La Question siamoise et l’avenir de l’Indo-Chine française

La Question siamoise et l’avenir de l’Indo-Chine française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 18 (p. 569-603).
LA QUESTION SIAMOISE
ET
L’AVENIR DE L’INDO-CHINE FRANÇAISE

La convention du 7 octobre 1902, entre la France et le Siam, a passé par d’étranges vicissitudes. Triomphalement annoncée par le ministère des Affaires étrangères, elle a été aussitôt en butte aux critiques véhémentes de la presque-unanimité des hommes les plus compétens[1] ; ceux-là mêmes qui l’ont acceptée, ne s’y sont résignés que comme à un pis aller, à un moyen de clore une longue série de fautes et de tirer le rideau sur toute une période de faiblesses et d’atermoiemens. Mais, plus encore que les attaques les mieux justifiées, les hésitations du ministre lui-même à soumettre son œuvre au Parlement, la prorogation indéfinie du délai de ratification et surtout la reprise des négociations sur de nouvelles bases, ont démontré l’imperfection d’une convention que d’ailleurs l’opinion unanime des Français d’Indo-Chine a condamnée, et dont une série d’incidens graves a déjà prouvé l’insuffisance et la caducité. Nous voudrions ici, en exposant très simplement les conditions physiques et historiques dans lesquelles se présente la question siamoise, en montrant l’importance essentielle de la domination du Mékong pour l’avenir de l’Indo-Chine française, expliquer du même coup d’où provenaient les erreurs du dernier traité et esquisser les grandes lignes de la politique que nous imposent, comme une nécessité, la géographie et les circonstances.

L’émotion que la convention du 7 octobre a provoquée, non seulement parmi ces spécialistes que l’on appelle, en y mettant parfois une nuance d’ironie, les « coloniaux, » mais dans la masse même du grand public, a prouvé que les leçons des dernières années n’avaient pas été perdues. La crise chinoise de 1900, l’entrée du Japon, par son alliance avec une puissance européenne, sur la scène de la grande politique, ont fait comprendre aux Français quelle heureuse fortune c’est aujourd’hui pour eux de posséder un empire dans cet Extrême-Orient où s’entre-croisent tant d’ambitions et où l’activité économique, chaque jour plus intense, exaspère les rivalités nationales. Les préventions d’autrefois disparaissent ; les funèbres légendes des temps de la conquête se dissipent : le fantôme sanglant du Tonkin des premières heures s’évanouit et, peu à peu, se précise l’attrayante figure d’une colonie riche, fertile, peuplée, commerçante et industrieuse. Nos possessions indo-chinoises, grâce à l’effort de concentration et d’unification des derniers gouverneurs généraux, parmi lesquels il serait injuste de ne pas nommer tout particulièrement M. Paul Doumer, forment aujourd’hui un empire, doué de tous les organes nécessaires à sa vie et à son développement ; il n’y a pas seulement un Tonkin, un Annam, une Cochinchine, un Cambodge, un Laos, diversement régis, unis à la métropole par des liens différens, vivant sous des statuts variés ; il y a un empire français de l’Indo-Chine, qui a son budget central, distinct des budgets particuliers de chaque colonie, qui a son armée fortement organisée, qui a ses ports, ses « points d’appui de la flotte » et, dans une certaine mesure, sa marine[2] qui, en un mot, est à même de jouer son rôle dans les événemens d’Extrême-Orient, d’y représenter la France et de tenir sa place sur les bords de cette Méditerranée chinoise, dont les côtes du continent et l’immense chapelet des îles qui s’égrènent depuis Sakhalin et Yeso jusqu’à Sumatra, dessinent les formes allongées.

C’est la première récompense de ceux qui ont aiguillé sur la bonne voie cette grande entreprise, que la France ait maintenant confiance dans son « empire jaune, « et s’alarme dès qu’elle en peut croire la sécurité menacée ou l’avenir compromis. La mère patrie, fière et presque étonnée de l’œuvre qu’elle a accomplie, fait, pour ainsi dire, amende honorable à elle-même, et, pour se punir de ses doutes d’autrefois, elle se complaît dans sa foi d’aujourd’hui : de là les inquiétudes que la dernière convention franco-siamoise a suscitées. Dans la question des relations de l’Indo-Chine française avec le Siam, ce qui est en jeu, ce n’est point, en effet, l’acquisition de tel ou tel pauvre canton du Laos ou l’annexion de quelques centaines d’habitans, c’est la prospérité, c’est l’existence même de notre empire indo-chinois. Dans le débat actuel, c’est cette préoccupation qui, des deux côtés, a passionné la discussion. Les uns, persuadés qu’il était avant tout désirable d’établir de bons rapports entre la France et le Siam, et que le traité du 7 octobre était le moyen d’y réussir, se sont faits les défenseurs de la convention. Les autres, préoccupés des dangers auxquels une guerre européenne exposerait l’Indo-Chine si, menacée sur son front de mer, elle se trouvait prise à revers par les Siamois, aidés de leurs alliés éventuels, regrettaient surtout l’abandon des garanties et des sécurités de frontière que l’acte de 1893 nous avait assurées. Dans ce conflit d’opinions, l’on n’a donc pas vu, d’un côté, les partisans d’une expansion indéfinie et incohérente de notre domaine colonial et, de l’autre, ceux de la mise en valeur et de l’exploitation pacifique des colonies déjà acquises. La France, disent volontiers ces derniers, a fait assez de conquêtes lointaines, d’expéditions, aventureuses et de coûteuses annexions ; après la vaine fumée de la gloire, elle entend goûter en paix la moelle des profits économiques. Ceux qui se targuent de cette sagesse facile n’ont que le tort d’avoir trop raison et de n’avoir, pour ainsi dire, pas d’adversaires, car aucun homme sérieux ne va réclamant une extension sans mesure de nos possessions coloniales. Mais ceux qui observent les conditions géographiques et économiques de notre développement extérieur ne peuvent méconnaître la nécessité, pour assurer la conservation et l’exploitation fructueuse de nos possessions, de ne pas nous désintéresser de l’avenir des pays qui touchent à notre empire. Gambetta, dont on n’alléguera pas qu’il était piqué de la tarentule coloniale, disait, en une excellente formule : « Il faut étendre notre domaine colonial partout où il est manifeste qu’étendre est le seul moyen de conserver. » C’est une œuvre indispensable et urgente que de munir les fragmens épars de notre domaine de tous les organes nécessaires à leur défense, de leur donner de bonnes frontières militaires aussi bien que douanières et de leur assurer, par une heureuse diplomatie, les zones de pénétration commerciale dont chacun d’eux a besoin. Cela est vrai spécialement pour l’Indo-Chine, isolée au milieu du monde extrême-oriental, à la fois colonie française et empire indo-chinois de race jaune.

Un empire colonial, comme l’Inde anglaise ou l’Indo-Chine française, est un organisme nouveau qui reste, sans doute, intimement lié à la patrie créatrice, mais qui, placé dans un milieu différent, a sa vie propre et son évolution particulière. Dans la politique générale du monde, ces organismes nouveaux tiennent aujourd’hui leur place ; ils sont, à leur tour, le point de départ de combinaisons, l’origine de complications nouvelles. Le vice-roi des Indes, lord Curzon, le constatait, dans son grand discours de 1903, à propos du budget : « La marche des événemens a peu à peu entraîné ce pays, jadis si isolé et si reculé, dans le tourbillon de la politique mondiale et cela est important pour l’avenir... Les grandes puissances européennes deviennent, l’une après l’autre, de grandes puissances asiatiques... Aujourd’hui l’Inde se trouve en contact direct avec la Turquie en divers points de la péninsule arabique, avec la Russie sur les Pamirs, avec la Chine le long de notre frontière du Turkestan et du Yunnan, et avec la France sur le Haut-Mékong... A côté de la Grande-Bretagne, de la Russie, de la France, de la Turquie, nous y rencontrons, faisant le pendant des royaumes plus petits qui se partagent l’Europe, des Empires ou des États comme le Japon, la Chine, le Thibet, le Siam, l’Afghanistan, la Perse, quelques-uns seulement robustes et résistans, la plupart renfermant les germes d’une inévitable décadence. »

Ce qui est vrai de l’Inde anglaise, l’est aussi, toutes proportions gardées, de l’Indo-Chine française. M. Doumer a rappelé avec raison les services rendus par l’Indo-Chine lors des graves événemens qui ont troublé la Chine au cours de l’année 1900. L’heure est venue où nous pouvons, nous aussi, nous rendre compte de la place que doit tenir notre empire colonial dans l’économie générale de notre vie nationale : comme il y a une politique algérienne, il doit y avoir aussi, en quelque mesure, une politique indo-chinoise, dont précisément relève, avant tout, la question siamoise : c’est en Indo-Chine qu’il faut se placer pour en comprendre la portée et les conséquences.

Si l’Indo-Chine sera un marché dont profiteront nos industriels et nos commerçans, si elle sera une terre où nos nationaux pourront coloniser et trafiquer en toute sécurité pour le présent et pour l’avenir, si elle sera le point de départ, la « base d’opérations » de la pénétration commerciale française dans l’Empire du Milieu, c’est, dans le débat actuel, la véritable question. Dans nos rapports avec le Siam, c’est toute notre méthode d’expansion asiatique qui est en discussion, c’est tout notre avenir en Extrême-Orient qui est en suspens.


I

Luttes de races, luttes de religions, luttes de civilisations, c’est l’histoire de l’Indo-Chine. Ses fleuves, très voisins par leurs cours supérieurs, et qui divergent ensuite en éventail pour aboutir à des mers différentes, les hauts massifs de montagnes qui interposent leur masse impénétrable entre les vallées prochaines, tout y favorisait la vie particulariste et l’émiettement des nationalités ; aussi n’a-t-elle connu que des empires éphémères et n’a-t-elle jamais été entièrement réunie sous une même domination. Tantôt ses maîtres sont venus de l’Ouest, apportant avec eux les croyances et les arts de l’Inde ; tantôt, descendant le cours des fleuves, ils sont arrivés du Nord, rameaux humains détachés de l’énorme tronc chinois ; ou bien encore, partis des îles de la Sonde, ils ont franchi l’étroit bras de mer où des conventions géographiques sans fondement naturel prétendent limiter l’Asie. Ces divers bans d’immigrans ou de conquérans se sont combattus, se sont superposés, se sont fondus ; ils ont formé entre eux des mélanges où, selon la proportion des divers élémens ethniques, dominent les traits du Chinois ou de l’Annamite, du Malais ou du Cambodgien, du Birman ou de l’Indou.

