La Question romaine et M. de Bismarck

La Question romaine et M. de Bismarck
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 681-691).
LA
QUESTION ROMAINE
ET M. DE BISMARCK

Les peuples comme les individus sont trop enclins à croire qu’il ne tient qu’à eux de se soustraire par un coup de tête ou par quelque heureuse invention à certaines difficultés qui les troublent ou les irritent. On s’avise d’un expédient pour les résoudre, et on se flatte d’en être à jamais débarrassé; mais quand on s’y attend le moins, elles reparaissent subitement, et il se trouve que la politique a ses revenans. Les Italiens ont éprouvé récemment l’une de ces surprises désagréables. Le dépit qu’ils en ont ressenti a été d’autant plus cuisant que la vivacité de leur imagination les dispose à grossir leurs chagrins, sans compter que ces enfans gâtés de la fortune, accoutumés à ses complaisances, prennent plus difficilement leur parti des contrariétés et des traverses qui mêlent quelques épines à leur bonheur.

Quand ils résolurent de transférer leur capitale à Rome et de faire main basse sur le patrimoine de Saint-Pierre, ils eurent la sagesse de comprendre qu’ils devaient des gages à deux cents millions de catholiques, en assurant le plein exercice du pouvoir spirituel du saint-siège, et ils pensèrent avoir tout concilié, tout sauvé, répondu d’avance à toute objection par la fameuse loi des garanties, qui octroyait au pape l’inviolabilité de son domicile aussi bien que de sa personne et ses libres communications avec tous les fidèles. L’Europe n’y trouva rien à redire, elle parut acquiescer par son silence, elle laissa aux habiles politiques de Florence la responsabilité de leurs décisions et de leurs arrangemens. Personne ne protesta, hormis le principal intéressé.

Tant que le pape Pie IX a vécu, les Italiens ont fait preuve de beaucoup de patience. Ils ne s’émouvaient que médiocrement de ses récriminations et de ses plaintes; ils pliaient la tête sous ses anathèmes tout en secouant leurs oreilles. Ils trouvaient naturel que le spolié gardât rancune au spoliateur, qu’il s’indignât de la violence qui lui était faite, qu’il eût quelque peine à se résigner à son sort. Ils constataient avec plaisir qu’à ses éclats de colère succédaient par instans des retours soudains de belle humeur; ils estimaient que ses bons mots réparaient ses emportemens, qu’ils traitaient d’incartades. Ils se souvenaient au surplus que jadis il avait béni l’épée qui devait affranchir l’Italie; le patriote avait légué sa popularité au pontife. Aussi étaient-ils résolus à ne se formaliser de rien, à prendre leurs ennuis en douceur; ils se disaient qu’il faut passer beaucoup de choses aux hommes de sentiment, aux inspirés, et qu’un bon cœur fait pardonner beaucoup d’étourderies.

Ils se disaient aussi pour s’aider à patienter : « Après tout, ce n’est qu’une affaire de temps. Le pape Pie IX ne vivra pas toujours, et son successeur, qui sera peut-être un sage, ne se croira pas comme lui engagé d’honneur à protester contre les faits accomplis. Ayant l’humeur rassise, l’esprit politique, il acceptera l’héritage dans les conditions où il l’aura reçu, il donnera les mains à un accord. Il est permis d’espérer que ce sage réservera ses foudres et ses anathèmes pour ceux qui envahissent la vigne du Seigneur, pour ceux qui usurpent les droits de l’église en France, en Allemagne, ou en Russie; mais sans doute il transigera avec nous, qui sommes de bons catholiques; il comprendra qu’il faut s’accommoder au siècle. Quand on porte la tiare et qu’on a l’esprit bien fait, on regarde en pitié les royaumes de la terre, on laisse aux profanes les plaisirs et le goût de la propriété, on se console aisément d’avoir perdu un méchant domaine, qui n’était en définitive qu’un jardin de curé, et on se persuade sans peine que de bonnes garanties suffisent au bonheur d’un pape. »

