La Question polonaise dans l’empire russe

La question polonaise dans l’empire russe
Marius-Ary Leblond

Revue des Deux Mondes tome 54, 1909



LA QUESTION POLONAISE
DANS
L’EMPIRE RUSSE




Il existe en Russie comme en Allemagne une question polonaise. Lors de la révolution, en 1905, elle s’est trouvée confondue dans toutes celles où s’agitait la Russie, mais elle s’en dégage de plus en plus et saisit l’attention publique et les gouvernemens intéressés. Les problèmes d’autonomie, de régime administratif et de culture sont discutés dans les Doumas, dans la presse et dans tous les foyers d’activité intellectuelle et politique, non seulement en Pologne mais dans tous les milieux slaves, en particulier dans des congrès pan-slaves à Prague (1908), à Pétersbourg (1909), où s’accuse un grand mouvement nouveau connu sous le nom de Néo-Slavisme et qui réunirait tous les Slaves contre les Germains. Il y a donc le plus grand intérêt à considérer avec autant de précision que d’impartialité l’état actuel des esprits, les positions diverses des partis, les thèses adverses, la valeur économique des forces en présence. Il s’agit là, en effet, d’abord de l’avenir de tout un pays quatre fois plus grand que la Belgique (dans sa plus petite évaluation), plaine fertile habitée par une race laborieuse, endurante et féconde, pays industriel en complète renaissance dont la production est devenue quinze fois plus considérable dans les cinquante dernières années ; enfin, au lendemain de l’annexion de la Bosnie et de l’Herzégovine, la solution de la question polonaise devient pour l’Europe celle dont dépend le plus le développement de la puissance allemande.


I. — LE POINT DE VUE RUSSE ET LE POINT DE VUE POLONAIS

En Russie comme en Pologne se sont formes depuis les événemens de 1904-1905 des partis à programmes minutieux très divers, qui ont leurs points de vue particuliers sur la question de la Pologne dans ses rapports avec l’Empire Russe, mais ont le plus souvent affecté de ne point se prononcer sur elle avec précision : jusqu’à cette année on l’a étouffée dans la Douma, non seulement dans la salle des délibérations, mais dans les couloirs, sous un silence sourd, ce silence glacial si pénible pour ceux qui ne sont point acclimatés à l’atmosphère du pays ; la majorité, opportuniste, a évité de donner son sentiment, ne s’étant point arrêtée à un avis net, laissant aux circonstances prochaines la liberté de peser de tout leur poids sur son indécision. Il en importe davantage de considérer avant tout le sentiment général et instinctif, très puissant, qui s’est depuis lors accentué dans les masses touchant la nationalité.

Pour les Russes, à très peu d’exceptions près, la Pologne est et doit rester incorporée à l’Empire. En vain des organes officieux très sérieux ont pu lancer l’idée d’une cession à l’Allemagne, contre les milliards qu’on lui doit, de ce pays coûteux, toujours agité, difficile à défendre autant qu’à gouverner ; en vain l’on peut répéter les propos d’Alexandre II[1] à ce sujet et leur rendre une valeur d’actualité au lendemain des désastres de Mandchourie, les Russes tiennent essentiellement à la Pologne. Ce n’est pas Pétersbourg, c’est Varsovie qui est leur vraie « fenêtre sur l’Europe. » Ils y viennent s’européaniser ; elle est une sorte de Riviera administrative, fief et terre-promise pour tout le corps bureaucratique, une manière de Paris septentrional où, du Sud même de l’Empire, les femmes des fonctionnaires sont avides de venir prendre le chic de l’élégance et de la mode, s’y débarrassant vite des toilettes écharpées de rouge qu’elles arboraient à leur arrivée. Non seulement leur fierté martiale serait humiliée de l’abandonner, mais le sentiment religieux de l’élite théocratique et de la masse superstitieuse serait blessé, resterait inquiet. Interrogez aujourd’hui même des gens de culture moyenne et vous constaterez que depuis plusieurs siècles l’orthodoxe Russie est accoutumée à s’imaginer les Polonais comme « des diables » terribles, perpétuellement agités et querelleurs, libertins, papistes mi-païens mi-dévots dont l’indépendance serait un danger continuel pour la vraie foi à laquelle on a l’orgueil d’avoir élevé des autels à Varsovie : le pays de la Vistule est considéré dès lors comme une marche religieuse autant qu’une marche militaire. Les Polonais ne constituent point pour les Russes une nation distincte de la leur ; tout au plus représentent-ils une « nationalité, » terme très vague indiquant des aspirations indécises sur des points de langue et de religion, voire de self-government, pour une région géographique particulière de l’Empire. Il ne peut être question d’en tenir compte que pour modérer les dangers révolutionnaires et donner quelque satisfaction à l’opinion publique libérale de certains grands États européens. La question polonaise pour les Russes de tous partis n’est pas une question de nation, mais une « affaire » diplomatique.

Tout au contraire, les Polonais ont le sentiment plus vif que jamais d’être une nation au même titre que les Russes, envisagés presque par eux comme également soumis à un pouvoir étranger mi-allemand mi-asiatique. Ce sentiment a même pénétré, depuis trente ans, dans la masse du peuple des villes et des paysans autrefois indifférens : après 1863, Milutine, pour les russifier en les séparant à jamais des classes élevées, leur avait distribué des terres, mais, à l’inverse de ce qu’il avait calculé, depuis qu’ils sont propriétaires, ils sont devenus patriotes, ils s’adonnent à une culture séparatiste, lisent en grand nombre les romans historiques et les brochures nationales. Il y a aujourd’hui solidarité entre tous les Polonais. Le malheur, en les retrempant, les a rebaptisés frères chrétiens. De là une plus substantielle vigueur dans leur résignation, qui est toute de réserve au lieu d’être passive. Le pouvoir fort les ayant frappés durement, tous les Polonais se regardent comme affinés encore par l’aristocratie du martyre : les désastres et les désordres de l’Empire les ont confirmés dans l’idée qu’ils restent supérieurs en civilisation aux « moskals » et qu’ils finiront par triompher. Ils font valoir que plus d’un siècle de domination n’a pu étouffer ni corrompre leur patriotisme, affaiblir leur caractère, épuiser leur race ; pour le surplus, leur esprit a évolué, surtout depuis 1863, est devenu positiviste et pratique de mystique et romantique qu’il était ; la fortune privée s’est accrue ; la population se maintient vigoureuse et laborieuse. Ils pensent qu’en 1905, ils auraient pu reconquérir la liberté si l’Allemagne ne s’était montrés prête à envahir leur territoire et si leurs partis d’extrême gauche eux-mêmes ne s’étaient refusés, par solidarité avec ceux de la Russie, à tenter un mouvement insurrectionnel. Ils éprouvent pour le peuple russe des sympathies de fraternité slave, dans lesquelles entrerait plutôt de la condescendance affectueuse pour son infériorité intellectuelle qu’une prédisposition à se laisser russifier. Se rappelant qu’ils possédaient avant les Russes une littérature nationale, ils croient offrir un esprit plus mûr et plus érudit, apte aux souplesses de l’activité et de la diplomatie occidentales. Ils se reconnaissent des défauts de caractère et des vices politiques, enclins à la démagogie, dépensiers, brouillons, parfois viveurs, mais avec plus de mesure et de dignité que leurs voisins, plus équilibrés en un mot. Même dans la douleur publique, la mentalité du pays cependant plus âgé en civilisation ne s’est pas laissé corrompre comme celle de la Russie par la philosophie pessimiste allemande : la Pologne n’a toujours eu que des révolutionnaires, jamais de nihilistes. Ils sont persuadés que, dans l’état actuel des choses, Saint-Pétersbourg et Moscou ne peuvent se passer de leur concours, si le gouvernement veut sérieusement entreprendre la régénération économique de l’Empire et la reconstitution d’une armée solide en face du pangermanisme menaçant. Ils se tiennent donc prêts à donner, non leur soumission à une politique de russification, mais leur aide loyale en échange de concessions gouvernementales.


II. — LE TERRITOIRE. — L’AFFAIRE DE CHELM

On le voit, l’amour-propre national domine dans leur état psychologique. Chrétien-Errant, grand voyageur par les deux mondes[2], — et ce n’est plus seulement aujourd’hui l’aristocrate plus ou moins cosmopolite qui se déplace, mais l’intellectuel nationaliste, — le Polonais serait satisfait de dire à l’Europe : « Tout est loin d’être parfait en Pologne, mais les Russes aujourd’hui européanisés de la nouvelle ère constitutionnelle nous considèrent comme des frères ; ils n’osent pas rendre la liberté à notre pays, mais ils cessent de le frapper. » Il demande avant tout le maintien du statu quo, qu’on ne porte point de nouvelles atteintes à sa dignité, notamment qu’on laisse intactes les frontières du Royaume telles qu’elles ont été fixées par les traités de 1815.

