Michel Lévy Frères (coll. Hetzel) (p. 155-166).
XV
TOLÉRANCE

Si les crimes contre Dieu sont ceux que l’Église pardonne le moins, tout homme qui n’est pas catholique, même de nom, doit être aux yeux du pape un coquin et demi.

Ces criminels sont nombreux : le géographe Balbi en compte environ 600 millions sur toute la surface du globe. Le pape continue à les damner tous, conformément à la tradition de l’Église, mais il ne lève plus d’armées pour leur faire la guerre ici-bas.

Il y a mieux, on voit tous les jours le chef de l’Église traiter amicalement les ennemis de sa religion. Il accepte les libéralités d’un prince musulman ; il accueille en bon père une impératrice schismatique ; il s’entretient familièrement avec une reine qui a renié le catholicisme pour épouser un protestant ; il traite avec distinction les grands seigneurs de la Jérusalem nouvelle ; il envoie son majordome au-devant d’un jeune prince hérétique, voyageant incognito. Je ne sais pas si Grégoire VII approuverait cette tolérance ; je ne sais pas non plus comment elle est jugée dans le ciel par les instigateurs des croisades ou par les conseillers de la Saint-Barthélémy : quant à moi, je la loue et je l’admire sans restriction, si elle a son principe dans le progrès des lumières et l’adoucissement des mœurs. Je ne l’estimerais pas autant s’il fallait l’attribuer aux calculs de la politique et aux spéculations de l’intérêt.

Mais comment pénétrer la pensée secrète du souverain pontife ? Par quels chemins arriverons-nous assez avant dans son cœur pour dégager le vrai mobile de sa tolérance ? La douceur intéressée et la douceur naturelle se ressemblent par les effets et ne diffèrent que par les causes. Lorsque les papes et les cardinaux prodiguent à M. de Rothschild les assurances de leur plus haute considération, faut-il conclure de là qu’à leurs yeux comme aux nôtres un israélite vaut bien un catholique ? Ou croirons-nous qu’ils déguisent leurs sentiments parce que M. de Rothschild a des millions ?

Ce problème délicat n’est pas difficile à résoudre. Cherchons à Rome un juif qui n’ait pas de millions, et demandons-lui comment les papes le traitent et le considèrent. Si le gouvernement ne fait point de différence entre ce citoyen et un catholique, je dirai que les papes sont devenus tolérants. Si le juif pauvre est encore placé par l’administration entre le chien et l’homme, les politesses qu’on fait à M. de Rothschild ne seront plus qu’un calcul d’intérêt et un sacrifice de dignité.

Maintenant, écoutez et jugez. Il y a eu des juifs en Italie avant qu’il y eût des chrétiens au monde. Le polythéisme romain qui tolérait tout, excepté les coups de pied de Polyeucte dans la statue de Jupiter, fit une place au Dieu d’Israël. Les chrétiens vinrent ensuite et furent tolérés jusqu’au jour où ils conspirèrent contre les lois. On les confondait souvent avec les juifs, parce qu’ils venaient du même coin de l’Orient. Le christianisme grandit par de saintes conspirations, enrôla les esclaves, brava les maîtres et devint maître à son tour. Je ne lui reproche pas d’avoir égorgé les païens ; il usait de représailles. Mais en bonne justice il a tué trop de juifs.

Non pas à Rome : les papes conservaient un échantillon de la race maudite pour l’amener devant Dieu au jugement dernier. L’Écriture avait promis aux juifs qu’ils vivraient misérables jusqu’à la consommation des siècles : l’Église se chargea de les conserver vivants et misérables. Elle leur fit des enclos, comme nous en avons au Jardin-des-Plantes pour les animaux curieux. On les parqua d’abord à la vallée Égérie, puis au Transtévère et finalement au Ghetto. On les laissait circuler dans la ville pour montrer aux chrétiens combien l’homme est sale et dégradé lorsqu’il n’est pas chrétien ; mais la nuit venue, on les mettait sous clef. Leur enclos se fermait à l’heure où les fidèles vont se damner au théâtre.

