Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 192-208).


XVIII
POURQUOI LE PAPE N’AURA JAMAIS DE SOLDATS

J’ai fait une visite à un prélat romain, bien connu pour son dévouement aux intérêts de l’Église, au pouvoir temporel des papes, et à l’auguste personne du saint-père.

Lorsqu’on m’introduisit dans son oratoire, il relisait les épreuves d’un fort volume intitulé : Administration des corps de troupes. Il jeta la plume en homme découragé, et me montra les deux épigraphes suivantes, qu’il avait écrites de sa main sur la première page du livre :


« Tout État indépendant est tenu de se suffire à lui-même et d’assurer sa sécurité intérieure par ses propres forces. »
Comte de Rayneval, note du 14 mai 1856.
« Les troupes du pape seront toujours les troupes du pape. Qu’est-ce que des guerriers qui n’ont de leur vie guerroyé ? »
de Brosses.

Il me laissa méditer ces sentences peu rassurantes, puis il me dit : « Vous n’êtes pas à Rome depuis longtemps, et vos impressions doivent être justes, parce qu’elles sont fraîches. Que vous semble de nos Romains ? Pensez-vous que les descendants de Marius soient une race sans, cœur, incapable d’affronter le danger ? S’il était vrai que la nation n’eût rien gardé de son patrimoine, pas même le courage physique, tous nos efforts pour créer dans Rome une force nationale seraient condamnés à l’avance. Les papes resteraient éternellement désarmés en face de leurs ennemis. Ils n’auraient plus qu’à se retrancher derrière le courage intéressé d’une garnison suisse, ou la protection respectueuse d’une grande puissance catholique. Où serait l’indépendance ? où serait la souveraineté ?

— Monseigneur, lui répondis-je, je connais déjà trop les Romains pour les juger sur les calomnies de leurs ennemis. Je vois tous les jours avec quelle intempérance de courage ce peuple violent et sanguin donne et reçoit la mort. Je sais quelle estime Napoléon Ier professait pour les régiments qu’il a levés ici. Enfin nous pouvons dire entre nous qu’il y avait beaucoup de sujets pontificaux dans l’armée révolutionnaire qui a osé défendre Rome contre les Français. Je suis donc persuadé que le saint-père n’a pas besoin de sortir de chez lui pour lever des hommes, et qu’une éducation de quelques années suffirait pour transformer ces hommes en soldats. Ce qui me paraît beaucoup moins évident, c’est l’absolue nécessité d’une armée romaine. Le pape veut-il s’agrandir par la guerre ? Non. A-t-il à craindre qu’un ennemi envahisse ses États ! Pas davantage. Il est mieux protégé par la vénération de l’Europe que par une ceinture de forteresses. Si quelque différend s’élevait par impossible entre le saint-siège et une monarchie italienne, le pape a de quoi résister victorieusement et sans coup férir, car il compte plus de soldats en Piémont, en Toscane et dans les Deux-Siciles que les Napolitains, les Toscans et les Piémontais n’en sauraient envoyer contre lui. Voilà pour le dehors, et la position est si nette, que votre ministère de la guerre s’intitule modestement et chrétiennement ministère des armes. Pour le dedans, une bonne gendarmerie vous suffit.

— Eh ! mon cher enfant, s’écria le prélat, nous ne demandons pas autre chose. Un peuple qui n’est pas destiné à faire la guerre ne doit pas avoir d’armée, mais il doit mettre sur pied les forces nécessaires au maintien de la paix publique. C’est une armée de police et de sécurité intérieure que nous nous appliquons à créer depuis 1849. Avons-nous réussi ? Nous suffisons-nous à nous-mêmes ? Sommes-nous en état d’assurer notre tranquillité par nos propres forces ? Non ! non ! non !

