La Question monétaire et les procès-verbaux de la dernière conférence internationale

La Question monétaire et les procès-verbaux de la dernière conférence internationale
Revue des Deux Mondes3e période, tome 49 (p. 395-419).
LA
QUESTION MONETAIRE
ET LES
PROCES-VERBAUX DE LA DERNIERE CONFERENCE INTERNATIONALE

IL nous faut encore parler de la question monétaire, d’abord à cause de la crise en apparence financière qui existe depuis quatre ou cinq mois et dont on ne s’explique pas bien les motifs ; ensuite à propos de la publication récente des procès-verbaux de la dernière conférence internationale qui a eu lieu au printemps 18_1.

Faisons connaître d’abord ce qu’il y a dans ces procès-verbaux. On peut se rappeler que la conférence avait pour but de remettre l’argent en faveur et de lui faire reprendre la place qu’il avait autrefois dans la circulation. Pour cela, deux choses étaient nécessaires, selon les promoteurs de la réunion : d’abord que l’on se mît d’accord sur le rapport de valeur à fixer entre l’or et l’argent, et ensuite, une fois ce rapport fixé, que toutes les nations s’engageassent à rouvrir leurs ateliers monétaires à la frappe de l’argent. Il fallait aussi que les états qui, comme l’Angleterre et l’Allemagne, avaient aujourd’hui l’étalon d’or exclusif, voulussent bien y renoncer et s’associer à la reprise du métal blanc. Voilà quel était le but de la conférence de 1881. C’était le même du reste qu’avait déjà poursuivi une autre conférence qui s’était réunie en 1878, sur la demande des Américains. Celle-ci n’avait pu aboutir, et elle s’était séparée en se bornant à faire des vœux platoniques en faveur du double étalon. Serait-on plus heureux en 1881, et les circonstances étaient-elles plus favorables? Il est vrai que l’Allemagne, qui, après sa conversion à la monnaie d’or en 1872, avait dû vendre une partie de l’argent qu’elle avait de trop, avait arrêté ses ventes depuis quelques années. Il est vrai encore que les mines d’où l’on tire l’argent étaient devenues moins productrices. De plus l’Inde en absorbe davantage. Enfin les Américains, par l’adoption récente du Bland bill, avaient cherché à remettre l’argent en circulation. Les circonstances paraissaient donc favorables, et, en effet, si elles avaient été dominantes dans la question, comme on s’est plu à le dire, elles auraient exercé une grande influence et pu rendre quelque faveur au métal blanc. Il n’en a rien été, la dépréciation de ce métal a continué, elle s’est même accentuée dans ces derniers temps, elle dépasse aujourd’hui 16 pour 100. Aussi, tous les états, même ceux qui ont encore le double étalon, semblaient en prendre leur parti; l’Autriche, la Hongrie, l’Italie, en contractant des emprunts, avaient bien soin de stipuler qu’on les paierait en or, et la Russie exigeait en ce métal le paiement de ses droits de douane. La question paraissait donc résolue partout, sinon en droit, au moins en fait. C’est dans ces conditions qu’un homme énergique et intelligent se mit à parcourir l’Europe et le Nouveau-Monde, prêchant une nouvelle croisade en faveur de l’argent, disant à tous que, si on se mettait d’accord, rien ne serait plus facile que de faire rentrer ce métal dans la circulation. On s’est laissé persuader, et c’est à cette prédication de l’honorable M. Cernuschi qu’est due la conférence de 1881.

Que l’Amérique se soit prêtée à cette nouvelle réunion, cela se comprend à merveille, elle y a un si grand intérêt! Elle est productrice d’argent dont elle a de moins en moins l’emploi ; elle ne serait pas fâchée de s’ouvrir des débouchés au dehors, et surtout dans les pays riches, qui pourraient absorber facilement ce qu’elle a de trop de ce métal. On comprend encore que d’autres états en Europe, qui luttent péniblement contre le papier-monnaie et qui désirent s’en débarrasser aux meilleures conditions possibles, aient accueilli avec faveur cette nouvelle tentative; on ne s’étonnera même pas que l’Angleterre et l’Allemagne aient bien voulu assister à la conférence en simples spectatrices pour voir ce qui s’y passerait et en faisant toutes leurs réserves. Mais que la France ait consenti à en prendre l’initiative de concert avec l’Amérique, voilà qui est de nature à surprendre quand on connaît la situation financière et monétaire de notre pays. On dira que nous avons aussi nos embarras ; il y a à la Banque de France un gros stock d’argent dont on n’a pas l’emploi, on pouvait espérer qu’en réhabilitant ce métal et en lui donnant la valeur qu’il avait autrefois, nous arriverions à nous en servir et à conserver intacte, en même temps, notre circulation d’or. — La naïveté était grande ; on ne pouvait donner à l’argent la valeur d’autrefois qu’en le faisant monnayer, comme le demandaient les promoteurs de la conférence, et une fois monnayé, où l’aurait-on mis en circulation? Un peu partout sans doute, mais particulièrement en France où il y a le plus d’or à donner en échange ; c’est un point que nous réservons pour plus tard.

Quoi qu’il en soit, la conférence se réunit et on en décerna tout naturellement la présidence à notre ministre des finances. Il avait bien mérité cet honneur, car dès son discours d’installation il ne craignit pas de se prononcer d’une façon très nette en faveur du bimétallisme. « Pour que le métal argent, dit-il, reprenne son ancienne valeur, il est indispensable qu’il soit comme par le passé librement monnayé à côté de l’or ; » et il ajoutait un peu plus loin : « Nous espérons après les discussions qui auront lieu dans cette assemblée qu’il sera démontré, par les données de la théorie et par celles de l’expérience, que le bimétallisme international est le seul système qui puisse ramener la régularité monétaire dans toutes les parties du monde. » Il est vrai de dire que cette espérance n’était pas tout à fait partagée par son collègue l’honorable M. Barthélémy Saint-Hilaire qui, en sa qualité de ministre des affaires étrangères, avait ouvert la conférence. Il s’était montré beaucoup plus réservé, se souvenant des opinions qu’il avait autrefois défendues lors de la grande enquête de 1869, et il y était resté fidèle. Du reste, ceux des autres membres qui avaient apporté des illusions au sein de cette conférence n’ont pas dû les garder bien longtemps, car, dès la seconde séance, les délégués allemands firent une déclaration qui était de nature à les dissiper. «Nous reconnaissons, dit M. le baron de Thielmann, qu’une réhabilitation de l’argent est à désirer, et qu’on pourrait, par le rétablissement du libre monnayage de l’argent dans un certain nombre des états les plus populeux représentés à la conférence, arriver à ce résultat. Néanmoins, l’Allemagne, dont la réforme monétaire se trouve déjà si avancée, et que la situation générale ne semble pas inviter à un changement de système d’une aussi grande portée, ne se voit pas à même de concéder, pour ce qui la concerne, le libre monnayage de l’argent. » De son côté, le délégué anglais, après avoir exprimé des vœux en faveur de la réhabilitation de l’argent, dont la dépréciation causait un grand dommage dans l’empire des Indes, crut devoir ajouter « que, nonobstant le royaume-uni ne changerait rien à son système monétaire et garderait résolument l’étalon d’or. » — Depuis plus de soixante ans, ajoutait ce délégué, que le système monétaire du royaume-uni a reposé sur l’or comme étalon unique, « ce système a satisfait à tous les besoins du pays sans donner lieu aux inconvéniens qui se sont manifestés ailleurs et dans d’autres pays. Il a par ces raisons mêmes été accepté par tous les partis et par la nation ; le gouvernement de Sa Majesté ne pourrait donc pas entrer en conférence comme soutenant le double étalon. » Après cette double déclaration, la conférence aurait pu se dissoudre. Il était bien évident qu’il n’y avait rien à faire et qu’on ne pourrait pas redonner à l’argent son ancienne valeur tant que la porte lui resterait fermée dans deux des principaux états de l’Europe, dont l’un, l’Angleterre, est le plus puissant au point de vue commercial, celui où se règlent le plus grand nombre des transactions internationales. Néanmoins, comme on était venu des divers points de l’Europe et de l’Amérique, peut-être un peu légèrement, pour parler de la question monétaire et qu’il y a toujours plaisir à prolonger son séjour à Paris, on continua à se réunir quand même et à discuter au moins pour l’honneur des principes.