Un grand nombre de Français ont de la peine à comprendre qu’un peuple qui se plaint d’être privé des libertés les plus élémentaires et de subir une persécution quotidienne, un peuple soumis depuis un demi-siècle et plus au régime niveleur de toute la Russie, attache tant d’importance à conserver une ligne de frontière qui n’existe au fond que « sur le papier » et pour le seul ministère de l’Intérieur, et qui, en fait, ne lui garantit rien, puisque de part et d’autre c’est le même régime, — en dépit de quelques petites différences de législation plus ou moins appliquée[3], — sous le pouvoir discrétionnaire de gouverneurs généraux à esprits et à programmes identiques. C’est que ce papier est un traité, si vieux qu’il soit, et les puissances ont beau se jouer avec désinvolture des vieux parchemins sur lesquels elles ont apposé leurs signatures, il peut arriver que, sous l’empire de circonstances nouvelles, ces documens reprennent de la valeur ! Idéalistes plus pratiques qu’on ne le soupçonne, les Polonais tiennent à rester régis par le droit international européen qui leur a garanti leurs libertés et l’intégrité de leur territoire : leurs libertés ont pu être confisquées, il dépend des événemens qu’elles leur soient progressivement rendues ; une modification de frontières est plus grave.

Aussi l’affaire de Chelm est-elle venue, en 1909, agiter la Pologne plus profondément que cela ne s’était vu depuis longtemps, froissant à vif la susceptibilité nationale, provoquant une unanimité de sentimens qui ne s’était pas produite pendant les troubles de 1904 et de 1905. Le 26 janvier dernier, le conseil des ministres a décidé de présenter à la Douma un projet de loi pour détacher du « Royaume, » — terme désignant le territoire reconnu à la Pologne par les traités de 1815, — plusieurs districts orientaux (758 000 habitans) où il y a une forte minorité d’orthodoxes (310 000) anciennement uniates de race ruthène, et pour les réunir en un gouvernement dit de Chelm qui dépendrait directement du général gouverneur de Kiev. Depuis un siècle, la possibilité de cette amputation avait été envisagée plusieurs fois, mais aucun des tsars, pas même Nicolas Ier, ne s’était décidé à l’ordonner : tous les gouverneurs de Varsovie et agens spéciaux chargés d’étudier le projet (tel Milutine) s’étaient opposés à cette opération en déclarant « qu’elle ne ferait qu’exciter sans profit l’exaspération des populations[4], » en faisant ressortir qu’on’ offrait à la diplomatie prussienne l’occasion d’insister, comme en 1863, pour de nouveaux démembremens, de nature à faciliter des cessions de territoire. Un seul, le comte Schouvalof, sous Nicolas II (en 1895 et 1896), s’y est montré favorable. Comment le gouvernement a-t-il donc pu se laisser entraîner aujourd’hui à reprendre l’affaire ? C’est que, depuis l’édit de tolérance d’avril 1905 accordant la liberté religieuse, les uniates[5], réunis de force et par le martyre à l’orthodoxie, sont rentrés en masse dans le catholicisme : on en a vu en quelques semaines 400 000 (dont 180 000 pour le gouvernement de Chelm) affirmer devant les autorités qu’ils voulaient ne plus être tenus pour orthodoxes. Le Saint-Synode n’a pu en prendre son parti. En vain le gouverneur général de Varsovie, Maximovitch, a-t-il reconnu « mensongères » les plaintes de l’évêque orthodoxe de Lublin sur le zèle du clergé catholique au lendemain de l’édit de tolérance : après le départ du ministre de l’Intérieur Dournowo, qui avait repoussé ses doléances, le Synode a agi sur le président du Conseil. La création du nouveau gouvernement de Chelm, en plaçant les anciens uniates sous le régime religieux de l’Empire, — non appliqué au Royaume, — lui permettrait d’interdire toute adhésion au catholicisme de ceux qui n’y sont pas encore retournés et des enfans nés des mariages mixtes. Elle permettrait même, selon le calcul des journaux vieux-russes, de ramener à l’orthodoxie 40 000 des récens convertis. Elle entraînerait également comme conséquence la suppression du polonais dans toutes les matières d’enseignement et la limitation des droits d’acquisition des terres Trois ministres se sont prononcés dans le Conseil contre le projet, et le président de la Douma le juge impolitique. Le club polonais de cette assemblée a déclaré qu’il démissionnerait si le projet était voté. Des manifestations se sont produites à l’hôtel de ville de Lwow et dans diverses villes d’Autriche-Hongrie.

Le peuple polonais se sent de ce fait touché dans son sentiment patriotique ; il appréhende un précédent qui entraînera la Russie à déchirer morceau à morceau le territoire du Royaume ; il s’estime insulté. Ne le frappe-t-on pas, ne le blesse-t-on pas en effet juste au moment où sa représentation vient de faire acte de modération, où, pour la première fois, ses mandataires ont publiquement renoncé à réclamer les provinces lithuaniennes, fondamental sujet de conflit ? Non seulement ces provinces ne sont plus appelées polonaises, mais les Polonais se bornent à demander pour leurs concitoyens établis là l’égalité de droits civils ; en outre ils ont décidé avec les Polonais élus députés à Wilno et en Ukraine, de ne point, se réunir en un même club, malgré l’unité absolue de leurs vues ; ils ont formé deux kolos distincts. Bien des patriotes les ont suspectés pour ce fait de trahison. Et voici que le gouvernement, au lieu d’apprécier dans leur décision une marque de déférence, semble vouloir y trouver une preuve de faiblesse et redoubler de rigueur.


III. — LA REPRÉSENTATION A LA DOUMA

Les Polonais tiennent beaucoup plus à conserver l’intégrité de leur territoire qu’à participer aux conquêtes démocratiques du peuple russe. Il ne leur importe d’aller à la Douma que pour y faire entendre leurs revendications nationales, nullement pour se mêler aux luttes sociales de l’Empire dont, par politique, la représentation polonaise estime devoir se désintéresser. En 1906, à la première Douma, la Pologne, prenant à cœur de répondre avec zèle à l’initiative gouvernementale, — au point que dans certaines communes le chiffre des votans fut de 91 à 97 pour 100, — élut 36 députés, auxquels pouvaient se joindre 15 députés polonais de Lithuanie et d’Ukraine et 5 autres élus dans le reste de l’Empire. Le Tsar, par décision du 3 juin 1907, réduit ce nombre des deux tiers ; ils ne sont plus que 11. En même temps, pour diminuer le nombre des députés polonais élus par la population des gouvernemens de la Lithuanie, de la Podolie, et de l’Ukraine, on y a changé le mode d’élection. Dans deux gouvernemens (ceux de Wilno et de Kowno), on a établi des députés spéciaux de la minorité russe (comme à Varsovie) ; dans les autres gouvernemens on a institué le suffrage d’après le scrutin « national, » mais c’est le gouverneur qui fixe les limites de chaque arrondissement, de sorte qu’il est devenu à peu près impossible d’élire des Polonais. Deux circonscriptions spéciales ont été créées pour les orthodoxes de la région de Chelm et de Varsovie où ils ne sont qu’une poignée de fonctionnaires. Cette mesure a paru peu regrettable aux esprits les plus modérés en Russie et aux personnalités européennes les plus soucieuses de voir se nouer quelque amitié entre Russes et Polonais. Elle ne pouvait qu’affliger ces derniers sans atténuer l’importance de leurs réclamations : le nombre de leurs représentans devant être toujours insuffisant à leur assurer la majorité dans tout débat sur l’indépendance, leur est indifférent.

Conformément au vote du Congrès des zemstvos russes qui s’était prononcé en 1905 par 168 voix contre 16 pour l’autonomie de la Pologne, ils ont demandé, dès la première Douma, la convocation d’une diète à compétence limitée siégeant à Varsovie, à laquelle seraient déférés le contrôle du budget local et l’organisation des écoles, — le pouvoir exécutif, les Affaires étrangères, l’armée, les douanes, la poste restant entièrement entre les mains des Russes. Sur ce point, tous les Polonais sont d’accord. Le parti socialiste comme les autres, malgré les objurgations de la social-démocratie allemande, réclame l’autonomie ; il revendique même l’honneur d’avoir fait renaître les aspirations à cette autonomie. La division ne se produit que sur la fixation de programmes maximum et minimum : l’extrême-gauche (socialistes) déclare que l’autonomie ne peut être réalisée qu’avec l’indépendance ; la gauche et la droite, — c’est-à-dire les progressistes (sorte de radicaux) fortement mêlés de juifs polonisés, les démocrates-nationaux (opportunistes), les réalistes (conservateurs organisés en parti d’affaires), — formant bloc contre les élémens révolutionnaires, considèrent comme une chimère dangereuse la poursuite de l’indépendance.