— Pardonnez-moi, monseigneur, si je vous trouve un peu sévère. Depuis trois mois que j’erre en observateur dans les rues de Rome, j’ai eu le temps de voir l’armée pontificale. Vos soldats ont bonne tournure, leur tenue n’est pas mauvaise ; ils ont l’air martial, et autant que j’en puis juger, ils manœuvrent assez correctement. Il serait bien malaisé de reconnaître en eux l’ancien soldat du pape, ce personnage fabuleux destiné escorter les processions et à tirer le canon au feu d’artifice ; ce rentier en uniforme, qui montait la garde avec un parapluie, lorsque le temps menaçait un peu. L’armée du saint-père ferait bonne figure dans tous les pays du monde ; et il y a tel de vos soldats que je prendrais pour un des nôtres, à ne le point regarder de trop près.

— Oui, l’apparence est bonne et je m’en contenterais, si l’on pouvait tenir les factions en bride avec de simples apparences. Mais je sais bien des choses inquiétantes, quoique je ne sache pas tout. Je sais que le recrutement des soldats et même des officiers est difficile ; que les jeunes gens de bonne famille dédaignent de commander dans l’armée, et que les garçons de charrue dédaignent d’y servir ; je sais que plus d’une mère aimerait mieux voir son fils au bagne qu’au régiment. Je sais que nos soldats, ramassés pour la plupart dans la lie du peuple, n’ont ni confiance dans leurs camarades, ni respect pour leurs officiers, ni vénération pour le drapeau. C’est en vain qu’on chercherait en eux le dévouement au pays, la fidélité au souverain, et toutes ces belles vertus guerrières qui font qu’un homme meurt à son poste. Les lois du devoir et de l’honneur sont lettre morte pour le plus grand nombre ; je sais que les propriétés particulières ne sont pas toujours respectées par le gendarme. Je sais que les factions comptent au moins autant que nous sur l’appui de l’armée. À quoi nous sert d’avoir 14 000 ou 15 000 hommes sur pied et de dépenser 10 millions tous les ans, si après tant d’efforts et de sacrifices la protection des étrangers nous est plus nécessaire que le premier jour ?

— Monseigneur, répondis-je, vous mettez les choses au pis, et vous jugez un peu la situation comme le prophète Jérémie. Le saint-père a plusieurs officiers excellents dans les armes spéciales et dans les troupes de ligne ; vous avez aussi quelques bons soldats, dans le nombre. Nos officiers, qui sont des hommes compétents, rendent justice à l’intelligence et à la bonne volonté des vôtres. Si quelque chose m’étonne, c’est que l’armée pontificale ait fait les progrès qu’elle a faits, dans les conditions déplorables où elle était placée. Nous pouvons en parler librement puisque tout est remis en question, et que le chef de l’État s’occupe de la réorganiser de fond en comble. Vous vous plaignez que les fils de famille n’accourent pas à l’École des Cadets dans l’espoir de gagner l’épaulette ? Mais l’épaulette n’est pas honorée chez vous ; l’officier n’a pas sa place marquée dans l’État : il est dit qu’un diacre a le pas sur un sous-diacre, mais la loi et l’usage de Rome n’admettent pas qu’un simple tonsuré soit au-dessous d’un colonel. Quelle position faites-vous à vos généraux ? Quel est leur rang dans la hiérarchie ?

— Mais nous n’avons pas de généraux dans l’armée. Nous n’en avons qu’à la tête des ordres religieux. Que dirait le général des Jésuites s’il voyait un soldat s’affubler grotesquement d’un titre si honorable ?

— Vous m’y faites songer.

— Pour donner des chefs à nos soldats, sans toutefois créer des personnages, nous avons pris trois colonels, étrangers tous les trois, et nous leur permettons de remplir les fonctions de général. Ils en ont même le déguisement, mais jamais ils n’auront l’audace d’en prendre le nom.

