moment ; la panique est tôt venue dans le cœur des paysans irlandais.

Ils s’arrêtèrent tous, et prêtèrent l’oreille en tremblant ; la plupart avaient bonne envie de déguerpir.

Le bruit continuait cependant ; on eût dit des chuchotements et des éclats de rire étouffés.

— Oh ! oh ! s’écria Mac-Duff en se touchant le front, j’avais trop bu cette nuit dans la galerie, et je crois que j’ai dit quelques mots à Madge, ma femme, en passant…

Un éclat de rire qui partait de la touffe de bog-pine la plus voisine répondit à cet aveu.

En même temps tous les petits bouquets de pins, aussi loin que la brume laissait pénétrer le regard, semblèrent s’animer ; partout apparurent des têtes rouges ou blanches. La femme de Patrick Mac-Duff n’avait point été plus discrète que son mari ; tout ce qui portait un jupon dans Knockderry et dans le bourg de Corrib s’était donné rendez-vous autour de la chaussée de planches. Le spectacle promettait d’être curieux : les bonnes femmes avaient à choisir entre la noyade des dragons et les élections de Galway ; elles avaient opté pour les dragons, quittes à regagner après la ville au pas de course.

Si bien que chaque buisson cachait une mante rouge, et comme il n’y avait point de sentinelle entre le lac et la chaussée, les bonnes femmes avaient pu s’approcher jusqu’à une centaine de pas des travailleurs dont elles n’étaient séparées que par le lit fangeux du Doon.

Le géant regarda Mac-Duff d’un air menaçant, et peu s’en fallut que ce dernier ne payât son indiscrétion de sa vie ; c’était le droit. Mais Muc-Duff, fanfaron et bavard, avait beaucoup d’amis dans cette foule bavarde et fanfaronne ; chacun était d’ailleurs si content de n’avoir plus peur, que le vent tournait à la clémence.

Un cri de pardon s’éleva ; la hache de Brûleur, qui tournait autour de sa tête, au lieu d’aller vers Mac-Duff, retomba sur le bois et broya du coup un énorme madrier.

— Si c’avait été moi, murmura le pauvre Pat, Dieu sait où je serais maintenant !

— À tous les diables, mon fils, répliqua Mac-Duff, qui, déconcerté un instant, reprenait son audace après le péril. À l’ouvrage, vous autres !… il faut que les dragons nous payent cela.

— La première femme qui parlera, dit la grosse voix du Brûleur, fera un plongeon dans le bog. Le silence répondit à cette menace ; mais il est à croire que les bonnes femmes prirent leur revanche dès que le bruit du travail eut recommencé.

La scie mordit de nouveau le bois, la hache fit rage. Durant une demi-heure encore, ce fut un assourdissant fracas, interrompu seulement de temps à autre, lorsque le cri d’un cornet à bouquin sonnait l’alarme.

Le brouillard achevait de se lever ; le soleil resplendissait au ciel ; on voyait encore la brume comme une barrière circulaire et lointaine, qui laissait à découvert un large rond de verdure à reflets fauves.

— C’est fini, dit le Brûleur en essuyant du revers de sa main son front tout ruisselant de sueur, je vais essayer ça.

Les madriers étaient coupés de distance en distance, de manière à pouvoir basculer sur les troncs d’arbres qui leur servaient d’appui. Mahony monta sur un de ces troncs d’arbre dont l’extrémité dépassait le rebord de la chaussée ; il mit son pied sur la planche que le poids de son corps fit tourner lentement.

Une acclamation générale accueillit cette épreuve.

— Le Brûleur est bien lourd, dit Mac-Duff, mais les chevaux des Saxons sont aussi lourds que lui.

— C’est pourtant moi qui ai scié la planche à cette place, murmura le pauvre Pat ; et dire que personne ne m’en sait gré !…

Le jeune homme au masque noir était toujours appuyé d’une main sur son mousquet ; son autre main soulevait un coin de son voile.

Sous la toile était la figure pâlie et fatiguée de Jermyn Mac-Diarmid.

Il regardait l’œuvre de destruction d’un œil morne et alourdi.

Il y avait sur son visage une amère détresse, et une tempête était dans son cœur. Son âme, que Dieu avait faite généreuse, se révoltait d’instinct énergiquement contre ce meurtre lâche.

À cet instant suprême, une voix s’élevait au dedans de lui et lui criait : « Arrête ! » Il hésitait. Il avait comme un vague désir de s’élancer sur la route de Tuam et de crier à son rival : « La mort est là, n’avancez pas ! »

Mais cet homme ! oh ! cet homme qui lui enlevait le cœur d’Ellen ! il le haïssait d’une haine fougueuse et profonde autant que son amour.

Il était emporté par une puissance mystérieuse ; sa volonté muette ne lui parlait plus ; il y avait un épais bandeau sur sa raison ; il n’était plus lui-même ; c’était comme une folie.

Ellen ! Ellen ! ce nom emplissait son cœur ; cette pensée était sa pensée unique, incessante ; il ne voyait rien qu’Ellen ; Ellen était son seul désir en ce monde et dans l’autre.

Et cet homme était venu lui voler le cœur de la noble heiress !

Jermyn restait cloué à la même place, regardant toujours l’endroit où la planche avait basculé, l’endroit où peut être le sabot du cheval de Mortimer toucherai la fange mortelle pour la première fois.

Ce vide qui restait entre les deux fragments du madrier fascinait son œil ; son regard ne s’en pouvait point détacher, et sa prunelle s’allumait sous ses sourcils froncés convulsivement.

C’est que la nuit était bien près encore, cette nuit d’angoisses où Jermyn avait si cruellement souffert !

Tout revenait à son souvenir, et les images évoquées vivaient devant sa vue.

Oh ! cette nuit avait mis une cuirasse autour du cœur de l’enfant ! lui aussi était maintenant impitoyable !