Les Italiens ne s’étaient pas trompés : le successeur de Pie IX est un sage, il a l’humeur rassise et l’esprit politique, ce qui ne les a pas empêchés d’être cruellement déçus dans leur attente. Modéré dans ses actes comme dans son langage, toujours de sang-froid, maître de ses ressentimens et de ses émotions, les déplaisirs que lui a causés le gouvernement français n’ont pas eu raison de sa mansuétude, et on l’a vu entrer en négociations avec l’homme terrible que Pie IX avait appelé l’Attila de Berlin. Bref il s’est montré disposé à transiger sur tout, sauf sur le pouvoir temporel, à s’accorder avec tout le monde, hormis avec les Italiens. Un de leurs hommes d’état les plus clairvoyans et les plus distingués, M. Bonghi, qui a été rapporteur de la loi des garanties et ministre de l’instruction publique, écrivait dernièrement: « Léon XIII ressemble peu à son prédécesseur. Son élection n’avait point été agréable aux zelanti du sacré-collège, il n’était pas le pontife de leur cœur. On le considérait comme l’un des cardinaux les plus aptes à discerner ce qu’il était nécessaire d’accepter dans des temps nouveaux, et on s’imaginait qu’il lui en coûterait peu de conclure un accord au moins secret avec le gouvernement italien. Ces espérances ont été trompées. Léon XIII a différé de Pie IX en ceci seulement qu’à une politique ecclésiastique de colère et de passion il a substitué une politique toute de calcul, à une action inconsidérée et violente une conduite prudente, ferme et tranquille. Il en est résulté que le chancelier de l’empire germanique a pu sans trop de peine se rapprocher de Léon XIII et que Léon XIII a tenté de se raccommoder d’abord avec l’Allemagne, dans le dessein de laisser la papauté en guerre avec la seule Italie[1]. »

Le pape Léon XIII est si loin de se résigner à son sort qu’il n’a pas craint de déclarer publiquement que « sa situation était intolérable, » et cette déclaration aussi solennelle qu’imprévue a eu du retentissement dans toute l’Europe. En même temps paraissaient plusieurs brochures, émanées du Vatican, dont les auteurs, paraphrasant la parole du pontife, affirmaient que la loi des garanties n’était pas une garantie suffisante ni un dédommagement sérieux, que la question romaine, quoi qu’on en dît, était demeurée ouverte, et qu’il importait à l’Italie autant qu’au pape de la régler, toute affaire cessante. Rien ne prouve que Léon XIII ait commandé ou inspiré ces brochures, ni qu’il en ait fait revoir le manuscrit ou les épreuves, mais on s’accorde à croire qu’elles n’ont pas vu le jour sans son aveu, que ceux qui les ont écrites, bibliothécaires ou prélats, étaient certains de n’être pas désapprouvés.

Prélats et bibliothécaires, tous raisonnent à peu près de la même façon, ils considèrent la situation comme un provisoire qui ne peut durer, et de là ils concluent qu’une réconciliation entre la papauté et le jeune royaume n’est possible que si l’usurpateur se décide à rendre gorge. A la vérité, on lui fait des concessions, on ne lui réclame pas tout ce qu’il a pris, mais on en revendique au moins une partie, et on consent à lui donner quittance pour le reste. Le plus intransigeant de ces transigeans propose une organisation fédérative de l’unité italienne, sur le patron de l’empire germanique. Un autre demande qu’on rétrocède au Saint-Père la cité léonine, avec la rive droite du Tibre, jusqu’à Civita Vecchia et la mer, combinaison fort en faveur, dit-on, dans les cercles conservateurs et aristocratiques de l’Allemagne. Un troisième, plus accommodant, désire que Rome soit transformée en ville libre; un quatrième, plus conciliant encore, se tiendrait pour satisfait si elle était proclamée par le roi Humbert « la capitale morale de l’Italie, » et s’il transportait à Naples ou à Florence le siège du gouvernement. Quelle que soit la solution, c’est un déménagement qu’on lui impose; on exige qu’il renonce à fixer sa résidence au Quirinal. Quand Garibaldi arriva dans la ville éternelle pour siéger à la chambre des députés, le pape Pie IX, qui était dans un de ses jours de douce et narquoise ironie, dit en souriant à un diplomate étranger : « Qui donc osait prétendre que nous ne pourrions pas tenir deux à Rome? Nous y sommes trois. » Le pape Léon XIII estime qu’on ne peut pas tenir deux à Rome, qu’elle n’est pas assez grande pour contenir un pontife et un roi. qu’elle lui appartienne ou ne lui appartienne pas, qu’il en soit le propriétaire ou l’usufruitier, il entend y résider seul. Jusque-là il se sentira en servitude et il croira respirer un air empoisonné.

