La Quittance de minuit/01/02/02

Méline, Cans et Compagnie (Tome premierp. 111-129).


II

Le Grand Libérateur.


Le tumulte excité parmi les dignes bourgeois de Galway dans le parloir de l’auberge du Roi Malcolm n’était rien, absolument rien, auprès de l’abominable tapage qui se faisait dans le tap-room et jusque dans le comptoir de Saunder Flipp.

Le lendemain, on devait élire un membre du parlement, pour remplacer l’honorable Algernon Arrow, député du comté, enlevé à la fleur de l’âge.

L’honorable Algernon Arrow avait été, en son vivant, un de ces torys modèles, créés spécialement et tout exprès mis au monde pour étayer de leur épais entêtement le monstrueux édifice des priviléges protestants.

Il était mort plein de fiel, maudissant le parlement, anathématisant Robert Peel, et prédisant la chute de la dynastie de Brunswick, dont les ministres aveuglés traitaient les papistes comme des hommes !

Les temps avaient bien changé depuis l’élection de ce digne gentleman ! Il s’agissait d’envoyer à la chambre un protestant d’égal mérite, et la chose n’était point facile.

— Sullivan pour toujours !

James Sullivan était l’espoir du parti orangiste. Il déplorait amèrement l’émancipation ; il se découvrait avec respect en parlant des batailles bénies de la Boyne et de Londonderry ; il adorait saint Cromwell et pleurait d’attendrissement à la pensée que tel évêque anglican était obligé, vu le malheur des temps, de vivoter avec trois cent mille francs de rente.

L’auberge du Roi Malcolm était un des nombreux centres d’action où se réunissaient les partisans de Sullivan. Son agent électoral avait ouvert un compte courant avec l’honnête Saunie, et le potteen, la bière, l’usquebaugh coulaient à flots généreux dans le comptoir.

Le tap-room était encombré d’électeurs campagnards venus là de tous les coins du canton. On y buvait en chantant des chansons où William Derry, le candidat catholique, était impitoyablement taillé en pièces. Quelques demi-gentlemen se mêlaient çà et là aux groupes des buveurs. C’étaient en général des gens étrangers au comté, des orangistes bénévoles, arrivés tout exprès de l’Ulster ou de Dublin pour chauffer l’élection de Sullivan.

Ils prêchaient ; quelques-uns les écoutaient ; le plus grand nombre se contentait de boire. Orateurs et auditeurs portaient tous à leurs chapeaux sans bords d’énormes cocardes d’un jaune rougeâtre, emblème de leur nuance politique.

Lorsque le major Percy Mortimer sortit du parloir pour gagner la rue, le tap et le comptoir, encore émus par le passage récent des trois officiers subalternes, unirent leurs voix avinées pour jeter vers le ciel une immense acclamation.

— Vivent les dragons de la reine ! disait-on. Les dragons de la reine sont membres du club… Longue vie, longue vie au brave major Mortimer !

Celui-ci essayait de percer la foule en silence, mais la cordialité des hôtes du cabaret se montrait presque aussi menaçante que la colère des gentlemen du parloir.

Chacun voulait serrer la main du major et toucher son uniforme ; de tous côtés on élevait des verres autour de lui, et l’on criait :

— Buvez, Percy, buvez, mon bijou ! À la santé des vrais protestants et de James Sullivan, notre cher trésor !

Percy gagnait du terrain, mais il n’avait qu’un bras de libre, et la foule se serrait de plus en plus autour de lui.

— Buvez, répétait-on, buvez, major Mortimer ; si vous n’êtes pas un coquin de modéré, comme on le dit… un papiste déguisé… buvez !

Percy poursuivait sa route comme il pouvait et ne buvait point. C’était merveille de voir son visage pâle et froid se dresser parmi toutes ces têtes ardemment enluminées.

Le moment vint où il fut impossible au major de faire un pas de plus. La cohue, moitié riant, moitié menaçant, lui barrait absolument le passage et portait jusqu’à sa bouche les verres remplis d’usquebaugh.

Le major s’arrêta, promena sur la foule son regard tranquille et prit un verre plein.

— Il va boire, cria-t-on. Il va boire à la santé de notre Sullivan… Du diable si ce n’est pas un honnête homme !

