La Question religieuse en Suède et les Publicistes allemand
- I. Die Zechen der Zeit, von Christian Carl Josias Bunsen ; 2e édition, 2 vol., Leipzig 1856. — II. In Scandinavien. Nordlichter, von Eduard Boas, 1 vol., Leipzig 1845. — III. Schweden sonst und jelzt, von Ludwig Clarus, 2 vol., Mayence 1844. — IV. Schweden im Jahre 1843, von Theodor Mügge, 2 vol., Hanovre 1844. — V. Gotkaisches geschichtliches Jahrbuch 1856, von Dr Aurelio Buddeus, 1 vol., Gotha 1857.
Il y a deux ans, un des esprits les plus distingués de l’Allemagne, un homme d’état qui est en même temps un érudit et un théologien, M. le chevalier de Bunsen, publiait sous ce titre : les Signes du Temps, un manifeste en faveur de la liberté religieuse. Ce livre produisit en Allemagne et en Europe une impression qu’on n’a pas oubliée. L’auteur y attaque l’intolérance partout où elle règne. Les protestans fanatiques ne sont pas plus à l’abri de ses coups que les catholiques ultramontains. Ce qui donne une valeur particulière à cette plaidoirie, c’est qu’elle ne s’appuie pas seulement sur les argumens ordinaires de l’esprit philosophique ; M. de Bunsen est un chrétien fervent, et c’est au nom de la foi qu’il demande pour toutes les âmes le libre exercice de la vie spirituelle. Si le chef des piétistes berlinois, M. Jules Stahl, ose soutenir que l’intolérance est la loi essentielle du christianisme, M. de Bunsen s’indigne, et, renversant toute l’argumentation du sophiste, il montre en face de l’impérieux esprit de propagande propre à, certaines écoles un esprit de liberté morale qui, selon lui, est vraiment l’âme et la vie de l’Évangile. Si l’évêque de Mayence, à propos de l’anniversaire séculaire de l’introduction du christianisme dans les pays germaniques, jette l’injure à l’Allemagne des trois derniers siècles, M. de Bunsen relève le défi et proclame, au nom de la loi du Christ, la mission religieuse de sa race. D’un bout de l’Europe à l’autre, il dénonce, comme les symptômes d’une période néfaste, tous les actes de persécution ecclésiastique qui ont affligé dans ces derniers temps les âmes libérales et chrétiennes. C’est un moine de Bohême, Jean-Evangelista Borczynski, qui est jeté en prison et traité avec la dernière rigueur pour être passé de l’église romaine à l’église évangélique ; c’est un prêtre de Prague, Joachim Zazule, enfermé dans un cachot depuis plus de vingt ans et soumis au traitement des fous, parce qu’il a commis le même crime que Borczynski ; c’est le Florentin Domenico Cecchetti, c’est le Napolitain Madiaï, victimes d’une église jalouse assistée de la police. Tous ces faits et d’autres encore, signalés par M. de Bunsen avec la précision et l’impartialité d’un juge, sont pour lui l’objet d’une étude approfondie sur une des maladies morales de notre époque. Il est surtout saisi d’une amère tristesse, quand il voit cette fièvre de persécution, cette soif d’absolutisme dans le sein même de l’église qui s’enorgueillit d’avoir fondé la liberté religieuse. Les plus belles pages de M. de Bunsen sont celles où il met en pièces les prétentions de M. Stahl et de ses amis au gouvernement des consciences. Il n’y a qu’une lacune dans ce livre, c’est en vérité un étrange oubli. M. de Bunsen attaque l’intolérance en Allemagne, en France, en Espagne, dans le grand-duché de Toscane, dans le royaume de Naples ; il ne dit rien de la Suède !
Comment expliquer ce silence ? Je sais bien que, dans l’introduction de son livre, l’auteur mentionne la Suède parmi les états de l’Europe où l’esprit d’intolérance s’est réveillé ; mais quand il trace le tableau de ces tentatives illibérales en Europe, quand il attaque les abus de l’autorité ecclésiastique à Prague, à Florence et à Naples, quand il discute si vivement le sermon de l’archevêque de Mayence pour la fête de saint Boniface, quand il réfute avec tant de soin un discours prononcé par l’évêque de Strasbourg dans la cathédrale de Spire, comment se fait-il que des événemens partiels, des symptômes isolés, un discours, un sermon, lui fassent oublier un signe du temps bien autrement grave, je veux dire l’intolérance altière et opiniâtre du protestantisme suédois ?
Ce reproche, car il y a un reproche dans l’étonnement que j’éprouve, ne s’adresse pas seulement à l’illustre auteur des Signes du Temps ; tous les publicistes allemands l’ont encouru comme lui. Ils semblent avoir oublié les devoirs que l’Allemagne avait à remplir, comme foyer de culture intellectuelle, dans l’Europe du Nord. On a remarqué avec raison que depuis un demi-siècle l’esprit allemand n’avait pas été sans exercer une action profonde sur l’Angleterre et sur l’Amérique anglo-saxonne. Pourquoi donc le même esprit, qui a si bien fait son chemin à Londres et à New-York, n’a-t-il pas su pénétrer à Stockholm ? Est-ce insouciance de la part de l’Allemagne ? ou faut-il croire que la société Scandinave ait repoussé sur ce point l’influence germanique ? Il est malheureusement hors de doute que les communications intellectuelles entre l’Allemagne et la Suède, si fécondes il y a cinquante ans, ont à peu près cessé aujourd’hui. Des ressentimens politiques ont interrompu ces relations des deux pays. Les plaintes, fondées ou non, des habitans allemands du Slesvig et du Holstein contre le gouvernement danois ont excité chez tous les peuples de la confédération germanique des colères dont on se ferait difficilement une idée. Il n’y a pas de question, depuis quinze ans, qui ait ému plus vivement nos voisins ; l’Allemagne se croit outragée dans son honneur national, dans sa mission civilisatrice, et elle fait éclater par des milliers de voix des protestations passionnées. Au milieu même des émotions de 1848, en face de la démagogie et de tous les dangers de l’intérieur, cette question du Slesvig-Holstein, comme on l’appelait, produisit une sorte de fièvre dans le parlement de Francfort ; l’émeute du 18 septembre et les crimes qu’elle amena n’ont pas eu d’autre prétexte. L’agitation dure encore ; les publicistes les plus autorisés l’entretiennent par leurs écrits, et les gouvernemens eux-mêmes, entraînés par l’opinion, ont dû engager avec le cabinet de Copenhague des négociations qui, mal conduites, pourraient troubler la paix générale. On comprend que les Danois, peuple brave et fier, aient relevé énergiquement ce défi. Quand les Allemands en ont appelé aux armes, quand la Prusse, en 1848 et en 1849, a crû devoir porter secours aux insurgés du Slesvig, le Danemark a montré qu’une lutte inégale ne l’effrayait pas ; à Bau, à Duppel, à Nybel, à Istedt, à Frederikstadt, il a prouvé sa force et mérité l’estime de l’Europe. Les souvenirs de cette guerre, les prétentions envahissantes de l’esprit germanique, tous ces faits, que je n’ai pas à exposer ici[1], devaient rendre l’Allemagne de plus en plus suspecte aux pays Scandinaves. On est loin des jours où l’éclat des lettres allemandes, avec Klopstock et Lessing, Goethe et Schiller, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, transportait d’enthousiasme le Danemark et la Suède. On proclamait alors, à Copenhague et à Stockholm, la grande fraternité des peuples germaniques ; on se rappelait la souche commune, et tous les fils des Goths étaient fiers de parler des langues sœurs ; maintenant tout cela est oublié, on se souvient seulement que, sans remonter aux origines premières de la race, il y a une fraternité plus distincte, plus vivante, celle qui unit entre eux les peuples spécialement Scandinaves, danois, suédois et norvégien. Toutes les tentatives faites dans ces derniers temps pour resserrer les liens de cette parenté nationale sont une réponse aux projets d’usurpation des Slesvig-Holsteinois ; en face du germanisme, le scandinavisme s’est levé.
Ces causes politiques ne sont pas les seules qui aient nui aux rapports de l’Allemagne et de la Suède ; il faut signaler aussi des causes morales. Si l’Allemagne cherche à envahir le Danemark, si les habitans du duché de Holstein, attachés par les traités à la confédération germanique, veulent attirer à eux les Allemands du Slesvig sujets de la monarchie danoise, l’Allemagne, d’un autre côté, a trop renoncé vis-à-vis des Scandinaves aux conquêtes légitimes, aux conquêtes de l’intelligence et de la civilisation. J’ai parlé de l’insouciance de l’Allemagne dans ses rapports littéraires avec la Suède ; cette insouciance a été aussi grande et aussi fatale que son ardeur d’envahissement dans le domaine politique. On ne peut interroger l’histoire littéraire des trente dernières années sur le rôle que les lettres allemandes ont joué chez les peuples Scandinaves, sans être très frappé de cette situation. Les Allemands, qui étudient tout, étudient assurément le Danemark et la Suède : ils connaissent le mouvement de l’esprit public dans ces deux pays, ils suivent leurs travaux littéraires, ils les traduisent, ils les classent avec ordre ; mais ils ne se préoccupent pas d’exercer une action sur ces esprits qui naguère encore relevaient de leur influence. Ils sont attentifs à toutes les grandes questions où l’Europe est engagée, à toutes les crises qui la tourmentent ; celles qui s’agitent à Stockholm, à Upsal, à Christiania, semblent ne pas les toucher. Un seul exemple suffira : l’église luthérienne de Suède compromet le protestantisme aux yeux du monde, et l’Allemagne, qui aurait dû être la première à lui adresser de solennelles remontrances, l’Allemagne, pendant vingt ans, a laissé grandir ce scandale sans songer à le flétrir.
J’ai consulté les principaux écrivains qui ont essayé de faire connaître au public allemand la situation du monde Scandinave ; presque tous se taisent sur la question religieuse. Mme la comtesse Hahn-Hahn a visité la Suède, et elle a raconté son voyage dans un livre qui a fait un certain bruit. De quoi s’occupe la comtesse Hahn-Hahn ? D’elle-même d’abord, et puis du temps qu’il fait. De maussades épigrammes contre la nature et le climat de la Suède, contre le brouillard et la neige, contre la ville et la campagne, une prétentieuse ironie, un dédain superficiel des hommes et des choses, nulle étude, nulle attention sérieuse, tel est ce livre. Voici, en revanche, un écrivain spirituel et savant, M. Édouard Boas, qui publie ses souvenirs de voyage sous ce titre : En Scandinavie. M. Boas est un observateur sympathique ; ses descriptions de la nature du Nord, ses tableaux de la vie populaire et de la vie des salons, ses études sur les littérateurs et les artistes, révèlent un vif sentiment de la poésie ; mais ne lui demandez pas de renseignemens sur l’état de l’église de Suède. Est-il vrai que le clergé luthérien y exerce un despotisme absolu sur les âmes ? Est-il vrai qu’une loi impitoyable y opprime la conscience religieuse ? Comment expliquer ces contradictions inouïes chez une nation protestante ? Autant de questions qui semblent fort indifférentes à M. Boas. À part quelques mots sur le pompeux costume des prêtres et l’appareil tout catholique des cérémonies luthériennes, vous ne sauriez, en lisant ce livre, à quelle communion appartient le peuple suédois. Vers le temps où M. Boas traçait ce tableau brillant et incomplet, un écrivain catholique plein d’imagination et de science, M. Louis Clarus, parcourait aussi la Suède. M. Clarus est un savant homme ; on a de lui un Tableau de la poésie espagnole au moyen âge qui tient sa place au premier rang parmi les études consacrées de nos jours aux littératures romanes. L’inspiration constante de ses travaux, c’est le désir de glorifier le catholicisme, et surtout le catholicisme du moyen âge. Il paraît impossible qu’un tel homme parcoure la Suède sans s’occuper de ce qui concerne la religion. M. Clarus s’en occupe en effet, mais vraiment la clairvoyance du publiciste est bien loin d’égaler chez lui la science de l’érudit. Il a intitulé son livre la Suède d’autrefois et la Suède d’aujourd’hui ; s’il connaît à merveille la Suède des temps passés, il apprécie d’une façon étrange la Suède de nos jours. L’intolérance du clergé luthérien, la cruauté des lois qui défendent de changer de religion sous peine de confiscation et d’exil, ne lui inspirent ni plainte ni blâme. Il a vu l’organisation hiérarchique de l’église, le clergé investi de pouvoirs civils, les prêtres administrant les universités et les écoles, la pompe solennelle des temples, les cérémonies de la messe, les étoles de velours rouge brodé d’or ; il a retrouvé là maintes choses qu’il admire dans la société du XIIIe siècle : il ne demande rien de plus. Si une église protestante peut être chrétienne, il n’hésite pas à le proclamer, c’est celle-là. Les adversaires du catholicisme diront sans doute que M. Clarus est un ultramontain conséquent avec ses doctrines ; j’aime mieux dire simplement que c’est un fanatique amateur de ce qu’Henri Heine appelle le bric-à-brac du moyen âge. En tout cas, son livre aurait un peu embarrassé les publicistes catholiques, lorsqu’ils protestaient avec tant de raison contre l’intolérance de l’église suédoise.