D’excellens discours ont été prononcés dans les deux sens : en faveur de l’étalon unique d’or, par M. Pirmez, délégué de la Belgique, par M. Broch, délégué de la Norwège et par M. Burckhard-Bischoff, délégué de la Suisse ; M. Pirmez notamment semble avoir épuisé la question la première fois qu’il a pris la parole, et il ne lui a jamais été répondu d’une façon concluante. Nous citerons parmi les discours dans le-sens contraire ceux de MM. Cernuschi, Denormandie et Dumas, délégués de la France, de M. Luzzatti, délégué de l’Italie, de M. Dana-Horton, délégué de l’Amérique. Mais ces derniers discours, quelque habiles qu’ils pussent paraître, étaient frappés d’impuissance devant l’opposition de l’Allemagne et de l’Angleterre. Ce n’est pas, à la vérité, que des efforts considérables n’aient été faits pour désarmer l’inflexibilité de la première de ces puissances. Ah! si l’on avait eu l’Allemagne avec soi, on aurait peut-être passé outre, malgré le mauvais vouloir de l’Angleterre, avec la pensée qu’on la rallierait un jour. Pour désarmer l’Allemagne, on est allé jusqu’à offrir de lui rembourser les frais qu’elle avait dû faire et les pertes qu’elle avait subies pour passer d’un système monétaire à l’autre, de l’étalon d’argent à l’étalon d’or, frais qu’on évaluait largement à 100 millions ; les autres peuples, en vue du grand bienfait qui serait résulté pour eux du retour de l’Allemagne au bimétallisme, se seraient cotisés pour fournir cette somme. Cette proposition, il est vrai, n’a pas eu grand succès : d’abord parce qu’elle était quelque peu fantaisiste, nullement justifiée; ensuite parce que ce n’était pas une considération de cette nature qui pouvait faire sortir l’Allemagne de son système monétaire actuel. Il a donc fallu renoncer à avoir cette puissance avec soi.

La plupart des défenseurs du double étalon sont allés chercher les causes de la dépréciation de l’argent dans des considérations accessoires; ils l’ont attribuée à l’adoption de la monnaie d’or par l’Allemagne en 1872, à l’interdiction de la frappe du métal blanc, qui en fut la conséquence dans le groupe de l’union latine, c’est-à-dire en France, en Belgique, en Italie, en Suisse. Ces causes ont pu agir, en effet, mais elles n’ont été qu’occasionnelles; la cause principale, celle qui dominait tout et qui dispensait d’en chercher d’autre parce qu’elle suffisait à elle seule, c’était l’éloignement du public pour le métal blanc. Il n’y avait que deux questions à se poser. L’argent, aujourd’hui, est-il pris avec la même faveur qu’autrefois? Évidemment non. L’or, qui l’a remplacé dans la circulation, ne convient-il pas mieux aux goûts et aux besoins des peuples modernes et surtout des pays riches? Certainement si. Cela étant, que peut-on faire? Au lieu d’aborder ces questions de front, comme on aurait dû le faire, on s’est plu à dire que tout le mal venait de ceux qui avaient trop vanté les avantages de la monnaie d’or; ce sont les économistes surtout, a-t-on ajouté, qui ont faussé l’opinion publique; il faut la redresser au moyen d’un accord universel. Si toutes les nations conviennent que l’argent vaut toujours ce qu’il valait autrefois, qu’il sera frappé librement partout sur le pied de son ancien rapport de 15 1/2 à 1, le problème sera résolu. Et alors on a vu une discussion plus ou moins subtile pour établir que c’était la loi qui, après tout, fixe la valeur des métaux précieux, et si on disait que c’était là un acte tout à fait arbitraire de la part du législateur, on répondait que toute loi est arbitraire, ne représentant jamais l’équité absolue, et que cependant on est tenu de s’y soumettre. Enfin, à entendre cette discussion, on se serait cru en plein moyen âge, à l’époque où les souverains besogneux diminuaient le poids ou le titre de leurs monnaies et avaient la prétention de leur conserver la même valeur, en vertu de ce principe que la monnaie émanait d’eux et que c’était à eux d’en déterminer le prix. A quels excès de discussion on arrive quand on part de principes faux et qu’on veut faire violence à la force des choses!

On n’était pas embarrassé davantage pour répondre à ceux qui disaient que la monnaie d’or est aujourd’hui la monnaie des peuples civilisés. On demandait si Aristote et Platon, qui ne se servaient que d’argent, ne vivaient pas dans un pays civilisé, et si l’Allemagne de Goethe et de Schiller, qui ne connaissait que le métal blanc, ne valait pas celle de MM. Bamberger et Soetbeer, qui préconisent l’emploi de l’or. On s’étonne que la conférence se soit amusée à de pareilles futilités. Quand on parle de civilisation à propos de l’usage des métaux précieux, il est bien évident qu’il n’est pas question de la civilisation représentée par ses grands hommes, ses grands philosophes et ses grands poètes, mais de la civilisation qui naît du développement général de la richesse, du perfectionnement des voies de communication, de la multiplicité des transactions, et qui a besoin que les moyens d’échange soient en rapport avec ces progrès. Aristote et Platon étaient de grands hommes assurément et représentaient en leurs personnes un niveau de civilisation morale très élevé ; mais la Grèce, dans laquelle ils vivaient, n’avait ni la richesse ni un mouvement, de transactions comparable à ce qui existe chez les peuples modernes; par conséquent, la monnaie d’argent pouvait lui suffire comme avait suffi la monnaie de fer dans les premiers âges de l’histoire. De même pour l’Allemagne, Goethe et Schiller sont assurément de plus grands hommes que MM. Bamberger et Soetbeer; mais l’Allemagne des premiers n’était pas du tout celle des seconds; elle n’était pas couverte de chemins de fer comme elle l’est aujourd’hui, et les transactions y étaient infiniment moins nombreuses. Ce n’est pas entre les sommités intellectuelles des diverses époques qu’il faut faire des comparaisons pour juger de l’état de civilisation et apprécier les besoins plus ou moins grands qu’on peut avoir des métaux précieux; il faut se mettre à un point de vue plus terre à terre et se demander si ce qui était bon pour nos aïeux dans l’état peu développé de leurs intérêts matériels le serait encore aujourd’hui pour nous avec l’immensité de nos affaires.

Je ne voudrais pas abuser d’une comparaison que j’ai déjà faite à propos de cette question de la monnaie, mais elle revient fatalement à l’esprit toutes les fois qu’on en parle, tant elle paraît topique. Nos ancêtres n’avaient d’autres moyens de transport que les charrettes et les diligences, et cela leur suffisait. Cela nous suffirait-il à nous qui connaissons les chemins de fer et avons profité de tous les progrès qui en ont été la suite ? Nos ancêtres se servaient aussi de l’éclairage à l’huile, qu’on a remplacé plus tard par l’éclairage au gaz. Eh bien ! voudrait-on dire, après les résultats splendides qu’a manifestés la dernière exposition d’électricité, que l’éclairage au gaz lui-même est le dernier mot des améliorations, et que nous n’avons rien à espérer de mieux? Tout progresse dans le monde, et s’il est quelquefois regrettable de voir que, dans celui de la politique et de la morale, il y a des temps d’arrêt, presque de recul, on constate au moins avec satisfaction qu’il n’y en a pas dans le monde matériel ; chaque jour nous amène la découverte de nouveaux agens mieux appropriés à nos besoins et qui nous font mettre de côté ceux qui auparavant nous suffisaient. On pourrait demander si Platon et Aristote connaissaient le crédit tel que nous le pratiquons maintenant, s’il leur était nécessaire; si l’Allemagne elle-même avait au siècle dernier toutes les institutions financières dont elle est dotée aujourd’hui. Il en est de même pour les métaux précieux. Oui, l’argent suffisait encore il y a cent ans et même cinquante, il ne suffit plus à l’heure présente. Il faut, pour que le progrès ne subisse pas d’entrave, que tout marche du même pas. Les découvertes qui nous ont le plus émerveillés depuis cinquante ans sont les chemins de fer, la télégraphie électrique et l’abondance des mines d’or ; elles sont nées ensemble, elles étaient nécessaires l’une à l’autre. Supposez que l’une des trois ait manqué, que les chemins de fer aient été exploités sans l’aide de la télégraphie électrique, ou que les deux premières n’aient pas vu apparaître presque en même temps une plus grande abondance d’or, évidemment le progrès ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui; l’argent, malgré le perfectionnement du crédit, n’aurait pu suffire aux besoins nouveaux. La simultanéité de ces découvertes a été vraiment une rencontre providentielle.

On voudra bien le reconnaître, mais on dira que ce n’est pas une raison pour rejeter l’argent; on a d’autant plus besoin des deux métaux que le progrès a été plus grand, nous voulons l’admettre ; seulement il faudrait qu’on parvînt à les faire circuler ensemble l’un à côté de l’autre. — Cela ne s’est jamais vu, toujours l’un a prévalu sur l’autre et est resté seul dans la circulation, tantôt l’argent, tantôt l’or, selon les circonstances. Donc la conférence avait la prétention de traduire l’or à sa barre et de lui démontrer qu’il était trop ambitieux en voulant envahir toutes les transactions ; il devait laisser une place au moins égale à l’argent et, au besoin, on saurait l’y contraindre par un accord entre toutes les nations. Cela rappelle un peu toujours le cri de Galilée. E pur si muove, aurait-on pu répondre pour l’or ; c’est-à-dire : Vous aurez beau faire et recourir à la loi pour des matières qui ne sont pas de sa compétence, vous ne changerez rien au fond des choses; l’or sera toujours préféré à l’argent et restera l’instrument principal de libération. Seulement, à la différence des juges de Galilée, qui, en condamnant ce grand homme et décrétant l’immobilité de la terre, ne changeaient rien aux révolutions célestes et ne faisaient tort qu’à eux-mêmes, ici le dommage serait non-seulement pour l’honneur de ceux qui auraient édicté une pareille loi, mais encore pour les états où on chercherait à l’appliquer. Il en résulterait un trouble immense dont on se ressentirait longtemps.