L’aristocratie, qui se rattache pour une bonne part aux réalistes, a rédigé un programme de « politique d’intérêts, » répudiant tout séparatisme comme funeste à la Pologne parce qu’il aurait pour effet, — d’accord avec les social-démocrates allemands, — de rétablir la barrière douanière entre l’Empire Russe et le Royaume. L’industrie polonaise, qui a pour débouché des territoires de l’Empire, serait ruinée de ce fait ; l’agriculture seule bénéficierait de la main-d’œuvre inoccupée ; mais, selon les économistes, la plus-value de la propriété agricole la ferait monter au maximum à 200 millions de roubles ; tandis que la diminution des richesses placées dans l’industrie (500 millions) serait considérable ; la concurrence allemande mettrait sur le pavé 150 000 ouvriers. Le Zollverein avec la Russie lui est au contraire précieux pour la Pologne : depuis vingt-cinq ans, plus les Russes accomplissaient des progrès en Asie, plus les industriels polonais effectuaient d’affaires ; en cinquante ans l’industrie polonaise a plus que décuplé. En conséquence, la noblesse et la bourgeoisie capitalistes veulent un régime loyaliste, analogue, à celui de la Galicie autrichienne, et sont irréductiblement hostiles aux révolutionnaires. Les chefs du parti national-démocrate, — le plus considérable, — sont en général d’accord avec les réalistes sur ce point.

La majorité effective de la Pologne se rallie donc à ce programme d’autonomie non séparatiste : organisation du crédit pour l’amélioration de l’agriculture, d’une action collective avec les Russes pour éliminer les fabricans allemands du grand marché russe, organisation des cartels et des trusts de l’industrie nationale pour qu’elle reste maîtresse du marché. A la Douma, c’est cette opinion qui est exclusivement représentée par le club polonais qu’on a caractérisé « groupe des autonomistes, conservateur au point de vue social ; » on ajoute généralement « qu’il sert plutôt les intérêts des agrariens polonais ; » mais il défend aussi ceux des ouvriers des villes dont les salaires dépendent de l’écoulement des produits manufacturés. Les paysans, qui auraient avantage à voir le déplacement de la richesse se faire en faveur de la propriété agricole, sont en général ignorans de la question : ils attachent beaucoup moins d’importance à l’autonomie qu’à l’emploi de la langue maternelle dans les écoles et les communes et votent de cœur pour les agrariens. On peut donc dire que le pays légal est sincèrement pour l’union douanière avec la Russie, pour l’entente économique nécessitant le loyalisme politique. Un régime de persécution trop déprimant pour ses forces productives peut seul le détourner de ce programme, car le Polonais est aujourd’hui avant tout positif.

L’habileté du club polonais, à la Douma, est de présenter cet accord économique avec les Russes comme un abandon des revendications d’indépendance, comme une concession ; — et devant un grand nombre des électeurs, c’en est d’ailleurs une réellement, si l’on tient compte du sentiment de la nation. En retour, il demande un self-government limité, terme moyen entre le régime communal d’Allemagne et celui d’Angleterre, voire restreint au régime de zemstvos que la Russie proprement dite possède depuis plus de trente ans. De 1905 à 1908, ces députés étaient tellement persuadés des avantages qu’il y avait pour la Russie à le leur octroyer en échange de leur loyalisme actif devant le danger allemand et le danger révolutionnaire, qu’ils avaient les plus grandes espérances de l’obtenir ; et ils menaient dans le pays une campagne violente contre les révolutionnaires qu’ils taxaient d’antipatriotisme, comme aptes exclusivement à provoquer la rupture entre les Russes et les Polonais et le maintien de l’état de siège. Mais aujourd’hui, ils n’ont guère plus d’espoir ; ils ne caressent plus les illusions, — qui étaient générales et très vives dans tout le pays après l’entrevue de Revel, — que le gouvernement impérial sentirait l’opportunité et l’urgence d’une atténuation du régime en Pologne. Ils sont déconcertés devant les partis d’extrême-gauche qui reconquièrent le terrain perdu dans l’esprit public, et d’autant plus facilement que le maintien de la politique répressive apparaît à tous dû à la pression allemande. Tout au plus espère-t-on encore obtenir, peut-être, pour les villes des conseils municipaux, pour les campagnes des zemstvos où des privilèges seraient garantis aux orthodoxes. En 1904-1905, les communes avaient élu leurs secrétaires, inauguré la discussion des budgets et voté toutes l’introduction de la langue polonaise dans les livres de mairie : un ordre ministériel les y autorisa pour une partie des actes, mais cela même, on ne croit plus pouvoir le garder longtemps. Le découragement est général, très favorable à la renaissance des sociétés secrètes qu’avait à peu près dissipées l’espoir d’une autonomie même fort limitée. Les activités intellectuelles qui désiraient s’employer au développement de la culture polonaise sont rejetées vers la politique, le plus souvent vers la politique révolutionnaire. Tous les partisans de l’entente loyale sont portés à démissionner : le président du club polonais de la Douma s’est déjà retiré en 1908, ses collègues se tiennent prêts à suivre son exemple cette année ; dans le Conseil de l’Empire aussi, un dernier projet de loi qui réduit encore les droits électoraux des Polonais ayant été adopté, des démissions ont été offertes. On s’achemine vers une grève de députés.

Elle ne serait point de leur part une bouderie puérile : la situation devient trop ingrate pour eux. Ils ne veulent pas paraître plus longtemps aux yeux de l’Europe participer à un pouvoir législatif qui n’accorde aucune atténuation de régime à leur pays, puisqu’ils n’obtiennent même pas, comme toutes les minorités parlementaires des autres Etats, un certain nombre de concessions honorifiques. Ce sont en général des gens très froids, un peu compassés et raidis, de cet aspect sévère qu’une dignité naturelle impose aux représentans d’un peuple qui vit sous des lois d’exception, prompts cependant à la cordialité, toujours prêts à se donner immédiatement et entièrement à une lâche de collaboration dévouée dès qu’on la leur offrira, vivant donc dans une expectative fatigante. On voit tout de suite dans leurs traits une patience dramatique, une résignation contractée ; leur visage est sans lumière : c’est que, très laborieux, ils sont réduits à une desséchante inutilité, et il n’y a peut-être pas de consomption plus épuisante que celle de parlementaires patriotes réduits à une impuissance solennelle. Très intelligens et vifs, ils doivent s’astreindre à des discours secs, courts, extrêmement modérés, sans éclat, dans une Douma étrangère, devant une gauche gênée, une droite méfiante, une extrême-droite implacable, une extrême-gauche hostile.


IV. — LE NÉO-SLAVISME

Cette question politique de l’autonomie polonaise fut le sujet fondamental des premières et des dernières délibérations du Néo-Slavisme, grand mouvement de race qu’il faut définir ici avec précision selon les conditions historiques où il se détermina. Son premier congrès a été tenu à Prague en 1908, au lendemain de l’entrevue de Nicolas II avec Edouard VII : il était caractérisé comme un mouvement nouveau fort différent du panslavisme et qui, dans une certaine mesure, s’y opposait, tout en réunissant les mêmes nationalités et en utilisant l’ancienne organisation de celui-ci. Le panslavisme, avant tout orthodoxe, était anti-européen ; le néo-slavisme est exclusivement anti-germanique : le premier, même au lendemain de Sadowa, se faisait par une émulation en quelque sorte « cordiale » avec le développement panprussien ; le second est en rivalité et même en hostilité avec ce développement. Seuls, s’abstinrent d’assister au Congrès les Ruthènes de Galicie, parce qu’ils sont germanophiles, et les Polonais de Posnanie, en raison de leur situation dans l’Empire des Hohenzollern.

Le mot de panslavisme est entré dans l’histoire européenne en 1830 pour désigner la tendance des populations de race slave « à se grouper en un seul corps politique sous la tutelle ou domination de la Russie[6], « religieuse autant que politique. Cette confédération suscitée par le parti orthodoxe clérical était dirigée contre l’Autriche-Hongrie ; aussi le premier congrès des Slaves de cet empire à Prague, en 1848, fut-il rapidement dissous. En 1867, ils allèrent manifestera Moscou contre le Dualisme ; mais la proclamation du régime constitutionnel n’en avait pas moins porté un coup mortel au Panslavisme qu’acheva de ruiner, chez les Ruthènes de la Galicie orientale, parmi lesquels Moscou faisait sa plus active propagande, la politique d’orthodoxisation brutale envers les Ruthènes de l’Ukraine russe.

