La Quittance de minuit/02/04

Méline, Cans et Compagnie (Tome deuxièmep. 65-85).


IV

L’enlèvement.


« … Morris ! oh ! Morris, à mon secours !…

« Je souffre bien ! Vous qui m’aimiez tant, pourquoi m’avez-vous abandonnée ?

« Hélas ! fallait-il me punir pour le crime d’un autre ? et deviez-vous me rejeter loin de vous, Mac-Diarmid, parce que George Montrath m’avait enlevée, pauvre fille sans défense, et conduite malgré moi au pays des Saxons ?

« Ou bien, Morris, avez-vous cru me servir en mettant sur ma tête une couronne de lady ? Avez-vous cru que je trouverais la joie dans ces splendeurs de Londres, et que je pourrais oublier l’humble toit du vieux Mill’s notre père, nos frères, la noble Ellen et notre amour ?

« Hélas ! je puis parler ainsi, quoique je sois la femme de lord George ; je puis parler d’amour, Morris, et vous dire : je vous aime ; car lord George a brisé cette union que Dieu n’avait point bénie ! Entre les vivants et moi, il y a la pierre sourde d’une tombe. Je m’appartiens, ce qui me reste de vie est bien à moi, à vous, Morris, à vous tout entier.

« Mais peut-être ne m’aimez-vous plus…

« Mon Dieu ! tous les jours, et bien des fois chaque jour, je me mets à genoux sur la terre froide pour vous prier en pleurant ; je tâche de supporter sans murmurer la peine que vous m’avez donnée… Mon Dieu, faites que Morris m’aime encore et que je le revoie une fois avant de mourir !
 

« Qu’elles étaient belles et douces ces heures du matin où vous mettiez mon bras sous votre bras, Morris, où nous descendions tous deux les sentiers verts du Mamturk !

« Sentiez-vous mon cœur ? Il battait bien fort !… c’est que j’étais heureuse !…

« Oh ! mon cœur bat à cette heure encore, et j’ai comme un lointain ressouvenir de tant de joie. Mes yeux, brûlés par tant de pleurs amers, ont aujourd’hui de douces larmes… Morris, que je vous aime !

« Mon fiancé ! vous souvenez-vous ? c’était à me contempler que vous trouviez vos seuls sourires… des sourires si beaux !… Vous souvenez-vous encore, quand vos grands yeux noirs méditaient que la pensée plissait votre front noble, je me taisais… vous ne saviez plus bien souvent que Jessy, votre amie, était auprès de vous. Votre esprit se donnait tout entier à la patrie ; moi, je vous aimais mieux et je n’étais point jalouse. Il n’y avait en mon cœur qu’admiration et respect ; car vous avez l’âme héroïque des anciens guerriers, Morris, et les fils de nos fils chanteront votre vaillance…

« Mon fiancé ! Je devrais mourir à prononcer ce mot qui dit tout ce que j’ai perdu… Sais-je pourquoi il me soutient et me console ?…

« Vous rêviez bien longtemps. Notre course allait silencieuse. Je lisais, moi, sur le livre ouvert de votre beau visage ; je devinais ce qui était au fond de votre âme et j’admirais. Puis un soupir, un rien vous révélait ma présence, et vous mettiez ma main sur vos lèvres, et vous me demandiez pardon des instants passés à ne point parler d’amour.

« C’était ma récompense espérée. Après la méditation venaient les bonnes paroles et les sourires aimés. Que de doux espoirs ! que de riants projets ! que de beaux rêves !…

« Il n’y avait dans l’avenir que de longs jours de joie et de tendresse…

« Dans l’entreprise hardie où votre noble audace vous engageait, vous aviez à courir bien des périls, bien des fatigues à supporter ; mais j’aurais pris ma part de vos fatigues, et, si vous aviez succombé, je serais morte.

« Tout entre nous était commun, la vie et la mort, la joie et la misère. Que faites-vous maintenant Morris ? Êtes-vous vainqueur ? et si vous souffrez, qui vous console ?

