La Question musicale en Italie

La Question musicale en Italie
Revue des Deux Mondes3e période, tome 58 (p. 918-933).
LA
QUESTION MUSICALE
EN ITALIE

Uber den Stand der öffentlichen Musikpflege in Italien, von Martin Roeder. Leipzig ; Breitkopf und Härtel.

En musique aussi bien qu’en peinture, — sans parler de ses Dante et de ses Pétrarque, — l’Italie a son grand passé, mais il appartient à l’histoire et fort peu s’en occupent, tandis que le passé de l’Allemagne, plus rapproché, presque contemporain, — Bach, Mozart, Beethoven, — s’impose à tous. Que de gens pour qui Palestrina n’est qu’un nom, et qui, parcourant le palais des doges, ne songent point à s’enquérir des deux Gabrieli et d’Antonio Lotti, dont les bustes brillent par leur absence dans ces corridors où figurent tant d’illustrations ! A Rome, on connaît Raphaël ; à Florence, Michel-Ange; à Venise, on salue Titien et Véronèse; quant à l’Italie musicale, c’est autre chose, et nous sommes habitués à ne la considérer que dans le présent. J’ai vu le temps où cette règle était des plus sommaires. Au théâtre, le répertoire courant, Rossini, Bellini, Verdi, selon la circonstance ; à la chapelle Sixtine, le Miserere d’Allegri pendant la semaine sainte; les pifferari au carnaval, ici et là quelque chanson et tarentelle napolitaines : c’était le programme ordinaire à tout dilettante jaloux de se renseigner, et je ne suppose pas que le système d’information ait, depuis lors, beaucoup varié. Nous saurons plus tard ce que l’avenir et le progrès nous réservent ; en attendant, on peut dire que, jusqu’à ce jour, toute vie musicale s’était concentrée dans le théâtre. L’Italien a le sens inné du spectacle; quand il ne jouit pas de la comédie, il vous la donne. Écoutez-le parler, regardez ses gestes ; la plus insignifiante des anecdotes va lui fournir toute une mise en scène ; à l’emphase de son discours, à sa pantomime, vous rêverez cothurne et char de Thespis. Or, le besoin continu de se repaître d’illusions, cette fiévreuse ardeur qui le pousse vers les planches devaient musicalement le rendre impropre au style symphonique, dont les conditions naturelles sont le silence et la méditation. La musique est de tous les arts le plus sensuel et aussi le plus sentimental, le plus romantique; elle a sa patrie au pays des songes, elle vit de pressentimens, d’infini. Partout où la nature a prodigué ses bienfaits, où la jouissance est facile, où. les sens de l’homme trouvent à se contenter dans le réel, la musique en sera pour la perte d’une ses plus nobles attributions : celle de nous enlever vers une autre sphère. Et pourquoi changer en effet? Pourquoi l’idéal, pourquoi l’oubli, pourquoi le rêve quand on nage dans la plénitude de l’être? J’ai lu quelque part que l’habitude d’avoir toujours les plus beaux paysages devant les yeux a fait que les Suisses n’ont point eu de paysagistes. Ainsi pour la musique italienne; la nier serait nier la lumière; elle est le soleil, elle est la joie ; elle ne fut ni ne sera jamais la rêverie.

Prenons-la dans les hasards de l’heure actuelle, interrogeons à la fois sa dégénérescence et ses tentatives de relèvement ; tenons compte de tout, même des difficultés administratives dont se complique la question d’art. Du jour où l’Italie a cessé de produire des chanteurs indigènes devait dater, pour son opéra, une ère absolument nouvelle, ère de décadence d’abord, puis de transformation. Plus de Pasta, de Catalani, de Malibran, plus de Rubini, de Lablache, de Tamburini, de Mario; partant, plus de Rossini, de Donizetti, ni de Bellini. Au bon vieux temps, c’était miracle lorsqu’une voix étrangère parvenait à se faufiler dans le nombre; aujourd’hui, la rareté consiste à voir une troupe italienne qui ne soit pas exclusivement composée de nationaux français, autrichiens, espagnols, suédois ou belges. Qui nous a révélé la Messe de Verdi? La Stolz et la Waldmann, deux Autrichiennes. Autrichienne aussi la Fricci; Espagnol, le ténor Gayarré; Castelmary, Junca, la Donadio, Français et Française. Les barbares règnent partout, — barbares en effet, car ce sont nos mœurs dramatiques, nos outrances et nos cris qui les ont amenés. L’auteur de l’ouvrage que nous parcourons, M. Martin Roeder, attribue à la Forza del destino et à Don Carlos l’intronisation d’un genre de musique en antagonisme complet avec l’opéra national italien. Il est certain que l’action de Verdi a décidé le mouvement, mais eût-il voulu l’enrayer, pense-t-on qu’il aurait réussi ? Avec des chanteurs cosmopolites, l’opéra cosmopolite ne pouvait manquer de s’implanter en Italie, et la force des choses, bien plus encore que la Forza del destino, dominait la situation.