Avant de le démontrer, ce qui sera l’objet principal de ce travail, continuons à analyser les procès-verbaux de la conférence monétaire et indiquons en fin de compte à quel résultat elle est arrivée. Nous le répétons, après la déclaration si nette et si formelle des délégués de l’Allemagne et de l’Angleterre, il n’y avait plus rien à faire quant au but principal qu’on poursuivait. L’accord universel sur le rapport de 15 1/2 de l’argent et le libre monnayage dans tous les pays était impossible; si on voulait réussir à quelque chose, il fallait se rabattre sur des solutions moins importantes. C’est dans cette pensée, en effet, qu’on a proposé de remplacer par de l’argent toutes les coupures de papier-monnaie au-dessous de 20 francs, ainsi que les pièces d’or de 5 francs, et de 5 marcs et même celles de 10 francs, de 10 marcs et de 10 shillings; de cette façon, on utiliserait comme monnaie divisionnaire une partie notable du métal d’argent dont on ne peut plus faire usage comme monnaie principale, et la dépréciation serait peut-être un peu conjurée. Cette proposition a été présentée avec habileté par le délégué russe, M. Thoerner, appuyée par M. Broch, délégué de la Norvège, et défendue même par M. Dumas, un de nos délégués français. Elle n’a pas été mise aux voix, à proprement parler, parce que jusqu’à la fin on a voulu espérer mieux, mais personne ne l’a combattue, et elle a été mise en réserve pour plus tard si la conférence doit se réunir encore. Cela ressemblait un peu, il est vrai, à la montagne qui accouche d’une souris ; mais, cette souris, il n’en faut pas médire, elle peut avoir son utilité. Il est évident que le papier-monnaie au-dessous de 20 francs est une mauvaise chose et un expédient fâcheux pour les états qui sont obligés d’y avoir recours. Il n’est pas moins évident que les pièces de 5 francs ou de 5 marcs en or sont peu agréées du public; elles paraissent trop petites, se perdent et s’usent très vite, on s’en débarrasserait avec avantage. Quant aux pièces de 10 francs, de 10 marcs et de 10 shillings, elles s’usent aussi trop rapidement. On a calculé que la livre sterling pouvait durer sans altération sérieuse plus de vingt ans, même en circulant beaucoup, tandis que la pièce d’une 1/2 livre perd son poids légal au bout de dix ans, — c’est une vérification qui a été faite il y a quelques années avec un grand soin par le professeur anglais Jevons, — mais ces pièces sont bien acceptées du public et ont leur utilité ; enfin la question a été réservée, et, en attendant, la conférence, après avoir discuté inutilement pendant trois mois, voyant qu’elle ne pouvait aboutir, s’est séparée, et a remis à des négociations diplomatiques le soin de mieux préparer le terrain pour une nouvelle réunion au mois d’avril 1882. Toutefois, avant sa séparation, elle a voté l’ordre du jour suivant, proposé par l’ancien gouverneur de la Banque de France, M. Denormandie : « La conférence, considérant que les déclarations faites par plusieurs délégués l’ont été au nom de leurs gouvernemens, qu’il est permis de croire qu’une entente pourrait s’établir entre les États qui ont pris part à la conférence, mais qu’il convient de suspendre la réunion des délégués ; qu’en effet, la situation monétaire peut, pour quelques états, motiver l’intervention des pouvoirs publics et qu’il y a lieu de faire place, quant à présent, à des négociations diplomatiques, s’ajourne jusqu’au mercredi 12 avril 1882.» Voilà ce qu’on peut appeler un ordre du jour fait pour sauver l’honneur de la conférence.

I.

Maintenant, examinons la question de plus près, plaçons-nous un moment au point de vue de cette conférence, à celui d’une entente universelle, et, supposons qu’au moyen de cette entente on puisse vaincre les répugnances du public et faire rentrer l’argent dans la circulation côte à côte avec l’or sur le pied du rapport de 15 1/2 à 1. Serait-ce un résultat désirable ? Nous ne le croyons pas.

Sans doute, si l’accord avait lieu et si les ateliers monétaires se rouvraient partout d’une façon illimitée à la fabrication de la monnaie d’argent, sur le rapport de 15 1/2 à 1, il n’y aurait plus de dépréciation particulière de ce métal ; ceux qui en seraient détenteurs, trouvant toujours à le vendre à des prix déterminés aux hôtels de monnaies, ne s’aviseraient pas de le céder au-dessous. En apparence, tout serait sauvé et le problème serait résolu : tout serait perdu, au contraire, et le problème ne serait que déplacé. L’argent circulerait pour 15 1/2 de son poids par rapport à l’or, comme le veut la loi de germinal an XI. Mais que se passerait-il ? Serait-ce l’argent, qui, en vertu de cet accord universel, recouvrerait les 15 pour 100 qu’il perd aujourd’hui ? Pas le moins du monde, ce serait tout simplement l’or, dont la valeur serait abaissée d’autant. C’est lui qui ferait les frais de l’accord. Il perdrait ce que l’autre métal aurait gagné. Au fond, les choses resteraient les mêmes, ou plutôt non, elles s’aggraveraient, car la dépréciation, au lieu de peser sur un seul métal, comme aujourd’hui, les atteindrait tous les deux, et les marchandises renchériraient en conséquence. Cela est facile à démontrer. Aujourd’hui, la circulation métallique repose sur 17 à 18 milliards d’or frappés comme monnaie, et sur une quantité à peu près égale d’argent qui perd 16 pour 100 ; si ce dernier métal perd 16 pour 100, c’est parce qu’il n’est pas en pleine circulation, qu’il y en a beaucoup d’inactif qui s’amasse inutilement dans les caisses de l’état ou dans celles des grands établissemens publics, comme nous le voyons du reste. S’il était employé et nécessaire, il ne perdrait pas. Quelle est la somme qui peut être ainsi inutile ? Supposons qu’elle soit de 3 milliards (et elle est bien près de ce chiffre) ; tous les besoins se trouvent donc aujourd’hui satisfaits sans ces 3 milliards, c’est-à-dire avec 15 milliards d’argent au lieu de 18. Si, demain, en vertu de l’accord, on redonnait à ce dernier métal son ancienne valeur, les 3 milliards rentreraient dans la circulation, et que viendraient-ils y faire puisqu’on n’en a pas besoin ? Ils amèneraient une surabondance des métaux précieux, et, par suite, une dépréciation. Tant mieux ! diront quelques personnes, l’abondance des métaux précieux conduit au progrès. C’est une question à examiner. Sans doute, le lendemain de cette surabondance, les débiteurs pourront plus aisément payer leurs dettes; s’ils sont détenteurs de marchandises, fabricans ou commerçans, ils obtiendront en échange de ces marchandises plus de pièces blanches ou jaunes, et ils n’en auront pas davantage à donner à leurs créanciers ; le gain sera tout entier pour eux. Mais tout le monde n’est point commerçant ou fabricant et n’a pas de marchandises à vendre; il y a les salariés, les employés, les fonctionnaires. Les salariés (et ce sont les plus nombreux dans la société), ne seront pas du jour au lendemain mis en mesure de gagner davantage. Cela arrivera peut-être plus tard, et graduellement, mais, en attendant, ils recevront la même somme comme salaire, pour acheter à un prix supérieur les choses nécessaires à leur existence; de là des souffrances. Quant aux employés, aux fonctionnaires, le préjudice qu’ils éprouveront sera encore plus certain et plus durable; ils ne recevront pas de longtemps la compensation de la dépréciation qu’aura subie l’instrument d’échange ; sans remonter aux temps anciens, nous avons vu ce qui s’est passé dans ce siècle-ci, depuis la découverte des mines d’or de la Californie et de l’Australie. On ne peut pas dire que, aujourd’hui encore, les employés, les fonctionnaires aient un traitement qui soit en rapport avec la dépréciation relative des métaux précieux et l’élévation du prix de choses. L’état est celui qui a le plus d’employés pourquoi augmenterait-il leurs traitemens? Il est le premier à perdre à la dépréciation des métaux précieux, et il n’a aucun moyen de compenser ses pertes : il n’est ni marchand, ni fabricant ; il recevra toujours la même somme comme impôts pour payer aussi la même somme, il est vrai, aux rentiers, mais cette somme n’aura plus la même valeur pour tout ce qu’il est obligé d’acheter, car l’état, qui n’est pas en général un producteur, est au contraire un très grand consommateur; et c’est à peine si, pendant longtemps, il trouvera dans la plus-value de la richesse publique l’équivalent du renchérissement général. On comprend que, dans ces conditions, il ne soit pas pressé d’augmenter le traitement de ses fonctionnaires.