Dans la montueuse Indo-Chine, la terre promise, celle qui attire et retient les peuples en migration, le champ clos où toutes les luttes de race sont venues se dénouer, c’est le bassin naturel qui semble prolonger, très avant dans les terres, la dépression du golfe de Siam, et où le Ménam, entre des berges basses, roule lentement la masse de ses eaux troubles. Sur 600 kilomètres du Nord au Sud et sur 200 de largeur, la plaine d’alluvions, arrosée par les pluies qu’apporte la mousson d’été, irriguée par les dérivations du fleuve et de ses affluens, étale ses rizières luxuriantes et ses forêts tropicales. Vers le Nord, elle s’élève lentement jusqu’au seuil qui sépare les sources du Ménam de la vallée du Mékong. Vers l’Ouest, au contraire, elle est nettement isolée de l’Océan Indien par la chaîne qui forme, dans la longue péninsule de Malacca, une épine dorsale, haute parfois de 2 400 mètres, mais qui s’abaisse, à l’isthme de Krah, jusqu’à 25 mètres. Vers l’Est enfin, un plateau, dont l’abrupt est tourné vers le Mékong, sépare des plaines siamoises les biefs moyens du grand fleuve ; ces hauteurs s’abaissent vers le Sud-Est et viennent s’émietter en collines isolées dans la dépression cambodgienne dont le Tonlé-sap occupe le fond. Ainsi, de tous côtés, la pente naturelle des terres s’incline vers la cuvette où coule le Ménam : elle est, pour les eaux comme pour les hommes, un centre d’attraction.

L’Indo-Chine a des fleuves plus longs, plus majestueux, et qui ont un plus fort débit que le Ménam ; elle n’en a pas de plus utile. Tandis que le long serpent du Mékong, coupé en plusieurs tronçons par des rapides presque infranchissables, brusquement dévié par des obstacles imprévus ou resserré dans une gaine de montagnes, n’est qu’un médiocre auxiliaire du commerce, tandis que le Fleuve Rouge, coupé de rapides, disperse ses eaux dans les mille canaux d’un delta inaccessible aux gros navires, le Ménam, au contraire, est le type du fleuve bienfaisant. Son cours ouvre, entre les États Shans du Laos septentrional et le golfe de Siam, une voie d’eau directe, navigable à partir du 19° de latitude, sans chutes ni détours brusques, et dont le seul inconvénient est, à son embouchure, une barre souvent difficile, impraticable même aux navires d’un fort tonnage.

C’est dans ces riches plaines, dont le Ménam est l’artère vitale, que, descendus du Nord sous la poussée des Birmans, et chassant devant eux les Kmers, les Siamois se sont établis, en conquérans et en dominateurs, au milieu des peuplades thaïs et des tribus laotiennes ; ils ont peu à peu, par la supériorité de leurs armes, imposé tribut ou sujétion aux petits États malais ou laotiens, mais ils n’y ont pas implanté leur race. Chacun des progrès de leur empire a été marqué par des massacres de populations, des sacs de villes ; des tribus ont été transportées en masse ; mais s’ils ont pu soumettre les petits États voisins, ils n’ont pu les assimiler ; sous l’autorité oppressive du mandarin et du soldat siamois, le Laotien, le Cambodgien, le Malais se retrouvent intacts, soumis avec la passivité des Orientaux, mais attendant, avec un invincible espoir, le jour marqué pour la délivrance. Ainsi la race siamoise est loin de peupler tout le pays que les cartes accordent au roi de Siam ; elle n’y est même pas en majorité. Sur plus de 6 millions 300 000 habitans, les Siamois véritables sont à peine 2 millions ; les Chinois atteignent le même nombre ; les Laotiens sont un million, les Cambodgiens sont 400 000 dans le Sud-Est, les Birmans sont nombreux dans le Nord-Ouest, les Malais dans les sultanats de la presqu’île. A Bangkok même, les Siamois sont fortement métissés de Chinois ; dans la région de Korat, ils sont mélangés aux Laotiens ; ils ne constituent donc ni une race, ni un peuple ; ils n’ont ni unité nationale, ni sentiment patriotique, au sens où nous entendons ces mots. Chantaboun, Korat, Oubône ne sont pas des villes siamoises ; à peine serait-il exagéré de dire que le Siam véritable ne dépasse guère Bangkok et sa banlieue. Les Siamois sont, avant tout, une aristocratie de gouvernement, une oligarchie de princes-fonctionnaires qui gravitent autour d’une dynastie sacro-sainte et qui ont su, à force d’astuce, imposer, même aux Européens, le respect d’une puissance plus apparente que réelle.

Plus souvent peut-être que d’autres, le Français est la dupe de pareils mirages : amoureux d’uniformité et de simplification, il cherche instinctivement à ramener tout ce qu’il voit à un type qui lui soit familier : il lui arrive ainsi de dresser lui-même des obstacles qu’il a ensuite beaucoup de peine à surmonter. Pressés de prévenir la concurrence de rivaux européens, les pionniers de nos entreprises coloniales songent tout d’abord à se procurer, sous la forme de traités, des titres indiscutables de propriété ; mais il arrive souvent qu’ils donnent ainsi, aux prétentions peu fondées des roitelets indigènes, la consécration d’un acte diplomatique et qu’ils partagent, avec des souverains locaux, des régions en réalité indépendantes et qui auraient dû rester, au point de vue international, dans la situation de res nullius. La faute, une fois commise, a souvent des suites graves ; des ambitions, que l’on osait à peine exprimer, se transforment en droits précis et nous sommes mal venus, dans la suite, à contester une situation que nous avons nous-mêmes contribué à créer. A l’origine des difficultés que nous rencontrons, à l’heure actuelle, à Figuig et au Siam, il y a des erreurs de ce genre. Le traité de 1867 a fait siamois les pays cambodgiens de Battambang et d’Angkor comme le traité de 184S a créé la fiction de Figuig marocain,

Bangkok est le centre naturel de l’activité économique du bassin du Ménam, le foyer d’où la puissance siamoise rayonne. Avec ses 400 000 habitans, ses pagodes dorées et ses phnoms gigantesques, avec ses canaux plus animés que ceux de Venise et ses larges avenues modernes, avec le grouillement de sa population bigarrée, Bangkok apparaît vraiment comme la grande ville de l’Indo-Chine. Mais Bangkok elle-même, fondée par la dynastie siamoise, enrichie par les Siamois des dépouilles des royaumes voisins, est à peine une ville siamoise ; elle est surtout cosmopolite ; toutes les races de l’Extrême-Orient s’y pressent dans une inexprimable cohue ; elle fait penser à quelqu’une de ces métropoles du monde antique où la conquête transportait les hommes et accumulait les richesses des tribus vaincues et où le commerce attirait les peuples voisins. Des Européens nombreux, négocians, diplomates, aventuriers de tout pays et de tout poil, à l’affût des grasses sinécures, des concessions de mines ou de chemins de fer, achèvent d’en faire « l’une des villes les plus bizarres, les plus hétéroclites, les plus disparates de l’Extrême-Orient, une ville « rastaquouère « parce qu’elle se croit distinguée et élégante en dissimulant sa couleur locale sous le premier haillon de notre civilisation européenne[3]. »

La vie d’activité féconde, le mouvement des boutiques, des banques et de la navigation n’appartient pas aux Siamois, mais aux Chinois. Ici, comme à Singapour, ils sont les maîtres du commerce, les intermédiaires indispensables des transactions. Venus seuls, sans femmes, ils s’allient volontiers aux filles indigènes : ainsi, peu à peu, le Siam se chinoise, et la race primitive va se fondant dans un mélange cosmopolite où l’élément chinois domine. Merveilleusement adaptés à la vie commerciale, les Célestes ont vite fait de former, comme à Java, la classe sociale la plus riche ; les autres peuples au contraire, Laotiens, Cambodgiens, Annamites, Birmans, Pégouans, Malais ne s’élèvent guère au-dessus de la condition de petits artisans, de salariés voués aux plus humbles besognes. En minorité dans leur propre capitale, les Siamois pullulent à la cour, autour du monarque, dans les palais où s’agitent les deux ou trois mille épouses ou servantes de Sa Majesté et la foule des princes et princesses, sœurs et frères, demi-sœurs et demi-frères du roi, oncles et cousins, peuple innombrable de parasites qui participent aux charges et surtout aux profits du gouvernement. Ce monde de princes et de princesses, de fonctionnaires, d’officiers de toute sorte, de gardes et de soldats qui grouillent autour de Chulalongkorn, on peut presque dire que c’est là tout le peuple siamois : c’est une aristocratie exploitante et gouvernante.

Le roi, ses conseillers, et toute la foule qui vit à leurs dépens ont les apparences et les bénéfices du pouvoir, — c’est d’ailleurs à quoi ils tiennent, — mais ils n’en ont pas les réalités ; depuis de longues années, ce sont des Européens qui aident le monarque à gouverner son État et à le défendre contre les convoitises extérieures ; ce sont eux qui, en 1874, ont poussé Chulalongkorn à constituer une sorte de conseil d’État dont il prend l’avis, et c’est à eux aussi que cette funambulesque parodie de régime constitutionnel a surtout profité. Toute l’habileté du roi et des princes ses parens a consisté à tenir habilement la balance égale entre les diverses influences étrangères qui cherchent à s’exercer sur la cour de Bangkok et qu’elle ne peut, sous peine de cesser d’être, ni écarter entièrement, ni accepter sans contrepoids. Dans cette tactique d’équilibre, la ruse cauteleuse et l’art raffiné de la dissimulation orientale, que les Siamois ont porté à sa perfection, ont admirablement servi leurs desseins et masqué leur faiblesse : ils ont fait illusion à l’Europe, à la France surtout, par le jeu très adroit d’une diplomatie toute dilatoire, par l’étalage pompeux de forces illusoires et la revendication hautaine de droits fictifs. J. G. D. Campbell dans son récent ouvrage : Siam in the twentieth century[4], porte sur les Siamois un jugement sévère qui se termine par un pronostic d’avenir : « Les Siamois sont paresseux et légers. Ce sont les Chinois qui travaillent et les Européens qui gouvernent. Ils ne pourront jamais prendre en mains leur propre salut, et ils seront forcés d’accepter une tutelle étrangère. » Des Chinois qui travaillent, des Européens qui gouvernent et, il faudrait ajouter, des indigènes de races diverses qui payent et qui sont opprimés, voilà le tableau vrai que cache le vernis très friable de civilisation et d’ordre, dont l’habileté des princes du Siam a su farder l’incurable caducité et la radicale impuissance d’un prétendu peuple qui n’est qu’une oligarchie corrompue.