L’avènement date de l’époque où nos grands opéras français, Robert le Diable, les Huguenots, le Prophète, devinrent en Italie partie intégrante du répertoire national, il y a de cela environ vingt ans. On se trouvait en présence d’un immense inconnu. Complications instrumentales, vocales et décoratives, l’orchestre, les chœurs, la mise en scène appelés du jour au lendemain à figurer activement dans ce fameux concert dont les chanteurs s’étaient jusqu’alors chargés de faire tous les frais, — on devine quel remue-ménage! Il fallut forcément s’élargir, s’outiller à nouveau et recourir à tout un ordre administratif jusqu’alors inutile. Cette fonction si importante du chef d’orchestre ou, comme disent les Allemands dans un sens plus extensif, du Kappelmeister, sait-on bien qu’elle n’existait encore nulle part en Italie avant cette époque, et qu’à la Scala, à San Carlo, à la Fenice, on se contentait d’un praticien quelconque, qui, sous le nom de maestro concertatore, tenait le piano pendant les répétitions, tandis que c’était le premier violon qui, le soir, avec son archet, battait la mesure au pupitre, comme qui dirait Arban ou Metra? Les Italiens, pourtant, naissent maîtres de chapelle ; il semble que la nature les ait destinés à cet emploi par la finesse même de leur perception auditive, comme par cette faculté qu’ils ont de discipliner, de manier les masses; et quelle vibration communicative ! Rappelez vos souvenirs de voyage et les impressions que vous aura laissées telle représentation du Trovatore ou de la Traviata, de la Lucia ou de la Sonnambula, entendue à l’aventure dans un théâtre de troisième ordre. N’était-ce point un effet tout nouveau que produisaient sur vous ces spécimens du répertoire national, ainsi exécutés avec la verve endiablée du terroir ?

Je sais bien ce que vous me direz : fougue méridionale, flamme extérieure, clinquant du Tasse. Notre interprétation, à nous, est plus sobre, nous y mettons surtout moins de gestes. Resterait à se demander si, dans les choses du théâtre, la concentration, et ce que nous appelons « l’art sérieux, » doit jouer un si grand rôle. Un drame musical, quel qu’il soit, s’adresse au public, qu’il s’agit d’enlever directement ; s’en tenir à rendre exactement la note dans une salle où tout est spectacle décors, costumes, danses, serait pour un chef d’orchestre de notre temps une sorte d’abdication; il faut, lui surtout, qu’il entre dans le jeu, qu’il intervienne de sa personne et de son âme. C’est là, paraît-il, ce qu’avait singulièrement compris un homme réputé, de l’autre côté des Alpes, le modèle du genre. Il se nommait Mariani et florissait en 1863 ; les Allemands célèbrent encore sa force d’initiative et de pénétration. J’en connais qui ne tarissent pas d’éloges sur l’art qu’il déployait à conduire les ouvrages de Wagner. Sa reproduction du Lohengrin, même pour eux, est restée typique. Mort trop jeune, il a laissé des épigones : Mancinelli, en ce moment chef d’orchestre du théâtre Apollo, à Rome, et l’auteur d’une très remarquable symphonie de Cléopâtre, exécutée, si l’on s’en souvient, à Paris, lors de l’exposition ; Usiglio et ce Faccio, que notre futur Théâtre-Italien et la Scala de Milan se disputent. On citerait aussi, — mais ceux-là moins jeunes, — Carlo Pedrotti à Turin, et Mabellini à Florence.

A l’introduction de ces divers élémens étrangers que nous venons d’énumérer, et qui suffiraient pour expliquer la décadence progressive de l’opéra indigène, il importe aussi d’ajouter une autre cause, toute locale, de dépérissement : je veux parler du mode d’administration qui régit les théâtres. Tout y relève du domaine privé, tout y est simplement affaire de spéculation. L’année dramatique s’ouvre le 26 décembre et se compose de saisons à n’en plus finir : carnavale, quaresimo, primavera, estate e autunno, fiera dei santi (carnaval, carême, printemps, été, automne et saison des saints), autrement dit des fêtes patronales et des grands marchés de Brescia, de Padoue, etc. On se figure l’énorme consommation que doit amener un pareil ordinaire; la moindre ville de province veut avoir sa saison, fallût-il se payer ce luxe aux dépens du nécessaire. Les affamés et les gloutons n’étant jamais des délicats, on leur sert à la diable le menu du jour, et, tant bien que mal, ils s’en repaissent ; de là quelque chose de forain et d’inconciliable avec l’idée que nous aimons à nous faire de la culture du grand art. En France, nos théâtres ont des directeurs ; en Italie, ce sont des impresarii, terme déjà moins relevé et qui semble viser davantage le côté industriel et nomade du métier. La manière seule dont nous nous sommes approprié le mot marque la nuance ; un directeur est à demeure, un imprésario fait des tournées. Ce n’est pas tout; il y a aussi la question des éditeurs. Rarement une partition entre d’emblée dans le commerce, on ne la publie point gravée, on la loue à la saison, en manuscrit, — orchestre et chant, — et naturellement le plus cher qu’il se peut. Admettons que, dans un pays où le goût du drame musical règne sans partage, une lutte de rivalité se déclare entre éditeurs, et vous verrez, à quelques jours de distance, la même partition traverser les fortunes les plus contraires, témoin Lohengrin, acclamé à Bologne, à Florence, et conspué à Milan. De fait, ce que nous appelons le répertoire n’existe pas; on ne connaît que la nouveauté, la pièce en vogue. Du théâtre classique, presque jamais rien; de loin en loin, une représentation égarée de Don Giovanni ou de Cosi fan tutte. Rossini ne se joue plus ; et ce n’est pas un médiocre signe du temps à constater que cet avènement de l’Allemagne et de l’Europe au cœur d’une nationalité musicale jusqu’alors si absolument réfractaire à l’esprit cosmopolite. Weber avait bien ouvert la voie ; mais quand on songe à ce trésor de mélodies qu’est la partition du Freischütz, il n’est guère possible de s’étonner de l’enthousiasme qui la suivit partout : à Milan, à Turin, à Rome, à Naples, à Venise. Plus tard était venu Meyerbeer, le Meyerbeer de Robert le Diable et des Huguenots. Phénomène pourtant bien curieux que cette primordiale influence de l’Italie sur les trois héros qui semblent aujourd’hui l’avoir conquise! Avant que d’y rentrer en maître, que sait-on? en tyran peut-être, chacun d’eux l’avait parcourue en esclave. Telle cantilène du Freischütz, — le chœur des jeunes filles apportant la couronne, — la période superbe du dernier finale, pourraient être d’un Bellini; Eduardo e Cristina, la Semiramide riconosciuta avaient précédé le Prophète ; et Lohengrin lui-même n’a pris date qu’après Rienzi. N’importe, on aurait tort d’invoquer ces circonstances ; c’est bel et bien par l’esprit allemand que l’Italie s’est laissé vaincre en adoptant Wagner ; et la preuve, c’est que Rienzi, œuvre de transaction, œuvre mixte, n’y obtenait qu’un succès d’estime, tandis que la vraie victoire, disputée, passionnée, fut pour Lohengrin, conception déjà systématique. Comment le mouvement continua de s’affirmer, englobant peu à peu grands et petits, il serait trop long de le dire; essayons pourtant d’établir quelle part Verdi s’attribua.