La dépréciation des métaux précieux, ou plutôt leur moins-value par rapport aux autres marchandises, tient à deux causes que l’on confond souvent et qu’il importe de distinguer, parce qu’elles ont des effets différens. Il y en a une d’abord qui tient au développement général de la richesse. On est plus riche, on consomme davantage, et comme il y a des produits, tels que les denrées alimentaires, par exemple, qui ne se multiplient pas aussi vite que la consommation peut se développer, il en résulte un renchérissement qui est tout naturel et dont on ne doit au fond que s’applaudir, car c’est la preuve qu’il y a plus de besoins satisfaits et plus d’aisance répandue. Lorsque l’augmentation des prix a ce caractère, tout le monde à peu près y gagne, car il est rare que sous une forme quelconque on ne participe pas aux progrès de la richesse. Le rentier seul peut y perdre; encore, s’il est prévoyant, placera-t-il sa fortune de façon que, s’il n’a pas d’augmentation dans le revenu à espérer, il en trouvera une au bout d’un certain temps dans le remboursement du capital. La plupart des emprunts qui se font aujourd’hui, soit par les états, soit par les grandes compagnies financières comportent en effet une augmentation de capital au moyen d’une prime de remboursement. Je le répète, cette augmentation des prix est dans le sens du progrès, et personne ne peut s’en plaindre. En est-il de même de celle qui résulte exclusivement de la dépréciation des métaux précieux et qui fait qu’à richesse égale on est obligé de donner trois pièces d’or ou d’argent, au lieu de deux, pour avoir le même objet? Évidemment non. L’abondance des métaux précieux conduit au progrès, cela est possible dans de certaines circonstances et dans une certaine mesure; cela a pu être ainsi autrefois, lorsqu’il y avait peu de numéraire en circulation et que les moyens de crédit pour y suppléer n’étaient pas encore très connus. Alors le métal précieux plus abondant devenait une nécessité pour développer les transactions. C’est ce qui a eu lieu après la découverte de l’Amérique et même encore après celle des mines d’or de la Californie et de l’Australie. Les choses se passeraient-elles de même aujourd’hui? Les métaux précieux sont comme les chemins de fer; il faut avoir tous ceux qui sont utiles et rien de plus. Si on fait trop de chemins de fer, c’est de l’argent et du travail perdu, et de plus c’est du terrain mal employé. Pour les métaux précieux, s’ils ne trouvent pas de nouveaux débouchés, de nouveaux besoins à satisfaire, ils refluent sur ceux qui existent déjà, font double emploi avec eux ; et comme il n’y a pas ipso facto une demande supérieure, ils se déprécient forcément, il faut en donner davantage pour avoir les mêmes choses. C’est un inconvénient.

Sur ce point, du reste, tout le monde est d’accord. « Personne ne peut contester, dit David Hume, dans son Essai sur l’argent, que la valeur des denrées et des marchandises ne soit toujours dans la proportion de leur quantité avec celle des espèces d’or et d’argent, et que tout changement considérable dans l’une ou l’autre de ces quantités ne produise le même effet. La grande quantité des marchandises les fait baisser de valeur, leur rareté en augmente le prix. — De même la grande quantité des espèces augmente le prix des marchandises, et leur rareté les fait baisser. » Et Jean-Baptiste Say, dans son Cours d’économie politique, après avoir supposé que les besoins monétaires de la France sont de 2 milliards, ajoute : « Tout ce que l’on verserait en plus ne changerait rien au fond des choses. La nation n’aurait toujours à offrir contre la monnaie que la même quantité de marchandises et demanderait aussi à en acheter la même quantité. — Conséquemment, si on jetait dans la circulation monétaire du pays 4 milliards de francs, au lieu des 2 que dans notre hypothèse il possède actuellement, les 4 milliards ne pourraient toujours acheter que la même quantité de biens. La seule différence serait qu’on donnerait 2 francs là où on en donne 1, la pièce de 1 franc ne vaudrait plus que 50 cent. »

Donc, si l’abondance des métaux précieux conduit au progrès, et nous sommes de ceux qui sont disposés à l’admettre, c’est à la condition que les circonstances seront favorables et qu’elle se produira lentement, à mesure que des besoins nouveaux se manifesteront. Or qu’arriverait-il, si demain, par un accord de toutes les nations, on rouvrait les ateliers monétaires dans toute l’Europe au libre monnayage de l’argent? La dépréciation qui en résulterait pour les deux métaux pourrait être plus grande que celle qui accompagne ordinairement l’émission du papier-monnaie. Après tout, quand une nation par la force des choses et le malheur des temps est amenée à émettre du papier-monnaie, si elle le fait avec prudence au fur et à mesure des besoins les plus urgens, la dépréciation est légère, et ne devient grande que lorsqu’on abuse de l’émission. Dans le cas qui nous occupe, on verrait rentrer tout à coup dans la circulation 3 milliards d’argent qui sont aujourd’hui inutiles, sans compter ce qu’y ajouterait chaque année la production des mines, et cette surabondance se manifesterait, comme cela arrive toujours dans les pays les plus riches et qui sont déjà suffisamment pourvus de métaux précieux. Il est donc très probable qu’il en résulterait immédiatement une dépréciation assez sensible.

Mais cette hypothèse, je le répète, est subordonnée à ce que l’or et l’argent pourraient circuler ensemble, à côté l’un de l’autre, et que l’or ne s’en irait pas pour faire place à son concurrent; ce qui est complètement inadmissible. Pourquoi est-ce l’or qui circule en ce moment dans les grands états de l’Europe? Parce que l’argent ne lui fait plus concurrence. L’Angleterre, l’Allemagne l’ont démonétisé et ne le conservent plus que comme monnaie divisionnaire. Dans l’union latine en France, en Suisse, en Italie, en Belgique, on ne le frappe plus et il n’existe qu’en quantité limitée. Dans d’autres états où l’on a encore le double étalon, comme la Russie, l’Autriche, on emploie l’or de préférence pour conserver des rapports possibles avec les nations qui ne se servent que de ce dernier métal. L’Amérique elle-même, malgré ses sympathies apparentes pour l’argent, ne peut pas le mettre en circulation. Changez tout cela, si vous pouvez; faites que l’Angleterre et l’Allemagne donnent demain à l’argent force libératoire comme à l’or et que l’union latine lui rouvre ses ateliers monétaires, il ne se passera pas un temps bien long avant que les pièces d’or aient disparu de la circulation et qu’on ne les trouve plus que chez les changeurs, moyennant une prime. — Et au préjudice d’e qui se ferait cette substitution d’un métal à l’autre ? À celui de la France particulièrement, qui est le mieux pourvue d’or et le plus en état d’en fournir à ceux qui en auraient besoin. On profiterait de l’accord universel pour nous l’enlever et le tour serait joué, comme disait Ledru-Rollin à propos des révolutions, qu’on prépare sans l’annoncer. — C’est bien pour cela qu’on nous pressait tant d’adhérer à la conférence, et le choix qu’on a fait de notre capitale, pour délibérer à nouveau sur la question et de notre ministre des finances pour présider les réunions n’était peut-être pas très désintéressé.

Il semble du reste que dans cette conférence, où étaient cependant des hommes distingués et connaissant bien la matière, on ait pris plaisir à tourner le dos aux faits, comme si on ne voulait pas s’éclairer. Ainsi, pour montrer la stabilité de valeur relative qui pouvait exister entre les deux métaux précieux, on a mis en avant le fameux rapport de 15 l/2 à 1, comme étant celui qui l’exprime le mieux, et on a laissé supposer, on a même dit qu’il n’y avait pas eu d’infraction à cette règle depuis le commencement du siècle jusqu’à ces dernières années ; cependant chacun sait que ce rapport de 15 1/2 n’a jamais existé en fait. La valeur réelle de l’argent a toujours été au-dessous ou au-dessus. Quand elle était au-dessous, c’était l’argent seul qui était en circulation, et quand elle était au-dessus, ce qui a été rare dans la période antérieure à 1848, l’or prenait sa place. On est encore plus étonné d’entendre vanter cette stabilité lorsqu’on sait qu’avant d’arriver au rapport de 15 1/2, on a traversé des époques où il était seulement de 1 à 10, 11 et 12. Et pourquoi l’or a-t-il pris sans cesse plus de valeur relative ? On dira que c’est à cause de l’immense production d’argent qui a suivi la découverte de l’Amérique. Nous voulons l’admettre et supposer même que la cause a duré jusqu’au commencement de ce siècle ; mais depuis, les mines d’argent ont été moins abondantes et les mines d’or le sont devenues davantage. Le rapport aurait dû tourner au profit de l’argent ; il a continué, au contraire, à être de plus en plus favorable à l’or ; en 1848, la pièce de 20 francs qui n’était pas dans la circulation se négociait avec une prime de 1 pour 100.