II

Des épisodes brillans, qui tranchent sur la monotonie des longues périodes de tâtonnement et de faiblesse, des épées qui flamboient un instant pour rentrer bien vite au fourreau, de brusques et coûteux efforts, qui semblent manquer de souffle et qui, faute de persévérance, n’aboutissent qu’à des résultats incomplets, c’est l’histoire de l’expansion coloniale française, entravée par nos querelles intérieures et l’instabilité de notre vie parlementaire : c’est notamment l’histoire de nos relations avec le Siam. De l’offre spontanée d’un protectorat, au milieu du XIXe siècle, elle aboutit, au commencement du XXe, à l’éviction presque complète de notre influence à Bangkok.

Le gouvernement de Napoléon III, fidèle aux principes du libéralisme économique dont le refus d’annexer des terres nouvelles est la conséquence logique, n’eut pas, à vrai dire, de politique coloniale ; ce n’est que l’enchaînement des circonstances, le souci de ne pas faire reculer le pavillon une fois engagé, qui permit à l’énergique initiative des amiraux d’établir la domination française en Cochinchine et au Cambodge. Mais le décousu des opérations militaires et diplomatiques, l’absence de vues d’ensemble et d’esprit de suite chez les ministres de l’Empereur firent commettre, aux premières heures de la prise de possession, des erreurs graves qui, aujourd’hui encore, pèsent lourdement sur les destinées de nos colonies. En 1856, le roi de Siam, inquiet des progrès des Anglais dans la Birmanie maritime et la presqu’île de Malacca, comprenant aussi son impuissance à créer un État fort sans l’assistance d’un gouvernement européen, demanda a placer son royaume sous la haute protection de la France. La diplomatie impériale, indifférente aux succès coloniaux, laissa passer l’occasion. La protection de nos nationaux et l’occupation de quelques ports d’où notre commerce, nos voyageurs, nos missionnaires pourraient pénétrer jusque dans le Céleste-Empire, c’est tout ce qu’elle cherchait à s’assurer en Extrême-Orient : elle l’obtenait en ratifiant, après de longues hésitations qui faillirent remettre en question le résultat, le traité signé, le 4 juin 1862, à Saigon, entre l’amiral Bonard et l’empereur d’Annam, Tu-Duc. Nous étions désormais les maîtres des bouches du Mékong, dont la mission Doudart de Lagrée et Francis Garnier n’allait pas tarder à remonter le cours.

L’établissement, dans la Cochinchine, d’une puissance nouvelle, la France, avait aussitôt provoqué des espérances de salut chez tous les peuples opprimés. Le Cambodge, faible débris de l’ancien empire kmer, luttait à grand’peine contre la double invasion des Siamois et des Annamites ; douces et pacifiques, les populations du petit royaume subissaient l’hégémonie de plus en plus détestée des Siamois, qui leur imposaient des mandarins, mettaient le pays en coupe réglée et transplantaient en masse ses habitans. Aussi le roi Norodom et ses sujets acceptèrent-ils avec satisfaction le traité du 11 août 1863 et le protectorat français. Vaincus à Pnom-Penh, par la fermeté de Doudart de Lagrée, les agens du Siam furent plus heureux à Paris : secrètement soutenus par la Grande-Bretagne, ils revendiquèrent très haut les droits de leur souverain sur le royaume de Cambodge et particulièrement sur les provinces de Battambang et d’Angkor (Siem-Beap), riveraines du Tonlé-Sap, que lui avait cédées un prétendant révolté contre le roi légitime du Cambodge. Le traité du 15 juillet 1867 prit malheureusement au sérieux les prétentions de la cour de Bangkok et, moyennant la reconnaissance du Protectorat français sur le Cambodge, admit que les deux provinces resteraient au royaume de Siam.

A l’origine de tous nos démêlés avec le Siam, on trouve ce traité de 1867 ; il est le prototype de ces traités coloniaux, négociés et signés à Paris, qui portent la trace des ignorances des bureaux qui les conclurent et qui ne tiennent compte ni des nécessités géographiques, ni des aspirations légitimes des populations. Si l’on avait alors pris en considération les rapports des hommes qui connaissaient le pays, ceux notamment de Doudart de Lagrée, l’on eût évité la néfaste erreur qui nous faisait commencer notre œuvre de protectorat en consacrant une spoliation absolument injuste, en renonçant, en dépit des réclamations de nos protégés, à deux provinces entièrement cambodgiennes par leur population, riches, fertiles et où se dresse cette fameuse pagode d’Angkor, dernier témoin de la grandeur passée des Kmers, symbole visible de leur existence nationale. Nous portons encore le poids de cette faute : lors des événemens de 1893, le roi Norodom ne manqua pas de faire entendre ses revendications qui reçurent un commencement de satisfaction, puisque les deux provinces en litige furent placées sous un régime spécial ; et l’une des raisons qui provoquèrent un vif mouvement d’opinion contre le traité du 7 octobre 1902, fut précisément que l’un de ses articles replaçait ces deux provinces sous l’autorité du Siam. En diplomatie, pas plus qu’en affaires, erreur n’est compte ; et si la France mal informée de 1867 a reconnu au Siam des droits sans fondement, il appartient à la France mieux informée de 1903, de réparer l’injustice dont elle a été la complice ignorante. Ce qui est en jeu dans une pareille question, ce n’est pas seulement le sort de deux provinces ; c’est le renom même de la France ; c’est l’opinion qu’auront d’elle les indigènes qu’elle protège ; c’est l’influence et l’autorité qu’elle exercera sur eux. Si nous voulons vraiment avoir une politique indigène, — et l’avenir de nos colonies est à ce prix, — il faut commencer par soutenir les plus légitimes intérêts des peuples que nous avons assumé la tâche de gouverner.

L’amiral de la Grandière, et tous les premiers ouvriers de notre expansion asiatique croyaient trouver, dans le Mékong, la route de ce Yannan que l’on se représentait comme l’une des plus riches provinces de l’empire du Milieu ; l’exploration du capitaine de frégate Doudart de Lagrée et de Francis Garnier dissipa l’illusion. La voie du Fleuve Rouge, infiniment plus courte et plus facile, apparut désormais comme la seule praticable. Les Français, en 1882, occupèrent Hanoï et le delta. Mais, tandis qu’à tâtons, nos colonnes s’enfonçaient dans les montagnes du Haut-Tonkin, l’audacieuse habileté des Siamois, stimulée et dirigée par des encouragemens européens, profitait de l’émoi suscité, dans tout le Laos, par l’apparition des Français, pour lancer en avant, dans la direction de l’Est, des petits postes militaires et des mandarins, avec mission, non seulement de nous devancer sur le Haut-Mékong, mais encore de nous en interdire les approches, et de revendiquer, comme siamoise, toute la zone montagneuse du Laos et du Haut-Tonkin. Un jour vint où nos colonnes, rencontrant partout la trace des Siamois et constatant leurs méfaits, il fallut agir avec vigueur et trancher le litige que notre inertie avait laissé s’envenimer. On sait comment l’assassinat de l’inspecteur Grosgurin mit le comble à la mesure et amena, le 13 juillet 1893, l’aviso l’Inconstant et la canonnière la Comète devant Bangkok et provoqua la mission diplomatique de M. Le Myre de Vilers et le traité du 3 octobre 1893[5]. — Le témoignage décisif d’« un ancien ministre » a définitivement mis hors de doute un point d’histoire. En 1893, derrière notre ennemi apparent, le Siam, nous avons eu affaire à un adversaire plus redoutable : l’Angleterre. « Ce qui est certain, a écrit l’« ancien ministre, » c’est que lord Rosebery, ainsi qu’il l’a déclaré, était déterminé à courir les risques d’une grande guerre et que la guerre ne fut évitée que grâce à l’intervention de la reine. » — Dans de pareilles conjonctures, il était impossible au gouvernement français d’aller jusqu’au bout de nos revendications les plus légitimes ; le traité devait être signé vite et la crise dénouée rapidement pour mettre fin à une situation d’où pouvaient sortir les plus grandes complications ; il ne pouvait être, dans ces conditions, qu’un acte imparfait et provisoire : c’est ce que l’on oublie trop souvent, lorsque l’on apprécie à distance, et en séparant la question siamoise de toute la politique européenne, l’œuvre du cabinet Develle et de M. Le Myre de Vilers.

Le traité de 1893 est un traité de réparation, d’attente et de préparation. Il mettait fin aux empiétemens des Siamois dans l’empire d’Annam, il nous accordait de légitimes satisfactions pour tous les attentats au droit des gens dont nos nationaux ou nos protégés avaient été les victimes ; en fixant, d’une manière générale, la frontière des deux empires au Mékong, en rendant la sécurité complète sur la rive gauche du fleuve, il nous permettait d’attendre le jour où nous sentirions le besoin, et où les dispositions de la Grande-Bretagne nous donneraient la faculté de reprendre notre marche en avant ; le traité de 1893 était enfin, et surtout, un traité de préparation : en proclamant la neutralisation des provinces de Battambang et d’Angkor et d’une bande de 25 kilomètres sur la rive droite du Mékong, en nous permettant d’occuper Chantaboun à titre de gage, non seulement il faisait définitivement, du Mékong et du Grand-Lac, un système hydrographique français, mais il nous donnait le moyen de rendre à leurs légitimes propriétaires, lorsque l’étendue en serait déterminée par une enquête sérieuse, toutes les provinces annamites, laotiennes ou cambodgiennes injustement enlevées par les Siamois ; il nous fournissait, pour ainsi dire, des têtes de pont pour continuer notre expansion vers l’ouest et exercer une influence de plus en plus forte à Bangkok. Enfin, la clause, volontairement vague, concernant la protection des indigènes originaires de nos possessions, nous permettait d’inaugurer la plus féconde des politiques, celle qui eût consisté à nous faire partout les champions des races opprimées et à nous appuyer sur elles. Ainsi le traité de 1893 aurait pu être la base et aurait dû être le prélude d’une politique d’action.

Nous avions trouvé devant nous, en 1893, la Grande-Bretagne elle-même : c’est donc avec elle qu’il fallait tout d’abord traiter la question du Mékong et celle du Ménam. Ce fut le but de la campagne diplomatique qui aboutit au protocole du 15 janvier 1896. Il garantissait l’indépendance complète du royaume de Siam dans tout le bassin du Ménam et reconnaissait, à chacune des deux puissances contractantes, les mêmes droits et les mêmes avantages qui pourraient être accordés à l’autre ; elle déterminait, à l’Est, une zone comprenant tout le bassin du Mékong, où l’action de la France pourrait s’exercer librement, et, à l’Ouest, une autre zone, comprenant toute la péninsule de Malacca, où l’Angleterre pourrait à sa guise développer son influence ou établir sa domination. Ainsi disparaissait l’obstacle qui aurait pu nous empêcher de tirer, de la convention de 1893, tous les avantages que nous étions en droit d’en espérer.