Les avocats du Vatican assurent que le sacrifice qu’ils voudraient imposer au roi Humbert n’en est pas un, qu’on ne lui demande rien qui ne soit conforme à ses vrais intérêts et à son plus grand avantage. Ils s’efforcent de lui remettre le passé en mémoire; ils lui rappellent que la ville aux sept collines fut jadis la capitale du monde et non d’une Italie unitaire, qu’Odoacre, roi des Hérules, et après lui Théodoric, roi des Goths, établirent leur résidence à Ravenne, que les Lombards la fixèrent à Pavie et qu’ils s’en trouvèrent bien. Ils s’efforcent aussi de lui persuader qu’en venant à Rome, son père n’a point obéi à son propre mouvement, qu’il éprouvait des scrupules, d’honnêtes appréhensions, qu’il s’est laissé entraîner par les ennemis communs du pape et du roi, par les sectes qui voyaient dans la conquête de Rome le sûr moyen de détruire le rocher sur lequel Dieu a bâti son église. « Les sectes, disent-ils, avaient besoin de déraciner le principe d’autorité représenté par le souverain pontife, et malheureusement l’état avait besoin de complices qui l’aidassent à réaliser sa vieille ambition de manger feuille à feuille l’artichaut de l’Italie, si bien qu’un beau jour les sectes tendirent la main à l’état pour l’aider à contenter son appétit, et l’état mangea l’artichaut en promettant de conduire les sectes à Rome[2]. » Les avocats du Vatican représentent au roi Humbert que Rome est un séjour malsain ou mortel pour une monarchie constitutionnelle et parlementaire, qu’elle n’a jamais appartenu qu’à des papes ou à des tribuns, qu’en vertu de son histoire et de ses traditions, elle est destinée à être la capitale d’une théocratie ou d’une république et qu’il se rendrait service à lui-même en la quittant à jamais. Ils ajoutent qu’au surplus, les Romains, surchargés d’impôts, le verraient partir sans trop de regret, et ils insinuent à demi-voix que si on daignait autoriser Léon XIII à interroger à son tour le suffrage universel, il prouverait qu’il s’entend, lui aussi, à jouer de ce bel instrument. Il n’est que de savoir s’y prendre, et ce qu’un plébiscite a fait, un autre plébiscite peut le défaire.

Nous ne savons quelle impression peut produire ce langage sur le roi d’Italie. Nous ne sommes pas bien sûr que le Quirinal soit l’endroit du monde qui lui plaise le plus, que s’il était libre de consulter ses goûts, telle autre ville ne lui offrît pas un séjour plus à sa convenance. Il est permis de douter que, Victor-Emmanuel soit allé à Rome de son plein gré, sans scrupules comme sans répugnances, mais enfin il y est allé et son fils y reste. On prétend, dans les couloirs ou dans les corridors du Vatican, qu’au commencement de 1867 le cabinet italien, qu’inquiétaient les projets du parti d’action et qui désirait s’affranchir de sa pesante et compromettante tutelle, fit offrir secrètement au pape Pie IX de lui laisser le patrimoine de Saint-Pierre, de déclarer Florence capitale définitive du royaume et de soumettre cet arrangement à la sanction des puissances européennes. La curie romaine déclina cette proposition, M. Rattazzi devint président du conseil, et les destinées s’accomplirent. Ce qui était exécutable en 1867 ne l’est plus en 1882; certains reculs sont impossibles. Jadis Pie IX disait mélancoliquement: « On m’avait donné plus d’une fois l’assurance qu’on ne coucherait jamais dans le lit du pape et on y couche. » Tant il est vrai que les événemens sont plus forts que la volonté des hommes. M. Bonghi nous racontait lui-même en 1871 qu’ayant obtenu une audience du cardinal Antonelli peu de mois après l’envahissement des Marches et de l’Ombrie par l’armée piémontaise, il s’était permis de saisir hardiment le taureau par les cornes, en lui disant ; « Eh bien! Éminence, comment allons-nous sortir de là? Come se n’esce? » A quoi le cardinal avait répondu : « Ce n’est pas nous qui sommes entrés, ce n’est pas à nous de chercher une sortie. » Après l’Ombrie et les Marches, on a pris Rome; on y est entré facilement, il est bien difficile d’en sortir.