C’était un cœur doux et timide que l’amour jetait violemment hors de sa voie ; et ceux-là sont les plus terribles.

Il avait aimé dans le silence, avec respect, avec idolâtrie, comme on adore Dieu.

Depuis cette heure où finit l’enfance, et où l’âme, s’essayant à sentir, balbutie ses premières impressions, Jermyn aimait ainsi, exclusivement et passionnément. Il ne se souvenait point de n’avoir pas aimé. C’était sa vie entière dans le passé, son seul espoir dans l’avenir.

Bien des fois, Jermyn avait remercié Dieu de ne lui avoir point donné pour rival un de ses frères…

Mais son rival était un Anglais, un Saxon détesté d’avance, un protestant, un ennemi.

Ce matin, quand Ellen était rentrée de son excursion nocturne, Jermyn n’avait point levé sur elle son regard ; il n’avait point bougé, tant il était absorbé dans sa haine, qui était une portion de son amour.

Le Brûleur avait dû parler cette nuit, le sort de sa vengeance était décidé désormais…

Il était resté là des heures entières, courbé sous le poids de sa penser.

Jermyn était brave ; s’il attaquait ainsi son ennemi ce n’était point par lâcheté ; bien souvent il avait tressailli d’envie en songeant à la possibilité de se trouver face à face avec le major et l’épée à la main.

Mais quelque chose lui disait que le meurtrier de Percy Mortimer serait pour Ellen un éternel objet d’horreur ; il n’osait pas tuer, parce qu’il espérait toujours être aimé.

Il saisit un des mousquets suspendus au-dessus de la cheminée, et suivit le Brûleur qui se dirigeait, une hache à la main, vers la chaussée de planches.

Depuis le premier coup de hache, il avait assisté, immobile et muet, à l’œuvre de destruction.

Maintenant tout était dit, et, pour la première fois, sa conscience se faisait entendre.

Mais à sa voix étouffée répondait la grande voix de la haine. Jermyn parvint à regarder sans frémir l’endroit où la première planche basculait sur le tronc d’arbre, l’endroit où le major Percy Mortimer allait disparaître bientôt dans sa tombe de fange.

Il laissa retomber son masque de toile, mit son fusil sur son épaule, et dit d’un ton froid :

— C’est bien ; éloignons-nous.

L’instant d’après, un silence profond régnait au lieu d’où s’élevait naguère l’assourdissant fracas des haches et des scies.

De loin, la chaussée de planches présentait son aspect ordinaire, et rien n’annonçait un piège.

Le bog avait repris sa physionomie solitaire ; aussi loin que pouvait s’étendre la vue, on n’apercevait rien.

Seulement, de temps à autre, les branches rabougries de quelques buissons de bog-pine s’agitaient tout à coup, bien que nul vent ne soufflât sur le marais. Un murmure indistinct se faisait. Çà et là, derrière les rameaux d’un vert roussâtre, s’étouffait un éclat de rire…


XII

L’agonie.


Des heures s’étaient écoulées depuis le retour d’Ellen à la maison de Mac-Diarmid.

La petite Peggy allait et venait de la chambre à coucher dans la salle commune, vaquant aux soins du ménage.

Le valet Joyce avait emmené les bestiaux aux champs.

Mickey et Sam, harassés de fatigue, dormaient sur la paille commune. Owen et Kate s’étaient retirés silencieux et tristes dans le réduit habité autrefois par le vieux Mill’s.

Les autres Mac-Diarmid étaient absents.

Ellen n’avait point quitté le pied de son lit. Elle restait là, immobile et froide comme une statue. Sa mante rouge, qu’elle n’avait point dépouillée, rejetait son capuce en arrière et laissait a découvert le noble visage de l’heiress.

Il y avait sur ce visage une pâleur terne. Les belles lignes de la bouche se détendaient, fatiguées ; quelques plis se relevaient, ébauchant un amer sourire. Nul rayon ne passait à travers les paupières demi-closes.

Autour du front, la magnifique chevelure de la jeune fille tombait, mêlée et humide encore des sueurs de la nuit.

En allant et en venant, la petite Peggy, vive enfant aux traits intelligents et mobiles, s’arrêtait parfois pour contempler sa maîtresse à la dérobée. Son regard devenait bien triste et sa bouche s’ouvrait pour essayer une consolation ; mais elle n’osait pas…

L’heiress ne la voyait point. Tout était confusion et lassitude dans son esprit blessé. Elle ne pensait point ; elle ne sentait point ; c’était comme une morte.

Mais dans cet engourdissement, il y avait une sourde angoisse qui tenait son cœur éveillé à demi, pour le torturer sans cesse et l’écraser.

Elle souffrait. Son agonie lui laissait un sentiment vague de son martyre et ne lui ôtait que le pouvoir de combattre.

La matinée avançait. Peggy avait préparé la table pour le repas de famille, bien que personne ne songeât à y prendre place.

Ellen fit un mouvement faible ; puis ses deux mains placées soulevèrent sa manie et vinrent se poser sur son front qui brûlait.

Elle ouvrit les yeux ; son regard ébahi fit le tour de sa chambre.

— C’était un rêve ! murmura-t-elle. Il me semblait qu’il y avait autour de moi des ténèbres, et, dans les ténèbres, des étincelles éblouissantes… Où donc ai-je vu ces lugubres étoiles qui brillaient, qui s’éteignaient et qui brillaient encore ?…

Sa tête retomba sur sa poitrine.

— Je ne veux pas penser à cela, reprit-elle. C’était un songe affreux !… il faut l’oublier.

Un frisson parcourut tout son corps, et fit trembler les plis de sa mante.

— L’oublier ! répéta-t-elle avec un subit effroi dans la voix ; mais ils criaient : « Mort ! mort ! » C’est bien vrai… Leurs cris sont encore dans mes oreilles… Mon cœur a froid… Je sais bien qu’ils vont le tuer !