III

Ces tranches énormes que la diplomatie d’aujourd’hui découpe dans des régions à peine connues et qu’elle dénomme, en son langage plein de pudeurs et de réticences, des « zones d’influence, » il ne suffit pas d’en marquer sur une carte les frontières ; il faut encore rendre effective l’« influence » prévue par les traités. C’est la tâche qui s’offrait à la France après que le protocole de 1895 eut écarté l’obsession de complications européennes. Ce fut, au contraire, une politique d’atermoiemens et d’inaction que l’on suivit ; la France sembla se tenir pour satisfaite d’avoir, en apparence, par des actes diplomatiques, réservé l’avenir, comme si les traités, en Extrême-Orient plus encore que partout ailleurs, ne valaient pas tout juste ce qu’on les fait et étaient autre chose que la constatation d’un équilibre momentané des forces en présence. L’acte de 1893 était une préface : on voulut y voir une conclusion.

Prompts à s’incliner devant la force, les Orientaux ont vite fait de mesurer la faiblesse. Pendant les années qui suivirent le coup d’audace de Paknam, les Siamois, que l’on nous passe l’expression, nous tâtèrent ; ils opposèrent, à l’exécution des articles du traité, une inertie dont il était impossible de venir à bout du moment que nos agens n’étaient point autorisés à employer la force. Bientôt, convaincus qu’ils n’avaient rien à redouter de nous, les Siamois en prirent à leur aise, molestant nos protégés, empiétant sur notre territoire, et d’autant plus zélés à profiter de notre inaction qu’ils avaient, en 1893, tremblé davantage devant nos canonnières. — Le Laos n’était encore qu’une sorte de Far-West de notre Indo-Chine, dont la pénétration commençait à peine, et la France avait, sur d’autres points du globe, des intérêts plus urgens à sauvegarder. La continuité de vue, l’unité d’action, qui eussent été nécessaires, ne venaient ni de la métropole, troublée par des crises intérieures, ni du gouvernement général de l’Indo-Chine, mal organisé et privé de toute initiative : d’interminables négociations commencèrent pour l’exécution et l’amendement du traité de 1893. Le Livre Jaune de 1903 ne donne qu’une idée très incomplète de ces longs pourparlers, conduits, de notre côté, avec une patience découragée, parce qu’elle se savait impuissante à recourir à l’action, du côté du gouvernement siamois avec la ténacité et l’astuce qui lui sont naturelles et qu’accroissaient encore les encouragemens à peine dissimulés de nos rivaux européens.

Ces négociations sans issue remplissent les années qui suivirent les conventions de 1893 et de 1896 ; elles usèrent l’activité et la bonne volonté de nos agens, sans entamer la résistance passive des Siamois. Le voyage du roi Chulalongkorn à Paris, en 1897, ne modifia rien à la situation ; sans être éblouis par notre civilisation, les monarques asiatiques excellent, avec une finesse sur laquelle nous nous méprenons parfois, à s’assurer par eux-mêmes des forces et des dispositions des adversaires qu’ils craignent ou des amis dont ils ne se défient guère moins ; ils promettent volontiers, mais, rentrés chez eux, ils n’ont garde de se souvenir d’une parole si facilement donnée et ils recommencent l’éternel jeu de bascule, qui est, depuis si longtemps, la meilleure sauvegarde de l’indépendance de leurs États. Une fois pourtant, on put se croire à la veille d’une solution, lorsque M. Doumer se rendit lui-même à Bangkok. Une négociation pressante, menée sur place, avec l’autorité qui appartenait au gouverneur général de l’Indo-Chine, obtint en apparence, de nos rusés voisins, les concessions nécessaires ; mais M. Doumer quitta Bangkok avant que rien fût signé, il revint en France et, quand on avait cru tout fini, on s’aperçut que tout était à reprendre. Cet épisode n’en est pas moins significatif : il nous indique la méthode à suivre quand on voudra obtenir rapidement une solution satisfaisante ; il faudra imiter ce que font les Anglais aux Indes et les Russes en Mandchourie et confier la direction des négociations au gouverneur général de notre empire indo-chinois, mieux placé que personne pour apprécier les intérêts en jeu et qui dispose des forces et des ressources nécessaires pour appuyer sans délai son action diplomatique.

Nous n’avons point dessein d’analyser ici la longue série des négociations dont le traité non ratifié du 7 octobre 1902 n’est en somme qu’un incident, ni de rechercher les causes et les influences qui provoquèrent la détermination du ministre responsable. De toutes ces polémiques, nous ne retiendrons que quelques traits qui nous paraissent de nature à éclairer la situation actuelle et à empêcher certaines illusions de survivre aux réalités qui sont venues les démentir.

Il est facile de se rendre compte des motifs d’ordre général qui guidèrent le ministre. La situation de nos nationaux au Siam était déplorable, notre influence à peu près nulle, les difficultés incessantes ; nous avions donc un intérêt évident à mettre fin à un état de choses qui ne pouvait guère être plus mauvais. « En signant l’accord du 7 octobre, est-il dit dans l’exposé des motifs qui précède le traité tel qu’il devait être présenté aux Chambres, le gouvernement a été guidé par une double préoccupation : renouer avec le Siam des rapports amicaux à la faveur desquels notre influence se développerait sans entraves ; obtenir immédiatement pour l’Indo-Chine de nouveaux élémens de force et de prospérité et ajouter à ses garanties de sécurité dans l’avenir. »

Voici donc, bien définis, les deux objets que l’on se proposait d’obtenir, et voici, du même coup, les deux maîtresses illusions dont le mirage a trompé les négociateurs français. Nos relations avec le Siam étaient, il faut en convenir, on ne peut plus mauvaises : mais pouvait-on croire qu’en renonçant aux droits que nous tenions du traité de 1893, en supprimant l’objet même du litige, on prendrait la meilleure voie pour « . renouer des rapports amicaux ? » C’était mal connaître l’aristocratie rusée qui gouverne à Bangkok et les influences étrangères qui s’exercent autour d’elle. Il était certain que toute concession serait interprétée comme une faiblesse, non seulement par le roi et ses conseillers, mais aussi par toutes les races et tous les petits États qui dépendent du Siam et par nos sujets eux-mêmes. Un traité avec le Siam n’a rien de commun que le nom avec celui que nous ferions, par exemple, avec la Belgique ou la Suisse ; il n’est pas un échange de concessions mutuelles, d’avantages équivalens et de garanties réciproques. Reculer, fût-ce sur un seul point, est une preuve de faiblesse dont les conséquences sont toujours graves. Notre situation était, il est vrai, mauvaise, mais pouvions-nous l’améliorer par un nouvel acte diplomatique ? Il est permis d’en douter. — Le 9 septembre 1893, M. Le Myre de Vilers, plénipotentiaire de la République française, envoyait à M. Develle un câblogramme qu’il a récemment rappelé.

« En Asie, télégraphiait l’éminent diplomate, on impose sa volonté aux natifs quand on est le plus fort. — On s’abstient quand on est le plus faible. — On se dérobe et on devient défendeur quand on ne veut ou ne peut pas agir. »

Il est impossible de mieux dire. En 1902, notre situation, au Siam et dans le reste du monde, n’était pas telle qu’elle nous permît de traiter avantageusement ; le mieux eût été de nous abstenir, de chercher à augmenter notre influence par d’autres moyens, de réserver l’avenir au lieu de le compromettre par une convention qu’il a fallu renoncer à ratifier. Les événemens, d’ailleurs, sont venus, au lendemain même de la signature, montrer aux plus optimistes dans quel esprit les Siamois avaient négocié et quelle part d’influence ils entendaient nous faire à Bangkok. Plusieurs emplois se trouvaient vacans parmi ceux qu’occupent de hauts fonctionnaires étrangers : le roi se hâta d’en nommer les titulaires, mais il se garda de choisir des Français. A la même époque se succédaient des attaques à main armée sur les bords du Mékong, des incursions de soldats réguliers siamois dans la zone française, des attentats contre le personnel du consulat de France à Battambang. Les rapports du chargé d’affaires de France se succédaient au quai d’Orsay, en même temps que les plaintes des Français établis au Siam et en Indo-Chine et les dépêches alarmantes du gouvernement général.

A regarder la carte annexée au traité, ce recul manifeste de l’influence française paraissait compensé par un progrès vers l’ouest de la ligne coloriée qui marque la frontière de notre Indo-Chine et par l’annexion de quelques cantons : argumens spécieux qui suffisent à faire illusion au public, toujours ignorant des choses lointaines et porté à comparer ces « rectifications de frontière » en Extrême-Orient, à celles qui viendraient à se produire sur la frontière des Vosges ou celle du Nord. Les parcelles annexées, Melon-Prey et Bassac, étaient, de l’avis unanime des voyageurs qui les ont visitées[6], de médiocre valeur, peu peuplées, sans avenir ; mais eussent-elles été fertiles, riches et peuplées, que l’erreur n’en eût guère été atténuée. Qu’importe, à l’avenir d’un empire comme celui de l’Indo-Chine française, qu’il s’accroisse de quelques centaines d’hectares et de quelques milliers d’habitans ? Mais, dans un pareil pays, ce qui est capital ce sont les débouchés commerciaux, les voies navigables et quelques points essentiels qui commandent, soit militairement, soit économiquement, toute une région. Peu nous importe de posséder, sur le Tonlé-Sap, quelques kilomètres de côtes de plus, mais il nous importerait grandement d’y faire tout le commerce et que nos protégés cambodgiens en fussent les seuls riverains et eussent seuls le droit d’y pêcher. De même, la vraie question n’est pas de savoir si nous posséderons ou non une zone de 25 kilomètres au delà du Mékong, mais bien si le Mékong sera ou non un fleuve français. Et de même encore, ce qui est vital pour notre avenir en Indo-Chine, ce n’est pas de savoir si nous serons les uniques suzerains du royaume tout entier de Luang-Prabang, et si les anciennes provinces cambodgiennes de Battambang et de Siem-Reap seront ou non replacées sous le joug des Siamois, mais bien si la France sera ou non fidèle à ses engagemens, si elle apparaîtra, à tous ses vassaux et à tous ses protégés, comme la tutrice de la justice et du droit, à tous les peuples, foulés depuis des siècles par les Siamois, comme la protectrice dont on n’invoque pas en vain le nom respecté.