— C’est parfait. Eh bien ! chez nous, un gamin de dix-huit ans ne s’engagerait pas dans l’armée, si on lui disait : « Tu deviendras colonel, mais tu ne seras jamais général. » Ou même : « Tu deviendras général, mais tu ne seras jamais maréchal de France. » Pourquoi se jetterait-on dans une carrière qui est une impasse ?

« Vous regrettez que tous vos officiers ne soient pas des savants ; j’admire qu’ils soient arrivés à savoir quelque chose. Ils entrent à l’école sans concours, sans examen, quelquefois sans orthographe et sans arithmétique. La première inspection de nos généraux, découvre de futurs lieutenants qui ne savent pas faire une division ; un cours de langue française sans maître et sans élèves, un cours d’histoire où après sept mois d’enseignement le professeur est encore à discourir théologiquement sur la création du monde ! Il faut que l’émulation soit bien forte pour que ces jeunes gens se rendent capables de soutenir une conversation avec des officiers français. Vous vous étonnez qu’ils laissent un peu de relâchement s’introduire dans la discipline ; mais la discipline est la chose qu’on leur a le moins enseignée. Sous le pape Grégoire XVI, un officier barra le chemin à la voiture d’un cardinal : c’était la consigne. Le cocher passa outre, et l’officier fut mis au fort Saint-Ange pour avoir fait son devoir. Il ne faut pas deux exemples comme celui-là pour démoraliser une armée : un seul suffit. Mais le roi de Naples, lui-même, en remontrerait aux papes sur ce chapitre. Il a mis à l’ordre du jour un simple factionnaire qui avait écharpé le cocher d’un évêque !

« Vous vous scandalisez qu’un certain nombre d’administrateurs militaires écornent le morceau de pain du soldat ; mais on ne leur a jamais dit que s’ils faisaient mal ils seraient renvoyés.

— Le plan des réformes s’élabore activement, et vous verrez du nouveau en 1859.

— Tant mieux, monseigneur, et je me fais garant qu’un remaniement sage, mesuré, lentement progressif, comme tout ce qui se fait à Rome, produira en quelques années des résultats admirables. Ce n’est pas du jour au lendemain qu’on peut changer la face des choses ; mais le cultivateur se décourage-t-il de planter des arbres, parce qu’ils ne portent fruit qu’au bout de cinq ans ? Le moral du soldat est mauvais, comme vous le disiez tout à l’heure : j’entends répéter tous les jours et partout qu’un honnête paysan croirait se déshonorer en portant l’uniforme. Vous ne serez plus réduit à chercher vos recrues dans la lie de la société, quand vous leur ferez entrevoir un avenir. Le soldat prendra quelque sentiment de sa dignité, lorsqu’on n’affichera plus pour lui un dédain qui l’écrase. Ces malheureux sont traités de haut en bas par tout le monde, même par les domestiques de petite maison ; ils respirent une atmosphère de mépris qu’on peut appeler la mal’aria de l’honneur. Relevez-les, monseigneur, ils ne demandent pas mieux.

— Avez-vous donc le moyen de nous faire une armée aussi fière et aussi fidèle que l’armée française ? C’est un secret que le cardinal achèterait bien cher !

— Je vous l’offre pour rien, monseigneur. La France a toujours été le pays, le plus militaire de l’Europe ; mais, au siècle dernier, le soldat français ne valait pas beaucoup mieux que le vôtre. Les officiers ont peu changé, à cela près que le roi les choisissait dans la noblesse, et qu’aujourd’hui ils s’ennoblissent eux-mêmes par le travail et le courage. Mais le soldat proprement dit ! Il était chez nous, il y a cent ans, ce qu’il est encore ici : l’écume du peuple. Racolé dans les cabarets, entre une pile d’écus et un verre d’eau-de-vie, il se faisait plus redouter des paysans que des ennemis. Le mépris des populations, la bassesse de son état, l’impossibilité de monter en grade, pesaient lourdement sur ses épaules, et il se vengeait de tout sur la cave et la basse-cour. Il tenait son rang parmi les fléaux qui désolaient la France monarchique. Écoutez La Fontaine :

La faim, les créanciers, les soldats, la corvée,
Lui font d’un malheureux la peinture achevée.