Cette unique alternative s’offrait à lui : combattre l’évolution ou la gouverner. La combattre, c’eût été rebrousser chemin vers un passé dont il reconnaissait les erreurs; mieux valait donc étudier le terrain en attendant d’aller soi-même aux découvertes. La Messe pour Manzoni fui un coup de génie. Elle déblayait la situation, que le germanisme menaçait d’encombrer, et mettait à profit la réforme sans rien abdiquer de la tradition. Aida et le Requiem seraient en ce sens œuvres historiques. Au moment d’être musicalement absorbée, l’Italie se souvient qu’elle a pendant trois cents ans dicté des lois, et, pour ne pas être conquise, elle transige. Faites de Verdi un simple continuateur du système, un Bellini, un Donizetti, et l’Italie reste isolée entre la France et l’Allemagne, où, d’un côté, Meyerbeer avec les Huguenots, de l’autre, Weber avec Euryanthe, et, après lui, Richard Wagner avec Tanhäuser et Lohengrin, ont installé l’opéra moderne. L’impulsion une fois donnée ne s’arrêta plus. A Rome, à Florence, à Turin, des sociétés se formèrent pour la propagation de la musique instrumentale, et Milan vit se fonder, sous la direction de Faccio, sa Società del quartetto, qui joue aussi les symphonies de Beethoven. Admirons en Italie cette mise hors du théâtre de la musique. Rossini, sans doute, avait risqué le pas ; mais de son Stabat, tout agrémenté de cavatines, à cet imposant Requiem, quelle distance ! Un tel chef-d’œuvre, dût-il même encourir certaines restrictions au point de vue purement canonique, — ces unissons, par exemple, ces effets de silence, cette fréquente intervention des chœurs, — il n’en demeure pas moins acquis que le Preces et hostias, comme le Libera fugué de cette messe, fixent une date dans la culture artistique d’un peuple. Remarquerons-nous à ce propos que Verdi est un Italien du Nord, et qu’en cette qualité, il semblerait expressément créé pour s’entendre avec le génie germanique? Le fait a trop peu d’importance, les provinces du Nord ayant toujours eu le privilège de donner à l’Italie ses grands musiciens. Ainsi, parmi les contemporains, Bellini seul ferait exception ; Rossini était né à Pesaro, Donizetti à Bergame, Verdi est de Busseto ; et c’est aussi à cette région des Marches, de l’Emilie et de la Lombardie qu’appartiennent la plupart des compositeurs du passé. Florence, patrie de Péri, de Lulli, de Cherubini, confine à Majolati, berceau de Spontini, et tend ainsi la main à Busseto et à Crémone, pays de Monteverde. Pour nous autres, gens du dehors, forestieri, comme on nous appelle, l’Italie musicale actuelle tient dans un seul homme; l’arbre nous empêche de voir la forêt. Elle existe pourtant et vaut la peine d’être parcourue. Bien des noms que nous ignorons ici comptent à divers titres au-delà des Alpes; ceux-ci d’une signification toute moderne et poussés sous l’influence de Verdi, ceux-là représentant, non sans honneur, l’influence du passé. Citons d’abord les Dioscures : Enrico Petrella et Antonio Cagnoni, Petrella, auteur d’une Comtesse d’Amalfi et d’une Ione dont les cantilènes ont passionné la foule, un de ces mélodistes richissimes qui jonglent avec les pommes d’or de l’inspiration et secouent de leur manche les duos d’amour et les marches funèbres; Cagnoni, un de ces comiques à double masque qui savent à la fois rire et pleurer : Michel Perrin, Claudia, Don Bucefalo, Papa Martin, sont des ouvrages populaires, moitié sérieux, moitié bouffons, avec des rythmes et des motifs en abondance ; qu’on se figure un comique sentimental à la manière de Mozart dans l’Enlèvement au sérail. Quant aux amateurs qui rêvent encore de Paisiello et Cimarosa, ils en retrouveront la trace dans Napoli in carnavale, de Nicolo de Giosa. Ici, les droits de transmission sont imprescriptibles, la conquête aura beau promener la charrue sur ce sol, elle n’y détruira jamais l’opéra bouffe.

