Maurice Pernot
La Question turque
Revue des Deux Mondes7e période, tome 9 (p. 365-397).
LA QUESTION TURQUE

V [1]
LA TURQUIE ET LES PUISSANCES

Pendant des siècles, la Turquie a été pour les grandes Puissances de l’Europe, non pas précisément un champ de bataille, mais un terrain de compétition et de discorde. Selon les prévisions de quelques hommes politiques, elle devrait le rester jusqu’à sa mort, c’est-à-dire jusqu’au démembrement complet et définitif de l’Empire ottoman. De bons esprits, moins versés, il est vrai, dans la politique que dans l’histoire, dans l’étude des races, des institutions et des religions, estiment que l’Empire ottoman a encore un rôle à jouer dans le monde, et qu’il n’est pas indifférent que ce rôle soit joué par lui ou par quelque Etat qu’on lui aurait substitué en raison de circonstances ou d’intérêts particuliers. Ils ne méconnaissent point les difficultés, les dangers du régime qui fait vivre sous l’autorité, tout au moins nominale, d’un même souverain, des populations appartenant à des races, à des religions, à des civilisations différentes. Mais ce mélange même leur parait offrir certains avantages, que des reformes sagement imposées pourraient développer et affermir. En 1912, un écrivain allemand, qui eut sur la politique orientale de l’Europe quelques vues profondes, observait que jadis, avant que les interventions occidentales eussent faussé la situation ; les peuples chrétiens soumis à la Porte étaient en mesure d’établir, dans la Turquie d’Europe, un état politique régulier à la place du régime turc. « Mais, ajoutait-il, si aujourd’hui la domination turque venait également à s’écrouler, l’on ne pourrait espérer ni des Arabes, ni des Kurdes, ni des Arméniens une force politique créatrice du même genre. Il en résulterait un chaos, une anarchie, dont tous nos intérêts auraient à souffrir [2]. »

Avant de décider la « liquidation » de l’Empire ottoman, on fera bien de s’entendre sur la façon de le remplacer, soit en Europe, soit en Asie. Un examen sommaire des systèmes et des Intérêts en présence fera peut-être apparaître la difficulté de la question et son importance.


LE POINT DE VUE DE L’ALLEMAGNE

Au début de mon séjour à Constantinople, rencontrant X... bey, qui avait été ministre avant la guerre dans le cabinet Kiamil, je lui marquai mon étonnement de retrouver une Turquie si différente de celle que j’avais connue autrefois. Il me répondit :

— Pour comprendre les changements survenus dans notre pays, il faut remonter à quelques dizaines d’années en arrière. Longtemps la politique turque avait oscillé entre l’Angleterre et la Russie. Le jour vint où le jeune Guillaume II, rompant avec les principes de Bismarck, voulut faire une politique mondiale et, par conséquent, une politique orientale. L’Allemagne se présentait en Turquie sous les espèces sympathiques de la puissance désintéressée : elle n’avait pas d’ambitions territoriales dans le Levant, elle n’y possédait pas non plus de grands intérêts économiques : elle n’aspirait donc point à contrôler, sous aucune forme, le gouvernement de l’Empire. Autant de raisons pour plaire au sultan Abdul-Hamid, qui voulait être maître chez lui et s’était institué le gardien jaloux de l’indépendance de la Turquie. Ce qui était encore bien fait pour rassurer le Sultan et le mettre en confiance, c’étaient la tradition monarchique, l’esprit d’ordre et de discipline, dont les Allemands faisaient partout étalage, et qui contrastaient avec les idées démocratiques et libérales si fort en honneur chez les autres peuples de l’Occident. Abdul-Hamid fit tout de suite grand accueil aux Allemands.

« Ceux-ci ne tardèrent pas à déclarer leurs desseins : ils voulaient qu’une entreprise allemande construisît le chemin de fer destiné à relier Bagdad à Constantinople. Le Sultan accorda une première concession, — Haïdar Pacha à Angora, — avec garantie kilométrique ; lorsqu’on lui en demanda une seconde, — Angora à Bourgoulou, — il répondit : « Je n’ai plus d’argent. Construisez 200 kilomètres ; quand ce tronçon sera achevé et exploité, les bénéfices réalisés vous permettront d’en construire 200 autres... ; » c’est ainsi qu’il les tenait ou croyait les tenir.

« Survint la révolution de 1908. Les Jeunes-Turcs semblaient pencher vers les idées libérales et, par conséquent, vers l’Occident. Très habilement, l’ambassadeur d’Allemagne, le baron de Marschall, se retourna de leur côté et, en modifiant, ou plutôt en camouflant sa politique, les gagna. La guerre balkanique ayant éclaté, l’Europe occidentale crut que l’occasion était bonne pour opposer au Drang nach Osten des Empires centraux une barrière efficace, que formeraient les Etats des Balkans, groupés et dressés contre la Turquie. C’était un mauvais calcul : il eût beaucoup mieux valu consolider l’Empire ottoman. La Bulgarie était déjà tout acquise à l’Allemagne. Quant à la Grèce, vous avez vous-mêmes éprouvé sa consistance et sa fidélité. Vous ne pouviez donc compter que sur la Serbie, et ce n’était pas assez. La politique anti-turque que vous avez faite durant cette période a eu pour principal résultat de fortifier la position prise par les Allemands dans notre pays.

« Puis vint la guerre de 1914. Le sultan Mehmed V entendait rester neutre dans le conflit. Mais il ne pouvait pas empêcher quelques-uns de ses sujets de se réunir secrètement à l’Ambassade d’Allemagne. Il ne put davantage empêcher ceux que gênait le ministère Kiamil de le faire tomber. Les Jeunes-Turcs revinrent au pouvoir ; avec Talaat, Enver et Djemal, les Allemands avaient partie gagnée Pour ces hommes-là il s’agissait bien des intérêts de l’Empire ! Ils ne considéraient que leurs théories, ou leurs ambitions.

« Je vous en donnerai un exemple. Quelques jours après que l’Allemagne vous eut déclaré la guerre, le Parlement ottoman fut envoyé en vacances, et le Sultan offrit, dans Yildiz-Kiosk, un garden-party en l’honneur des membres des deux Chambres. En sortant du palais, l’auto de Djemal dépassa les chevaux d’un général qui, depuis, a joué un rôle importante Djemal fit arrêter, revint sur ses pas et monta dans la voiture du général. « Que doit faire la Turquie ? » demanda-l-il. — Le général répondit : « Rester neutre, d’abord. Mais, si elle était obligée de prendre parti, elle devrait aller du côté de l’Angleterre et de la France. — Pourquoi ? — Pour des raisons militaires : ce sont les seules qu’il me soit permis d’invoquer. Les Empires centraux n’ont aucun contact avec nous ; ils ne peuvent ni nous défendre, ni nous attaquer. L’Entente peut faire l’un et l’autre, puisqu’elle est maîtresse des mers. Enfin dans l’Entente, il y a la Russie, dont la Turquie est incapable de soutenir le choc. — Vous avez raison, dit Djemal. » Le lendemain, lui, le ministre de la Marine, se faisait donner le commandement de la IIe armée ! Évidemment son parti était pris : l’orgueil et l’intérêt avaient été plus forts que les bonnes raisons du général. Vous savez le reste, et comment Talaat, Enver et Djemal, d’accord avec M. de Wangenheim, imposèrent au Sultan l’alliance avec l’Allemagne et l’entrée de la Turquie dans la guerre. »

X… bey avait bien défini la méthode par laquelle l’Allemagne, moins directement intéressée que la Russie, l’Angleterre ou la France dans les affaires de l’Orient, avait fait accepter par les Turcs sa présence, puis son influence, enfin sa volonté. Il faut revenir sur cette politique, dont la guerre mondiale a bouleversé le plan et interrompu le cours, mais qui n’a peut-être pas dit son dernier mot. M. Paul Rohrbach écrivait en 1915 ; « Si nous sommes victorieux ensemble, sinon dans la première guerre, du moins dans une seconde, les Turcs verront que l’alliance avec l’Allemagne les fera progresser sur tous les terrains. Nous ne nous poserons pas vis-à-vis d’eux en maîtres ou en protecteurs, nous serons leurs éducateurs et leurs amis[3]. »

Voici, en bon allemand, ce que cela veut dire : l’Allemagne est loin de l’Orient mériterranéen, sans communication avec lui. Il faut pourtant qu’elle s’y installe, et les Turcs lui en offrent le moyen. Les Turcs sont las d’être surveillés, contrôlés, exploités par les Puissances occidentales. Les Allemands les aideront tout doucement à secouer ce joug, à se libérer des capitulations, à s’émanciper des contrôles : c’est affaire aux diplomates et aux financiers. En même temps, on remettra de l’ordre dans cette vieille administration, dont les Occidentaux exploitent tour à tour la corruption et la routine, et l’on dirigera les énergies turques dans le sens du progrès matériel et technique : c’est affaire aux fonctionnaires prussiens et aux professeurs d’écoles réales. Mais les Turcs n’ont pour eux ni la valeur ni le nombre : après s’être servie d’eux pour débarrasser largement le terrain des divers éléments chrétiens, l’Allemagne n’aura pas grand’peine à se substituer à eux dans l’occupation et dans l’exploitation du vaste domaine asiatique, dont elle tirera tout ensemble des bénéfices économiques et des avantages politiques : la richesse et la puissance, ces deux objets de son éternelle convoitise,

L’Allemagne a été vaincue, mais elle n’a pas abandonné ses projets. Aujourd’hui, comme il y a dix ans, on discute à Berlin la question de savoir s’il faut considérer la Turquie d’Asie comme un « terrain d’émigration, » ou comme un « champ d’expansion commerciale ; » on hésite sur la sauce à laquelle il convient de manger la Turquie ; mais sur la nécessité de la manger, tout le monde est d’accord. Et les théologiens de la politique allemande justifient l’entreprise, à l’aide du fameux principe, que seuls ont le droit de posséder un pays ceux qui sont en mesure de l’exploiter : or les Allemands sont trop nombreux, et les Turcs ne le sont pas assez ; les Allemands ont toutes les techniques, et les Turcs n’en ont aucune. Il n’est que d’invoquer l’Evangile et d’appliquer une fois de plus la parabole des talents aux convenances particulières du peuple allemand.

