La Question des Evangiles devant la critique moderne/01

La Question des Evangiles devant la critique moderne
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 63 (p. 89-120).
02  ►
LA
QUESTION DES EVANGILES
DEVANT LA CRITIQUE MODERNE

I.
LE QUATRIEME EVANGILE.

Het Evangelie naar Johannes, kritisch-historisch onderzoek, door J. H. Scholten, hoogleeraar te Leiden (L’Évangile selon saint Jean, étude historique et critique, par la Dr J. H. Scholten, professeur à Leyde), 1 vol. in-8o ; Leyde 1865, P. Engels.

Depuis que la critique des livres de la Bible, échappée au monde restreint des facultés de théologie protestante, est devenue l’un des objets préférés de l’intérêt général, une curiosité bien légitime s’est attachée aux Évangiles. D’importans travaux sur les origines du christianisme et sur la vie même de Jésus n’ont pu qu’aiguiser encore le désir d’explorer ce champ sacré à la lumière d’une érudition indépendante à la fois et religieuse, car telle est la double disposition requise par ce genre d’études. Rien qui égare plus sûrement dans une telle recherche que les feux follets de la frivolité, si ce n’est le parti-pris de la piété étroite ou celui du fanatisme antireligieux, qui souvent est aussi halluciné que l’autre. Si l’on veut arriver à la vérité, il faut à la liberté du jugement savoir joindre le sentiment de la gravité des problèmes soulevés. C’est aussi l’esprit dans lequel nous voudrions entretenir les lecteurs de la Revue des questions relatives à l’origine, aux rapports mutuels, au caractère respectif des Évangiles, aux conséquences historiques dérivant des faits constatés sur ces divers points par la critique moderne. Nous nous garderons bien de présenter comme définitifs, absolument démontrés, des résultats obtenus lentement, par une longue série d’approximations laborieuses, et qui de nature sont toujours sujets à révision ; mais en indiquant le point d’arrivée de la science spéciale dont nous invoquons les lumières, en tâchant de dégager là question des Évangiles de ses nombreuses complications et de ses aridités techniques, nous espérons mettre les esprits impartiaux en état de discerner eux-mêmes ce que l’on peut désormais considérer comme évident et ce qui, à des degrés divers, est encore et sera peut-être toujours livré aux fluctuations de la pensée humaine.

Quelques mots d’abord pour nous orienter. Tout le monde sait qu’il existe quatre Évangiles canoniques, c’est-à-dire quatre livres consacrés à la biographie de Jésus et seuls reconnus depuis longtemps par l’église chrétienne comme authentiques et faisant règle de foi. Ces quatre Évangiles se rattachent, dans l’ordre stéréotypé que la tradition leur assigne, aux noms de Matthieu, Marc, Luc et Jean. Le premier et le quatrième auraient eu pour auteurs deux apôtres immédiats du Christ ; les deux autres seraient dus à la plume de deux personnages notables des temps apostoliques. L’un, Marc, selon de vieilles traditions, aurait été adjoint comme interprète à l’apôtre Pierre ; l’autre, Luc, aurait suivi l’apôtre Paul dans ses voyages de missionnaire. Nous reproduisons ici la donnée traditionnelle sans l’examiner de près. Ce qui, antérieurement à toute question d’authenticité, frappe le regard le plus superficiel, ce qui du reste n’est plus conteste par personne, c’est le fait saillant d’une différence des plus marquées, justifiant à tous les yeux la séparation des Évangiles en deux groupes très distincts, — le premier formé par les trois premiers Évangiles, dits synoptiques, parce que de forme, de plan, de contenu, les choses prises en gros, ils sont parallèles l’un à l’autre, — le second formé uniquement par le quatrième Évangile, qui porte le nom de l’apôtre Jean. Or toutes les questions relatives aux Évangiles se ramènent à deux points : — quels sont les rapports mutuels et le mode de formation des Évangiles synoptiques ? quels sont les rapports du quatrième Évangile avec le groupe synoptique, et ces rapports une fois constatés, quelle idée faut-il se faire de son origine et de sa valeur historique ? Pour nous, en ce moment, cette seconde question est en réalité la première. Il nous sera donc permis, en fixant spécialement aujourd’hui notre attention sur le quatrième Évangile, de considérer le groupe synoptique comme un tout homogène qui mérite d’être étudié à part et qui appelle une discussion spéciale. L’importance attribuée aux problèmes que soulève le quatrième Évangile se justifie amplement d’ailleurs par un récent et remarquable ouvrage où ces problèmes sont traités in extenso et, nous pouvons l’ajouter, de main de maître. Le nom de M. Scholten, déjà connu des lecteurs de la Revue[1], est à lui seul une garantie de savoir profond et consciencieux, de christianisme ferme et libéral.


I

Nous partons du fait évident qu’il y a une différence sensible entre le quatrième Évangile et les trois autres. Il faut, en premier lieu, déterminer la nature et l’étendue de cette différence.

D’abord le style nous transporte d’emblée dans un monde tout différent. A la place du grec des synoptiques, populaire, très simple, très réaliste, concis, rapide, rempli d’hébraïsmes, le quatrième Évangile parle un langage philosophique, mystique, passablement traînant et prolixe, souvent très élevé, parsemé d’expressions abstraites et sentant l’école. Ces termes, — le Verbe, la Vie, la Lumière, le Paraclet, la Vérité, — employés dans le sens théosophique alexandrin, dénotent une phraséologie fortement marquée au coin d’une école particulière, dont, au Ier siècle de notre ère, Philon d’Alexandrie peut être considéré comme le plus éminent organe. Cette différence de la surface se relie à une différence de fond plus remarquable encore.

Si nous prenons les synoptiques dans leur ensemble, il n’y a pas plus de six ou sept épisodes de la vie de Jésus qu’ils reproduisent d’accord avec le quatrième Évangile, et le plus souvent celui-ci les raconte avec de notables divergences ou les envisage sous un autre point de vue. C’est en vain aussi que l’on chercherait dans les synoptiques soit les longues dissertations que l’Évangile de Jean met dans la bouche du Christ s’adressant aux Juifs ou à ses disciples, soit la plupart des événemens prodigieux qui d’ordinaire servent de thème à ces dissertations. Ainsi le miracle des noces de Cana, la guérison du paralytique de Béthesda, celle de l’aveugle-né de Jérusalem, la résurrection de Lazare, etc., ne se trouvent pas dans les trois premiers Évangiles. Et il faut bien noter qu’il est impossible de recourir à des combinaisons qui permettraient d’encadrer l’un dans l’autre les deux récits de manière à les compléter mutuellement sans faire violence ni à l’un ni à l’autre. Pour exemple de cette impossibilité, prenons la résurrection de Lazare. D’après le quatrième Évangile, cet événement aurait eu une influence décisive sur la tournure tragique que prirent les choses aux derniers jours de la vie de Jésus. C’est à la vue de l’effet puissant produit sur l’esprit des Juifs de Jérusalem par ce rappel à la vie d’un homme mort depuis quatre jours que le sanhédrin se serait décidé à faire mourir Jésus. Le miracle aurait eu lieu à Béthanie, tout près de Jérusalem, peu de jours avant cette entrée triomphale de Jésus dans la capitale juive qui fut suivie à si bref délai de sa mort sur la croix, et pour ressusciter Lazare Jésus serait revenu tout exprès de la région transjordanique, où il s’était retiré pendant quelque temps. Les synoptiques font aussi venir en ce moment Jésus en Judée, mais après un long séjour au-delà du Jourdain et en Galilée ils signalent son passage près de Béthanie, racontent son entrée triomphale, que suit une série de discussions avec les autorités religieuses de Jérusalem, rattachent à ces discussions la résolution du sanhédrin de faire mourir Jésus, et cette résolution n’est arrêtée que deux jours avant la fête pascale. De la résurrection de Lazare, dont le nom n’apparaît pas une fois dans les Évangiles synoptiques (si l’on excepte une parabole où il désigne un type, non une personne), de la sensation qu’elle produit dans Jérusalem, des graves et meurtrières conséquences qu’elle aurait provoquées immédiatement, pas un mot. Aucun moyen non plus de découvrir dans le récit des synoptiques un seul endroit où l’on pourrait intercaler ce miracle sans en bouleverser l’économie générale. Sans doute, s’il ne s’agissait que d’un incident sans importance dans l’histoire évangélique, on pourrait admettre une omission involontaire ou préméditée ; mais cette explication est ici absolument hors de mise. Le silence sur un fait pareil équivaut à l’ignorance de ce fait, et, comme nous tenons à rester sérieux, nous ne discuterons pas l’opinion de certains apologistes qui ont voulu que les synoptiques n’en aient pas fait mention de peur d’attirer sur Lazare les dangereuses rancunes des meneurs du sanhédrin.

Des réflexions analogues nous sont suggérées par une autre divergence. On sait que, d’après les synoptiques, Jésus, mettant à profit ses dernières heures de popularité et en accord manifeste avec le sentiment général que soulevait un abus trop longtemps toléré par le haut clergé, procéda à la purification du temple, dont, lors des fêtes pascales, une tourbe de marchands et d’agioteurs remplissait les parvis sacrés. C’est là un de ces actes qui évidemment ne se répètent pas : or le quatrième Évangile raconte aussi l’expulsion des vendeurs du temple, mais il place ce grave événement tout au commencement de la vie publique de Jésus, lors de son premier voyage à Jérusalem, et dans un moment où, selon cet Évangile lui-même, ses prétentions au titre de Messie ne pouvaient encore être connues que d’un très petit nombre de personnes.

Ces premières remarques nous amènent à deux autres observations d’une réelle importance. On peut s’assurer, en étudiant de près le texte des synoptiques, d’un fait bien digne d’attention, c’est que Jésus ne se posa pas dès l’abord en Messie, c’est-à-dire comme le Christ attendu par la foi populaire. Tout le monde se rappelle le bel incident de la confession de foi de Pierre, qui, le premier de tous, « n’écoutant ni la chair ni le sang, » décerna au maître bien-aimé ce titre le plus glorieux qu’un Juif religieux pût concevoir. Ce fait se passa plutôt vers la fin que vers le commencement de la carrière publique de Jésus, et lorsque sa renommée, déjà répandue, avait provoqué plus d’une opinion singulière parmi ses admirateurs[2]. Il est vrai que les synoptiques eux-mêmes renferment plusieurs passages antérieurs à cette scène, et où le Fils de l’homme parle déjà en Messie ; mais en présence du fait positif, indéniable, que Pierre fut le premier à proclamer, ce dont personne ne se doutait encore, quand on pense que, même alors, Jésus lui défendit, à lui et à ses condisciples, de proclamer ouvertement leur foi devant la foule, on doit simplement en conclure que les synoptiques ont pu antidater quelques paroles du maître. En tout cas, l’ordre des événemens sur ce point de la plus haute importance reste visible chez eux et ne demande qu’un peu d’attention pour être discerné. Dans le quatrième Évangile au contraire, cet ordre a complètement disparu. Dès le début de son apparition sur la scène historique, Jésus, dans ce livre, se dit et est appelé le Messie.