« Oh ! mon pauvre cœur se fend ! Peut-être une autre femme marche auprès de vous, son bras sous le vôtre, comme je marchais, Morris…

« Je vous le jure, elle ne sait point vous aimer comme moi !

« Que fait le saint vieillard Mill’s Mac-Diarmid, notre père ? A-t-il pleuré sa fille perdue ? Et nos frères, si braves et si bons, sont-ils heureux ? Jermyn, le pauvre enfant, regardait parfois l’heiress en pleurant… Que Dieu lui donne un autre amour, car la noble Ellen a le cœur fier, et nul rêve ne trouble jamais son sommeil de vierge !

« Elle doit être bien belle ! Peut-être se souvient-elle de moi lorsqu’elle gravit seule les sentiers pierreux de la montagne. Moi je prie bien souvent pour son bonheur !

« Oh ! tous ces gens m’ont connue et m’ont aimée ! Je courais, jeune et forte, sous l’air libre du ciel ! j’avais le bonheur présent et d’autres bonheurs encore dans l’avenir !…

« Et maintenant je n’ai plus rien, ni joie ni espoir ; je suis morte !

« Morris, pourquoi n’êtes-vous pas venu reprendre votre fiancée ? Pourquoi cette sentence sévère qui me livrait sans retour à mon bourreau ?…

« Oh ! je vous vis une dernière fois dans la chapelle protestante ! Vous m’aimiez encore pourtant, puisque vos bras s’étendaient vers moi et que vos yeux étaient baignés de larmes…

« Ce que vous avez fait était bon à faire sans doute, Morris, mon seul amour ! Dieu me préserve de vous accuser !…

« Je crois que le malheur qui est tombé mi moi ne m’était point destiné ; je crois que mon infortune a protégé la noble heiress, et que les gens de lord George me prirent le jour de l’enlèvement pour notre parente Ellen.

« Ce fut un lâche attentat ! Nous étions sorties le matin, Ellen et moi, pour notre promenade de tous les jours. Nos mantes rouges étaient semblables et toutes deux nous avions des robes de couleur sombre.

« Ellen aime la solitude ; d’ordinaire nous nous séparions au bord du lac Corrib : elle, pour monter seule en une barque qui la conduisait aux mines de Ballylough ; moi, pour chercher Morris.

« Cette fois, nous changeâmes de rôle. Vous étiez de l’autre côté des lacs : ce fut moi qui montai dans la barque.

« J’étais bien joyeuse, parce que je vous savais sur l’autre rive et que j’espérais à chaque instant rencontrer la barque qui vous ramenait.

« J’avais dépassé déjà l’île où dorment sous la mousse les ruines de la vieille abbaye ; le lac était désert et silencieux.

« Tout à coup une barque apparut confusément à travers la brume. Je vous appelais, Morris, bien doucement, et j’appuyais sur mes rames afin d’aller vers vous.

« Il y avait un homme debout sur l’avant de la barque ; je crus vous reconnaître et je redoublai d’ardeur.

« La barque cependant venait à ma rencontre. Il me sembla entendre des voix inconnues et des éclats de rire, mais il était trop tard pour rebrousser chemin.

« — La voilà ! la voilà ! dirent plusieurs voix contenues.

« Et un puissant coup d’aviron lança la barque sur moi.

« L’instant d’après, Morris, j’avais un mouchoir de soie sur la bouche, et j’étais couchée, à demi morte de frayeur, au fond de la barque ennemie.

« — Voyez sa mante rouge, disait-on, c’est bien elle ! Si le roi Dermot vivait encore, ou le roi Neil, ou le roi Farral, cette miss serait reine !…

« — C’est une charmante capture, et ce sera, s’il vous plaît, gentlemen, la part de milord.

« On disait cela ; moi j’entendais et je faisais des efforts désespérés pour me dégager. Mais il y avait là plusieurs hommes qui me lièrent les bras et les jambes avec d’autres mouchoirs de soie.