Cependant les agents de l’Allemagne observent et agissent au Caucase et en Anatolie : on les trouve à Bakou, à Tiflis, à Batoum, à Trébizonde et à Angora. S’ils ne sont pas officiellement à Constantinople, c’est que les Alliés en interdisent l’accès aux ressortissants allemands, autrichiens et hongrois. Mais toutes les polices sont impuissantes contre un effort de pénétration aussi subtil, aussi patient, aussi opiniâtre. De même que les marchandises allemandes arrivent tranquillement à Galata, sous pavillon et connaissement suédois, pour être ensuite réparties dans tout l’Orient, quelquefois même par les soins d’agents français, ainsi l’on rencontre dans Péra des représentants de commerce, des financiers de second ordre, de petits hommes d’affaires, qui, juridiquement, ressortissent à tel consulat neutre ou ami, et dont la seule mission est d’occuper la place, jusqu’au jour où l’Allemagne officielle pourra venir la prendre. J’ai entendu souvent parler allemand à Péra, j’y ai trouvé des journaux allemands, autant que j’ai voulu et peut-être davantage ; et je me demandais parfois ce qu’il en serait, lorsque les Allemands pourront travailler à Constantinople sans se cacher


LES ASPIRATIONS RUSSES

« Les Turcs ne sont pas assez, et nous sommes trop, » c’était aussi le grand argument des Russes. A les en croire, toutes leurs entreprises asiatiques étaient justifiées par le principe des vases communicants : la Russie trop pleine devait fatalement déborder sur l’Asie turque, dont la population, déjà naturellement clairsemée, se raréfiait encore chaque jour, du fait des guerres, des déportations et des massacres. Lorsque l’Empire ottoman se fut rangé du côté des Empires centraux, le premier soin de M. Sazonof fut de faire attribuer à la Russie par les Alliés, d’abord Constantinople, puis le Kurdistan et quatre des vilayets orientaux (Van, Bitlis, Erzeroum et Trébizonde). L’empire des Tsars s’écroule, la Russie conclut avec l’Allemagne une paix séparée. Cela n’empêche pas M. Sazonof, le prince Lvof et M. Maklakof de présenter à la Conférence de la Paix, au nom d’un gouvernement russe problématique, une liste de revendications qui n’est pas beaucoup moins longue que celle de 1915 : la Russie demanderait à administrer les Détroits comme mandataire de la Société des Nations, à occuper dans la Mer-Noire une place correspondante au rôle qui lui appartient, à participer à l’administration de la ville et au contrôle du port de Constantinople (mémoire du 5 juillet 1919).

Mais les Russes d’ancien régime n’étaient vraiment que des retardataires, au regard des nouveaux commissaires du peuple. En juillet 191 9, il y avait longtemps que Lénine et Tchitchérine avaient repris à leur compte le testament de Pierre le Grand : « approcher le plus possible de Constantinople et des Indes : celui qui régnera dans ces régions sera le véritable souverain du monde. » Poussés par la force d’une longue tradition, en même temps que par le désir de porter une atteinte sensible à leurs ennemis d’Occident : la France et l’Angleterre, les Soviets russes se ruaient sur le Caucase, occupaient militairement les trois républiques, suscitaient des troubles en Perse, en Afghanistan et aux Indes, concluaient enfin une alliance formelle avec le dictateur de l’Anatolie, Moustapha Kemal, et, pendant quelque temps, selon toute apparence, le mettaient en demeure de choisir entre l’appui des Russes, dont il avait besoin, et le rapprochement avec les Puissances occidentales, qui menaçait de ruiner tous les grands projets de Moscou.

Pendant ce temps, les débris de l’armée Wrangel, imprudemment recueillis à Gallipoli et à Lemnos, prolongeaient la menace russe jusque sous les murs de Constantinople, et quelque cinquante mille réfugiés civils envahissaient la ville elle-même, se mêlant intimement à la population, encombrant les petits métiers, cherchant et trouvant tant bien que mal les moyens de vivre. Peu à peu, les Russes exilés se regroupaient, formaient entre eux des associations professionnelles, économiques ou intellectuelles. On retrouvait à Constantinople l’Union des Zemtsvos et des Villes, les grandes Coopératives, l’Université, pour ne point parler de l’Opéra et du corps de ballet. On y retrouvait aussi l’Église, dont plusieurs grands dignitaires s’étaient installés dans les monastères grecs, et même quelquefois dans les couvents latins de la capitale et des environs. Le clergé orthodoxe leur fit bon accueil. Pour exercer le ministère sacré et la juridiction spirituelle dans un territoire relevant du Patriarcat de Constantinople, les ecclésiastiques russes avaient besoin de l’autorisation formelle du Phanar. Celui-ci s’empressa de l’accorder, favorisa l’organisation des paroisses, concéda des terrains pour édifier les baraques qui devaient servir de chapelles, et souvent même mit ses propres églises à la disposition des réfugiés. Quelle vie intense, dans ces milieux ecclésiastiques russes, renouvelés, épurés par la terrible épreuve révolutionnaire, parmi ces évêques de trente-cinq ans, dont les grands yeux, tantôt rêveurs, tantôt éclairés d’une flamme subite, ne se détachaient de Sainte-Sophie, temple majeur de la religion orthodoxe, que pour s’extasier sur les ruines des églises, des palais, des tours, des murailles, de Byzance enfin, « berceau de la sainte Eglise ! » La ferveur religieuse et le zèle théologique semblaient s’être réveillés jusque chez les laïques. De grandes réunions étaient tenues, où l’on préparait la réorganisation des diocèses, la reconstruction de l’Église russe dans le monde ; des conférences se poursuivaient avec des étrangers catholiques, pour étudier les possibilités d’une union entre toutes les confessions chrétiennes ; la jeunesse russe des deux sexes se pressait aux cours de théologie institués à Péra par les soins de l’évêque Benjamin, ancien aumônier de l’armée Wrangel. Je reprenais à Constantinople des conversations commencées à Rome il y a vingt ans, avec ces mêmes Russes naïfs et savants, sensuels et mystiques, vaguement attirés par la forte discipline du catholicisme, profondément retenus par les liens traditionnels, la poésie intime et l’indéfinissable séduction de leur orthodoxie nationale. Quelquefois, en sortant de ces conciliabules familiers, où la discussion s’était prolongée sans méthode et sans but, laissant après elle, dans un cerveau latin, une étrange impression de trouble fumeux et de demi-ivresse, je me demandais si j’étais bien en Turquie...

Ne se le demandaient-ils pas aussi, ces Turcs qui, à certaines heures, voyaient errer dans Sainte-Sophie, en groupes nombreux et recueillis, leurs longues bottes à la main, des soldats géants aux yeux bleus et au poil roux, des femmes qui traînaient peureusement leurs pieds nus le long des nattes de paille, les mains jointes, le regard baissé, la tête serrée dans un mouchoir de couleur ? N’avaient-ils pas le sentiment de n’être plus chez eux, même à Stamboul, lorsque, entrant chez le boulanger, le boucher ou l’épicier, ils entendaient parler russe ? Et pourtant, nul ne montra plus de respect et de compassion que le Turc pour l’infortune de ces exilés, plus de tolérance pour les entreprises parfois peu discrètes de ces intrus. J’ai compris alors combien avait été artificiel le mouvement créé en 1914 par la propagande allemande. Il fallait à tout prix réveiller la haine du Turc contre l’ennemi héréditaire : la guerre contre la Russie était la seule dans laquelle on pût prétendre entraîner l’Empire ottoman. Encore devait-on s’attendre à des résistances tenaces. Pressenti par un de ses conseillers, de qui je tiens le propos, Mehmed V lui répondit : « Nous attaquer à la Russie ? mais elle est si énorme, que son cadavre même suffirait à nous écraser. » A ces sages appréhensions, Talaat, Enver et Djemal devaient opposer victorieusement leur ambition et leur audace. Plus tard, lorsque les Allemands signèrent avec les Russes la paix de Brest-Litovsk, les Turcs n’y comprirent plus rien. Ils n’en durent pas moins continuer à se battre : l’Allemand était chez eux et parlait en maître.