Cependant le panslavisme avait exercé une puissance considérable d’attraction sur divers de ces groupes slaves, chez qui la solidarité ethnique, accrue par un instinct de sociabilité supérieur à celui des Anglo-Saxons et des Latins, est parfois aussi forte que le patriotisme de nationalité, quand les libertés essentielles ne sont pas trop brutalement opprimées. Alors, pendant longtemps, les rigueurs de l’autocratie déconcertèrent toute idée de confédération slave, une telle confédération, même exclusivement spirituelle, ne pouvant se réaliser qu’en assurant l’hégémonie de l’élément russe, le plus important de beaucoup. De 1905 à 1908, les exécutions ne faisaient pas trêve à Varsovie ou à Lodz ; mais, au lendemain de la loi prussienne sur la propriété en Posnanie, une haine si profonde et si véhémente de l’Allemagne s’est accentuée dans le cœur des Polonais du Royaume et du Duché, qu’elle a atténué le ressentiment soulevé par la dureté moscovite. Tous les esprits se sont trouvés favorables à une entente slave contre le germanisme si vigoureusement actif et provocant, dût-elle servir Pétersbourg. Au fond, même chez des socialistes, nous avons constaté des prédispositions à quelque complaisance pour le Tsar, par esprit de réaction contre l’Allemagne et ses fonctionnaires.

Cet état d’âme, qui persiste malgré tout, présente à l’étude un grand intérêt. A Vienne, à Cracovie, à Lemberg, à Zakopane, à Varsovie, à Posen, à Berlin, nous nous sommes entretenus avec les représentans des classes et des professions diverses : nous avons été continûment frappés d’une indulgence relative pour le gouvernement russe et de la haine, — opiniâtre et méthodique chez les esprits les plus indisciplinés, — pour le gouvernement prussien. L’aristocratie riche, elle aussi, malgré l’aisance avec laquelle elle évolue entre les stations élégantes de l’Italie et de la France et la mentalité cosmopolite qui est ainsi déterminée chez elle, concentre avec âpreté son patriotisme à détester en Allemagne un autocratisme à esprit de fonctionnaire tatillon, à procédés de tabellion spoliateur : il y a évidemment pour un gentilhomme, surtout pour un gentilhomme polonais, quelque chose de plus agaçant à être exproprié administrativement qu’à être emprisonné et déporté, ce qui laisse encore du terrain à la poésie des évasions. A Varsovie, c’est l’état de siège ; à Posen, c’est l’obsession : extorsions, amendes, tracasserie incessante et savante, injure quotidienne. Avec abondance les chefs et businessmen du parti réaliste, dédaignant les autres questions, nous documentent sur l’ingérence des Allemands en Russie, en Galicie, — où ils suscitent le mouvement, ruthène, mouvement de paysans anarchistes et d’intellectuels illettrés, contre la civilisation polonaise, fine, généreuse et largement humaine, — à Vienne où ils ont réussi à faire condamner l’illustre Sienkiewicz dans un procès inique intenté par quelques étudians qui l’accusèrent d’avoir calomnié « leur groupement. » Un des poètes les plus brillans de Cracovie, l’éloquent Rydel, noble esprit à la Goethe, fervent de la beauté antique et des mœurs idylliques, ramène sans cesse la conversation sur la pédantesque bureaucratie de Berlin, la lourdeur teutonique, la laide et prétentieuse civilisation de la Germania. Il ne songe point sans horreur aux victimes de Novi Swiat, aux étudians arrêtés pour avoir eu chez eux des brochures socialistes et exécutés après deux ans de détention sans interrogatoire, après une instruction d’une heure. A Praga une jeune dame bien connue de toute la Pologne pour l’admirable dévouement avec lequel elle s’est consacrée à défendre et à soutenir les prisonniers, nous déclare, tout en consolant des mères qui attendent depuis un an le jugement de leurs fils, qu’elle aime mieux habiter la Pologne russe, où la mort peut vous frapper chaque jour, que la Posnanie, où c’est l’étouffement lent et inévitable, l’enlizement dans la germanisation.

Ce qui indigne et navre le plus les Polonais, c’est que l’Allemagne, par des procédés minutieux et merveilleusement méthodiques, menace à Posen la nationalité dans l’ensemble de la race : à côté d’un tel danger, peu importe le sacrifice de milliers de vies dans la capitale et à Lodz ; la nation polonaise y survit, dix fois plus forte et consciente qu’au temps de son indépendance. Percevant ce sentiment quasi unanime et en tirant parti avec un sens politique très habile, en 1907 un professeur russe prit l’initiative de convoquer un congrès slave, et un cercle important de Pétersbourg, composé en majorité des membres du parti gouvernemental des Octobristes, envoya en Autriche un délégué pour inviter les Slaves de l’empire des Habsbourg à une conférence préliminaire où serait discutée la question même du congrès. Puis les Tchèques, envahis par les Allemands qui, au moyen d’associations enserrantes, les dépouillent de leurs propriétés, les enveloppent de banques et d’usines par un système de conquête capitaliste, et veulent même adultérer leurs universités, ont fait appel aux Polonais des trois Polognes. Après s’être allié adroitement les Croates-Slaves, les Serbes et les Bulgares, ils ont invité chez eux les délégués des minorités d’Allemagne et des majorités russes et les ont convoqués tous à fonder avec solidité le Néo-Slavisme. Prague a réuni, en juillet 1908, les délégués élus de toutes les nationalités slaves : notamment, pour les Russes, le prince Lwof, le comte Bobrinsky, M. Maklakof, auxquels se joignit bientôt le frère de M. Stolypine ; pour les Polonais de Russie, M. Dmowski, le comte H. Potocki, Chylinski ; pour les Tchèques, MM. Kramarz, Grek.

Tous arrivaient d’accord sur l’urgence : « 1° de réagir contre l’expansion pangermaniste depuis la Baltique jusqu’à Constantinople ; 2° de contrecarrer l’influence allemande sur la Russie et l’Autriche. » Ils se proposaient une étroite alliance intellectuelle et plus tard politique entre les divers groupes slaves contre le germanisme, qui ne se borne pas à gouverner despotiquement les races qu’il a soumises, mais les dépossède, envahit économiquement les pays voisins, s’infiltre dans la bureaucratie de l’Empire russe et s’y cantonne pour favoriser le développement de la civilisation allemande au détriment des Slaves, suscite enfin contre ceux-ci d’autres petites nationalités en entretenant en Europe une campagne de calomnies à laquelle sont affiliés des écrivains de la notoriété de Biörnson. Il s’agissait d’organiser l’alliance des Slaves pour la défense de la langue tchèque en Bohême et de la langue polonaise dans l’ancien royaume et le grand-duché de Posen, en montrant aux Russes l’intérêt qu’ils y avaient, car les Polonais reconnaissans n’hésiteraient point, en cas de guerre, à oublier leurs vieux griefs et à employer tous les moyens pour combattre l’ennemi commun.

On proclama préalablement le but pacifique de cette entente entre « consanguins, » fondée sur une absolue égalité de droits et le respect réciproque des individualismes nationaux. Le leader tchèque, docteur Kramarz, ayant rappelé que le différend polono-russe était le principal obstacle à l’organisation de la question slave et affectait la cause commune d’un énorme préjudice, M. Dmowski déclara que, combattant sur leur territoire pour sauvegarder leur développement national, les Polonais ne faisaient pas dépendre de cette lutte leur attitude dans la question slave ; ils étaient même prêts à s’entendre avec les Ukrainiens, malgré l’assassinat du gouverneur de la Galicie comte Potocki. Au nom de la délégation russe, M. Krassowskiy promit qu’elle s’efforcerait de faire disparaître tous les obstacles qui jusqu’alors avaient barré la route au développement national des Polonais. Ceux-ci acceptèrent « le principe de l’union avec l’Empire russe, en se conformant aux besoins généraux de l’Etat. » Le célèbre professeur de l’université de Cracovie Marian Zdziechowski parla en russe en l’honneur de l’idéalisme russe. On jeta les plans d’une exposition panslave à Moscou en 1905, d’une banque slave, d’une confédération de journalisme slave. Dans les fêtes des sokols, des délégués furent couverts de fleurs et portés en triomphe. Le comte Bobrinsky, député russe, décida que l’on devait redemander à la Douma l’autorisation de restaurer les sokols polonais. Le docteur Grek, dans un toast au leader Maklakow, affirma que le génie slave qui avait rapproché Pouchkine de Mickiewicz unirait, après les poètes, les hommes d’action. A l’issue du Congrès, les députés russes, comte Brobrinsky, MM. Girickiy et Lwof et le général Wolodimirof, se rendirent à Cracovie et à Léopol où des banquets furent donnés en leur honneur : le général y but à la prospérité de la Pologne et le comte Bobrinsky s’écria : « Ceux qui comprennent le mal que nous nous faisons et que nous nous sommes fait sont de plus en plus nombreux parmi nous. Notre malentendu actuel doit se changer en amitié réciproque. » La presse fut presque unanime à exprimer sa sympathie chaleureuse. Le concours, l’entente slave étaient assurés, semblait-il, pour longtemps dans l’enthousiasme, — inimaginable pour ceux qui n’en ont pas vu l’expression, — qu’a suscité dans l’Europe centrale l’entrevue du roi d’Angleterre et de Nicolas IL Depuis la guerre d’Orient, elle fut le plus grand événement qui passionna l’âme slave et l’enhardit aux vastes espérances.

