Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 75-90).
VIII
LES ÉTRANGERS

Permettez-moi d’évoquer au début de ce chapitre quelques souvenirs de l’âge d’or.

Il n’y a pas plus d’un siècle ou deux, quand les vieilles aristocraties, les vieilles royautés et les vieilles superstitions se croyaient éternelles ; quand les papes faisaient innocemment la fortune de leurs neveux et le bonheur de leurs maîtresses ; quand la naïveté des nations catholiques redorait tous les ans l’idole romaine ; quand l’Europe était peuplée de quatre ou cinq cent mille personnes de condition, faites pour s’entendre et s’égayer ensemble, sans nul souci du petit monde, Rome était le paradis des étrangers ; les étrangers étaient la providence de Rome.

Un gentilhomme français se mettait en tête de visiter l’Italie, pour baiser la mule du pape et quelques autres curiosités locales. Il se ménageait, une ou deux années de loisir, glissait trois lettres de recommandation dans une poche, 50 000 écus dans une autre, et montait en chaise de poste.

En ce temps-là, il fallait un mois ou deux pour arriver jusqu’à Rome ; on n’y venait donc point passer huit jours. Le fouet des postillons annonçait à la grande ville la visite d’un hôte distingué. Les domestiques de place accouraient au bruit. L’un d’eux s’emparait du nouveau venu, en se mettant à son service. Il lui fournissait en quelques jours palais, mobilier, laquais, chevaux et carrosses. L’étranger se débottait tout à l’aise, et faisait porter ses lettres de recommandation. La bonne compagnie lui ouvrait les bras aussitôt qu’elle avait vérifié ses titres. « Vous êtes des nôtres, » lui disait-on. Dès ce jour, il se trouvait partout chez lui. Il était de tous les écots, il dansait, soupait, jouait, et faisait sa cour aux dames. Vous pensez qu’il ne manquait pas de festoyer à son tour ceux qui l’avaient si bien reçu. Il ouvrait sa maison à la bonne compagnie, et ces brillants hivers de Rome en tiraient un nouvel éclat.

Nul étranger ne résistait à la tentation de rapporter quelques souvenirs d’une ville si féconde en merveilles. L’un s’abattait sur les peintures, l’autre sur les marbres antiques, celui-ci sur les médailles, et celui-là sur les livres. Le commerce de Rome s’en trouvait bien.

L’été chassait les étrangers comme les habitants, mais ils ne s’en allaient pas loin. Naples, Florence ou Venise les hébergeaient agréablement jusqu’au retour de la belle saison d’hiver. Et ils trouvaient d’excellentes raisons pour retourner à Rome, car c’est la seule ville du monde où l’on n’a jamais tout vu. Quelques-uns oubliaient si bien leur patrie que la vieillesse et la mort les surprenaient entre la place du Peuple et le palais de Venise. Ceux qui s’exilaient pour le pays natal ne le faisaient qu’à corps défendant, lorsque leurs poches étaient vides. Rome leur disait un tendre adieu et gardait pieusement leur souvenir et leur argent.

La Révolution de 93 troubla un ordre de choses si agréable, mais ce fut comme un orage entre deux beaux jours d’été. Ni l’aristocratie romaine, ni le groupe fidèle de ses hôtes ne prit au sérieux ce renversement brutal de tous les plaisirs délicats. L’exil du pape, l’occupation française et tant d’autres accidents, furent supportés avec une résignation noble, et oubliés avec un empressement de bon goût. 1815 passa l’éponge sur quelques années d’histoire malpropre. Toutes les inscriptions qui rappelaient la gloire ou les bienfaits de la France furent grattées consciencieusement. On parla même de supprimer l’éclairage des rues, non-seulement parce qu’il jetait un jour fâcheux sur certaines choses nocturnes, mais surtout parce qu’il datait de Miollis et de M. de Tournon. Aujourd’hui même, en 1859, la fleur de lis désigne au public les propriétés françaises. Une table de marbre, placée dans l’église Saint-Louis des Français, promet une indulgence honnête à ceux qui prieront pour le roi de France. Le couvent français de la Trinité des Monts, ce digne couvent qui nous a vendu et repris le tableau de Daniel de Volterre, possède les portraits de tous les rois de France, depuis Pharamond jusqu’à Charles X. Vous y verrez Louis XVII entre Louis XVI et Louis XVIII ; mais dans cette galerie historique, il n’est pas plus question de Napoléon ou de Louis-Philippe que de Nana-Sahib ou de Marat.