Que reste-t-il aujourd’hui de toute cette propagande ? La haine de l’Allemand, peut-être ; mais la haine du Russe, certainement non. Dès qu’ils en ont eu l’occasion, les Turcs d’Angora ont signé un traité de paix avec le gouvernement de Moscou, et ceux de Constantinople ont en grande majorité approuvé cet accord, bien qu’il privât l’Empire d’une de ses provinces les plus riches et d’un de ses ports essentiels : la province et le port de Batoum. Lorsque les Russes eurent envahi la Géorgie et l’Arménie et qu’ils semblèrent menacer la montagne de Kars, les Alliés, à Constantinople, se mirent à chapitrer les Turcs : le bolchévisme allait les envahir, ils n’avaient que le temps de dresser une barrière entre eux et les armées rouges, s’ils voulaient interdire à leurs ennemis traditionnels l’accès de la plaine d’Anatolie. Les Turcs hochaient la tête, d’un air d’indifférence et de doute ; ou bien ils répondaient : « Le bolchévisme est plus dangereux pour vous que pour nous. Combattez chez vous les efforts de sa propagande ; mais permettez-nous de ne pas entrer en lutte, sur notre territoire, avec ses armées. Pour nous, les Bolchévistes, ce sont les Russes, et nous désirons vivre en paix avec tout le monde, même avec eux. Nous ne pouvons plus, nous ne voulons plus nous battre, ni pour nous, ni surtout pour les autres. »

Mais les Russes répondront-ils demain, répondent-ils même aujourd’hui à ces sentiments pacifiques de leurs nouveaux alliés par des sentiments analogues ? L’accord de Moscou leur a rendu une partie des territoires dont le traité de Brest-Litovsk les avait dépouillés au profit des Turcs. S’en contenteront-ils ? L’actuelle invasion de Constantinople par les réfugiés de Russie n’a que la valeur d’un symbole, mais ce symbole lui-même est menaçant. Sous quelque forme que ressuscite l’empire des Tsars, il restera pour la Turquie faible et dépeuplée un voisin terriblement dangereux. Les révolutions les plus profondes ne peuvent rien changer ni aux réalités géographiques, ni aux aspirations traditionnelles, à la fois nationales et religieuses, qui poussent le peuple russe vers les plateaux d’Arménie, vers l’autre rive de la Mer-Noire, vers Constantinople.


LE DESSEIN DE L’ANGLETERRE

Il est assez naturel que l’Angleterre se soit laissé tenter par les circonstances et ait voulu profiter d’un moment où l’Allemagne est hors de jeu, où la Russie est relativement impuissante, pour réaliser le grand dessein de sa politique orientale : établir définitivement son hégémonie sur les terres et sur les mers qui séparent Malte et l’Egypte de la Perse, de l’Afghanistan et des Indes. « C’est une nécessité pour nous de garder la route des Indes, » voilà ce que les Anglais n’ont cessé de proclamer depuis plus de deux siècles. Seulement, la route des Indes s’est progressivement élargie, jusqu’à planter ses bornes au Caire et à Kartoum, à Bagdad et à Mossoul, à Caboul et à Téhéran, et demain, peut-être, à Smyrne et à Constantinople.

La Russie et l’Allemagne étant écartées pour un temps, l’Angleterre ne se heurtait dans le Levant qu’à une seule Puissance : la France. En 1916, on avait essayé de s’entendre : mais l’accord de Londres apparaissait à beaucoup d’esprits avertis, non seulement provisoire, mais impraticable. Vers 1918, on vit apparaître dans quelques journaux anglais une formule nouvelle : « L’Angleterre laisse à la France les mains libres sur le Rhin, la France laisse à l’Angleterre les mains libres en Orient. » Formule dangereuse et fausse, dont la première partie ne s’est point réalisée, dont la seconde ne saurait se réaliser davantage. En fait, l’Angleterre et la France ont l’une et l’autre des intérêts propres et vitaux à défendre, et sur le Rhin et dans le Levant.

Au début de février 1921, quelques jours avant que se réunît à Londres la conférence interalliée pour les affaires d’Orient, je rencontrai un journaliste anglais très au courant de la politique de son pays, et causai longuement avec lui de la situation créée par l’antagonisme de la France et de l’Angleterre dans le Levant. « La France, me dit-il, ne peut pas être partout. Elle possède dans l’Afrique du Nord un empire magnifique ; que ne se désintéresse-t-elle de la Méditerranée orientale ? » Je répondis que la France pouvait ne point aspirer dans cette région à des conquêtes nouvelles, mais qu’il lui était impossible de renoncer aux positions acquises, à l’influence établie, aux droits et aux intérêts reconnus. Il répartit : « Ecoutez : les Turcs sont finis, c’est une nation dégénérée, exténuée, incapable de résister et de survivre aux derniers coups dont elle vient d’être frappée. Si les Grecs attaquent vigoureusement la Turquie, elle succombera pour toujours. Que vous le vouliez ou non, l’Empire ottoman est mort, et le moment est venu de régler sa succession. Ce qui pourrait arriver de mieux, c’est que la France et l’Angleterre fissent l’opération d’un commun accord. »

Je reconnus aisément dans ce langage l’état d’esprit qui avait inspiré, de la part des Anglais, d’abord l’arrangement de 1916, puis les accords révisant cet arrangement, enfin le Traité de Sèvres et jusqu’à la convention du 23 décembre 1920. C’est encore ce même état d’esprit qui, en février 1921, devait amener nos alliés à soutenir la résistance des Grecs et à faire échouer du même coup une tentative de médiation qui s’engageait sous des auspices très favorables. Après l’échec de la première offensive hellénique en Anatolie, on vit les autorités anglaises de Constantinople modifier légèrement leur attitude et accepter comme un fait accompli le rapprochement survenu entre Constantinople et Angora, qui ne devait d’ailleurs pas être maintenu longtemps. Un ancien ministre turc me disait alors : « Le jour où les Anglais auront compris que les Hellènes ne peuvent leur servir à rien, ils les lâcheront carrément pour marcher avec nous. Vous verrez qu’ils auront accompli leur conversion et renoué avec l’Empire ottoman des relations politiques et économiques cordiales et étroites, avant que vous n’ayez vous-mêmes pris une décision. » Cet homme n’exagérait que fort peu.

Bientôt les Anglais ne pensèrent plus qu’à préparer la deuxième expédition grecque contre Angora, à en assurer le succès, peut-être même à favoriser une entreprise éventuelle des Hellènes sur Constantinople. Et ce furent les grandes opérations de police, les intrigues ourdies en vue de substituer au cabinet de conciliation présidé par Tevfik un ministère intransigeant et hostile à Angora, puis la prise de possession par le général Harington de toutes les forces interalliées, l’affaire du Grand Complot et l’imposante démonstration navale du 10 septembre à l’entrée du Bosphore. A cette politique militaire et policière correspondait une politique financière appropriée. Sous prétexte d’assurer l’ordre public ou la sécurité des Alliés, on imposait à la Turquie, c’est-à-dire à Constantinople, des charges qu’elle ne pouvait pas supporter : après quoi l’on déclarait que l’Etat ottoman était acculé à la faillite et qu’un contrôle direct de tout son avoir, de toutes ses ressources, par les Puissances occupantes, était devenu indispensable.

On saisit ici la différence essentielle entre le point de vue britannique et le point de vue français dans la question d’Orient. Il était parfaitement indifférent à nos alliés que la lutte se prolongeât en Anatolie, où ils n’ont pas d’intérêts ; pour nous, au contraire, chaque journée de guerre entre Hellènes et Turcs se chiffrait par quelque nouveau dommage : ces voies ferrées que détruisaient tour à tour les belligérants, ces ponts et ces ouvrages d’art qu’ils faisaient sauter, c’était, pour une grande part, la propriété de la France, et, pour le reste, le gage de la dette que les Allemands ont contractée envers elle. Ces grands domaines agricoles, dont la guerre ne pouvait manquer d’anéantir la production pour de longues années, représentaient la garantie d’emprunts auxquels nos nationaux avaient largement souscrit. En un mot, l’Angleterre faisait en Turquie la politique d’une Puissance qui n’a rien à perdre ; bien plus, elle nous entrainait à la faire avec elle, sans vouloir reconnaître que notre situation et nos intérêts les plus élémentaires, les plus légitimes, nous en imposaient une autre.

Il en allait de même dans l’ordre financier. Quel inconvénient les Anglais auraient-ils pu trouver à la faillite de l’Etat ottoman ? La part de l’Angleterre dans la Dette publique, inclus les intérêts belges et hollandais que le délégué britannique a charge de représenter, n’atteint pas tout à fait 15 p. 100 ; celle de la France dépasse 60 p. 100 : soit un capital de deux milliards et demi. En 1919, lorsque les techniciens anglais et français se rencontrèrent à Londres pour élaborer les clauses financières du traité de paix avec la Turquie, deux thèses se trouvèrent en présence ; la formule française était : extension des pouvoirs et des attributions de la Dette publique ; la formule anglaise se résumait dans l’institution d’une commission financière interalliée, évidemment destinée à remplacer l’ancienne administration de la Dette. Dans la première hypothèse, la France conservait la prépondérance due à la notable supériorité de sa créance (60,31 pour 100 contre 14,19 p. 100 à l’Angleterre, 21,31 p. 100 à l’Allemagne, 3 p. 100 à l’Italie) ; dans la seconde, les trois Puissances alliées se trouvaient sur le pied d’une parfaite égalité. Lorsque nos délégués financiers arrivèrent à Londres, ils constatèrent avec stupeur que la thèse qu’ils venaient défendre avait été d’ores et déjà abandonnée par nos représentants politiques : le principe de la Commission financière interalliée était admis. Tout ce qui restait à faire, c’était d’obtenir quelques modifications de détail dans son application, et peut-être quelques compensations sur un autre terrain. Selon l’expression que j’ai recueillie de la bouche d’un de nos délégués, « nous avions saboté, dès l’entrée en jeu, une situation exceptionnellement favorable. »

Ce qui s’est passé à Constantinople depuis l’armistice est la conséquence logique de ce qui s’était fait à Londres : tandis que les représentants financiers français s’efforçaient d’administrer au mieux un patrimoine, qui est le gage de nos porteurs, les délégués anglais subordonnaient nettement la finance à la politique et ne se faisaient point scrupule de précipiter une faillite, qui, dans leur dessein, servirait à légitimer une mainmise complète des Puissances occupantes sur toutes les ressources de l’Empire.