Ces exemples suffisent pour conclure que toutes ces méprises sur les véritables intérêts de la France en Indo-Chine procèdent d’une méconnaissance radicale des diverses circonstances de temps, de pays, de milieu où notre action est appelée à s’exercer en Extrême-Orient et au Siam en particulier. Au lieu de la connaissance détaillée de nos intérêts nationaux, on trouve trop souvent, dans les journaux officieux, et jusque dans « l’exposé des motifs » qui précédait le texte de la convention franco-siamoise, des argumens qui déconcertent. On reproche au traité du 7 octobre de marquer un recul de l’influence française : mais voyez les annexions ! On se plaint de l’abandon de nos protégés : mais l’Angleterre inscrit les mêmes clauses depuis longtemps dans ses traités avec le Siam ; et, en faisant cette réponse, l’on oublie de se demander si les conditions dans lesquelles l’Angleterre exerce sa domination sont les mêmes que celles où nous nous trouvons. Un chemin de fer est une parure que toute colonie se doit à elle-même ; il est « un progrès ; » nos ingénieurs auront donc le droit de diriger les travaux de tout chemin de fer construit dans la zone, dite d’influence française, déterminée en 1896 ; et l’on ne se demande pas si, comme nous le verrons, certaines lignes projetées ne seraient pas désastreuses pour notre commerce et notre influence. L’opinion publique ou les « coloniaux » exigeans veulent-ils quelque chose encore ? Le combat contre les microbes, à Bangkok, sera dirigé par un médecin français, et n’est-ce pas là un succès pour la « science française, » pour la « civilisation française, » pour notre « génie humanitaire ? » Ce sont là, tranchons le mot, des argumens à l’usage des journalistes et des « blocs » parlementaires ; suffisans pour entraîner des applaudissemens et grouper une majorité ; ils s’évanouissent au contact des réalités. Si les Anglais ont su, pendant que notre diplomatie s’éternisait à des négociations interminables, annexer peu à peu ou faire passer sous leur protectorat une bonne partie des régions délimitées en 1896 comme constituant leur « sphère d’influence, » et en même temps acquérir et conserver, à Bangkok, une influence prépondérante, c’est qu’ils se sont servis de procédés tout différens.


IV

Maîtres de l’Inde, les Anglais confinaient à l’Indo-Chine : en 1826, ils allongeaient leur empire le long des côtes du golfe du Bengale ; en annexant la Birmanie maritime, ils achevaient d’isoler, loin dans les terres, le royaume birman et s’assuraient, en occupant les embouchures de l’lraouaddy et de la Salouen, des deux grandes voies naturelles de pénétration vers les marchés du Haut-Laos et de la Chine méridionale. Ce fut le premier pas, mais un pas décisif dans une marche qui se poursuit encore sous nos yeux : il portait, d’un coup, les possessions anglaises jusqu’à l’isthme de Krah et les mettait en contact avec le royaume de Siam. En remontant l’Iraouaddy, large, profond, et qui trace du Sud au Nord une magnifique voie d’eau presque rectiligne, les grands steamers parviennent, sans obstacle, jusqu’à Bhamô, à 1 450 kilomètres de l’Océan, et, de là, d’autres bateaux plus petits peuvent encore naviguer jusqu’au pied des montagnes qui forment, vers le Sud, une muraille si haute et si compacte à la vieille Chine. Quand on compare cette inappréciable route navigable au long ruban tortueux et presque inutilisable que le Mékong offre à la pénétration française, l’on est tenté de croire que les fleuves, comme l’Océan, sont anglais.

Aux avantages que la nature leur donnait, les Anglais ont su joindre la continuité d’une politique consciente de ses fins, ennemie des vaines démonstrations, mais préoccupée des résultats pratiques, forte, sans cesser d’être souple et patiente, habile à dominer sans conquérir, à peser sans frapper, à établir sans violence une suprématie d’autant plus indiscutée qu’elle sait s’imposer comme l’inéluctable. La Birmanie devint anglaise en 1885, puis, à travers les États Shans, la puissance britannique chemina vers le Haut-Mékong. En 1893, il s’agissait d’organiser un « État tampon, » dans le Laos, entre les possessions de la France et celles de l’Angleterre ; deux missions devaient en étudier sur place les limites. M. Pavie vint avec quelques compagnons ; mais le commissaire anglais se fit suivre de soldats sikhs qui occupèrent toutes les petites principautés laotiennes qui auraient pu constituer l’« État tampon » et qui, franchissant le Mékong, n’hésitèrent pas à s’installer à Muong-sing. C’est alors qu’intervint le protocole du 15 janvier 1896 : il laissait aux Anglais toutes les conquêtes faites par cet étrange procédé, sauf Muong-sing. Ainsi finit le fameux « État tampon, » absorbé par l’Angleterre avant d’avoir vécu ! L’Empire des Indes devenait, sur le Haut-Mékong, le voisin de l’Indo-Chine française et menaçait, par le Nord, les plaines du Ménam et le royaume siamois.

Mais la clé de l’Indo-Chine n’est point dans les jungles épaisses des États Shans ou les montagnes du Haut-Mékong » Plus encore qu’à l’immense empire indien, même agrandi de la Birmanie, du Laos occidental et de la presqu’île de Malacca, c’est à une petite île que la Grande-Bretagne doit la faculté d’exercer, sur toute la vie indo-chinoise, une influence prépondérante ; ce n’est ni de Calcutta, ni de Rangoun qu’elle suggère ses volontés à Bangkok et les impose aux petits États malais, c’est de Singapour. Tant il est vrai qu’aux colonies surtout, c’est moins encore à l’étendue des territoires qu’au choix des positions qu’est liée l’hégémonie politique et économique,

La Grande-Bretagne doit la possession de Singapour an coup d’œil génial et à la volonté tenace de sir Stamford Raffles. Gouverneur anglais des colonies hollandaises de la Malaisie, pendant la période où Amsterdam était une préfecture de l’empire français, il devina toute l’importance internationale que prendrait le détroit de Malacca, quand le commerce européen viendrait à pénétrer dans les mers chinoises, et il chercha le moyen de doter son pays d’une position forte, qui lui en assurerait la libre navigation et qui pourrait devenir le centre d’un énorme mouvement d’échange et de transit. Obligé, après les traités de 1815, de restituer aux Hollandais leurs colonies, il s’arrangea, peu de temps après, pour procurer à l’Angleterre la petite île de Singapour, alors presque inhabitée, mais qui dépendait incontestablement d’un sultan vassal de l’empire néerlandais. Canning d’ailleurs ne fit pas difficulté de reconnaître que Raffles avait agi contrairement au droit des gens, mais il ajouta, avec cette ironie pharisaïque, devenue si naturelle à certains hommes d’Etat anglais qu’elle n’est parfois qu’à demi consciente, que ce serait une grosse faute d’appliquer « à ce cas particulier les principes généraux de la morale européenne. » Singapour resta anglaise ; son essor, favorisé par la politique de monopole des colonies hollandaises, dépassa toutes les espérances ; elle devint bientôt le grand entrepôt du commerce étranger en Indo-Chine et en Malaisie, l’escale obligatoire de tous les bateaux en route pour l’Extrême-Orient. Aujourd’hui, peuplée de 185 000 habitans, mélange de toutes les races qui pullulent dans l’Orient asiatique, elle fait un commerce de transit qui atteignait presque, en 1899, un milliard deux cents millions de francs. Elle est, en face du Siam, ce qu’est Hong-Kong ou Shangaï vis-à-vis de la Chine ; elle est sa métropole commerciale, elle l’approvisionne d’articles européens. Bangkok, au point de vue économique, est une dépendance de Singapour. C’est ainsi que, sans secousses, sans opérations militaires, par l’ascendant de sa supériorité commerciale, la Grande-Bretagne exerce une influence prépondérante sur les destinées du royaume de Siam.

Toute d’influence pacifique et de prépondérance commerciale à Bangkok et dans le bassin du Ménam, la politique britannique est plus envahissante et plus directement dominatrice dans la presqu’île de Malacca. Singapour et les Colonies du Détroit (Strait’s-Settlements) lui ont servi de « base d’opérations » pour absorber les sultanats malais du Sud et entamer les principautés vassales du Siam. Djohore, à l’extrémité méridionale de la péninsule, est gouverné par un sultan protégé de l’Angleterre. La petite capitale, Djohore-Baroe, occupe, sur le détroit, en face de l’île de Singapour, une position excellente ; elle est le futur terminus de la ligne, déjà amorcée, qui doit relier Singapour aux Indes.

« Les quatre pays malais qui vivent sous le drapeau de la Grande-Bretagne, » c’est la traduction du nom arabe des quatre États fédérés que l’Angleterre gouverne et où elle a créé un modèle d’administration coloniale bienfaisante et peu coûteuse : Perak, Selangor, Nègri-Sembilan sont sur la côte occidentale ; Pahang est baigné par le golfe de Siam. Chacun de ces petits pays a conservé son autonomie, mais chaque sultan est assisté d’un résident britannique et d’un conseil d’Etat ; un résident général, dont le palais s’élève à Kouala-Loumpour, est chargé de gérer les intérêts communs de la fédération. Grâce à cette organisation sage, l’heureuse fédération malaise pourvoit à toutes ses dépenses, elle n’a pas de dettes et elle a construit, en quelques années, des routes et 585 kilomètres de voies ferrées qui donnent un rendement de 9 pour 100 du capital engagé. Les lignes partent des « établissemens du détroit, » pénètrent dans l’intérieur du pays où elles forment les tronçons de la future grande voie impériale de Singapour à Calcutta. La population, qui n’est encore que de 676 000 habitans, est en voie d’accroissement rapide. Cette heureuse prospérité, les « États fédérés malais » la doivent surtout à leurs riches gisemens d’étain et aux Chinois qui en sont les mineurs. Toute la péninsule de Malacca, les îles du détroit et une partie de Sumatra ne sont, pour ainsi dire, qu’un immense « magasin d’étain. » Depuis longtemps Banka et Billiton, dépendances de Sumatra, fournissent une grande partie de la consommation universelle ; en ces dernières années, grâce à la bonne administration anglaise et à l’affluence de la main-d’œuvre chinoise, la production des « États fédérés » est devenue considérable, elle atteint 60 pour 100 de la production totale du monde[7], avec une valeur de 138 875 000 francs en 1900. Les États fédérés sont donc déjà et deviendront, de plus en plus, le premier pays producteur d’étain.