Dans certaines solennités, le conseil municipal de Rome offrait au peuple une course de juifs : on les remplaça par des chevaux quand la philosophie moderne eut adouci les mœurs catholiques. Tous les ans, le Sénateur de la ville leur donnait officiellement un coup de pied au derrière : c’était un grand honneur pour eux ; ils le payaient 4 000 francs. À chaque avénement, ils devaient se ranger sous l’arc de Titus pour offrir une Bible au pape, qui leur répondait par une grossièreté. Ils payaient 450 écus de rente perpétuelle aux héritiers d’un renégat qui les avait injuriés. Ils payaient aussi le traitement d’un prédicateur chargé de les convertir tous les samedis, et lorsqu’ils n’allaient pas l’écouter, ils payaient l’amende. Mais ils ne payaient pas de contributions proprement dites, puisqu’ils n’étaient pas citoyens du pays. La loi les considérait comme des voyageurs à l’auberge. Leur permis de séjour était provisoire, et depuis plusieurs siècles il fallait le renouveler tous les ans. Non-seulement ils étaient privés de tous droits politiques, mais les plus élémentaires des droits civils leur étaient interdits. Ils ne pouvaient ni posséder, ni fabriquer, ni cultiver : ils vivaient de ravaudage et de brocantage. Ce qui m’étonne un peu, c’est qu’ils n’en soient pas morts. La misère, la malpropreté, l’infection de leurs tanières avaient appauvri leur sang, pâli leur visage et dégradé leur physionomie. Quelques-uns d’entre eux ne présentaient plus figure humaine. On aurait pu les prendre pour des animaux, si l’on n’avait pas su qu’ils étaient intelligents, propres aux affaires, résignés, faciles à vivre, excellents dans le cœur, dévoués à leurs familles et irréprochables dans leur conduite.

Je n’ai pas besoin d’ajouter que la canaille romaine, élevé des moines catholiques, les méprisait les bafouait et les dépouillait. La loi défendait aux chrétiens de lier conversation avec eux, mais c’était pain bénit de leur voler quelque chose.

Il n’était pas permis de les égorger, mais les tribunaux faisaient une différence entre l’assassin qui tue un homme et celui qui abat un juif. Lisez plutôt cette plaidoirie :

« Messieurs, d’où vient que la loi punit sévèrement les meurtriers, et va quelquefois jusqu’à les frapper de mort ? C’est qu’en assassinant un chrétien, on tue à la fois un corps et une âme. On envoie devant le souverain juge un être mal préparé, qui ne s’est point accusé de ses fautes, qui n’a point reçu l’absolution et qui tombe droit en enfer, ou du moins en purgatoire. Voilà pourquoi le meurtre, j’entends le meurtre d’un chrétien, ne saurait être trop puni. Mais nous, qu’avons-nous tué ? Rien, messieurs, qu’un misérable juif, damné à l’avance. Lui eût-on laissé cent ans pour se convertir, vous connaissez l’obstination de sa race, il aurait crevé sans confession comme une brute. Nous avons, j’en conviens, avancé de quelques années l’échéance de la justice céleste ; nous avons hâté pour lui une éternité de peines qui ne pouvait lui manquer tôt ou tard. Mais soyez indulgents pour une erreur vénielle, et réservez votre sévérité pour ceux qui attentent à la vie et au salut d’un chrétien. »

Ce discours serait absurde à Paris, il était logique à Rome. Le coupable en fut quitte pour quelques mois de prison.

Vous me demanderez pourquoi les juifs ne fuyaient pas à cent lieues de cette vallée de boue ? Hélas ! c’est qu’ils y étaient nés. La modicité des impôts et des loyers les retenait aussi. Ajoutez la charité dédaigneuse des papes, qui leur jetait quelques os à ronger en temps de famine ou d’inondation. D’ailleurs les voyages coûtent cher, et il n’y a point de passe-ports pour tout le monde.

Mais si, par quelque miracle d’industrie, un de ces malheureux amassait un peu d’argent, son premier soin était de dérober sa famille et lui-même à l’avanie du Ghetto. Il réalisait sa petite fortune et courait chercher, en pays moins catholique, la liberté et la considération. C’est pourquoi le Ghetto se trouva aussi pauvre à l’avénement de Pie IX qu’aux plus mauvais jours du moyen âge.

L’histoire s’est hâtée d’écrire en lettres d’or tous les bienfaits du pape régnant, et surtout l’affranchissement des juifs.