La propagande faite par l’Angleterre auprès des Juifs, des Grecs et des Arméniens ottomans, pour les pousser à réclamer une indépendance complète, une séparation absolue d’avec les Turcs, rentre encore dans le même plan général d’action. On a vu, dans un précédent article, comment le mouvement sioniste et nationaliste s’est propagé parmi les Juifs, depuis Jérusalem jusqu’à Constantinople ; et de quelle manière le clergé anglican, en prenant fait et cause pour les Grecs et en prêtant son appui moral à la politique du Phanar, a collaboré lui-même à l’entreprise qui a pour but de placer le Levant sous l’hégémonie britannique. Sans doute, pour l’Eglise anglicane, il s’agit avant tout de délivrer des chrétiens du joug musulman et, subsidiairement, de faire obstacle aux progrès éventuels de l’Église catholique en Asie. Pour les chefs de l’entreprise, il s’agit de mettre l’Eglise grecque en possession de l’héritage abandonné par l’Eglise russe, en un mot, de se servir des pappas comme ils se servent des soldats de Constantin, pour résoudre selon leurs vœux la question d’Orient.

Cette politique, évidemment contraire à nos intérêts, est-elle du moins conforme aux intérêts anglais ? Il a suffi à M. Winston Churchill de parcourir rapidement l’Egypte, la Mésopotamie et la Syrie, pour s’apercevoir des énormes inconvénients que comportait, pour l’Empire britannique, l’action engagée à Londres, à Constantinople, à la Mecque et à Bagdad par quelques Anglais aventureux et trop influents. A peine revenu de son voyage (juin 1921), M. Churchill démontrait, dans un discours prononcé à la Chambre des Communes, la nécessité pour l’Angleterre et pour la France d’agir de concert en Orient, et l’intérêt commun de ces deux Puissances à pratiquer vis-à-vis des Turcs et des Arabes une politique amicale.


LA POLITIQUE DE LA FRANCE

Favoriser le rapprochement entre Constantinople et Angora, la paix entre les Turcs et les Grecs, la restauration d’un régime de concorde et de tranquille prospérité à l’intérieur de l’Empire ottoman, telle devait être la tâche de la diplomatie française à Constantinople : la défense de notre situation et de nos intérêts, le souci de rétablir l’équilibre et la paix dans le monde, la tradition, l’opportunité et la justice s’accordaient pour recommander ce programme.

Les territoires de l’Empire ottoman ne représentent pas pour nous, comme pour les Allemands, des champs de colonisation : nous n’avons pas de population à exporter ; ni, comme pour les Anglais, une voie de communication avec un Empire lointain et difficile à défendre. La France est apparue d’abord dans le Levant comme la protectrice des chrétiens d’Occident, religieux, missionnaires, pèlerins et marchands. Les prêtres « latins » de Jérusalem, de Bethléem « et autres lieux de l’obéissance du Grand Seigneur » exercent leur ministère et desservent leurs églises sous la garantie des engagements que Soliman le Magnifique a contractés envers François Ier ; les pèlerins de tous les pays de l’Europe viennent visiter les Lieux Saints, les sanctuaires fameux de la Palestine, sous la protection du nom français ; les navires de toutes les nations, pour faire le commerce dans les mers orientales, s’abritent sous notre pavillon. Puis notre protection s’étend, au delà des Latins, aux catholiques indigènes et finalement à tous les chrétiens d’Orient, qu’ils soient ou non en communion avec Rome. Lorsque des Syriens, des Grecs, des Arméniens sont inquiétés ou persécutés par les infidèles, c’est aux ambassadeurs et aux consuls français qu’ils demandent de les protéger et de leur faire rendre justice. Telle est la souplesse, telle est la largeur de notre politique, qu’elle prend l’Empire ottoman comme il est, réunit dans une même sympathie tous les éléments qui le composent, soucieuse seulement d’y répandre la civilisation et d’y introduire un peu d’ordre et de justice. Dans ses écoles, dans ses hôpitaux, dans ses asiles, la France reçoit indistinctement des Turcs, des Arméniens, des Grecs et des Arabes, des chrétiens de tous les rites, des Juifs et des Musulmans.

De même qu’en Orient les premiers missionnaires français avaient ouvert la voie aux premiers commerçants, ainsi, au cours des siècles suivants, le développement de nos écoles et de nos œuvres d’assistance à travers toute la Turquie a entraîné celui de nos entreprises commerciales, industrielles et financières dans l’Empire ottoman. Le Gouvernement turc confiait à des sociétés françaises le soin de construire des routes et des voies ferrées, d’équiper des ports, de bâtir des quais, d’exploiter des mines ; pour gager des emprunts placés surtout en France, il remettait la gestion de ses revenus les plus importants à l’Administration de la Dette publique, où l’influence française était prépondérante. Une entreprise contrôlée par des Français prenait en régie la culture et la vente du tabac dans tout l’Empire.

A Constantinople et à Smyrne, comme à Beyrouth et à Damas, les grands services municipaux, distribution de l’eau, éclairage, téléphones, transports publics, étaient affermés à des compagnies françaises. Un groupe franco-anglais fondait en 1868 la Banque Impériale Ottomane, qui ne tardait pas à devenir « un rouage essentiel de la Vie financière et économique de la Turquie ; » nos principaux établissements de crédit ouvraient dans le Levant des succursales, ou prenaient des intérêts dans les entreprises ottomanes. Bref, au mois de juillet 1919, les capitaux français engagés en Turquie, soit sous forme de participation aux emprunts d’Etat, soit dans des Sociétés privées, représentaient un total d’environ 3 milliards et demi de francs, et un pourcentage de plus de 60 pour 100 relativement à l’ensemble des capitaux étrangers.

Au point de vue des intérêts matériels, comme à celui de l’influence morale, la France occupait sans conteste la première place dans l’Empire ottoman. Le 14 juillet 1919, les Anglais virent défiler en bon ordre, derrière nos soldats du corps d’occupation, cinq mille enfants élevés dans nos écoles : cinq mille enfants qui parlaient français, qui chantaient la Marseillaise en agitant de petits drapeaux tricolores ! Les fonctionnaires et les officiers britanniques qui assistaient à la revue ne purent dissimuler leur surprise, et plus d’un dut penser : « Nous n’en sommes pas encore là ! » Nous était-il possible de renoncer nous-mêmes à cette prépondérance, d’abandonner de gaîté de cœur le résultat des efforts poursuivis pendant des siècles et d’un commun accord par nos diplomates, nos religieux et nos hommes d’affaires ? Aucune puissance au monde n’était en droit de l’exiger. Pouvions-nous, d’autre part, rompre décidément en visière avec nos alliés anglais et opposer notre politique orientale à la leur, sans égard pour les nécessités d’ordre plus général ? C’eût été dangereux et d’ailleurs inutile. Que de fois les plus avertis et les plus sages des hommes d’Etat turcs m’ont répété : « La paix ne peut être rétablie dans notre pays, et en Orient, que par la France alliée de l’Angleterre ! »

Nos efforts devaient tendre, ils doivent tendre encore aujourd’hui à faire reconnaître par les Anglais nos intérêts et nos droits acquis, en reconnaissant nous-mêmes leurs aspirations légitimes et les exigences de leur situation en Orient. Dans les milieux officiels des deux pays, on déclare volontiers que « la question d’Orient doit être résolue en fonction de la politique générale. » C’est une formule excellente. Mais il faut bien constater que cette politique générale, en fonction de laquelle la question d’Orient devrait être résolue, est loin de se présenter aux yeux de l’observateur avec la netteté et la cohérence qui permettraient de la prendre pour base d’une reconstruction, soit en Orient, soit ailleurs.


LE TRAITÉ DE SÈVRES ET LE MORCELLEMENT DE LA TURQUIE

Dans les clauses politiques du Traité de Sèvres, comme dans les clauses économiques et financières, c’est l’influence anglaise qui s’affirme prépondérante, et même, pour parler exactement, l’influence d’une certaine conception anglaise du problème oriental. Déjà en 1908, au moment de la révolution jeune-turque, nous avions vu se dessiner à Londres un mouvement d’opinion très caractéristique ; on s’y était demandé s’il ne convenait pas à l’Europe de profiter des embarras de la Turquie pour liquider une situation qui, en se prolongeant, risquait de devenir plus difficile. La solution proposée tenait en deux articles : suppression de l’Empire ottoman, fondation d’un grand Etat arabe. Elle se heurtait à deux obstacles : résistance des Turcs, divisions multiples et profondes des Arabes entre eux. Les plus chauds partisans de ce projet ne tardèrent pas eux-mêmes à y renoncer : on les vit se rapprocher des Turcs, adopter Kiamil Pacha et solliciter du roi Edouard VII l’envoi d’un télégramme de félicitations à ce grand-vizir. Ce qui n’empêcha point les Jeunes-Turcs de fomenter des agitations nationalistes en Egypte et de susciter, parmi les Arabes de l’Yémen, des révoltes qui s’étendirent bientôt à Bassorah, à Bagdad et à la Syrie.

Dix ans plus tard, la même idée réapparaît, presque sous la même forme. Les hommes qui inspirent et dirigent en Angleterre la politique orientale entreprennent d’opposer aux Turcs les Arabes et les Kurdes. Entre les montagnes de Perse et le cours supérieur du Tigre, on constituera un Kurdistan indépendant ; l’Arabie et la Mésopotamie deviendront des royaumes arabes autonomes, sous la protection de l’Angleterre ; d’autres petits Etats arabes pourront être créés en bordure de la Syrie ; un lien fédératif les unira aux Etats principaux : ainsi succédera à l’Empire des Turcs un nouvel Empire musulman, conçu selon la formule anglaise, propre à servir de trait d’union entre l’Egypte et les Indes et à garantir contre toute atteinte l’hégémonie britannique sur l’Orient tout entier. Enfin le calife turc de Constantinople sera remplacé par le calife arabe de la Mecque. Ainsi la perte simultanée de leur puissance militaire, de leur domaine territorial et de leur autorité religieuse consommera la ruine des Osmanlis.