« Je ne pouvais plus ni bouger ni faire entendre un son.

« Vous dûtes passer bien près de nous en revenant à la maison du Mamturck, Morris. Peut-être entendîtes-vous de méchants éclats de rire dans la brume. Les hommes de la barque me touchaient, me regardaient et discutaient sur moi comme nos fermiers d’Irlande discutent sur la valeur d’un bœuf au d’un cheval.

« Et comme l’un d’eux en me voyant pleurer, se prit à me plaindre, les autres le raillèrent cruellement.

« Je pense que ces gentlemen ne regardent point les Irlandais comme des hommes, et qu’une pauvre femme du Connaught est pour eux un être inférieur, peu différent des animaux sans raison.

« Ils parlaient de mon corps comme s’ils eussent ignoré que j’avais une âme à l’image de l’âme de Dieu.

« J’étais pour eux une proie conquise, un gibier pris au piège,

« Combattez, Morris ; oh ! mettez une arme dans la vaillante main de l’Irlande, car l’orgueil de l’Anglais ne vous admettra jamais au rang d’homme, à moins qu’il ne connaisse votre force, enfin, aux coups mortels de vos épées !

« Au rivage, on me mit en travers sur un cheval et l’on me couvrit d’un voile. Du lac au château de Montrath, mon œil reconnut plus d’un ami sur la route. Les pauvres gens regardaient mon cheval et sa charge mystérieuse ; ils eussent voulu soulever le voile qui me couvrait, mais mon escorte prononçait quelques paroles impérieuses : les pauvres gens touchaient leurs chapeaux, secouaient leurs haillons et passaient.

« Que n’ont-ils votre âme intrépide, Morris ! Ils sont forts et nombreux. Pourquoi leur cœur ne sait-il point rompre le charme fatal de l’esclavage !…

« Dans le manoir de Montrath, il se faisait grand bruit. C’étaient les apprêts du festin de départ. On me mit dans une chambre où il y avait déjà plusieurs pauvres filles du pays de Tuam et de Connemara, enlevées comme moi… Je reconnus Madeleine Lew du Claddagh, Molly Mac-Duff, notre voisine, et bien d’autres.

« Elles se tordaient les bras ; elles appelaient leurs frères et leurs fiancés ; elles pleuraient. Nous pleurâmes ensemble.

« Puis, quand vint l’heure du repas, on nous mit à table. Chacune de nous était entre deux hommes.

« Il y avait là, devant nous, sur une nappe plus fine qu’un voile de mariée, des mets dont j’ignorais le goût et le nom ; des liqueurs vermeilles rougissaient dans des flacons sans nombre, et les verres brillaient autour de la table comme les cristaux des grottes de Ranach.

« Je repoussai tous les mets, et ma lèvre ne se trempa dans aucune liqueur. J’étais comme engourdie par le désespoir.

« Mes compagnes, les pauvres filles, éblouies par l’éclat des lumières, enivrées par l’atmosphère chaude et parfumée qui régnait dans la salle, cessèrent de pleurer. Leurs verres s’emplirent et se vidèrent ; leurs joues pâles reprirent de vives couleurs. Et c’était pitié, Morris, de voir les pauvres victimes chanter et rire !

« Car elles riaient, car elles chantaient, oublieuses des larmes qui coulaient dans leurs chaumières…

« Elles ne songeaient point au désespoir de leurs mères. Ont-ils raison, ces Saxons cruels, lorsqu’ils disent que l’enfance de l’Irlandais dure autant que sa vie ?…

« Les pauvres filles étaient belles ! Les Saxons buvaient, buvaient sans cesse, et leurs yeux s’allumaient sur le rouge épais de leur face.

« Ce fut une longue orgie : des cris, des rires, des blasphèmes, des gageures insensées et de folles provocations.

« George Montrath, qui s’asseyait à côté de moi, m’ordonnait de rire, et de boire, et de chanter. Ma résistance le mettait en fureur ; on eût dit qu’il avait honte de voir la victime échue en partage à Sa Seigneurie moins docile que les autres et moins prompte à tomber.