Un sanglot déchira sa poitrine, et ses doigts crispés pressèrent son front convulsivement.

— Ellen ! noble Ellen ! dit l’enfant qui s’était agenouillée auprès d’elle, ne pleurez pas ainsi !… Qu’avez-vous, ma maîtresse ?… C’est moi, votre petite Peggy, que vos larmes font pleurer…

Ellen n’entendait pas.

Tout à coup elle se retourna vivement, comme si un aiguillon l’eût piquée par derrière, et regarda son lit.

Son lit n’était point défait.

Elle poussa un grand cri.

Puis ses bras retombèrent le long de son corps.

— Ellen ! ô noble Ellen ! qu’avez-vous ? disait l’enfant en sanglotant.

— Je n’étais pas ici, cette nuit, murmura l’heiress ; où étais-je ?…

— Quanti je me suis endormie, répliqua l’enfant, vous étiez assise sur votre lit, ma maîtresse… et quand je me suis éveillée ce matin, je vous y ai vue encore…

Les yeux égarés d’Ellen se perdirent dans le vide.

— Hier !… ce matin ! répéta-t-elle comme si elle avait taché avec désespoir de ressaisir ses idées fugitives. Cette nuit !… cette nuit !

Elle se leva et gagna d’un pas machinal la fenêtre ouverte ; elle s’y appuya.

Le paysage sur lequel la nuit étendait naguère son voile sombre était de nouveau devant ses yeux. Le soleil de juin versait à flots sa vive lumière et colorait chaudement ces belles montagnes du Connemara que Walter Scott eût prises pour les Higlands de son cher pays d’Écosse.

L’œil d’Ellen, morne et inanimé, glissa sur ces beautés connues ; sa vue ne percevait qu’une sensation confuse de lumière radieuse, jouant dans un espace sans bornes. Les objets se mêlaient au-devant d’elle et brouillaient leurs lignes vogues ; elle ne voyait rien.

Mais l’air frais du dehors frappait son front ardent et emplissait à flots sa poitrine. La vie et la pensée revenaient en elle à son insu ; sa raison renaissait ; sa force s’éveillait.

Elle souffrait davantage, à mesure qu’elle arrivait à entrevoir le vrai.

Au bout de quelques minutes, elle était face à face avec la réalité.

— Le feu ! murmura-t-elle avec épouvante, en regardant au loin les ruines noires de Diarmid ; c’était là-bas qu’était le feu !… Oh ! je me souviens ! les rochers, la grève, la caverne ! je me souviens ! je me souviens !

Durant quelques secondes elle s’affaissa, plus accablée. Mais son beau corps se redressa tout à coup, tandis que son front rayonnait, fort et superbe.

La petite Peggy, qui était toujours derrière elle, tremblante et désolée, se prit à sourire sous ses larmes.

— C’est fini, pensa-t-elle ; voici la noble Ellen guérie !…

Elle joignit ses petites mains, et commença une prière à la Vierge.

Ellen se retourna brusquement. Son regard, éteint naguère, brillait maintenant. Une résolution calme et pensive éclairait la merveilleuse beauté de son visage.

— Je veux voir mon frère Morris, dit-elle. Faites-le prévenir, Peggy.

Peggy interrompit la prière entamée.

— Ma noble maîtresse, répliqua-t-elle, Morris Mac-Diarmid n’est pas à la ferme.

Un nuage passa sur le front d’Ellen. Elle connaissait le cœur de Morris et comptait sur lui.

Elle réfléchit durant quelques instants.

— Et Jermyn ? reprit-elle.

— Jermyn vient de partir avec le grand Mahony de Galway.

À ce nom, Ellen perdit ses couleurs revenues. Son œil se baissa, tandis qu’un tremblement agitait sa lèvre.

— Il n’y a ici que Mickey et Sam qui dorment, poursuivit Peggy ; faut-il les éveiller ?

— Non, répondit Ellen.

Elle retourna vers la fenêtre et considéra la hauteur du soleil.

Puis, sans s’arrêter à réfléchir davantage, elle abaissa le capuce de sa mante sur son front et sortit de la ferme.

Le soleil inondait le versant du Mamturck, mais ses rayons n’avaient pu dissiper encore le voile de brouillard qui couvrait le Corrib.

L’heiress descendit la montagne. Malgré les fatigues de la nuit, elle avait encore son pas rapide et ferme.

Elle traversa le village de Corrib, dont presque toutes les maisons étaient désertes.

Quelques vieillards restaient seulement sur leurs portes, et tous la saluèrent avec respect.

Ellen atteignit les bords du lac, choisit un bateau dans les roseaux et rama de toute sa force dans la direction de Tuam.

À Tuam il y avait eu grande bataille la veille entre les catholiques et les protestants de la ville, soutenus par des orangistes venus de l’Ulster.

Les dragons de la reine avaient fait leur devoir, non point comme l’entendirent trop longtemps les troupes anglaises, mais dans la vérité du mot. Le major Percy s’était mis entre les deux partis rivaux. Il n’avait fait acception ni de protestants ni de catholiques, et les boutiquiers de Tuam lui reprochaient même avec amertume d’avoir traîtreusement empêché ces derniers d’être écrasés par les orangistes vainqueurs.

Comme si la mission d’un soldat de la reine était de protéger les papistes !

Au moment où la petite Su et son frère Paddy arrivaient à Tuam, le major venait de monter à cheval pour se diriger sur Galway, où les élections réclamaient sa présence.

Il laissait derrière lui le lieutenant Peters avec une petite garnison.

Les deux enfants de Gib Roe le rencontrèrent à la tête de sa troupe, sur le point de quitter Tuam.

C’était un fier et beau soldat. Personne ne portait mieux que lui le brillant uniforme des dragons de Sa Majesté. L’écharpe dorée allait bien à sa taille élégante, et la finesse mâle de ses traits ressortait sous le brillant casque d’or.