L’armistice n’était pas encore signé, qu’avait déjà commencé la mise en œuvre de ce grand dessein : les Anglais concluaient une alliance avec le chérif de la Mecque, Hussein, et avec ses fils, les émirs Faïçal et Abdullah. Hussein prit le titre de roi du Hedjaz. Quelque temps après, on constituait pour Faïçal le royaume arabe de Mésopotamie et pour son frère Abdullah une principauté en Transjordanie. La politique anglaise gênait autant qu’elle pouvait notre établissement dans les régions syriennes de l’Est ; en revanche, elle nous laissait le soin de contenir au Nord la poussée des Turcs d’Anatolie. La France consacrait elle-même ce démembrement, si contraire à ses traditions et à ses intérêts, en signant le Traité de Sèvres ; elle recevait le mandat pour la Syrie, l’Angleterre, ceux pour la Mésopotamie et la Palestine ; le Kurdistan était déclaré, autonome, le Hedjaz et l’Arménie étaient constitués en Etats libres et indépendants, la ville et le vilayet de Smyrne abandonnés provisoirement à la Grèce, sauf à en régler au bout de cinq ans, par un plébiscite, l’attribution définitive.

De l’influence et des intérêts séculaires que nous possédions sur toute l’étendue de l’Empire ottoman, à Smyrne, à Jérusalem et à Caïffa, à Diarbékir, à Mossoul et à Bagdad, aussi bien qu’à Beyrouth, à Alep et à Damas, il nous restait en tout et pour tout la Syrie, et, dans ce pays où notre nom était respecté et aimé, notre langue connue, notre culture largement répandue, mais qui n’entendait nullement passer du joug ottoman sous un protectorat français, nous étions amenés par la force des choses, par l’esprit du traité, que nous n’avions point inspiré, enfin par l’exemple de nos rivaux, à pratiquer une politique et à entreprendre une œuvre d’administration et de tutelle, qui n’étaient nullement conformes à ce que les Syriens attendaient de nous. Fort heureusement, nous n’avons pas tardé à reconnaître nos erreurs et le grand prestige du général Gouraud, son autorité et sa bonté ont remédié aux imprudences de quelques subalternes et rétabli l’entreprise sur des bases plus raisonnables.

Le grave défaut du système suggéré et imposé par les Anglais est de méconnaître aussi bien la civilisation particulière, mais très ancienne et très avancée, de plusieurs de ces peuples, que les mœurs primitives, la barbarie farouche de quelques autres. Il était insensé de vouloir traiter la Syrie comme le Maroc, et il ne l’était pas moins de prétendre soumettre les Bédouins du désert à un régime politique importé d’Europe.

Au mois de mai 1912, j’étais à Bagdad, et, sur l’invitation de Djemal Bey, — le futur Djemal pacha, — qui gouvernait alors la province pour l’Empire ottoman, je me rendais au Seraï pour une cérémonie dont on ne m’avait point précisé le caractère. J’y trouvai rassemblés une trentaine de grands chefs bédouins, que le gouverneur avait convoqués dans sa capitale. Djemal avait formé un projet grandiose ; il voulait fixer les tribus nomades et assurer ainsi la culture des territoires auxquels le système d’irrigation imaginé par sir William Wilcox devait bientôt rendre leur antique fertilité.

Les chefs du désert étaient groupés au centre de la cour intérieure ; leurs chevaux et leurs suites s’alignaient à l’ombre, sous le portique. Djemal s’avança vers les Bédouins et leur tint à peu près ce discours, que m’expliqua mon interprète : « Je vous demande de faciliter la tâche des agents que j’ai chargés de recenser vos tribus. N’ayez aucune crainte : mon intention n’est pas d’exiger de vos peuples le service militaire, auquel ils n’ont jamais été astreints, ni même de les soumettre à l’impôt, qu’ils n’ont jamais payé. Mon seul souci est d’augmenter votre bien-tre ; et, pour cela, j’ai besoin de connaître le nombre des tribus qui peuplent le désert, leur importance et celle de leurs troupeaux. » Lorsque Djemal eut parlé, les chefs bédouins s’inclinèrent devant lui, cérémonieusement, sans prononcer un mot, et retournèrent à leurs chevaux ; le long cortège blanc défila sans hâte sous le portique. En l’espace de huit jours, les huit courriers qui étaient partis de Bagdad pour porter à Damas les dépêches du gouverneur, furent assassinés en traversant le désert ; on retrouva leurs corps mutilés selon l’usage : telle fut la réponse des Bédouins au discours du gouverneur. Djemal renonça à son projet.

Voilà le peuple que l’Emir Faïçal et ses protecteurs anglais invitent à élire un parlement, à payer des impôts, à obéir à des lois ! L’entreprise est laborieuse et l’on ne voit pas bien quels en peuvent être les résultats. Les Bédouins nomades, qui forment la plus grande partie de la population de l’Irak, ne furent jamais soumis que nominalement à l’Empire turc. Leurs chefs se considèrent comme maîtres absolus des territoires qu’ils occupent, et le moins qu’ils exigent des caravanes qui les traversent, c’est un droit de passage, que nul voyageur ne s’avise de leur refuser. Depuis des siècles, ils parcourent le désert, transportant leurs camps d’une région à une autre suivant des règles invariables, vivant un peu d’élevage et beaucoup de rapine. L’idée d’envoyer des députés à Constantinople leur eût paru bouffonne : vont-ils en envoyer à Bagdad ?

A côté des tribus nomades, il y a la population sédentaire, fixée aux bords des deux fleuves et de leurs affluents ; elle est tantôt ramassée dans de grandes villes comme Mossoul et Bagdad, tantôt éparse le long des rives, formant des bourgs ou des hameaux. Là se pose un autre problème, celui des races. Qu’ont à faire avec un royaume arabe les Kurdes et les Chaldéens qui peuplent la région comprise entre Mossoul et les montagnes de Perse ; les Turcomans des vallées du Nord, les Tcherkesses de Mombidj, les Yézidis de Djésireh, les Persans de Nedjef et de Kerbela, les Juifs des environs de Babylone, qui prétendent n’avoir jamais quitté le pays depuis le temps de la Grande Captivité ?

Déjà les Assyro-Chaldéens ont protesté auprès du Gouvernement britannique contre l’établissement d’un Empire arabe sur le Tigre et sur l’Euphrate, et, si je suis bien informé, un de leurs chefs militaires, dont je pourrais donner le nom, entreprend de constituer un État autonome, dont il a très largement fixé les limites. Déjà aussi, parmi les Arabes sédentaires de Mésopotamie, se manifestent des courants hostiles à la nomination de l’Émir, qu’ils tiennent pour un intrus. Les uns réclament un gouvernement national, les autres une république fédérative ; ils ne savent pas exactement ce qu’ils veulent, mais ils savent fort bien ce qu’ils ne veulent point.

Et pourtant il faut à cette immense contrée une organisation, à ces peuples un gouvernement. Sans doute, et c’est là qu’apparaît l’énormité de la tâche que les Etats de l’Occident ont assumée si légèrement. J’ai sous les yeux le rapport dressé par les experts américains sur les « possibilités » de l’Arménie. Les problèmes ethniques, politiques, économiques y sont examinés tour à tour, avec le plus grand soin et la plus grande précision. Les experts concluent au rejet du mandat qui avait été offert aux Etats-Unis, et l’on sait que le gouvernement de Washington a adopté leurs conclusions. La France et l’Angleterre, avant d’accepter les mandats concernant la Syrie et la Mésopotamie, avaient-elles fait procéder sur place à des enquêtes analogues ? Je l’ignore. Il n’eût pas été sans intérêt de publier, comme ont fait les Américains, les résultats de ces études préalables, que les expériences faites après coup ne sauraient jamais remplacer. Ces dernières sont coûteuses et se traduisent souvent par des mécomptes pour ceux qui les instituent, par des troubles politiques et des malaises économiques graves, chez ceux aux dépens de qui elles sont faites. La tâche que nous avons entreprise en Syrie est relativement plus facile que celle qui incombe aux Anglais dans l’Irak. Bien que nos alliés se plaisent à nous prédire que nous ne resterons pas longtemps en Syrie, je crois que nous y serons encore, après que l’Angleterre aura évacué la Mésopotamie. Et pourtant, que de tâtonnements, que de faillites partielles, que de dépenses superflues, que d’efforts stériles dans la courte histoire de notre politique syrienne !

La formule du « royaume arabe, » que les Anglais prétendent appliquer à l’Irak, ne répond ni à la constitution ethnique du pays, ni aux mœurs des habitants, ni à l’état présent de leur civilisation. Peut-être verrons-nous la politique anglaise, qui s’inspire moins de la logique que de l’expérience, modifier peu à peu ses méthodes et les accommoder insensiblement aux nécessités locales. Encore faudrait-il que le corps vivant, remuant, anarchique qu’elle a entrepris d’organiser se prêtât patiemment à cette expérimentation prolongée. L’œuvre de quelques « Marocains » en Syrie fut aussi déraisonnable et aussi néfaste que celle des « Indiens » en Mésopotamie ; elle procédait d’une même fausse analogie, disons le mot : d’une même confusion. Cependant la faute des agents d’exécution, anglais ou français, nous parait moins lourde, et leur responsabilité moins entière, que celles des Gouvernements, qui ont entrepris de démembrer un immense empire asiatique, sans même savoir par quelle organisation ils remplaceraient celle dont ils décrétaient la fin. Et toutes les difficultés, toutes les impossibilités ne nous sont pas encore apparues ; nous n’avons encore expérimenté ni le Kurdistan autonome, ni l’Arménie indépendante. Mais ce que nous voyons déjà donne à réfléchir.