Une ville si respectueuse du passé, si fidèle au culte des bons souvenirs, est l’asile naturel de tous les rois tombés de leur trône. C’est à Rome qu’ils viennent bassiner leur contusions et panser les blessures de leur orgueil. Ils y vivent doucement, au milieu des serviteurs qui leur sont restés fidèles. Une petite cour, assemblée dans leur antichambre, les couronne à huis clos, les appelle Majestés au saut du lit, et les encense dans leur cabinet de toilette. Les nobles romains et les étrangers de distinction vivent avec eux dans une intimité inégale, s’humiliant pour qu’on les relève, et semant beaucoup de vénération pour récolter un peu de familiarité. Le pape et les cardinaux leur prodiguent, pour le principe, des égards qu’ils leur refuseraient peut-être sur le trône. En résumé, le roi le plus meurtri, le plus contus, le plus froissé par des sujets ingrats n’a qu’à se réfugier à Rome : avec un peu d’imagination et beaucoup d’écus, il se persuadera qu’il règne sur des peuples absents.

Les bouleversements qui ont clos le XVIIIe siècle et inauguré le XIXe, ont envoyé ici des colonies entières de têtes couronnées. Les modifications survenues dans la société européenne y ont amené quelques hôtes beaucoup moins illustres, et qui n’appartenaient pas même à la noblesse de leur pays. Il est certain que la fortune, l’éducation, le talent, ont conquis depuis cinquante ans des droits qui étaient réservés à la naissance. Rome a vu venir en chaise de poste des étrangers qui n’étaient pas nés. C’était de grands artistes, des écrivains éminents, des diplomates sortis du peuple, des commerçants élevés au rang des capitalistes, ou plus modestement encore, des hommes du monde qui sont partout à leur place, parce qu’ils savent vivre. La bonne compagnie les a reçus, non plus de prime-saut, mais après un examen approfondi. Elle leur a fait subir certaines épreuves ; les a fouillés prudemment pour s’assurer qu’ils n’apportaient pas de doctrines dangereuses. Elle se dit : « Si nous ne pouvons plus être une famille, soyons une franc-maçonnerie. »

Je vous ai averti que les princes romains étaient sinon sans orgueil, au moins sans morgue. Cette observation s’applique même aux princes de l’Église. Ils accueillent avec bienveillance un étranger de condition modeste, pourvu qu’il parle et pense comme eux sur deux ou trois questions capitales, qu’il vénère profondément certaines vieilleries et qu’il maudisse de tout son cœur certaines nouveautés. Montrez-leur patte blanche, ou vous n’entrerez point.

Ils sont intraitables sur ce chapitre. Ils résistent au rang, à la fortune et même aux nécessités les plus imposantes de la politique. Si la France envoyait chez eux un ambassadeur qui n’eût point patte blanche, l’ambassadeur de France resterait à la porte des salons aristocratiques. Si M. Horace Vernet était nommé directeur de l’Académie, ni son nom, ni son titre ne lui rouvriraient certaines maisons où il était reçu en ami avant 1830. Et pourquoi ? Parce que M. Horace Vernet s’est frotté les mains en public après la révolution de Juillet.

Ne croyez pas cependant qu’on soit tenu de pratiquer la religion lorsqu’on pratique les cardinaux, ni qu’il faille aller à la messe pour se faire inviter au bal. Mais il est d’obligation stricte et absolue de trouver que tout est bien à Rome, de considérer la papauté comme une arche, les cardinaux comme des saints, les abus comme des principes, et d’approuver la marche du gouvernement, même lorsqu’il ne marche pas. Il est de bon goût de louer les vertus du petit peuple, sa foi naïve et son indifférence en matière politique, et de mépriser la classe moyenne qui fera la prochaine révolution.