On pouvait lui reprocher seulement cette froideur immobile qui repoussait l’œil et glaçait le cœur.

Mais ce flegme, qui était au dedans de lui comme au dehors, pouvait être regardé comme un don suprême dans la position où la fortune l’avait placé.

Il était en Irlande où le terrain brûle et tremble, entre deux partis animés l’un contre l’autre d’une haine aveugle, et toujours prêts à s’entre-déchirer. Il fallait qu’il contînt à la fois les catholiques innombrables et les protestants plus rares, mais plus instruits, plus riches et plus tracassiers.

Il fallait qu’il se dressât au milieu des deux camps comme un mur de glace, fatiguant les efforts mutuels et contraires, lassant les haines fougueuses, et préparant lentement la concorde future par l’impossibilité de la lutte.

Il fallait qu’il personnifiât l’équité sous sa forme la plus sensible, afin que tous reconnussent en lui, qui était le représentant de l’Angleterre, une puissance secourable aux bons, terrible aux méchants.

Et il accomplissait ce rôle ardu avec une persistance héroïque.

Il avait contre lui la haine envieuse de son supérieur immédiat, le colonel Brazer, chef militaire du comté de Clare, qui le surveillait incessamment et donnait à chacun de ses efforts une interprétation mauvaise.

Il avait contre lui les orangistes stupides, les protestants plus éclairés, les autorités jalouses, les repealers dont il contrôlait les assemblées, les Molly-Maguires qu’il combattait à outrance, et jusqu’à ses propres officiers, dont l’intelligence subalterne ne comprenait point sa pensée.

Ceux-ci avaient noué avec Brazer une sorte de tacite et perfide alliance. Mortimer était menacé d’en haut et d’en bas à la fois. Il ne fallait point qu’il trébuchât en sa route, car des mains étaient là, prêtes à hâter sa chute comme à l’empêcher de se relever.

Il était seul, absolument seul contre tous. Autour de lui, si loin que pussent aller ses regards, il voyait des haines amoncelées.

Chacun, fort ou faible, lui faisait obstacle dans la mesure de son pouvoir. C’étaient tous les jours cent combats grands ou petits, des coups d’épée et des coups d’épingle. Une nature aussi robuste que la sienne, mais plus fougueuse, y eût perdu le souffle. Pour ne point devenir fou à cette tache, il fallait sa patience froide et son calme inaltérable.

L’homme et la mission se convenaient. La main qui avait choisi Percy Mortimer est habituée à ne se point tromper.

Pour soutiens dans sa lutte épuisante, il avait la discipline anglaise, qui ne sait point fléchir, et l’homme dont le bras tout-puissant supporte la politique des trois royaumes.

Robert Peel l’avait jugé ; il avait confiance en lui ; et lui, comprenant la pensée de Robert Peel, s’y était donné corps et âme.

Mais sous cette enveloppe froide qui était pour le major Percy Mortimer, au milieu de sa difficile mission, une armure indispensable, il y avait un cœur loyal, une franchise chevaleresque et un besoin d’aimer qui, refoulé sans cesse, sans cesse tendait à se faire jour.

Son intelligence haute et positive s’alliait à une grande générosité.

Le terrible chasseur des Molly-Maguires avait fait grâce bien des fois, lorsque nul œil intéressé ne pouvait accuser sa clémence.

Il avait fait grâce, parce qu’il y avait au fond de son cœur une immense pitié pour ce peuple malheureux, courbé sous le fardeau trop lourd de sa misère, et peut-être aussi parce qu’au moment où son épée se levait, il s’était souvenu d’une belle jeune fille qui était de ce peuple et qui l’aimait.

Il aimait Ellen Mac-Diarmid, et son amour ressemblait à l’amour de l’heiress.

C’était une passion incessamment combattue et qui grandissait toujours parmi les luttes muettes du cœur.

Il aimait et il admirait. Il savait la belle âme d’Ellen, dans laquelle il lisait comme en un livre ouvert.

Aux heures rares où les labeurs de sa charge ne le retenaient point, il s’échappait au galop rapide de son cheval ; il gagnait la pointe de Ranach, et, descendant ce sentier rapide où nous avons vu Pat s’engager pour arriver à la plage, il entrait dans la bouche sombre des grottes de Muyr.

C’était là qu’Ellen l’attendait.

Ils échangeaient leurs cœurs ; ils oubliaient en de cours instants de bonheur la longue souffrance.

Et quand Mortimer, regagnant le haut de la montagne, sautait sur son généreux cheval, il était plus vaillant et plus fort. Et quand la noble vierge retournait à pas lents vers la ferme de son père d’adoption, elle avait des souvenirs heureux pour plus d’un jour de tristesse.

C’était un pur et bel amour, tout plein de dévouement et d’oubli. Ils étaient l’un à l’autre, et nulle pensée égoïste ne venait jamais au travers de leur tendresse.

Ils espéraient, parce que l’amour espère toujours. Percy disait que peut-être dans l’avenir leur union serait le premier anneau de la chaîne qui rapprocherait les partis extrêmes. Ellen souriait et disait :

— Dieu le veuille !

Mais c’étaient de vagues espoirs, séparés de la réalité par un abîme. Le vrai, c’est qu’ils s’aimaient ardemment et sans mesure…

Les deux enfants de Gib Roe tenaient, chacun de son côté, la bride du cheval de Mortimer.

Et ils criaient, répétant la leçon enseignée par leur père.

— Oh ! bon seigneur ! six pence, pour le salut de votre vie !

Le major arrêta son cheval, et regarda tour à tour les deux enfants dont les traits amaigris conservaient la naïveté maligne de leur âge.

Su et Paddy souriaient doucement ; ils jouaient leur rôle à ravir, et rien en eux n’annonçait le mensonge.

— Il me semble que je vous ai déjà rencontrés dans le marais, enfants ? dit le major.

— Oh ! Jésus ! oui, certes, Votre Honneur ! répliqua Su.