Tandis que le vieux jeu se continue innocemment, que, renchérissant sur l’imitation de Cimarosa, M. Usiglio, avec ses Donne curiose croit utile d’initier ses compatriotes aux délices de notre opérette, le camp des jeunes se prépare aux grandes aventures. A leur tête marche Boïto, poète et musicien. Non content d’écrire ses propres poèmes, il en compose pour les autres ; versé à fond dans les littératures étrangères, maniant les sujets et le style, il découpe Goethe à son usage et taille à Verdi de la besogne en plein Shakspeare. A ne considérer que l’arrangement du scénario, son Mefistofele mérite attention, et ce n’est pas un librettiste du vieux temps qui jamais eût conçu cette idée de relier ensemble les deux parties de Faust, et d’encadrer le double roman de Marguerite et d’Hélène entre le prologue dans le ciel et l’épilogue. Quant à la musique, aujourd’hui qu’elle a fait victorieusement son tour du monde, on en peut raconter les premières déconvenues sans préjudice pour l’auteur, qui, lorsqu’il fut sifflé jadis à la Scala, eut le sort réservé aux novateurs de toutes les époques et de tous les pays. Boïto s’occupe en ce moment d’un Nerone, dont il écrit la pièce et la musique en même temps qu’il prête à Verdi, pour Iago, ses conseils littéraires. Nommons aussi Ponchielli, musicien vigoureux, très imprégné d’italianisme, quoique plaçant son idéal dans notre grand opéra français, technicien et tacticien consommé, maître de son orchestre et de ses chœurs, aimant par-dessus tout le théâtral et le mouvement décoratif. Les Fiancés, de Manzoni (i Promessi Sposi), représentés il y a dix ans, et qu’on reprenait naguère à Milan avec succès, furent son premier triomphe; il donna ensuite i Lituani, il Figlio prodigo; mais, de ses ouvrages, aucun n’égale la Gioconda, que probablement Paris n’applaudira jamais, à cause du poème, qui n’est autre que celui d’Angelo, tyran de Padoue. Autant on en peut dire du Ruy Blas de Marchetti, Victor Hugo refusant d’autoriser la mise en scène de tout drame de lui traduit en musique. Quelle chance pour Donizetti et pour Verdi d’avoir pris les devans, l’un avec Lucrezia Borgia, l’autre avec Rigoletto, car le fait, hélas ! ne se reproduira plus; et voilà ce que nous aura valu cette rage dont les feuilletonistes semblent possédés, comme si c’était une nécessité de crier à tout propos que les drames de Victor Hugo, si beaux qu’ils soient, sont encore plus beaux en opéras!

Ce que produira le mouvement auquel nous assistons, il serait assez difficile de le préciser. Mais ce qu’il importe de constater, c’est la crise de fermentation partout flagrante. La trinité des anciens jours ne fait plus de miracles: Rossini, Bellini, Donizetti sont oubliés, sans que pourtant on puisse définir le nouveau culte qui les remplacera, car ce que nous voyons jusqu’à présent est fort indécis, et, si wagnérisme il y a, c’est un wagnérisme bien en surface. Spontini reprochait aux Allemands de traiter la musique comme une affaire d’état, les Italiens la traitent comme une affaire d’agrément, et peut-être leur sensualisme de race s’est-il laissé prendre aux colorations plus ou moins vertigineuses d’un orchestre qui tient parfois de la magie ; peut-être n’ont-ils vu dans Wagner que le chromatique et le sonorisme, ce qui donnerait à croire qu’ils ne pousseront pas jusqu’au système et serait rassurant pour l’avenir. Quoi qu’il en soit des tendances de l’heure, elles n’aboutiront que par un retour aux grands classiques. Tout cela manque de préparation et de cohésion. La quantité dépasse trop la qualité : Multa sed non multum. C’est par Gluck, Mozart et Beethoven qu’il faut aborder les conquêtes du germanisme musical contemporain. Il faut, en outre, que la musique d’un pays soit appropriée à sa littérature ; rien ne va sans un certain ensemble organique ; il n’y a que des insolations.