« Plus d’une fois, pendant que sa bouche vociférait un blasphème, sa main tremblante se leva sur moi pour me frapper.

« Mais je n’avais pas peur en mon désespoir morne, et mon regard calme ne se baissait pas sous le sien.

« Hélas ! Morris, pourquoi vous êtes-vous défié de moi ! Pourquoi n’êtes-vous pas venu me demander le fond de ma conscience ! Vous avez vu Londres ; vous avez erré durant de longs jours autour de la demeure de Montrath qui était la mienne ; et vous n’êtes pas venu jusqu’à moi ! Vous vous êtes tant hâté de croire à mon malheur que vous l’avez fait irréparable !

« Morris, si vous étiez venu, je vous aurais dit : « Dieu m’a sauvée ! » Je vous aurais dit : « Je suis pure de corps et d’âme, » et vous m’auriez crue, mon fiancé, car vous m’aimiez et vous saviez bien que ma bouche n’avait jamais prononcé un mensonge.

« Oh ! pourquoi n’êtes-vous pas venu ! pourquoi !…

« Et pourquoi ne me suis-je pas élancée vers vous, moi, pauvre folle !…

« Mais, vous le savez, Morris, votre père m’avait prise orpheline. Je n’avais point droit à dormir sous le toit de Mac-Diarmid. Et, s’il vous plaisait d’éloigner une parente indigente, je devais souffrir et me taire.

« Pardonnez-moi ! ce fut un faux orgueil, puisque je connaissais voire cœur généreux. Mais le sang d’O’Brien est fier aussi, et mes aïeux, comme les vôtres, s’assirent sur un trône…

« Pardonnez-moi ! j’ai tant souffert !

« L’orgie continuait. Mes malheureuses compagnes buvaient sans avoir la conscience du péril qui les menaçait. Elles mêlaient aux rires des amis de lord George les éclats de leur extravagante gaieté.

« Moi, je savais quel sort nous attendait ; l’instinct que Dieu a mis en nous autres femmes avait parlé ; je pouvais mesurer ma misère, et pourtant, oublieuse de ma propre détresse, j’avais compassion de ces pauvres filles qui, un voile sur la vue, se jetaient en chantant dans le gouffre ouvert sous nos pas.

« Les amis de lord George me regardaient d’un air moqueur et raillaient sa défaite ; il demeurait en effet sans partenaire dans cette commune débauche ; sa bouche n’avait point effleuré ma joue, et ses mains, qui s’enhardissaient parfois à vouloir me faire violence, retombaient bientôt paralysées.

« Il buvait sans cesse. Le vin amollissait ses mouvements, et ce qu’il gagnait en audace, il le perdait en énergie.

« J’étais là, froide au milieu de l’ivresse de tous. Lord George me contemplait d’un regard hébété ; ses lèvres épaisses murmuraient des paroles insultantes, mais c’était tout ; le courage que Dieu me donnait dans ce moment, et dont ma prière ardente le remerciait du fond de l’âme, m’avait préservée.

« Morris, il me semblait que vous étiez là, près de moi. Par instants mes oreilles cessaient d’entendre les clameurs confuses de l’orgie, mes yeux ne voyaient plus ces visages enflammés qui m’entouraient ; je ne voyais que vous. Après Dieu, vous étiez mon secours et mon égide.

« On se leva de table. Il était bien tard. Madeleine, Molly et mes autres compagnes suivirent en chancelant les amis de milord ; j’entendis quelque temps encore leurs chansons et leurs rires…

« Puis ce fut le silence.

« Que sont-elles devenues ? Elles étaient belles, jeunes, heureuses, on les aimait ; bien des larmes ont dû couler sur elles !

« Que sont-elles devenues ?

« On dit que ces pauvres filles, enlevées par les hommes puissants, servent de jouet un jour, puis sont repoussées avec dédain après l’heure du plaisir. Elles tombent alors tout au fond de la misère de Londres, qui n’est pas comme notre misère à nous, Morris, parce qu’à la souffrance elle mêle l’infamie !