— Et vous nous avez donné six pence, ajouta Paddy.

— Six pence pour acheter du gâteau d’avoine, mon bon lord !

— Et qui vous envoie vers moi ?

— Oh ! Lord ! Jésus ! s’écria la petite Su, qui nous envoie ?… Personne ne nous envoie, mon bon seigneur !… Si l’on savait que nous sommes venus, nos pauvres corps seraient demain avec les poissons, au fond du Corrib…

— Nous sommes venus, reprit Paddy, pour avoir six pence, mon bon lord, et pour vous sauver la vie.

Le major se tourna vers ses officiers qui souriaient avec mépris et haussaient les épaules.

— Que pensez-vous de cela, messieurs ? demanda-t-il.

— Nous pensons, répondirent tout d’une voix les officiers, que ces petits drôles veulent nous attirer dans quelque embuscade, le long des taillis, qui bordent le Corrib.

— Oh ! non, Vos Honneurs ! s’écria la petite Su.

— Oh ! non, non, répéta Paddy, non, bien sûr !… nous venons vous dire au contraire ou est l’embuscade.

— Il y a donc une embuscade ? dit le major.

— Oui, Votre Honneur… une grande embuscade, où vous resterez tous !

— Vous êtes forts, dit le petit garçon en secouant la tête, et vous avez de longs sabres tranchants… mais ils sont si nombreux derrière les arbres !…

— Vous les avez vus ?

— Oui certes… ils sont venus là au lever du jour, avec des fusils, des pistolets, des haches et tout ce qu’il faut pour tuer les hommes… et ils se réjouissent, parce qu’ils disent qu’aucun de vous ne pourra s’échapper !

Mortimer, toujours impassible, se tourna de nouveau vers les officiers ; ceux-ci semblaient sérieusement intrigués et commençaient à prêter grande attention aux paroles des enfants.

— Qu’en dites-vous, messieurs ? répéta Mortimer.

Les officiers ne souriaient plus avec mépris et ne songeaient point à hausser les épaules.

Ils se consultèrent un instant du regard.

— Il y a de mauvais passages sur le bord du Corrib, dit l’enseigne Dixon.

— Je sais plus d’un endroit, ajouta l’un des cornettes, où une centaine de ces drôles maudits nous donnerait bien du fil à retordre !

— Et ils sont plus de mille ! murmura Su en joignant ses petites mains.

— Plus de deux mille ! appuya le garçon.

— Ni mon frère ni moi nous n’aurions su les compter !

— Je connais peu cette partie du pays, reprit le major d’un ton rapide et froid ; je vous demande votre avis, messieurs, et vous prie seulement de ne point oublier que nous devons être à Galway dans deux heures.

— La route par la chaussée de planches est plus courte que le chemin des lacs, répliquèrent les officiers.

— C’est très-bien, dit le cornette Brown ; mais si les enfants mentaient…

— Oh ! Vos Honneurs !…

— Silence !… Et si l’embuscade était justement le long de la chaussée de planches ?…

— Où diable se cacherait-elle ? s’écria Dixon. Des deux côtés de la chaussée il n’y a qu’une mer de fange… Je suis d’avis, pour ma part, de prendre notre route par le bog.

Les autres se rangèrent à cette opinion.

Mortimer rabattit à ce moment son regard sur les deux enfants qui ne pouvaient pas dissimuler leur joie.

Un soupçon, rapide comme l’éclair, lui traversa l’esprit.

— Nous sommes bien montés, dit-il en observant la petite Su, et bien armés… Il ne faut pas que ces malheureux puissent croire qu’ils nous font peur… Messieurs, nous prendrons le chemin des lacs.

Personne ne répondit parmi les officiers ; le major poussa son cheval ; mais Su et son frère s’attachèrent à la bride en poussant des cris lamentables.

— Oh ! Vos Honneurs ! disaient-ils, oh ! Vos pauvres Honneurs !… vous allez tous mourir ! tous jusqu’au dernier !… mon bon lord ! s’écriaient-ils en s’adressant à Mortimer. Si vous saviez que de plomb et que de fer ils ont mis dans leurs mousquets !… si vous saviez comme ils ont aiguisé leurs haches et leurs faux !… si vous les aviez entendus quand ils disaient : « Voilà vingt-quatre heures déjà que le Saxon maudit a reçu en pleine poitrine la promesse de Molly-Maguire… il faut qu’avant le milieu du jour le Saxon dorme sous l’eau du lac !… »

Cette allusion à ce qui s’était passé la veille dans le parloir du Roi-Malcolm fit impression sur le major, et prêta pour lui aux paroles des enfants une physionomie de vérité.

Il serra le mors et prit la main de Su qu’il attira jusqu’à lui pour l’asseoir sur sa selle.

Il la regarda bien en face et longtemps.

La petite fille soutint ce regard perçant et sévère sans sourciller ; ses yeux ne se baissèrent point ; elle se mit à sourire tout doucement.

— Cette enfant ne ment pas, murmurèrent les officiers d’un ton de conviction profonde.

— Comment se nomme votre père ? demanda le major.

— Nous n’avons plus de père, répondit Su sans hésiter ; notre mère est la vieille Meg de Knockderry, de l’autre côté du lac.

— Et vous connaissez le lieu précis où se tient cette embuscade ?

— Je m’y rendrais les yeux bandés, répliqua le petit Paddy, jaloux de l’attention qui se concentrait sur sa sœur.

— Voulez-vous nous y conduire ? demanda encore Mortimer.

Paddy ouvrit la bouche avec empressement ; puis sa joue devint pourpre.

Il ne répondit rien.

La petite fille n’éprouva pas un seul instant d’embarras.

— Oh ! mes chers lords, dit-elle, ce sont nos cousins et nos oncles qui sont là-bas le long du lac… Si vous saviez où ils sont, peut-être seriez-vous les plus forts… et nous ne voulons pas vous aider à les tuer, Vos Honneurs !