Percy Mortimer tenait son verre à la main et semblait hésiter.

— Il ne veut pas, dit une voix. Il boirait bien plutôt à la santé de Derry le réprouvé !… Naboclish ! nous l’avons chassé une fois déjà, nous le chasserons bien encore !

— Entendez-vous, Percy, ce qu’ils chantent ? cria de loin une autre voix ; buvez, ma bouchal ! pour ne pas faire honte à vos amis !…

— Au diable ses amis !… c’est un nécessitaire !

— C’est un papiste ! hurla aussitôt une partie de l’assemblée.

— Non, non ! riposta l’autre moitié ; voyez son bras droit ! Il porte la marque des Molly-Maguires qui ont voulu l’assassiner.… C’est un bon protestant !

— C’est un papiste !…

— Il va boire à la santé de Sullivan !

— Qu’il boive, s’il veut, à la santé de Derry !…

Le major leva son verre pour le porter à ses lèvres ; il se fit un silence profond, et toutes les oreilles se tendirent.

— Je bois à l’Irlande ! dit Percy Mortimer d’une voix grave en parcourant la foule du regard.

Les uns applaudirent, les autres sifflèrent ; il y eut des acclamations et des grognements. En somme, le plus grand nombre ne comprit point la signification de ce toast.

Le major gagna la rue ; on ne s’occupa plus de lui.

Dans la rue, l’agitation continuait. Toute la maison loyale de Saunder Flipp était pavoisée de jaune. Des drapeaux orange pendaient à toutes les fenêtres, et au-dessus de la toiture un énorme transparent portait cette devise :

« Sullivan pour toujours ! »

Saunie avait établi devant sa porte un comptoir en plein air où ceux qui ne pouvaient entrer se rafraîchissaient en passant. Toute cette partie de Donnor-street avait un air de fête, et ressemblait à un petit coin de foire.

Le milieu de la rue était à peu près désert, mais à l’autre bout il y avait foule encore. Un immense drapeau vert, au centre duquel était brodée la harpe d’Irlande, se déployait au-dessus de l’enseigne du Grand Libérateur.

Et, tout en haut de la maison, un transparent non moins grand que celui de Saunder Flipp portait ces paroles ennemies :

« William Derry pour toujours ! »

Cette auberge du Grand Libérateur appartenait à Janvier O’Neil de Dunmore, catholique, jouissant d’un certain crédit. C’était un des quartiers où se travaillait l’élection de William Derry, candidat proposé par O’Connell.

L’établissement de Janvier O’Neil servait assez bien de pendant à l’auberge du Roi Malcolm. C’était aussi une vieille maison qui avait connu de plus nobles jours, et qui, tombée en roture, gardait les armoiries de ses anciens seigneurs. Seulement Janvier O’Neil, moins riche que Saunder Flipp, n’avait pu faire aux antiques murailles toutes les réparations convenables.

Il y avait bien des trous à la toiture, bien des lézardes entre les croisées ; mais ce matin on avait fait la toilette au vieil édifice : les injures du temps disparaissaient sous de vertes guirlandes, et de larges pancartes, portant les cris du Repeal, recouvraient soigneusement trous et lézardes.

Çà et là le nom obscur de William Derry se mariait en lettres gigantesques au nom européen d’O’Connell.

Et de cette maison, ainsi pavoisée et parée comme pour une fête, sortaient des hurlements, des cris de joie ou de colère, de longs murmures, des bravos, des éclats de rire.

Chaque fenêtre ouverte donnait issue à un concert de chants et de clameurs.

On voyait à l’intérieur des ligures empourprées, de longs cheveux qui s’agitaient, des bras à demi nus qui se démenaient avec une vivacité frénétique.

La rue était encombrée, dans une longueur de vingt-cinq à trente pas, par le trop plein de l’auberge catholique. Le long des maisons, sur le pavé humide et jusque dans le ruisseau, on voyait une cohue débraillée, drapée dans des haillons inouïs, qui buvait, qui buvait sans cesse et emplissait la rue d’un infernal tapage.

Janvier O’Neil tenait cave ouverte pour le compte de Derry, comme Saunder Flipp pour le compte de Sullivan.