Habituer à la salle de concert un peuple aussi exclusivement amoureux du théâtre n’était point une entreprise très commode. En fait de musique instrumentale, les Italiens n’avaient guère jusqu’alors pratiqué et goûté que l’ouverture dramatique appelée chez eux sinfonia tout court, tandis que l’autre, la grande, celle de Beethoven, a nom : Sinfonia classica a quattro tempi. Une ère de réaction en faveur du genre allait pourtant se prononcer, mais sans amener d’abord de résultat notable. La critique, telle que nous l’entendons en France, et qui fut d’un si grand secours pour la fondation des concerts populaires, cette critique alerte et prompte, sachant passionner une question et l’éclairer, n’existait pas en Italie ; il n’y avait que des pédagogues blanchis sous la théorie ou des rhéteurs emphatiques, tous également incapables de pousser à la roue et d’endoctriner le public. Mêmes difficultés dans l’enseignement des conservatoires : entre une scolastique surannée ou le donizettisme, point de choix. Je ne veux pas dire que, parmi ces compositeurs de la tradition rossinienne, parmi ces disciples imperturbables du crescendo et de l’accompagnement à la tierce, plusieurs ne fussent habiles à trousser une fugue à quatre et même à huit parties : presque tous ces gens-là savaient et savaient énormément. S’ils péchaient, c’était avec intention. Un maître tel que Rossini, des hommes tels que Mercadante et Donizetti ne font que les fautes de grammaire qu’ils veulent faire. Seulement ils regardaient comme un non-sens d’amalgamer leur idéal avec ce qui s’apprend. À leurs yeux, le contrepoint représentait une manière de pensum qu’il faut savoir traiter à part, et n’ayant rien de commun avec l’absolue indépendance et la spontanéité de l’idée. De Rossini à Verdi ainsi procède le génie italien. Ces lauréats de conservatoire, dont l’espèce fourmille chez nous, cette classe intermédiaire de médiocrités académiques, on ne la connaît pas de l’autre côté des Alpes : aristocratie ou prolétariat, point de bourgeoisie. Milan, Bologne et Naples ont leur conservatoire, célèbres tous les trois, et remontant aux jours où florissaient les universités : Bononia docet. C’est dire qu’entre les cités sœurs, la rivalité ne date pas d’hier ; chacune jalouse de son école et surtout de son théâtre, d’où s’envolèrent tant de chefs-d’œuvre dont la renommée emplit le monde. Rossini se faisait gloire d’être sorti de l’école de Bologne, Donizetti de même, quoiqu’il eût reçu de Simon Mayr ses premières leçons. Rudes maîtres de chapelle et professeurs que ces moines qui présidaient à l’enseignement : padre Mattei, Martini, etc., gens de savoir austère et de discipline qui fondèrent la tradition bolonaise, — mélange du plus pur style de Palestrina et de cette grande école napolitaine, des Scarlati, des Porpora, des Durante, des Léo, des Pergolèse, des Zingarelli et des Cimarosa. L’école de Naples, institut religieux, ayant eu dans le principe divers cloîtres pour annexes, devint, en 1806, le Real Collegio di musica, et les amateurs de curiosités historiques lui trouveront à l’autre bout de l’Italie un pendant précieux dans l’Orfanello de Venise, dont l’Ospedaletto della Pietà, les Mendicanti, les Incurabili et l’Ospedaletto dei S. S. Giovanni e Paolo ont également fourni les annexes. Là, par exemple, on n’admettait que des jeunes filles; elles seules composaient l’orchestre et symphonisaient, jouant qui de la contrebasse ou du violoncelle, qui du basson, du cor ou de la flûte, et fonctionnant sous la direction des meilleurs chefs, Galuppi, Sacchini, Bertoni. La chute de la république de Venise marqua la fin de cette institution, et bientôt après (1806) advint la fondation du conservatoire de Milan, à laquelle sont restés liés les noms de Fenaroli et d’Asioli. Jusqu’à ces derniers temps, la vie y conserva le caractère collégial, c’étaient plutôt des mœurs universitaires; avec la musique, les élèves apprenaient tout ce qui s’enseigne dans les classes de latin et de grec, instruits et surveillés par les couvens. Cet état de choses n’ayant pas survécu à l’établissement du royaume d’Italie, le conservatoire de Milan était devenu ce que nous l’avons vu, ce qu’étaient naguère encore tous les conservatoires de la péninsule : pédantisme et laisser-aller, nul souci des études classiques, dans les classes d’instrumens le mécanisme du doigté, dans celles de composition la lutte pour un idéal dramatique dont l’histoire commence à Rossini et s’arrête à Verdi en passant par Bellini, Donizetti et Mercadante. Inutile d’ajouter que les partitions de Beethoven hantaient fort peu ces temples de l’éducation. Sur Beethoven les sages de cette époque avaient une opinion qui faisait loi. Il manquait d’âme et surtout ne s’entendait pas aux belles cantilènes. Que vous dirai-je? il n’avait pas de souffle et vivait sur des bouts de phrase qu’il se donnait un mal du diable à ravauder. Mozart, sans doute, eût mérité plus d’égards; lui, du moins, on le comprenait; mais, en somme, à quoi bon Mozart quand on avait Rossini?

Pour le chant, c’était pis encore. Tandis que l’Italie d’autrefois peuplait le monde de ses produits, on voyait d’année en année diminuer le nombre des virtuoses sortis de ses conservatoires. C’est au dehors que se formaient désormais les interprètes accrédités de ses chefs-d’œuvre. Cette glorieuse tradition de l’art du chant qui, pendant des siècles, fut son partage, l’Italie l’aurait-elle donc abdiquée au profit des pays du Nord? Et, si le fait est vrai, d’où vient-il? En accuserons-nous l’insuffisance des études techniques, la dépravation du goût, la désuétude? Assurément il y a de tout cela; reste cependant un mystère que je cherche en vain à m’expliquer. Le matériel des voix est aujourd’hui ce qu’il était il y a cent ans ; ni l’air salubre des montagnes du Piémont, ni les conditions climatologiques de la Toscane et de la Romagne n’ont cessé d’agir sur la souplesse et la vigueur des organes. Quelle que soit la mauvaise hygiène de la vie moderne, elle ne saurait motiver cette décadence ; il faudrait donc reprocher à l’éducation la plus grande part du mal. S’il se rencontre ailleurs des professeurs ignorant leur métier, ou le pratiquant avec une affligeante incurie, le cas est aujourd’hui des plus communs en Italie. On ne s’y occupe que vaguement des principes élémentaires : comment la voix se forme et se pose, comment se traite la respiration, ce sont là menus obstacles à franchir d’un bond pour arriver tout de suite au but suprême : enlever à tour de bras et de poumons l’air de bravoure, pousser haut et ferme l’ut dièse de Tamberlick, ou, si vous êtes femme, creuser le son de manière à vous forger un timbre d’androgyne, la pédagogie ayant cours ne vous en demande pas davantage. Les bons maîtres n’ont pourtant point tous disparu ; quelques-uns fonctionnent encore mais isolément, Lamperti à Milan, Panofka à Florence, Bianchi à Bologne et deux ou trois Napolitains fort vieux qui pourraient avec raison s’écrier : «Après nous le déluge! » Une commission dont faisaient partie Verdi, Casamorata, directeur du conservatoire de Florence, et Mazzuccato, du conservatoire de Milan, fut nommée en 1872 pour aviser à la situation. Milan eut surtout à s’en louer, grâce aux efforts de Mazzuccato, qui mourut à la peine.