— Si nous vous donnions de l’argent, murmura le major à son oreille.

La petite fille baissa les yeux et secoua son énorme chevelure.

— Beaucoup d’argent ! reprit le major.

Su fit semblant d’hésiter.

— Non ! oh ! non ! s’écria-t-elle après un court silence, j’aime mieux avoir faim… mon petit frère aussi… Laissez-nous, mon bon lord, et suivez la route que vous voudrez.

Mortimer fit glisser la petite fille jusqu’à terre et mit une poignée d’argent dans son tablier.

Les deux enfants poussèrent un long cri de joie.

— En avant ! dit le major qui tourna la tête de son cheval dans la direction du bog de Clare-Galway.

Toute la troupe, qui était composée de cinquante à soixante cavaliers, marcha en bon ordre sur les traces de Percy Mortimer.

Su et Paddy dansaient sur le pavé de la rue…

Une fois hors de la ville, les dragons prirent le grand trot et s’engagèrent bientôt dans le marais qui commence à deux milles de Tuam.

Les enfants les suivaient de loin et leur envoyaient de bruyantes bénédictions.

Ils couraient, les petits sauvages, avec leurs jambes nues et grêles, presque aussi vite que les chevaux.

Et tout en criant : « Dieu vous bénisse, mes bons lords ! » ils ne se faisaient point faute de causer tous les deux bel et bien.

— Ma sœur Su, demandait Paddy, combien vous a-t-il donné d’argent ?

— Je ne sais pas, répondit la petite fille ; qui pourrait compter tout cela ?… Il y a des pièces blanches, larges comme des pence… d’autres qui sont toutes petites et jolies ; oh ! regardez plutôt, Paddy ! mais qui pourrait dire combien tout cela fait de farthings ?…

Et les deux enfants s’arrêtaient essoufflés ; ils s’asseyaient un instant dans le gazon mouillé pour contempler et compter leur trésor.

Puis ils s’élançaient de nouveau sur les traces des dragons, et faisaient éclater de mille manières leur joie enfantine.

Ces hommes qui étaient devant eux et qui leur donnaient cette joie marchaient à la mort.

Mais Su et Paddy n’avaient garde de songer à cela ; ils cabriolaient dans les joncs, ils bondissaient d’une langue de terre à l’autre, et secouaient en courant les longues mèches de leurs cheveux.

Les dragons, qui les avaient perdus de vue durant quelques minutes, les voyaient reparaître tout à coup, riant et sautant.

Cette allégresse naïve leur ôtait toute défiance, et ils allaient sans autre préoccupation que de guider leurs pesants chevaux sur le terrain glissant.

Leur trot ne se ralentissait point.

Au bout d’une heure environ, ils atteignirent l’extrémité de la chaussée de planches.

C’était bien loin encore de l’endroit où nous avons vu les gens de Molly-Maguire à la besogne ; il y avait un grand mille du bout septentrional de la chaussée au cours fangeux du Doon.

Cette partie de la route était aisée comparativement à celle que les soldats venaient de franchir. Le trot des chevaux devint plus régulier et plus rapide ; la troupe, rangée sur deux files, emplissait toute la largeur de la chaussée.

Le major marchait le dernier.

Durant quelques minutes encore, on put voir les deux enfants sautiller par-dessus les flaques d’eau de plus en plus larges, comme des esprits follets.

Puis tout à coup ils disparurent pour ne plus se remontrer.

Les dragons étaient alors bien près du cours du Doon.

Le soleil avait achevé de pomper le brouillard, et la surface plane des bogs s’allongeait en tous sens à perte de vue.

Le major consulta sa montre et murmura une exclamation chagrine.

— Commandez un temps de galop, monsieur, dit-il au cornette Brown ; nous arriverons en retard.

Les chevaux sentirent l’éperon, et leur pas lourd retentit plus pressé sur les madriers qui remuèrent.

La colonne se précipitait impétueusement vers l’endroit fatal.

Le bog présentait, aussi loin que la vue pouvait s’étendre, un aspect de morne solitude ; pas un être vivant ne se montrait sur le vaste tapis de verdure. Seulement, du côté du lac Corrib, bien loin, bien loin, un point presque imperceptible et de couleur rougeâtre semblait se mouvoir.

Les dragons l’aperçurent peut-être, mais il était impossible d’en distinguer la forme et la nature.

Durant deux minutes encore, le galop des chevaux résonna sur le bois solide.

Puis les deux premiers chevaux bronchèrent à la fois.

Les éperons de leurs cavaliers leur donnèrent un élan nouveau ; ils se précipitèrent en avant, bronchant encore, jusqu’à ce que le sol vînt à manquer sous leurs pieds.

Les cavaliers qui venaient ensuite éprouvèrent le même sort, et, comme les premiers, par l’effet de l’impulsion donnée, avaient franchi un assez large espace depuis le premier madrier scié, tous les dragons, sans exception, se trouvèrent engagés dans le piège.

Les chevaux avaient de la fange jusqu’à la sangle, et s’agitaient en soufflant au milieu de l’océan de boue.

Ils s’enfonçaient lentement, et leurs efforts mêmes hâtaient leur perte.

Durant une ou deux secondes, ce fut une scène de tumulte affreux ; les cris et les plaintes se croisaient, mêlés à d’impuissants blasphèmes.

La plupart des dragons étaient tombés en dehors de la chaussée, qui, du reste, présentait maintenant une série de trous assez larges pour engloutir hommes et chevaux.

Dans le premier moment, le danger ne leur apparaissait point sous sa véritable face ; ils se croyaient embourbés tout au plus, et redoutaient seulement une attaque plus ou moins éloignée dans cette position défavorable.

Mais bientôt ils s’aperçurent que leurs chevaux enfonçaient de plus en plus ; la fange délayée arrivait à la selle.

Les cris cessèrent ; il se fit un silence morne.