Mais le sentiment, et si l’on veut l’instinct de race, n’a pas été et ne reste point le seul instigateur du néo-slavisme. La solidarité ethnique, fraîchement cimentée entre Polonais et Russes, n’est pas assez unanime et profonde pour qu’il doive en résulter immédiatement rien de durable sur quoi l’on puisse fonder quelque politique nouvelle, sur quoi même les héritiers des idées d’Alexandre III puissent restaurer une politique slave. Les affaires de Serbie même, devant lesquelles, malgré tout, les Galiciens et la plupart des Varsoviens restent indifférons ou gênés, ne pouvaient suffire à resserrer le néo-slavisme, à lui donner de la validité. Il a son fondement le plus sérieux dans la conscience des nécessités économiques nouvelles qui résultent de la guerre russo-japonaise et de la façon dont les Allemands les envisagent.


V. — LA PÉNÉTRATION ALLEMANDE EN RUSSIE : LES INTÉRÊTS RUSSES

Les Russes ont constaté les fautes du régime autocratique et les difficultés extrêmes d’une réfection complète de l’Empire. Après Moukden, ils ont compris qu’il fallait limiter leurs ambitions et leur effort, restreindre en Europe la sphère de leur activité, pour concentrer leurs entreprises dans les régions maritimes du Sud, leurs ressources et leur crédit ne permettant plus les mêmes dépenses qu’autrefois. Ils ont plus que jamais besoin du concours loyal, et zélé, des Polonais devant le péril allemand.

Déjà les lois pour l’expropriation des Slaves dans l’Allemagne orientale les ont vivement touchés. Président et vice-présidens de la Douma, légistes, universitaires, aristocrates ont protesté contre elles avec véhémence : « La société russe est émue et indignée par une pareille tentative ! » s’est écrié le prince Dolgoroukoff. Ils voient dans les dernières mesures de la politique prussienne « une phase de la lutte engagée par le pangermanisme contre les Slaves,… l’engloutissement des populations slaves par la race germanique. Le germanisme n’est fort que par les divisions intestines de la famille des Slaves. »

Sur le territoire russe même, le péril grandit. Tout d’abord, le nombre des Allemands augmente rapidement dans des proportions effrayantes. Dans le Royaume, il a passé de 278 900 en 1863 à environ 500 000 en 1904, à 607 840 en 1908 ; à Lodz seulement s’en massent 125 000. Dans les gouvernemens voisins de Pologne, ils sont près de 150 000, plus de 300 000 dans les Provinces Baltiques. Au total, plus de 2 millions dans l’ensemble de la Russie occidentale. Il convient de considérer la proportion avec la population globale : 41 pour 100 dans certaines communes ; et plus encore avec la population russe : 21 Allemands pour 1 Russe dans le gouvernement de Plocz, 40 pour 1 dans celui de Kalisz, 54 pour 1 dans le gouvernement de Piotrkof. Ils sont presque tous protestans, évangélisés par des pasteurs impérialistes. Le tiers accomplit le service militaire en Prusse, et même ceux qui sont naturalisés Russes conservent leur nationalité allemande en vertu d’une loi votée à Berlin en 1892. Ils développent une vie allemande intensive, possédant des écoles en langue allemande, où l’instituteur allemand, soutenu par le Schulverein, célèbre les offices les jours de fête. Dans les maisons de style saxon où les ustensiles mêmes viennent de Berlin et de Dantzick sur les bateaux de transports prussiens de la Vistule, s’érigent les portraits de l’Empereur, de l’Impératrice et des princes allemands. On leur facilite les voyages vers la Sprée, on leur envoie des journaux prussiens, qui attisent leur ferveur combative. Ils entretiennent des théâtres, tels que celui de Lodz, beaucoup plus prospère que le théâtre polonais, grâce aux subventions. Cette seule ville a trois publications allemandes, dont deux quotidiennes.

Les journalistes russes ont révélé à quel point ils étaient l’objet de la sollicitude pangermaniste, notamment des deux associations Gustav Adolph Verein et Allgemeiner Deutscher Schulverein zur Erhaltung des Deutschthums im Auslande. Sous cette action, toute une troupe d’associations hakatistes a surgi à Lodz ; elles réclament pour leurs concitoyens la plus grande partie des écoles au détriment des Slaves, bien que les Allemands forment seulement le quart de la population, et aient élevé un lycée national : « Nous nous adressons, dit la circulaire, à toutes les fabriques et à toutes les firmes de la patrie allemande, pour obtenir leur concours, qui apportera aussi un grand profit à l’industrie de l’Empire allemand, puisque cet établissement scolaire est destiné à servir exclusivement la culture allemande et le développement économique allemand. » En plein territoire russe fut fondée l’« Union de propagande allemande en Pologne russe » sur l’appel du pasteur Pulsa, « prédicateur de la circonscription militaire de Varsovie. » L’organe des hakatistes silésiens, Schlesische Zeitung, a pu se féliciter de ce que les sociétés purement tudesques se multipliaient à Lodz : 8 chorales, 4 gymnastiques, 3 vélocipédiques, Union des commerçans allemands, Union professionnelle allemande de l’industrie textile, Union des ouvriers et patrons allemands qui a introduit la répartition des caisses scolaires d’après les nationalités, grande union scolaire, société de secours pour les Allemands de la Confédération, en tout une trentaine d’associations auxquelles l’Empereur fait envoyer par le consul général « une collection de chants populaires allemands pour les chœurs d’hommes, collection éditée sur la recommandation de Sa Majesté l’Empereur et Roi » et transmise par « Son Excellence le ministre prussien des cultes. » A Bielostock, un organe spécial pangermaniste pour les ouvriers, Die Wahreit, distribué gratuitement, prépare l’opinion des classes laborieuses à l’occupation éventuelle par l’Allemagne d’une partie du territoire actuel de l’Empire russe ; on peut en donner cet extrait : « Il est inutile de rêver à l’autonomie des Polonais. Le projet allemand d’expropriation a été déjà adopté ; nous ferons bien de l’oublier et de chercher notre salut dans l’industrie. C’est par ce moyen que nous pourrons dominer la Russie, mais il nous faut de l’intelligence et des précautions. »

Les Preussische Jahrbücher prédisent avec le professeur Roschen, le conseiller de gouvernement Rod, Martin, la conquête de la Russie occidentale, et le professeur Karl Jentsch recommande, pour que cette conquête soit pacifique, l’envoi de 40 millions de colons germains. En attendant, les Allemands qui habitent la Russie sont visités par des missions de la Preussischer Kriegerverein portant sur la poitrine des insignes avec des croix noires et l’inscription Für Gott, Kaiser, Vaterland ; l’une d’elles eut pour chef le général prussien Spitz. « Parmi les « Kriegers, » se trouvaient des généraux, des colonels, des majors, des capitaines de marine, des correspondans et des rédacteurs des journaux les plus hakatistes, des landraths prussiens. Ainsi que l’a annoncé le Kurjer Warszawski, les chants et les clameurs des Allemands faisaient trembler les murs de Ciechocinek. Pendant le dîner, on chantait l’hymne national allemand : Heil dir im Siegeskranz. Cette excursion fut accueillie, avec des ovations par les autorités locales. »

On comprend que les journalistes russes se soient émus. Après le Kraj de Saint-Pétersbourg, les Saint-Pétersburskiia Wiedomosti du prince Uchtomski, l’organe de Gringmuth, Moskowskiia Wiedumosti, ont dénoncé l’action souterraine des Prussiens dans l’Empire. En même temps, le journal progressiste Siewodnia découvrit que « dans les postes officiels les Allemands constituaient une proportion de 80 pour 100 dans toutes les situations supérieures, dans l’armée, dans la marine, dans le gouvernement même, c’est-à-dire dans le cabinet ministériel. » Dans la Novoié Wremia du 15 février 1909, Mienszykof lança un appel, attribuant « les insuccès de la diplomatie russe à ce fait que la composition du personnel du ministère des Affaires étrangères n’est pas russe, et il fit remarquer que, sur 648 employés de ce ministère, 520 portent des noms étrangers, principalement allemands. » Les publicistes russes établissaient que les colonies allemandes s’échelonnaient, par une sorte de plan de guerre, le long des voies de communication el se resserraient en masses compactes autour des forteresses : tout autour de Dubno, citadelle de 4 000 hommes de garnison, est installée presque toute une voïvodie allemande, composée de 307 000 âmes. Autour de la forteresse de Kowno, dans l’arrondissement de Kowno et dans les arrondissemens voisins, résident 15 000 colons allemands ; entre les forts, le camp et le pont du chemin de fer, sur le Niémen, sont dressées une dizaine de fabriques appartenant à des Allemands, qui sont même sujets de l’Empire allemand ; les terrains autour de Kowno et de la forteresse sont acquis par des Allemands. On notait, d’autre part, que chaque année des officiers allemands faisaient des tournées parmi les colons : les autorités militaires découvraient parmi ceux-ci une association d’espions ; le général Kaulbars trouva un jour de manœuvres dans le moulin à vent d’un meunier toutes les pièces démontées d’un pont militaire. Une association de Lodz, l’Association allemande de tir pour l’exercice du tir à la carabine, l’entraînement à la marche, l’acquisition de réserves d’armes et de munitions, entretient un vrai corps de francs-tireurs.