A supposer que le roi Humbert voulût restituer au saint-siège les sept collines et leur banlieue, trouverait-il dans aucun parti, sur un banc quelconque de la gauche ou de la droite italienne,, un ministre qui consentît à contre-signer son projet de loi, un ministre qui se chargeât de proposer aux chambres un accord fondé sur un abandon ? Et d’ailleurs ne sait-il pas lui-même que ce n’est pas au pape qu’il ferait restitution, mais aux sectes et à la république? N’aurait-il pas sujet de craindre qu’à l’heure même où il sortirait du Quirinal, la révolution n’y entrât par une autre porte? Quand on lui a donné des arrhes, quand on a fait un pacte avec elle, quand on a reçu de sa main, moyennant un billet en forme, quelques-unes de ces balles magiques qui ne manquent jamais le but et frappent en plein cœur les aigles planant dans l’espace, on ne se dégage pas impunément de son alliance. A vrai dire, on ne cesse d’être son chef que pour devenir son prisonnier, et souvent on est à la fois l’un et l’autre.

Au fond, les auteurs des brochures vaticanes doutent de l’efficacité de leurs démonstrations; si solides ou si captieux que soient leurs argumens, si persuasive que soit leur éloquence, ils n’osent se flatter de convaincre le roi et de faire entendre raison à ses conseillers. Ce qui le prouve, c’est ce qui se passe au Vatican, où tout semble annoncer des projets de voyage. Le pape Léon XIII a fait dresser l’inventaire des trésors qu’il entend dérober à la rapacité de ses ennemis; il a déjà pris le bâton du pèlerin, il se tient prêt à partir. Où ira-t-il ? Sera-ce à Fulda, à Inspruck, à Miramar, à La Valette? Il est à présumer qu’il n’ira pas bien loin, qu’il tiendra à ne mettre que peu d’espace entre les événemens et lui. Les gens bien informés assurent qu’il a jeté son dévolu et arrêté son choix sur le plus petit royaume de l’univers, sur la principauté de Monaco. Sans doute la maison de jeu serait fermée, les croupiers prendraient le large, et l’on n’y perdrait rien. Posséder un pape est un honneur qui procure d’excellentes recettes.

On parle beaucoup à Rome de ces préparatifs de voyage, et les avis sont partagés. Les uns disent qu’il s’agit d’un projet sérieux, que si on ne part pas demain, on partira dans huit jours. Les autres assurent qu’il en est rien, qu’on fait semblant de vouloir partir pour savoir ce que le monde en dira. Nous n’admettons ni l’une ni l’autre de ces versions. Il nous paraît que le projet est sérieux, mais qu’on attend quelque cas extrême pour l’exécuter. Quiconque connaît le pape Léon XIII le sait également incapable d’un coup de tête ou d’une puérile comédie. Quand il s’est plaint que sa situation était intolérable, il voulait dire qu’elle était précaire, à la merci des accidens, et qu’il prévoit tel changement qui l’obligerait à quitter Rome, car on prévoit beaucoup au Vatican. La curie romaine considère le roi Humbert comme ne s’appartenant plus, comme étant dès cette heure le prisonnier de ce qu’elle appelle « la révolution latente, » qui demain peut-être sera la révolution triomphante. Les chambres italiennes viennent de voter une réforme électorale qui accroîtra notablement le nombre des électeurs, qui le portera de six cent mille à deux millions, et Léon XIII appréhende que cette réforme ne tourne au profit du parti radical, qu’elle rendrait tout-puissant. C’en serait fait dès lors de la politique de ménagemens et de transaction ou même de simple politesse, à laquelle succéderaient les provocations, les procédés brutaux, la guerre à outrance. Le prisonnier du Vatican est résolu à ne pas s’exposer aux insultes, aux avanies! Dans les discours que M. Bonghi prononça récemment à Naples, l’ex-ministre de l’instruction publique se montrait moins optimiste que dans son article de l’Antologia. Il disait alors : «Tout le monde voit que la ligne suivie par le gouvernement nous conduit à des crises violentes, et pour comble de malheur on ne découvre pas le remède. » C’est dans la prévision de ces crises violentes que Léon XIII se tient prêt à partir.