D’inépuisables réserves de métal sont en outre enfouies dans le sol des sultanats malais qui ressortissent encore à Bangkok : de là l’activité des Anglais, qui veulent être les maîtres de régler la production et les cours de l’étain dans le monde entier, pour faire passer peu à peu les six petits États sous leur tutelle. Ligor, Patani, Kelantan, Tringanou, Kemaman, sur la côte Est, ont de riches gisemens d’étain, sans parler de leurs ressources en bois, gommes et essences précieuses. Kedah s’étend, sur la côte Ouest, jusqu’à l’isthme de Krah : le grande voie ferrée qui fera tout le tour du golfe du Bengale et achèvera d’en faire une mer britannique, doit emprunter son territoire. En dépit de ses prétentions et des efforts qu’il a fait pour y établir son autorité effective, la suzeraineté du Siam ne s’exerce réellement que dans quelques sultanats du Nord, à Kédah, par exemple ; l’envoi, tous les trois ans, des « fleurs d’or, » symbole de vassalité, ou même la présence de quelques commissaires siamois n’est qu’un lien trop faible pour lutter contre l’ascendant de la puissance britannique ; la domination anglaise sera acceptée d’autant plus aisément que les mandarins siamois sont haïs dans les États malais, comme au Cambodge ou au Laos, pour leurs exactions et leur arrogance, et que les petits sultans, qui ont toujours redouté le joug de Bangkok, vivront tranquilles, comme leurs collègues des « États fédérés, » sous le drapeau de la Grande-Bretagne.

Les incidens de ces derniers mois éclairent pleinement les intentions de l’Angleterre dans la péninsule de Malacca. L’année passée, un discours de sir Franck Swettenham, résident supérieur des « États fédérés malais, » annonçait sans ambages l’intention d’étendre la domination britannique sur toute la péninsule et de joindre les « Colonies du détroit » au Tenasserim. En même temps, les journaux de Singapour et des « Strait’s-Settlements » dénonçaient avec passion l’oppression exercée par les Siamois sur les petits sultanats de la péninsule ; les événemens de Kelantan ont montré comment procéderont les agens anglais : en dépit de dénégations, réitérées mais toujours vagues, il est constant que la mainmise de la Grande-Bretagne sur la principauté est un fait accompli et qu’on ne la dissimule que par crainte des imitateurs. Deux voyages du résident général à Kelantan, la signature d’une convention commerciale, la présence de soixante soldats sikhs auprès du sultan, le témoignage de plusieurs voyageurs, ne laissent aucun doute sur la réalité de la suzeraineté britannique. Sous prétexte de protéger les Malais contre les exactions des Siamois, l’Angleterre met donc la main sur une principauté siamoise, mais elle le fait avec une réserve et une prudence qui lui permettent de dissimuler officiellement la réalité et de sauvegarder les apparences. Dernièrement, en juin, des journaux ayant annoncé que la Grande-Bretagne avait signé avec le Siam une convention relative à Kelantan, une note communiquée à la presse le nia, ajoutant, par un de ces euphémismes politiques qui concilient les traditions de l’humour britannique avec les exigences de l’impérialisme : « L’administration de Kelantan n’est pas entre les mains des Anglais : c’est le roi de Siam qui choisit les fonctionnaires avec l’approbation de l’Angleterre. Il n’y a pas de garnison anglaise à Kelantan, mais quelques soldats de l’Inde anglaise qui y sont employés comme gardes du corps du sultan et des rajahs... » Quelle leçon pour notre politique et pour notre presse ! Comparez à ces délicates circonlocutions, fidèlement reproduites par tous les journaux, le bruit qu’a fait, chez nous, la presse officieuse de l’acquisition des steppes de Melou-prey et du pauvre « royaume » de Bassac, payés par les plus onéreuses concessions ! Et si l’on se souvient qu’en Extrême-Orient, perdre une province est peu de chose si l’on sauve la face, l’on se rendra compte de la différence des deux politiques et l’on comprendra comment les Anglais peuvent être tout-puissans à Bangkok, y entretenir, sous prétexte d’aider le roi de Siam à faire la police, une véritable garnison de 1 500 Sikhs, y obtenir, pour leurs nationaux, tous les avantages qu’ils peuvent souhaiter et mettre la main, en même temps, sur les principautés siamoises du Malacca. Le secret de leur succès, c’est qu’ils ont agi comme puissance asiatique ; ils ont eu une politique indienne ; ils se sont servis des Sikhs, sans jamais exhiber un uniforme européen ; contre les Siamois, ils se sont posés en protecteurs des Malais opprimés, en même temps qu’au Siam, ils se posaient en défenseurs de l’indépendance nationale en face des ambitions menaçantes des Français. En même temps, de Singapour par le Sud, de Xieng-tong par le Nord, ils accaparaient tout le commerce. Politique indigène, procédés « asiatiques, » influence commerciale, voies ferrées : voilà la méthode qu’ils ont appliquée avec un admirable esprit de suite. Il nous reste à constater que ces moyens sont à notre portée et que ce sont précisément les mêmes qui peuvent nous assurer des avantages de même nature. N’avons-nous pas, nous aussi, un empire indo-chinois, vingt millions de sujets, une armée indigène, des chemins de fer à construire et des races opprimées qui réclament protection ?


V

Considérer les grands cours d’eau comme des frontières naturelles, les croire prédestinés à séparer des États et des populations différentes, c’est, parmi les sophismes géographiques les mieux accrédités, l’un de ceux qui trouvent audience auprès de la diplomatie. Les fleuves sont, au contraire, des centres d’attraction, des foyers de vie ; presque toujours, d’un bord à l’autre, les relations et les échanges sont continuels et la communauté des intérêts aide les populations riveraines à se rapprocher, à se pénétrer, à se fondre. Il en est ainsi du Mékong. Loin de former une limite naturelle entre le Laos français et le royaume de Siam, il est, au milieu d’un pays qui ne manque que de population et de moyens de communication, le dispensateur de la vie et de la richesse, le propulseur de l’activité économique et politique. Les petits royaumes laotiens ont presque tous leur bourgade principale, — on dirait leur capitale, si le mot n’était un peu ambitieux quand il s’agit de Vien-Tiane, de Bassac ou de Luang-Prabang, — sur le Mékong ; presque tous s’étendent sur les deux rives. Faire du Mékong la frontière entre l’Indo-Chine française et le Siam, ce serait nous préparer, pour l’avenir, des difficultés interminables ; ce serait organiser l’instabilité. Ou bien, en effet, c’est le Siam qui, profitant de notre inertie, pousserait ses avant-postes au delà du Mékong, comme il l’avait fait en 1893 ; ou bien c’est la France qui, se faisant la tutrice des petits rois laotiens et des populations opprimées, déborderait sur la rive droite et finirait par absorber le Laos siamois. Les négociateurs du traité de 1893 l’avaient parfaitement senti, eux qui avaient mis tant d’insistance pour obtenir la clause relative à la zone de 25 kilomètres qui faisait du Mékong un fleuve définitivement français.

Le Mékong n’est pas une barrière, mais il n’est malheureusement pas non plus une grande route naturelle, comme le sont l’Iraouaddy ou le Ménam ; il est le type du fleuve à biefs ; il descend, par une série de défilés et de rapides, jusqu’à la mer, n’offrant à la batellerie, au lieu d’une ligne d’eau continue, qu’une série de tronçons navigables. Si notre bonne fortune eût voulu que le fleuve qui finit en Cochinchine fût facilement navigable jusqu’aux confins de l’Empire du Milieu, tout le commerce descendrait naturellement vers les ports français du delta, sans qu’il soit besoin de voies ferrées. Par malheur, il n’en est pas ainsi : le Mékong n’est pas un fleuve, mais une série de fleuves successifs sans communication facile entre eux ; chacun de ces biefs a sa vie propre, son activité économique, et les marchandises, lorsqu’elles se heurtent à l’un des barrages naturels qui arrêtent la navigation, cherchent ailleurs un débouché et gagnent, par terre, soit le bief inférieur, soit quelque cours d’eau, comme la Moun ou le Ménam, qui les porte à Bangkok au lieu de les mener à Saigon. Le problème à résoudre apparaît donc très clair : il s’agit soit de faire du Mékong une voie pratiquement navigable, soit de donner, à chacun de ses biefs navigables un débouché vers la mer. Qui possédera ces débouchés sera le vrai maître du bassin du Mékong, sans même avoir besoin d’en administrer directement les territoires. C’est pourquoi la question des voies ferrées à construire dans la vallée du Mékong est capitale pour l’avenir de la puissance française en Indo-Chine.

Jusqu’à Khône, en partant de la mer, le Mékong est navigable pendant la plus grande partie de l’année ; les transports fluviaux y sont très actifs et profitent exclusivement à nos nationaux. La province de Battambang elle-même, siamoise de par les traités, fait tout son trafic avec Pnom-Penh et Saigon, grâce à un bras de rivière accessible aux vapeurs. Mais, en amont de Bassac, et jusqu’à Savannakek, s’étend, sur 220 kilomètres environ, une section où le fleuve est semé de bancs de roche, qui provoquent des tourbillons et des remous, et qui rendent la navigation impossible aux basses eaux, très difficile même pendant les hautes eaux ; c’est la série des rapides de Kemmarat, dont le plus dangereux, celui de Keng-sa, est tout à fait impraticable à l’époque de l’étiage. A Savannakek commence un beau bief libre qui se développe sur 560 kilomètres jusqu’à Vien-Tiane, sans obstacles sérieux. Au delà de Vien-Tiane, les difficultés recommencent ; tantôt des roches, tantôt des rapides presque infranchissables, comme celui de Keng-mai, obstruent la navigation. En amont de Luang-Prabang, jusqu’à Xieng-sen, la navigation est plus aisée tout en offrant de sérieuses difficultés. Plus loin, enfin, le Mékong pénètre dans les gorges du Yunnan chinois.

Ainsi, de la mer aux régions du Haut et du Moyen-Mékong, la voie du fleuve n’est ni le chemin le plus court, ni le plus économique ; de Bangkok à Savannakek, le voyage est moins long que de Saigon. Sur la rive droite, les plateaux qui séparent le Mékong du Ménam sont peu élevés, et le cours de la Moun y ouvre un passage naturel, tandis que, sur la rive gauche, l’arête dorsale, qui s’allonge à travers toute la péninsule, interpose une vaste étendue de pays accidenté et très peu peuplé entre la mer de Chine et le bassin du Mékong. Rien d’étonnant dès lors à ce que le Laos, même sur la rive française, soit dans la zone économique de Bangkok ; les articles allemands, anglais, américains, japonais, belges, arrivent, de Bangkok, sur le moyen fleuve, à bien meilleur marché que les nôtres. Plus au Nord, dans la région de Xieng-sen, les produits anglais, venus de Rangoun par Xieng-tong, ne permettent pas la concurrence à ceux qui emprunteraient la voie du Tonkin. Dans tout le Laos français et dans toute la région réservée à l’influence française par le protocole de 1896, c’est le commerce étranger, transitant par Bangkok, qui règne sans partage.