Ainsi, protestans et catholiques, tous les écrivains allemands qui s’occupaient de la Suède, soit insouciance, soit erreur de jugement, oubliaient de rappeler le luthéranisme suédois à l’observation de ses principes. Je me trompe, il y a un homme qui a rempli ce rôle, c’est un écrivain très familiarisé avec le monde Scandinave, M. Théodore Mügge. M. Mügge est un conteur populaire en Allemagne ; il a publié sur la Finlande et la Norvège deux récits intéressans, Erik Randal et Afraja ; il n’a rien écrit de plus remarquable que son tableau de la Suède telle qu’il l’a vue il y a quatorze ans. Ouvrez les deux volumes intitulés la Suède en 1843 ; vous y trouverez la peinture la plus vive de l’intolérance du clergé luthérien, de sa sécheresse de cœur, de son fanatisme intéressé. Certains journaux suédois ont signalé des inexactitudes dans le livre de M. Mügge. Il est possible qu’il y ait des erreurs de détail ; quel écrivain, si scrupuleux qu’il soit, est assuré de n’en pas commettre en parlant d’un pays étranger ? Quant à l’ensemble du tableau, il est profondément vrai, et cette œuvre fait autant d’honneur à l’élévation morale de l’écrivain qu’à la sûreté de son jugement. Il y a quatorze ans que M. Mügge rédigeait ce manifeste ; l’Aftonblad et les autres journaux libéraux de Stockholm auraient pu le publier, il y a deux mois, à propos de la discussion des états sur la liberté religieuse. M. Mügge est protestant ; c’est au nom du protestantisme qu’il condamne le clergé suédois. Il éprouve les plus vives sympathies pour la Suède ; c’est avec une sollicitude attristée qu’il lui adresse de sévères remontrances.
Malheureusement l’ouvrage de M. Théodore Mügge a passé à peu près inaperçu, ou du moins, si on l’a lu avec plaisir, il n’a pas réveillé, au sujet des affaires de Suède, l’attention un peu languissante de l’Allemagne. L’Allemagne était prévenue que le pays de Geijer et de Tegner échappait à son influence ; elle n’a rien fait pour ressaisir la direction intellectuelle et morale qu’elle exerçait naguère. C’est à peine si, de loin en loin, dans les conférences pastorales de Berlin, un ministre de l’Évangile, après un voyage à Stockholm, racontait les persécutions exercées par le clergé suédois contre des protestans non conformistes. On écoutait le récit du voyageur, puis l’assemblée passait à l’ordre du jour. L’Allemagne entière a fait de même. Il y a quelques mois à peine, un livre fort intéressant a paru sous ce titre : Annales historiques de Gotha. C’est une histoire politique des divers états pendant l’année dernière, histoire composée à peu près sur le modèle de l’Annuaire des Deux Mondes, quoique bien moins complète, bien moins riche de renseignemenset d’idées. L’auteur, M. le docteur Aurélio Buddeus, est un publiciste intelligent ; il a eu entre les mains des documens précieux, certaines parties de son livre sont fort bien traitées. J’ai lu le chapitre consacré à la Suède, croyant y trouver l’opinion de l’Allemagne sur cette question de la liberté religieuse, qui en ce moment même passionnait la diète de Stockholm : qu’ai-je trouvé ? Quelques lignes à peine. L’auteur signale, il est vrai, l’inflexible fanatisme du clergé suédois, mais il ajoute, en forme d’excuse, que ce fanatisme a ses racines dans le cœur de la nation. Le peuple le veut, il faut se soumettre. Un tel langage, et dans un pareil livre, révèle une indifférence qu’on a peine à concevoir.
Il a fallu que la liberté de conscience (ou du moins un adoucissement des peines ecclésiastiques, un amendement Il la loi barbare qui tyrannise les âmes) ; il a fallu, dis-je, que cette liberté si incomplète encore, proposée 4 la Suède par le roi Oscar, fût solennellement repoussée par les états ; il a fallu les scandales de cette discussion et de ce vote pour arracher l’Allemagne à son indifférence. Dès que le débat s’est ouvert, il y a deux mois à peine, l’attention des publicistes et des théologiens s’est éveillée. La discussion a été suivie avec une sollicitude inquiète, et enfin, lorsque le vote du 31 octobre qui rejetait la proposition royale a été connu à Vienne et à Berlin, un cri de douleur et de reproche est sorti de toutes ces lèvres jusque-là silencieuses. Rendons hommage aux journaux de l’Allemagne du nord, principalement au Correspondant de Hambourg, au Journal national de Berlin, qui ont très bien représenté dans cette circonstance le libéral esprit de leur pays. Remercions aussi la Gazette d’Augsbourg ; sa sollicitude a été tardive, mais le jour où elle s’est décidée enfin à prendre la parole, elle l’a fait d’une manière digne d’elle et de l’Allemagne. Au moment où la discussion de la liberté religieuse commençait à Stockholm devant l’assemblée des états, on préparait en Allemagne la célébration de la fête de la réforme, et une souscription venait de s’ouvrir pour élever une statue à Luther sur la place publique de Worms. L’Autriche permettrait-elle cette souscription ? La fête de l’église évangélique pourrait-elle avoir lieu dans les temples de Vienne avec autant de solennité qu’à Berlin ? A vrai dire, les protestans y comptaient peu. La nouvelle de l’autorisation accordée par le gouvernement autrichien se répandit en Allemagne le jour même où l’on apprit que la liberté religieuse avait été repoussée par les états suédois. Quel contraste ! L’Autriche devenue tolérante pour le protestantisme et la Suède impitoyable aux catholiques ! Les journaux racontaient que le 1er novembre la fête de la réforme avait été célébrée dans les églises évangéliques de Vienne avec la plus grande solennité ; qu’une partie du corps diplomatique y assistait ; que le chef du consistoire, M. Gottfried Franz, avait pu y prononcer un discours sur ce texte : la Réforme, œuvre de Dieu ; et ces mêmes journaux apprenaient à l’Europe que le 31 octobre les anciens adversaires de l’Autriche, les anciens défenseurs de la liberté religieuse, les fils des soldats de Gustave-Adolphe, avaient maintenu dans la loi de l’état la confiscation et l’exil pour l’asservissement des consciences ! Une opposition si dramatique devait toucher sans doute le cœur endurci du protestantisme suédois, et la Gazette d’Augsbourg la fit ressortir avec force. Elle évoqua pour ainsi dire les deux adversaires de la guerre de trente ans, Gustave-Adolphe et Ferdinand II, l’un si austère, si pieux, qui se battait si héroïquement pour la défense de la liberté religieuse, l’autre qui voulait étouffer dans le sang le christianisme luthérien, et elle montra combien tout était changé depuis deux siècles. Dans la ville de Ferdinand II, les protestans célébraient la fête de leur église ; dans la ville de Gustave-Adolphe, la noblesse et le clergé luthérien faisaient peser sur les âmes une tyrannie dont le gouvernement napolitain aurait honte. « Et sous quel prince, ajoutait la Gazette d’Augsbourg, sous quel prince ce vote des états suédois venait-il scandaliser l’Europe ? Sous un prince dont le grand-père est issu de ce Béarn qui a donné Henri IV à la France, dont la grand’mère et la mère sont catholiques, dont le père a proposé lui-même aux états cette loi de tolérance, dont la femme enfin est une princesse d’Orange, c’est-à-dire une princesse issue de cette race sous la conduite de laquelle l’Angleterre et les Pays-Bas ont conquis leur liberté civile et religieuse ! »
Je voudrais extraire de ces débats quelques documens caractéristiques ; je voudrais emprunter aux principaux orateurs, surtout aux représentans du clergé, les argumens qu’ils ont mis en œuvre pour repousser la proposition du roi Oscar ; je mettrai en face de ces paroles celles que la Suède prononçait à l’époque où elle suivait l’impulsion de la pensée allemande, et l’on verra quel tort a causé au pays de Gustave-Adolphe l’interruption de ses rapports intellectuels avec le pays de Lessing et de Goethe.
On sait que le 2 octobre 1856 le roi Oscar, ouvrant la diète suédoise dans son palais de Stockholm, avait prononcé un discours où se trouve le passage suivant : « Une tolérance éclairée pour la croyance d’autrui, basée sur l’amour du prochain et inspirée par une conviction devenue inébranlable, forme l’essence des dogmes de l’église protestante. Il est digne d’un peuple dont le grand roi Gustave-Adolphe combattit pour la liberté de la pensée et des consciences, laquelle il scella de son sang, de suivre son exemple et de marcher sur ses traces. Les anciennes lois qui entravent encore la liberté des cultes doivent donc disparaître, afin que la loi commune soit mise en harmonie avec le seizième paragraphe de la constitution. Des projets tendant à abolir la peine de l’exil et à introduire différentes améliorations dans le code criminel vous seront communiqués. » Ces anciennes lois dont parle le roi Oscar, ce sont les lois publiées en 1687 par Charles XI, lois barbares qui prononcent la confiscation, le bannissement, la mort civile contre quiconque se sépare de l’église officielle. Quant au seizième paragraphe de la constitution, invoqué par le roi, il est conçu ainsi : « Le roi doit appuyer la justice et la vérité, prévenir et empêcher la violence et l’injustice, ne point léser ni permettre de léser qui que ce soit dans sa vie, son honneur, sa liberté personnelle ou son bien-être, s’il n’est légalement convaincu et condamné… Il ne doit forcer la conscience de personne ni permettre qu’elle soit forcée, mais maintenir chacun dans le libre exercice de sa religion aussi longtemps qu’il ne trouble point le repos public ou ne donne pas de scandale. » Le roi Oscar, en proposant à la diète l’abolition de la loi de 1687, obéissait donc à une prescription formelle de la constitution de 1809, loi fondamentale de l’état. La loi de 1687 violentait les consciences ; le paragraphe 16 de la constitution de 1809 défend au roi de forcer la conscience de personne ou de permettre qu’elle soit forcée. Assurément le roi remplissait un devoir impérieux, et, à ce qu’il semble, un devoir tout simple en effaçant l’iniquité de la vieille législation luthérienne ; s’il y avait une chose dont on devait s’étonner, c’était que de 1809 à 1856 cette iniquité, ouvertement condamnée par la constitution, ait été maintenue par l’usage dans le droit public. La suite des choses a prouvé que ce devoir n’était pas si simple ; la discussion du projet royal, le fanatisme du clergé, l’ignorance des paysans, l’hésitation de la noblesse, les inutiles efforts des bourgeois, et finalement le triomphe des passions d’un autre âge contre l’esprit de la société moderne, ont assez mis en lumière tout ce qu’il y avait de courageux et de vraiment libéral dans l’initiative du roi de Suède.