La seconde observation qu’il faut signaler porte sur le plan tout entier de l’histoire évangélique. D’après les synoptiques, le ministère de Jésus aurait eu pour théâtre presque exclusif la Galilée, c’est-à-dire cette partie septentrionale de la Palestine où les populations plus mélangées, moins fermées au reste du monde, au sein d’un pays ravissant, faisaient preuve d’un esprit moins revêche à la largeur de la nouvelle doctrine que les Juifs orthodoxes de Jérusalem, servilement soumis aux influences concentrées d’un rabbinisme et d’un sacerdoce aussi arides l’un et l’autre que le territoire sablonneux de la Judée proprement dite. C’est seulement vers la fin de sa sublime carrière que, selon les synoptiques, Jésus aurait tenté de faire, comme messie pacifique et spirituel, un appel solennel au peuple juif réuni autour de son sanctuaire pour sa grande fête pascale, et cette tentative aurait abouti brusquement à son arrestation et à son supplice. Jésus n’aurait donc été qu’une seule fois à Jérusalem durant le cours de sa vie publique. On a pu sans doute relever dans les trois premiers Évangiles quelques détails qui sembleraient supposer qu’il y avait été plusieurs fois auparavant. Ces passages cependant sont loin d’être positifs, et tout ce qu’on pourrait à la rigueur en inférer, c’est qu’en effet Jésus se serait rendu plus d’une fois dans la « ville sainte, » mais obscurément, jugeant peut-être que l’heure n’était pas encore venue d’y assumer la position qu’il adopta par la suite. En tout cas, les trois premiers Évangiles ne connaissent qu’un seul voyage messianique de Jésus à Jérusalem[3], celui qui se termina par son martyre. Il en est tout autrement du quatrième Évangile. Là ce n’est pas la Galilée, c’est Jérusalem, la Judée proprement dite, qui est le théâtre réel des prédications et des miracles de Jésus. Il y vient à plusieurs reprises, y fait de longs séjours, et chaque fois sa présence, sa parole, ses actes donnent lieu à des mouvemens divers et prononcés d’opinion.

Nous pourrions citer encore d’autres exemples de divergence entre les deux récits. Le mieux est de ne s’arrêter qu’à ceux qui offrent un véritable intérêt historique. Ainsi nous mentionnerons la différence remarquable des deux récits au sujet du jour de la mort de Jésus. D’après les synoptiques, Jésus aurait célébré la pâque la veille de sa mort, le 14 du mois juif de nisan, qui correspondait à peu près à notre mois d’avril ; c’est pendant ce repas suprême qu’il aurait institué la cène ; puis, traîtreusement arrêté pendant la nuit au jardin de Gethsémané, il aurait été crucifié le lendemain, c’est-à-dire le 15. Au contraire, d’après le quatrième Évangile, le dernier repas de Jésus n’aurait pas été le repas pascal, et il serait mort le jour même où, selon les prescriptions légales, les Juifs devaient célébrer la pâque en famille ; il serait donc mort le 14. Tout ce qu’on a imaginé pour dissiper cette contradiction remarquable n’a pu tenir devant les textes.

On est donc autorisé à dire que la différence entre les deux récits ne se borne, nullement à ce genre de variantes qui peuvent se produire à propos des mêmes faits chez les historiens les plus concordans ; elle s’étend à la contexture tout entière et jusqu’aux faits les plus saillans de l’histoire évangélique. La physionomie morale de cette histoire, pourrait-on dire, en est toute changée. « Les Juifs du quatrième Évangile, dit M. Scholten, ont constamment le même caractère, tandis que chez les synoptiques tout est vie et diversité : une hiérarchie sacerdotale nous apparaît chez eux combattant au nom de l’orthodoxie régnante la libre pensée et la libre manière de vivre de Jésus, l’accusant d’être un ami des péagers et des gens de mauvaise vie, bien plus, d’être lui-même un mangeur et un buveur ; à côté d’elle, d’adroits pharisiens se liguent avec des partisans des Hérodes pour lui tendre des pièges sur le terrain politique. Tout cela est naturel et pour ainsi dire dans l’ordre ; mais ce qui n’est pas moins naturel, c’est qu’il y a aussi des Juifs notables voulant s’instruire auprès de Jésus, de jeunes riches s’attirant son affection, des scribes intelligens qui ne sont pas loin du royaume de Dieu. Dans le quatrième Évangile au contraire, en dehors des sacrificateurs et des pharisiens (combinaison peu historique de deux termes par lesquels ce livre désigne habituellement la hiérarchie juive), on n’entend rien dire des autres partis, rien des sadducéens, rien des scribes et docteurs de la loi, rien des hérodiens, rien du « renard Hérode. » Point non plus de possédés ne sachant résister à l’ascendant spirituel du « saint de Dieu, » point de péagers invitant Jésus à leur table en lui offrant l’hospitalité, point de pécheresses repentantes « qui aiment beaucoup parce qu’il leur est beaucoup pardonné ; » toute cette richesse, toute cette variété de caractères, saisis sur le vif des lieux et des temps, fait place dans le quatrième Évangile à des types tels que Nicodème, l’aveugle-né, la Samaritaine, qui ne manquent assurément ni de sens ni de vigueur, mais dont la physionomie plus ou moins étudiée, où domine la ligne aux dépens de la couleur, dénote la nature abstraite, symbolique, en dehors de la sphère de la vie réelle.

Cette différence s’étendrait-elle jusqu’à la doctrine enseignée ? Oui, sans doute, et sans anticiper sur les résultats d’une recherche ultérieure concernant la doctrine particulière du quatrième Évangile, sans oublier qu’un enseignement comme celui de Jésus peut avoir été très légitimement saisi et par conséquent reproduit sous plusieurs faces distinctes, nous devons pourtant relever un fait bien simple et qui dit tout, savoir que le dogme des synoptiques et celui du quatrième Évangile ne coïncident pas. On peut résumer brièvement ce désaccord en disant que, dans les synoptiques, Jésus prêche la vérité, et que, dans le quatrième Évangile, il est lui-même la vérité. Selon les trois premiers, tout en attachant une fort grande importance à ce qu’on « vienne à lui, » à ce qu’on « le suive, » à ce qu’on lui demeure attaché par le lien moral de l’obéissance et de l’amour, Jésus ne va pas jusqu’à confondre l’adhésion à sa personne avec la condition sine qua non du salut. La possession du royaume de Dieu est assurée aux humbles, aux miséricordieux, à tous ceux, quels qu’ils soient, qui ont faim et soif de la justice, à tous ceux qui, même sans connaître Jésus, ont beaucoup aimé, beaucoup pardonné, beaucoup sacrifié, et cette assurance est proclamée d’une manière absolue, inconditionnelle ; mais dans le système du quatrième Évangile il faut avant tout et nécessairement « croire que Jésus est le fils de Dieu pour avoir la vie en son nom, » car Jésus n’est pas seulement l’envoyé de Dieu, il est son « fils unique, » son « verbe » co-essentiel, il est le foyer lui-même d’où procèdent tous les rayons possibles de vérité et de charité. Le méconnaître, le repousser, c’est prendre parti, par le fait même, pour les ténèbres, pour le mal moral, et « nul ne vient au père que par lui. » Cela, du reste, découle très logiquement de la théorie alexandrine du Verbe, et si nous voulions préciser, moyennant un passage bien connu des Évangiles synoptiques, la différence de principe qui distingue sur ce point les deux conceptions primitives du christianisme, nous rappellerions le texte où Jésus déclare que « celui qui parle contre le Fils de l’homme sans parler contre le Saint-Esprit, » c’est-à-dire qui, faute de lumières, égaré par de fausses prémisses, se déclare contre la personne elle-même de Jésus sans pour cela mentir à sa conscience, « celui-là peut être pardonné. » Une pareille déclaration n’est pas seulement absente du quatrième Évangile, elle ne pourrait s’y trouver.

Ce n’est donc pas uniquement par la forme philosophique donnée à la doctrine chrétienne que le quatrième Évangile diffère des trois premiers ; cette forme recouvre un autre fond. La personne du Christ surtout est autrement envisagée. Chez les synoptiques, Jésus est essentiellement homme, dans un sens éminent sans doute, et le « Fils de l’homme » dépasse tous les autres par la plénitude de l’esprit divin qui est en lui ; mais enfin entre lui et nous ce n’est qu’une différence de degré. Matthieu et Luc, il est vrai, contiennent, au milieu de traditions de tendance opposée, la donnée commune d’une formation miraculeuse de l’enfant Jésus dans le sein de sa mère ; mais cette notion, ignorée de Marc, n’est après tout que l’expression absolue de la croyance qu’il fut tout pénétré, entièrement déterminé par l’esprit divin : elle ne le sépare pas encore intentionnellement de l’humanité et ne lui attribue aucune préexistence antérieure à sa vie terrestre. Dans le quatrième Évangile au contraire, et quelque obscurs que soient les rapports supposés par l’évangéliste entre l’être surnaturel qu’il fait descendre du ciel et la forme humaine dans laquelle il est venu habiter le séjour terrestre, Jésus a vécu personnellement d’une vie divine bien avant son apparition sur la terre, il est le Verbe personnel de Dieu, qui existait avant le monde et par l’action duquel le monde a été formé. Aussi, de même que le second, mais par un tout autre motif, le quatrième Évangile ne dit-il rien d’une conception miraculeuse dans le sein de Marie. Nous ne pouvons entrer ici dans tous les détails nécessaires à la démonstration complète de cette grave différence : elle ressort suffisamment d’ailleurs de la tendance générale des deux récits. Quelques passages isolés, sujets à discussion, ne sauraient prévaloir, aux yeux d’une exégèse rationnelle, contre le sens permanent et pour ainsi dire immanent des deux histoires.

Nous venons de résumer dans ses résultats les mieux avérés un travail plus que séculaire de la critique religieuse. De forme et de fond, quant aux événemens racontés et quant aux doctrines enseignées, entre les synoptiques et le quatrième Évangile il y a conflit. Sans nier en aucune manière la valeur de l’un ou de l’autre des deux types évangéliques, tout en pressentant qu’ils pourraient bien avoir l’un et l’autre leur genre de légitimité, on conçoit pourtant que l’historien qui ne se borne pas à lire et à admirer la vie de Jésus, mais qui veut la retracer aussi fidèlement que possible au moyen des documens dont il dispose, soit tenu de faire un choix entre les deux représentations et de subordonner complètement l’une à l’autre.

C’est ici que se présente à nous la question de l’authenticité du quatrième Évangile et par conséquent de sa valeur comme document. Il est clair que, s’il a pour auteur un témoin oculaire, un disciple intime de Jésus, il faudra bien voir en lui le corps même, l’élément fondamental de l’histoire évangélique. Conformément à notre rôle de rapporteur, nous devrons sur ce point faire l’historique de cette question d’authenticité si fortement controversée. C’est le propre de ce genre de travaux que l’exposé des variations successives de la critique soit un des meilleurs moyens d’arriver à la solution des problèmes dont elle s’occupe.