Sous Alexandre III le général Kosicz avait établi une carte spéciale des résidences allemandes qui détermina l’Empereur à des mesures restrictives contre les Allemands (oukases de 1887, 1888, 1892). Aujourd’hui, comme l’ont dit des députés russes à la Douma (1909), la police, inintelligente, favorise les menées pangermanistes. Le professeur russe Pogodine signale dans le Riecz que, si les sokols polonais sont suspendus, les associations gymnastiques allemandes ont été honorées de complimens du général gouverneur. Alors que les chants patriotiques polonais sont interdits, les Wacht am Rheine, Deutschland über Alles retentissent avec force sur le territoire russe. Les autorités locales accueillent avec des ovations les expéditions des hakatistes. On condamne les journaux polonais qui réclament la lutte contre le germanisme. La direction de l’instruction publique propose l’introduction de la langue allemande dans les écoles privées à la place du polonais. Et cependant, les comités slaves de Moscou et de Pétersbourg peuvent s’alarmer de ce que, à Lodz, une grande partie de la population slave se germanise dans les usines allemandes, des ouvriers polonais n’y parlant plus que l’allemand. Dans certains villages, les deniers Polonais entretiennent des écoles allemandes où les enfans n’apprennent que l’allemand.

Dans toute l’Ukraine et la Lithuanie, l’action germanique s’affirme plus nettement anti-russe, n’ayant point à se dépenser autant contre le polonisme. L’Allemand ne parlant qu’allemand, les Slaves apprennent sa langue avec haine, mais ardeur, la masse par nécessité commerciale, l’élite dans l’ambition de conquérir, avec la culture, la méthode ; les étudians vont poursuivre leurs études à Berlin, Breslau, Heidelberg. Selon un grand nombre de publicistes, à l’heure actuelle, la Prusse dépense ses ressources diplomatiques et financières à fortifier le séparatisme petit-russien, notamment en subsidiant les Mazeppins et les Stundistes.


Les inconvéniens que comporte pour la Russie même l’asservissement de la Pologne ressortent des événemens récens. Non seulement, comme l’ont montré les Pétersburskia Wiedomosti, le système de Katkof, limitant les droits des Polonais pour l’acquisition des terres en Lithuanie, n’a contribué qu’à livrer aux Prussiens à bas prix les propriétés, à leur faciliter les coudées franches dans le territoire de l’Empire sur la route de la capitale ; mais des millions ont été engloutis dans la police répressive qui eussent pu servir en Russie aux réformes intérieures. La Pologne, au lieu de fournir à Pétersbourg des hommes d’État et notamment des financiers aussi habiles que les Dunajewski dont Vienne sut tirer si bon parti, ne lui prête que des caissiers et des ingénieurs. Or il apparaît qu’elle eût pu effectivement contribuer à l’organisation « occidentale » de l’Empire, « l’Intelligence, » comme on dit là-bas, y étant plus abondante qu’eu aucune autre région et rompue entièrement aux méthodes d’Occident. Le prince Volkonsky, vice-président de la Douma, a vanté « l’aptitude des Polonais au service de l’État et leur bravoure sur le champ de bataille. »

Peut-être même la Russie n’aurait-elle pas été vaincue en 1901 si, après 1863, elle avait eu l’habileté de traiter la Pologne comme l’Autriche traita la Hongrie écrasée après l’insurrection : des révolutionnaires polonais n’ont-ils pas été les premiers à faire valoir quel précieux contingent de forces militaires supérieures, bien européennes, elle lui eût donné ? « D’une part, écrit le général L. Mierolawski, la discipline du travail collectif qui, de temps immémorial, a transformé toute commune slave en dépôt de colonie militaire ; de l’autre, cette éducation latine qui tient l’intelligence du paysan polonais constamment entr’ouverte et éveillée, tout concourt à faire des multitudes aussi solides qu’impétueuses d’entre la Baltique et la Mer-Noire, la population la plus promptement militarisable de l’Europe : persévérance slave et vivacité latine. »

Ainsi est-on arrivé à envisager, non sans doute la possibilité prochaine, mais l’idée d’une décentralisation qui s’inspirerait du système appliqué par Beust en Autriche-Hongrie au lendemain de Sadowa. Il serait plus que téméraire de parler de dualisme, quoique l’inégalité même des populations, — les Polonais sont à peine plus nombreux que les Magyars dans un empire beaucoup plus considérable, — le rende peu dangereux. Mais le Tsar sait qu’ils montreraient, dans le, Royaume et dans les provinces annexées, le même zèle que les Hongrois contre les Allemands : or l’autorité a bien assez de russifier les Tartares, les Bachkirs, les Kirghizes et les Sartes, pour ne point parler des Arméniens, des Géorgiens et des tribus caucasiques ; les provinces non russes constituent la moitié de l’Etat : c’est là qu’il siérait de diviser les difficultés pour régner.


VI. — L’OPINION POLONAISE ET LA POLITIQUE DES PARTIS

De leur côté, les Polonais, quelque défians qu’ils soient, n’éprouvent point à l’égard du néo-slavisme les mêmes craintes qu’à celui du panslavisme. Ils pensent qu’après la guerre d’Extrême-Orient, la politique russe a dû se modifier en Europe dans ses vues et dans ses procédés. C’est ce qui a autorisé avec plusieurs autres le président du club polonais à la Douma à prêter son concours sous certaines réserves au néo-slavisme : « Nous sommes, a dit M. Dmowski, à un tournant de l’histoire de notre nation, » nous n’avons plus à lutter également contre les deux empires, mais « notre tâche principale est à l’Ouest, dans la défense contre le germanisme. » Et les députés de Varsovie ont fait acte de loyalisme : « Le mouvement polonais ne tend pas à une insurrection armée ; au contraire il lutte pour la reconnaissance de son individualité dans les trois Etats. » « Nous n’exigeons qu’une chose, a dit encore M. Dmowski à la troisième Douma, c’est que l’on envisage la question polonaise exclusivement au point de vue des intérêts bien compris de l’Etat russe. » Non seulement les députés de Varsovie ont voté avec le gouvernement dans la question agraire, capitale pour lui, sans rien demander en échange, mais ils n’ont revendiqué qu’une autonomie polonaise limitée, conciliable avec la puissance russe qu’ils proclament nécessaire pour faire face à la puissance allemande ; et le budget de la guerre a été voté grâce à leurs voix. Il leur est arrivé dans le vote du budget de se trouver dans la situation de groupe central pouvant faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre : ils ont servi alors la politique de M. Stolypine et dans la troisième Douma se sont rapprochés des Octobristes au lieu de s’allier aux Cadets qui leur avaient fait tant d’avances. Ils n’ont jamais voulu se mettre en avant, chaque fois que leur intervention « aurait enlevé à la lutte son caractère de conflit entre la nation russe et sa bureaucratie. » Dans les provinces annexées, les membres du Conseil d’Etat (tous Polonais) ont signifié par écrit leur fidélité au Tsar.

Comme ses représentans, le peuple a donné sans cesse des preuves de sa sagesse depuis l’avènement même de Nicolas II. Une délégation polonaise déposa alors une couronne sur le tombeau d’Alexandre III ; les deux gouverneurs généraux Chouvalof et le prince Imeretinsky reçurent des témoignages de sympathie de la part de l’aristocratie ; ou organisa pour le couple impérial, venu à Varsovie en 1897, une réception enthousiaste. On voulut perpétuer le souvenir de cette visite, et on réunit, par voie de souscription dans le Royaume, un million de roubles pour un but qu’on laissa au monarque le soin de désigner lui-même : il le consacra à la fondation d’une école polytechnique russe à Varsovie. En 1905, la modération des Polonais a enlevé à la Prusse l’occasion de jouer au gendarme à Varsovie.