J’ai causé souvent avec quelques-uns des étrangers qui habitent Rome et qui sont du monde. Un des plus distingués et des plus aimables me répétait souvent et sur tous les tons une instruction que j’ai retenue, quoique je n’en aie pas profité.

« Mon cher ami, me disait-il, je ne connais que deux façons d’écrire sur Rome ; c’est à vous de choisir. Si vous déclamez contre le gouvernement des prêtres, contre les abus, contre les vices, contre les injustices, contre les coups de couteau, contre les terres incultes, contre le mauvais air, contre la malpropreté des rues, contre les scandales, les hypocrisies, les rapines, la loterie, le Ghetto et tout ce qui s’ensuit, vous aurez l’honneur assez mince d’ajouter un mille et unième pamphlet à ceux qu’on a publiés depuis Luther. Tout a été dit contre les papes ; un homme qui se pique d’originalité ne doit pas faire sa partie dans le chœur des réformistes braillards. Songez en outre que le gouvernement de ce pays, quoique très-bon et très-paternel, ne pardonne jamais. Le voulût-il, il n’en aurait pas le droit : il est tenu de défendre son principe, qui est sacré. Ne vous fermez pas les portes de Rome. Vous serez si heureux d’y revenir, et nous de vous y recevoir ! Si vous voulez soutenir une thèse neuve et originale, et acquérir une gloire qui n’ira pas sans quelque profit, osez déclarer hardiment que tout est bien, même ce qu’on est convenu de trouver mal. Louez sans restriction un ordre de choses qui s’est maintenu solidement depuis dix-huit siècles. Prouvez que tout se tient ici, et que le réseau des institutions pontificales est enchaîné par une logique puissante. Résistez en homme de cœur à ces velléités de réforme qui vous pousseront peut-être à demander tel ou tel changement. Songez qu’on ne touche pas impunément aux vieilles constitutions, et qu’une pierre déplacée peut faire crouler tout l’édifice. Hélas ! mon pauvre enfant ! vous ne savez pas si tel abus qui vous offusque n’est pas nécessaire à l’existence même de Rome. Le bien et le mal unis ensemble font un ciment plus durable que les matériaux choisis dont on fabrique les utopies modernes. Moi qui vous parle, je suis ici depuis bien des années, et je m’y trouve vraiment tout à fait bien. Où m’en irais-je, si Rome était sens dessus dessous ? où mettrions-nous les rois détrônés ? où logerait-on les magnificences du culte catholique ? On vous dira que certaines gens se plaignent de l’administration : qu’importe ? ils ne sont pas de notre monde. Vous ne les rencontrerez jamais dans la bonne compagnie où vous irez. Si l’on écoutait les réclamations de la classe moyenne, on bouleverserait tout. Êtes-vous curieux de voir des manufactures autour de Saint-Pierre et des champs de navets à la fontaine Égérie ? Ces bourgeois indigènes se persuadent que le pays est à eux, parce qu’ils y sont nés ; leur prétention est trop ridicule ! Apprenez-leur que Rome est la propriété commune des honnêtes gens, des gens de goût et des artistes. C’est un musée confié à la garde du saint-père, un musée de vieux monuments, de vieux tableaux et de vieilles institutions. Laissez changer le reste du monde, mais bâtissez-moi la muraille de la Chine autour des États du pape, et que les chemins de fer n’en approchent jamais ! Conservons au moins pour la postérité un bel échantillon du pouvoir absolu, de l’art antique et de la théocratie catholique ! »