II

Théophile d’Antioche, vers 180, est le premier écrivain chrétien qui dise positivement que l’apôtre Jean est l’auteur du quatrième Évangile. Toutefois on trouve quelques indices antérieurs de son existence et de l’autorité que déjà il avait acquise ; mais il est remarquable qu’antérieurement la tradition soit muette sur le nom de l’auteur du livre, et que ce soit chez les amis de la gnose que l’on découvre les plus anciennes traces certaines de l’emploi du quatrième Évangile comme « écriture sainte. » Du reste, aucun passage connu de ce genre ne remonte au-delà de l’an 150. Les premiers pères, Clément Romain, Hermas, Polycarpe, Ignace[4], ne le citent jamais. Tout tend à prouver que Papias, cet évêque asiatique du milieu du IIe siècle à qui nous devons les plus anciens renseignemens que nous possédions sur la formation des Évangiles, ne le connaissait pas. Justin Martyr et les Homélies Clémentines, qui peuvent passer pour les témoins sûrs du milieu du siècle, renferment bien deux ou trois passages qui semblent autant d’échos du quatrième Évangile ; en y regardant de près toutefois, on est plutôt conduit à penser que les deux auteurs ont puisé ces passages dans un livre dont le quatrième Évangile a pu se servir lui-même, et cette présomption est amplement confirmée par le fait que Justin et l’auteur des Homélies, quand ils viennent à parler ailleurs des événemens de l’histoire évangélique, ne trahissent jamais la moindre notion des données spéciales à l’Évangile de Jean. Toujours ils restent dans le cadre et au point de vue des synoptiques. On pourrait, il est vrai, alléguer en faveur de l’antiquité de la croyance à l’authenticité du quatrième Évangile la déclaration qui fait partie du dernier chapitre et d’après laquelle cet Évangile aurait eu l’apôtre Jean pour auteur. Ce chapitre dernier ou XXIe est évidemment d’une autre main que le reste du livre[5]. C’est ce qu’aucun critique sérieux ne conteste aujourd’hui. Comme pourtant cet appendice ajouté au quatrième Évangile est fort ancien, on aurait là, semble-t-il, une attestation d’une très grande valeur ; mais cette impression s’affaiblit singulièrement quand on réfléchit qu’après tout l’auteur ou les auteurs inconnus n’ont exprimé là que leur opinion, que rien ne nous dit sur quoi ils la fondaient, et que cette opinion pourrait fort bien n’avoir été formulée de cette manière que parce qu’il y avait des contemporains d’un avis tout opposé. La réalité est qu’il ne manque pas non plus de symptômes d’une négation formelle de cette authenticité pendant la seconde moitié du IIe siècle. Irénée nous apprend qu’il y avait en Asie même, dans la patrie du livre, tout un parti qui rejetait le quatrième Évangile, et Épiphane parle à son tour d’un autre parti, qu’il désigne sous le nom d’aloges (contraires à la doctrine du Verbe ou Logos), et qui reprochait à cet Évangile de contredire le récit des autres. Ce parti allait même jusqu’à en attribuer la rédaction au gnostique Cérinthe. Tout cela nous montre combien en réalité la tradition fut vacillante jusqu’à la fin du second siècle. A partir de 180 cependant, avec Irénée, Tertullien, Clément d’Alexandrie, la tradition de l’église se fixe sur ce point, et il faut attendre jusqu’au XVIIe siècle avant que quelqu’un s’avise de la soumettre à une révision minutieuse.

C’est en Angleterre que l’authenticité du quatrième Évangile fut attaquée pour la première fois dans les temps modernes, on ne sait trop par qui. Le grand érudit Leclerc réfuta ce premier essai fondé sur l’impossibilité de mettre d’accord les données du quatrième Évangile avec celles des synoptiques. Suivit alors un silence de près d’un siècle, à la fin duquel un autre Anglais, Evanson, réitéra l’attaque en 1792. En même temps, en Allemagne, le brillant Herder, sans attaquer précisément l’authenticité, développait avec éclat cette opinion, toujours mieux confirmée par ses successeurs, que l’auteur du quatrième Évangile avait entendu décrire non pas un Christ réel, mais un Christ idéal. Aussi ne faut-il pas s’étonner, disait-il, si dans ce livre Jésus, Jean-Baptiste, l’auteur lui-même, professent les mêmes idées et parlent le même langage, au point que plus d’une fois on ne sait trop qui a la parole, de l’écrivain ou du héros. Que l’on voie, par exemple, l’entretien avec Nicodème et la dissertation qui en est la suite ; quand on est au bout, il est certain que c’est l’évangéliste qui parle, et pourtant c’est Jésus qui parlait d’abord, et rien n’indique le moment où il s’est tu. De même il est oiseux de se demander comment le narrateur a pu avoir connaissance de dialogues qui, tels que l’entretien avec Nicodème ou avec la Samaritaine, se sont passés sans autres témoins que les deux interlocuteurs. C’est un évangile non de faits, mais d’idées. Après Herder, et partant de cette observation, plusieurs théologiens allemands, entre autres le Dr Ammon[6], se prononcèrent formellement contre l’authenticité.

Une chose remarquable dans l’histoire de cette longue controverse, c’est que chaque fois les difficultés soulevées contre l’opinion traditionnelle sont repoussées avec une grande vigueur par une nuée de défenseurs de cette opinion qui paraissent si bien l’emporter qu’on regarde la question comme définitivement résolue dans le sens conservateur. Un certain temps de silence se passe, puis un nouveau champion se lève en faveur de la thèse opposée et recommence le feu avec des armes nouvelles. Tel est du moins le fait qu’on vit se produire après les premières attaques anglaises, puis après les premières attaques allemandes. Des critiques renommés, Hug, théologien catholique d’un grand mérite, Eichhorn, longtemps l’oracle de la critique allemande, Kühnœl, Bertholdt, Tittmann, pour ne citer que les plus connus, avaient, disait-on, si bien approfondi le sujet qu’il était épuisé.

Grande fut donc la sensation qui mit en émoi toute l’Allemagne théologique, lorsqu’en 1820 parut un livre latin fort habilement rédigé, dû à la plume de l’un des hommes les plus distingués de l’époque, le savant Bretschneider. Sous le titre de Probabilia, le célèbre surintendant de Gotha reprit pour son compte les argumens opposés antérieurement à l’authenticité traditionnelle et les fortifia de plusieurs considérations nouvelles, celle entre autres que voici, et qui depuis a joué un grand rôle dans toute cette discussion. — Le quatrième Évangile, disait Bretschneider, nie que Jésus ait célébré la pâque la veille de sa mort avec ses disciples ; il veut au contraire, en opposition avec les trois premiers, que Jésus ait été crucifié le jour même où l’on devait manger la pâque. À présent une tradition fort bien appuyée fait séjourner longtemps l’apôtre Jean à Éphèse, où il serait mort dans un âge avancé. Or, depuis le milieu du IIe siècle, il s’éleva une longue controverse entre Rome et l’Asie-Mineure relativement au jour de Pâques et à la manière de célébrer cette fête, les Asiates voulant faire comme Jésus, disaient-ils, et célébrer chaque année le 14 nisan en même temps que les Juifs, les Romains prétendant de leur côté qu’il ne fallait pas observer la fête juive, et que la pâque chrétienne devait être reportée au jour de la résurrection du Seigneur. Des deux parts, on en appela avec une certaine vivacité à une tradition constante que l’on disait remonter jusqu’aux temps apostoliques. Eh bien ! l’épiscopat d’Asie, à plusieurs reprises, affirma catégoriquement, et sans être contredit, que sa coutume avait pour elle l’autorité et l’exemple de l’apôtre Jean lui-même. Cet apôtre était donc d’avis qu’il avait mangé la pâque avec Jésus la veille même de la mort du maître. — Mais comment, poursuivait alors Bretschneider, comment aurait-il pu inscrire dans son Évangile une donnée toute contraire à la coutume qu’il avait peut-être fondée, en tout cas sanctionnée, à Ephèse ?

Cette argumentation, fort ingénieuse fut attaquée de tous les côtés avec une vraie passion. C’était le temps où Schleiermacher et son école à la fois mystique et spéculative faisaient du quatrième Évangile leur livre favori, au point même de jeter un discrédit fort injuste sur les synoptiques. Une foule de critiques plus ou moins distingués tirèrent à boulets rouges sur les Probabilia. On eût dit qu’il s’agissait de sauver à tout prix le palladium de l’église, et la joie des conservateurs fut grande quand ils apprirent que Bretschneider lui-même, cédant à l’orage qu’il avait déchaîné, avait fini par s’avouer vaincu. Pour le coup, on crut avoir trouvé le dernier mot sur le point controversé, et Bretschneider ne se douta guère que l’un de ceux qui l’avaient combattu avec le plus de modération et d’autorité, celui qui fut après Eichhorn la première autorité allemande en fait de critique biblique, l’illustre Credner, devait à la fin de sa vie reconnaître qu’il s’était trompé.

Pendant quelques années, la cause de l’authenticité parut donc encore une fois gagnée ; mais en 1835 surgit un nouvel et formidable adversaire, le Dr Strauss, qui, dans sa fameuse Vie de Jésus, plaida la thèse contraire. Un phénomène qui ne s’était pas vu encore vint rompre la monotonie de cette controverse. Les argumens contre l’authenticité du livre tel que nous le possédons aujourd’hui paraissaient désormais si forts que plusieurs critiques, beaucoup moins radicaux que l’audacieux docteur souabe, entre autres MM. Schweizer et Weisse, crurent indispensable de faire la part du feu. Ils cherchèrent à diviser le quatrième Évangile en deux parties, l’une authentique, l’autre ajoutée plus tard ; mais cette position intermédiaire ne fut pas longtemps tenable. Sauf le chapitre XXI et quelques gloses éparses, l’unité du plan, du style, de la pensée, infligeait à cette hypothèse un démenti flagrant. D’autre part, et tandis que d’éminens critiques, M. de Wette et M. Reuss de Strasbourg, restaient sur une prudente réserve, le pieux Neander, l’ingénieux et paradoxal M. Tholuck, qui avait accepté la mission d’aller détruire à Halle l’hydre du rationalisme, M. Hase, le spirituel théologien d’Iéna, surtout le Dr Lücke, ami intime de Schleiermacher, et qui avait pris les écrits johanniques pour son domaine particulier, l’école réactionnaire d’Hengstenberg, etc., relevèrent avec énergie le drapeau de l’authenticité. L’exagération des théories mythiques appliquées par le Dr Strauss aux Évangiles faisait d’ailleurs un grand tort à ce qu’il pouvait y avoir de fondé dans ses critiques spéciales. En 1838, nouveaux triomphes : le Dr Strauss, dans la préface de la troisième édition de son fameux livre, en était venu à confesser que l’inauthenticité du quatrième Évangile n’était plus aussi certaine à ses yeux. Hélas ! ce fut une joie de courte durée. En 1840 paraissait une quatrième édition d’où le précieux aveu était retiré sans miséricorde.