Mais ce qui est beaucoup plus fort et ce qui aurait dû faire réfléchir sérieusement les partisans du double étalon, s’il n’y avait pas eu de parti-pris, c’est le changement qui s’est opéré dans la production des deux métaux depuis 1848 ; celle de l’or a été, pendant vingt ans, trois ou quatre fois supérieure en valeur à celle de l’argent et depuis dix ans elle dépasse encore de moitié celle du métal concurrent. En vertu de la loi qui fixe le rapport de valeur d’après la plus ou moins grande abondance, l’or aurait dû perdre ce qu’il avait gagné dans les siècles précédens, et on pouvait craindre de revenir au rapport de 1 à 10 ou 12 ; quelques personnes même l’annonçaient et, dans cette prévision, certains états se sont un peu trop pressés de répudier l’or. C’est encore le contraire qui est arrivé ; l’or, plus abondant, est devenu plus cher, et le rapport, qui était en 1848 aux environs de 15 1/2, est aujourd’hui à 17 et plus. N’y a-t-il pas là un enseignement qui pourrait dispenser de tout commentaire? Le métal jaune a été plus abondant, c’est vrai; mais comme il était aussi plus employé et plus recherché, il a pris définitivement le pas sur l’argent et il n’a plus été possible de lui substituer ce dernier métal. Du reste, les rapports comme quantité dans la production des deux métaux n’ont jamais rien signifié ou à peu près pour déterminer leur valeur relative. Déjà, en 1830, le secrétaire de la trésorerie des États-Unis, M. Ingham, disait : « Les circonstances extraordinaires dans l’histoire des métaux précieux nous autorisent à conclure qu’il n’y a aucune utilité à vouloir se rendre compte de la valeur relative de l’or et de l’argent en faisant des comparaisons entre les quantités produites de l’un ou de l’autre. » En effet, en 1848, nous apprend un document inséré aux procès-verbaux de la conférence, il y avait 5,806,000 kilogrammes d’or et 139 millions de kilogrammes d’argent ; le rapport comme poids entre les deux était de 1 à 23 et comme valeur de 15 1/2 environ. Aujourd’hui, la quantité d’or est de 11 millions de kilogrammes et celle de l’argent de 179 ; le rapport comme poids n’est plus que de 16, et le rapport comme valeur a monté à 17 et plus au profit de l’or. Ainsi ce dernier métal, qui a fait plus que doubler dans l’espace de trente ans et qui, comme poids, a passé du rapport de 23 à 16, augmente cependant toujours de valeur. Que peut-il y avoir de plus significatif que ces chiffres pour montrer la prédominance fatale du métal jaune? On peut le regretter, mais il faut en prendre son parti, et en supposant que le bimétallisme ait toutes les qualités qu’on lui prête, il est comme la jument de Roland, qui avait aussi toutes les qualités, mais qui était morte. Le bimétallisme est mort pour les pays civilisés et riches, et, au lieu de s’attarder à vouloir le ressusciter, il vaudrait mieux chercher dans la situation telle qu’elle est ce qui peut le mieux servir les intérêts généraux.

Avant de l’indiquer, il sera peut-être bon de répondre encore à une dernière objection que l’on fait toujours et qui est de nature à surprendre les esprits superficiels. Si on démonétise l’argent, dit-on, il n’y aura plus assez d’or, et on nous montre la production de ce dernier métal diminuant d’année en année. On suppose qu’elle peut revenir à ce qu’elle était avant 1848, c’est-à-dire à 200 millions au plus par an. Alors que deviendra la circulation métallique, si l’argent est proscrit? La production du métal jaune suffira à peine pour réparer les pertes, l’usure et l’emploi en usages industriels. L’instrument d’échange renchérira d’une façon inouïe, les débiteurs ne pourront plus payer, et les nations seront arrêtées dans leurs progrès. Pour donner à cette prédiction sinistre un corps sérieux, M. de Laveleye, qui l’a particulièrement mise en avant, analyse des études faites récemment par un géologue allemand, M. Suess. Ce savant, après avoir établi que les terrains d’alluvion sur le bord des rivières sont ceux qui ont produit le plus d’or depuis plusieurs années, environ 15 milliards sur 17, déclare qu’aujourd’hui ces terrains sont épuisés et qu’on en est réduit à chercher l’or dans les filons granitiques, volcaniques ou autres mêlés au quartz; il faudra beaucoup plus de dépenses pour l’extraire et on le trouvera en moindre quantité, il n’ose pas dire pourtant qu’on ne le trouvera plus dans les conditions d’autrefois; mais les chances défavorables lui paraissent l’emporter sur celles qui seraient favorables, et là-dessus il fait une théorie toute scientifique pour prouver que l’or, étant un métal d’une densité plus grande que l’argent, a été, lors du refroidissement de notre planète, emporté par sa pesanteur même au fond des entrailles de la terre et qu’on aura plus de peine à l’y aller chercher. Nous ne savons ce qu’il y a de fondé dans cette théorie du savant géologue allemand; nous n’avons aucune compétence pour la contrôler. Nous nous en tenons seulement aux faits acquis.

Dès aujourd’hui, dans le monde civilisé, dans celui qui fait usage de l’or et aux besoins duquel ce métal répond particulièrement, il y en a pour 17 à 18 milliards, c’est le chiffre auquel on l’évalue en général; de plus, la production annuelle nous en fournit encore, et d’une façon assez constante, pour 500 millions par an. Avec ce stock acquis et cette production annuelle en perspective, il nous semble qu’il y a de quoi satisfaire largement aux besoins, et les dangers dont on nous menace sont encore éloignés. Nous croyons nous souvenir qu’un homme d’une grande autorité aussi, M. Gladstone, faisait, il y a quelques années, une autre prédiction, également sinistre, à propos du charbon de terre. Voyant la consommation excessive qu’on faisait de ce combustible, il déclarait qu’il n’y en avait plus dans les entrailles de la terre que pour quatre cents ans. C’était déjà un beau laps de temps, et beaucoup de générations n’avaient pas à s’inquiéter de la prédiction; mais comme le monde est destiné en définitive, il faut l’espérer au moins, à durer plus de quatre cents ans encore, on pouvait craindre au moins de voir le charbon renchérir de plus en plus. Depuis la déclaration de M. Gladstone on en a extrait et consommé plus que jamais, et le prix ne s’est pas élevé; c’était la preuve qu’on croyait peu à l’épuisement; espérons qu’il en sera de même pour la déclaration de M. Suess en ce qui concerne l’or.

N’est-il pas téméraire de dire aujourd’hui que la production de ce métal va tarir, lorsqu’il y a peut-être la moitié de notre planète qui n’a pas encore été suffisamment explorée? On aurait pu tout aussi bien faire la même prédiction avant 1848. Qu’était-ce, en effet, que la Californie et l’Australie, comme étendue, à côté de tous les points du monde qui sont encore inconnus? Cependant, 15 milliards d’or ont été extraits de ces deux contrées, relativement petites. Qui peut savoir ce que l’on trouvera dans les terres nouvelles de la mer du Sud et dans l’intérieur de l’Afrique, qui s’ouvre à peine à nos recherches? Ce qui est probable, c’est que les mines fourniront longtemps encore assez d’or pour nos besoins. Nous disions tout à l’heure que personne ne s’était inquiété de la prédiction de M. Gladstone; d’abord, parce qu’on n’y croyait pas, et on pensait ensuite que, si elle devait se réaliser, on aurait auparavant trouvé un autre agent plus économique et peut-être plus efficace que le charbon. On ne peut pas faire, nous le reconnaissons, le même raisonnement pour l’or. Ce métal a bien aussi ses suppléans; les billets de banque, les chèques, les viremens n’ont pas d’autre but que de le remplacer. Mais à la différence du charbon, qui peut un jour manquer tout à fait et être remplacé par un autre agent aussi efficace, l’or ne peut pas disparaître complètement de la circulation. C’est un instrument d’échange indispensable; il devra toujours être la base de nos transactions.