Pie IX a démoli les portes du Ghetto. Il a permis aux juifs de circuler nuit et jour dans la ville, et d’habiter partout. Il les a dispensés du coup de pied municipal, et des 4 000 francs qu’il coûtait. Il a fermé la petite église où ces pauvres gens étaient catéchisés malgré eux et à leurs frais, tous les samedis. Il semble donc que son avénement ait été pour les juifs une ère de délivrance.

L’Europe, qui voit les choses de loin, doit supposer que, sous un règne si tolérant, tous les Israélites sont venus se fixer dans les États de l’Église, pour jouir des bontés de Pie IX. Mais voyez comme la statistique est une science paradoxale ! Elle nous apprend qu’en 1842, sous Grégoire XVI, en pleine captivité de Babylone, il y avait 12 700 juifs dans le petit royaume pontifical. Et en 1853, après tant de bienfaits et tant de réformes, malgré tant de justice et tant de tolérance, la population israélite s’est trouvée réduite à 9 237 âmes ; 3 463 juifs, formant plus d’un quart de la population, s’étaient dérobés à l’action paternelle du saint-père ! Il faut que cette race soit bien ingrate, ou que nous ne sachions pas tout.

J’ai cherché à tout savoir, du temps que j’étais à Rome. J’ai fait questionner secrètement deux notables du Ghetto. Lorsqu’ils ont su à quelle intention je me mêlais de leurs affaires, les pauvres gens ont poussé de grands cris. « Au nom du ciel, m’ont-ils fait répondre, ne nous plaignez pas ! Gardez-vous d’imprimer que nous sommes malheureux ; que le pape regrette activement ses bienfaits de 1847 ; que le Ghetto est fermé par des portes invisibles, mais infranchissables ; et que notre condition est pire que jamais ! Tout ce que vous diriez en notre faveur retomberait sur notre tête, et le bien que vous nous voulez nous ferait trop de mal ! »

Voilà tous les renseignements que j’ai pu obtenir de ces persécutés. C’est peu ; c’est pourtant quelque chose. J’ai vu que leur Ghetto, où quelque puissance occulte les tient enfermés comme autrefois, était le quartier le plus horrible et le plus négligé de la ville, et j’en ai conclu que la municipalité ne faisait rien pour eux. J’ai su que ni le pape, ni les cardinaux, ni les évêques, ni les moindres prélats ne pouvaient mettre le pied sur ce terrain maudit sans contracter une souillure morale ; l’usage de Rome le défend. Et j’ai songé à ces parias de l’Inde qu’un brahme ne pourrait toucher du doigt sans perdre sa caste. J’ai appris que les emplois les plus modestes dans la plus modeste administration étaient inaccessibles aux juifs, ni plus ni moins qu’aux animaux. Un enfant d’Israël, sollicitant un emploi d’expéditionnaire, serait plus ridicule là-bas que la girafe du Jardin-des-Plantes demandant une sous-préfecture. Je me suis assuré qu’aucun d’eux n’était propriétaire et ne pouvait le devenir, et j’ai reconnu à cette marque que Pie IX ne les regardait pas encore tout à fait comme des hommes. Si quelqu’un d’entre eux cultive le champ d’autrui, c’est par contrebande, et caché derrière un prête-nom : comme si la sueur d’un juif devait déshonorer la terre ! Les travaux de fabrique leur sont interdits comme autrefois : ils pourraient faire tort à l’industrie nationale, eux qui ne sont pas de la nation. Enfin, je les ai vus eux-mêmes, sur le seuil de leurs misérables boutiques, et je vous jure qu’ils ne ressemblent pas à un peuple réhabilité. Le sceau de la réprobation pontificale n’est pas effacé de leurs fronts. S’ils étaient affranchis depuis douze ans, comme le prétend l’histoire, leur figure en montrerait quelque chose.

Je veux bien que Pie IX ait eu un mouvement généreux au début de son règne, mais nous sommes dans un pays où le bien coûte des efforts énormes, tandis que le mal se fait tout seul. Figurez-vous un chariot montant une côte escarpée : il faut quatre bœufs pour le tirer en avant, et il recule de lui-même.