C’est que dans l’intervalle avait grandi une école qui, du premier jour, s’était déclarée contre l’authenticité, l’école de Tubingue[7]. Celle-ci avait transporté le débat sur un terrain moins encombré de détails ambigus ou d’argumens à double tranchant. Il ne s’agissait plus désormais de promener le microscope sur tous les petits faits qui pouvaient militer pour ou contre la thèse traditionnelle. En critique comme à la guerre, ce n’est qu’à la condition de lancer de grosses masses sur les points disputés qu’on remporte la victoire. L’école de Tubingue posait ainsi la question : quelle place le quatrième Évangile tient-il logiquement dans le développement de la pensée chrétienne aux deux premiers siècles ? Ainsi formulé, le problème ne pouvait plus guère se résoudre dans un sens conforme aux vœux des conservateurs, car, il était facile de le montrer, le quatrième Évangile suppose que toute une période de l’histoire ecclésiastique appartient déjà au passé. La philosophie, la gnose, habitent déjà l’intérieur de l’église. La querelle passionnée entre les disciples de Paul et les partisans de Pierre paraît apaisée. D’autres problèmes sont agités, d’autres intérêts sont en jeu : on est décidément au second siècle, et non plus au premier. C’est en partant de ce point de vue général que le célèbre chef de l’école, le Dr Baur, revint à l’étude minutieuse des phénomènes internes du quatrième Évangile, et parfois avec trop de subtilité, le plus souvent avec une rare justesse de coup d’œil, il exposa tous les motifs qui le portaient à affirmer que, bien loin de raconter une histoire concrète, l’auteur avait voulu surtout illustrer une série de thèses spéculatives en les déroulant sous forme de récits de la vie de Jésus. En même temps Baur et ses laborieux élèves reprenaient pour leur compte un dilemme passé à l’état d’axiome dans la critique biblique et ainsi conçu : la tradition donne l’apôtre Jean pour l’auteur commun de l’Apocalypse et du quatrième Évangile ; or il est moralement impossible que le même homme soit aussi foncièrement judæo-chrétien que l’auteur de l’Apocalypse et aussi cordialement hostile au judaïsme que l’auteur du quatrième Évangile ; donc il faut choisir entre les deux livres et n’en attribuer qu’un à l’apôtre. — Jusqu’alors les partisans de l’authenticité, profitant de l’impopularité de l’Apocalypse, avaient tranquillement conclu en faveur de l’Évangile. Baur se prononça en sens contraire : il argua du triple fait que l’Apocalypse répond entièrement au caractère et aux idées de l’apôtre Jean tel qu’il nous est connu par d’autres sources, qu’elle porte avec elle la date certaine de sa composition aux temps apostoliques, et que l’authenticité en est attestée par des témoignages bien plus anciens que ceux qu’on peut alléguer en faveur de l’Évangile.

Cette vigoureuse argumentation ne put toutefois contenter tout le monde. Non-seulement les représentans de la réaction religieuse, hostiles à priori à tout ce qui venait alors de Tubingue, la combattirent avec acharnement ; mais des théologiens de sens plus rassis et plus libre reprochèrent aux théories de Baur de se heurter à leur tour contre d’insurmontables difficultés. Baur avait évidemment assigné une date trop récente à la composition du quatrième Évangile : lui, MM. Schwegler et Zeller voulaient absolument que ce livre fût postérieur à l’an 160 ; mais comment expliquer alors la notoriété et l’autorité dont il jouissait si peu de temps après ? Les angles trop aigus du cadre que l’école appliquait à l’histoire du christianisme primitif, aiguisés encore par ces enfans perdus qui font que les écoles périssent, comme les gouvernemens, par l’exagération de leurs principes, arrêtaient plus d’une adhésion qui se fût volontiers donnée à un système historique moins absolu. Quelques théologiens, MM. Hase d’Iéna, Niermeyer de Leyde, Scholten, alors encore partisan de l’authenticité, et, s’il ose s’inscrire à côté de ces éminens professeurs, l’auteur de cette étude, se demandaient si le fameux dilemme était aussi rigoureux qu’il le semble, si, par exemple, l’apôtre Jean, judæo-chrétien l’an 68 quand il écrivit l’Apocalypse, n’avait pu par la suite, sous l’influence des événemens, du milieu plus grec, plus philosophique dans lequel il avait été transporté à Éphèse, s’élever à une conception plus spiritualiste de la vérité chrétienne et écrire à ce nouveau point de vue l’évangile qui porte son nom. MM. Bleek, Luthardt, Weitzel, partisans de la critique timide et modérée, en restaient sur le terrain défendu par Lücke, et M. Weitzel surtout tâchait, à grand renfort de distinctions plus imaginaires que réelles, de détourner la conséquence que l’on tirait de la controverse pascale au IIe siècle. MM. de Wette et Heuss persistaient à ne pas vouloir se prononcer. M. Ewald de Gœttingue, à peu près aussi rationaliste qu’on pouvait l’être à Tubingue, mais animé d’une inextinguible colère contre l’école des bords du Neckar, défendait l’authenticité avec autant d’aigreur que de science, attribuant la critique de Baur à une « intention basse » (niedrige Gesinnung) et n’y voyant autre chose qu’une « éruptipn de passion ignoble et de sauvagerie bestiale » (ein Ausbruch unedler Leidenschaften und viehischer Wildheit).

Ainsi se sont passées les dernières polémiques ; mais depuis lors on peut voir que la thèse de l’inauthenticité gagne du terrain tous les jours. La thèse contraire est-elle bien réellement défendue par l’irascible professeur de Gœttingue lorsque, pour parer aux argurmens les plus pressans de l’école qu’il combat, il se voit forcé d’admettre que le quatrième Évangile est écrit d’après un plan artificiel, et que l’auteur, n’ayant appris le grec qu’assez tard, s’est vu forcé d’admettre des collaborateurs (freie Beihülfe) qui firent pour lui l’œuvre de la rédaction, au point que leur intervention se trahit mainte fois dans le livre que nous avons sous les yeux ? N’est-ce pas avouer que ce livre n’a pas en fait l’apôtre Jean pour auteur direct ? Puis la réflexion, corroborée par la connaissance toujours plus détaillée du IIe siècle, est venue apprendre à plusieurs de ceux qui croyaient pouvoir maintenir l’authenticité commune de l’Apocalypse et du quatrième Évangile que, si en effet le même auteur a écrit les deux livres, on devrait au moins constater dans l’Évangile ce qu’on voit à chaque instant par exemple dans les épîtres de Paul, c’est-à-dire des traces de la révolution intérieure, profonde, nécessairement douloureuse, qui dut s’opérer dans l’âme du vieil apôtre, et que, sous ce rapport, l’état d’esprit du quatrième évangéliste est de la sérénité la plus parfaite. Et d’ailleurs n’y a-t-il pas une invraisemblance manifeste dans l’idée qu’un sexagénaire (et l’apôtre Jean devait certainement l’être en 68, date de l’Apocalypse) aille changer de croyances au point où cela serait exigé par l’hypothèse qui lui attribué la rédaction des deux livres ? Enfin à mesure que les théories de Tubingue ont passé par le creuset de la critique, et que par des concessions sagement faites soit par le chef, soit par ses élèves les plus distingués, elles se sont relâchées de leur première rigueur, ce qu’elles avaient de fondé, de vraiment inattaquable, est venu s’ajouter à ce qu’on peut appeler le capital consolidé de la critique indépendante. On s’accorde toujours plus à reconnaître que la vraie mine d’où il faut tirer les matériaux de l’histoire évangélique réelle, ce sont les synoptiques.

Ce point une fois admis, la solution à donner au problème n’est plus qu’une question de nuances. On peut par exemple, avec MM. Michel Nicolas et Renan, supposer que l’auteur du quatrième Évangile est ce « presbytre Jean, » homonyme de l’apôtre, et que de vieilles traditions font vivre également à Éphèse, — avec M. Tobler, l’attribuer à l’Alexandrin Apollos, contemporain de saint Paul (ce qui toutefois le fait remonter beaucoup trop haut), — avec M. Schenkel[8], se borner à maintenir l’idée d’une influence plus ou moins directe de l’apôtre sur la composition du livre, — avec M. Reuss, pester dans l’indécision sur le nom de l’auteur, mais ne se servir du livre que comme d’un exposé dogmatique et non comme d’une histoire. Toujours est-il qu’on ne peut plus logiquement, comme faisaient Neander et l’école de Schleiermacher, subordonner complètement les données des synoptiques aux allégations contraires du quatrième Évangile. Il est vrai que l’authenticité compte encore de nombreux et ardens défenseurs. Au premier rang, il faut citer M. Hengstenberg, de Berlin ; mais ne serait-il pas un de ceux qui compromettent le plus la cause de l’authenticité par la manière dont il la défend ? On est tenté de le croire quand on le voit reconnaître avec la critique indépendante que l’histoire racontée par le quatrième Évangile est soumise à un plan systématique, préconçu, et qu’en général les récits dont il se compose sont symboliques dans leur ensemble et dans leurs détails. Il en résulte qu’il se trouve à chaque instant sur le même terrain que tous ceux qui, frappés de la même évidence, en concluent, comme Herder au siècle dernier, que ce livre nous présente des idées et non des faits[9].

Tel est en définitive le sentiment qui l’emporte dans l’esprit des critiques modernes. Tous les jours, pourrait-on dire, on apprend que tel d’entre eux qui avait longtemps maintenu la thèse contraire a opéré sa conversion. Outre Credner, qui avait avoué la sienne dans son livre posthume sur l’Histoire du Canon, outre les noms que nous avons rappelés tout à l’heure, nous pouvons citer ceux de MM. Hilgenfeld d’Iéna, Kœstlin, Volkmar de Zurich, Scholten, Küenen de Leyde, Meybobm d’Arasterdam, Holtzmann de Heidelberg, etc., parmi ceux qui se sont prononcés contre l’authenticité du livre, et c’est de ce côté, on peut l’affirmer sans crainte, que mène aujourd’hui le courant de la critique.


III

Des noms, dira-t-on, pas plus que des moines, ne sont des raisons, et quand on assiste aux sinuosités nombreuses du courant de l’opinion savante sur la question du quatrième Évangile, n’a-t-on pas le droit de présumer que l’avenir nous réserve des évolutions nouvelles dans le sens de l’authenticité ? A vrai dire, j’en doute fort. Il ne faut pas oublier qu’aujourd’hui en ces matières, et c’est surtout à l’école de Tubingue qu’on le doit, la masse de petits faits amoncelés par l’érudition critique du passé s’organise de manière à présenter un tout historique, bien lié, organique, conforme en un mot à la logique immanente de l’esprit humain, et que la vue d’ensemble, due à la connaissance successive des détails, réagit à son tour sur le sens et la physionomie de chacun d’eux. Qu’on se représente une chaîne de montagnes boisées et s’entrecoupant dans toutes les directions. De loin, au premier abord, on ne distingue bien que les grandes lignes, et on ne les voit que d’un côté. On pénètre, on explore chaque éminence, chaque recoin l’un après l’autre, mais on perd la vue de l’ensemble, on se trompe sur les proportions, sur les distances, et, selon l’expression allemande, les arbres empêchent de voir la forêt. Cependant, lorsque cette exploration minutieuse est terminée et qu’on s’élève de manière à ressaisir la perspective générale, il en est tout autrement, et l’on peut se flatter de connaître exactement cet amas de montagnes, avec les grandes arêtes qui les commandent, les vallées qui les divisent et les contreforts, grands et petits, qui les relient à la plaine. C’est assez bien l’image de la critique moderne des premiers siècles de l’église. Les problèmes se simplifient en ce sens qu’on voit mieux où est le point central dont ils dépendent et par quelles connexions logiques ils se rattachent à des questions de même ordre. Ainsi la question du quatrième Évangile, dont l’authenticité ne peut se prouver par les anciens témoignages, se concentre tout entière sur le contenu même du livre. Si ce contenu est en effet plus idéal qu’historique, l’essentiel pour l’historien est de savoir quelle place il faut lui assigner dans le développement de la pensée chrétienne primitive. Fixons donc nos regards sur le contenu proprement dit du quatrième Évangile.