Et, si on ne peut pas le remplacer, on peut au moins singulièrement l’économiser. De l’aveu de tous les gens compétens qui se sont occupés de la question, et le dernier ministre des finances le déclarait lui-même naguère à la tribune parlementaire, il y a encore aujourd’hui en France au moins pour 5 milliards d’or, sans compter 2 milliards 1/2 d’argent. C’est là évidemment un stock qui dépasse de beaucoup nos besoins. Les États-Unis et l’Angleterre font plus d’affaires que nous avec 3 milliards ou 3 milliards 1/2 de métaux précieux. Cela tient à ce qu’il y a dans chacun de ces pays des établissemens dits clearing-house, où l’on liquide chaque année pour plus de 150 milliards d’opérations, sans pour ainsi dire faire intervenir le numéraire. Le besoin de métaux précieux n’y est pas du tout en rapport exact avec le développement des affaires : celles-ci augmentent, par exemple, dans la proportion de 50 ou de 100 pour 100, et si l’on ajoute 5 ou 10 pour 100 au plus à la circulation métallique, cela suffit. La moyenne du numéraire par tête aux États-Unis, en y comprenant l’argent, est de moins de 80 francs, elle est à peu près du même chiffre en Angleterre. En France, si l’on réunit les deux métaux, elle atteint presque 200 francs par tête, et elle est de 140 francs avec l’or seul. En Norvège, d’après M. Broch, on se contenterait de 37 francs seulement par individu. Nous avons donc en France plus de numéraire qu’il ne nous en faut, et ce que l’on doit désirer comme progrès, c’est qu’on perfectionne assez les moyens de crédit pour nous permettre de nous débarrasser sans inconvénient d’une partie de ce numéraire. Avec 3 milliards d’or, comme monnaie principale, et 1 milliard 1/2 d’argent, comme monnaie secondaire, nous aurions largement ce qui nous serait nécessaire. C’est un luxe bien coûteux de garder ainsi 3 ou 4 milliards de métaux précieux dont nous n’avons pas absolument besoin. On gagnerait à les vendre et à les remplacer par des marchandises plus utiles. Nous aiderions de plus par cette vente à la solution du problème monétaire, si tant est qu’on craigne de manquer d’or. Le ralentissement de la production de ce métal, qu’on nous signale comme un danger, deviendrait alors plutôt un bienfait, car, les besoins étant aujourd’hui moins grands qu’après la découverte des mines de la Californie et de l’Australie, l’offre s’équilibrerait mieux avec la demande, et les prix conserveraient plus de fixité. En définitive, si la dépréciation des métaux précieux conduit au progrès, c’est sur une route semée de douleurs et de sacrifices. Ce même progrès n’est pas incompatible avec la fixité des prix, et celui-là au moins n’engendre pas de souffrances, il s’opère à la satisfaction de tout le monde, sans trouble et sans secousse.


II.

Maintenant la conférence se réunira-t-elle encore au mois d’avril prochain, comme elle en a formé le projet, et les diplomates auxquels elle a remis ses pouvoirs lui apporteront-ils une solution toute préparée? Cela est fort douteux, et nous ne croyons pas être téméraire en disant que ni l’Angleterre, ni l’Allemagne, ni même l’union latine ne donneront un blanc-seing pour le libre monnayage de l’argent. Restera la proposition subsidiaire de remplacer par des monnaies divisionnaires d’argent toutes les coupures au-dessous de 20 francs qui existent soit en papier, soit en or. Si on adoptait cette mesure, il faudrait encore veiller à ce que la monnaie, même divisionnaire, d’argent fût limitée, car, trop abondante, elle pourrait prendre une place plus grande qu’il ne convient dans la circulation et exercer une influence fâcheuse sur les prix. Mais les Anglais consentiront-ils à se séparer de leur demi-livre sterling, les Allemands de leur couronne, et nous-mêmes, abandonnerons-nous notre pièce de 10 francs? Cette pièce s’use plus vite, il est vrai, que celle de 20 francs, mais elle est bien commode et répond à bien des besoins dans nos transactions intérieures. Il ne faut pas perdre de vue non plus qu’elle peut servir de type à la monnaie internationale, si tant est qu’on doive réaliser un jour ce desideratum. Déjà, en 1878, sur notre proposition dans un congrès pour l’unité des poids et mesures qui eut lieu à l’occasion de l’exposition universelle de Paris, on a reconnu cet avantage à la pièce de 10 francs. On ne pourrait donc pas la démonétiser d’une façon absolue. Ce qu’il y a de plus probable, c’est que, sauf en ce qui concerne les coupures de papier-monnaie au-dessous de 20 francs et les pièces d’or de 5 marcs et de 5 francs, qui peuvent être remplacées avec avantage par de l’argent, la conférence ne fera rien au mois d’avril, et se séparera comme celle de 1878 en renouvelant des vœux platoniques, si cela lui convient, en faveur du double étalon.

Maintenant tout sera-t-il fini et n’aurons-nous plus en France qu’à nous croiser les bras et à maintenir le statu quo? Là est la question qui nous intéresse particulièrement. La Banque de France a dû dans ces temps derniers élever le taux de l’escompte, ce qui a donné lieu à beaucoup de critiques et favorisé des excès de spéculation ; cela tient surtout à ce que notre principal établissement financier est dans une situation des plus fausses. Il a les deux tiers de son encaisse métallique, 1 milliard 200 millions, en argent, dont il ne peut se servir et qui est dans ses caisses comme des pierres dans un sac. Il ne possède en réalité que 600 millions d’or pour répondre de 2 milliards 800 millions de papier fiduciaire, et avec un change défavorable vis-à-vis de l’Angleterre et des États-Unis, qui existe déjà depuis longtemps. On comprend qu’il ait cherché à défendre cette encaisse si faible en élevant le taux de l’escompte. Mais le malheur a été que ce renchérissement du taux de l’intérêt ait pesé sur le commerce qui a été puni pour des fautes qu’il n’avait pas commises. On a parlé de crise financière, c’est une erreur; il n’y a point eu de crise financière dans la véritable acception du mot; ces sortes de crises se manifestent à la suite de ce que les Anglais appellent un over-trade, lorsque le commerce a exagéré ses opérations, comme nous l’avons vu à certaines époques, ou après de grandes immobilisations de capitaux; cela n’a pas du tout été le cas cette année : l’over-trade n’a existé ni en France ni en Angleterre; il y aurait eu plutôt un certain ralentissement dans les affaires, les états de douane sont là pour l’attester. Ainsi, pendant les onze premiers mois de l’année 1881, le total des importations et exportations réunies a été de 7 milliards 786 millions contre 7 milliards 637 millions en 1880; pour l’Angleterre, les chiffres sont 576 millions de livres sterling en 1881 contre 581 en 1880.

Il n’y a pas eu non plus une trop grande immobilisation de capitaux. Les capitaux s’immobilisent quand on fait de grands travaux publics, qu’on construit beaucoup de chemins de fer, qu’on creuse des canaux, qu’on ouvre des ports, qu’on crée des usines nouvelles, etc., comme cela se pratiquait il y a tantôt quinze ou vingt ans. Depuis la guerre, on est devenu, sous ce rapport et à juste titre, assez réservé, et on peut se rappeler l’effet que produisit, il y a quelques années, le fameux plan de M. de Freycinet, demandant de dépenser 5 ou 6 milliards en dix ans ; il a effrayé les esprits et on y a donné peu de suite. Nous irons peut-être au-delà de la vérité en disant que c’est à peine si, en fait de travaux publics, on dépense en France plus de 300 à 400 millions par an depuis dix ans. Il est vrai que, d’après M. Léon Say[1], la réforme de notre matériel de guerre et les dépenses de ce qu’on a appelé le compte de liquidation auraient absorbé 2 milliards 700 millions dans le même espace de temps, ce qui fait en tout moins de 700 millions par an. Or les épargnes de la France sont toujours considérables et dépassent 2 milliards. On voit qu’il reste encore de la marge pour les besoins imprévus. Il est vrai encore qu’on a vu surgir, dans le cours de ces dernières années, beaucoup d’associations financières, institutions de crédit, de banque, d’assurances et autres ; elles ont fait appel aux capitaux sur une large échelle, mais ce n’était pas pour les immobiliser ; elles les ont, au contraire, rendus plus disponibles en les portant à la Bourse, et c’est en grande partie à leur intervention que l’on doit le dévergondage de spéculations qui a eu lieu il y a quelques mois. Pour bien juger la situation financière du pays, il faut voir à quel taux se capitalisent les valeurs recherchées par ceux qui veulent faire des placemens définitifs, telles que la rente 3 pour 100 et les obligations de chemins de fer ; elles rapportent moins de 4 pour 100. Et un grand établissement financier, le Crédit foncier, négociait jusqu’à ces derniers jours à ce taux de 4 pour 100 par l’entremise de ses agens en province pour plus de 1,200,000 francs d’obligations chaque semaine. Tout le monde sait aussi que le taux des placemens hypothécaires est descendu à 4 1/2 et même au-dessous. En un mot, le loyer général de l’argent, pour les placemens sérieux, est aujourd’hui, malgré une crise passagère, de 4 pour 100 à peine. Cela n’annonce pas une pénurie de capitaux et des embarras financiers.