Ainsi s’expriment les étrangers de la vieille roche, les bons étrangers, les vrais, les fidèles, ceux qui, à force de voir les cérémonies de Saint-Pierre et la fête des oignons à Saint-Jean de Latran, se sont fait un langage romain, une manière de voir semi-cardinale et une sorte de foi pour aller dans le monde. Je ne partage pas toutes leurs opinions, et leurs conseils ne m’ont pas été bien utiles, mais je m’intéresse à eux, je les aime et je les plains bien sincèrement. Qui sait à quels événements ils assisteront avant de mourir ? Qui peut prévoir les spectacles que l’avenir leur réserve et les dérangements que la révolution italienne apportera dans leurs habitudes ? Déjà les locomotives qui vont à Frascati leur écorchent les oreilles. Bientôt la voix aiguë de la vapeur, qui semble siffler avec impertinence la respectable comédie du passé, retentira jour et nuit entre Rome et Civita-Vecchia. Les bateaux à vapeur, autres engins de désordre, apportent jusqu’à deux fois par semaine une invasion de la pire espèce. Ces voyageurs à la douzaine qui encombrent les rues et les places ressemblent aux bons étrangers comme les barbares d’Attila ressemblaient au digne Espagnol qui vint à Rome exprès pour voir Tite-Live.

C’est un ramassis de gens de toute condition, car depuis que les voyages ne coûtent plus rien, le premier venu est assez riche pour se payer la vue de Rome. Avocats sans cause, médecins sans malades, employés à mille écus par an, cuistres de séminaire, gens de bureau, de fabrique et de boutique tombent ici comme la grêle, pour la vanité de dire qu’ils y sont venus. La semaine sainte en amène tous les ans un flot épouvantable. Ce menu peuple, qui voyage avec un sac de nuit sous le bras, loge à l’hôtel. On a bâti des hôtels tout exprès pour le remiser. Il n’y avait pas d’hôtels dans la ville, quand le plus mince étranger louait une maison. Le type des caravansérails modernes, c’est la Minerve. On y couche à trois francs la nuit ; on y mange dans un réfectoire, entre les coudes de deux voisins. Il faut s’être assis une fois à cette table d’hôte pour juger la plèbe voyageuse qui inonde la ville aux approches de Pâques.

« Moi, dit l’un, j’ai fait ce matin deux musées, trois galeries, quatre monuments.

— Moi, dit l’autre, je m’en suis tenu aux églises. J’en ai abattu dix-sept avant le déjeuner.

— Diantre ! vous n’y allez pas de main morte !

— C’est que je réserve un jour pour les environs.

— Les environs ? Je les brûle. S’il me reste une journée, ça sera pour acheter des chapelets.

— Vous n’avez pas oublié la villa Borghèse ?

— Non ; c’est de la ville, quoique hors des murs.

— Combien vous a-t-on pris ?

— J’ai donné dix sous au gardien du musée.

— Moi vingt ; j’ai été volé.

— Oh ! pour voleurs, ils le sont tous.

— C’est égal, Rome vaut le prix. »

Ombres des voyageurs du bon temps, ombres lettrées, subtiles et charmantes, que pensez-vous de ces discours ? Vous pensez que vos laquais connaissaient mieux Rome et en parlaient plus pertinemment.

Un peu plus loin, un Anglais de la Cité raconte qu’il a visité les deux grandes curiosités de la ville : le Colisée et le cardinal Antonelli. Il déclare que le Colisée est un beau monument, et le cardinal un homme de beaucoup d’esprit.

Puis, c’est une douairière de province, adonnée aux pratiques de la plus haute dévotion. Elle a vu toutes les cérémonies de Pâques ; elle s’est approchée tout près du pape ; elle trouve qu’il bénit d’une façon sublime. La bonne dame a mis son voyage à profit pour se procurer des reliques. Elle emporte un petit os de sainte Perpétue et une parcelle de la vraie croix. Mais ce n’est pas tout, il lui faut le rameau du pape, le véritable rameau que le saint-père a tenu dans sa main. C’est chez elle une idée fixe, une question de salut ; elle ne doute pas que ce morceau de bois ne lui ouvre les portes du paradis. Elle a fait sa demande à un curé, qui la transmettra à un monsignor, qui la fera parvenir à un cardinal. À force d’insistance et de naïveté, elle finira par toucher quelqu’un, elle aura son rameau, et elle espère bien que toutes les dévotes de sa paroisse en crèveront de dépit.