Ces conditions naturelles si défavorables pour nous, serait-il possible de les modifier, ou, en d’autres termes, dans quelle mesure le Mékong, capricieux et indiscipliné, serait-il susceptible d’améliorations ? C’est la première question que nous devions nous poser. Le fleuve, on le sait, n’est pas absolument impraticable à la navigation, puisque deux de nos canonnières fluviales ont pu le remonter jusqu’aux frontières de la Chine ; mais elles n’ont accompli cette prouesse d’« acrobatie nautique » qu’au prix de longues difficultés et de dépenses qui rendent pareil tour de force pratiquement irréalisable pour les bateaux de commerce. D’ailleurs les canonnières sont, pour ainsi dire, prisonnières dans le Haut-Mékong ; elles ne se risquent pas à redescendre le fleuve qu’elles ont si laborieusement remonté. De leur côté, les Laotiens lancent au fil de l’eau des radeaux qui parviennent à descendre jusqu’à la mer, mais qui ne remontent pas ; les mariniers les démolissent, vendent les bois dont ils sont constitués et reviennent chez eux par Bangkok, d’où ils rapportent une pacotille de marchandises siamoises. Les messageries fluviales ont cependant établi un service de Khône à Luang-Prabang : le voyage se fait au moyen de chaloupes à vapeur et de pirogues avec, de temps à autre, des trajets à terre pour éviter les plus mauvais passages. Tous ces transbordemens allongent si bien la durée de la route qu’il faut, aux basses eaux, soixante-dix jours à un voyageur presque sans bagages pour parvenir de Khône à Luang-Prabang, et que, même pendant les hautes eaux, le Mékong peut être considéré, sauf dans les limites des biefs navigables, comme un fleuve commercialement inutilisable. Des études détaillées sont actuellement faites pour savoir si des améliorations méthodiquement conduites suffiraient à corriger le cours du fleuve de façon à le rendre pratiquement navigable pendant la plus grande partie de l’année ; un plan de travaux, dont quelques-uns ont déjà été entrepris, a été préparé ; on s’appliquerait d’abord par quelques dérochemens, quelques balisages, à rendre les voyages faciles et sans danger dans les biefs les moins accidentés et on arriverait ainsi progressivement à ne plus laisser subsister que deux séries de rapides, ceux de Kemmarat et ceux qui s’étendent entre Vien-Tiane et Paklay ; ceux-là pourraient être évités par des tronçons de voie ferrée qui, au prix de deux transbordemens, conduiraient les marchandises au delà des seuils redoutables. Mais de pareils travaux seraient longs et coûteux et, déjà, une idée plus hardie a été émise, celle de construire un chemin de fer qui suivrait le cours du Mékong, en abrégeant ses détours, et suppléerait à l’insuffisance d’un fleuve qui ne sera jamais qu’une voie difficile et longue ; faite sur la rive droite, dans la zone que le protocole de 1896 réserve à la France, cette ligne achèverait d’établir notre domination sur tout le bassin du Mékong et permettrait à nos commerçans de Saigon de lutter sans désavantage contre la concurrence de Bangkok.

Mais, avant que ces grandes entreprises aient pu seulement être ébauchées, les chemins de fer siamois ou ceux de l’Annam et du Tonkin atteindront le Mékong et offriront au commerce du Laos des issues nouvelles vers la mer.

Le projet d’une voie ferrée partant de Quang-tri, au nord de Hué, où elle se relierait à la future grande ligne de Hué à Hanoï, franchissant le Col des Nuages et aboutissant, par Aï-Lao, à Savannakek, en amont de la première série de rapides, fait partie du plan d’ensemble, élaboré sous le gouvernement de M. Doumer pour être progressivement réalisé au moyen de l’emprunt de 200 millions contracté par la colonie. Mais la ligne, obligée de franchir un col de 400 mètres d’altitude, sera longue et relativement difficile à établir ; elle ne saurait parvenir à atteindre le Mékong avant l’achèvement de la voie siamoise, déjà ouverte de Bangkok à Korat et qui atteindra bientôt M’Pimaï, le point où la Moun est navigable pendant la moitié de l’année ; de là elle pourra rejoindre, sans avoir à vaincre de grands obstacles techniques, le cours du Mékong aux environs de Savannakek.

Là est le grand péril pour l’avenir de l’Indo-Chine française. L’ouverture d’une ligne Bangkok-Korat-Oubône-Savannakek trancherait en faveur des Siamois et du commerce anglais la question du Mékong ; le Laos pourrait continuer de nous appartenir et de nourrir nos fonctionnaires, mais les bénéfices iraient à d’autres. Du côté du Cambodge, un danger de même nature nous menace : la ligne projetée de Bangkok à Battambang et de là à Chantaboun, bouleverserait à notre détriment les conditions de la vie des riches provinces de Battambang et d’Angkor ; les 7 à 800 000 piculs de riz qu’elles exportent annuellement, par eau, vers Pnom-Penh et Saigon, pourraient être expédiés soit par Chantaboun, soit par Bangkok ; le Siam bénéficierait d’un trafic dont profitent aujourd’hui nos nationaux et mettrait les deux provinces contestées dans la dépendance commerciale de Bangkok. De même, vers le Nord, une ligne déjà en construction jusqu’à Pak-Nam-Po, remontera le Ménam par Outaradit, atteindra Xieng-Khone et aidera à rattacher effectivement tout le Haut-Laos au centre politique et économique du Siam ; en vain, d’Hanoï, nous tracerions péniblement, à travers les montagnes, une ligne qui relierait le Haut-Mékong au delta du Tonkin, nous ne parviendrions pas à évincer nos rivaux. L’achèvement de ces voies ferrées, dont les Siamois poursuivent avec ardeur les travaux, marquerait le recul définitif de notre empire d’Indo-Chine ; il serait en réalité confiné dans les deltas du Tonkin et de la Cochinchine et dans l’étroite bande côtière de l’Annam. Le Laos, si plein de promesses, et la fertile vallée du Mékong passeraient dans la sphère d’influence de nos voisins. Il n’importe guère, après cela, que ces chemins de fer soient faits par des ingénieurs français ou avec la participation des capitaux français, comme le traité du 7 octobre 1902 nous en réservait l’illusoire faculté : la faveur de nous étrangler de nos propres mains est par trop platonique pour nous suffire. — Sous peine de perdre définitivement la partie dans le bassin du Mékong, il est donc nécessaire qu’aucun chemin de fer ne puisse être construit, dans toute la zone réservée à notre influence par le protocole de 1896, sans la permission expresse de la France. Faute d’y prendre garde, nous aurons, comme il nous est déjà advenu, colonisé pour les autres.

Ainsi le problème de la domination du Mékong se résout en définitive en une question de mise en valeur et d’exploitation économique, de chemins de fer et de voies navigables. Si les négociateurs de 1893 et de 1896 ont cru qu’il était avant tout nécessaire d’assurer à la France l’hégémonie incontestée du bassin tout entier du Mékong et de ses affluens, ce n’est donc pas pour le vain amour-propre d’ajouter des territoires à des territoires, mais bien pour garantir la sécurité et préparer l’essor économique de l’Indo-Chine française. Si aujourd’hui un traité nouveau était conclu, son objectif essentiel devrait être de faire du Mékong un fleuve français, et, des voies commerciales qui viennent aboutir à son cours, des voies commerciales françaises. Tout l’avenir de notre empire d’Extrême-Orient y est engagé. C’est ce qu’a parfaitement exprimé M. Ribot, avec sa lucidité et sa précision coutumières, lors du grand débat du 11 mars dernier, à la Chambre des députés, sur la politique extérieure de la France, — et c’est ce que l’on ne saurait mieux faire que de redire avec lui.


M. RIBOT. — Il ne s’agit pas de porter là l’esprit de conquête. Non ! Je ne crois pas qu’il soit de l’intérêt de la France d’annexer toujours à ses possessions de nouvelles zones, de nouveaux territoires et d’y envoyer des fonctionnaires ; ce n’est pas du tout ma pensée. Ce qui est essentiel, c’est que, dans cette zone du bassin du Mékong, nous ne laissions s’établir aucune influence qui pourrait contrarier la nôtre.

M. ETIENNE. — Toute la question est là.

M. RIBOT. — Toute la question est là, en effet.

C’est que nous fassions comprendre au Siam, de manière qu’il ne puisse pas s’y tromper, que nous voulons que notre influence dans cette région, au point de vue économique et au point de vue politique, soit une influence prépondérante.

Si vous faites comprendre cela au Siam,... tout le reste sera peu de chose, toutes les difficultés s’évanouiront d’elles-mêmes ; vous ferez le traité que vous voudrez ; peut-être même n’en ferez vous pas du tout, — et c’est peut-être au fond ce qui vaudrait le mieux.


M. Ribot a tenu, en cette circonstance le langage du bon sens et de la vérité. Le Siam n’est pas une puissance avec qui l’on doive se prêter à des négociations dilatoires et à d’interminables discussions : le jour où l’oligarchie qui le gouverne aura compris que, forts du protocole de 1896, nous tiendrons la main à ce qu’aucune influence rivale de la nôtre ne puisse s’exercer dans le bassin du Mékong, nous serons bien près d’avoir atteint notre but, fondé sur des bases solides notre empire indo-chinois et trouvé, du même coup, un modus vivendi avec le Siam.

Nos intérêts économiques et politiques sont d’accord avec les nécessités de notre politique indigène, avec ce que nous appellerions volontiers nos devoirs comme puissance protectrice de l’Annam et du Cambodge, pour nous imposer l’impérieuse obligation d’être les maîtres sur les deux rives du Mékong. En prenant, dans tout le Siam, le rôle de défenseurs de l’indépendance des petits royaumes indigènes contre l’oppression de Bangkok, nous verrons grandir notre influence sur les populations du Laos et de l’ancien Cambodge, nous détruirons les germes de mécontentement que certaines imprudences ont pu faire naître et que nos rivaux ne manqueraient pas de mettre à profit contre nous. La protection effective de nos indigènes, partout où ils se trouvent, — et cette protection comprend, bien entendu, le droit de juridiction, sans lequel elle n’a plus aucun sens, — est le premier des devoirs de la souveraineté. Protection des Cambodgiens, protection des Chinois inscrits à notre légation ou qui ont des établissemens en Indo-Chine, c’est le minimum de prérogatives qu’il nous est impossible d’abandonner. En Orient, nous avons exercé pendant des siècles les droits créés par les « capitulations, » sans cesser d’être en bons rapports avec le gouvernement turc ; pourquoi l’application de « capitulations » analogues nous brouillerait-elle fatalement avec les Siamois ? C’est en laissant périmer ses droits, bien plutôt qu’en les exerçant, que l’on suscite des difficultés avec les peuples jaunes ; leur amitié vient rarement du cœur, elle n’est qu’un hommage de plus qu’ils rendent à la force. Partout, en Indo-Chine et surtout dans le bassin du Mékong, la France doit se montrer forte ; l’ombre de son drapeau doit être un asile inviolable. Pour rendre manifeste et exercer efficacement cette fonction de tutelle, il serait nécessaire d’établir des consuls dans les principaux centres du Laos et du Cambodge siamois, notamment, dans les provinces du Sud, à Battambang, Oubône, Korat, Sisophon. Les incidens tragiques qui ont, cette année, ensanglanté notre consulat de Battambang ont prouvé la nécessité de donner à nos consuls une garde armée, capable de défendre le personnel et de faire respecter le pavillon. Les fonctionnaires siamois ne cesseront pas d’administrer leurs circonscriptions, mais, à côté d’eux, les représentans de la France apparaîtront comme l’incarnation de la justice et la sauvegarde des faibles.