Nous n’avons rien dit jusqu’à présent des indications que ce livre lui-même pourrait nous fournir sur son origine. Le fait est que nulle part l’auteur ne dit positivement qu’il est l’apôtre Jean. Ce nom ne paraît pas une seule fois. L’apôtre Jean n’est désigné que par cette expression mystérieuse : « le disciple que Jésus aimait. » On pourrait même dire, en s’appuyant sur le verset 35 du livre XIX, que c’est évidemment un autre que lui qui a écrit le livre, car on parle de lui en cet endroit à la troisième personne, comme d’un autre. Cependant il est positif que tout le récit est ordinairement rédigé de manière à inspirer au lecteur l’idée que l’apôtre Jean est la source et le garant des choses racontées. Il semble que l’auteur réel ait aimé à s’identifier, tout en écrivant, avec le vieil apôtre d’Éphèse et à laisser entendre que si son Évangile contient nombre de choses inconnues jusqu’alors, cela tient à ce que « celui qui reposait sur le sein du maître (XIII, 25), » comme le maître lui-même repose sur le sein de Dieu, a pu connaître plus et mieux que ceux qui avant lui ont raconté l’histoire du Christ.

Du reste ce n’est pas une histoire proprement dite qu’il entend raconter, c’est un dogme qu’il veut démontrer, car la foi en la vérité contenue dans ce dogme procure la vie éternelle (XIX, 31). Il veut que ses lecteurs apprennent de lui que Jésus est « le fils de Dieu, » non pas au sens simplement moral que cette expression avait parmi les Juifs, mais au sens métaphysique, unique, incomparable, qu’elle avait dans les théories alexandrines, car le Fils pour lui et le Verbe, c’est tout un. Pour démontrer la vérité qui est à ses yeux la plus nécessaire, il reproduira donc un nombre déterminé de faits relatifs à Jésus ou d’enseignemens qui lui paraissent de nature à mettre cette vérité en pleine lumière, et voici comment il procède.

Il prend son point de départ sur les hauteurs de la métaphysique, posant comme évidente la théorie du Verbe de Dieu telle que le judaïsme platonicien d’Alexandrie l’avait élaborée dès le premier siècle de notre ère. Il faut bien le reconnaître, plus les études historiques avancent, plus l’influence de la pensée alexandrine sur le grand changement religieux qui marque les quatre premiers siècles de notre ère se montre vaste et prépondérante. On a eu grand tort de vouloir qu’Alexandrie fût la patrie du christianisme ; mais elle est bien celle du dogme chrétien. Le quatrième évangéliste est un chrétien disciple de Philon. Ce n’est pas seulement une ressemblance de mots, le fond des idées est le même. Philon en effet avait développé l’idée platonicienne du Logos, ou verbe, ou raison de Dieu, de manière à en faire la pensée divine immanente, laquelle, existant en Dieu de toute éternité (λόγος ένδιαθετός), en est sortie, a été engendrée ou proférée (λόγος προφορίχος) en un certain moment de la durée, et qui, renfermant, centralisant en elle-même les idées générales, a façonné d’après elles la matière informe, l’élément ténébreux, anti-divin, éternel aussi, de manière à en faire un monde organisé et rationnel. Il y a donc dualisme dans l’univers, chaque être étant divin dans la mesure où il subit l’action du Verbe, se rapprochant au contraire toujours plus de la matière informe, de la négation, de la mort, en proportion de sa résistance à cette action rationnelle et vivifiante du Verbe divin. L’écho de cette théorie se répercute fidèlement dans le quatrième Évangile. Le Verbe est au commencement des choses, devant Dieu et d’essence divine. C’est bien là le « second Dieu, » le « Dieu par catachrèse, » le « fils premier engendré » de Philon. C’est par son action, continue l’évangéliste, que « tout est devenu. » Qu’on veuille bien noter cette expression ; le quatrième évangéliste est trop philonien pour dire que le monde a été créé, au sens absolu, par le Verbe. Lui aussi, il stipule l’existence d’un élément anti-divin qu’il appelle « les ténèbres, » principe opposé à Dieu, qui est lumière par essence. Ces ténèbres et tout ce qui en provient, celui surtout qui les concentre à leur maximum, le diable, sont de nature antipathiques à la lumière, donc au Verbe, auquel appartient au contraire tout ce qui dans le monde est vie, lumière et amour. Si donc il advient que le Verbe se révèle d’une manière plus intense que cela n’avait eu lieu jusqu’alors, il ne sera pas étonnant, il sera au contraire parfaitement d’accord avec les prémisses du système que son apparition parmi les hommes produise une séparation morale (χρίσις) des plus marquées. Le dualisme, qui pénètre le monde, se continue en effet dans l’humanité ; il y a des « enfans de lumière » et des « enfans de ténèbres, » des « hommes de la chair » et des « hommes de l’esprit. » Les uns et les autres sont tels de nature, et sans que leur volonté individuelle y change rien, et en cela consiste le jugement de ce monde que les « hommes de l’esprit » viendront spontanément à la lumière pour se purifier toujours plus, tandis que les « hommes de la chair » demeureront dans leurs ténèbres et, mourant dans leur péché, iront à la perdition.

Or le Verbe de Dieu est venu en effet habiter parmi les hommes et dans une forme humaine. Il est apparu aux hommes de la chair sous les traits de Jésus de Nazareth ; mais les hommes de l’esprit ont bientôt discerné, sous l’humble enveloppe du Fils de l’homme, la gloire resplendissante du « Fils unique, » et son histoire n’a plus été autre chose que l’application auguste, tragique, de cette grande loi d’affinité élective ou de répulsion qui dérive de la différence des dispositions originelles. Aussi rentre-t-il dans la nature même d’une telle démonstration que les personnages mis en contact avec le Verbe incarné soient plutôt des types, des genres, que des individus. Ils représentent les diverses catégories du monde religieux et moral, et ils n’apparaissent l’un après l’autre que pour fournir au Verbe divin l’occasion de révéler les diverses faces de la vérité : au docteur Nicodème l’enseignement sur la naissance d’en haut, cette naissance de l’esprit, sans laquelle l’homme reste dans la chair et dans la mort ; à la Samaritaine, toute préoccupée de savoir si c’est à Jérusalem ou à Garizim qu’il faut adorer, la grande doctrine de l’adoration en esprit, qui seule est une adoration en vérité ; au paralytique désespéré de Béthesda la preuve que le Fils, comme le Père, vivifie ceux qu’il veut ; au peuple grossier, qui ne cherche Jésus que parce qu’il multiplie les pains d’orge, l’assertion que c’est le Fils lui-même qui est le pain de vie dont il faut manger spirituellement pour ne pas mourir, etc. Les Juifs en général, les sacrificateurs et les pharisiens surtout, sont rebelles à la vérité céleste : cela n’est pas étonnant, ils sont enfans des ténèbres, du diable, et ils périront dans leur aveuglement. Le livre respire d’un bout à l’autre une antipathie, un mépris extrême de tout ce qui est juif. Contrairement à toutes les vraisemblances historiques, il fait dire à Jésus parlant à ses compatriotes : votre loi, comme s’il n’avait lui-même rien à faire avec elle. En particulier, rien de plus étrange que la stupidité systématique des interlocuteurs de Jésus. Sur ce point, le « docteur d’Israël, » Nicodème, n’est pas plus habile que la pauvre Samaritaine ; mais cela est dans l’ordre : l’homme de lumière seul est apte à bien comprendre la vérité que le Verbe incarné daigne communiquer à ses infimes auditeurs. Voilà au fond ce qui nous explique la manière pour ainsi dire professorale, l’exposition solennelle, majestueuse, ressemblant souvent à une série d’oracles mystiques, quelque peu monotone, du quatrième Évangile. Les idées sont grandes, les faits difficiles à se représenter et soumis, dirait-on volontiers, à un rhythme constant. En revanche, le Christ est et reste toujours le même, sans tentation, sans défaillance. Il pleure une fois, mais c’est d’indignation, de colère, dans le sens du moins où l’idée de colère s’applique à Dieu lui-même (III, 36 ; comp. XI, 33, 35), à la vue de l’incrédulité des hommes. Ce n’est pas le quatrième évangéliste qui racontera la scène lugubre de Gethsémané, où le Fils de l’homme est tout près de succomber aux terreurs atroces qui l’oppressent. Loin de là : Jésus se demande dans ce livre pourquoi il prierait Dieu de le délivrer de l’heure fatale qui s’avance, puisque c’est pour cette heure-là même qu’il est venu. Cet Évangile ne reproduira pas davantage l’exclamation déchirante Eli, lamma sabbachtâni ! arraché par le paroxysme de la douleur au crucifié expirant. Ce sont là des angoisses qui peuvent convenir au Fils de l’homme des synoptiques, mais qui ne sauraient atteindre le Verbe divin du quatrième Évangile. Rien ne l’étonne, rien ne le déçoit, il a tout prévu de prescience divine. Judas lui-même n’a trahi Jésus que parce que Jésus l’a bien voulu : du premier jour, il savait, que « ce démon » le trahirait, ce qui ne l’a pas empêché de l’appeler à lui, vu que cette trahison rentrait dans le plan divin. Du reste, Jésus est mort à son heure. Les hommes auraient voulu le faire périr auparavant, ils n’ont pu. L’œuvre proprement dite du Verbe incarné, c’est d’attirer à lui les enfans de lumière disséminés par le monde et de leur communiquer l’esprit vivifiant « qui conduit en toute vérité. » Le dernier soir de sa vie terrestre, au lieu de donner essor, comme dans les synoptiques, aux sombres pressentimens qui l’assaillent, Jésus parle aux siens avec une imperturbable sérénité des vérités mystiques que seuls ils peuvent entendre et comprendre, parce qu’ils ne sont pas du monde. Il leur fait voir que l’esprit qu’il leur enverra le remplacera quand il les aura quittés, ce sera là son « retour », car le quatrième Évangile n’a aucune idée du royaume visible que le Christ, de retour sur les nuées du ciel, devait fonder sur la terre à la fin prochaine des temps, il est même en réaction ouverte contre cette attente si généralement partagée par les chrétiens des premiers jours. Il montre à ses disciples dans sa mort imminente le grand moyen de purification qui achèvera de les purifier de leurs souillures, eux et tous ceux qui croiront en lui. Et c’est après cela que, véritable agneau pascal, dont l’agneau traditionnel de la fête juive n’était que la préfiguration, il meurt au moment même où les Juifs allaient célébrer leur repas symbolique.