Ce qu’il y a d’anormal se passe dans les hautes régions de la banque et particulièrement à la Banque de France. Et pourquoi en est-il ainsi ? Parce que ce dernier établissement a dans ses caisses, je le répète, un stock d’argent dont il ne peut faire usage et qui non-seulement est inutile, mais nuisible. Il est nuisible parce qu’il fait naître des illusions sur des ressources qu’on peut croire disponibles d’après l’encaisse et qui ne le sont pas quand on veut s’en servir. On admettra bien: que si, il y a quelques années, la question du double étalon eût été tranchée et que la monnaie d’or fût devenue l’instrument principal de libération, la Banque de France n’aurait pas amassé 1 milliard 200 millions d’argent dans ses caisses, il aurait fallu la payer en or. Ce métal aurait peut-être diminué au sein du pays, mais il se serait accru à la Banque, et lorsque le change a commencé à nous être défavorable avec les États-Unis et l’Angleterre, notre principal établissement financier aurait peut-être eu à sa disposition pour répondre aux besoins du dehors 1 milliard 1/2 d’or. Dans ces conditions, il aurait pu en exporter aisément pour 300 ou 400 millions en un an, et il n’aurait pas été obligé de porter l’escompte à 5 pour 100; et, comme tout se tient dans les régions élevées de la banque, les autres établissemens de crédit, voyant l’argent facile et à bon marché, n’auraient pas consacré la plus grande partie de leurs ressources à favoriser les excès de la spéculation en se faisant payer des reports très chers ; ou plutôt beaucoup de ces entreprises ne seraient même pas nées, car elles n’avaient pour but que ces excès et le profit qu’elles pouvaient en tirer : ainsi les caisses dites de report, qui se sont organisées depuis quelque temps et qui ont à leur disposition plus de 100 millions. N’est-ce pas un trait caractéristique de la situation que la création de ces caisses, qui détiennent en dehors du commerce et de l’industrie une grande quantité de capitaux, et cela pour entretenir une spéculation dont le dernier mot sera peut-être une catastrophe?

Or sait-on ce qu’a pu coûter au commerce régulier cette fausse situation de la Banque de France? Dans un travail que nous avons communique à l’Académie des sciences morales et politiques, au printemps de l’année dernière, nous disions qu’il y avait bien en France toujours une dizaine de milliards de papier en circulation qui subissait directement ou indirectement le taux de l’escompte fixé par la Banque de France on a paru s’étonner de l’importance de ce chiffre et croire qu’il était exagéré. Cependant, si l’on veut bien faire attention à ce qui se passe en Angleterre, où il y a des élémens d’appréciation plus sûrs que chez nous, on trouvera qu’il est plutôt modéré; depuis quatre ou cinq ans, le Clearing-House de Londres liquide pour 150 milliards de papier de commerce par an et, en supposant que ce papier ait une durée moyenne de quarante jours, ce qui est la durée probable, cela représente 15 milliards d’effets toujours en circulation, et le Clearing-House de Londres, malgré l’étendue de ses opérations, ne représente pas tout le papier négociable et négocié de l’Angleterre. Il y a beaucoup de banques de province qui ne font pas partie de cet établissement et qui escomptent aussi des effets. Il nous a donc paru que, s’il y avait pour 15 milliards de papier toujours en circulation en Angleterre au minimum, il y en avait bien pour 10 chez nous; d’autant plus que notre commerce inférieur est peut-être plus développé que celui de nos voisins. Dans chaque arrondissement, souvent dans le canton, il y a un banquier, un escompteur, qui prend, avec ses propres ressources, le papier qui est créé autour de lui, et il en attend tranquillement l’échéance. Il faut bien qu’il en soit ainsi; autrement, comment expliquerait-on que nous puissions garder sept milliards de métaux précieux? En définitive, cette somme n’est pas enfouie, elle circule, et elle ne peut circuler qu’en étant la contrepartie des effets qui s’escomptent contre des écus, et non pas, ainsi que cela se fait en Angleterre, avec des chèques et des viremens. Or, tout ce papier qui circule dans notre pays subit plus ou moins l’influence du taux d’escompte de la Banque de France, et ce n’est pas seulement le papier négociable qui subit cette influence, le prix des avances que font sous des formes diverses les institutions de crédit s’en ressent aussi. On prend le taux de l’escompte de la Banque pour base et on prélève en sus une commission plus ou moins forte. Par conséquent nous sommes en droit de dire que, quand la Banque de France élève le taux de son escompte, elle agit sur tout le mouvement des affaires. Et, si cette élévation au-dessus du taux moyen est de 2 pour 100, comme elle est en ce moment, et qu’elle dure un an, c’est, appliquée à 10 milliards d’affaires, une perte de 200 millions. Cela est fort grave, indépendamment du trouble qui en résulte pour toutes les grandes opérations financières. Combien d’entreprises qui sont possibles quand le taux de l’intérêt est à 3 pour 100 et qui ne le sont plus lorsqu’il est à 5! Il est difficile qu’une telle situation se perpétue, il faut absolument qu’on prenne des mesures pour que l’encaisse de la Banque ne soit plus un leurre et que toutes les ressources qui y figurent soient réellement disponibles. On n’arrivera à ce résultat qu’en tranchant définitivement la question monétaire et en décidant que l’argent n’est plus qu’une monnaie divisionnaire, qu’on ne sera pas tenu de recevoir au-delà d’un certain chiffre, 100 francs par exemple, ce qui serait encore beaucoup. De cette façon, on pourrait peut-être en conserver pour un milliard 1/2 sur les deux milliards 1/2 qui existent.

L’Allemagne a accompli sa réforme monétaire à un moment où, malgré la rançon qu’avait à lui payer la France, la chose n’était pas facile: elle n’avait pas assez d’or, il fallait qu’elle en allât chercher à l’étranger et une fois qu’elle l’avait mis dans ses caisses, il fallait encore qu’elle parvînt à l’y retenir, ce qui était plus difficile. Cependant, a dit un de ses délégués à la conférence, elle est parvenue à conduire cette réforme à bonne fin, et l’œuvre est à peu près achevée. Chez nous tout serait facile. Nous n’avons pas d’or à demander à l’étranger, il y en a en France plus qu’il ne nous en faut; il s’agit tout simplement de le faire sortir des entrailles du pays et de le mettre en circulation. Pour cela une loi est nécessaire, car si en fait l’or circule aujourd’hui comme monnaie principale, en droit le double étalon existe, et on peut nous obliger à recevoir en paiemens les gros sacs d’écus d’autrefois. On le tente bien un peu en ce moment à la Banque de France et au trésor public, au risque de tous les inconvéniens qui peuvent en résulter. D’abord, nous considérons comme peu moral pour un grand établissement public et pour un gouvernement de chercher à mettre en circulation des pièces de monnaie qui, au tarif commercial, perdent 15 pour 100, et ensuite la Banque de France a-t-elle réfléchi à quel taux pourrait monter le change avec l’Angleterre et les États-Unis, si, ayant besoin d’or pour les règlemens, on ne trouvait chez elle que de l’argent? Elle ne tarderait pas à voir se déprécier ses billets eux-mêmes. C’est là une chose à laquelle elle doit faire grande attention.

Cet établissement agit contre ses intérêts, ou tout au moins contre le but de son institution, en faisant défendre le double étalon devant toutes les commissions monétaires. Ce double étalon est la source de ses embarras, à moins que la Banque de France ne considère comme un avantage de pouvoir élever le taux de son escompte assez haut pour faire naître une crise et donner de plus gros dividendes à ses actionnaires; car elle a cela de particulier qu’elle ressemble aux médecins qui gagnent plus quand il y a des épidémies; elle fait de plus gros bénéfices en temps de crise; aussi a-t-elle vu monter ses actions au-delà de 6,000 francs. Ce n’est pas là évidemment ce que cherchent ses directeurs, dans tous les cas ce n’est pas le but de l’institution. La Banque de France a été établie pour venir en aide au commerce exclusivement, pour lui donner, au moyen de son monopole et de ses billets au porteur, le capital au meilleur marché possible, et il se trouve que, par une situation fausse, dont elle ne paraît pas elle-même-avoir suffisamment conscience, elle lui fait payer l’intérêt plus cher qu’il ne faudrait, et de plus elle détourne une partie de ses ressources pour favoriser des spéculations qui sont en dehors de ses attributions. C’est vraiment abusif. Il n’y a qu’un moyen de mettre fin à cela; c’est, je le répète, de démonétiser l’argent. Le lendemain de cette mesure, la Banque verrait affluer l’or dans ses caisses; elle reprendrait la liberté de ses mouvemens et pourrait mettre le taux de l’escompte en harmonie avec les intérêts généraux du pays et non plus avec les exigences spéciales que lui crée cette fausse position.