Quelques mois après la signature du Traité de Sèvres, un Français qui ne s’occupe point de politique, mais dont le nom fait autorité dans toutes les matières relatives à l’Islam et à la vie des peuples musulmans, M. Edouard Montet, professeur de langues orientales à l’Université de Strasbourg, écrivait : « Le Traité ne tranche pas la question d’Orient, il lui donne un ébranlement redoutable. En formulant ce jugement, nous ne nous érigeons pas en prophète, mais nous avons conscience de parler en connaissance exacte de l’Islam. Aucun partage de l’Empire turc ne parait satisfaisant ; aucun ne semble échapper aux critiques les mieux fondées. Les essais, qui ont été tentés jusqu’à présent, dans cet Empire, de délimitations d’influences et de séparations de souverainetés, ont été désastreux. Aussi la pire solution est-elle de dépecer la Turquie en divers morceaux attribués à des mandataires variés des Puissances alliées [4]. »


LA QUESTION DE CONSTANTINOPLE


La nécessité de réviser le Traité de Sèvres ayant été implicitement reconnue par la conclusion des accords de Londres (mars 1921), le Gouvernement français fut amené à modifier, ou, plus exactement, à préciser son dessein et sa méthode d’action à Constantinople. Le dessein pouvait se définir ainsi : favoriser, entre Stamboul et Angora, un rapprochement sans lequel la paix ne pouvait être rétablie en Orient ; obtenir des Turcs, comme contre-partie des modifications consenties au Traité de Sèvres, en Asie la cessation de toute hostilité contre nos troupes de Cilicie, la reconnaissance et la garantie de nos droits ; en Europe et généralement dans l’Empire, le maintien, au moins provisoire, des capitulations, des contrôles financiers, des privilèges judiciaires et autres, dont la suppression doit être subordonnée à l’application effective et éprouvée d’un certain nombre de réformes indispensables.

Il n’a tenu ni au général Pelle, haut-commissaire de la République en Orient, ni au maréchal Izzet pacha, ministre des Affaires étrangères du Sultan, que ce programme ne fût réalisé au cours de l’été 1921. On pouvait attendre beaucoup de la collaboration de ces deux hommes qui, l’un et l’autre, avaient trop longtemps fait la guerre pour ne pas désirer ardemment la paix et s’efforcer de la rendre possible. Dans tous leurs entretiens, le général Pelle et le maréchal Izzet se faisaient un devoir d’aborder les questions les plus délicates avec une franchise toute militaire. Ils se donnaient mutuellement l’impression, non pas de ne se rien cacher l’un à l’autre, ce qui, dans leur situation, eût été impossible, mais de ne se mentir jamais. Cette sincérité réciproque, conforme à leur caractère de soldats, n’était pas moins propice à leur activité de diplomates : depuis tantôt un an, elle a contribué à écarter bien des malentendus, et parfois à prévenir de graves complications.

J’aurais mauvaise grâce à vouloir présenter le général Pelle à des lecteurs français : nul n’a pu oublier ni les services qu’il a rendus en remplissant pendant près de deux ans et demi auprès du général Joffre les multiples et lourdes fonctions de major-général des armées, ni la brillante action par laquelle il arrêta en mars 1918, avec son corps d’armée hâtivement renforcé d’un corps de cavalerie, une des dernières tentatives faites par les Allemands pour percer notre front. J’observerai seulement que le long séjour qu’il a fait en pays musulman, particulièrement au Maroc, ne fut pas une préparation inutile à la nouvelle mission qu’il est en train de remplir. Avec le sens critique très développé qui le caractérise, le général Pelle n’a pas eu grand peine à faire deux paris de son expérience marocaine : ce qu’il fallait retenir, et ce qu’il convenait d’oublier.

Je rencontrai pour la première fois Izzet pacha à un déjeuner intime, chez des amis communs. Grand et gros, une tête forte et bien construite supportée par de larges épaules, des yeux bleus très clairs, très francs, et parfois très doux, la moustache et les cheveux presque blancs, le maréchal m’apparut tout à fait différent des exemplaires de général turc que j’avais déjà rencontrés, et, pour tout dire d’un mot, le contraire d’un Oriental. Pourtant, à le regarder mieux, j’apercevais quelques détails qui pouvaient, à la rigueur, laisser deviner une origine albanaise. Son accueil affable et familier, son regard droit, sa manière de parler, douce et nette, puis quelques-uns de ses gestes à table éveillèrent en mon esprit, avec une étrange insistance, l’image et le souvenir du maréchal Joffre. Je note cette impression, pour l’avoir éprouvée à plusieurs reprises. Plusieurs fois, en effet, durant mon séjour à Constantinople, Izzet pacha me fit l’honneur de me recevoir et de s’entretenir avec moi. Je l’ai toujours trouvé prudent, réfléchi, modéré dans l’expression comme dans la pensée, et surtout pénétré du sentiment de sa responsabilité : patriote ardent, bon musulman, mais aussi, pourrais-je ajouter, bon Européen.

A la fin de juillet 1921, lorsque les Alliés semblaient craindre que les échecs subis par les nationalistes ne les contraignissent à accepter l’aide militaire des Bolchévistes et à ouvrir aux armées rouges les portes de l’Anatolie, je représentai au maréchal combien une telle décision serait désastreuse pour la Turquie, et comme il importait qu’elle fût conjurée à temps par des conseils amicaux, que Moustapha Kemal put accueillir en toute confiance. « Vous savez, me répondit-il, à quel point je hais les Bolchévistes. Je ne pense pas que Moustapha Komal les aime beaucoup plus que moi. Seule une nécessité cruelle, invincible, pourrait l’amener à leur ouvrir le chemin. Mais comment a-t-on laissé les choses en venir à ce point ? Pourquoi ne nous utilise-t-on pas selon nos moyens et notre caractère ? J’ai la conviction qu’avec notre armée nous pourrions jouer en Asie un rôle utile à l’Europe. Nous avons tout ce qu’il faut pour servir de barrière contre l’invasion russe, et pour constituer une forte position de flanc, sur laquelle viendraient se briser les attaques dirigées contre la Mésopotamie et les Indes. »

Le jour où le maréchal Izzet et Salih pacha rentrèrent dans le cabinet Tevfik, pour y prendre les portefeuilles des Affaires étrangères et de la Marine (12 juin 1921), ce cabinet apparut vraiment comme le seul capable de réaliser l’union entre Angora et Constantinople. L’union une fois faite, on pouvait espérer qu’une intervention énergique des Alliés mettrait aisément d’accord les Grecs et les Turcs, qui, à ce moment, ne témoignaient, ni les uns ni les autres, d’une grande ardeur guerrière. Mais il fallait encore compter avec ce parti anglais qui, à Londres et à Constantinople, s’employait à prolonger la lutte et à rendre toute médiation impossible. Son action se manifestait, d’un côté par le concours apporté aux Grecs en vue d’une nouvelle offensive, de l’autre par les intrigues ourdies contre le ministère Tevfik pacha.

Durant cette période difficile, la politique française et la politique italienne se trouvèrent heureusement d’accord pour recommander les mesures les plus raisonnables et pour écarter les solutions extrêmes et violentes, auxquelles plusieurs Anglais importants paraissaient enclins. Cette communauté de vues s’était affirmée à Londres, par les deux accords parallèles de mars 1921 ; elle était demeurée entière, le jour où l’Assemblée d’Angora avait refusé de ratifier les engagements pris en son nom par Békir Sami Bey à l’égard de la France et de l’Italie. Le programme italien, très nettement défini par M. Giolitti, envisageait en Orient une action « essentiellement économique, » et excluait, par conséquent, les ambitions territoriales et les interventions militaires. Ce qui importait à l’Italie, c’était de développer les avantages que lui avait attribués l’accord tripartite, quitte à s’en faire reconnaître d’autres, d’une valeur équivalente, si la forme de ce fameux accord soulevait de trop graves objections.

Dès l’armistice, l’Italie s’était mise à la besogne. De Constantinople, où ils se succédaient sans relâche, ses bateaux de commerce circulaient entre les échelles de la mer Egée et les ports de la Mer-Noire. Depuis deux ans, la plus grande part des produits importés, non seulement en Anatolie, mais au Caucase, sont ou bien italiens d’origine, ou bien procurés par l’entremise du commerce italien. L’Italie a été la première entre les Puissances alliées à renvoyer des consuls à Batoum et à Tiflis pour y protéger ses marchands. À Constantinople, l’attitude de nos amis et alliés pouvait se définir ainsi : l’Italie laissait aux autres le soin de débrouiller les problèmes politiques, dont elle ne se désintéressait point, mais qu’elle subordonnait à l’action économique. C’est par la navigation, par le commerce, par la finance, que l’Italie entendait affirmer en Orient son influence grandissante.

Lorsque, après la chute de M. Giolitti, le marquis della Torretta remplaça le comte Sforza au ministère des Affaires étrangères (5 juillet 1921), un léger changement se produisit dans la politique orientale de l’Italie. Un journal de Péra, qui servait souvent d’interprète aux hôtes du palais de Venise, parla d’une France « toute absorbée par l’Allemagne et momentanément distraite des affaires d’Orient. » Le même organe laissait prévoir un partage proportionnel de la Méditerranée entre l’Angleterre, l’Italie et la Grèce, et concluait : « Nous estimons qu’étant donné d’une part la situation du monde, de l’autre la franche et réciproque amitié de l’Italie et de l’Angleterre, ces deux Puissances en viendront à trouver une ligne de conduite commune en Méditerranée et dans le proche Orient. Ensuite, grâce au trait d’union anglais, la Grande-Bretagne, l’Italie et la Grèce formeront un seul et même faisceau oriental. » Au même moment se poursuivaient à Londres, entre l’ambassadeur d’Italie et le ministre de Grèce, des conversations dont le but était d’éliminer toute cause de conflit entre ces deux Puissances dans la Méditerranée.