La proposition royale portait ce titre : Loi concernant une liberté de religion plus étendue et certaines matières y relatives. Elle fut soumise d’abord au tribunal suprême faisant fonction de conseil d’état, et l’on sait que plusieurs des concessions octroyées par le roi en furent obstinément retranchées. Le premier projet n’avait pas cru devoir déterminer l’âge où il était permis à un Suédois né luthérien de se séparer de la religion de l’état ; le projet aggravé par le tribunal suprême interdisait aux membres de l’église suédoise d’embrasser une autre profession de foi avant l’âge de dix-huit ans. On comprend toute la gravité de cette interdiction ; il est vrai que, dans le projet du roi aussi bien que dans celui du tribunal, les parens convertis à une autre église n’avaient plus la direction religieuse de leurs enfans nés dans l’église suédoise ; mais, quoique privés de cette direction religieuse, c’est-à-dire du plus sacré des droits, le père et la mère n’étaient pas absolument séparés de la jeune âme qui leur devait la vie : il leur restait toujours l’influence du sang, la vertu de la famille, le muet enseignement de l’exemple, et l’espérance de voir venir volontairement à eux ce disciple que leur disputait la loi. Le second projet leur enlevait même cette espérance ; jusqu’à l’âge de dix-huit ans, l’enfant n’avait plus le droit de dire : Je veux prier Dieu comme le prient mon père et ma mère. Malgré cette disposition odieuse, le projet de loi était encore un progrès manifeste sur la législation de Charles XI et les différentes ordonnances qui l’ont complétée pendant le cours du XVIIIe siècle. Ainsi le prosélytisme n’était puni que dans le cas où il employait des moyens insidieux, des menaces ou des promesses d’avantages temporels ; les parens convertis, quoique dépouillés du sacerdoce de la famille, n’étaient plus passibles de peines pour avoir entretenu les enfans de matières religieuses ; l’inquisition épiscopale était écartée du foyer domestique ; enfin la confiscation des biens, le bannissement, la perte absolue du droit de succéder, toute cette pénalité barbare avait disparu de la loi. Assurément ce n’était pas là, comme le prétendait le titre du projet, une liberté de religion plus étendue, c’était seulement une tyrannie religieuse moins oppressive, et les journaux allemands ne disaient que la vérité, lorsque, racontant ces affaires de Suède, ils les annonçaient en ces termes : « Débats dans la diète de Stockholm sur la prétendue liberté de conscience. »
Ces concessions, si insuffisantes qu’elles fussent, soulevèrent une violente opposition dans le clergé luthérien et les populations des campagnes ; Depuis le jour où ce projet est sorti des mains du tribunal suprême jusqu’à l’époque où il a été discuté devant la diète, du mois de juin au mois d’octobre, cette agitation a été sans cesse croissant. Le clergé, par ses manifestes, réveillait le fanatisme des anciens âges. À Lund, il fit circuler une proclamation véhémente qui se terminait par cette question : « Faut-il que la peine du bannissement soit abolie pour ceux qui abandonneront l’église suédoise ? » Sur cent trente-six réponses qui furent faites à cette demande, trois seulement furent favorables à la liberté ; cent trente voix répondirent sans hésiter : « Le bannissement doit être maintenu. » Enfin, quand un comité fut formé dans le sein de la diète pour faire un rapport sur la proposition royale, l’ardeur des passions ecclésiastiques éclata de plus belle. Chacun des quatre ordres (noblesse, clergé, bourgeois, paysans) devait envoyer quatre membres à ce comité ; le clergé se fit représenter par les prêtres les plus obstinément fanatiques, par les sectaires les plus inaccessibles aux sentimens de la mansuétude évangélique comme aux principes de la liberté moderne. L’action de ces hommes devait être grande, et elle le fut. Leur caractère officiel dans un pays où l’état n’est pas séparé de l’église, leurs convictions altières rendues plus intraitables encore par le sentiment de l’intérêt menacé, la parfaite connaissance qu’ils avaient du terrain, leur talent de parole, et, s’il est permis de le dire, leur habitude des intrigues cléricales, tout leur promettait la victoire au sein du comité. Assurés déjà du concours des paysans, ils n’avaient plus qu’à gagner une seule voix dans l’ordre de la noblesse ou dans celui des bourgeois. En vain l’organe des libéraux, l’Aftonblad, redoubla-t-il d’efforts et de vigilance pour faire pénétrer dans les esprits les principes du droit commun ; cette discussion, par laquelle ce vaillant journal a conquis de nouveaux titres à l’estime de l’Europe, ne put triompher de l’influence ecclésiastique : non-seulement le projet de loi concernant une liberté de religion plus étendue fut repoussé dans le comité législatif par une majorité de cinq voix, mais le comité rédigea un contre-projet qui rétablissait avec une rigueur plus formelle encore la pénalité de 1687. C’est ainsi que la libérale proposition du roi Oscar, mutilée par le tribunal suprême, condamnée d’avance par le comité législatif, se présentait devant la diète. Il n’était pas difficile de prévoir le sort qui l’attendait. Au moment même où la diète allait être saisie de la question, le ministre des affaires ecclésiastiques, M. le docteur Anjou, publiait une protestation très vive contre la proposition royale. Ce seul fait révèle la puissance occulte et extraordinaire de cette oligarchie cléricale qu’on appelle l’église luthérienne de Suède. On prétend à Stockholm que M. le docteur Anjou vise à l’archevêché d’Upsal, et en vérité comment expliquer sa conduite sans un motif d’ambition personnelle ? Comment comprendre qu’un ministre, au lieu de se démettre de ses fonctions, proteste contre une proposition du roi qui l’a choisi pour son agent, contre un acte du ministère dont il fait partie ? Parmi les épisodes d’une discussion qui nous transporte si loin de nos idées et de nos mœurs, la conduite de M. le docteur Anjou, quelle qu’en puisse être la secrète explication, n’est certes pas l’incident le moins bizarre.
Les débats sur la proposition royale ont été ouverts devant l’assemblée générale de la diète le lundi 19 octobre 1857 : c’était la première fois que cette assemblée se réunissait. D’après la constitution de 1809, les débats ont lieu séparément dans les salles affectées à chacun des quatre ordres. Il y a quelques mois seulement, plusieurs membres du comité de législation demandèrent que dans certains cas, lorsqu’il s’agirait de questions fondamentales, les quatre ordres pussent discuter en commun. La diète approuva la proposition qui aujourd’hui a force de loi. La première application du nouveau règlement devait être faite à l’occasion des débats sur la liberté religieuse ; un député de la noblesse, M. Cederschjoeld, et un député des bourgeois, M. Lallerstedt, obtinrent que ces débats fussent portés devant l’assemblée générale des quatre ordres. Du reste, aux termes de la loi, c’était le débat seulement, et non le vote, qui appartenait à cette assemblée générale ; la délibération en commun une fois terminée, les ordres reprenaient leurs séances distinctes, délibéraient encore s’il y avait lieu, et ouvraient le scrutin. La discussion commune fut donc inaugurée le 19 octobre ; on pensait qu’elle ne durerait pas plus de cinq jours, et que le samedi 24 ou le lundi 26 les quatre ordres, rentrés dans leurs salles particulières, prononceraient la résolution définitive. Un incident vint tout arrêter, incident sans importance en lui-même, mais qu’on ne peut se dispenser de mentionner ici, car il montre bien quelles singularités féodales, quel respect superstitieux de la tradition entravent encore en Suède le régime parlementaire. Lorsque la diète, il y a quelques mois, autorisa les assemblées générales, elle décida que le président de l’ordre de la noblesse présiderait les quatre ordres réunis ; elle oublia seulement de prévoir le cas où ce président se trouvant malade ou empêché, il faudrait lui donner un remplaçant. Or le comte Hamilton, maréchal du pays (landtmarskalk), et à ce titre président perpétuel de l’ordre de la noblesse, tomba malade deux jours après l’ouverture des débats. Que faire ? Il semblait tout naturel que le membre le plus haut placé après le maréchal dans la hiérarchie aristocratique, celui qui est chargé de le suppléer dans l’assemblée particulière des nobles, le suppléât aussi dans l’assemblée des quatre ordres ; la loi cependant ne le disait pas d’une manière expresse, et par un respect judaïque du texte, on ajourna la discussion plutôt que d’interpréter le règlement. Heureusement l’interruption ne fut pas longue ; environ une semaine après, le comte Hamilton étant rétabli, les débats recommencèrent. Il est vrai qu’ils auraient pu être interrompus de nouveau ; le comte Hamilton éprouva une rechute. Étrange organisation parlementaire, d’après laquelle les plus grands intérêts sont ainsi exposés à être tenus en suspens ! Cette fois, grâce à Dieu, ce ne fut qu’une indisposition légère, et le maréchal se fit remplacer au fauteuil par M. le baron Akerhjelm. Rendons hommage au maréchal qui osa concevoir cette pensée hardie, et à la diète qui osa l’approuver. « Enfin, s’écria l’Aftonblad, nous voilà hors d’embarras ; ce précédent, dont nous prenons acte, pourra autoriser à l’avenir le remplacement du président, même pour un temps plus long. »
Dès les deux premiers jours, comme après la reprise des séances, la discussion fut vive et tumultueuse. Il n’y a pas de tribune à la diète de Stockholm, chacun parle de sa place, et il est rare que les débats y soient très animés. Cette fois, à voir l’émotion et la fougue des orateurs, à entendre ces invectives, ces accusations, dont quelques-unes remontaient jusqu’au roi lui-même, on eût dit en vérité que la patrie de Gustave-Adolphe était menacée par une invasion des missionnaires de Ferdinand II. Il y avait trois projets de loi en présence : la proposition royale, contre-signée par M. Günther, ministre de la justice, et repoussée hautement, nous l’avons vu, par le ministre des cultes ; — la proposition du comité législatif, beaucoup moins tolérante que la première, — et une troisième, plus intolérante encore, émanant de l’initiative particulière de certains membres. Le véritable débat portait sur l’adoption ou le rejet de la proposition royale. Les défenseurs de cette proposition appartenaient surtout à l’ordre des bourgeois, ses adversaires à l’ordre des prêtres et des paysans. Quant à l’ordre de la noblesse, on sait qu’il comprend trois classes distinctes : les comtes et barons, les chevaliers ou anciens gentilshommes, les écuyers ou gentilshommes dont les titres ne remontent pas au-delà du règne de Charles XI. Or c’était surtout parmi les chevaliers que les députés de la bourgeoisie avaient trouvé un certain nombre d’auxiliaires. Le général Lefrén parla le premier, et ce fut pour attaquer avec véhémence la proposition royale. L’argumentation du général est toute soldatesque ; il va droit au fait comme on monte à l’assaut. Le catholicisme, s’il faut l’en croire, menace d’envahir la Suède ; il n’y a qu’un moyen d’arrêter ses progrès : c’est la confiscation et le bannissement. Vous lui diriez qu’il ne s’agit pas seulement des catholiques, mais des protestans non luthériens, des protestans fidèles à l’esprit de leur église, de ceux qui ne veulent pas s’immobiliser dans l’étroite orthodoxie du XVIe siècle, qui prétendent vivre de la vie de l’âme et développer librement leur foi selon les besoins de leur cœur ; vous ajouteriez que la crainte du catholicisme en Suède est une chimère, et qu’après tout la compression ténébreuse exercée par