« Dieu aura pitié peut-être de ces pauvres victimes…

« Des valets vinrent dans le salon où nous restions seuls, milord et moi.

« Milord eut grand’peine à se lever ; ses serviteurs soutinrent ses pas tremblants et le conduisirent jusqu’à la chambre où il avait coutume de reposer. On me saisit à bras-le-corps malgré ma résistance, et l’on me porta jusqu’à cette même chambre.

« Puis on ferma sur nous la porte à double tour.

« Milord était étendu déjà sur son lit. Il me dit d’approcher ; je demeurai immobile. Il voulut se lever, mais il retomba, vaincu par l’ivresse.

« Quelques menaces, intelligibles à peine, sortirent de sa bouche et moururent en un grognement confus : il dormait.

« Je me mis à genoux ; cette première nuit de ma captivité se passa en prières.

« Et quand j’avais fini de prier, Morris, je pensais à vous !

« Ce dut être aussi dans la maison de Mac-Diarmid une nuit d’angoisse et de souffrance, car le vieillard m’aimait tendrement, et j’étais pour ses fils une sœur chérie…

« Mais vous, Morris, que votre douleur dut être amère ! il me semblait vous voir, éperdu, furieux, et l’image de votre détresse empêchait les larmes de se sécher dans mes yeux.

« Le lendemain, nous partîmes par la route qui mène à Roscommon. Les amis de milord le raillaient toujours et lui disaient :

« — Laissez là cette fille dont vous n’avez que faire !…

« George Montrath rougissait de colère, et ses yeux se tournaient vers moi menaçants…

« Quelques jours après, nous étions auprès de Londres, dans une riche maison située au-dessous de Richmond.

« Cette maison était encore plus belle que le château de Montrath, qui étale si orgueilleusement son opulence au milieu de nos campagnes affamées ; mais je ne voyais point les magnificences de cette noble demeure : un voile était sur mes yeux ; chaque mille qui me séparait de l’Irlande chère m’avait ôté un peu de mon courage.

« J’étais si loin de vous, Morris, mon soutien et mon espoir !…

« Lord George m’avait à peine adressé la parole durant tout le voyage. Il voulait faire de moi sa maîtresse d’un jour, pour repousser les railleries de ses compagnons et contenter une vaine gloriole ; mais il s’en prenait à moi de toutes ces moqueries et me regardait déjà d’un œil d’aversion.

« Il arriva malade à Richmond. Les fatigues du voyage, venant en aide aux fatigues de l’orgie, le retinrent au lit une semaine.

« Pendant tout ce temps, je ne le vis pas une seule fois.

« J’étais confinée dans une petite chambre donnant sur la Tamise d’où mon regard planait sur la vaste campagne de Londres. Une femme anglaise me servait et m’adressait la parole avec des respects ironiques.

« Une nuit, on avait dérobé mes habits irlandais et j’avais été obligée le lendemain, pour me couvrir, de prendre les vêtements d’une lady. C’était bien peu de chose au milieu d’un si grand malheur, mais il me sembla qu’on m’enlevait ainsi le dernier lien qui m’attachait à l’Irlande !

« Ces habits, vous les aviez touchés, Morris ; vous les aimiez ; c’était avec eux que nous avions fait nos longues promenades, si douces et tant regrettées ! Ils me parlaient des sentiers étroits du Mamturck, des vastes pelouses qui sont entre le pied de la montagne et les bords du lac Corrib ; ils me parlaient d’Ellen, de Mill’s, mon père d’adoption, et de nos frères ; ils me parlaient de vous !

« Corrib, Mamturck, Mill’s, Ellen, ô noms chers et bien aimés ! que j’aime à les prononcer ! et qu’ils évoquent en moi de bons souvenirs !…

« J’étais presque toujours seule. Mes heures se passaient à regarder la campagne. C’était beau, mais cela ne ressemblait point au Conaught ; l’habit des paysans était plus riche et tout autre ; les sentiers frais qui tournaient autour de la colline étaient d’ailleurs plein de gentlemen et de ladies qui fuyaient l’air pesant de la grande ville.