Ces tentatives, ou ces velléités furent arrêtées brusquement par la nouvelle, bientôt démentie, mais foncièrement exacte, qu’un arrangement était intervenu entre l’Angleterre et la Grèce au sujet de Constantinople. Ce que M. Venizélos lui-même, qui pourtant voyait grand, n’avait pas osé prétendre, le roi Constantin l’avait, disait-on, demandé et obtenu : les Anglais ne s’opposeraient pas à ce qu’il entrât dans Byzance et en fît la capitale de la Grèce agrandie. De fait, on voyait reparaître dans les journaux britanniques tous les arguments invoqués à l’époque du Traité de Sèvres contre le maintien des Turcs en Europe ; à Constantinople, les agents anglais, politiques, militaires et financiers, unissaient leurs efforts pour démontrer à leurs collègues italiens et français que la position n’était plus tenable : l’un dénonçait la faillite inévitable, l’autre l’ordre public menacé et la sécurité des Alliés compromise ; un troisième, sur la foi d’obscures dénonciations, révélait à grand fracas le complot formé par les Bolchévistes et secrètement favorisé par les Turcs, en vue d’assassiner les hauts-commissaires et les généraux qui représentaient à Constantinople l’autorité interalliée. « Qui veut noyer son chien... » La chose semblait claire : on s’apprêtait à transformer l’occupation provisoire de la capitale ottomane en possession définitive ; mais au profit de qui ?

Les uns annonçaient une mainmise pure et simple de l’Angleterre ; d’autres une entreprise des Hellènes qui, une fois rentrés dans la ville, y resteraient ; d’autres enfin croyaient savoir qu’on allait déclarer Constantinople « ville internationale. » Au jugement des Français, comme à celui des Italiens, ces trois solutions étaient parfaitement équivalentes ; que l’Angleterre s’installât à Constantinople pour son compte, ou qu’elle y imposât l’installation de la Grèce, c’était tout un : car la Grèce, sans flotte et sans argent, ne pouvait jouer d’autre rôle que celui de lieutenant de l’Angleterre. Si enfin on internationalisait Constantinople, c’est encore l’Angleterre qui en devenait maîtresse, puisqu’elle disposait de la marine la plus puissante et était en mesure d’exercer à son profit le contrôle des Détroits.

En réalité, il n’y avait qu’une solution raisonnable à la question de Constantinople : elle consistait à ne point la soulever, à laisser aux Turcs leur capitale et au Sultan Calife sa résidence traditionnelle, tout en assurant, par un contrôle international promptement organisé, la sécurité des Détroits dont les Turcs avaient en 1914 été si mauvais gardiens. Mais voici qu’on parlait presque ouvertement d’une « solution brusquée. » Les Puissances allaient-elles se trouver, un beau matin, en face du fait accompli ? Le coup de force du 16 mars 1920 allait-il être renouvelé en 1921, par les mêmes acteurs, et dans les mêmes conditions d’impossible résistance ? Cette menace, qui préoccupait les Français, ne pouvait laisser les Italiens impassibles : il ne leur convenait nullement que Constantinople, le port et les Détroits devinssent, de droit ou de fait, la possession exclusive d’une grande Puissance européenne, ou même d’une petite. Et l’inquiétude devait bientôt s’étendre à d’autres sphères, qu’on avait jusque-là tenues pour indifférentes aux vicissitudes du problème oriental, et qui, au contraire, les suivaient très attentivement.


LES ÉTATS-UNIS ET LE JAPON

Au plus fort de la crise, un financier britannique, qui occupe à Constantinople une situation considérable, tint à un Français les propos suivants, dont je ne garantis point l’authenticité littérale, mais dont je puis certifier, quant au fond, la rigoureuse exactitude : « Il faut résoudre sans plus tarder la question de Constantinople. Résolvons-la à trois, ou à deux ; sinon, nous la résoudrons tout seuls. » Ces paroles revinrent aux oreilles d’un haut fonctionnaire américain, qui les jugea singulières. Elles furent aussi rapportées au représentant du Japon, qu’elles parurent amuser fort. « A trois ? à deux ? tout seuls ? disait lentement le Japonais. Mais ce Monsieur ne sait pas compter. Nous sommes plus nombreux que cela à Constantinople. La question dont il s’agit, et quelques autres encore, ne se régleront pas sans nous, — j’entends sans nous tous. »

Lorsqu’on mars 1915, la France et l’Angleterre avaient formellement reconnu les prétentions russes sur Constantinople, les Etats-Unis, n’étant pas dans le jeu, n’avaient rien dit ; le Japon marqua un peu de mauvaise humeur, et beaucoup plus de scepticisme. Deux ans après, en signant avec l’Allemagne le traité de Brest-Litovsk, la Russie libérait elle-même ses anciens alliés de ce coûteux engagement. Dès que l’Amérique fut entrée dans la guerre, M. Wilson remit sur le tapis la question de Constantinople. Il l’envisageait, il est vrai, sous un aspect religieux et, pourrait-on dire, sentimental : les Turcs, massacreurs de chrétiens, devaient être expulsés de l’Europe. Quant à savoir qui l’on mettrait à leur place, la question n’était même point posée. Cependant M. Wilson était dans son rôle et l’opinion américaine n’eût point excusé son silence en cette matière. Il y aura bientôt soixante ans que les premiers missionnaires venus d’Amérique se sont installés on Turquie d’Asie ; ils limitèrent d’abord leur action au Nord de la Mésopotamie et à une étroite région du plateau arménien ; les massacres de 1895-96 leur donnèrent l’occasion de l’étendre à la plus grande partie des vilayets orientaux. En 1912, j’ai trouvé les Américains installés à Van et à Bitlis, à Orfa et à Aïntab, à Mardin et à Karpout. Ils possèdent aussi dans les autres régions de l’Asie turque de nombreux établissements d’instruction et d’assistance, dont le plus important est le Syrian Protestant College de Beyrouth. Enfin, la plus grande, la plus luxueuse maison d’éducation que des étrangers aient jamais fondée à Constantinople est une maison américaine : le Robert College, qui comprend, outre des écoles primaires supérieures et secondaires pour les deux sexes, une école professionnelle et un institut commercial.

En même temps qu’ils recueillaient les orphelins, soignaient les malades, ouvraient des ateliers de tapis et des écoles d’arts et métiers, les missionnaires américains menaient une active propagande religieuse, particulièrement dans les pays jacobites, où ils obtenaient des conversions nombreuses. À la veille de la guerre, les États-Unis possédaient en Turquie d’Asie trois cents établissements prospères et richement dotés. Les seuls collèges de Karpout étaient pourvus d’un capital de 27 000 livres sterling. La Boarding Company, grande protectrice de ces œuvres lointaines, répartissait chaque année entre les missions de Turquie un revenu de plus d’un million de dollars. La concurrence américaine désespérait parfois nos missionnaires, qui ne pouvaient pas offrir à leurs auxiliaires indigènes le quart du traitement que donnaient aux leurs les protestants d’Amérique. Néanmoins, ils entretenaient les meilleurs rapports avec ces confrères mieux pourvus : séparés par la différence des religions, Français et Américains se retrouvaient unis sur le terrain de la charité.

Durant la guerre et surtout depuis l’armistice, la position prise par les États-Unis en Orient se modifia sensiblement. Certes, les missionnaires n’avaient jamais perdu de vue les intérêts économiques et même politiques de leur pays ; les marchandises américaines avaient pénétré après eux en Turquie ; leurs rapports fréquents et détaillés avaient fait connaître très exactement aux hommes d’État, comme aux hommes d’affaires, les conditions des peuples parmi lesquels ils exerçaient leur action bienfaisante et leur propagande religieuse. Néanmoins, cette action et cette propagande étaient restées au premier plan dans leurs préoccupations et dans celles de l’opinion américaine. Entre 1915 et 1918, le gouvernement de Washington envoya en Turquie plusieurs commissions d’enquête officielles ou officieuses. Lorsque Constantinople fut occupée par les trois Puissances alliées et qu’elles y installèrent des représentants, les Etats-Unis s’empressèrent d’y envoyer un haut-commissaire, qui n’avait pas qualité pour intervenir dans le Conseil interallié, mais qui n’a jamais renoncé à dire son mot et à marquer sa place dans toutes les tractations d’ordre financier ou économique.

Cette intervention est pleinement justifiée : ce que Constantinople demandait autrefois à la Russie, c’est l’Amérique qui, aujourd’hui, le lui fournit. Charbon, céréales, sucre, alcool, tout vient des Etats-Unis. Pour le mois de septembre 1921, les importations des Etats-Unis à Constantinople se chiffrent, en quantité, par 12 004 254 kilogrammes, en valeur, par 202 557 540 piastres, dépassant celles de tous les autres pays, y compris même l’Angleterre. Encore faudrait-il tenir compte du fait qu’une certaine quantité de marchandises, que les statistiques portent au compte des Pays-Bas, parce qu’elles arrivent sous pavillon hollandais, proviennent en réalité d’Amérique et n’ont fait que transiter par Rotterdam. Les événements d’Anatolie, la difficulté des communications avec l’Asie, la destruction systématique, par les Grecs, de provinces autrefois fertiles, sont autant de circonstances dont les Etats-Unis ont profité pour se tailler à Constantinople une position commerciale de premier ordre. Qu’à cette position commerciale corresponde tôt ou tard une influence politique, cela semble inévitable. Dès aujourd’hui, l’Amérique est partout présente en Turquie : par son commerce, par ses écoles, par ses organes de bienfaisance, par son haut-commissariat. A Constantinople, une institution nouvelle, l’University Club, groupe sous le patronage américain et autour des professeurs de Robert College l’élite intellectuelle de la société indigène et étrangère ; le Near Est Relief, dont on connaît l’action efficace et étendue, distribue dans toute la Turquie et jusqu’au Caucase des vivres, des vêtements, des produits pharmaceutiques, et recueille dans les mêmes régions tous les renseignements relatifs à la situation politique, morale et économique des populations secourues. Possédant de tels instruments, les Américains ont la prétention de s’en servir à leurs fins ; connaissant tous les éléments du problème turc, ils ne permettront pas qu’on y apporte une solution, qu’ils n’auraient pas préalablement discutée et approuvée.