Dans ces fournées de voyageurs pour rire, il se trouve toujours quelques ecclésiastiques. En voici un de notre pays ; vous l’avez rencontré en France ; ne vous semble-t-il pas un peu changé ? À l’ombre de son clocher, au milieu de ses ouailles, sur son terrain, chez lui, c’était l’homme le plus doux, le plus modeste et le plus timide. Il saluait bien bas M. le maire et les autorités les plus microscopiques. À Rome, son chapeau paraît cloué sur sa tête ; on dirait même, Dieu me pardonne ! qu’il penche légèrement sur l’oreille. Comme sa soutane est gaillardement troussée ! Comme il se dandine en marchant dans la rue ! N’a-t-il pas le poing sur la hanche ? Peu s’en faut. C’est qu’il est dans un royaume gouverné par les prêtres. Il respire un air imprégné de gloire cléricale et d’omnipotence théocratique. Paf ! c’est une bouteille de vin de Champagne qui le salue du bouchon. Lorsqu’il l’aura vidée jusqu’au fond, il commencera à dire entre ses dents que le clergé français n’a pas ce qu’il mérite et que nous tardons bien à restituer les immeubles que la Révolution lui a volés.

J’ai entendu soutenir cette thèse sur le bateau qui me ramenait en France. Les principaux passagers étaient le prince Souworf, gouverneur de la province de Riga et l’un des hommes les plus distingués qu’on puisse rencontrer en Europe, M. de La Rochefoucauld, attaché à l’ambassade de France, M. de Angelis, marchand de campagne fort instruit et vraiment distingué, M. Oudry, ingénieur du chemin de Civita-Vecchia, et un ecclésiastique français d’un âge et d’une corpulence respectables. Ce révérend, qui ne haïssait pas la dispute et qui venait d’un pays où les prêtres ont toujours raison, m’entreprît après dîner sur les mérites du gouvernement pontifical. Je répondis comme je pus, en homme qui n’a pas l’habitude de la parole. Poussé dans mes derniers retranchements et sommé d’articuler un fait qui ne fût pas à la louange du pape, je choisis au hasard une anecdote toute récente, que personne n’ignorait à Rome et que l’Europe ne pouvait tarder à savoir. Mon honorable interlocuteur me salua du plus beau, du plus formel, du plus éclatant démenti. Il m’accusa de calomnier impudemment une administration innocente, de propager des mensonges forgés à plaisir par les ennemis de la religion. Sa parole tombait de si haut que j’en fus terrassé, écrasé, confondu et que je me demandai un instant si je n’avais pas menti.

L’histoire que j’avais racontée était celle du jeune Mortara.

Mais je reviens à Rome et à nos voyageurs de pacotille. Ceux que nous avons rencontrés tout à l’heure sont déjà partis, mais nous en trouverons d’autres. Ils se poussent comme les vagues de la mer, et ils se ressemblent tous, comme un flot à un autre flot. Les voici qui font leurs provisions de souvenirs chez les marchands du Cours et de la Via Condotti. Ils s’abattent sur les chapelets à bon marché, sur les mosaïques grossières, sur les bijoux d’or faux, et généralement sur toutes les marchandises dont on a beaucoup pour cinq francs. Ils ne se soucient pas de rapporter quelque chose de beau, mais ils veulent des denrées qu’on ne trouve qu’à Rome, pour prouver à la postérité qu’ils y sont venus. Et ils marchandent comme à la halle ; et cependant lorsqu’ils rentrent à la Minerve avec leur butin, ils s’étonnent que tant d’argent dépensé ne fasse pas un plus gros paquet.

S’ils ne rapportaient chez eux que des chapelets, je n’y verrais pas grand mal ; mais ils rapportent aussi des opinions. Ne leur parlez point des abus qui fourmillent dans le royaume du pape : ils répondraient en se rengorgeant qu’ils sont allés à Rome et qu’ils n’en ont pas vu. Comme la surface des choses est correcte, au moins dans les beaux quartiers de la ville, ces honnêtes voyageurs se persuadent aisément que tout est bien. Ils ont vu le pape et les cardinaux dans leur gloire et leur innocence, à la chapelle Sixtine : or, ce n’est pas le jour de Pâques et sous les yeux du public que le cardinal Antonelli vaque à ses plaisirs ou à ses affaires. Lorsque Mgr B*** déshonora une jeune fille qui en est morte, et jeta le fiancé aux galères, il ne choisit pas la Sixtine pour théâtre de ses exploits.

