La Question des Chemins de fer en 1875

La Question des Chemins de fer en 1875
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 10 (p. 323-354).
LA QUESTION
DES
CHEMINS DE FER EN 1875

I. Du Régime des travaux publics en Angleterre, par M. Ch. de Franqueville, 1875. — II. Les Chemins de fer anglais en 1873, — Travaux publics aux États-Unis d’Amérique, par M. Malezieux, 1878 et 1874. — III. Études sur les rapports financiers entre l’état et les six principales compagnies, par M. de Labry, 1875. — IV. Des Moyens employés pour constituer le réseau des chemins de fer français, par M. Léon Aucoc, 1875. — V. Observations au sujet des chemins de fer d’intérêt général et local, par M. Krantz, 1875. — VI. Documens parlementaires, rapports de M. Cézanne, etc.

Le régime des chemins de fer français est en ce moment l’objet de discussions très ardentes. La polémique s’est engagée ou plutôt elle s’est ranimée à l’occasion de divers projets de concessions qui ont été soumis à l’approbation de l’assemblée nationale. Les anciens argumens, déjà bien connus, ont été reproduits de part et d’autre. Quelques argumens nouveaux, puisés dans l’interprétation de la loi de 1865 sur les chemins de fer d’intérêt local et de la loi de 1871 sur les attributions des conseils-généraux, sont venus s’y joindre. En même temps les passions politiques et les passions économiques, qui ne sont pas moins vives, ont envenimé le débat.

L’intérêt public demande qu’il y ait des chemins de fer dans toutes les directions utiles, que ces chemins de fer soient promptement et solidement construits, que les prix de transport, pour les voyageurs comme pour les marchandises, soient abaissés au minimum, enfin que l’ensemble du service réalise les conditions d’ubiquité, de sécurité, de vitesse et d’économie. Sur tous ces points, chacun est d’accord, et il n’est pas indifférent de le constater, car, si l’on remontait à l’origine de la législation sur les chemins de fer, on observerait que certains esprits, parmi les plus éminens, n’avaient qu’une médiocre confiance dans l’avenir de l’instrument nouveau que la science apportait à l’industrie des transports. Aujourd’hui les chemins de fer ont pleinement gagné leur cause ; ils l’ont gagnée à ce point qu’ils risquent parfois d’être compromis par l’impatience et par les emportemens de leurs avocats. Dans la polémique actuelle, ils ne rencontrent pas d’autre péril.

Pour l’examen de cette grande question qui présente tant d’aspects divers, les documens ne font pas défaut. En 1871, l’assemblée nationale a institué une commission spéciale qui est demeurée chargée d’étudier tout ce qui concerne les moyens de transport. Cette commission a depuis quatre ans publié de nombreux rapports, soit sur l’ensemble des voies ferrées et des canaux, soit sur les projets de loi relatifs à des concessions nouvelles. De son côté, le gouvernement a continué plus activement ses enquêtes à l’étranger. Un livre très complet de M. Charles de Franqueville, maître des requêtes au conseil d’état, sur les travaux publics en Angleterre, les rapports de M. Malezieux, ingénieur en chef des ponts et chaussées, sur les chemins de fer anglais et sur les travaux publics aux États-Unis, sont le produit de ces enquêtes. A ces écrits, qui ont un caractère officiel et qui contiennent tous les renseignemens législatifs et techniques sur la matière, s’ajoutent maintes publications, livres, brochures, mémoires, où le régime des chemins de fer est exposé et discuté à tous les points de vue. On peut dire que cette littérature, à laquelle les voies ferrées ont donné naissance, mesurerait aisément des milliers de kilomètres. Il ne faut ni s’en étonner ni s’en plaindre. Il s’agit en effet de l’intérêt le plus considérable que notre génération ait à régler, tant pour elle-même que pour les générations à venir. On comprend toutefois que cette profusion d’écrits laisse une certaine confusion dans les idées, et que l’abondance même des argumens contradictoires rende très difficile la tâche du législateur appelé à se prononcer entre les divers systèmes. Aussi paraît-il opportun de resserrer le débat en le limitant aux points essentiels et de rechercher simplement quelles sont à l’heure présente les décisions les plus désirables pour assurer l’extension du réseau ainsi que le perfectionnement de l’exploitation.