Si je vous racontais tout ce que M. de Rothschild a fait pour ses coreligionnaires de Rome, vous en seriez émerveillés. Non-seulement il les nourrit de son argent, mais il ne conclut pas une affaire avec le pape sans introduire un ou deux articles secrets en leur faveur. Et le chariot recule toujours.

L’occupation française devrait être un bienfait pour les juifs. Ce n’est pas le bon vouloir qui manque à nos officiers ; mais la mauvaise volonté des prêtres est plus forte que tout. Permettez-moi de vous conter une anecdote toute fraîche où vous verrez le combat de ces deux influences.

Un Israélite de Rome s’était fait cultivateur en dépit de la loi : un chrétien l’abritait de son nom pour sauver les apparences ; mais tous les voisins savaient que la récolte était le bien d’un juif : c’était à qui la volerait sur pied. Imaginez une ivresse de pillage, un délire de maraude. Le pauvre fermier, qui se voyait ruiné avant l’août, demanda très-humblement qu’on lui permît d’assermenter un garde pour la défense de son bien. L’autorité lui répondit que sous aucun prétexte on ne ferait jurer un chrétien pour le service d’un juif. Ainsi éconduit, il conta sa peine à quelques officiers français, implorant l’assistance du général en chef. M. de Goyon, homme de cœur s’il en fut, se chargea de l’affaire et la porta lui-même au cardinal : « Monsieur le comte, lui répondit-on, vous demandez une chose impossible ; mais, comme le gouvernement du saint-père n’a rien à vous refuser, nous la ferons. Non-seulement votre juif aura un garde assermenté, mais nous le lui choisirons de notre main pour l’amour de vous. »

Le général, enchanté d’avoir fait une bonne action, remercie chaudement et s’en va. Trois mois se passent et le garde ne paraît point. Le juif, toujours pillé, réclame timidement. M. de Goyon, toujours généreux, se remet en campagne. Il presse, il insiste, il veut rapporter la permission lui-même ; bref, il l’enlève d’assaut. Qui fut heureux ? Le juif. Il versa des larmes de reconnaissance et revint montrer à sa famille le nom trois fois béni du garde qu’on lui octroyait.

C’était le nom d’un homme disparu depuis six ans, et qui n’avait jamais donné de ses nouvelles !

Et quand nos officiers rencontraient le pauvre juif, ils lui disaient : « Eh bien vous êtes content ? » Le malheureux n’osait pas répondre non : la police lui avait défendu de se plaindre !

Les juifs les plus malheureux sont les juifs de Rome. Le voisinage du Vatican leur est funeste comme aux chrétiens. Au delà des Apennins, loin du gouvernement, vous les verrez moins pauvres, moins opprimés et moins flétris. La population israélite d’Ancône est vraiment belle.

Ce n’est pas à dire que les agents du pape se convertissent à la tolérance en traversant les Apennins. Il y a deux ans, le préfet d’Ancône a rajeuni la vieille loi qui défend aux chrétiens de converser publiquement avec les juifs.

Il n’y a pas un an que l’archevêque de Bologne a confisqué le petit Mortara au profit du couvent des Néophytes.

Il n’y a pas dix ans que M. Padova fut privé de sa femme et de ses enfants par un événement aussi extraordinaire, quoiqu’il ait fait moins de bruit.

M. Padova, négociant aisé, habitait à Cento, dans la province de Ferrare. Il avait une jolie femme, deux beaux enfants, et un commis catholique qui séduisit madame Padova. Le mari se douta de quelque chose et chassa l’employé infidèle. L’employé partit pour Bologne et sa maîtresse l’y rejoignit bientôt avec les enfants.

Le juif, donnant sa femme au commis et le commis à tous les diables, s’adressa à la justice pour qu’on lui rendît au moins ses enfants. La justice lui répondit que ses enfants, comme sa femme, avaient embrassé le christianisme et n’étaient plus de sa famille. Cependant il fut condamné à leur payer une pension sur laquelle ils vivent tous, sans en excepter le commis.

Quelques mois plus tard, le cardinal Oppizoni, archevêque de Bologne, célébra lui-même le mariage de madame Padova et de son amant.

Padova était donc mort ? Point du tout. Il se porte encore à merveille. Mais une femme mariée à un juif et à un chrétien ne saurait être accusée de bigamie dans un royaume où les juifs ne sont pas des hommes.