l’église suédoise servirait plus efficacement la propagande catholique que ne le feraient la liberté et la lumière : toutes vos raisons seraient vaines. Le général Lefrén a entonné un air de bravoure, et il continue de chanter : bataille, comme Almaviva dans le Barbier de Séville. M. Knoss, l’un des dignitaires du diocèse d’Upsal, succède au général Lefrén. C’est un casuiste, un théologien jurisconsulte, décidé à maintenir au profit de l’église suédoise les peines coercitives du temps de Charles XI, mais décidé aussi à prouver que cette coercition n’est pas du tout incompatible avec les principes du protestantisme. Cette preuve est difficile à fournir ; écoutez le subtil orateur. « Il y a, dit le prélat, trois sortes de liberté religieuse : 1o la liberté de penser et de croire, 2o la liberté de professer publiquement sa foi, 3o la liberté d’enseigner sa religion. Or la liberté de conscience établie par Luther, c’est simplement la liberté du for intérieur, le droit de penser à sa guise et de croire à tel ou à tel dogme ; quant à la liberté de professer publiquement ces croyances particulières, et surtout de les enseigner à d’autres, Luther la condamne sans réserve, et le bannissement est la peine qu’il inflige à ceux qui se séparent de la religion de l’état. » Laissez de côté les erreurs historiques, supposez que l’orateur parte de Calvin, et non de Luther, qu’importe ? Voilà donc le protestantisme suédois qui en est encore aux violences du XVIe siècle, et qui ne craint pas d’en faire l’aveu à la face de l’Europe. Que de différences pourtant entre la Genève de Calvin et le luthéranisme suédois de nos jours ! Calvin sévissait surtout contre les libertins, ne voulant pas que le protestantisme prit passer aux yeux du monde pour une école de relâchement et d’impiété. De là l’espèce de théocratie qu’il fit peser sur Genève, de là le bannissement de Bolsec, l’exécution de Gruet, de Michel Servet et de Valentin Gentilis. L’église suédoise au contraire sévit contre la foi vivante, et le mouvement religieux qui s’accomplit depuis quelques années au sein du protestantisme Scandinave prouve assez que les plates doctrines de l’orthodoxie officielle ne suffisent plus aux aspirations des âmes[2]. Sans parler de la petite communauté catholique de Stockholm, si intéressante par son isolement, si respectable par ses vertus, ce ne sont pas les impies que la loi suédoise atteint, ce sont les plus dignes enfans du protestantisme. Le chanoine d’Upsal ne paraît pas avoir une idée très nette de l’histoire et de la mission des églises protestantes ; il soupçonne pourtant d’une manière confuse l’incohérence et l’iniquité des doctrines qu’il professe, car il reconnaît qu’un jour viendra où le bannissement pour changement de religion devra disparaître de la loi. — Après lui vient M. Nils Tersmeden, qui se préoccupe surtout de l’unité religieuse de la Suède. La proposition royale, à ce qu’il assure, l’a jeté dans un étonnement dont il n’est pas encore remis. « Dieu du ciel ! s’est-il écrié le jour où il a lu le projet de loi, Dieu du ciel, les gens de la campagne vont dire : Notre seigneur et maître le roi Oscar abandonne son peuple et son église ! » La suite du discours est de cette force ; le grand argument de l’orateur, c’est l’unique, l’inévitable argument à l’aide duquel tous les adversaires de la loi viennent, chacun à son tour, agiter les passions, je veux dire l’invasion imminente des missionnaires romains. M. Tersmeden est persuadé que ces missionnaires sont déjà en Suède, qu’ils ont eu des pourparlers avec le roi Oscar, et qu’ils n’attendent que l’adoption de la nouvelle loi pour commencer leur œuvre. — M. Emmanuelson, membre de l’ordre du clergé, rejette la loi pour les mêmes motifs ; il déclare cependant qu’il verrait avec plaisir supprimer la peine du bannissement, non pas pour favoriser l’esprit de secte, mais pour écarter les reproches qu’une telle pénalité doit attirer à la société suédoise.
Le meilleur moyen de sauver l’honneur de la Suède, ce serait d’éclairer cette nation généreuse, trompée par des préjugés opiniâtres et des enseignemens fanatiques. Voici enfin un orateur qui comprend ainsi son rôle, c’est M. Cederschjoeld, de l’ordre de la noblesse. M. Cederschjoeld s’associe complètement à la libérale pensée du roi. On sait que, peu de temps avant l’ouverture de cette discussion, le roi Oscar, atteint d’une maladie grave, avait dû confier la direction du royaume à son fils aîné, le prince Charles, duc de Scanie. Il avait donc adressé une proposition de régence à la diète suédoise ainsi qu’au storthing norvégien, et en attendant que cette proposition eût force de loi, un gouvernement intérimaire s’était organisé. Ces circonstances si graves, si nouvelles, avaient ému les esprits, car la formation du gouvernement intérimaire était mal réglée par la constitution, et les mesures prises à ce sujet par le ministère furent soumises dans les chambres à des critiques très vives. Enfin le 25 septembre, à la suite d’une déclaration du roi, le gouvernement intérimaire, composé des ministres et de plusieurs conseillers d’état, résigna ses fonctions, et le prince Charles fut proclamé régent du royaume, « jusqu’à ce que le roi, avec la puissante assistance du Très-Haut, fût en état de reprendre les rênes du gouvernement. » Les émotions produites par ce changement de personnes n’étaient pas encore apaisées le jour où les débats s’ouvrirent ; la retraite du souverain qui avait pris l’initiative de cette loi de tolérance, la proclamation d’un régent qu’on disait favorable aux prétentions de l’église officielle, devaient enhardir les fanatiques et décourager les libéraux. M. Cederschjoeld, je le dis à son honneur, ne craignit pas de faire apparaître dans le débat la personne respectée du roi Oscar. « Peut-être, dit-il, est-ce la dernière proposition que nous adresse ce bien-aimé monarque ; accueillons-la favorablement. » Puis, commentant la pensée du roi, « comment, s’écrie-t-il, pouvez-vous invoquer la nécessité de la tradition ? Comment osez-vous dire qu’il faut une autorité pour régler la foi et l’enseignement de la foi ? C’est là le langage du pape ; êtes-vous ses missionnaires ? Vous n’avez pas le droit de décider, comme législateurs, laquelle des communions chrétiennes est hérétique ou orthodoxe. Si vous croyez que l’église de Suède peut poursuivre ceux qui ne croient pas ce qu’elle enseigne, pourquoi vous déchaînez-vous contre les Juifs ? Ils ont fait ce que vous voulez faire ; en condamnant le Christ, ils ont défendu leur église. Prenez garde, vous aussi, de crucifier encore le Christ chaque fois que vous persécuterez un dissident. » Voilà de belles paroles, voilà un cri vraiment chrétien ; espérons que la Suède n’oubliera pas ce discours de M. Cederschjoeld. Le jour où elle aura bien compris cette vigoureuse remontrance, elle accomplira chez elle la séparation de l’église et de l’état, elle reconnaîtra la pleine liberté des consciences, et prendra décidément sa place parmi les nations civilisées de l’Europe.
Tel est le résumé de la séance, du 19 octobre. L’argumentation des ennemis de la liberté religieuse ne brille guère par la variété. La séance du 20 octobre ne fit que reproduire en grande partie les déclamations de la veille. Le pasteur Saove, le doyen Melander, surtout l’évêque de Gothenbourg, M. Bjoerck, et le comte Erik Sparre, affirmèrent sur tous les tons que c’en était fait de l’église officielle de Suède, si la loi ne la défendait par les plus énergiques moyens dont elle dispose. « C’est par la persécution, s’écriaient-ils à l’envi dans un crescendo tumultueux, c’est par la persécution que l’église suédoise s’est fondée sous Gustave Wasa et Charles XI ; c’est par la persécution qu’elle sera maintenue. » N’est-ce pas là une étrange apologie ? Notons pourtant que l’évêque de Gothenbourg consentirait à voter l’abolition des lois qui infligent à tous les dissidens la peine du bannissement, s’il obtenait en échange pour l’église officielle le droit d’excommunier ses membres indignes ; il va jusqu’à réclamer du comité législatif un amendement qui réglerait ce droit d’excommunication. Entre deux formes de tyrannie religieuse, l’évêque de Gothenbourg préfère celle qui donnera directement à, son église une mission inquisitoriale ; c’est bien la peine de déclamer si fort contre les pratiques de l’église romaine du XIIIe siècle. En vérité, l’église de Suède offre au monde un spectacle dont l’histoire n’avait pas parlé jusqu’ici ; c’est le moyen âge du protestantisme.
Il n’y a rien de particulier à signaler dans les cinq dernières séances où s’acheva la délibération en commun. Toujours même crainte des missions catholiques, même façon d’interpréter les principes de Luther, même dédain du droit et de la civilisation moderne, même prétention d’établir en Suède la forteresse inexpugnable du protestantisme européen, au moment où l’on montre si peu de confiance dans ses propres forces, et où l’on renie à la face du monde l’esprit même de la réforme. Ces choses ont beau être exprimées souvent avec d’habiles détours, ou bien avec une véhémence calculée, les ruses de la parole ne donneront le change à personne ; il n’y a là que des sophismes au service d’une corporation jalouse. Je n’en citerai rien ; à quoi bon ressasser ces lieux communs du despotisme ? Faisons pourtant une exception : M. Bring, doyen du chapitre de Lund, a laissé échapper des paroles dont il n’a pas mesuré la portée, et qui sont la condamnation éclatante du système qu’il défend. M. Bring est un étrange dialecticien ; en rejetant la proposition royale, il veut absolument se donner pour un défenseur de la liberté. « Que parle-t-on, s’écrie-t-il, de la liberté religieuse de l’individu ? La liberté religieuse de la communauté, la liberté de conscience du peuple est bien autrement sacrée. C’est celle-là surtout qu’il faut couvrir de notre protection, et on ne la protège qu’en châtiant l’erreur. » Nous connaissons ces doctrines, et il y a longtemps qu’elles sont jugées ; elles ont servi à justifier les plus grands crimes qui aient souillé l’histoire ; elles ont été proclamées par le sanhédrin de Jérusalem et par l’inquisition du moyen âge, par le comité de salut public et par le socialisme de nos jours : salus populi suprema lex ; le scandale est de les voir invoquées par une église chrétienne, par une église fondée avant tout sur le droit religieux de l’individu, et qui n’existerait pas sans la révolte de Luther.
On est heureux d’inscrire ici les noms des principaux orateurs qui ont défendu la proposition royale ; l’histoire de Suède ne les oubliera pas. Nous avons déjà signalé M. Cederschjoeld, de la classe des chevaliers, celui-là même qui, avec M. Lallerstedt, a fait porter ce grand débat devant l’assemblée générale des quatre ordres. M. Cederschjoeld voulait que ses paroles et celles de ses amis fussent directement entendues des membres du clergé et des députés de la paysannerie. Il espérait que plus d’une bonne pensée, sortie de la discussion, germerait en silence dans ces âmes fanatisées. Nous l’espérons avec lui, et il faut se féliciter pour la Suède que les vigoureuses remontrances de M. Gederschjoeld n’aient pas retenti seulement dans la salle de la noblesse. M. Samuel Odman, M. L.-J. Hjerta, M. le comte Liljencranz, M. Lallerstedt, M. de Koch, M. le baron Cederstroem, M. P.-R. Jernsmeden, enfin M. Günther, ministre de la justice, qui ont vaillamment soutenu les mêmes principes, n’auront pas sans doute parlé en vain, bien qu’ils n’aient pu remporter une victoire immédiate. Il restera quelque chose de cet enseignement adressé aux quatre ordres par des esprits éclairés et des voix éloquentes.