— Accrochez-vous aux troncs d’arbres ! cria Percy Mortimer, qu’un écart de son cheval avait jeté loin des débris de la chaussée.

Il n’avait point quitté la selle, et au milieu de ce terrible danger, son pâle visage restait toujours froid et calme.

— Accrochez-vous aux troncs d’arbres ! répétèrent cent voix railleuses qui semblaient partir des buissons voisins.

Puis ce fut un long éclat de rire ; puis le silence encore.

Les chevaux enfonçaient ; les selles disparaissaient presque, et les dragons s’étaient mis à genoux sur le dos de leurs montures…

Au loin, du côté des lacs, le point rouge grandissait, grandissait et s’avançait rapidement.

Les dragons crièrent « au secours ! » Les voix moqueuses répétèrent « au secours ! » et chaque fois qu’une plainte s’exhalait au milieu de cette scène de désolation, une plainte pareille sortait des buissons voisins.

C’était comme un écho impitoyablement railleur.

Aux plaintes succédèrent les menaces.

Les dragons armèrent leurs pistolets.

— Feu ! crièrent les buissons.

Les soldats, exaspérés, lâchèrent en effet la détente. Ce fut un peu de bruit ; les amorces mouillées ne purent s’enflammer.

Et les rires invisibles redoublèrent. Et les railleurs, désormais bien assurés que l’agonie des dragons de la reine était impuissante, montrèrent leurs têtes derrière le feuillage.

Il y en avait ! il y en avait ! chaque buisson cachait un groupe.

C’étaient des hommes, des femmes et jusqu’à des enfants.

Patrick Mac-Duff, le bon garçon, s’en donnait tant qu’il pouvait avec sa femme Madge, une douce âme qui le battait ; Pat ne se possédait pas de joie, et Gib répétait en extase :

— Ce sont pourtant les petits qui ont fait cela, les chérubins !

Le géant Mahony montrait son torse tout entier au-dessus des buissons. Il était appuyé sur sa grande hache et regardait le drame assez tranquillement.

Non loin de lui, derrière la touffe voisine, Jermyn Mac-Diarmid se cachait, honteux et brisé par l’émotion. Il voulait ne point regarder et fuir ce tableau qui l’accusait horriblement ; mais ses jambes restaient clouées au sol et ses regards fascinés ne pouvaient point se détacher du pâle et hautain visage de Percy Mortimer.

La petite Su et son frère Paddy, qui avaient rejoint leur père à l’aide d’un détour, étaient là pour assister à la fête ; et comme ils s’amusaient, les chers innocents !

D’où ils étaient et pour des enfants comme eux, le côté grotesque de la scène l’emportait vraiment sur le côté terrible.

Ils ne voyaient que ces hommes rouges, couverts d’or, qui barbotaient dans la fange.

Mais ces hommes enfonçaient sans cesse, et leur agonie faisait des progrès sûrs.

Les chevaux ne pouvaient nager dans ce liquide épais et gras, ils enfonçaient, ils enfonçaient…

La boue se rejoignait maintenant au-dessus de la selle, et l’on ne voyait plus les pieds des dragons qui se tenaient debout.

Quelques-uns avaient réussi à s’accrocher aux troncs d’arbres ; ceux-là étaient momentanément à l’abri.

Mais, pour les autres, tout effort demeurait inutile et n’eût servi qu’à hâter l’instant fatal.

Il fallait attendre la mort.

Le major, qui était le plus éloigné de la chaussée, était en même temps le plus près d’une des langues de terre environnantes ; son cheval avait trouvé pied sans doute au fond du lac de boue, car il cessait de s’enfoncer, et ses efforts l’amenaient, par un mouvement imperceptible, vers le sol ferme.

Mortimer ne semblait point s’apercevoir de cette chance de salut. Le deuil qui l’entourait avait vaincu son froid courage.

Ses bras étaient croisés sur sa poitrine ; son front hautain se courbait ; il s’apitoyait, non point sur son propre sort, mais sur celui de ses soldats qui allaient mourir, et qu’il ne pouvait point défendre.

Une fois le sang monta subitement à sa joue et mit un rouge vif à la place de sa pâleur habituelle. Ses yeux s’étaient baissés en même temps, et l’on eût pu voir sur sa physionomie, animée subitement, le reflet d’une émotion poignante.

Peut-être était-ce la pensée d’Ellen qui venait de visiter son cœur ; peut-être était-ce le dernier adieu prononcé du fond de l’âme à l’heure suprême…

Cela dura un instant, puis les regards du major se tournèrent de nouveau vers sa petite armée à l’agonie. Son front redevint pâle.

Sur ce visage dont la beauté dominait, héroïque, la scène de désolation, les regards de Jermyn restaient invinciblement attachés. Jermyn souffrait presque autant que les soldats à l’agonie. Tout ce qu’il y avait en lui de généreux et de noble se révoltait : sa conscience bourrelée était à la torture.

Et que de haine pourtant parmi ces remords ! Comme il épiait, attentif, une marque de frayeur ou de faiblesse ! Comme il attendait avec d’ardentes impatiences un soupir, un cri, une plainte !…

Rien. Une statue de marbre en face du marteau qui va la briser.

Jermyn haïssait, mais il admirait. Il eût donné sa vie pour la mort de cet homme.

Il se sentait vaincu, même au moment de tuer. Son âme bouleversée jalousait les minutes de calme que son rival allait vivre encore.

Et il songeait à le sauver pour redevenir un instant son égal. Il voulait lui tendre la main pour remonter jusqu’à lui.

Il le voulait ; mais c’était comme un rêve. Il ne bougeait pas.

Ses deux mains s’appuyaient sur le canon de son mousquet.

Il restait là, muet et sombre, et stupéfait de ne trouver qu’amertume au fond de la coupe de vengeance…

Les dragons avaient maintenant de la boue jusqu’aux genoux. Quelques-uns récitaient des prières ; les autres se répandaient en menaces vaines ; d’autres enfin criaient encore au secours.