On le voit, toute cette conception de l’histoire évangélique découle de la manière la plus rigoureuse de la théorie métaphysique dont nous ayons rappelé plus haut les traits essentiels. Cette théorie, on l’a vu, est platonicienne et plus précisément philonienne. Cela nous met sur la voie du sens que l’auteur lui-même désirait qu’on attachât à ses récits. C’est là un point qui, pour être bien saisi, exige absolument que nous sachions nous dépouiller pour quelques instans de nos habitudes intellectuelles modernes. Non-seulement l’esprit général de l’antiquité se prêtait mieux que le nôtre à envisager symboliquement les choses, non-seulement l’idéalisme platonicien avait accoutumé ses adeptes dès l’origine à tenir peu de compte de la réalité visible et tangible en comparaison de l’idée dont elle n’était que l’empreinte ou le reflet ; mais le philonisme, la philosophie alexandrine, avaient poussé cette tendance à l’extrême. Ajoutons que le judaïsme classique était arrivé au même résultat par un autre chemin. Comme Juif et comme platonicien, Philon était donc allégoriste au suprême degré. On sait comment sous sa plume les choses de l’Ancien Testament se transfigurent. Il respecte les textes, il raconte les faits dans les termes consacrés ; mais que ne voit-il pas à travers la lettre ! Par exemple, quand nous nous rappelons l’histoire de l’exode, nous pensons simplement à ces événemens qui s’appellent la sortie d’Égypte du peuple d’Israël, son séjour prolongé au désert, son entrée en Chanaan : un philonien y trouvait bien autre chose. Pour lui, le peuple d’Israël, c’est l’âme ; l’Égypte, c’est le corps où l’âme est emprisonnée ; Chanaan, c’est la béatitude, et la traversée pénible du désert signifie que l’âme doit échapper par l’ascétisme à sa prison terrestre. Et ainsi de suite pour tous les événemens de l’histoire sainte. Imaginons maintenant un esprit imbu de pareilles habitudes de pensée, disposé à n’apprécier la réalité matérielle que dans la mesure où elle est l’image symbolique d’une autre réalité d’un ordre supérieur, qui est à la première ce que le nuage doré qui regarde le soleil est à l’ombre qui le suit à travers la plaine. Un esprit ainsi disposé attachera-t-il aux réalités historiques l’importance que nous leur attribuons ? Pour lui, il y a deux mondes, le monde des idées, qui est le vrai, le réel, le seul qui vaille la peine qu’on y pense, puis le monde matériel, qui ne signifie quelque chose que s’il est la répercussion de celui-ci. De là à traiter l’histoire et ses réalités avec une extrême liberté dans la persuasion que plus on en conforme les descriptions à l’idée que ces réalités ont dû certainement refléter, plus on reste dans la vérité pure, il n’y a pas même l’épaisseur d’un cheveu.

Assurément il y aurait de l’arbitraire à dire d’avance d’un auteur ancien, fût-il même alexandrin, que tel est le point de vue auquel il s’est placé pour raconter une histoire ; mais, dans l’espèce, le quatrième évangéliste ne nous y invite-t-il pas lui-même ? Seul, parmi les historiens canoniques, il raconte que le corps de Jésus fut percé d’un coup de lance par un des soldats que Pilate avait envoyé détacher les crucifiés du Calvaire, et qu’il sortit du côté percé « du sang et de l’eau. » Que l’on observe bien comme il appuie sur ce phénomène et comme il entend que son lecteur y attache avec lui une signification de premier ordre ! Mais pourquoi cette insistance ? Est-ce pour que l’on en tire la conséquence que la mort de Jésus était bien réelle ? Non certes, de son temps on ne s’occupait pas de ces misérables difficultés-là. C’est que, pour lui, l’eau et le sang sont les symboles matériels de deux forces spirituelles, l’une qui purifie, l’autre qui vivifie, et le fait visible n’est si important à ses yeux que parce qu’il révèle la vérité invisible, savoir que les fidèles seront purifiés et vivifiés par l’esprit personnel du Christ. Comprend-on maintenant pourquoi il tient tant à fixer le jour de la mort de Jésus, non pas, comme les synoptiques, au lendemain du jour où l’on mangeait la pâque, mais le jour même où le repas symbolique avait lieu parmi les Juifs ? C’est Jésus qui est la vraie pâque, et il faut que le type et l’anti-type coïncident. C’est pour le même motif qu’il relève la circonstance que les soldats ne rompirent pas les jambes de Jésus comme celles de ses compagnons de supplice : la loi portait en effet qu’aucun des os de l’agneau pascal ne devait être rompu. Dans tout cela, le symbolisme est manifeste. Nous pourrions citer bien d’autres exemples encore, mais il est inutile de les multiplier. Oui, l’auteur du quatrième Évangile est un idéaliste pour qui l’idée est tout, le fait rien ou très peu de chose. L’homme pneumatique, l’homme de l’esprit sait pénétrer à travers le voile épais des apparences matérielles et saisir la réalité supérieure dont celles-ci ne peuvent être que le signe ; l’homme de la chair n’en est pas capable, et c’est pour lui surtout que l’idée doit se revêtir de matière pour qu’il en ait du moins une perception quelconque. Il y a bien un certain ésotérisme dans la manière du quatrième Évangile, c’est-à-dire qu’il accepterait volontiers l’institution de plusieurs degrés dans la connaissance de la vérité : — pour le vulgaire, le fait matériel ; pour l’élite, l’idée. C’est d’ailleurs le seul moyen de s’expliquer ce qu’il enseigne relativement aux miracles. Il en raconte beaucoup et de très étonnans ; il veut qu’ils comptent, en qualité de signes, parmi les preuves de la mission divine du Christ. Et pourtant il ne les aime qu’à demi, ou du moins il considère comme une foi inférieure, très imparfaite, celle qui a besoin de tels signes pour se former et pour durer. Thomas, l’épais disciple qui ne veut croire que ce qu’il voit et ce qu’il touche, est satisfait : il a vu apparaître le ressuscité lui montrant ses mains et son côté percés ; mais c’est à propos de lui justement qu’est prononcée la grande parole : « heureux ceux qui, sans voir, ont foi ! »


IV

Le caractère idéaliste du quatrième Évangile fait donc partie des résultats les mieux établis de la critique moderne. Ce n’est pas une histoire que ce livre, c’est un exposé de philosophie religieuse sous forme d’histoire. Il en résulte évidemment, ce me semble, que l’historien de Jésus doit se tourner de préférence vers les synoptiques, s’il veut se trouver en face de réalités positives. Là en effet, dans ces naïves et admirables chroniques, nous rencontrons des récits que la critique sans doute a le droit de soumettre aussi au creuset de son analyse, mais où l’on sent que l’intérêt pour les faits eux-mêmes prime de beaucoup l’intention théologique du narrateur. Cela surtout est visible dans l’évangile de Marc. Que l’on prenne l’un après l’autre tous les points sur lesquels le quatrième Évangile est en désaccord avec les trois premiers, et neuf fois sur dix, pour ne pas dire toujours, la vraisemblance historique, le désintéressement du récit, la couleur locale, les rapports concrets avec les institutions, les hommes et les choses du pays et du temps de Jésus-Christ feront pencher la balance du côté des synoptiques. Ce ne sont pas des personnages en chair et en os que ceux du quatrième Évangile. La contrée elle-même qu’ils sont censés habiter ne paraît pas avoir été bien familière à l’auteur, et, grâce à la connaissance que l’on possède aujourd’hui de l’ancienne topographie palestinienne, on a pu l’accuser d’avoir commis deux ou trois erreurs géographiques.

Tout cela sans contredit ne permet plus d’attribuer un tel livre à un Juif de Palestine, à un apôtre immédiat de Jésus-Christ, à un témoin continu de sa vie, à un confident de sa pensée la plus intime, à quelqu’un en un mot qui devrait l’emporter sous tous les rapports historiques sur les écrivains des trois premiers Évangiles. Quelle vraisemblance y a-t-il que le pêcheur de Bethsaïda, qui avait appris aux côtés de Jésus autre chose et mieux que la philosophie, mais qui n’avait nullement pris l’humeur d’un savant d’école, qui, en 55, lors de l’épître aux Galates, en 68, quand l’Apocalypse fut écrite, appartenait encore à la tendance judæo-chrétienne, soit devenu dans sa vieillesse un platonicien, un alexandrin subtil et capable de faire entrer les théories de Philon dans des faits dont il avait été spectateur et agent ? Et quels faits ! Le conçoit-on enlevant arbitrairement à sa patrie, la Galilée, la gloire d’avoir été le berceau du royaume de Dieu, pour la décerner à la Judée proprement dite et à Jérusalem, parce que le Verbe incarné doit avoir eu, pour déployer sa gloire, un théâtre plus vaste, plus en évidence qu’une obscure province, de laquelle l’évangéliste s’imagine à tort (VI, 52) qu’aucun prophète n’est jamais sorti ? Peut-on se l’imaginer changeant la date du jour où son maître expira dans les tourmens, et cela pour plier l’auguste réalité dont il a été témoin aux subtiles exigences d’une théorie allégorique ? Non, les preuves morales sont au moins aussi fortes que les argumens de la science contre l’authenticité traditionnelle, et le quatrième Évangile, si beau, si élevé quand on le prend pour ce qu’il se donne, perdrait de son charme et de sa grandeur religieuse, si l’on était forcé d’attribuer à l’auteur de ce livre de pareilles déformations volontaires de sa propre histoire. Il est tout à la fois plus respectueux et plus rationnel en face d’un tel livre de poser comme il suit la question finale qui le concerne : sachant ce que nous savons du contenu, des doctrines, des intentions du quatrième Évangile, à quel moment de l’histoire de la primitive église convient-il d’en fixer la composition, et pourquoi la tradition, malgré certaines dénégations contemporaines, l’a-t-elle attribué à l’apôtre Jean ?

Nous n’avons ici rien de mieux à faire qu’à résumer les inductions pleines de sagacité de M. Scholten. En avant et en arrière du cours d’idées représenté par le quatrième Évangile, il est des mouvemens de la pensée religieuse dont ce livre est l’aboutissant ou le générateur. Si donc la date approximative de ceux-ci peut être déterminée, ce sera dans la période intermédiaire qu’il faudra placer le livre devant servir aux uns de point d’arrivée, aux autres de point de départ.

Eh bien ! en avant de ce livre se trouve certainement le grand débat des premiers jours de l’église entre les partisans de Paul et les judæo-chrétiens. C’est même là une de ces évidences auxquelles les défenseurs de l’authenticité pensent rarement et que pourtant ils sont incapables d’expliquer. Si l’on part de l’histoire évangélique racontée par les synoptiques, ce débat est dans la logique elle-même de la situation. Il est en germe dans l’enseignement de Jésus, qui ne rompt pas lui-même avec le judaïsme et qui pourtant dépose dans la vieille société religieuse des principes, des germes, qui doivent amener sa transformation complète. Il s’ensuivra qu’après Jésus les judæo-chrétiens, obstinément attachés aux formes et aux coutumes juives, pourront s’appuyer sur son exemple, et que de leur côté les partisans de l’émancipation paulinienne s’appuieront sur ses principes, sur l’esprit de son enseignement. Cela est parfaitement conforme aux lois de l’histoire de la pensée humaine. Cependant si Jésus a parlé, enseigné, vécu positivement comme le veut le quatrième Évangile, c’est-à-dire sur le pied d’une opposition systématique et continue contre le judaïsme, sa loi et ses doctrines, comment est-il concevable qu’il y ait eu jamais un parti judæo-chrétien, et un parti assez fort pour dominer l’église chrétienne, se prévaloir des noms apostoliques placés à sa tête et faire échec au puissant génie, aux brillans succès d’un saint Paul ? Et notez bien que dans le quatrième Évangile les termes du débat ne sont plus même visibles. Paul est dépassé. Cet apôtre disait bien, et même c’était là son grand principe, que la mort de Jésus, accomplie au nom de la loi juive, avait annulé cette loi pour quiconque croyait en lui ; mais il n’aurait jamais été jusqu’à nier ou plutôt il entrait dans sa dialectique théologique d’affirmer que Jésus avait vécu lui-même sous la loi. Tout en luttant énergiquement pour dégager nettement les principes de l’universalisme chrétien des entraves que leur opposait l’étroitesse judæo-chrétienne, Paul était encore Juif de sentiment, d’affection, et disposé à reconnaître à ses compatriotes de grandes prérogatives religieuses. Pas l’ombre d’un tel sentiment dans le quatrième Évangile, où l’antipathie contre les Juifs comme nation et comme société religieuse éclate à chaque page. Jésus est pour Paul « l’homme du ciel, » le chef spirituel de l’humanité, opposé, dirions-nous, à son chef charnel Adam, comme un pôle l’est à l’autre. Dans les dernières épîtres pauliniennes, celles dont l’authenticité est contestée, cette prééminence de Jésus tend à se rapprocher d’une souveraineté métaphysique en vertu de laquelle Jésus serait essentiellement étranger à l’humanité. Même tendance dans l’épître aux Hébreux, dans l’épître de Clément Romain (commencement du IIe siècle), dans le Pasteur d’Hermas (130-135). L’église obéit à cette impulsion qui l’incite à glorifier toujours plus celui dont elle porte le nom ; mais le quatrième Évangile est, avec Justin Martyr, le premier qui donne à ce mouvement de l’idée chrétienne sa formule définitive en identifiant Jésus avec le Verbe de Dieu. Enfin Paul et toute la première génération chrétienne croient à un retour visible et prochain de Jésus sur la terre : le quatrième Évangile ne connaît plus qu’un avenir de béatitude pour les élus dans le ciel.