Les principaux écrivains ont eu l’attitude la plus correcte, romanciers ou historiens, de Sienkiewicz à l’éminent professeur de Cracovie Marian Zdziechovvski : celui-ci a publié un livre Bi pénétrant et si impartial que les conclusions en sont pleinement approuvées par des Russes comme le prince Troubetzkoï. Dans l’ensemble, les intellectuels polonais n’ont pas moins peur que les Russes de la poussée des Allemands sur Varsovie, et ils se rappellent les études diplomatiques où Klaczko[7] établissait que, lors de la dernière insurrection, Bismarck avait évoqué la possibilité de laisser chasser les Russes de Varsovie pour y entrer ensuite, promettant que « au bout de trois ans tout serait germanisé. » C’est seulement depuis 1909 qu’un revirement dont il faut bien parler aussi s’est produit chez un grand nombre ; dans la déception de voir que le gouvernement ne desserrait point l’étreinte, et nous avons entendu récemment un des plus importans écrivains polonais déclarer qu’il préférerait voir Varsovie tomber sous la tyrannie plus civilisée de Berlin. L’économiste W. Studnicki insiste sur le danger qu’il y a pour la mentalité polonaise à rétrograder vers l’Orient sous un régime qui supprime l’instruction et n’accorde aucune législation régulière ; il signale surtout l’influence déplorable des littérateurs anarchistes russes beaucoup trop lus dans les lycées de Pologne. Autant vaut, se dit-on enfin, être gouverné par Berlin et directement, puisque l’autorité de la police russe s’aggrave encore des inspirations de la Wilhelmstrasse. En juillet 1909, on commente en ce sens dans la capitale les propos tenus par Guillaume II dans sa récente entrevue avec le Tsar sur le yacht Standart : il aurait par deux fois exposé son opinion sur les Polonais, félicitant M. Stolypine de sa politique intérieure touchant « cette population agressive avec qui il faut agir très sévèrement, » et revenant au dîner sur la nécessité de « ne s’approcher jamais des Polonais sans rien avoir en mains, mais toujours muni d’un bâton, sans quoi on serait exposé à être piqué par leurs aiguillons hérissés. »


VII. — LA POLITIQUE GERMANOPHILE ET LA POLITIQUE NATIONALE A PÉTERSBOURG

Un observateur aussi impartial que M. A. Leroy-Beaulieu déclare qu’on a peine « à s’expliquer la politique russe en Pologne autrement que par le désir d’être agréable à Berlin. » M. Maximo Kowalewsky n’hésite point à dire : « La politique antipolonaise de l’ancien régime en Russie a toujours été fomentée par la Cour de Berlin et cela depuis le règne de Frédéric II. » Un député à la Douma, le P. Obrinsky, explique que « la restauration de la Pologne épouvante la Prusse parce qu’elle fermerait à l’Allemagne l’accès des mers méridionales. » Sans trop s’arrêter à de telles déclarations qu’inspirent des événemens récens, on comprend l’importance que la question a pour la Wilhelmstrasse où survit la tradition bismarckienne. En matière de politique étrangère, Bismarck, dans ses Mémoires, se préoccupait avant tout de savoir « si la Russie pencherait vers la fraternité russo-polonaise dans un panslavisme anti-allemand, ou vers l’entente réciproque de la Russie et de la Prusse… Pour l’avenir allemand de la Prusse, l’attitude de la Russie est, dit-il, une question de grande importance. La politique polonophile de la Russie était bien faite pour réveiller les sympathies franco-russes, contre lesquelles les efforts de la Prusse étaient dirigés depuis le Traité de Paris, et dans un certain cas précédemment ; l’alliance favorable aux Polonais entre la Russie et la France était dans l’air avant la Révolution de Juillet ; elle aurait placé la Prusse d’alors dans une position difficile. Il est de notre intérêt de réagir contre le parti qui, dans le Cabinet russe, adopte la direction polonaise, cette direction fût-elle même celle d’Alexandre. »

Il convient aujourd’hui à l’Allemagne d’exciter la Russie contre la Pologne et de détourner l’Autriche d’un accord avec la Russie à l’instigation des Slaves de Cisleithanie (selon le projet Kramarz indiqué à Pétersbourg en ; 1907) : ceux-ci ne doutent point que ce ne soit dans cette intention qu’elle a poussé M. d’Æhrenthal à opérer la réunion de la Bosnie et de l’Herzégovine, « faite de manière à exciter la plus grande irritation possible. » Depuis l’application du suffrage universel (1907), qui peut devenir plus effective encore par la répartition égalitaire des sièges, la majorité slave est plus puissante dans l’empire des Habsbourg : or elle incline à se concerter avec la Hongrie, — de plus en plus hostile aux Allemands et cordiale pour la France, — en vue de calculer une entente austro-franco-russe, objet suprême du néo-slavisme. Si problématique que puisse être pareille combinaison, elle préoccupe certains esprits.

La conférence néo-slaviste, tenue à Saint-Pétersbourg en mai-juin 1909, a été tiède : on y était généralement inquiet et découragé. Les Polonais s’y sont rendus pour protester contre l’affaire de Chelm. Après que le Tchèque Klofatsch eut signalé la défaite de la Russie dans l’affaire des Balkans et établi qu’elle était mal armée contre le Drang, M. Kramarz constata qu’à Pétersbourg on n’avait rien entrepris depuis le congrès de Prague dans le sens de l’entente et expliqua que c’était pour cette raison que les Slaves d’Autriche n’avaient pas fait opposition au gouvernement au sujet de la Bosnie. Le député russe Lwof déplora l’attitude du gouvernement ; MM. Maxime Kowalewsky, représentant de la culture russe, Fedorof, Milioukof, Pogodine, Bodiczef parlèrent contre le panslavisme qui ne saurait plus être un vrai slavisme et soutinrent que les néo-slavistes, malgré « la trahison » de Chelm, étaient en majorité. Tous furent d’accord qu’il dépendait de la Russie que le néo-slavisme se fît pour elle. On fixa en Bulgarie le prochain congrès. La conférence fut franchement loyaliste envers le tsarisme et antibureaucratique[8].

Il est clair que la division en Russie sur la question de Pologne se fait et s’accentue entre la bureaucratie et la représentation nationale. La bureaucratie, composée en grande partie d’Allemands, maintient à Varsovie l’état de siège sous le nom de défense renforcée et persécute les conservateurs nationaux-démocrates au moment même où ils luttent vigoureusement contre l’anarchie ; les membres influens des divers partis de la Douma s’irritent contre l’ingérence de la Wilhelmstrasse dans les affaires intérieures de l’Empire. « Nous ne pouvons annoncer en Pologne l’accomplissement des réformes indispensables sans voir aussitôt l’Allemagne intervenir, » se sont écriés MM. Maklakof et Milioukof. « Affaiblir l’élément polonais en Pologne, c’est faire le jeu du germanisme. Le fortifier au contraire, c’est élever contre le germanisme un boulevard nécessaire. La Nation et la Douma l’ont compris. » Quelques jours après l’acquiescement de la Russie à l’annexion de la Bosnie, le comte Bobrinsky, leader de la droite modérée, est monté à la tribune pour dénoncer le péril allemand en Pologne, parlant de l’Allemagne comme d’un Etat hostile. Le prince Volkonsky, vice-président de l’assemblée, et plusieurs de ses membres ont décliné l’invitation de l’ambassadeur d’Allemagne à une soirée.

De telles manifestations arrivent à leur heure pour dissiper entre Slaves les malentendus qui ne sauraient être que provisoires. Tandis en effet que les étudians tchèques, Slovènes et serbes abandonnent de plus en plus les universités impériales, en Galicie, le mouvement anti-russe reprend presque toute sa force ; dans le Royaume, pendant la crise récente, la population se promettait de coopérer à l’invasion autrichienne si elle se produisait, sans prévoir qu’elle pût être accompagnée d’une invasion allemande. Le néo-slavisme, qui était en 1908 une arme merveilleuse entre les mains des Russes, se retourne contre eux. En définitive, l’Allemagne pousse en même temps Pétersbourg à s’aliéner à jamais les Polonais, — suscitant contre ce mouvement areligieux les antipathies du Saint-Synode dont l’ancien panslavisme était clérical, — et Vienne a su se les concilier. Le panslavisme, ayant depuis trente ans perdu tout terrain en Autriche à cause des mesures dictées par le Synode en Ukraine, Berlin s’ingénie à en provoquer une renaissance pour compromettre et discréditer le néo-slavisme. Ainsi, grâce à l’habileté de la Wilhelmstrasse et à la condescendance des bureaux de Pétersbourg pour ses avis, le néo-slavisme est-il détourné de sa première inspiration et entraîné à s’accomplir contre la Russie comme le panslavisme avait été organisé contre l’Autriche-Hongrie. Mais, dans le conflit entre la bureaucratie et la Douma il semble que celle-ci doive triompher : les députés russes espèrent voir bientôt le gouvernement prendre de nouvelles résolutions. Déjà les affaires de Serbie ont eu pour effet de faire appeler au ministère de la Guerre le général Soukhomlikof dont le dévouement à la Triple Entente ne peut pas être suspecté ; et l’envoi à Constantinople d’un ambassadeur actif « vraiment russe, » M. Tcharykof, n’est pas moins significatif. Il serait superflu de parler de l’opinion. Elle est tout entière pour la Douma contre la bureaucratie.