Aux prières, aux menaces et aux cris de désespoir les Molly-Maguires répondaient par d’implacables moqueries.

La pitié ne venait point.

Ils regardaient cette mort horrible sans que leur vengeance fut assouvie.

Le point rouge cependant avait pris une forme et s’avançait comme un tourbillon, c’était une femme à cheval qui courait en zigzag dans le bog et qui tenait par la bride une autre monture dont le galop la suivait de près.

Elle avait dans la main droite une houssine, et frappait son poney sans relâche.

— Voilà une bonne femme de Knockderry, se disaient les Molly-Maguires, qui vient pour avoir sa part de la danse. Il n’est pas trop tard !

— Hardi, ma belle ! cria la grosse voix du géant Mahony ; au train que vous menez, il vous en restera encore un petit peu.

Et Pat et Mac-Duff et les autres répétèrent en chœur :

— Hardi, ma belle ! poussez, holà ! poussez !

La mante ronge semblait n’avoir pas besoin de ces encouragements ; les naseaux de ses petits poneys soufflaient une fumée épaisse.

Elle dévorait l’espace…

On ne voyait plus que le torse des malheureux dragons qui n’avaient pu s’accrocher aux troncs d’arbres ; cette mort lente, qui venait par degrés et qu’on ne pouvait point combattre, les affolait ; ils agitaient leurs bras dans le vide en poussant des cris insensés.

Quelques-uns, saisis de vertige, s’élançaient à corps perdu dans la fange, et cherchaient à gagner la chaussée à la nage.

Mais la fange les recevait, flasque, inerte, et les engloutissait lentement.

À chaque homme qui disparaissait ainsi, c’étaient derrière les buissons de frénétiques hourras.

Et ces cris de sauvages ivres tombaient comme de poignants reproches sur le cœur de Jermyn Mac-Diarmid. C’était lui qui leur faisait ces féroces allégresses ; c’était lui qui tuait de loin tous ces hommes : l’idée du piège lui appartenait…

Honte ! honte ! l’esprit du dernier des Mac-Diarmid s’engourdissait ; ses yeux ne voyaient plus qu’à travers un brouillard.

La mante rouge passait en ce moment vis-à-vis des Molly-Maguires, dispersés sur les mamelons de terre ferme.

— Allons, commère ! dit Mac-Duff, vous voici arrivée… venez avec nous !

La mante rouge glissa comme une flèche à quelques pieds de lui, au galop de ses deux poneys, et ne répondit point.

Son capuchon rabattu lui cachait le visage. Elle continua sa route vers la chaussée.

Le major, rendu à lui-même par les mouvements convulsifs de son cheval qui sortait peu à peu de sa prison de boue, venait de jeter derrière lui un regard qui lui avait montré la terre ferme à sa portée.

En ce premier moment l’instinct de conversation, qui est au cœur de l’homme le plus vaillant, l’emporta sur toute autre pensée.

Le major était debout sur sa selle ; il tendit ses jarrets pour prendre son élan.

La mante rouge arrivait à cet instant sur la langue de terre qui lui faisait face. Elle s’arrêta court.

— Poussez-le, commère ! cria Mac-Duff ; il est bien là ! empêchez-le d’aborder !

La mante rouge mit pied à terre lestement, et fit entrer l’un de ses poneys dans la vase. Du geste et de la voix elle appela Mortimer.

Celui-ci, quittant la selle de son cheval, sauta sur le dos du poney, qui fit effort, glissa, se reprit, et bondit enfin sur le sol ferme.

La foule rugissante s’élança hors des buissons, et vint jusque sur le bord du Doon.

Impossible de faire un pas de plus en avant !…

— Tirez ! criait-on de toutes parts ; c’est un homme déguisé ! Tirez ! ceux qui ont des fusils !…

Ils gesticulaient comme des forcenés. Une part de leur vengeance leur échappait, et c’était la meilleure.

Quatre ou cinq coups de fusils partirent…

Jermyn seul ne s’était point avancé. Il demeurait immobile sur son tertre.

La toile qui couvrait son visage était mouillée de sueur…

À peine sauvé, le major avait tourné la tête de son poney vers la chaussée, vers le péril.

La mante rouge était en selle sur l’autre cheval. Elle jeta ses deux bras autour de la taille du major, qui n’avait qu’une main pour résister à cette étreinte ; elle l’attira vers elle et le pressa contre son cœur.

En même temps sa voix parla doucement aux poneys qui partirent, rapides comme le vent. Tout cela fut l’affaire d’une seconde.

La foule poussa un long cri de rage.

Les deux fugitifs couraient en zigzag et se tenaient toujours embrassés.

— Tirez ! tirez ! criait-on. Il suffirait d’une balle pour deux !…

Jermyn était le seul dont le fusil restât chargé.

Il rejeta son masque de toile en arrière. Vous eussiez dit le visage d’un fantôme.

Son arme s’abaissa lentement vers les poneys fugitifs.

— Allez, Jermyn ! allez, mon fils !… Ah ! ah !… vous allez voir, vous autres !… Jermyn n’a jamais manqué son coup…

La mante rouge et Mortimer, embrassés toujours et emportés par la course tortueuse des poneys, se présentèrent un instant de profil.

L’âme de Jermyn était dans ses yeux qui flamboyaient.

La foule trépignait de rage et d’impatience.

— Allons ! mon fils, allons !…

Jermyn mit son doigt sur la détente. La bouche du fusil vomit un cône de fumée, et le coup retentit, faible, dans l’immensité des bogs.

Les deux fugitifs semblèrent chanceler à la fois sur leurs poneys. Le vent souleva un coin du capuchon de la mante rouge.

L’arme s’échappa des mains de Jermyn qui tomba sur ses genoux en gémissant le nom d’Ellen…

La foule hurlait triomphante…