Si jamais il se met en route, il fera la joie des radicaux, qui croient facilement ce qu’ils désirent et qui s’imaginent que son départ donnera le signal d’un schisme et de la rupture définitive de l’Italie avec le saint-siège. Heureux aussi seront les zelanti du Vatican, ceux qu’on nomme le parti des impatiens, et dont le principe est que l’excès du mal engendre le bien! Les mystiques ne se réjouiront pas moins; les yeux attachés au ciel, ils s’attendront de jour en jour à quelque intervention miraculeuse ; ils croiront voir chaque matin l’ange exterminateur tirant son épée du fourreau pour détruire les enfans de ténèbres et leurs idoles. En revanche, cette grave résolution attristerait beaucoup de cardinaux sédentaires et casaniers, qui sentent la terre leur manquer sous les pieds dès qu’ils ne foulent plus leur cher pavé de Rome. Elle affligerait beaucoup de prélats modérés et réfléchis, qui savent que Dieu est avare de ses miracles, que d’habitude il abandonne le gouvernement de l’univers à l’action des causes secondes. Elle inquiéterait aussi les libéraux, dont la sagesse redoute les voies extrêmes et leur préfère les moyens doux. Nous pensons, pour notre part, qu’elle serait également préjudiciable soit à la papauté, soit à la monarchie italienne, et nous ne craignons pas de nous tromper en nous rangeant à l’avis d’un homme aussi éclairé, aussi perspicace que M. Bonghi.

Les Italiens sont trop fins, ils connaissent trop le pape Léon XIII pour ne pas être certains que, dans ses combinaisons politiques, il compte beaucoup plus avec les causes secondes, avec les puissances de la terre qu’avec l’épée flamboyante des anges et des archanges. Ils se seraient moins émus de le voir rouvrir la question romaine, qu’ils se flattaient d’avoir à jamais résolue par la loi des garanties, et de l’entendre déclarer intolérable une situation qu’il avait longtemps tolérée, s’ils n’avaient eu sujet de penser que la vivacité soudaine de ses protestations s’expliquait par des encouragemens reçus du dehors, qu’il n’était pas seul avec sa conscience, qu’il y avait quelqu’un derrière lui. En même temps que paraissaient les brochures vaticanes, un journal qui passe pour recevoir les confidences du chancelier de l’empire allemand affirmait dans une série d’articles à sensation que le Saint-Père avait de bonnes raisons de se plaindre, qu’un pape n’est vraiment libre qu’à la condition d’être souverain, que le pouvoir temporel est nécessaire à l’exercice du pouvoir spirituel. Il n’en fallut pas davantage pour que le bruit se répandît que M. de Bismarck venait de conclure avec le souverain-pontife un de ces marchés dont il est coutumier, qu’il lui avait arraché la promesse de le seconder dans sa politique intérieure, d’interposer ses bons offices et sa suprême autorité à l’effet de gagner à ses projets le parti du centre catholique, s’engageant en retour à faire rendre gorge aux larrons qui l’avaient dépouillé de son bien. Jadis, après la conclusion du concordat, les prélats intransigeans disaient du pape Pie VII : Per conservare la sede, ha perduto la fede. On prétendait que le pape Léon XIII avait sacrifié les intérêts de l’église universelle, la dignité de l’épiscopat; ses amis du centre et M. Windthorst pour rentrer en possession de Rome, et de semaine en semaine on attendait de Berlin une note comminatoire et impérieuse, qui à la vérité n’est jamais venue.