Si donc un traité nouveau doit être négocié pour remplacer l’acte caduc du 7 octobre 1902, la diplomatie française ne peut pas transiger sur les points qui touchent aux besoins vitaux de notre empire indo-chinois. Le gouvernement de Bangkok doit, avant tout, s’engager à n’accorder aucune concession de territoire, de chemin de fer, de mines dans toute la région du Mékong, déterminée par le protocole de 1896, sans la permission expresse de la France ; celle-ci pourra, dans la même zone, établir des consuls avec une garde armée, dans un certain nombre de villes ; entre la mer et le Tonlé-Sap, la frontière, jusqu’ici indécise, sera déterminée de façon à faire disparaître l’encoche de territoire siamois qui prive une partie du Cambodge de la côte qui en dépend naturellement ; le Luang-Prabang tout entier, rive droite et rive gauche, sera sous la suzeraineté exclusive de la France ; les étrangers inscrits à la légation de France, les Cambodgiens, les Chinois possédant des établissemens en Indo-Chine jouiront de la protection et de la juridiction de nos représentans. Telles sont les conditions sans lesquelles nous ne saurions accepter de signer une convention quelconque. Des négociations sont actuellement pendantes entre la cour de Bangkok et le quai d’Orsay. Pour notre dignité et nos intérêts, ces pourparlers doivent être courts ; si les Siamois refusent de nous donner les satisfactions dont nous avons besoin, la solution est bien simple : il suffit d’appliquer intégralement, avec énergie, dans sa lettre et dans son esprit, l’acte de 1893 qui n’a jamais cessé d’être en vigueur.


VI

Dans cette étude toute générale, où nous avons cherché, en nous dégageant des polémiques suscitées par le traité du 7 octobre 1902, à déterminer les conditions générales de la vie et de l’expansion de la France en Indo-Chine, nous avons volontairement laissé dans l’ombre toutes les déchéances partielles, toutes les humiliations locales dont nos rapports avec le Siam ont été l’occasion et dont les courriers d’Extrême-Orient nous apportent l’écho ; nous n’avons insisté ni sur les conséquences de l’adoption de l’étalon d’or par le Siam, ni sur les multiples incidens où s’est révélée l’insolente satisfaction des Siamois après la signature du traité de 1902, ni sur les vexations qu’ils ont fait subir à nos nationaux abandonnés. La cause est aujourd’hui jugée : les faits ont montré ce que l’expérience de tous les « asiatiques » affirmait depuis longtemps, c’est qu’il ne faut pas attendre d’une politique de concessions et de recul le retour de ce que l’on a appelé les « relations normales » avec le Siam. Rêver d’une politique d’entente cordiale avec Bangkok et poursuivre en même temps le développement, même uniquement économique, du Laos français, c’est une contradiction absolue d’où il ne peut sortir que l’incohérence. Tant que nous serons en Indo-Chine, tant que nous serons sur le Mékong avec la volonté formelle d’en rester les maîtres, d’y faire du commerce et d’y écouler nos produits, nous aurons les Siamois pour adversaires. Les Anglais, dans la péninsule de Malacca, n’envahissent que des dépendances très extérieures du royaume de Siam, des sultanats peuplés de Malais qui n’ont ni la même religion ni les mêmes mœurs. Le bassin du Mékong, au contraire, est le pays où se dirige naturellement l’expansion siamoise, celui que les mandarins peuvent le plus aisément mettre en coupe réglée. La force des choses fait donc de nous les rivaux des Siamois : il faut savoir nous y résigner et en accepter les conséquences, Nous ne saurions avoir, pour le moment, à Bangkok, l’influence que les Anglais y ont acquise ; contentons-nous d’y être respectés et d’établir notre suprématie exclusive dans la « sphère d’influence » que la nature et les traités nous ont dévolue. Et quant à l’amitié des Siamois, quand nous ne la chercherons plus, c’est alors peut-être qu’elle nous viendra par surcroît.

Au point de vue international, il est nécessaire de séparer soigneusement la « question du Mékong, » qui n’existe, depuis 1896, qu’entre les Siamois et nous, et, d’autre part, le problème de l’avenir du Siam lui-même, plus compliqué qu’il ne le paraît au premier abord. Il n’y a plus seulement, aujourd’hui, rivalité d’influence, à Bangkok, entre l’Angleterre et la France, mais, sans parler des Danois, qui ont su se créer de grands intérêts dans le pays et une part d’influence dans le gouvernement, les Allemands, en ces dernières années, ont singulièrement développé leur commerce avec le Siam ; ils se sont ingéniés à obtenir des concessions, des commandes, si bien qu’aujourd’hui, pour la construction des chemins de fer, pour le service des postes, ils ont presque évincé la concurrence anglaise. Enfin, en Asie même, des rivaux d’autant plus redoutables qu’ils sont eux-mêmes des « jaunes, » et que leur civilisation se rapproche de celle des Siamois, ont surgi en ces dernières années : les Chinois, maîtres du trafic de Singapour, accaparent de plus en plus, à Bangkok, toutes les branches de l’activité économique, tandis que les Japonais cherchent à se faire, au Siam comme en Chine, les éducateurs de la race jaune, pour pouvoir un jour l’émanciper de la tutelle humiliante des « Barbares » d’Occident. Concurrence allemande, influence japonaise sont, en réalité, plus redoutables à l’hégémonie britannique que les visées conquérantes que la presse jingoë se plaît à nous attribuer. Peut-être le moment où deux visites solennelles ont rendu visible le « rapprochement » entre la France et ses voisins d’outre-Manche, qui sont aussi ses voisins d’outre-Mékong, serait-il bien choisi pour montrer à l’Angleterre quels sont les périls réels qui menacent sa prépondérance.

Quant à nous, sachons parfois détacher nos regards de nos querelles intestines pour les porter vers cet Extrême-Orient où l’avenir fermente, sous le grand soleil, dans des deltas surpeuplés, et où grouillent, dans les rizières fécondes, des populations innombrables qui prennent, à la vie économique et politique du monde, une part chaque jour grandissante. La vie intense, la vie d’âpre et féconde énergie, à qui le génie des races européennes a donné l’essor, se répand sur toute la surface du globe ; l’activité et la civilisation, jadis concentrées dans la Méditerranée, puis répandues peu à peu autour de l’Atlantique et dans la mer des Indes, se transportent rapidement sur le Pacifique : l’axe du monde semble se déplacer. Et lorsque apparaîtront, dans l’avenir, les conséquences de cette extension et de ce déplacement, c’est alors que les Français apprécieront tout ce qu’ils doivent aux hommes qui leur ont donné un empire en Indo-Chine, qui ont mis notre pays à même de tenir sa place dans la vie de l’Extrême-Orient et d’avoir une fenêtre ouverte sur le Pacifique. Puissions-nous ne pas comprendre trop tard combien ils étaient prophétiques, ces mots que l’un des voyageurs qui ont le mieux compris l’Asie et deviné ses destinées, le prince Henri d’Orléans, plaçait à la fin de son beau livre Autour du Tonkin : « C’est en Asie que se décideront les destinées du monde ; en Asie se créeront, se grandiront ou se fortifieront les empires ; et celui qui saura faire écouter sa voix en Extrême-Orient pourra aussi parler bien haut en Europe. »


RENE PINON.

  1. On n’a pas oublié l’article publié, ici même, par M. Le Myre de Vilers (Revue du 1er novembre 1902). — Citons encore, parmi les nombreuses publications auxquelles a donné lieu le traité du 7 octobre : l’Affaire du Siam, par M. René Millet (dans la Revue politique et parlementaire de décembre 1902). — Le conflit franco-siamois et le traité du 3 octobre 1893, par un ancien ministre (Ibid., novembre 1902). — Les articles du Bulletin du Comité de l’Asie française et spécialement les lettres de M. Robert de Caix ; divers articles des Questions diplomatiques et coloniales ; les polémiques du Temps, etc.
  2. M. de Lanessan avait organisé une escadre de 12 croiseurs affectée aux mers orientales avec, pour points d’appui, Diego-Suarez, le cap Saint-Jacques et Kouang-Tchéou-Ouan, mais cette organisation n’a pas survécu à l’éphémère durée d’un ministère.
  3. Henri d’Orléans, Autour du Tonkin, p. 526. — Voyez une description colorée et vivante de Bangkok dans le livre de Mme Massieu : Comment j’ai parcouru l’Iindo-Chine (Plon, 1901).
  4. Londres, 1902, Edw. Arnold, in-8o.
  5. Ces événemens ont été racontés dans le détail par M. de Pouvourville (l’Affaire de Siam, Chamuel, in-12) et expliqués, ici, avec une lumineuse précision, par M. Le Myre de Vilers lui-même (1er novembre 1902). — Voyez encore, pour l’histoire de cette époque, et pour tout ce qui concerne la géographie, les mœurs du Laos, les publications de M. Pavie. (Mission Pavie, Indo-Chine, 1879-1895, 5 vol. in-4o, (Leroux) et 1 atlas (Challamel).
  6. Voir notamment les livres de MM. Pavie (la Mission Pavie), Aymonier (le Cambodge), L, de Reinach (le Laos), Picanon (le Laos français).
  7. En 1900, la production de la région stannifère malaise a été des 4/3 de la production totale, les États fédérés fournissant 42 000 tonnes, Banka, 11 500, Billiton, 4 300, etc.. tandis que l’Angleterre ne donnait que 4 100 tonnes, l’Australie 3 100, la Bolivie 6 900. Au point de vue de la qualité, les étains malais sont les plus purs et les meilleurs. — Voyez, pour ces détails : l’Étain, étude minière et politique sur les États fédérés malais, par Octave J.-A. Collet (Bruxelles, Falk, 1902).