Ne plaignez pas la nation italienne devant les pèlerins de la semaine sainte. Ils ont vu la campagne inculte depuis Civita-Vecchia jusqu’à Rome, et ils ont compris que le peuple était paresseux. Ils ont rencontré beaucoup de mendiants dans les rues, et ils ont deviné que le peuple était mendiant. Le domestique de place leur a dit quelques mots à l’oreille, et ils se sont persuadé que tous les Italiens offraient leurs filles et leurs femmes à tous les étrangers. Vous les étonneriez beaucoup en leur disant que le pape a trois millions de sujets qui ne ressemblent en rien à la canaille romaine.

Il suit de là que le passant, le voyageur superficiel, le communiant de la semaine sainte, le pensionnaire de la Minerve est un ennemi tout trouvé pour la nation, un défenseur naturel du gouvernement.

Quant à l’étranger qui reste, si c’est un oisif attiré par le climat et le plaisir, indifférent au sort des nations, étranger aux chicanes de la politique, il se convertira tout seul, entre une contredanse et une tasse de chocolat, aux idées de l’aristocratie romaine.

Si c’est un homme d’étude ou d’action, envoyé pour un certain but, chargé d’approfondir certains mystères ou d’appuyer certains principes, on entreprendra sa conversion. J’ai vu des officiers très-hardis, très-ouverts, très-gaillards et nullement suspects de jésuitisme se laisser entraîner doucement par une influence invisible dans les petits sentiers de la réaction, et jurer comme des païens contre les ennemis du pape. Nos généraux, moins faciles à prendre, se laissent prendre quelquefois. Le gouvernement les cajole sans les aimer.

On n’épargne rien pour leur persuader que tout est pour le mieux. Les princes romains, qui se croient supérieurs à tous les hommes, traitent avec eux sur un pied d’égalité parfaite ; les cardinaux les caressent. Ces hommes qui s’habillent d’une robe ont des séductions merveilleuses et des patelinages irrésistibles. Le saint-père s’entretient tantôt avec l’un, tantôt avec l’autre ; il leur dit : « Mon cher général ! » Il faudrait qu’un militaire fût bien ingrat, bien mal-appris, bien dénué de respect pour l’âge et la faiblesse, bien déchu de la vieille chevalerie française, pour ne pas se faire tuer aux portes du Vatican où on le berne si bien.

Nos ambassadeurs, autres bons étrangers, sont en butte aux flatteries personnelles de la société romaine. Pauvre comte de Rayneval ! On l’avait tant choyé, tant cajolé, tant trompé, qu’il a fini par écrire sa note du 14 mai 1856 !

Son successeur, M. le duc de Gramont, est non-seulement un gentilhomme accompli, mais un esprit très fin et très-cultivé, avec une pointe de scepticisme. C’est à Turin que l’Empereur est allé le prendre pour renvoyer à Rome ; on pouvait donc espérer que le gouvernement pontifical lui paraîtrait détestable, absolument d’abord, et de plus par comparaison. J’ai eu l’honneur de causer quelquefois avec ce jeune et brillant diplomate, peu de temps après son arrivée, et quand le peuple romain attendait beaucoup de lui. Je l’ai trouvé contraire aux idées de M. de Rayneval et fort peu disposé à contre-signer la note du 14 mai. Cependant il commençait à juger l’administration des cardinaux et les griefs de la nation avec une impartialité plus que diplomatique. Si j’osais traduire son opinion en gros langage, je dirais qu’il mettait les gouvernants et les gouvernés dans le même sac, tant la douceur des cajoleries ecclésiastiques est puissante sur les esprits les mieux doués !