Que les temps sont changés ! et qu’il est vrai de dire que le caractère des hommes et les orgueilleuses volontés des grands politiques sont à la merci des vicissitudes de la fortune ! Pendant que les envahisseurs de la France s’occupaient de célébrer à Versailles la restauration de l’empire germanique, ils virent se présenter dans leur camp un ambassadeur qu’ils n’attendaient point. C’était un gentilhomme de grandes manières, fort en crédit à Berlin, un ancien nonce, devenu prince-évêque de Posen. Il s’appelait le comte Ledochowski, et il arrivait de Rome, chargé d’un message du pape Pie IX pour M. de Bismarck. Il venait lui annoncer que le père des fidèles était disposé à bénir ses victoires et ses projets si la Prusse consentait à prendre sa défense, à revendiquer les droits dont il était déchu. Il y avait alors au Vatican tout un parti qui jugeait que la France venait d’être justement châtiée, que le ciel lui faisait payer ses forfaits, ses criminelles complaisances pour la révolution, pour les enfans du démon, pour les spoliateurs de l’église, et ce parti était prêt à rendre hommage à Cyrus, pourvu que Cyrus s’employât à relever le temple et à rétablir le pontife dans sa dignité première. Mais, en ce temps, M. de Bismarck, enflé par ses succès, ne pensait pas avoir besoin du Vatican et il méprisait ses propositions. Il estimait que César se suffit à lui-même, que, quoi qu’il ordonne, il est sûr d’être obéi, et qu’il y avait de l’insolence dans les offres d’amitié qu’un prêtre étranger lui faisait. Peut-être avait-il déjà conçu son grand dessein; peut être méditait-il déjà de se faire le champion de toutes les libertés de l’esprit humain, de devenir le plus populaire des Allemands par la croisade qu’il allait prêcher contre l’obscurantisme papal, de détruire jusqu’aux derniers restes du particularisme hanovrien et bavarois en groupant toute l’Allemagne autour d’un nouveau Luther éperonné et casqué. La négociation de l’évêque posnanien est demeurée mystérieuse. M. de Bismarck daigna-t-il le recevoir? se donna-t-il la peine de discuter ses instructions, de lui prouver qu’il s’était trompé, qu’il avait mal choisi son jour et son heure ? On ne le sait. Une seule chose est certaine, c’est que cet envoyé aussi malencontreux qu’inopportun échoua dans sa mission, et qu’il en fut quitte pour dire une messe à laquelle aucun prêtre français ne consentit à assister.

Plus tard, quand la lutte eut éclaté et que le pape Pie IX, revenu de ses vaines illusions, se permit de dénoncer l’Attila, le Nabuchodonosor de Berlin aux vengeances du ciel, M. de Bismarck, irrité de l’audace de ce vieillard qui le regardait en face et bravait son courroux, fut tenté de se plaindre qu’en faisant la loi des garanties les Italiens l’avaient rendu trop puissant et trop libre, qu’ils avaient bien songé à détrôner le souverain, mais non à tenir en bride le tribun, qu’en définitive ils l’avaient trop garanti, et peu s’en fallut qu’il n’envoyât une note au Quirinal pour le rendre responsable des anathèmes du Vatican. Il se ravisa et il eut raison. Aujourd’hui, il a fait des expériences qui l’ont instruit. Il s’est convaincu que César ne peut rien sur les consciences, il a abandonné sa chimérique entreprise. Son soin le plus cher est de rétablir en Allemagne la paix religieuse compromise par sa faute; il cherche à s’entendre avec le Vatican, dont il ne méprise plus l’amitié, et les journaux qui reçoivent ses confidences reprochent à la loi des garanties de ne pas garantir assez celui que naguère il déclarait trop libre et trop puissant. Ce n’est pas nous qui le blâmerons de cette volte-face imprévue. Un homme d’esprit n’a-t-il pas dit qu’il n’y a que Dieu et les imbéciles qui ne changent pas?