I

On sait comment a été constitué le réseau français. Dès l’origine, le gouvernement a tracé, du nord au sud et de l’est à l’ouest du territoire, les grandes lignes du réseau qui avait son centre à Paris, et il en a successivement concédé les différentes sections à des compagnies, soit après avoir exécuté tout ou partie de la construction, soit en accordant aux compagnies concessionnaires des subventions plus ou moins importantes. Ce travail accompli, il a tracé une seconde série de lignes formant un parcours transversal. Plusieurs milliers de kilomètres furent ainsi établis ; mais la répartition des lignes sur le territoire demeurait insuffisante et surtout fort inégale. Des compagnies s’étaient organisées facilement pour desservir les directions les plus profitables. À moins de procéder lui-même aux travaux de construction et de dépenser immédiatement un capital considérable, l’état n’aurait pu réaliser le programme qui lui était imposé par les exigences de l’intérêt public et par le sentiment de l’équité, programme qui consistait à faire circuler des voies ferrées dans chaque département et à relier autant que possible tous les chefs-lieux administratifs. On eut alors la pensée d’utiliser les compagnies existantes, dont quelques-unes étaient appelées à devenir très prospères, et de les charger de la continuation du réseau. Pour cette grande tâche, il fallait leur donner force et crédit. Les fusions successives ramenèrent à six le nombre des compagnies, fortifiées par cette concentration qui attribuait à chacune d’elles une proportion plus ou moins exactement équilibrée de lignes avantageuses, de lignes médiocres et de lignes improductives ou même ruineuses. Par ce moyen, les bénéfices des premières lignes couvraient le déficit des autres. En outre, reprenant ou développant un système qui avait déjà été appliqué en 1840, le gouvernement garantit aux compagnies l’intérêt du capital qu’elles auraient à dépenser pour la création et l’exploitation des lignes nouvelles : il leur donnait ainsi le crédit. — Ainsi fut exécuté le programme au moyen de combinaisons financières qui ont pour résultat d’associer dans une certaine mesure le trésor public à la fortune des compagnies.

Cependant la concentration de toutes les voies ferrées aux mains de six compagnies ne devait pas être définitive. En dehors du réseau concédé, il restait diverses régions où des chemins de fer pouvaient être utilement établis. Ces lignes furent livrées soit aux anciennes compagnies, soit, à défaut de celles-ci, à des compagnies nouvelles : telles furent les lignes qui composent le réseau des Charentes, de la Vendée, etc. La liste des chemins de fer ne sera jamais close ; les mouvemens de la population ainsi que les progrès de l’industrie et du commerce révéleront la nécessité d’ouvrir d’autres lignes présentant un intérêt national, et le principe déconcentration, qui est atteint déjà, pourra en souffrir d’une façon plus grave. Il suffit, quant à présent, d’avoir rappelé les motifs qui ont déterminé l’adoption de ce principe et de faire observer que dans l’application il n’est pas d’une rigidité absolue, puisqu’il a plié plus d’une fois.

Indépendamment des lignes que l’on peut appeler nationales, parce qu’elles intéressent l’ensemble des communications entre les diverses régions du pays, se produisirent des demandes de voies ferrées qui ne présentaient qu’un intérêt purement local. Pour ces dernières, il n’eût pas été équitable d’appliquer la procédure administrative ni le système financier qui avaient été adoptés pour la concession des lignes du grand réseau : elles devaient être assimilées à la voirie vicinale, concédées avec un mécanisme plus simple, construites et exploitées à l’aide des ressources que fourniraient les localités spécialement intéressées, tout en méritant d’obtenir en certains cas, mais dans une proportion limitée, l’assistance du trésor public. Tel fut l’objet de la loi de 1865 sur les chemins de fer d’intérêt locale dont le caractère est déterminé par leur titre même.

En résumé, sans qu’il soit besoin d’entrer dans les détails financiers, l’on peut saisir par ce court exposé le système qui a présidé à l’organisation des chemins de fer en France. Le réseau d’intérêt général est tracé par l’état, décrétant les lignes qu’il est utile de construire et les concédant soit aux grandes compagnies fusionnées, qui, par la garantie d’intérêt, sont devenues ses instrumens, soit à des compagnies nouvelles. Quant aux voies ferrées d’intérêt local, l’état ne trace pas le plan des lignes, il laisse aux départemens, aux communes, aux particuliers, sauf son droit supérieur de contrôle, l’initiative des projets et le soin de l’exécution. Le système est donc théoriquement en mesure de donner satisfaction à tous les intérêts, à l’intérêt général et à l’intérêt local, lorsque l’utilité se manifeste et selon les ressources du capital disponible, du crédit et des budgets.