Au cas où la Douma aurait raison contre la bureaucratie, il est certain que le conflit actuel entre Polonais et Russes s’apaiserait. Certes, les espérances ne renaîtront point très vives à Varsovie, mais les esprits se détendront, s’occuperont à des calculs ; on y accordera du crédit au régime parlementaire, d’autant plus même qu’il est mitigé et qu’on n’a plus à redouter le communisme agraire de la première Douma. On y sait que la troisième est foncièrement russe ; mais avant tout, on ne le répétera jamais assez, ce que la Pologne la plus irrédentiste redoute à Pétersbourg, ce n’est point la politique qui sert les intérêts russes, mais celle qui sert les intérêts allemands. Enfin elle a un culte classique pour le parlementarisme, et les lois de l’Etat russe votées par des députés convoqués par le Tsar lui paraîtront toujours plus douces que celles que rédige une bureaucratie recrutée dans la féodalité tudesque des Provinces Baltiques.


De la solution du conflit entre la bureaucratie, — plus ou moins germanisée, — de Pétersbourg et la Douma essentiellement russe dépendent non seulement celle d’importantes questions diplomatiques, mais de graves affaires intérieures qui, sans être le sujet de cette étude, doivent être énumérées ici en raison de leur répercussion sur les affaires extérieures. On s’est demandé dans toute l’Europe russophile si l’administration locale de Varsovie s’était préoccupée de réconcilier par quelque bienveillance ou quelque souplesse les esprits que la politique générale, subordonnée à la diplomatie, a inquiétés, angoissés, si elle avait su mettre « le gant de velours » sur « la main de fer, » si enfin elle avait suivi les prescriptions libérales du Manifeste constitutionnel du Tsar.

On constate au contraire que les Polonais sont plus strictement que jamais éloignés des fonctions publiques, même des chemins de fer et de la gestion de leurs théâtres, au détriment des finances de l’Empire. Cependant, l’impôt du sang n’a jamais été payé plus largement par les Polonais, qui furent des héros en Mandchourie, et pour l’ensemble des contributions leur quote-part monte presque au double de celle des autres ; la contribution foncière y est huit fois plus forte que dans l’Empire. Les Juifs paient, outre les mêmes impôts que les chrétiens, celui de résidence (hors du territoire juif), celui des cierges destiné à l’entretien des écoles juives, celui de panier (taxe sur la viande qu’ils consomment) destiné primitivement au culte et servant maintenant aux dépenses publiques. Les indemnités promises, — comme lors de l’établissement du Monopole en 1897, — n’ont pas été versées, ce qui a ruiné 400 000 personnes.

Cependant sur des recettes ainsi réalisées, sur 135 millions d’impôts (au lieu de 31 en 1873), 40 tombent dans le trésor impérial, 48 comblent les dépenses de l’armée et de la dette, 47 sont laissés dans les pays pour les besoins du gouvernement[9]. Là-dessus les sommes prélevées pour l’Instruction publique sont minimes : moins du dixième de ce que l’on dépense pour la police (gendarmerie non comprise). L’Etat dépense 4 kopecks par habitant, alors qu’en Russie même il compte de 9 à 30 kopecks. Le budget pour le Royaume est seulement de 6 millions de roubles, tandis qu’il est de 178 en Galicie, dont la population est moins forte. L’Assistance publique est nulle, le Crédit agricole paralysé, l’enseignement technique presque interdit. La Pologne, qui pourrait fournir les plus grandes ressources à l’Empire, est épuisée par le régime que lui impose la bureaucratie et qu’on appelle là-bas « le régime allemand, » ce qui n’est point sans inquiéter ceux qui s’intéressent aux finances russes.

Non seulement le pays est obéré et mal exploité, mais les ressources intellectuelles, qui sont partout le plus précieux capital, sont inutilisées, détournées de toute application pratique, confinées. Les Polonais réclament le droit à une culture nationale, en faisant valoir non seulement des sentimens patriotiques, mais des besoins économiques. Tous les partis le sollicitent ; même les réalistes tels que MM. Spadowicz et Piltz qui préconisent la plus entière soumission, et tous sont d’accord pour demander l’autonomie de l’instruction publique avant celle de l’administration. La Russie ne peut « s’obstiner à refuser aux Polonais ce qu’elle-même a eu l’honneur d’obtenir à tant de sujets chrétiens de la Porte. » Un gouverneur général, le prince Imertynsky lui-même, a écrit qu’on n’obtiendrait rien si l’on défendait à l’enfant de parler sa langue maternelle et si on le forçait à n’apprendre que le russe. En outre, sous la pression de la Censure, « l’Intelligence » qui ne demanderait qu’à s’employer à l’exploitation la plus rationnelle des richesses nationales, est rejetée aux partis désespérés. Des écrivains d’un talent puissant et fécond[10] ont dû se réfugier en Galicie, qui est devenue le cerveau centralisateur de la Pologne, ce qui est cause que, par le système de la censure encore, l’unité de la Pologne est logiquement déterminée à se réaliser contre le tsarisme au bénéfice de l’Autriche-Hongrie. Il faut tout l’instinct de solidarité slave pour faire contrepoids à cette influence de milieu ; mais combien de temps l’instinct pourra-t-il résister à la politique ? Il ne semble pas qu’il y ait intérêt pour la Russie à tenter l’expérience.


Cette étude ne comporte point de conclusions. Non seulement elle est une simple exposition des faits, mais jamais la situation n’a été plus complexe et n’a donc offert plus large champ aux interprétations différentes. En effet, la politique des nationalités a vieilli sans être entrée dans le droit international ; cependant, jamais les consciences et les solidarités de nationalité n’ont été plus vives ; elles sont même l’objet de cultures rationnelles méthodiques, ce qu’elles n’étaient pas dans la première moitié du XIXe siècle, époque des insurrections de Grèce, d’Italie, de Hongrie et de Pologne. L’esprit d’indépendance y devient une force moins explosive, plus constante. Les Etats dominans conçoivent donc souvent l’espérance de la régulariser, de l’endiguer, de l’assoupir. Quel programme la Russie adoptera-t-elle vis-à-vis de la Pologne ? L’histoire des cinquante dernières années établit seulement que, jusqu’ici, les compromis ont pu rallier à la fois le zèle des masses polonaises et l’opinion de l’Intelligence russe, que les systèmes absolus, — pour les Polonais, insurrection en faveur d’une indépendance, pour les Russes, répression sans pitié, — n’ont jamais produit de résultats durables. Les Polonais ont persévéré plus d’un siècle à attester qu’on ne pourrait anéantir leur nationalité qu’en les exterminant tous. Ils ont d’autre part accepté qu’on limitât à l’autonomie la plus restreinte l’exercice de cette nationalité, faisant simplement dépendre de la largeur de l’autonomie la valeur de leur concours. Le principal et le plus urgent pour les Russes est de calculer quelle collaboration ils désirent obtenir d’eux pour la défense et l’exploitation intensive de l’Empire.


MARIUS-ARY LEBLOND.


  1. « Bien des Russes, et Alexandre II tout le premier, sentaient que la Pologne était pour leur patrie plutôt une source d’embarras qu’un principe de force. Beaucoup, encore aujourd’hui, comme Alexandre II le disait alors à Milutine, abandonneraient volontiers les Polonais à eux-mêmes, leur accorderaient sans peine une large autonomie, ou mieux une pleine indépendance, s’ils croyaient le petit royaume de Pologne assez fort pour vivre tout seul ou assez sage pour ne pas revendiquer, avec les anciennes limites de la République polonaise, des provinces intermédiaires qui, aux yeux des Russes, sont russes de nationalité. » Anatole Leroy-Beaulieu, Un homme d’Etat russe p. 163.
  2. Ils sont aujourd’hui 3 millions dans les Amériques, restés très polonais et organisant des caisses de réserve pour la libération de la mère patrie.
  3. Code Napoléon. Régime des hypothèques, organisation spéciale des communes et administrations municipales.
  4. Ainsi s’est prononcé également le gouverneur actuel, général Skalon.
  5. Catholiques de rite grec uni, soumis au Pape qui tolère le mariage de leurs prêtres.
  6. L. Léger, Grande Encyclopédie.
  7. Voyez les remarquables études de Julian Klaczko publiées dans la Revue de 1860 à 1880.
  8. Des Têtes tchéco-polonaises furent ensuite organisées par M. de Zwan et le prince Lubomirski à Varsovie ; dans un grand enthousiasme populaire elles ont resserré les liens politiques des deux nationalités autrefois hostiles.
  9. Sur tous ces points il est important de lire l’ouvrage de M. Roman Dmowski, La Question polonaise, Colin, 1909, que vient de traduire M. Gasztowtt.
  10. Il n’y a encore aucun livre d’ensemble sur la magnifique littérature contemporaine des Polonais, sur les Kraszewski, les Sienkiewicz, les Prus, les Jez, les Swientochowski, les Zeromski, les Reymont, les Orszeszko, les Rodiziewicz, les Siervozeski, les Wyspianski, les Danilowski, les Kosprowicz, les Tesmayer, etc. Sur la littérature antérieure on doit lire le beau livre récent, si élevé et si érudit, de M. Gabriel Sarrazin, les Grands poètes romantiques de la Pologne ; Perrin.