Sur un point, M. de Bismarck ne s’est pas démenti. Ennemi ou ami de l’église, il a pu regretter dans tous les temps l’abolition du pouvoir temporel. Un pape qui a des liaisons et des attaches ici-bas est plus maniable, plus accommodant, plus mesuré dans ses paroles, plus soucieux des convenances et des conséquences qu’un pape détaché de tout, qui n’a rien à perdre, ayant tout perdu. L’un a des intérêts de propriétaire à soigner; il doit compter avec les hommes, surtout avec les souverains; et s’il lui arrive de s’égarer dans le ciel, il suffit d’une frégate apparaissant dans les eaux de Civita-Vecchia pour le ramener brusquement sur la terre. L’autre est un pur esprit, dont le prestige s’accroît par son dépouillement; il ne donne point de prise, il échappe à toute contrainte, on ne peut agir sur lui que par des argumens, et les argumens ne touchent guère un infaillible. Dans le temps de ses grandeurs, on demandait à l’impératrice Eugénie pourquoi elle était si désireuse de conserver son patrimoine au Saint-Père; elle répondit : « C’est moins pour son bien que pour le nôtre. »

Il ne peut venir à l’esprit de personne que M. de Bismarck ait conçu sérieusement la pensée de faire la guerre à l’Italie pour rétablir le pouvoir temporel. Personne n’admettra non plus qu’il ait fait une semblable promesse à Léon XIII, et s’il l’avait faite, elle eût trouvé peu de créance. Ce qui paraît certain, c’est qu’il s’en est tenu à de vagues ouvertures; il a témoigné ses sympathies, ses obligeantes sollicitudes, assuré que, le cas échéant, on pourrait recourir à ses conseils et se fier à sa bienveillance. Les sceptiques qui prétendent que les préparatifs de départ qui se font au Vatican sont une pure comédie accusent M. de Bismarck d’en jouer une autre en assurant le Saint-Père de l’intérêt qu’il lui porte. Son intention, disent-ils, est de le prendre à l’amorce, de l’amuser par dévalues paroles, à la seule fin de lui extorquer des conditions plus douces que celles qu’il obtiendrait en négociant directement avec M. Windthorst, et s’il fait miroiter à ses yeux l’espoir d’un dédommagement sur le Tibre, c’est pour l’engager à s’en remettre à son pouvoir discrétionnaire du soin de régler la question des lois de mai. Assurément, ce grand tentateur, en traitant avec le saint-siège, a surtout en vue son avantage particulier, les intérêts de sa politique intérieure, et il serait charmé que le vicaire du Christ intimât aux catholiques l’ordre de voter le monopole du tabac ; mais il est permis de penser qu’il obéit encore à d’autres considérations, sinon plus généreuses, du moins plus générales.