« Vous voyez que vos soldats de 1858 ressemblent quelque peu à nos soudards de la monarchie. Si toutefois vous trouvez qu’absolument parlant, ils ne sont pas encore parfaits, essayez de la recette française. Soumettez tous les citoyens à la conscription, pour que les régiments ne soient plus composés du rebut de la nation ; créez…

— Chut ! interrompit le prélat.

— Monseigneur… ?

— Mon enfant, je vous arrête court parce que vous allez vous égarer hors du vrai et du possible. Primo, nous n’avons pas ici des citoyens, mais des sujets. Secundo, la conscription est une mesure révolutionnaire que nous n’adopterons à aucun prix. Elle consacre un principe d’égalité, aussi contraire aux idées du gouvernement qu’aux mœurs du pays. Elle nous ferait peut-être une armée excellente, mais qui serait l’armée de la nation et non celle du pape. Écartons, s’il vous plaît, cette dangereuse utopie.

— Il y aurait peut-être de la popularité à gagner.

— Tant s’en faut ! la conscription est profondément antipathique à tous les sujets du saint-père. Les mécontentements de la Vendée et de la Bretagne ne sont rien en comparaison de ce qu’elle soulèverait ici.

— On se fait à tout, monseigneur. J’ai vu des contingents bretons et vendéens rejoindre leur corps en chantant.

— Tant mieux pour eux. Mais sachez que le seul grief de ce pays contre la domination française est la conscription, que l’Empereur avait établie chez nous.

— Ainsi, vous me refusez la conscription ?

— Absolument.

— Je ferai bien de n’y plus songer ?

— Il faut en faire votre deuil.

— Eh bien ! monseigneur, je m’en passe. Nous nous en tiendrons au système des enrôlements volontaires, à une seule condition : c’est que vous adopterez un recrutement qui assure l’avenir du soldat. Quelle prime donnez-vous à l’homme qui s’engage sous les drapeaux ?

— 12 écus ; mais dorénavant on ira jusqu’à 20.

— 20 écus sont un joli denier ; cependant je crains bien que, même à 107 francs par tête, vous n’ayez pas encore des hommes de choix. Avouez-le, monseigneur, il faut qu’un paysan soit bien dénué de ressources pour qu’une somme de 20 écus le décide à revêtir un uniforme méprisé ! Voulez-vous attirer plus de recrues autour de chaque caserne qu’il n’y eut jamais de prétendants à la porte de Pénélope ! Dotez l’armée. Offrez aux citoyens, je veux dire aux sujets de l’État pontifical, une prime sérieusement engageante ; donnez-leur une petite somme d’argent comptant pour aider leurs familles, gardez le reste pour le jour où ils sortiront du corps. Retenez-les, à l’expiration de leur congé, par des promesses honorables et fidèlement observées ; faites que chaque nouvelle année de service augmente le pécule du troupier entre les mains de l’État. Quand les Romains sauront qu’un soldat, sans appui, sans instruction, sans coup d’éclat et sans coup de fortune, par la seule fidélité de ses services, peut s’assurer, en 25 années, 500 ou 600 francs de revenu, ils se disputeront l’avantage d’entrer dans les rangs. Et je vous réponds que l’intérêt privé les attachera solidement au pouvoir, comme au dépositaire de leurs économies. Le bourgeois le plus indifférent et le plus lourd, s’il voyait brûler l’étude de son notaire, courrait sur les toits comme un chat pour éteindre le feu. En vertu du même principe, un gouvernement a d’autant plus à attendre de ses serviteurs qu’ils ont plus à espérer de lui.