La délibération en commun avait occupé sept séances ; le 30 octobre, les quatre ordres rentrèrent dans leurs salles particulières, et le 31 on procéda au vote. Le résultat, on peut le dire, était connu d’avance. La bourgeoisie seule accueillit la proposition du roi ; le clergé, la noblesse et les paysans la repoussèrent à une forte majorité. Les espérances que les esprits libéraux avaient fondées sur la noblesse, surtout après les pressantes exhortations de M. Cederschjoeld, après les explications lumineuses de M. Günther, furent tristement déçues. On est accoutumé en Suède à voir les membres de cet ordre se conformer sans résistance aux vœux du gouvernement ; la plupart de ces comtes et de ces chevaliers sont médiocrement assidus aux séances de la diète ; ceux d’entre eux qui ont des grades dans l’armée ou des fonctions civiles (c’est le plus grand nombre) ne se rendent guère aux états que pour obéir à une consigne, et quand le ministère a besoin de leurs voix, il trouve là une majorité toute prête. Or on affirme à Stockholm que, si le roi Oscar n’eût pas été obligé de confier la régence au prince Charles, le vote de la noblesse eût été bien différent. Nous persistons à croire que les intentions du régent sont mal comprises ; le prince qui, au moment de la guerre d’Orient, a contribué si efficacement à détacher la Suède de la politique russe, ne peut désirer le maintien d’une législation dont la Russie elle-même ne veut plus. Quoi qu’il en soit, la noblesse n’a pas fourni aux défenseurs de la civilisation et du droit tout l’appui qu’on espérait d’elle ; au contraire, les députés de la paysannerie se sont montrés moins.hostiles qu’on ne l’avait craint ; sur quatre-vingt-dix votans, vingt et un se sont déclarés pour l’admission de la loi nouvelle. Cette minorité, relativement considérable, est un consolant symptôme. Les populations des campagnes étaient complètement dominées jusqu’ici par l’influence ecclésiastique ; si des sentimens libéraux commencent à s’éveiller chez ces âmes simples, il y a lieu d’espérer qu’elles réussiront un jour à briser leur joug. Ce ne sont pas, il est vrai, de bien vives sympathies pour le catholicisme qui ont décidé ce vote des vingt et un ; ils ont songé surtout aux protestans non conformistes, ils ont rougi de s’associer à une pensée de persécution contre des âmes pieuses, animées de l’esprit de l’Évangile et de l’esprit de la réforme ; qu’importe ? Accordée aux uns, la liberté profiterait aux autres. La vie religieuse s’est pétrifiée dans les hautes régions du protestantisme officiel ; puisse-t-elle, comme on l’affirme, s’agiter efficacement dans les rangs inférieurs ! Déjà l’ordre du clergé semble être embarrassé de sa victoire ; s’il faut en croire les dernières nouvelles qui nous arrivent de Stockholm, les prêtres de la diète ont prié le comité législatif de préparer un nouveau projet de loi qui serait discuté avant la clôture de la session. Cette résolution du clergé a beau donner lieu en Suède à des commentaires très opposés, il est permis d’y voir le signe d’un meilleur avenir. Le rejet de la proposition du roi Oscar n’aura pas été inutile, si elle a fait éclater dans la minorité des paysans une protestation inattendue, et si elle a provoqué chez les vainqueurs eux-mêmes les confuses émotions du repentir.
Que les défenseurs de la liberté ne se leurrent pas cependant d’espérances chimériques. La proposition du roi Oscar a été rejetée le 31 octobre, la législation du XVIIe siècle est consacrée de nouveau ; pour éclairer l’esprit public et triompher de l’oppression ecclésiastique, il faudra des efforts persévérans. Ces efforts, nous les demandons à tout ce qu’il y a de libéral en Suède, à la bourgeoisie, à la presse, aux sectes dissidentes, à tous ceux qui ont à cœur le réveil de la vie religieuse ; nous les demandons aussi au protestantisme des contrées qui exerçaient jadis, sans aucune prétention pédantesque, une sorte de suzeraineté intellectuelle sur les états scandinaves.
On a vu quels argumens ont été mis en œuvre par les orateurs du clergé. Les harangues de ces docteurs sont de véritables leçons théologiques, et l’Europe a pu connaître par des documens officiels quel est aujourd’hui en Suède l’état des sciences historiques et religieuses. M. Fahlcranz, évêque de Westeras, avait prononcé le 25 juin dernier, dans les séances particulières du clergé, et à l’occasion de la première présentation du projet royal, un discours qui fut imprimé aux frais de l’ordre des prêtres et répandu à profusion dans le pays. Cette espèce de consultation a servi de programme à tous les adversaires de la liberté religieuse. Pour faire un résumé fidèle des sentimens du clergé dans ces délicates matières, il suffit d’interroger ce discours du 25 juin ; tous les argumens disséminés ailleurs dans les amplifications des orateurs de l’église sont ici rassemblés en faisceau et présentés sous la forme la plus nette. On trouve deux sortes d’argumens très différens dans le mémoire de l’évêque de Westeras : d’abord des déclamations, des invectives ardentes contre le catholicisme, puis accessoirement la condamnation de certaines sectes issues de l’église luthérienne. Or ce qui semble ici l’accessoire est au contraire le principal.’L’orateur feint de redouter les envahissemens des missionnaires romains ; ce qui l’effraie en réalité, c’est le réveil du sentiment évangélique chez des âmes vraiment religieuses que la dure orthodoxie de l’église suédoise est impuissante à satisfaire. Seulement il se garderait bien d’exprimer cette crainte. Selon lui, c’est de Rome avant tout qu’il s’agit, c’est le pape et les jésuites qui menacent la Suède ! En criant au catholicisme dans ces contrées du Nord, on est bien sûr de rallumer des haines et de cacher aux esprits le véritable état de la question. Ces sectaires eux-mêmes, tout luthériens qu’ils sont de cœur et d’âme, M. Fahlcranz déclare qu’ils tendent au catholicisme. « C’est au catholicisme, s’écrie-t-il, qu’aboutissent chez nous ces mouvemens prétendus religieux ; ils y aboutissent non-seulement par leur tendance à dissoudre les liens de la concorde spirituelle et de l’ordre social, mais encore par une affinité particulière avec Rome, affinité de doctrines et de pratiques, révélée surtout dans ce pharisaïsme intérieur et ce publicanisme extérieur que les deux partis nomment religion. » Or les sectaires dont parle ici l’évêque de Westeras, ce sont ceux qu’on appelle en Suède lecteurs (laesare), et les informations très précises qui nous sont communiquées sur ce mouvement religieux ne nous permettent pas d’en méconnaître le caractère ; chrétiens fervens, les lecteurs obéissent manifestement à l’inspiration protestante, puisqu’ils réclament le droit de lire et d’expliquer les livres saints selon les besoins de leur âme. On dit qu’aujourd’hui, exaspérés par la compression, beaucoup d’entre eux ont cherché un refuge désespéré dans les folies du mysticisme. Rien de plus naturel que cette évolution, et M. Fahlcranz n’a pas le droit de les confondre avec les catholiques. Si ces lecteurs pouvaient élever la voix, s’ils avaient des assemblées, des communautés régulières, ce seraient eux qui protesteraient contre la.vieille organisation catholique, restée, on ne sait pourquoi, dans l’église luthérienne de Suède. Ce haut clergé investi d’un pouvoir absolu, cette hiérarchie inflexible, ces cérémonies qui ont un sens auguste dans l’église catholique et qui ne sont plus qu’un vain appareil dans les églises protestantes, ce sont là autant de vestiges du catholicisme. Bien des esprits commencent à s’en apercevoir ; on le dit tout bas, on le dira bientôt d’une voix plus forte, si la liberté religieuse est accordée aux Suédois. Voilà l’explication des colères cléricales à la diète de Stockholm. Le clergé suédois tient à l’organisation catholique de son pouvoir, et quand il se sent menacé, il redouble de fureur contre le catholicisme, afin de donner le change à l’opinion publique.
Ces évêques, ces doyens de chapitre, ces prieurs, ces chanoines, si rigides qu’ils paraissent dans leurs manifestes théocratiques, ce sont de brillans mondains, des épicuriens délicats, comme les prélats de l’Italie à la veille de la réforme. On sait le jugement que l’ambassadeur vénitien Marco Munio porte sur Léon X dans son rapport au doge : Il veut vivre, vol viver. Un écrivain déjà cité, un spirituel observateur qui connaît bien les mœurs des pays Scandinaves, M. Théodore Mügge, écrivait à peu près la même chose, il y a une quinzaine d’années, sur les prélats de l’église luthérienne de Suède. On voit, par son tableau de la Suède en 1843, que ces gardiens si rigoureux de la législation de Charles XI aiment fort le luxe et la bonne chère. L’espèce d’infaillibilité qu’ils s’accordent, l’autorité dont ils sont armés par la loi, le silence qu’ils savent établir autour d’eux, tout leur assure la paisible jouissance d’une position commode. Que des chrétiens trop exigeans ne viennent pas troubler ce silence, que de pieux enfans de Luther ne parlent pas trop haut de l’Évangile, sinon évêques et prieurs vont s’écrier que l’invasion catholique est imminente. À chaque progrès de la vie religieuse au sein du protestantisme suédois, on peut affirmer que l’église officielle proférera des injures plus violentes contre le catholicisme. Or ces progrès vont croissant depuis quelques années ; comment s’étonner des violences de langage auxquelles se sont livrés les orateurs de l’église dans la discussion du projet royal ? Sans la crainte qu’inspire l’agitation religieuse, l’agitation toute protestante des lecteurs et d’autres communautés semblables, l’évêque de Westeras eût-il pu s’oublier jusqu’à dire qu’un catholique n’est pas un chrétien, que le catholique est animé du même esprit que le mormon, et que tous les deux doivent être mis hors la loi ?
Les emportemens de cette discussion ont rappelé à tous les esprits libéraux le langage si différent tenu, il y a une dizaine d’années, par des membres éminens de l’église suédoise. Ce rapprochement est instructif ; aux cris haineux de l’évêque Fahlcranz, opposons l’évangélique parole du pasteur Fryxell.
Les lois de l’église suédoise exigent que, tous les trois ans au moins, chaque évêque convoque le clergé de son diocèse à des conférences solennelles. Les jeunes ecclésiastiques y soutiennent des thèses avant de recevoir leurs pouvoirs définitifs, et des orateurs parlant au nom de l’évêque y traitent des questions de théologie et d’histoire. Une de ces conférences, tenue à Carlstad, dans le diocèse du Wermland, a laissé des souvenirs que l’histoire littéraire, aussi bien que l’histoire religieuse, ne doit pas laisser s’éteindre ; dans la séance du 15 juin 1847, un pasteur qui occupe un rang distingué parmi les écrivains de son pays, M. Fryxell, entreprit d’y réfuter les jugemens iniques portés par les historiens suédois sur la période catholique des pays Scandinaves. Cette injustice s’expliquait autrefois ; il n’est pas donné à l’homme d’être juste, en matière religieuse, pour des ennemis qu’il est forcé de combattre ; mais la lutte n’est-elle pas finie ? N’y a-t-il pas aujourd’hui d’autres dangers que les dissidences d’église ? Ceux qui se combattaient naguère ne doivent-ils pas désormais s’unir contre les ennemis communs, contre les ennemis de toutes les doctrines chrétiennes ou spiritualistes ? Telle est l’inspiration qui animait M. Fryxell lorsqu’il écrivit son discours et le publia sous ce titre : Raisons de l’injustice historique avec laquelle l’époque catholique a été traitée en Suède. Ce discours est un exposé des diverses écoles historiques de la Suède en même temps qu’il renferme les considérations de l’ordre le plus élevé sur les intérêts politiques et religieux de la société européenne. « Mes frères, disait M. Fryxell, nous avons eu à lutter longtemps contre l’église catholique. Aujourd’hui le combat est fini, la victoire est gagnée. Cette victoire si décisive nous impose des obligations impérieuses. Le temps du protestantisme destructeur est passé à jamais, l’heure est venue de faire grâce et d’exercer la justice. Rappelons-nous que notre église ne s’appelle pas seulement l’église protestante, elle est surtout l’église évangélique. Deux anges planent au-dessus d’elle, l’ange du protestantisme brandissant son glaive nu et tranchant, et l’ange de la réconciliation, le séraphin de l’Évangile, tenant en main la palme de la paix. » Ces images un peu altières étaient des précautions indispensables à l’orateur dans une assemblée de théologiens suédois ; je cite ces paroles pour indiquer les passions que M. Fryxell avait à combattre et le courage qu’il a déployé en réclamant le droit d’être juste.