Des deux côtés, les mœurs étaient pareilles et les séductions semblables. On s’adressait avec un égal sans-gêne aux instincts grossiers des pauvres électeurs. Le potteen de Saunder valait l’usquebaugh de Janvier. Les caves du Roi Malcolm n’étaient pas plus inépuisables que les celliers du Grand Libérateur.

De part et d’autre la balance s’établissait au profit de la soif des votants, et chacun pouvait, sans trop violenter sa conscience, boire la coupe pleine de ces naïves corruptions.

Mais l’effet n’était pas tout à fait le même dans les deux camps. À l’auberge du Roi Malcolm, l’ivresse avait un caractère sombre et haineux ; c’était la fièvre d’un parti déchu qui comptait ses pertes avec rage et s’accrochait désespérément aux débris minés d’une vieille tyrannie.

À l’autre bout de Donnor-street, au contraire, c’était une joie folle et bruyante mêlée à de puériles fanfaronnades. L’assemblée y était plus nombreuse ; l’ivresse y criait de joie plus que de colère.

Et cependant, sous ces haillons troués, que de maigreur la famine récente avait laissée ! De quel signe profond la misère avait marqué ces joues hâves, où l’alcool mettait pour une heure des reflets sanglants !

Et cependant encore, que de courroux amassé au fond de ces cœurs, comprimés sous leur éternel martyre !

Mais ici le caractère irlandais se montrait sans mélange. C’étaient là les fils opprimés de la verte Erin, les vrais enfants de l’Irlande, avec leurs vices funestes qui sont les fruits de la servitude, et l’énergie vivace et la gaieté brillante que développe en eux le moindre instant de bien-être.

Ils s’amusaient sans mesure comme sans arrière-pensée ; ils ne songeaient point à la faim du lendemain ; ils se donnaient tout entiers à leur joie enfantine et oubliaient jusqu’à la haine qui les soulève contre leurs oppresseurs.

Il y avait là sans nul doute bien des membres de ces associations criminelles et terribles qui désolent l’Irlande ; la moitié peut-être de ces malheureux avait allumé dans l’ombre de la nuit la torche vengeresse et signé la redoutable quittance que Molly-Maguire envoie aux agents des landlords. En ce moment, grâce à la versatilité du caractère national, toutes les figures exprimaient une allégresse uniforme. On s’ébattait avec complaisance ; toutes les consciences étaient légères, et, en fouillant jusqu’au fond toutes ces âmes, vous n’y eussiez point trouvé un seul remords.

Au dehors comme au dedans de l’auberge papiste, c’était mouvement incessant, une agitation sans frein. Vous eussiez dit des gens qui viennent de remporter une grande victoire, et il semblait que ce mot de Repeal, crié sur tous les tons, était le chant de triomphe de l’Irlande enfin délivrée.

Aux fenêtres et dans la rue, les plus échauffés montraient le poing à leurs adversaires de l’auberge rivale, et, tout en riant, demandaient à grand bruit une bataille. On n’avait peur de rien ; on défiait le shérif, le maire, les aldermen ; on défiait les dragons absents, et jusqu’au terrible major qui faisait aux Molly-Maguires une guerre si acharnée.

En ce moment on le bravait, on l’appelait presque, ce flegmatique et intrépide soldat, dont le courage indomptable allait chercher les révoltés jusque dans la nuit de leurs cavernes. Et pourtant d’ordinaire son nom mettait du froid dans toutes les veines. Quelque mystérieuse puissance, disait-on, protégeait sa vie. Tant de fois déjà la vengeance des associés s’était émoussée contre une invincible cuirasse !

On le blessait. Le lendemain il montait à cheval, et, pâle, il guidait ses dragons jusqu’aux retraites les plus inaccessibles de la montagne.

Possédait-il un pouvoir surnaturel ?…

En quittant l’auberge du Roi Malcolm, le major Percy Mortimer remonta Donnor-street à pas lents. Midi approchait ; le soleil, passant par les échancrures des toits taillés à pic, tombait d’aplomb dans la rue.

Les gens du cabaret de Janvier O’Neil aperçurent au loin la couleur vive et les dorures de l’uniforme du major.

— Voilà un dragon ! s’écria Patrick Mac-Duff, du bourg de Knockderry. Que Dieu le protége s’il passe à portée de mon shillelah !