« Une fois, l’idée me vint d’ouvrir ma fenêtre et de crier au secours.

« Parmi tous ces hommes et toutes ces femmes d’Angleterre il y avait peut-être un cœur.

« Pauvre folle ! ma chambre était une prison ; ma fenêtre ne s’ouvrait point…

« Depuis lors je suis tombée en une prison plus dure ; les frais lambris de Montrath-House ne sont plus autour de moi, et mes yeux ne rencontrent plus que des murs de pierres humides et noirâtres. Mais je n’ai pas éprouvé plus de peine en mettant le pied dans ce tombeau que je n’en ressentis au moment où je me vis pour la première fois prisonnière…

« L’espoir vient si vite à ceux qui ne sont point encore habitués à souffrir. Il me semblait que derrière cette fenêtre close était la liberté, le bonheur, l’Irlande où je vous croyais, Morris !

« La servante anglaise vint et trouva mon visage inondé de larmes.

« C’était une femme jeune encore, et gardant des restes de beauté. On la nommait Mary Wood. Jamais je ne vis de pitié dans ses yeux.

« D’ordinaire, en m’abordant, son visage dur avait une expression de glaciale humilité, sous laquelle perçait la raillerie. D’autres fois je voyais ses joues s’empourprer, son regard s’alourdir et sa démarche chanceler.

« Une odeur de liqueurs fortes emplissait la chambre à son approche.

« — Que désire milady ? me dit-elle avec son respect ironique et froid.

« — Que veut-on faire de moi ? demandai-je.

« — Milord est mieux, répliqua l’Anglaise ; demain matin, je pense, il pourra vous dire ce qu’il compte faire de vous.

« Quand cette femme fut sortie, je me jetai à genoux sur le tapis et je mis ma face contre terre.
 

« C’était vous, Morris !… tout en bas, tout en bas de la colline, un carrick irlandais ! Oh ! Comme mon cœur tressaillit ! Je vous reconnus ; il ne me fallut pour cela qu’un coup d’œil !

« Morris, mon noble Morris, mon fiancé ! mon âme s’élança vers vous ; mes bras s’étendirent et je vous appelai…

« Oh ! je vous appelai jusqu’à perdre la voix et le souffle ! Vous ne m’entendiez pas ; vous alliez le long des sentiers de la colline, regardant toujours la maison de lord George et ne m’apercevant point derrière les carreaux de ma fenêtre.

« Vous étiez bien pâle, Morris ; votre démarche chancelante accusait la fatigue d’un long voyage, et votre haute taille se courbait sur le shillelah qui tant de fois écarta les pierres au-devant de ma course. Votre visage défait disait votre peine.

« Je souffrais à vous voir si triste, mais que j’étais heureuse ! Votre souffrance ne me parlait-elle pas de votre amour ?…

« Et vous veniez me chercher, me chercher de si loin ! seul, à pied ! c’était à moi que vous aviez pensé durant toute la route !

« Mais ma voix s’étouffait dans cette chambre étroite, elle n’arrivait point jusqu’à votre oreille ; vous restiez triste et courbé ; vous avanciez toujours, et l’angle de l’enclos allait vous cacher à mes regards…

« Il me semblait en ce moment que ne plus vous voir, c’était perdre ma dernière espérance !

« Je vous appelai encore, ma poitrine se déchirait à vous appeler.

« Ma voix se glaça dans ma gorge ; je ne vous voyais plus…

« Je tombai à la renverse. Au lieu de vous, Morris, ce fut Mary Wood, la servante saxonne, qui répondit à mon appel, et qui montra sur le seuil son visage enflammé par l’ivresse.

« — Que milady ne s’impatiente pas, dit-elle avec un rire haletant, milord est mieux, et milady n’attendra plus guère qu’un jour… »