Vers la fin du mois d’avril 1921, arrivait à Constantinople, en qualité de haut-commissaire du gouvernement de Tokio, un des meilleurs diplomates que possède le Japon, M. Uchida. L’événement fut très commenté, à Constantinople et en Occident. Les journaux de Paris et de Londres témoignèrent, sous une forme discrète, de la surprise plus ou moins agréable qu’avait causée cette nouvelle. L’Ikdam, à Stamboul, montra moins de réserve et exprima tout simplement l’espoir « que le haut-commissaire japonais jouerait à Constantinople le rôle de médiateur entre les Turcs et une grande Puissance qui leur marquait de l’hostilité. » La censure supprima la suite de l’article ; M. Uchida remit les choses au point en quelques interviewes fort habiles ; il venait, disait-il, en observateur curieux et sympathique.

Observateur, il l’était jusqu’au bout de ses ongles pointus ; sa curiosité l’amenait naturellement à tout connaître et sa sympathie lui ouvrait à Stamboul les portes les plus difficiles et les cœurs les plus fermés. Il fut en peu de temps l’homme le mieux renseigné de tout le corps diplomatique. Mais il était visible que Constantinople n’absorbait pas entièrement son attention. Le service de renseignements qu’il avait installé poussait ses antennes jusqu’au Caucase et à l’Asie centrale. Rien d’important ne se passait en Géorgie ou en Azerbaïdjan, en Afghanistan ou en Perse, sans que le bureau japonais de Constantinople en fût rapidement informé. On en conclut que le Japon se préoccupait d’avoir une politique en Asie centrale, ce qui était tout naturel ; on aurait pu observer en outre, ce qui était plus nouveau, qu’il avait conscience des liens qui unissent les nations du centre de l’Asie aux Turcs d’Angora, à ceux de Constantinople, et au Califat. Que le Califat musulman pût rendre certains services au Japon dans le cas d’un conflit avec la Chine, c’était une explication : il y en avait d’autres moins lointaines.

Plus encore que l’Américain, le Japonais s’est gardé de prendre jamais parti pour ou contre la politique orientale de telle Puissance européenne. Mais ils ont marqué l’un et l’autre, en plus d’une occasion, leur sympathie pour le peuple turc et leur préférence pour une solution qui respectât son indépendance et tint compte de ses revendications légitimes. Par l’intervention des Etats-Unis et du Japon, la question d’Orient se trouve transformée : elle cesse d’être européenne pour devenir mondiale. Elle n’en a que plus de chances d’être résolue conformément à l’équité et à l’intérêt général. Plus nombreuses seront les Puissances admises à délibérer sur le sort de l’Orient et à en décider, plus il sera difficile à l’une d’entre elles de prétendre le régler à son avantage exclusif ou prépondérant. Or, on peut dès à présent tenir pour assuré que ni les Etats-Unis ni le Japon ne souffriront que l’Europe fixe, sans les consulter, soit le sort de Constantinople, soit le statut des Détroits, soit le régime politique des diverses nations qui peuplent le Levant.


L’ORIENT ET LE DROIT DES PEUPLES

Nous voilà bien loin de cet « arbitrage européen, » dont Emile Faguet disait « qu’il n’a nullement pour but la défense d’un droit, mais qu’en ayant pour but la satisfaction de convenances collectives, il se rapproche du droit [5]. » Je ne prétends pas que nous ayons fait des progrès depuis vingt ans et que cette approximation du droit nous semble aujourd’hui insuffisante. Ce n’est pas tant dans nos théories ou dans notre morale politique que s’est opéré ce grand changement : c’est dans la mentalité des peuples réputés inférieurs et traités comme tels. Longtemps ils furent l’objet passif ou résigné de nos arbitrages : désormais ils n’y consentent plus. Ils exigent que leur statut soit réglé, non d’après les convenances d’autrui, mais en raison de leurs propres droits. En restituant, par leur victoire, la vie, la liberté et l’indépendance aux petites nations de l’Europe centrale, les Alliés ont inauguré un principe dont ils ne peuvent plus se départir : leur générosité les oblige.

L’esprit nationaliste s’est réveillé partout dans le monde, même en Orient, où il était resté longtemps confondu avec l’esprit religieux. Les deux forces demeurent unies, mais chacune d’elles a un but précis, tend à satisfaire des exigences distinctes. Les circonstances ont mis en relief le nationalisme des Turcs d’Anatolie ; mais il est une manifestation singulière d’un phénomène qui s’étend à une grande partie de l’Asie : le nationalisme agit en Géorgie, en Perse, en Afghanistan, aux Indes. La question d’Orient est vraiment devenue mondiale, non seulement parce qu’elle intéresse désormais les grandes Puissances de toutes les parties du monde, mais parce que les nations orientales elles-mêmes ont pris conscience du problème et ont reconnu qu’elles étaient les premières, les plus directement « intéressées » à sa solution.

A l’intérieur même de l’Empire ottoman, l’esprit national s’affirme chaque jour davantage et exige des satisfactions et des garanties qu’il est impossible de lui refuser. Ce n’est pas au moment où les grandes Puissances du monde viennent de reconnaître aux Syriens, aux Arméniens, aux Juifs, aux Arabes, aux Égyptiens le bénéfice « du droit des peuples, » qu’elles pourraient sans danger et sans injustice le refuser aux Turcs. Le devoir des Étals civilisés est d’accorder à tous ce droit essentiel, nécessaire, de libre disposition et de pleine autonomie, mais d’en modérer provisoirement l’exercice par des mesures qui suppléeront à une éducation politique insuffisante et contraindront la force des uns à respecter le droit des autres.

Le réveil de l’esprit national chez les peuples de l’Orient semble un des événements primordiaux de l’histoire du monde, en ces dernières années ; et il n’apparaît point, jusqu’à présent, que les Gouvernements de l’Occident en aient eu assez clairement conscience pour accommoder leurs systèmes et leurs actions à l’état de choses nouveau qui en est résulté. Une seule politique fait exception : celle du Saint-Siège. Dès la fin de 1912, Rome aperçoit les changements survenus en Orient, et, avec cette merveilleuse faculté d’adaptation qui lui assure l’éternité, elle s’est empressée d’en tenir compte. Finie, la propagande « latine » parmi les chrétiens orientaux : ce n’est pas le latinisme qu’il importe de répandre, c’est le catholicisme. Qu’on s’applique donc à développer ces chrétientés unies, mais cependant distinctes ; qu’on respecte en elles les traditions locales, les rites spéciaux, la langue liturgique, en un mot tout ce qui symbolise et garantit l’union entre l’esprit religieux et l’esprit national. Si les missionnaires occidentaux continuent à favoriser la tradition latine, on modérera leur zèle ; au besoin, on les remplacera par des religieux et par des prêtres appartenant aux rites orientaux unis. Pour que le Saint-Siège conçût et commençât d’appliquer cette grande réforme, il n’a pas fallu trois ans.

Dans le même temps, on voyait Benoît XV se préoccuper des relations entre le christianisme et l’Islam, étendre aux Turcs les effets de sa charité, reconnaître enfin dans ces « infidèles » des hommes et des croyants. Le 11 décembre dernier, le peuple de Constantinople assistait à ce spectacle nouveau : le prince héritier de Turquie, représentant le Sultan Calife, entouré des membres de la famille impériale et des ministres, assisté du Grand Rabbin et des patriarches grecs et arméniens, inaugurait sur une des places de la capitale un monument élevé à la gloire du Pape romain. Sur le socle de la statue, cette inscription était gravée : « Au grand Pontife, qui régna à une heure tragique du monde, à Benoit XV, bienfaiteur des peuples, sans distinction de nationalité et de religion, l’Orient. »

Il est permis de souhaiter qu’une telle leçon soit entendue par ceux à qui il appartient de régler le sort de tant de peuples, et de rétablir enfin dans le monde oriental l’équilibre, l’ordre et la paix. L’homme qui vient de succéder à Benoît XV dans la chaire de Saint Pierre a acquis, au cours de sa carrière d’érudit et de diplomate, une connaissance trop singulière des peuples orientaux, de leur histoire, de leur civilisation, de leurs traditions religieuses et nationales, pour qu’on puisse négliger de recueillir ses suggestions et de méditer ses avis. Ce ne serait pas la première fois qu’au sortir d’une crise grave et prolongée, la vieille chrétienté, déconcertée par le choc violent de volontés adverses et par la mêlée furieuse d’intérêts opposés, aurait levé les yeux, comme pour invoquer une inspiration calme et sereine, vers le représentant de Celui qui a dit : « Attachez-vous, non à ce qui divise, mais à ce qui unit. »


MAURICE PERNOT.

  1. Voyez la Revue des 15 janvier, 1er février, 1er mars et 15 avril.
  2. Deutsche Weltpolitik und kein Krieg. Berlin, 1912, p. 68. — Ce tract anonyme fut qualifié d’officieux par Maximilien Harden.
  3. P. Rohrbach, Unsere Koloniale Zukunftarbeit. Berlin, 1915, p. 63.
  4. E. Montet, l’Islam ; Paris, 1921, p. 125.
  5. E. Faguet, Questions politiques, p. 330-331, Paris, 1899.