M. Fryxell voulait donc prouver à ses confrères que l’heure de la justice avait sonné. Pour les convaincre, il raconta les différentes phases qu’a traversées la science historique en Suède depuis l’établissement du protestantisme. Il y a, selon lui, quatre époques, par conséquent quatre écoles diverses dans ce développement des idées : l’école spécialement protestante, l’école symbolique, l’école voltairienne, et l’école gothique. Ce tableau contient des renseignemens précieux, et mérite qu’on s’y arrête un instant. Lorsque M. Fryxell prononça son discours, il l’adressait surtout aux théologiens et aux lettrés de son pays ; depuis la dernière discussion sur la liberté religieuse, l’œuvre de l’éloquent pasteur a acquis un intérêt européen.
Les chefs de l’école spécialement désignée sous le nom de protestante sont les deux frères Olaüs et Laurentius Pétri, qui ont introduit le luthéranisme en Suède ; Un détail caractéristique, c’est que les histoires écrites par ces deux champions si résolus de la réforme sont beaucoup moins violentes contre le catholicisme que bien des histoires composées après la lutte. Comment expliquer cette modération inattendue chez des hommes qu’animaient les convictions du XVIe siècle ? M. Fryxell en donne une raison très significative. « Les deux frères, dit-il, en évitant les violences de la polémique, se conformaient à la politique de Gustave Wasa, qui voulait établir le protestantisme dans son royaume sans que le peuple soupçonnât l’importance de cette révolution. C’était, disait-on, une querelle particulière avec le pape ; on ne touchait pas à la doctrine consacrée par les siècles. » Ce fait explique maintes choses jusqu’ici fort difficiles à comprendre. N’est-ce pas sous l’influence de cette politique que s’est organisée l’église suédoise ? N’est-ce pas ainsi que beaucoup d’institutions catholiques, l’épiscopat, la hiérarchie ecclésiastique et jusqu’aux cérémonies de la messe, se sont perpétuées dans les états Scandinaves ? Il y a encore bien des points de la Suède où la tradition, plus forte que les dogmes nouveaux, a conservé la confession auriculaire : les paysans vont trouver le pasteur, comme leurs ancêtres, il y a trois cents ans, allaient trouver le prêtre catholique, et bon gré, mal gré, le pasteur reçoit les aveux du chrétien repentant. La modération des premiers réformateurs suédois n’est-elle donc qu’une œuvre de calcul et un moyen de tromperie ? Non certes, répond M. Fryxell ; les deux réformateurs et leur roi Gustave Wasa étaient inspirés par des motifs plus nobles. Ils étaient tous les trois dévoués de cœur et d’âme à la religion du Christ. Ils avaient beau considérer leur doctrine comme le faîte du christianisme ; ils savaient que cette doctrine, cime majestueuse de l’arbre, était portée par le tronc, et que si ce tronc était coupé à la base, c’en était fait de la couronne. « L’évangélisme, disaient-ils, s’est dégagé du catholicisme comme la jeunesse se dégage des liens de l’enfance ; séparé de ses origines, privé de son fondement historique, il ne serait plus qu’une ombre. » Voilà comment, à leurs yeux, la réprobation absolue du catholicisme serait fatale au christianisme lui-même. « Nous croyons du moins, ajoute M. Fryxell, que si les réformateurs suédois et leur école ont jugé sans amertume la religion catholique, la pensée que nous venons de résumer ici a contribué pour une grande part à leur modération. »
Ainsi, pendant cette première période, les historiens ne jugent pas les siècles catholiques de la Suède avec les passions de la lutte. On peut dire en effet que la lutte n’avait pas commencé ; Gustave Wasa ne voulait pas avouer aux populations des campagnes que le protestantisme était une forme nouvelle de la religion du Christ. Il fallut bien cependant que la vérité se fît jour. Le protestantisme suédois, tout en conservant la plupart des institutions catholiques, était obligé de les approprier à ses doctrines. Là-dessus des dissentimens éclatèrent, et bientôt ce fut une guerre religieuse. Le roi Jean III se piquait de théologie, il voulut décider lui-même certaines questions liturgiques ; à la fois indécis dans ses principes et intraitable pour ceux qui ne pensaient pas comme lui, il donna par ses écrits et par ses actes le signal de la violence. Des théologiens lui répondirent. On l’accusa de tendances catholiques, et la lutte s’envenima tous les jours. La modération des premiers réformateurs était devenue impossible. Les partis se constituaient d’une manière distincte ; protestans et catholiques, confondus jusque-là, se trouvaient en présence. On sait quelle fut l’issue de ces débats le protestantisme devait triompher. La guerre de trente ans, la part glorieuse qu’y prit Gustave-Adolphe, le sang des Suédois glorieusement versé pour la liberté religieuse, toutes ces causes implantèrent le protestantisme en Suède, et ceux-là même qui auraient hésité cent ans plus tôt à changer de religion étaient gagnés désormais au christianisme du XVIe siècle.
Les historiens de cette période sont réunis par M. Fryxell sous le nom d’école symbolique, parce que la question des symboles, ou, en d’autres termes, de la liturgie religieuse, fut la question principale de ce temps, et qu’elle amena l’introduction définitive du luthéranisme dans la péninsule Scandinave. Ce fut surtout l’histoire contemporaine qui occupa ces écrivains, et l’on comprend que d’une part la lutte de Gustave-Adolphe contre les Wallenstein et les Tilly, de l’autre la polémique suscitée parle changement de la liturgie, aient entretenu chez eux un esprit de partialité ardente. Les historiens politiques, comme Tegel, Videkindi, Boeder, Chemnitz, Puffendorf, les historiens de l’église, comme Spegel, Paulinus et OEruhjelm, quel que soit d’ailleurs le mérite de leurs écrits, prennent le ton du pamphlet, dès que le catholicisme est en cause. Ils obéissent aux passions de leur siècle, et ils les irritent encore. Ce sont eux qui ont inoculé à la nation suédoise ses préjugés les plus violens ; si aujourd’hui encore on emploie comme synonymes les termes ; pape et antéchrist, catholique et aliéné, moine et hypocrite, c’est à eux que remonte cette tradition d’outrages. Un des dogmes établis dans leurs écrits, c’est que pas un pape n’a été honnête homme, que très peu de prélats catholiques ont mérité ce titre, qu’un homme éclairé ne saurait demeurer sans hypocrisie dans l’église romaine. « Ce fanatisme, dit M. Fryxell, a régné en Suède pendant tout le XVIIe siècle ; l’orthodoxie outrée du clergé supérieur et le pouvoir absolu de la royauté depuis Charles XI étouffaient à Penvi, dans l’intérêt de leurs privilèges, toutes les recherches du libre examen. »
« Pendant que la Suède s’enfermait ainsi dans l’isolement de son protestantisme, une école toute différente se formait en Europe, en Italie, en France, en Angleterre, l’incrédulité naissait du sein du catholicisme, et peu à peu grandissait dans l’ombre. C’est la révolution du XVIIIe siècle, annoncée déjà par les émeutes du XVIIe ; c’est l’école de Voltaire préparée par Bayle et Shaftesbury. On ne proteste plus seulement contre les abus de l’institution catholique ; les argumens, les doctrines de ces hommes, tendent à détruire de fond en comble tout le christianisme et même toute conviction religieuse. Au moment même où ces idées nouvelles se produisaient, la Suède était sous le joug du pouvoir absolu : de 1680 à 1718, une censure inflexible ne laissait pénétrer chez nous aucun livre étranger, et l’esprit suédois fut à l’abri de la contagion ; mais dès que l’absolutisme fut renversé, dès que les états sous la reine Ulrique eurent repris leurs droits séculaires, ces idées pénétrèrent dans la littérature de notre patrie comme un torrent qui brise ses digues. Les historiens de cette période s’adressaient en Suède à un public encore nourri de pensées chrétiennes ; n’osant pas, comme leurs maîtres de France et d’Angleterre, s’attaquer au christianisme en général, ils se jetèrent avec d’autant plus de violence sur le catholicisme, principalement sur le catholicisme suédois du moyen âge, et le représentèrent sous les couleurs les plus sombres ou les plus ridicules. Tout ce que le catholicisme avait fait pour le progrès des lois, pour l’élévation des caractères et l’adoucissement des mœurs, lorsqu’on ne pouvait absolument le nier, on l’indiquait d’une main avare ; s’il y avait au contraire des malheurs ou des fautes qui, justement ou non, pussent être considérées comme son œuvre, on y insistait à plaisir, on les relevait avec force en les chargeant de couleurs sombres. Les meilleurs historiens qu’ait produits chez nous le XVIIIe siècle, Wilde, Dalin, Botin, Celsius, Lagerbring, sont tous, à des degrés divers, animés de cet esprit. Ce sont, il est vrai, des hommes savans, des écrivains méthodiques, ils ont débrouillé le chaos de nos annales et rendu d’éclatans services ; mais que d’erreurs n’ont-ils pas propagées ! Les jugemens si faux qu’ils ont portés sur le moyen âge suédois ont passé de leurs livres dans les traités élémentaires, dans les manuels, dans les brochures, dans la presse quotidienne, et sont devenus la croyance commune de tout un peuple. Jamais la période catholique de notre pays n’avait été si complètement défigurée.