Mais, si on démonétise l’argent comme monnaie principale et qu’on le garde seulement comme monnaie divisionnaire, il y en aura pour un milliard de trop, au moins, il faudra le vendre et, avec une dépréciation de 15 pour 100, c’est une perte à subir de 150 millions. On recule devant cette perte et on cherche à atermoyer au risque de la rendre encore plus grande. On devrait pourtant se rappeler ce qui s’est passé il y a quelques années; avant la guerre de 1870, lorsque déjà la réforme monétaire était mûre, on aurait pu l’accomplir avec un très léger sacrifice de 20 à 30 millions; on a préféré attendre; elle coûterait aujourd’hui 150 millions. Qui sait ce qu’elle coûtera plus tard, si on ajourne encore? Cette perte de 150 millions serait d’ailleurs bien vite compensée par les avantages qu’on retirerait d’une situation plus régulière; le taux de l’escompte baisserait; et il ne faudrait pas qu’il baissât beaucoup et longtemps pour que le commerce et l’industrie regagnassent plus que les 150 millions. Et puis, a-t-on réfléchi qu’avec ce milliard d’argent de trop, tel qu’il existe aujourd’hui dans les caisses de la Banque, complètement immobilisé, on subit la perte de l’intérêt qu’il pourrait produire s’il était utilisable? On le vendra avec une moins-value de 150 millions, soit, mais la perte ne sera qu’apparente; les 850 millions qu’on retrouvera en échange seront représentés par des marchandises utiles qui augmenteront d’autant la richesse publique et auront une fécondité que n’a pas le milliard d’argent. On a donc tout à gagner à la réforme que nous proposons.

Veut-on un dernier argument pour démontrer qu’il n’y a aucun péril à l’accomplir, qu’elle sauve le présent sans compromettre l’avenir? Le voici. Supposons que nos prévisions soient erronées et que l’or vienne à ne plus être en quantité suffisante. L’argent sera-t-il perdu parce qu’il aura été démonétisé? D’abord, il circulera toujours dans des pays moins civilisés que les nôtres et qui n’en sont pas encore à avoir un si grand besoin de l’or; il circulera même chez nous comme lingots sans valeur légale. On paraît ignorer que depuis longtemps déjà, le lingot or et argent joue un très grand rôle dans les échanges internationaux. M. Juglar, dans les études très intéressantes qu’il publie sur le mouvement des métaux précieux, établit, en ce qui concerne la France, que le rôle des lingots d’argent à l’importation et à l’exportation s’élève aujourd’hui à 33 pour 100 dans les échanges internationaux. Ainsi voilà un métal qui, sous une forme non monnayée, par conséquent sans valeur légale, compte déjà pour 33 pour 100 de son total dans nos échanges; il n’est donc pas nécessaire de le frapper pour le conserver, et sous cette forme de lingots, il pourra suppléer au déficit de l’or, si ce déficit devait avoir lieu, ce qui ne nous paraît pas probable. Un membre de la conférence, favorable à l’étalon unique d’or, a même indiqué un autre moyen, ce serait de déposer dans les banques l’argent converti en lingots et de le représenter par des certificats qui circuleraient comme les warrants et les chèques; nous ne verrions pas d’inconvénient à ce projet, à la condition, toujours, que l’argent n’eût plus de valeur légale. Mais, je veux aller plus loin et supposer qu’on aura besoin de ce métal monnayé pour les transactions intérieures. Eh bien! même alors, on en sera quitte pour le reprendre et convertir le lingot en pièces de 5 francs. Si l’argent était rappelé dans ces conditions, c’est qu’il serait absolument nécessaire, il ne subirait plus de dépréciation par rapport à l’or, et il n’y aurait pas d’inconvénient à le reprendre, tandis qu’aujourd’hui il y en a beaucoup à le garder. Il ne peut pas même, sans circuler, servir d’encaisse dans les banques ; personne ne voudrait avoir, comme garantie des billets, un métal qui perd, aujourd’hui, 15 pour 100 et qui en perdra peut-être bientôt davantage.

On a quelquefois reproché à la France d’être le don Quichotte de l’Europe et de s’occuper des intérêts des autres nations avant de songer aux siens. Cela est malheureusement trop vrai, et nous en avons été plus d’une fois victimes. Eh bien! nous jouerions encore ce rôle si le but poursuivi par la conférence monétaire pouvait être atteint. Nous agirions au profit des états qui sont, les uns gênés par le papier-monnaie, les autres par une production de métal blanc dont ils n’ont pas l’emploi. Nous les aiderions à sortir d’embarras à notre grand préjudice. Ce serait vraiment trop naïf. Soyons un peu plus égoïstes et, avant de nous occuper des autres, songeons à nous. C’est le moins que l’on puisse attendre d’un gouvernement qui se dit ami du progrès et particulièrement dévoué aux intérêts généraux du pays.

En résumé, après avoir lu avec soin les procès-verbaux de la conférence internationale monétaire de 1881, on constate qu’aucun argument décisif n’a été produit en faveur du double étalon ; l’avantage est resté à ceux qui ont défendu le principe contraire, et ils ont eu même plus beau jeu que lors de la conférence de 1878. À cette époque, on n’avait pas encore vu l’effet que pouvait amener la reprise du double étalon en Amérique, la production moins grande du métal d’argent dans les mines où on l’exploite, et enfin la cessation des ventes par l’Allemagne. On pouvait supposer que, par suite de ces circonstances, l’argent reprendrait un peu de faveur. Il n’en a rien été, et la conférence de 1881 a pu voir qu’au moment même où elle se réunissait et délibérait sur les moyens de conjurer la dépréciation de ce métal, cette dépréciation continuait, si elle ne s’aggravait pas. Il y avait là de quoi ouvrir les yeux les plus fermés. Tout le monde a plus d’esprit que Voltaire, disait-on autrefois. Ici tout le monde était plus sensé que la conférence; on comprenait qu’on tentait une œuvre impossible. La spéculation elle-même, si aventureuse pourtant, n’a pas essayé, grâce aux réunions de la conférence, de donner un regain de faveur à la monnaie d’argent; la question est jugée. Mais ce qui frappera aussi les lecteurs attentifs de ces procès-verbaux, c’est la naïveté excessive dont a fait preuve notre gouvernement et en particulier notre ancien ministre des finances. Il ne fallait pas être grand clerc en matière de circulation monétaire pour deviner que, si on arrivait jamais à faire reprendre la monnaie d’argent, ce serait à notre préjudice, à nous qui avons le plus d’or à donner en échange. Les propositions mêmes qui ont été faites au sein de la conférence par les états opposés à cette reprise l’ont établi de façon à ne pouvoir s’y méprendre.

L’Allemagne est venue dire que, si le groupe de l’union latine consentait à rouvrir ses ateliers monétaires à la frappe libre de la monnaie d’argent, elle arrêterait pendant un temps plus ou moins long les ventes qu’elle avait encore à faire de ce métal, et l’Angleterre, de son côté, s’engageait aux mêmes conditions à mettre dans l’encaisse de sa banque principale une certaine quantité d’argent, dans la proportion du quart, par exemple, comme garantie des billets au porteur. Cela était clair. En effet, tant que la France et ses confédérés consentaient à admettre l’argent sur le pied de 15 1/2 à 1 et à le faire monnayer en quantité illimitée, il n’y avait aucun inconvénient pour l’Allemagne à garder ce qu’elle avait de trop de métal blanc ; elle en aurait toujours le placement avantageux quand elle voudrait et à sa porte ; de même pour ce qu’il pouvait y en avoir dans l’encaisse de la Banque d’Angleterre. Le bout de l’oreille était visible, et on s’étonne que notre ancien ministre des finances ne l’ait pas aperçu. Espérons que le nouveau sera plus avisé et que, si la conférence doit se réunir encore au mois d’avril, il tiendra un autre langage que son prédécesseur. On dit qu’il est favorable au rachat des chemins de fer par l’état ; c’est probablement pour faire baisser les tarifs de transports et nous mettre plus à même de lutter contre la concurrence étrangère. Le moyen est très mauvais, mais la pensée est bonne. Il est évident qu’aujourd’hui la suprématie commerciale appartient à ceux qui sont le mieux outillés pour produire à bon marché, et le prix des transports est un des élémens du problème ; mais il y en a un autre qui n’a pas moins d’importance et qui joue même un rôle plus considérable dans les frais de production, c’est le prix du capital. Or, si ce prix, qui devrait être à un niveau assez bas, eu égard à la richesse du pays et à l’abondance des ressources, se trouve surélevé par suite de la fausse situation dans laquelle se trouve notre principal établissement de crédit, on avouera qu’il y a là quelque chose de fâcheux, à quoi il faut porter remède si on le peut, et on le peut, dans une certaine mesure, par la démonétisation de l’argent.


VICTOR BONNET.

  1. Voir Journal des Économistes, livraison du 15 décembre 1880.