— Sans doute ; je conçois votre raisonnement ; l’homme ne vit pas sans but. 120 écus de rente font un lit de repos fort agréable, au terme de la carrière militaire. À ce prix les candidats ne nous manqueraient plus. La classe moyenne elle-même solliciterait l’emploi de soldat aussi volontiers que les fonctions civiles, et nous pourrions choisir. C’est la dépense qui m’épouvante.

— Hélas ! monseigneur, vous savez que la bonne marchandise ne se vend jamais au rabais. Le gouvernement pontifical a 15 000 soldats pour dix millions. La France les payerait cinq millions de plus, mais elle en aurait pour son argent. Les hommes qui ont fait deux ou trois congés sont ceux qui coûtent le plus cher, et cependant il y a de l’économie à les garder sous les drapeaux, car chacun d’eux vaut trois conscrits. Voulez-vous, oui ou non, créer une force nationale ? Êtes-vous bien décidés ? Votre parti est-il bien pris ? Payez donc, et faites tous les sacrifices nécessaires. Si, au contraire, le gouvernement préfère l’économie à la sécurité, commencez par économiser les dix millions du budget de l’armée, et faites vendre à l’étranger ces 15 000 fusils plus dangereux qu’utiles, puisque vous ne savez pas s’ils sont pour ou contre vous. La question se résume en deux mots : sécurité qui coûte, ou économie qui tue.

— C’est une armée de prétoriens que vous demandez.

— Le nom ne fait rien à la chose ; je vous promets seulement que si vous payez bien vos soldats, ils seront bien à vous.

— Les prétoriens se tournaient souvent contre les empereurs.

— Parce que les empereurs faisaient la sottise de les payer comptant.

— Mais n’y a-t-il donc pas en ce monde un mobile plus noble que l’intérêt ? Et l’argent est-il le seul lien solide pour attacher les soldats à leur drapeau ?

— Je ne serais pas Français, monseigneur, si j’avais une pareille idée. Si je vous ai conseillé avant tout de donner plus d’argent à vos soldats, c’est que l’argent a été jusqu’ici le seul recruteur de votre armée. C’est aussi parce que l’argent est ce qui vous coûtera le moins et ce que vous m’accorderez le plus volontiers ! Maintenant que j’ai obtenu les quelques millions dont j’avais besoin pour attacher vos soldats au gouvernement pontifical, fournissez-moi le moyen de les relever à leurs propres yeux et aux yeux du peuple. Honorez-les, pour qu’ils deviennent gens d’honneur. Prouvez-leur, par la considération dont vous les entourez, qu’ils ne sont pas des valets et qu’ils ne doivent pas en avoir l’âme. Faites-leur une place dans l’État ; jetez sur leur uniforme un peu de ce prestige qui est le privilège exclusif de la robe.

— Que demandez-vous là ?

— Rien que de nécessaire. Songez, s’il vous plaît, monseigneur, que cette armée, faite pour agir à l’intérieur des États pontificaux, vous servira moins souvent par la force de ses armes que par l’autorité morale de sa présence. Et quelle autorité pourra-t-elle avoir aux yeux des sujets, si le gouvernement affecte de la mépriser ?

— Mais, supposé qu’on lui accordât tout l’argent et tous les honneurs que vous réclamez pour elle, elle resterait encore sous le coup de cette observation du président de Brosses : « Qu’est-ce que des guerriers qui n’ont de leur vie guerroyé ? »

— J’en conviens. L’estime que tous les Français accordent au soldat prend sa source dans l’idée des dangers qu’il a courus ou qu’il peut courir. Nous voyons en lui un homme qui a fait d’avance le sacrifice de sa vie, en s’engageant à verser tout son sang au premier signe de ses chefs. Si les petits enfants de notre pays saluent avec respect le drapeau, ce clocher du régiment, c’est parce qu’ils songent à tous les gens de cœur qui sont tombés autour de lui.