Nous venons de citer le nom de Justin Martyr, ce chrétien philosophe qui d’Asie vint à Rome sous Antonin et Marc-Aurèle (de 140 à 165). Autant cet écrivain marque dans l’histoire du dogme en qualité de défenseur zélé de la théorie du Verbe appliquée à Jésus-Christ, autant il est surprenant qu’il ne trahisse aucune connaissance du quatrième Évangile et des données particulières à cet Évangile, toutes calculées pour consolider cette théorie. Cela est fort instructif. Nous voyons par là que d’elle-même la pensée chrétienne, en dehors du quatrième Évangile, gravitait vers cette doctrine, appelée dans les siècles suivans à de si grandes destinées. Il y a déjà dans cette observation une grave présomption en faveur de l’opinion qui fixe la date de composition du quatrième Évangile de manière à le faire rentrer dans le mouvement d’idées dont Justin est un dès principaux organes, sans contester pourtant que cet Évangile a pu rester inconnu de cet écrivain.

Il faut aussi qu’il ait été inconnu de Marcion ; ce sectaire gnostique qui remania l’Évangile de Luc jusqu’à ce qu’il en eût éliminé tout ce qui pouvait donner une couleur judæo-chrétienne quelconque au christianisme originel. Si Marcion avait eu à sa disposition le quatrième Évangile, il l’eût évidemment préféré, car il n’aurait eu presque rien à faire pour l’adapter entièrement à ses vues particulières. Or Marcion est à Rome depuis l’an 139, venu d’Asie-Mineure, où il paraît qu’il y avait une forte tendance à briser radicalement avec le passé judæo-chrétien de l’église et à donner au christianisme une couleur spéculative et mystique. Vers le même temps, on signale l’arrivée dans la ville impériale d’un autre fameux gnostique d’Asie, Valentin, lequel y avait été précédé de quelques années par Basilide, et s’il est évident que leur gnose à tous deux diffère complètement de la doctrine du quatrième Évangile et que ce n’est pas chez lui qu’ils l’ont puisée, il n’en est pas moins remarquable que c’est dans leurs écoles, chez les valentiniens surtout, que l’on découvre les plus anciennes traces de la connaissance et de l’usage de ce livre. La terminologie valentinienne présente même de curieuses ressemblances avec celle du quatrième Évangile. Ces mots caractéristiques : le Verbe, l’Arché (commencement), Zôé (la vie), la Vérité, la Grâce, le Paraclet, le Plérôme, le Fils unique (monogène), leur sont communs. N’est-il pas dès lors bien rationnel de supposer que le gnosticisme, dont l’influence fut si grande, si générale, si prolongée, est l’exagération d’une tendance très répandue au second siècle, qui commença de prévaloir en Asie dans la première moitié du siècle, et à laquelle l’auteur du quatrième Évangile aurait participé sans tomber dans les excès qui par la suite devaient rendre le gnosticisme si odieux à l’église ? Ceci nous ramène toujours aux environs de l’an 140. Publié plus tard, quand la guerre fut déclarée entre l’église et la gnose, le quatrième Évangile, avec son dualisme, ses « enfans de Dieu » et ses « enfans du diable, » son Christ parfois très docète (c’est-à-dire corporel seulement en apparence), aurait été on ne peut plus suspect à l’église. Publié plus tôt, quand les tendances gnostiques n’ont pas encore pénétré dans l’église, il serait suspendu en l’air, sans point d’appui dans la conscience contemporaine, comme un problème littéraire insoluble. C’est ce que M. Hilgenfeld le premier a fait ressortir avec beaucoup de puissance, et son seul tort a été d’exagérer le gnosticisme du quatrième Évangile au point d’en faire le précurseur, presque un manifeste précoce, de l’école valentinienne. On ne comprendrait pas alors comment il serait devenu canonique dans l’ancien catholicisme. Restons-en plutôt au point de vue plus modéré qui rend compte de tout, qui nous montre le quatrième Évangile au centre d’une situation théologique dont l’ultra-paulinisme de Marcion, les spéculations maladives de la gnose, les doctrines plus sobres d’un Justin Martyr, l’opposition au judaïsme encore inhérent au christianisme de la foule, sont, en Asie principalement, les rayonnemens divers. Voilà l’atmosphère religieuse que respirait certainement l’auteur quand il prit la plume à Ephèse pour écrire son histoire pneumatique ou spirituelle de Jésus : — c’est ainsi qu’on désignait quarante ans plus tard cet Évangile à Alexandrie pour le distinguer des récits sômatiques ou charnels des autres Évangiles.

D’ailleurs nous avons une contre-épreuve à notre disposition. Toute action provoque une réaction, et à ce mouvement spéculatif, philosophique, spiritualiste, qui emportait l’église d’Asie vers de nouvelles destinées, répondit la tendance réactionnaire du montanisme[10]. C’est depuis l’an 145 environ que l’Asie-Mineure voit s’agiter ce parti exalté, fanatique, opposé à toute concession aux idées du jour, qui voulut maintenir ou restaurer au nom du Paraclet, c’est-à-dire du Saint-Esprit parlant par l’organe des prophètes et prophétesses en extase, toutes les vieilles étroitesses dont l’église se dépouillait peu à peu. Or c’est par la doctrine du Paraclet que le montanisme et le quatrième Évangile se rapprochent. Ils veulent tous les deux que le Saint-Esprit continue son œuvre dans l’église et puisse être le partage de tous les vrais fidèles. Sur tout le reste, ils diffèrent. Eh bien ! si l’auteur du quatrième Évangile l’avait écrit lorsque le montanisme était déjà en pleine floraison, il n’eût pas favorisé de cette manière la prétention fondamentale d’un parti qui lui aurait déplu sous tous les autres rapports. S’il l’avait écrit longtemps auparavant, ce n’est pas à un évangile contraire à toutes ses autres vues que le montanisme eût été emprunter des termes caractéristiques. Cet évangile doit donc être sorti d’une situation religieuse où l’expression et l’idée générale du Paraclet étaient en honneur, de manière à rester l’héritage commun de deux tendances qui n’allaient pas tarder à diverger considérablement. On arrive au même résultat, si l’on envisage la controverse engagée sur le jour de la mort du Christ. C’est vers le milieu du IIe siècle que l’on commence à combattre en Asie-Mineure la coutume de célébrer la pâque avec les Juifs le 14 nisan, et vers 170 les adversaires de cette coutume alléguaient déjà les données historiques du quatrième Évangile. Ce livre existait donc depuis un certain nombre d’années, puisqu’il était dès lors revêtu d’une grande autorité. — D’autre part, il ne peut pas avoir été écrit lorsque le souvenir personnel de l’apôtre Jean et de la sanction qu’il avait publiquement donnée à la coutume asiatique était encore tout récent. De ce côté, nous sommes de nouveau reportés.dans la période 140-150.

Telle serait donc l’époque à laquelle un chrétien d’Ephèse, aux inclinations mystiques, d’éducation philosophique alexandrine, pénétré à un degré fort remarquable des besoins religieux de son temps, en réaction décidée contre le judaïsme encore prédominant, ayant des motifs sérieux de croire que l’histoire de Jésus, telle qu’elle était retracée jusqu’alors, ne faisait pas suffisamment droit au spiritualisme évangélique, aurait conçu le projet de la refaire sur un nouveau plan, de manière à la dégager de ce qui lui paraissait au-dessous d’elle, de manière aussi à lui adapter les vues favorites de l’école philosophique à laquelle il appartenait, comme presque tous les penseurs religieux de son temps. Sans se faire passer positivement pour Jean, l’apôtre d’Éphèse, il aurait écrit en quelque sorte au nom d’un Jean idéalisé, comme tous les personnages qui figurent dans son livre. Conformément à la tendance commune des gnostiques, dont après tout il se rapproche beaucoup, il aurait imprimé à son récit cette allure mystérieuse, ésotérique, faisant supposer qu’on possède des traditions secrètes, inconnues du vulgaire, qu’on a dû garder longtemps pour soi, mais qui n’en remontent pas moins directement à la source elle-même. Son livre, qui répondait si bien aux besoins, aux goûts, aux idées du temps où il fit son apparition, se serait frayé doucement un chemin paisible et sûr au milieu des exagérations de, droite et de gauche, satisfaisant ici la spéculation gnostique, là l’esprit philosophique, ailleurs l’individualisme montaniste, ailleurs encore les tendances modérées de la majorité ; il aurait ainsi gagné l’Occident et Rome à peu près vers le temps où Justin Martyr allait succomber, vers 165 ou 168, de telle sorte qu’Irénée a pu le trouver déjà très goûté dans l’église romaine et en possession d’une haute autorité comme, venu d’Éphèse. Vers 180 et malgré les protestations de quelques chrétiens, surtout en Asie, son pays d’origine, l’Évangile selon saint Jean était universellement considéré comme authentique et source aussi directe de l’histoire de Jésus que les trois autres, avec lesquels il partagea plus tard les honneurs de la canonicité.