Patrick était un grand gaillard, rose, frais, bien découplé, qui ne mangeait de la viande qu’une fois l’an, le jour de Noël, comme tout paysan irlandais, mais à qui la pomme de terre et le gâteau d’avoine avaient merveilleusement profité.

— Gare au dragon ! répondit un chœur de voix échauffées.

Patrick Mac-Duff, qui buvait, commodément assis sur le pavé, se leva et fit faire à son bâton deux ou trois fois le tour de sa tête.

Une douzaine de garçons l’imita. Aux fenêtres on criait : « Courage ! » et on disait : « Bravo ! »

Tous les regards étaient fixés sur le major qui continuait de s’avancer.

Aux croisées du Roi Malcolm, d’autres regards également ennemis suivaient la marche de Percy Mortimer.

— Cela nous eût fait une mauvaise affaire, disait le procureur O’Kir, si nous avions porté la main sur un officier de Sa Majesté ; mais du diable s’il ne va pas rendre une petite visite à ses amis du Grand Libérateur !

— D’un côté, répondit le juge Mac-Foot, auteur du Traité des Visions dans la veille et des Abstractions de la chair, je suis content de ne m’être point mis en hostilité avec les lois du royaume ; de l’autre, je suis fâché de voir ce Moabite orgueilleux se carrer dans la rue et marcher la tête haute, comme un soldat du vrai Dieu.

— Celui qui aime l’épée périra par l’épée, murmura le bailli Payne. Il vaut mieux faire pendre un homme avec prudence, que de lui donner une chiquenaude à la légère.

— Voyez ! voyez ! ajouta Saunder Flipp qui venait lui-même apporter un bol de toddy, il se rend tout droit à l’auberge de ce mécréant d’O’Neil !…

— Que la malédiction de Dieu soit avec lui ! dirent les protestants scandalisés.

Gib Roe avait prêté aide à Joshua Daws pour emporter mistress Fenella qui ne voulait point reprendre ses sens. La jolie Francès les avait suivis, et toute la famille du sous-intendant de police avait gagné le logement qu’elle occupait au second étage de l’auberge du Roi Malcolm.

Si M. Daws était resté un instant de plus dans sa stalle auprès de la fenêtre, il eût revu en ce moment la grande figure brune qui, un instant auparavant, avait attiré si vivement son attention.

La grande figure était toujours à la même place, mais elle n’était plus seule. Au-dessous d’elle, à une autre ouverture de l’ogive, se montrait une tête de jeune homme, blonde et douce, dont les yeux bleus se fixaient avidement sur le major.

Il y avait dans ce regard de la tristesse et de la menace. Quant au géant, son visage exprimait un triomphe naïf. Il avait fait un coup adroit : le caillou auquel était attachée la sentence de mort signée Molly-Maguire avait frappé le major en pleine poitrine ; on ne pouvait mieux faire.

Le major était maintenant à moitié chemin du Roi Malcolm au Grand Libérateur.

Patrick Mac-Duff, qui commençait à distinguer ses épaulettes et son écharpe, ralentit le moulinet de son bâton et baissa la voix d’un ton.

Arrah ! dit-il, c’est un officier !… Pensez-vous qu’il faille le mettre dans le ruisseau, vous autres ?

— Un officier ne vaut pas mieux qu’un soldat, répliqua John Slig, tenancier sans bail, qui n’était point électeur, et n’avait pour payer le potteen de William Derry que ses bras et sa langue.

— À l’eau, l’habit rouge ! cria-t-on des fenêtres.

— À l’eau, l’habit rouge ! à l’eau ! répétèrent les paysans couchés sur le pavé.

Le major s’avançait toujours, suivi des malédictions protestantes, vers les catholiques menaçants.

Sa joue, qui avait la blanche et délicate carnation d’une joue de femme, n’était ni plus ni moins pâle que de coutume ; ses yeux froids gardaient leur impassible regard ; son pas restait lent et calme. On eût dit qu’il achevait en paix une promenade tranquillement commencée.

Le soleil, qui frappait les yeux des buveurs catholiques, les empêchait de distinguer les traits du nouvel arrivant.

Patrick Mac-Duff, à qui la clameur générale rendait du cœur, s’élança en avant de ses compagnons et brandit son lourd bâton au-dessus de sa tête.