Les trois conservatoires de Turin, de Rome et de Venise, d’origine toute récente, s’annoncent bien, sans préjugés ni grandes phrases, sur « l’héritage de nos pères. » A Turin, c’est Pedrotti qui gouverne, musicien distingué qu’assiste un groupe de professeurs intelligens; à Rome, c’est Sgambati, l’élève de Liszt, associé à Pinelli, l’élève de Joachim. On remarquera la même influence allemande s’exerçant à Florence par l’entremise d’un fervent disciple de Hans de Bulow, Bernardini. Ainsi l’Italie va se régénérant dans le germanisme, et la mode étant aux affinités traditionnelles, vous verrez les deux nations découvrir chaque jour un nouveau motif de se rapprocher davantage : « Vous êtes la mélodie, nous sommes l’harmonie. J’ai pour moi Bach, Händel, Gluck, Haydn, Mozart et Beethoven ; vous, ma sœur, vous avez vos héros dans le passé, Palestrina, Allegri, Antonio et Giovanni Lotti. Que pouvons-nous de mieux que de nous entendre ? Est-ce que, depuis le temps des Cimbres et des Teutons jusqu’à l’époque de nos empereurs souabes, depuis Luther et la réformation jusqu’à présent, l’Allemagne n’a pas toujours rêvé d’Italie ? Avons-nous jamais cessé d’aimer, de rechercher votre ciel, vos arts, votre culture, et vous-même n’aviez-vous pas le pressentiment de notre force, n’éprouviez-vous pas depuis des siècles comme un vague désir de vous compléter par nous, qui sommes la profondeur et la discipline ? Remontez au passé le plus lointain, à ces temps où Florence, Vérone, Gênes et Milan se mêlaient si activement à notre politique et où nous avions avec nous non seulement vos Scaliger, vos Montaigu, vos Uberti, vos Visconti, vos Doria, vos Médicis, mais aussi votre Dante. »

Musicalement, presque toute l’Italie actuelle est gibeline ; Naples reste dehors. Naples est un kaléidoscope : flamme, fumée, oscillations, contrastes, changemens et miroitemens perpétuels ! ses arts ressemblent à son train de vie. Vous écoutez sur le môle, au soleil couchant, la monotone ritournelle du barraiuolo, quand d’une fenêtre du voisinage s’envole par bouffées une sonate de Beethoven ou de Schumann. Le naturel et l’art savant s’y coudoient, le trivial touche au délicat, mais sans que jamais les extrêmes se confondent, chaque note conservant son accent genuine dans ce concert criard où retentit aussi la grosse caisse du charlatan. Ce qui n’empêche point Naples d’avoir sa jeune école de piano, la première aujourd’hui de l’Italie, et déjà célèbre en Europe pour sa technique et sa vigueur d’exécution. Benjamin Cesi, Rendano, Martinucci, Rinaldi (établi à Gênes) et qu’on a surnommé le Chopin moderne, sont des virtuoses d’un ordre éminent et jouant tous le répertoire classique. Notons que Liszt aurait ici de sérieux droits à revendiquer ; à ne la prendre que par son côté musical, sa cléricature ne laisse pas que d’avoir produit d’excellens fruits pour l’Italie. Oportet hæreses esse, disait l’ancienne théologie : disons mieux : il importe que, de loin en loin, les grands pianistes soient tonsurés, car si l’abbé Liszt n’eût point habité le Vatican, s’il n’y eût pas été, dans sa cellule, une de ces curiosités de Rome qu’on allait voir comme les Michel-Ange de la chapelle Sixtine et l’Apollon du Belvédère, nombre de talens que sa présence et ses conseils ont suscités ne seraient point là pour témoigner aujourd’hui en l’honneur de la jeune école italienne.

En présence du désarroi des institutions publiques, le dilettantisme privé avait d’ailleurs commencé d’agir. Grâce à l’émulation combinée des amateurs et des artistes, plusieurs cercles se fondèrent : la Società del quartetto à Milan, la Società orchestrale à Rome et à Turin, la Società orchestrale popolare. Cette fois encore, Milan donna l’impulsion ; bientôt à son quatuor s’adjoignit l’orchestre de la Scala ; on joua des ouvertures et des symphonies, les classiques, les romantiques, les néo-romantiques. M. Hans de Bulow, toujours sur la brèche, commandait le feu. Toute l’Allemagne y passa : Beethoven et Schumann, et Brahms et Richard Wagner. On entendit ainsi comme chez nous des fragmens des Nibelungen, la Mort de Siegfried, la Chevauchée des walkyries, le prologue de Tristan, et comme chez nous, ces ouvrages furent reçus diversement, acclamés des uns, conspués des autres, ceux-ci criant : Evviva ! ceux-là : Morte alla musica d’avvenire ! Il y a des génies qui ne vont point sans provoquer partout de ces démonstrations excessives. Pour ma part, je ne pense pas que ce soient les bons. Mais celui-là comprendrait bien mal notre temps qui ne s’arrangerait pas de manière à créer autour de sa musique, de ses vers, ou de sa peinture, ce que nous appelons « des questions. » Ce qui restera de Wagner, c’est le côté par lequel il se rattache à Weber ; ce qui l’a rendu fameux dans l’univers, c’est sa théorie. Nul, pas même lui, ne l’a pratiquée ; tout le monde l’ignore ; mais tout le monde la discute, et c’est sur quoi le maître charlatan avait compté, car, aux époques de décadence, les choses n’ont de valeur qu’à la condition de prêter un texte à la dissertation.

Maintenant, dire que la mode et certaines raisons de circonstance n’entrent point pour beaucoup dans ce germanisme où l’Italie se précipite, voilà ce que je n’oserais. On s’enflamme, on se monte la tête pour cet art sévère et compliqué : mais le naturel n’a pas débridé et, dans l’occasion, il revient au galop, comme à Turin, où l’on sifflait l’ouverture de Manfred. Siffler du Schumann, crime de lèse-majesté aux yeux de la nation sœur, qui brutalement se redresse et vous envoie au nez cette apostrophe : Margaritas ante porcos ! N’oublions pas les sociétés chorales, qui semblent se multiplier aussi. Dans cette Italie où le chant individuel a toujours brillé de tant d’éclat, l’orphéonisme était naguère presque inconnu : la encore le théâtre subvenait à tout, avec les partitions de Bellini, de Donizetti et de Verdi, qui foisonnent de chœurs à l’unisson, et quant à la musique d’église, on n’imagine pas ce que c’était : des Agnus Dei sur des duos d’amour, des Dies iræ sur des finales d’opéra, une dramaturgie carnavalesque dont les solistes achevaient le ridicule par leurs roulades et leurs cadences dans les graduels et les offertoires ; l’orgue même emboîtait le pas. Il me souvient d’avoir entendu à Venise des prodiges en ce genre. Un Berlioz eût tressauté d’horreur et personne dans la foule ne se récriait, au contraire, tous les visages respiraient le ravissement, on jubilait: « Que voulez-vous? me répondit plus tard à Vienne, Ambros, l’esthéticien exquis ; en Italie, la musique d’église touche en ce moment au sommet de sa décadence. » Pour les peuples du Midi, le plaisir est le commencement de l’émotion religieuse ; amusez-les, ils croiront. L’Italien veut s’amuser partout, même à l’église, et les maîtres de chapelle s’arrangeaient pour le servir en conséquence, cousant des lambeaux de cavatine à des fugues plus ou moins grotesques, dont la destination semblait être de chaperonner la folle du logis.