Tels sont, résumés aussi brièvement que le permet une question à ce point compliquée, les résultats auxquels arrivent de nos jours un nombre croissant de critiques éminens, et j’avoue franchement qu’il me paraît bien difficile d’échapper au poids d’une telle argumentation. Oserai-je pourtant émettre un dernier scrupule ? J’accorde tout ce qu’on voudra à la liberté avec laquelle un philonien du IIe siècle pouvait se livrer en toute sécurité de conscience à des variations savantes et prolongées sur un thème donné. Toutefois j’hésite encore à me le représenter forgeant absolument de toutes pièces tous les incidens qui ne se trouvent que dans son Évangile. Il ne songeait qu’à l’idée, nous dit-on, et n’attachait aucune importance au fait lui-même. Je le veux bien, mais encore était-il bien aise de montrer qu’il y avait des faits reflétant et révélant les idées. Combien l’explication ne serait-elle pas plus plausible, si l’on découvrait un recueil de traditions concernant l’histoire de Jésus, et dont le rédacteur se serait proposé, vers le commencement du IIe siècle, d’arracher à l’oubli des épisodes ou des paroles que les documens antérieurs avaient ignorés ou omis ! On comprendrait alors beaucoup mieux comment le quatrième évangéliste a pu, sans trop d’arbitraire, appliquer à ces récits nouveaux les procédés de l’école philosophique à laquelle il se rattachait. Est-il probable qu’une découverte de ce genre viendra un jour dissiper les derniers doutes en remplissant l’espace vide qui existe aujourd’hui entre les synoptiques et le quatrième Évangile ? Il serait imprudent de le nier, depuis surtout que le succès d’investigations encore récentes a autorisé sur ce domaine des espérances qu’il y a peu de temps encore on eût taxées de chimériques. N’a-t-on pas retrouvé les trois épîtres primitives d’Ignace, le texte grec de Barnabas et du Pasteur d’Hermas ? Ne vient-on pas de rendre au jour un curieux apocryphe intitulé l’Apocalypse de Paul, étrange, mais instructive élucubration d’un moine visionnaire du IVe siècle, et que l’on croyait à jamais perdue ? Qui sait ce que nous fourniront encore les cryptes des vieux monastères de l’Orient et même les rayons encore imparfaitement explorés de plus d’une de nos grandes bibliothèques ? Il en est tant, de ces vénérables collections, à commencer par celle du Vatican, que la science libre n’a pas encore pu examiner à l’aise. Oserait-on affirmer par exemple que jamais on ne mettra la main sur un manuscrit de ces évangiles des Nazaréens, des Hébreux, des Égyptiens, etc., qui balancèrent jusque dans le IIIe siècle l’autorité des Évangiles devenus seuls canoniques ? Après tout, pour la question étudiée ici, la critique n’en est pas réduite à spéculer sur le pur inconnu. Nous avons, chemin faisant, relevé un fait que l’on peut dire avéré, à savoir que les écrits de Justin Martyr et le roman des Clémentines contiennent sur l’histoire évangélique deux ou trois données dont les parallèles sont enregistrées seulement par le quatrième Évangile, et que pourtant les deux auteurs ne les ont pas puisées là. Il faut donc qu’ils aient eu entre les mains un document relatif à l’histoire de Jésus, et qui n’était ni le quatrième Évangile, ni l’un des synoptiques, mais qui a pu servir de transition pour passer de ceux-ci à celui-là. Du reste il ne faudrait pas attendre d’une telle découverte la réintégration du quatrième Évangile parmi les sources historiques positives. Ce serait le document retrouvé qui aurait droit à ce titre, mais non le commentaire de l’auteur canonique. La valeur propre du quatrième Évangile doit être cherchée dans une autre sphère que l’histoire ; la valeur de ce livre est et demeure essentiellement religieuse.

Il est des esprits qui se refuseront pourtant à lui reconnaître une valeur religieuse quelconque, du moment que l’autorité historique de l’ouvrage sera révoquée en doute. Ce sont ceux surtout qui, en fait de critique, ne connaissent que le fameux dilemme : « ou imposteur ou véridique, » dilemme fort commode, mais avec lequel la critique n’aurait pas une heure à vivre. En fait, ce dilemme est faux, d’une indigne fausseté, et parfaitement inapplicable aux œuvres antiques. Est-ce donc que les immortels dialogues où Platon fait tenir à Socrate un langage que celui-ci n’a certainement jamais tenu ont perdu quelque chose de leur valeur interne depuis que les modernes ont pu se convaincre que le Socrate de Xénophon est aussi réel que celui de Platon l’est peu ? Ou bien dira-t-on que ce qui est licite dans la littérature philosophique ne saurait l’être dans la littérature religieuse ? On oublie donc que l’un des procédés constans des écrivains mystiques, — et le quatrième Évangile est un livre très mystique, — a été précisément de faire agir et parler les objets de leur plus profonde vénération. Qui jamais a songé à se scandaliser des divins dialogues dus à la plume de l’auteur de l’Imitation ? Et pourquoi ce qui est permis à la fin du moyen âge ne le serait-il pas au n° siècle, à une époque d’ailleurs où il n’y avait pas encore d’Évangiles canoniques et où par conséquent les récits évangéliques n’avaient pas encore subi cette espèce d’embaumement, de fixation sacrée, qui nous défendrait aujourd’hui d’en traiter arbitrairement une seule parcelle ? On peut même dire que le cycle évangélique serait incomplet, si, au matériel concret, positif de l’histoire de Jésus, telle qu’elle est rapportée par les synoptiques, le canon ne joignait pas une conception de cette histoire autorisant le penseur religieux à la saisir dans toute sa spiritualité, en toute indépendance de la « lettre qui tue » et de la « chair qui ne sert de rien. » Rien n’empêche donc le lecteur chrétien de continuer à nourrir son sentiment religieux des grandes idées, des grandes paroles que contient le quatrième Évangile, et il en contient beaucoup. Si la variation est libre, le thème est authentique. Qu’importe au fond que telle parole ait été ou non positivement prononcée par Jésus, si elle ressort directement de son esprit et de ses principes ? Il n’est pas à croire que le maître ait jamais formulé. comme le fait le quatrième Évangile, la sublime déclaration : « Dieu est esprit, et il faut que ceux qui l’adorent l’adorent en esprit et en vérité. » Une telle phrase est trop frappée au coin de la phraséologie personnelle de l’évangéliste pour provenir directement de Jésus ; mais est-elle autre chose que le résumé de tous ses enseignemens sur la prière, et n’est-elle pas déjà contenue dans cette autre parole, cette autre perle que les témoins à charge contre lui rapportèrent devant le sanhédrin et dans laquelle Jésus envisageait comme possible et en soi comme peu importante la destruction du temple visible où, selon l’idée juive, on devait rendre le seul culte légitime ? Combien d’autres belles sentences du quatrième Évangile ne donneraient pas lieu à une observation toute semblable ! M. Strauss a fait quelque part cette remarque ingénieuse, qu’à chaque instant le quatrième Évangile fait dire à Jésus à la première personne ce que tout cœur chrétien lui dit à la seconde. Qu’on applique cette remarque aux assertions de Jésus sur lui-même particulières à ce livre, et l’on verra comme elle est vraie. C’est seulement dans le quatrième Évangile que Jésus se pose devant le monde entier en disant de lui-même : Je suis la vérité, je suis le chemin, je suis la vie. Supposons qu’il n’ait jamais articulé de telles paroles : celui qui sait puiser sa vie religieuse dans la sienne hésitera-t-il un moment à dire au divin maître qu’en effet pour lui il est tout cela ? Ne craignons rien pour les grandes figures comme celle de Jésus des opérations et des fluctuations de la critique historique. En admettant qu’elle en retranche quelques traits légendaires, comme elle permet de les approcher de plus près en écartant le nimbe dont les entourait la poésie ou le préjugé des siècles, elle fait qu’on les voit plus réelles, plus vivantes, et qu’on peut mieux que jamais savourer le charme de leur ineffable beauté.


ALBERT REVILLE.

  1. Voyez," dans la Revue du 15 juin 1860, l’article intitulé les Controverses et les écoles religieuses en Hollande.
  2. Tous le tenaient pour un prophète, mais beaucoup s’imaginaient reconnaître en lui l’un des anciens prophètes, Élie ou Jérémie ou même Jean-Baptiste, dont la décapitation était récente encore.
  3. Ainsi s’expliquerait à merveille l’étonnement des Jérusalémites (Matth. XXI, 10), lorsque Jésus entra dans leurs murs aux acclamations de la multitude galiléenne qui saluait en lui « l’envoyé du Seigneur. » Cet étonnement, l’ignorance totale qu’il implique, seraient tout à fait inimaginables, si Jésus à plusieurs reprises eût visité la capitale juive en revendiquant le titre et les pouvoirs du Messie.
  4. Ce dernier, bien entendu, dans la collection primitive de ses épîtres, qui seule peut encore prétendre à une authenticité que, pour notre part, nous croyons plus que douteuse.
  5. L’unité du livre est certaine en somme ; pourtant le chapitre XXI et quelques notices semées çà et là (notices qui pourraient bien provenir de la même main que ce chapitre) ont été ajoutés au livre primitif. — Il nous faut aussi parler de la fameuse péricope de la femme adultère. Il est bien démontré par les plus anciens manuscrits, auxquels est encore venu s’ajouter le grave témoignage du Sinaïticus, ce manuscrit rival sous le rapport de l’antiquité de celui du Vatican, et découvert, il y a quelques années, au mont Athos, par M. Tischendorf, que ce fragment n’appartient pas à la composition première du quatrième Évangile, dont il rompt le fil, et sur le style duquel il tranche très fortement. Quelques manuscrits le placent à la fin de l’Évangile, d’autres encore dans l’Évangile de Luc. Il est bien à croire que ce bel épisode de la vie de Jésus a fait partie originairement d’un recueil de « dits et gestes » du Christ, et que de bonne heure il fut omis par les copistes comme quelque peu scandaleux. Le rigorisme étroit des temps ultérieurs ne comprenait plus que c’est au saint par excellence que sied le mieux la miséricorde pour les grandes fautes. Pourtant ce fragment surnagea, comme une épave, sur les flots de la tradition chrétienne, et finit par échouer dans une baie ouverte au milieu du quatrième Évangile, où il est resté. Comme il s’agissait de scribes et de pharisiens confondus par le Christ, il alla se placer entre les ch. VII et VIII, où les pharisiens se montrent sous un jour très peu favorable.
  6. Critique et prédicateur éminent, alors professeur à Erlangen, depuis 1813 appelé à Dresde en qualité d’oberhofprediger et de vice-président du conseil supérieur..
  7. Le mérite, l’originalité de cette école fut surtout l’organisation des membra disjecta de la tradition sur les origines du christianisme en une vaste synthèse régie par les mêmes lois qui partout ailleurs président aux développemens et aux variations de la pensée humaine. On peut voir d’ailleurs sur l’école de Tubingue l’étude qui lui a été consacrée dans la Revue du 1er mai 1863.
  8. Professeur à Heidelberg et auteur d’une Vie de Jésus dont le retentissement a été fort grand
  9. Lors de la découverte des Philosophoumena d’Hippolyte (IIIe siècle), on crut pouvoir alléguer en faveur de l’authenticité certains passages où l’auteur, citant les gnostiques, parait faire remonter l’existence et l’emploi du quatrième Évangile jusqu’au temps de Basilide et de Valentin (première moitié du IIe siècle) ; mais, sans compter qu’on ne sait jamais bien si Hippolyte cite les maîtres eux-mêmes ou leurs disciples, ces citations tendraient tout au plus à retrancher une quinzaine d’années du chiffre en tout cas trop élevé ; que Baur présentait comme la date au-dessus de laquelle il ne fallait pas remonter. Il en est de même de l’apocryphe intitulé Acta Pilati, sur lequel tout, récemment encore M. Tischendorf voulait s’appuyer pour démontrer la haute antiquité du quatrième Évangile. Tout bien examiné, ce livre, sous sa forme actuellement connue, est beaucoup trop récent pour entrer en ligne de compte. Nous n’avons rien dit non plus du parti que l’on a voulu souvent tirer des déclarations contenues dans la première épitre attribuée à l’apôtre Jean. L’authenticité de cette épitre tombe et se relève, comme on dit en Allemagne, avec celle du quatrième Évangile.
  10. Voyez, sur le montanisme, l’étude consacrée à Tertullien dans la Revue du 1er novembre 1861.