Les autres marchèrent sur ses traces, chancelant et riant. Ils étaient ivres.

— Allez, mes chéris, allez ! disait-on aux fenêtres, forcez le Saxon à crier pour William Derry.

Évidemment Patrick ne demandait pas mieux, mais au milieu de sa course il s’arrêta brusquement, et son shillelah retomba le long de son flanc.

— Le major !… murmura-t-il.

Ceux qui le suivaient de plus près murmurèrent comme lui :

— Le major !…

Et ce nom, répété tout bas de proche en proche, arriva jusqu’à la porte de l’auberge du Grand Libérateur, franchit le tap, traversa le comptoir, et monta d’étage en étage.

Dans la rue on cessa de crier aussitôt ; on se tut dans le cabaret ; on fit silence aux fenêtres.

Ces hommes ivres, qui s’élançaient menaçants tout à l’heure, se rangèrent des deux côtés de la chaussée, laissant libre un large passage.

Patrick, d’un geste machinal, toucha son chapeau à petits bords en signe de respect.

Le major lui rendit son salut, et tout le monde se découvrit…

Ils sont ainsi faits, même aux heures d’ivresse. La main qui pesa sur eux fut si lourde, qu’ils ne savent point encore se redresser comme des hommes à la lumière du jour et hardiment proclamer leurs haines.

Ils furent esclaves si longtemps, que la vue du maître suffit encore à les courber. Ils peuvent bien, la nuit venue, prendre en main le fusil et la torche ; ils peuvent incendier, combattre, mourir.

Mais regarder un Anglais en face est au-dessus de leurs forces.

Il semble qu’ils aient honte d’être libres ou que leur liberté, proclamée, soit pour eux une décevante chimère. Ils ignorent l’usage calme et digne de leurs droits de citoyens. Ils ne voient point de milieu entre la violence sauvage et la puérile frayeur. Ils rougissent sous le regard comme des enfants menacés du fouet de l’école ; et ces mêmes hommes à qui les ténèbres et leurs masques vont donner une audace indomptable, fuiront le visage de leur ennemi au premier rayon de soleil, et se détourneront de sa voie comme s’ils étaient de faibles femmes.

S’ils ne se cachent pas à son approche, ils lui souriront, ils le flatteront, et leur bouche pourra, sans se blesser, couvrir la haine amassée sous de caressantes paroles.

Il faudra des années pour guérir cette lèpre de la servitude, de longues années de liberté ; comme il faudra des années de bien-être pour guérir la plaie chronique de la misère…

À travers la froideur habituelle du major Percy Mortimer, on eût distingué dans son regard, tandis qu’il traversait cette foule déguenillée, une pitié grave et profonde. Il perça lentement les groupes qui s’étaient ouverts pour lui donner passage, et son geste courtois répondit aux saluts de la foule.

Quand il fut passé, des murmures timides s’élevèrent. Patrick Mac-Duff remit son chapeau sur sa tête, ferma son gros poing et fit un geste de menace silencieuse.

À mesure que le major s’éloignait, le murmure grossissait. Quand le major eut tourné l’angle de la rue, le murmure se changea en une formidable clameur.

— À bas le Saxon ! cria Mac-Duff.

On fit chorus dans la rue, on fit chorus dans le comptoir, dans le tap, dans le parloir, et à tous les étages de la maison de Janvier O’Neil.

De tous côtés résonnait ce cri répété par mille bouches :

— À bas le Saxon !

On s’agitait, on brandissait les shillelahs ; on s’attaquait avec une frénésie folle à l’ennemi absent.

Puis toute cette colère tombant comme par magie, une joie vive succéda sans motif à ce courroux insensé. Des chants éclatèrent de toutes parts, coupés par des éclats de rire.

Le nom d’O’Connell retentit, entouré de fanatiques bravos.

Le potteen et l’ale se reprirent à couler.

— Longue vie à William Derry ! William Derry pour toujours !…

Pendant ce temps, la grande figure brune quittait son poste et laissait vide le trou de l’ogive. La tête blonde disparaissait à son tour, et Mahony le Brûleur descendait l’escalier en ruine de la maison abandonnée avec Jermyn, le dernier des fils de Mac-Diarmid.