Vraiment, certains puristes nous la bâillent belle en venant critiquer au point de vue religieux soit le Requiem de Verdi, soit même le Stabat et la Messe de Rossini! Qu’ils réfléchissent donc, ces juges sévères, à ce qui s’entendait en Italie lorsque Rossini écrivit son Stabat. Un jour qu’un pédant de leur espèce reprochait à Joseph Haydn de composer ainsi des messes sur un ton trop guilleret et qui manquait évidemment de décorum : « Je le sais, mais je n’y puis rien, lui répondit en branlant la tête le vieux chantre de la Création. Le bon Dieu m’a fait une âme guillerette et si j’ai la dévotion gaie, il me le pardonnera. » Rossini avait cette âme-là, et bien d’autres l’ont aussi, à ne citer que l’alouette qui monte vers le ciel sur les ailes de sa chanson. D’ailleurs ce Rossini du Stabat et de la Petite Messe solennelle est-il à ce point jovial ? Le préjugé ignore les nuances : entre la gaîté du Barbier, de la Cenerentola et la sérénité de cette musique sacrée, il ne distingue pas. Qui ne connaît le mot de Michel-Ange au Vatican? « Raphaël a traversé la chapelle Sixtine? » Rossini, avant d’écrire sa messe avait ainsi traversé Bach et Beethoven. Écoutez plutôt ce prélude d’orgue à l’offertoire, et ces phrases fuguées qui servent de péroraison au Gloria et au Credo; quel professeur de contre-point avec ou sans perruque osera les répudier? Musique de concert, oratorios de salon, airs d’opéra, c’est vite dit; mais Händel aussi et Bach ont leurs airs d’opéra, et le fameux Stabat de Pergolèse ne fut pas lui-même sans reproche de la part des contemporains. Aux yeux du père Martini, cette composition « a le tort de reproduire en maint endroit le caractère et le style d’opéra comique, et d’être un ressouvenir de la Serva padrona. »

Resterait à se demander si ce n’est pas tout simplement la modernité d’une musique qui l’empêche d’être religieuse. Nous raillons chez Rossini ses essais de réforme, la dramaturgie de Verdi dans sa Messe nous paraît inadmissible, et nous n’y voulons voir qu’une illustration théâtrale de la tragédie du Golgotha, ce qui n’est déjà point un mince éloge, étant donné que l’illustration est un chef-d’œuvre et que cet art, encore que discutable comme objet d’édification dévote, n’en produit pas moins, même sous cette forme dramatique et passionnée, un effet religieux sur son auditoire. Savons-nous, en outre, ce que nos petits-neveux penseront là-dessus, eux qui n’auront pas, comme nous, l’occasion de comparer chaque jour la musique religieuse de Rossini et de Verdi avec leur musique de théâtre? Peut-être au fond, n’est-ce qu’à cette impossibilité où nous sommes de comparer sans cesse l’un à l’autre les deux termes du procès que nous devons le sentiment religieux dont Händel et Bach nous pénètrent ; plus près de nous Mozart nous édifie moins : affaire de distance et de costume. Händel pas plus que Bach ne s’épargnent les grands airs d’opéra et leurs roulades ne scandalisent personne, consacrées qu’elles sont par leur caractère suranné. Le souverain porte-respect en ce monde, c’est la perruque; voyez l’Angleterre et ses juges ! la modernité ne nous inspire point de révérence, on la tutoie. Ce qui faisait dire au padre Martini que le Stabat de Pergolèse était de la musique d’opéra comique est juste aussi ce qui nous empêche d’apprécier à leur valeur certaines magnificences de la messe de Rossini, le Resurrexit, par exemple, et d’ouvrir à deux battans la bibliothèque sacrée au Requiem de Verdi.

Là serait le vrai point de départ d’une réforme dans la musique religieuse en Italie. Célèbre qui voudra l’esprit d’institution et de fondation, j’ai pour principe qu’en pareil cas, l’esprit de création vaut mieux que tout. Les plus beaux programmes sont lettre morte tant que le génie d’un homme n’a pas soufflé dessus. A Milan, une société s’était formée pour la restauration de la musique religieuse, rien de mieux ; mais voilà que l’on imagine d’inaugurer l’œuvre par une messe solennelle dans la cathédrale, et c’est le maître de chapelle ordinaire que, sans trop de discernement, on choisit comme compositeur. En matière de réforme, c’était mal débuter; la société eut ce qu’elle méritait, une messe dans l’ancien jeu : la fuga obligata a quattro parti in istilo severo, et, pour égayer ce « style sévère, » un assortiment d’airs d’opérette... C’est en considérant cette routine invétérée, en parcourant du regard les sentiers d’un passé toujours prêt à refleurir, que les gens de goût se rendront vraiment compte de l’action, — même religieuse,— que des hommes tels que Rossini et Verdi peuvent avoir sur la musique de leur pays.