« On sait quelle réaction éclata en Europe contre le voltairianisme. L’histoire, affranchie de ses préjugés, se plaça au point de vue des époques et des peuples qu’elle voulait peindre ; à l’esprit de dénigrement succéda une impartialité sympathique. La Suède, retombée sous le joug du pouvoir absolu, fut soustraite quelque temps à l’action de ce mouvement européen ; c’est seulement sous un régime meilleur, après la transformation politique de 1809, que ces idées nouvelles, déjà si répandues en Allemagne, purent s’introduire dans la littérature Scandinave, et elles y furent accueillies, on peut le dire, avec un orageux enthousiasme. Dans cette ardeur de réparation historique, on s’emporta jusqu’à dépasser le but. Il s’agissait de rendre justice à des siècles méconnus, à la période barbare, à la période catholique ; on négligea bientôt le moyen âge chrétien pour ne songer qu’au paganisme Scandinave, et il y eut dans les esprits une fièvre d’exaltation païenne… »
M. Fryxell s’élève ici avec force contre ce qu’il appelle la gothomanie, l’orage de l’enthousiasme gothique ; il réfute le tableau des siècles Scandinaves tel que l’ont tracé quelques poètes plus épris de l’idéal que de la vérité historique, Geijer et Tegner par exemple ; il peint à nu ces mœurs barbares, cette grossière idolâtrie, ces sacrifices de sang humain, ces hommes qui exposent leurs enfans, qui tuent leurs esclaves, et pour lesquels il n’est rien de plus noble au monde que la piraterie et le pillage. « En face de ces images horribles, dit-il, quels doux et bienfaisans spectacles dans les premiers temps catholiques ! Comme la voix solennelle des cloches appelle les fidèles au temple, la voix de la religion du Christ appelle tous ces sauvages à la justice, à la mansuétude, au pardon des injures, à l’esprit de réconciliation et de paix. L’enfant est protégé contre le fanatisme de son père, l’esclave contre les violences de son maître ; voici déjà le pays sillonné de routes, le commerce protégé, les vengeances particulières réprimées, et les pauvres, les infirmes, les naufragés, tous ceux qui souffrent, placés sous la protection de la loi et de l’église. Hier, ce n’était que le chaos ; c’est aujourd’hui une société qui s’élève. Ah ! mes frères, nous avons vu le génie de nos poètes vermlandais parer de tous les prestiges de l’imagination l’âge païen de la Suède ; le temps viendra où d’autres poètes glorifieront par des chants dignes aussi de l’immortalité tant de grandes et saintes choses accomplies par la Suède catholique et ignorées de la foule ! »
Tel est, résumé aussi fidèlement que possible, le discours où M. Fryxell retrace le développement des idées historiques en Suède ; laissons de côté les protestations personnelles de l’orateur, ne nous arrêtons pas aux précautions qu’il croit nécessaire de prendre pour détourner de sa tête l’accusation de catholicisme, et arrivons à la conclusion de son manifeste. C’est là que M. Fryxell prononce des paroles décisives, des paroles qui auraient dû retentir dans l’assemblée des états au lieu de toutes les déclamations des évêques :
« Encore un point, mes frères, encore un point qui doit nous engager à traiter l’église catholique avec plus de douceur et de justice. Le protestantisme et le catholicisme sont deux branches distinctes, mais sorties d’une même souche, et cette souche est la doctrine du Christ. Les fibres sont les mêmes, la même sève vitale se répand par l’une et l’autre de ces branches, quoique avec une force et une pureté différentes. Rejeter l’une d’elles, c’est rejeter la veine commune du christianisme qui circule dans toutes les deux. Il y a des hommes, je le sais, qui voudraient bien rejeter à la fois et les deux branches et la souche même. Aux yeux de ces hommes, la réprobation des catholiques par les protestans et la réprobation des protestans par les catholiques sont également bien venues ; ils réunissent ces deux anathèmes pour en faire la réprobation commune du christianisme tout entier. Or notre temps ressemble au mathématicien qui réduit ses équations algébriques à des expressions de plus en plus simples. En politique, l’histoire nous montre toute une série de combats qui se sont livrés entre les différentes classes de la société, entre la haute et la basse noblesse, entre ceux qui paient des impôts et ceux qui n’en paient pas, entre les seigneurs et les paysans ; aujourd’hui tous ces différends s’effacent et ne sont plus que des bagatelles en présence de la grande question qui sans cesse, d’année en année, de jour en jour, apparaît plus claire, plus caractérisée, plus menaçante à l’horizon de la société, je veux dire le combat, l’inévitable combat de ceux qui ne possèdent rien et de ceux qui possèdent quelque chose. D’un côté sont les prolétaires, les vagabonds, les mendians, ceux qui n’ont rien, pas même un chez soi ; de l’autre côté sont tous ceux qui possèdent, si peu que ce puisse être, ceux qui ont un chez soi, depuis le simple paysan avec sa petite ferme, ses vaches et son cheval, jusqu’au riche seigneur dont les domaines valent des millions. Voilà la question, voilà la lutte, et nos contemporains seront obligés de la terminer par la force, s’ils ne peuvent la régler à l’amiable. En matière religieuse, nous en sommes réduits aussi à ces redoutables extrémités. Toutes les divisions entre protestans et catholiques, luthériens et réformés, jésuites et jansénistes, quakers et méthodistes, paraîtront bientôt insignifiantes, si on les compare au grand combat qui sera livré entre ceux qui croient à quelque chose et ceux qui ne croient à rien. Il y a une propriété spirituelle ; il y a des esprits qui ont un chez soi, qui ont une croyance, une conviction, si pauvre ou si singulière qu’elle puisse paraître ; il y a d’un autre côté des prolétaires spirituels, des hommes qui, par rapport à leur âme, n’ont pas de chez soi, qui se font même un honneur de ce vagabondage spirituel, et qui voudraient démontrer la liberté de leur esprit par l’absence de toute confession religieuse. Entre les uns et les autres, un grand combat se prépare ; pourquoi donc s’attaquer à des alliés à des hommes placés du même côté que vous sur le champ de bataille, et qui, comme vous, ont la croix pour enseigne ? La prudence du monde, la charité chrétienne, la vérité historique, tout vous défend de méconnaître le catholicisme, de le repousser avec des armes déloyales, de l’accabler sous des reproches immérités… »
D’où venait l’homme qui tenait ce langage si libéral et si élevé en présence du clergé suédois ? A quels maîtres devait-il des inspirations si hautes ? M. Anders Fryxell est un des historiens les plus populaires de la Suède ; couronné, jeune encore, pour des travaux philosophiques, investi de fonctions importantes dans l’université et dans l’église, membre de l’académie de Stockholm et de l’académie de Copenhague, il appartenait à ce groupe d’esprits d’élite qui s’efforçaient de continuer dans le Nord le mouvement inauguré en Allemagne par Klopstock et Lessing. Lorsque M. Fryxell prononça ce discours, il y avait déjà vingt-quatre ans qu’il s’était rendu célèbre par ses travaux d’histoire[3] ; ses débuts littéraires remontent à 1823. C’était l’époque où le Danemark et la Suède s’instruisaient à l’école de l’Allemagne. Dans une espèce de journal de sa vie[4], Geijer nous raconte que depuis bien des années les ouvrages de Kant, de Fichte de Schilling, n’ont pas quitté sa table, et que Goethe a exercé une influence décisive sur sa pensée. « Il n’y a pas un homme, dit-il, qui m’ait enseigné plus de choses. » On a de lui un recueil littéraire où il fait connaître à son pays les principaux, représentant de la pensée allemande. Le poète dramatique Bernhard de Beskow, dans ses Souvenirs de Voyage, le médecin Magnus de Pontin dans ses Remarques sur la Nature, l’Art et la Science en Allemagne, étudiaient aussi avec une sympathie intelligente le travail de l’esprit germanique. Fryxell était un des plus laborieux champions de ce mouvement d’idées, ouvert d’une manière si brillante par Adam OEhlenschlaeger : si ses œuvres de philologie et d’histoire n’attestaient pas ce qu’il doit aux continuateurs de Lessing, ses Souvenirs d’un voyage en Allemagne nous livreraient sur ce point le secret de sa pensée. L’impartialité de la science, le libéralisme inspiré par l’étude, voilà ce que Fryxell empruntait à l’Allemagne ; il y ajoutait de son propre fonds une inspiration vraiment évangélique, le mépris du fanatisme, l’horreur de l’esprit de secte, le sentiment très vif de la solidarité qui unit, bon gré mal gré, toutes les communions chrétiennes.
Hélas ! l’orateur de la conférence de Carlstad n’a guère réussi dans la mission qu’il s’est donnée ; l’évêque devant lequel il prononçait en 1847 le généreux manifeste dont je viens de parler est précisément cet évêque de Westeras, M. Fahlcranz, qui a si : violemment attaqué la liberté religieuse à la diète de Stockholm. Il est impossible de ne pas faire de douloureuses réflexions, lorsque, remontant dix années en arrière, on compare la conférence ecclésiastique du 15 juin 1847 au vote de l’ordre des prêtres dans la séance du 31 octobre 1857. Le clergé suédois accueillait alors avec faveur une prédication toute libérale ; le voilà retombé dans une fanatique intolérance. D’où vient cela ? J’ai indiqué déjà plusieurs causes, l’interruption des rapports intellectuels qui unissaient la Suède à l’Allemagne, l’insouciance des publicistes allemands, signalée aujourd’hui par ces publicistes eux-mêmes, — des polémiques irritantes suscitées tout à coup entre les deux peuples, la question des duchés, la guerre du Danemark et de la Prusse, enfin le scandinavisme obligé de se lever avec ses généreuses passions nationales en face des passions germaniques. Ces causes sont surtout littéraires et politiques ; il y en a d’autres plus spécialement religieuses, qui excusent peut-être, sans la justifier, l’intolérance obstinée de l’église suédoise. Quelles causes ? Il faut les dénoncer franchement : ce sont d’un côté les violences de l’athéisme hégélien vers 1848, de l’autre les fureurs du journalisme théocratique en France, en Belgique et en Piémont.
