Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 11-16).
II
NÉCESSITÉ DU TEMPOREL

« Pour le pontificat, il n’y a d’indépendance que la souveraineté même. C’est là un intérêt de premier ordre, qui doit faire taire les intérêts particuliers des nations, comme dans un État l’intérêt public fait taire les intérêts individuels. »

Ce n’est pas moi qui l’ai dit ; c’est M. Thiers, dans son rapport du mois d’octobre 1849, à l’Assemblée législative. Je ne doute pas que ce Père de l’Église temporelle n’ait exprimé les vœux de 139 millions de catholiques. C’est la catholicité tout entière qui disait à 3 124 668 Italiens, par l’organe de l’honorable rapporteur : « Dévouez-vous comme un seul homme. Notre chef religieux ne sera vénérable, auguste et indépendant, que s’il règne despotiquement sur vous. Si, par malheur, il ne portait plus une couronne d’or, si vous lui contestiez le privilège de faire des lois et de les violer ; si vous perdiez l’habitude de lui apporter votre argent qu’il dépense pour notre édification et notre gloire, tous les souverains de l’univers le regarderaient comme un petit garçon. Faites donc taire votre intérêt particulier ; c’est un bavard. »

Je me flatte d’être catholique aussi fervent que M. Thiers lui-même, et si j’avais la hardiesse de le réfuter, je le ferais au nom de notre foi commune.

Je vous accorde, lui dirais-je, que le pape doit être indépendant mais ne pourrait-il l’être à moins de frais ? Faut-il absolument que 3 124 668 hommes sacrifient leur liberté, leur sécurité et tous leurs biens les plus précieux, pour lui assurer cette indépendance dont nous sommes si heureux et si fiers ? Les apôtres étaient indépendants à meilleur marché, car ils ne faisaient le malheur de personne. Le plus indépendant des hommes n’est-il pas celui qui n’a rien à perdre ? Il va droit son chemin et ne ménage pas les puissances, par la raison bien simple que le conquérant le plus malintentionné ne pourrait rien lui prendre.

Les plus vastes conquêtes du catholicisme se sont faites dans un temps où le pape ne régnait point. Depuis qu’il est roi, le terrain conquis à l’Église se mesure par centimètres.

Les premiers papes, qui n’étaient pas rois, n’avaient pas de budget. Donc, ils n’avaient pas de déficit à combler tous les ans. Donc ils n’étaient pas forcés d’emprunter les millions de M. de Rothschild. Donc ils étaient plus indépendants que les papes couronnés.

Du jour où le spirituel et le temporel ont été enchaînés par le flanc comme deux pouvoirs siamois, le plus auguste des deux a perdu nécessairement de son indépendance. Tous les jours, ou peu s’en faut, le souverain pontife est mis en demeure d’opter entre les intérêts généraux de l’Église et les intérêts particuliers de sa couronne. Croyez-vous qu’il soit assez dégagé des choses de ce monde pour sacrifier héroïquement la terre, qui est proche, au ciel qui est loin ? Il ne serait pas homme. D’ailleurs, l’histoire est là. Je ne veux point rappeler les mauvais papes, qui auraient vendu le dogme de la Sainte-Trinité pour quatre lieues de pays : c’est un argument de tactique déloyale, et nous sommes trop délicats pour faire servir les mauvais papes à la confusion des médiocres. Mais, si le pape a légalisé le parjure de François Ier, après le traité de Madrid, était-ce pour faire respecter la moralité du saint-siège, ou pour rallumer une guerre utile à sa couronne ?

S’il a organisé le trafic des indulgences et jeté dans l’hérésie une moitié de l’Europe, était-ce pour multiplier le nombre des catholiques ou pour doter une demoiselle ?

S’il a fait alliance avec les protestants de Suède pendant la guerre de Trente ans, était-ce pour montrer le désintéressement de l’Église, ou pour abaisser la maison d’Autriche ?

S’il a excommunié Venise, en 1606, était-ce pour attacher plus solidement la République à l’Église, ou pour servir les rancunes de l’Espagne contre les premiers alliés d’Henri IV ?

S’il a révoqué l’institution des Jésuites, était-ce pour renforcer l’armée de l’Église, ou pour complaire à la France qui le dominait ?

S’il a rompu ses relations avec les provinces espagnoles de l’Amérique, le jour où elles ont proclamé leur indépendance, était-ce dans l’intérêt de l’Église ou dans l’intérêt de l’Espagne ?

S’il a suspendu l’excommunication sur la tête des Romains qui portaient leur argent aux loteries étrangères, était-ce pour attacher leurs cœurs à l’Église, ou pour ramener leurs écus au trésor ?

M. Thiers sait tout cela mieux que moi, mais n’a-t-il pas songé qu’en coiffant du même bonnet le souverain spirituel de l’Église et le souverain temporel d’un petit pays, on condamnait l’un à servir l’ambition ou les nécessités de l’autre ? Nous voulons que le chef de la religion soit indépendant, et nous le forçons d’obéir en esclave à un malheureux principicule d’Italie ; subordonnant ainsi l’avenir de la religion à des intérêts locaux et à des questions de clocher !

La confusion de deux pouvoirs qui gagneraient à être séparés compromet non seulement l’indépendance, mais aussi la dignité du pape. La triste obligation de gouverner les hommes le condamne à mettre ses mains dans des choses qu’il ne devrait pas toucher. N’est-il pas déplorable que les huissiers exproprient au nom du pape ? que les juges condamnent un assassin au nom du chef de l’Église ? que le bourreau coupe des têtes au nom du vicaire de Jésus-Christ ? N’y a-t-il pas je ne sais quoi de scandaleux dans l’association de ces deux mots : Loterie pontificale ? Et que pensent les 139 millions de catholiques lorsqu’ils entendent leur souverain spirituel, par l’organe du prélat ministre des finances, s’applaudir que le vice est en progrès et que la loterie a bien donné ?

Les sujets du pape ne se scandalisent pas de ces contradictions, car ils y sont accoutumés. Elles frappent un étranger, un catholique, une simple unité prise au hasard dans les 139 millions ; elles lui inspirent un besoin irrésistible de défendre l’indépendance et la dignité de l’Église. Mais les habitants de Bologne ou de Viterbe, de Terracine ou d’Ancône sont plus occupés des intérêts nationaux que des intérêts religieux, soit parce qu’ils manquent du dévouement recommandé par M. Thiers, soit parce que le gouvernement des prêtres leur a fait prendre le ciel en horreur. Catholiques médiocres et citoyens excellents, ils réclament de tous côtés l’affranchissement de leur patrie. Les Bolonais prétendent qu’ils ne sont pas nécessaires à l’indépendance du pape, et qu’elle se passerait fort bien de Bologne, comme elle se passe d’Avignon. Chaque ville en dit autant, et si on les écoutait toutes, le saint-père, affranchi des tracas de l’administration, pourrait se consacrer sans partage aux intérêts de l’Église et aux embellissements de Rome. Les Romains eux-mêmes, pourvu qu’ils ne soient ni princes, ni prêtres, ni domestiques, ni mendiants, assurent qu’ils se sont dévoués depuis assez longtemps, et que M. Thiers pourrait bien en dévouer d’autres.

Gardons-nous de les croire sur parole. Mon parti est bien pris, et je ne m’intéresserai à leur sort qu’après avoir vu.