L’Italie joue sur son échiquier un rôle de première importance ; c’est une pièce maîtresse dont il peut avoir à se servir quelque jour, et il ne faut pas s’étonner qu’il s’intéresse à son sort. Aucun prélat romain, aucun porporato du Vatican ne s’afflige aussi sincèrement que lui de voir la maison de Savoie aux prises avec « la révolution latente » et en danger de devenir sa proie. Il lui paraît que son divorce avec la papauté est pour elle une cause de faiblesse et de sujétion aux partis avancés; il a bien su reconnaître que ceux qui attentent à l’autorité du souverain pontife sont disposés à faire bon marché de l’autorité du roi, et il en conclut qu’il importe de protéger l’une en la réconciliant avec l’autre. On se souvient du discours qu’il prononçait au Reichstag, il y a quelques semaines, et de l’avertissement inattendu qu’il s’est permis d’envoyer de Berlin au nouveau roi d’Italie. Il lui remontrait que le libéralisme conduit fatalement au radicalisme, que les ministères de gauche mènent à la république. Aussi n’a-t-il pas été fâché de donner des inquiétudes et des dégoûts, de causer des déconvenues aux libéraux qui gouvernent aujourd’hui la péninsule. En vain ont-ils essayé de lier partie avec lui, leurs ouvertures ont été froidement reçues. M. de Bismarck fait acception des personnes; si libre de préjugés qu’il soit sur les questions de principes, il ne traite pas avec tout le monde. Son rêve est de voir l’axe politique se déplacer et le cabinet que dirige M. Depretis remplacé par un ministère de droite, qui serait l’instrument docile de ses desseins et donnerait en même temps une assiette plus solide à la royauté par un rapprochement avec le saint-siège. Il ne cherche pas à brouiller les cartes en s’ingérant dans les affaires du jeune royaume. Si le ciel lui vient en aide, il y prendra des mesures conservatoires pour l’église et pour la monarchie, et son intérêt nous répond de sa bonne foi. Un tel rôle ne peut que chatouiller son orgueil et accroître son irrésistible ascendant. « Qu’ils sont beaux sur la montagne, est-il écrit dans l’évangile, les pieds de celui qui apporte la paix! » Depuis la guerre d’Orient, où, pour la première fois, il remplit les fonctions d’un honnête courtier, M. de Bismarck a modifié sa politique, qui semblait vouloir se renfermer dans le soin exclusif et jaloux des intérêts allemands. Il a déclaré autrefois qu’aucune cause étrangère ne valait le sacrifice « des os d’un fusilier poméranien, » et il est toujours de cet avis. Mais quand il n’en coûte ni une vie d’homme, ni un os de fusilier, ni la moitié d’un mark, c’est tout profit que d’arranger les affaires des autres. A Constantinople, comme à Vienne et à Rome, le chancelier se plaît à donner partout des conseils, à se faire appointeur de débats et de procès; il attire, il évoque à lui les arbitrages, il accommode les parties en litige. Cet homme redoutable et d’humeur altière, accoutumé aux voies courtes, s’exerce aux ouvrages de longue patience; ce violent, qui, à ses débuts, ne croyait qu’au fer et au feu, a désormais la persuasion sur les lèvres, et il est en train de devenir le grand juge de paix de l’Europe. En ce qui concerne l’Italie, s’il parvenait d’établir un modus vivendi tolérable et raisonnable entre le roi et le pape, il se serait fait deux obligés, et en prononçant sur une cause qui nous semblait, il y a quelques années encore, re-sortir à notre tribunal, il aurait travaillé une fois de plus à l’isolement de la France.

En conclurons-nous que nous devons chercher notre point d’appui dans les radicaux italiens? Ils nous ont montré naguère, ils nous montrent tous les jours quel cas ils font de notre alliance et le souci qu’ils ont de notre amitié. Il y a entre eux et nous une différence qui est toute à leur avantage : tel radical français est plus radical que Français, tout radical italien sera toujours plus Italien que radical. Nous avons trop à faire chez nous pour nous occuper beaucoup du bonheur des autres; nous serons juges de paix quand nous en aurons le loisir. En attendant, notre intérêt est de ne rompre avec personne, de ménager tout le monde, de vivre en d’aussi bons termes qu’il nous est possible avec le saint-siège comme avec le Quirinal. Plus nous serons modérés, plus nous serons forts. Que le ciel nous tienne en garde contre l’humeur brouillonne de certains sectaires, dont les entreprises compromettraient également notre paix intérieure et notre influence au dehors ! C’est par la considération que nous arriverons à recouvrer l’influence, et la considération nous sera rendue libéralement le jour où il sera prouvé que la France sait encore faire de la politique, que dans les conseils de son gouvernement, l’intelligence de ses vrais intérêts prévaut sur les passions et les préjugés de parti, l’esprit de conduite sur l’esprit de secte.


G. VALBERT.

  1. Leone XIII e il Governo italiano. Livraison du 1er janvier de la Nuova Antologia.
  2. Roma capitale d’Italia, articoli estratti dall’ Osservatore romano, p. 45.