— Faudra-t-il donc que nous envoyions nos soldats à la guerre avant de les faire servir à la police de la paix ?

— Il est certain, monseigneur, que lorsqu’on rencontre parmi les fantassins du pape un ancien soldat de Crimée égaré par hasard dans un de vos régiments étrangers, la médaille qu’il porte sur la poitrine fait qu’on le regarde d’un autre œil que ses camarades. Quel est le corps de votre armée que le peuple a traité avec respect ? Les carabiniers pontificaux, parce qu’on les avait choisis dans l’origine parmi les anciens soldats de Napoléon.

— Mon ami, vous ne répondez pas à ma question. Exigez-vous que nous déclarions la guerre à l’Europe pour exercer nos gendarmes à mettre la paix chez nous ?

— Monseigneur, le gouvernement du saint-père est trop sage pour courir les aventures. Nous ne sommes plus au temps de Jules II qui portait la cuirasse et le hausse-col, et sautait lui-même à la brèche. Mais pourquoi le chef de l’Église ne ferait-il pas comme Pie V, qui envoya ses matelots avec les Espagnols et les Vénitiens à la bataille de Lépante ? Pourquoi ne détacheriez-vous pas un ou deux régiments romains en Algérie ? La France leur donnerait peut-être une place dans ses armées ; ils serviraient avec nous la cause sainte de la civilisation. Lorsque ces soldats reviendraient, après cinq ou six campagnes, reprendre modestement un service d’ordre public, soyez sûr que tout le monde leur obéirait poliment. Les valets grossiers ne leur diraient plus ce mot que j’ai entendu hier à la porte du théâtre : « Faites votre métier de soldat, et laissez-moi faire le serviteur ! Ceux qui les humilient aujourd’hui seraient fiers de leur témoigner du respect, car les nations sont enclines à s’admirer elles-mêmes dans la personne de leurs armées.

— Combien de temps ?

— Toujours. La gloire acquise est un capital qui ne s’épuise jamais. Toujours aussi les régiments conserveraient l’esprit d’honneur et de discipline qu’ils auraient rapporté de la guerre. Vous ne savez pas, monseigneur, ce que c’est qu’une idée incarnée dans un régiment. Il y a tout un monde de souvenirs, de traditions et de vertus qui circulent, invisibles et présentes dans cette réunion d’hommes. C’est le patrimoine spirituel du corps ; les vétérans ne l’emportent pas avec leur congé, les conscrits en héritent dès leur arrivée. On change le colonel, les officiers et tous les soldats l’un après l’autre, et l’on s’aperçoit qu’on a toujours le même régiment, parce que le même esprit voltige toujours dans les plis du même drapeau. Faites quatre bons régiments d’hommes choisis, payés, honorés et passés au feu : ils dureront aussi longtemps que Rome, et Mazzini lui-même ne prévaudra point contre leur courage.

— Ainsi soit-il ! Et que le ciel vous entende !

— La besogne est à moitié faite, monseigneur, si vous m’avez entendu. Nous ne sommes pas loin du Vatican, où siège le véritable ministre des armes.

— Il va me faire une nouvelle objection.

— Et laquelle ?

— Il me dira que si nous envoyons nos régiments faire leur apprentissage en Afrique, ils nous rapporteront des idées françaises.

— C’est un accident impossible à prévenir : mais il est facile de s’en consoler. Que les idées françaises vous soient rapportées par vos soldats ou apportées par les nôtres, le résultat sera le même. D’ailleurs cette denrée échappe si bien à la douane que tous les chemins de fer vous en approvisionneront bientôt abondamment. Et après tout, où sera le mal ? Tous les hommes qui nous ont étudiés sans parti pris savent que les idées françaises sont les idées d’ordre et de liberté, de conservation et de progrès, de travail et de probité, de culture et d’industrie. Le pays où les idées françaises abondent le plus, c’est la France, et, monseigneur, la France se porte bien. »