Paris et Bruxelles ont leur grand prix de Rome; Berlin a sa fondation Meyerbeer, dont la destination est pareille. Profitables et peut-être nécessaires en des temps où l’Italie musicale commandait encore aux nations, ces œuvres aujourd’hui n’ont plus aucun sens. Quels sujets d’études spéciales l’Italie actuelle offre-t-elle aux jeunes compositeurs ? Après tout ce que nous venons de voir, il serait assez malaisé de le dire, à moins qu’il ne s’agisse d’un simple voyage d’agrément dont il plaît à l’état de gratifier les bons élèves. On admet qu’il en soit autrement pour les peintres, les sculpteurs et les architectes. A ceux-là Rome et Florence, Naples et Venise réservent des trésors d’enseignement, des modèles de toutes les époques seuls capables de conseiller, d’ennoblir et de mener à perfection une grande individualité d’artiste. « C’est tout un chant d’Homère retrouvé ! » s’écriait Goethe, éclatant d’admiration en présence de la Junon Ludovisi. Où sont, pour un musicien, les Junon Ludovisi? Où sont les musées et les archives? Parlerons-nous des œuvres de Palestrina? Mais l’Italie a, depuis longtemps, cessé d’en avoir le monopole; plus n’est besoin d’aller à si grands frais déchiffrer les manuscrits de la chapelle Sixtine; ces œuvres désormais divulguées comme celles des écoles de Naples et de Venise, tout le monde à présent se les procure dans des éditions à bon marché; et voyez l’amusante contradiction : tandis qu’avec la routinière obstination qui nous caractérise, nous persistons ici à nous payer le luxe du prix de Rome, une dame de Milan, Giovanna Lucca, instituait naguère un prix à cet effet d’envoyer les jeunes Italiens continuer et parachever leurs études en Allemagne.

Il me faut conclure : que signifie au résumé le mouvement qui se poursuit chez nos voisins depuis environ quinze ans? Les tendances qui se prononcent d’un si fier entrain procèdent-elles du génie de la nation? Est-ce là vraiment sa chair et son sang, bref, qu’y a-t-il de sérieux dans tout cela? et quelque subite réaction n’est-elle pas à craindre? En attendant que l’avenir se charge de répondre à ces questions, un bon patriote allemand ne pouvait que pousser sa thèse du côté de l’affirmative. « Nous croyons résolument qu’avec la marche ferme et progressive du royaume, et malgré tous les vieux fermens qui subsistent sous couleur hypocrite de conservatisme, une ère nouvelle doit s’ouvrir pour la musique italienne. » Ainsi termine M. Martin Roeder. Il prophétise à l’Italie musicale un nouveau royaume de Dieu sous l’invocation de la très sainte Germanie. Culture littéraire et musicale, il faudra désormais que l’influence allemande se substitue à la nôtre. Regardez les poètes, Carducci, Guerrieri, tous germanisent; ainsi de la musique, c’est le ton du jour. Les Italiens de la génération précédente n’aimaient et n’admiraient que nos poètes, ils goûtaient Lamartine et Victor Hugo à l’égal de leurs Leopardi, de leurs Niccolini, de leurs Giusti ; les jeunes du moment traduisent Goethe et citent Heine de préférence à Musset. Creuserons-nous les raisons de ce retour des choses? Il y en a de philosophiques et de politiques. Nous ne sommes plus au XVIIIe siècle, où rien en Europe ne se répandait que par le medium de notre langue si claire, si analytique, si logique et dont l’accent néo-latin vibrait si agréablement aux oreilles du peuple italien; nous ne sommes plus au temps où la domination autrichienne semait l’irréconciliable jusque dans le règne des lettres et des arts; nos revers ont aussi beaucoup aidé à notre discrédit intellectuel, et les Italiens se sont inclinés devant le fait brutal :


C’est du Nord aujourd’hui que leur vient la lumière ;


vers fâcheux, — soit dit en passant — du plus humain et du moins patriote des poètes. Mais que ces Allemands sont d’habiles enjôleurs! de quel air suave et papelard ils président à la conversion de leur catéchumène ! de quelles caressantes insinuations ils l’enguirlandent! « Rassurez-vous, ma, mie, et ne rougissez pas de vous mettre à l’école chez nous, qui fûmes si longtemps vos disciples. N’êtes-vous point la plus libérale de votre race et le moins esclave des préjugés? Vous avez eu vos siècles de grandeur ; désormais, c’est nous qui commandons, et vous venez à nous sans qu’il en puisse résulter pour votre gloire aucun abaissement, persuadée, comme il convient, que nous sommes en musique les deux nations sans rivales, et prête à vous de faire de ce reste d’esprit parisien qu’on vous reproche. » Eh bien ! non ; les choses n’en sont point à cet état définitif; une nation ne renonce pas ainsi à ses privilèges. Qu’un certain particularisme musical ait cessé d’être, rien de plus vrai ; dites évolution, lutte pour l’existence et perpétuel devenir, à la bonne heure ! L’art moderne est international, le cosmopolitisme nous entraîne, et l’Italie comme la France cède au tourbillon. Mais croire que les vents du nord vont ensabler à jamais l’heureux sol où fleurissent l’oranger et la mélodie, quel triste songe d’une nuit d’hiver! La Messe de Verdi, son Aida, nous donnent la mesure de cette transformation dont les conséquences ne sauraient effrayer personne. Pur travail d’assimilation et d’amalgame, où l’idéal traditionnel, la belle phrase mélodique, loin de succomber, aura puisé dans la science de l’accompagnement des élémens de vie nouvelle. On continuera la chanson d’autrefois, mais la ritournelle en vaudra beaucoup mieux: on se sera mis au pas, voilà tout.


HENRI BLAZE DE BURY.