À l’époque de ses derniers rapports avec l’Allemagne, la Suède avait appris avec effroi les désordres de cette philosophie qui, en prétendant continuer Hegel, détruisait à la fois la science et la religion. On voit éclater ce sentiment de tristesse et d’épouvante dans la conclusion du discours de M. Fryxell. D’autres écrivains avaient éprouvé les mêmes inquiétudes et les avaient exprimées sans détours. Ces craintes de l’athéisme hégélien avaient pénétré assez avant dans la société suédoise pour qu’une femme, auteur de romans et de nouvelles, ait cru devoir se mêler à la polémique ; il suffit de rappeler ici que Mlle Frédérique Bremer a essayé de réfuter le docteur Strauss. Si la plume sentimentale à qui l’on doit les Voisins et la Fille du ’président n’a pas hésité devant une tâche manifestement au-dessus de ses forces, on devine l’attitude des théologiens et de leurs journaux. L’occasion était bonne pour mettre l’esprit suédois en garde contre l’influence germanique. Le principal organe des passions et des intérêts du clergé, l’Abeille suédoise (Svenska Biet), ouvrit en 1839 une campagne de plusieurs années contre les idées allemandes, et ce n’était pas seulement telle ou telle école réprouvée par les philosophes dignes de ce nom, ce n’était pas seulement l’athéisme de Feuerbach et de Bruno Bauer, le nihilisme de Stirner, le matérialisme de Charles Vogt, ce n’étaient pas seulement ces doctrines abjectes que condamnaient les théologiens de l’Abeille suédoise ; c’était toute recherche libre, tout libre exercice de la pensée. Schleiermacher lui-même, l’homme qui le premier en Allemagne a combattu l’incrédulité du XVIIIe siècle, l’orateur aux lèvres d’or qui, dans ses Discours sur la Religion, réveillait le sens des choses divines et vengeait le christianisme, Schleiermacher était suspect à l’église de Suède, parce que, comme saint Basile et saint Grégoire de Nazianze, il associait le spiritualisme de Platon aux enseignemens de l’Évangile. Il y a quelques années, un jeune ecclésiastique, M. Ignell, est destitué de ses fonctions dans l’église et déclaré à jamais incapable d’en remplir d’autres ; pourquoi ? Pour son attachement aux doctrines de Schleiermacher. L’auteur des Discours sur la Religion était pourtant à Berlin l’adversaire de Hegel ; qu’importaient ces détails aux rédacteurs de l’Abeille suédoise ? Avant tout, il fallait repousser sur tous les points l’influence de l’esprit allemand. On s’explique trop bien l’action que devait exercer cette polémique. Il y a deux sortes d’hommes parmi les ennemis de la liberté religieuse en Suède : les prélats, les riches abbés, qui jouissent béatement de leurs sinécures et ne veulent pas être troublés dans leur repos, et les exaltés sincères, pour lesquels l’église suédoise est le plus ferme soutien que l’orthodoxie luthérienne possède encore dans le monde. Quel prétexte pour les premiers que les scandales de la jeune école hégélienne ! En confondant sous le même anathème tout ce qui venait de l’Allemagne, ils décréditaient d’avance le pays qui est le foyer du protestantisme en Europe, et qui avait par conséquent le plus d’autorité pour leur en rappeler les principes. Les autres, sincèrement alarmés pour la foi protestante, s’accoutumaient peu à peu à soutenir le droit de l’autorité absolue en matière religieuse. « Voyez, disaient-ils, ce qu’est devenu le protestantisme allemand. Le peuple de Luther, le peuple qu’on nommait spiritualiste et religieux par excellence, voyez où l’a conduit la liberté des études théologiques ! A l’athéisme le plus éhonté qui fut jamais. Donc point de libertés, point de réformes ; maintenons l’église nationale comme l’ont maintenue nos pères. Cette organisation qu’on attaque, c’est le rempart du protestantisme contre les protestans eux-mêmes. »
Elle est aussi, selon des esprits très sérieux, le rempart du protestantisme contre les agressions des catholiques. Je ne parle pas ici des gens intéressés à ameuter les passions ; je parle d’hommes graves, dévoués à leur foi, impartiaux cependant, et qui interrogent l’Europe entière pour se rendre un compte exact de l’état des questions religieuses. Ceux-là ne s’occupent pas seulement de l’Allemagne, ils ont les yeux sur l’Angleterre et la France, sur la Belgique et l’Italie. Or que se passe-t-il en Angleterre ? Soit habileté de la propagande romaine, soit insuffisance de l’église anglicane à satisfaire les besoins religieux qui s’éveillent, le catholicisme y a fait dans ces derniers temps d’incontestables progrès. Ce symptôme, quelque explication qu’on en donne, est certainement une cause d’alarmes. Et que voit-on en France ? Un journalisme qui ne craint pas de dire : La liberté ne peut exister que pour nous, car nous seuls possédons la vérité, il n’y a pas de liberté pour l’erreur ; — un journalisme qui réhabilite les plus mauvais jours du moyen âge et les plus odieuses figures du XVIe siècle, qui admire la ligue, qui justifie la Saint-Barthélemy, qui glorifie le duc d’Albe ; un journalisme qui s’applique tous les jours à creuser un abîme entre la foi et la raison, entre l’église du Christ et l’esprit moderne, entre le christianisme et la révolution, comme si la révolution, dans tout ce qu’elle a créé de durable, n’était pas l’accomplissement des plus beaux préceptes de l’Évangile, et comme si le christianisme ne devait pas se transformer, s’épurer, de siècle en siècle, dans la conscience de l’homme, suivant cette parole de saint Augustin : Crescat ergo, perfectus semper, crescat Deus in te ! Je ne discute pas avec cette école ; si le christianisme pouvait être enfermé à jamais dans la nécropole des âges évanouis, ce serait elle qui scellerait le sépulcre. Je ne discute pas avec elle, je dis seulement qu’elle fournit des armes terribles à l’intolérance du clergé suédois. Une seule page tracée par de telles plumes, une seule page publiquement lue à la diète de Stockholm suffit pour effacer le magnifique langage du pasteur Fryxell et ranimer des préjugés séculaires. M. Fryxell combattait pour les catholiques ; des catholiques ont brisé ses armes. Que le vénérable chef de la petite communauté catholique de Stockholm sache enfin où sont ses ennemis. Les préjugés étaient battus en brèche, l’esprit public s’éclairait de jour en jour ; les théoriciens du despotisme religieux ont ranimé les défiances. « Voilà les hommes, a-t-on dit, qui frappent à vos portes ! Déjà ils envahissent l’Angleterre et ils agitent l’Allemagne ; la Suède seule échappe encore à leur action ; défendons-nous. L’église suédoise est le dernier refuge du protestantisme. » C’est ainsi qu’une œuvre d’intolérance a été pour beaucoup d’esprits une œuvre nationale.
Voilà l’excuse de la diète de Stockholm. Hâtons-nous de dire cependant que ces argumens ne sont dignes ni de la Suède ni du protestantisme. Il y a déjà plusieurs années que la jeune école hégélienne est en déroute ; une philosophie meilleure a pris sa place, et la théologie elle-même, ranimée par cette crise, a retrouvé pour combattre l’ennemi des ressources inattendues. Quant aux prétentions de la presse théocratique à Paris, à Bruxelles ou à Turin, ces clameurs ne peuvent pas effrayer les libéraux de la Suède. L’église suédoise sera toujours forte quand elle s’appuiera sur son principe. L’honneur du protestantisme, quelque opinion qu’on ait d’ailleurs sur tel ou tel de ses dogmes, c’est de susciter dans l’âme une foi vivante et libre ; s’il prétend imposer ses formules, s’il ne respecte pas chez autrui cette liberté de conscience qu’il réclame pour lui-même, il n’a plus ni force, ni droit, ni raison d’être. Étrange façon de fortifier le protestantisme que de lui enlever son principe et sa base !
Nous avons toujours pensé que, dans la situation philosophique et religieuse du XIXe siècle, une féconde émulation devait s’établir entre les diverses communions chrétiennes. L’esprit humain ne s’arrêtera pas dans sa marche pour complaire à des âmes timides ou fatiguées ; les églises nées de la parole du Christ sont tenues d’accompagner la civilisation et de se développer avec elle. Elles peuvent le faire, elles l’ont fait déjà ; n’est-ce pas là ce qui donne au christianisme une place à part, une place vraiment divine, entre toutes les religions de la terre ? L’église de saint Louis n’est pas l’église de Constantin ; l’église de Pascal et de Bossuet n’est pas l’église de Grégoire Vil et de saint Thomas d’Aquin. Pendant toute une suite de siècles, ces transformations ont été purement instinctives ; elles doivent être désormais volontaires et réfléchies. Soit que l’église guide le genre humain comme autrefois, soit qu’elle se borne à le suivre elle est, sous peine de déchéance, attachée à ses pas. À Dieu ne plaise qu’elle soit obligée de prendre part à toutes nos controverses ; mais quand des principes certains, immortels, sont entrés définitivement dans la conscience des peuples, ils font partie de la vie spirituelle de l’humanité, et l’église, qui est la cité de Dieu ici-bas, bien loin de méconnaître ces principes, a mission de leur venir en aide. Parmi ces principes, l’assentiment des âmes d’élite a placé au premier rang la liberté de conscience. Or, des diverses communions chrétiennes, laquelle servira le mieux ce principe ? Laquelle sera le plus dévouée aux droits nouveaux, au respect de la raison, à l’amour du progrès, à tout ce qui fait le prix de la vie et la dignité de l’homme ? Voilà le théâtre où doit s’exercer l’émulation de l’église protestante et de l’église catholique. Des hommes éminens, dans l’une et dans l’autre communion, ont revendiqué déjà cette conformité de leur foi avec l’esprit de la société moderne. Faire alliance avec cet esprit, c’est vraiment un signe de force et un gage de victoire ; in hoc signo vinces.
La Suède voudra-t-elle rester au dernier rang dans cette lutte ? Au moment où elle proclame si haut qu’elle est la citadelle du protestantisme en Europe, voudra-t-elle demeurer au niveau du catholicisme napolitain ? Elle ne le peut ; son histoire, ses traditions, ses intérêts présens, tout lui ordonne de rompre une fois pour toutes avec l’esprit d’intolérance. Nous avons dit que des sectes bizarres se formaient parmi les protestans de la Suède, que les lecteurs y devenaient de jour en jour plus nombreux, que la compression poussait des âmes ardentes et simples aux extravagances du mysticisme, et que bien des esprits sages, alarmés de ces symptômes, demandaient une réforme de l’église nationale. Cette réforme si difficile à faire, la liberté l’accomplira naturellement. En présence des communions rivales, le protestantisme suédois comprendra qu’il faut autre chose aux âmes que de vides cérémonies et des formalités stériles. L’inspiration évangélique se ranimera sous cette orthodoxie pétrifiée, et l’église de Gustave-Adoiphe retrouvera la vie qu’elle a perdue. Puisse le prince régent, si dévoué au sentiment national, chercher dans cette réforme les progrès qu’il rêve pour son pays ! Ses efforts certainement ne seront pas trompés. Le 14 octobre, en fermant la session du storthing norvégien, ouverte depuis le 2 février, le prince exprima le regret que plusieurs propositions royales, destinées à unir plus étroitement la Suède et la Norvège, n’eussent pas obtenu l’assentiment de l’assemblée. « J’espère, ajouta-t-il, que le jour n’est pas loin où ces rapports des deux pays seront mieux compris, et où toute cause de défiance cessera. » Il ne s’agissait, il est vrai, que de mesures commerciales, de questions de droit maritime ; mais quand on voit en Norvège tant de libertés et de franchises énergiquement gardées, et tant d’intolérance dans la constitution suédoise, on est porté à croire que ces défiances norvégiennes dont parle le prince régent pourraient bien s’étendre à d’autres sujets qu’au droit de navigation et de commerce. Le prince désire, et il a raison, resserrer les liens des deux pays qu’il gouverne ; le meilleur moyen de vaincre la résistance du storthing norvégien, c’est de faire triompher l’esprit libéral dans la constitution de la Suède.
Et maintenant, puisque les publicistes allemands, depuis la récente discussion de la liberté religieuse à la diète de Stockholm, ont été saisis de cette grande question, il faut espérer qu’ils continueront de suivre avec sollicitude le travail intellectuel et moral de leurs voisins du Nord. Chaque peuple a son rôle particulier dans la confédération européenne ; c’est aux écrivains protestans de l’Allemagne de rappeler aux nations Scandinaves les principes du protestantisme. Les affinités de race et de religion, les services que l’esprit germanique a déjà rendus au Danemarck et à la Suède, donnent aux Allemands des droits que n’auraient pas d’autres peuples. Si OEhlenschlaeger est mort, si Geijer et Tegner ne sont plus, ils ont laissé des successeurs ; que leur école se relève donc et renoue ses liens avec le pays de Schiller et de Goethe l Que M. Fryxell, non content de ranimer les annales de la Suède dans ses curieux récits, fasse entendre encore de généreuses paroles comme celles qu’il a prononcées à la conférence de Carlstadt ! Il faut pour cela, je le sais, que l’insouciance et même l’hostilité dont l’Allemagne a fait preuve envers les Scandinaves soient remplacées par la sympathie et par l’esprit de justice. On peut déjà entrevoir quelques symptômes de ces dispositions meilleures, en dépit de l’irritante question du Slesvig-Holstein. Tout récemment encore, un historien littéraire, un brillant professeur de l’université de Halle, M. Robert Prutz, dans un remarquable ouvrage sur le poète comique Holberg, étudiait les rapports de la poésie danoise avec la poésie allemande, et regrettait amèrement que la littérature Scandinave fût suivie avec si peu d’attention par ses compatriotes. Ce que M. Prutz dit seulement de la littérature, nous le disons aussi de la religion et de la politique. La France, dans cette question, à rempli par l’organe de la presse son devoir de peuple libéral ; l’Allemagne protestante achèvera de remplir le sien, et la Suède, répondant à ce double appel, déchirera enfin les lois barbares qui l’empêchent d’occuper une place digne d’elle dans la civilisation européenne.
SAINT-RENE TAILLANDIER.
- ↑ Voyez, sur les différentes phases de la question, les études publiées ici même par M. Alexandre Thomas (15 septembre 1846), par M. H. Desprez (1er octobre 1848, 15 mai 1849,15 juin 1850), et plus récemment par M. Geffroy dans les derniers volumes de l’Annuaire des Deux Mondes.
- ↑ Voyez, dans la Revue du 1er avril 1857, l’Église et la Question religieuse en Suède.
- ↑ Il les poursuit encore aujourd’hui ; le vingt-quatrième volume de ses Récits de l’histoire suédoise a paru récemment : c’est le tableau du règne de Charles XII.
- ↑ Minnen, utdrag ur bref-och dagboeker, Upsal 1834-35,