Dans les pays étrangers, on a procédé autrement. En Belgique et en Allemagne, les chemins de fer sont construits et exploités en grande partie par l’état. En Angleterre et aux États-Unis, le gouvernement est resté complètement étranger à la construction et à l’exploitation des chemins de fer. Les compagnies se sont formées, elles ont sollicité la concession des lignes qui leur paraissaient devoir être avantageuses, et, sauf de très rares exceptions, leurs demandes ont été accueillies, de telle sorte qu’il n’y a pas de limite au nombre des compagnies ni au nombre des lignes, pas de règle dans la constitution du réseau, pas de distinction entre les chemins d’intérêt général et les chemins d’intérêt local, pas d’intervention financière de l’état. C’est la liberté absolue quant à la disposition des lignes, c’est la concurrence quant à l’exploitation.

Combien avons-nous lu de dissertations sur la valeur comparée des deux systèmes ! Il vaut mieux se borner à constater que dans chaque1 pays l’on a tout d’abord adopté le mode qui était le plus conforme aux principes de la législation générale et qui pouvait être financièrement le plus efficace. En Angleterre par exemple, où le rôle de l’état est limité autant que possible, l’abondance et la confiante hardiesse des-capitaux permettaient de compter sur les efforts des entreprises particulières pour créer et développer les voies ferrées. En France au contraire, pays de centralisation, où l’état est en toute chose surchargé d’attributions et de devoirs, il semblait rationnel que le gouvernement prît l’initiative, posât les premiers rails et se réservât le patronage d’une industrie qui n’aurait pas obtenu le concours des capitaux privés, rares et timides à l’époque où fut commencé le réseau. Les étrangers qui ont étudié cette question admettent généralement, que nos gouvernemens ont fait pour le mieux et que nous ne : posséderions pas autant de chemins de fer, si l’impulsion vigoureuse n’était pas venue de l’état. Tel est le langage des Anglais et des Américains, qui apprécient les résultats obtenus en France et n’hésitent pas à reconnaître que nous avons su, en matière de chemins de fer, nous garer contre les périls de la concurrence illimitée en atténuant les inconvéniens d’une centralisation trop absolue.

C’est donc en France seulement que le système français est critiqué. On lui reproche d’avoir ralenti l’extension du réseau, de maintenir un monopole qui est contraire au progrès, et de mettre les intérêts du public à la merci d’un petit nombre d’associations financières qui ont pris des proportions démesurées, incompatibles avec l’exécution d’un bon service. Il convient d’examiner si ces reproches sont fondés.

Pour démontrer que la France est demeurée en arrière quant à la construction des voies ferrées, on a établi le rapport entre la longueur des kilomètres exploités et la superficie du territoire dans les divers pays d’Europe, et l’on a observé que la France ne vient qu’au sixième rang, après la Belgique, l’Angleterre, la Hollande, la Suisse et l’Allemagne. Si l’on fait le même calcul par rapport au chiffre de la population, la France n’obtient encore que le cinquième rang, après l’Angleterre, la Belgique, la Suisse et l’empire allemand. Cette argumentation, à laquelle on prétend attribuer une rigueur mathématique, n’est pas exacte. Pour ce qui concerne le rapport des kilomètres exploités à la superficie du territoire, les petits états ne peuvent être comparés avec les grands, et il faut en outre tenir compte de la configuration physique des divers pays. Par exemple la Belgique, pays plat, offre des facilités particulières pour la pose des voies ferrées, et elle figure nécessairement en tête de la liste. De même, si l’on considère le rapport entre le nombre de kilomètres et le chiffre de la population, il importe de savoir comment cette population est répartie. Quand la population est plus agglomérée, quand il y a plus de grandes villes, plus de grands centres industriels, on conçoit que les chemins de fer appelés à desservir des intérêts collectifs soient plus nombreux. Aussi est-ce en Angleterre et en Belgique que l’on constate le plus grand nombre de chemins de fer par rapport à la population. Par conséquent, tous ces argumens statistiques à l’aide desquels on s’applique à démontrer l’infériorité de la France en matière de chemins de fer sont sans portée. Lorsque l’on veut établir des comparaisons exactes, il ne faut prendre que des élémens qui soient comparables. La France avec ses régions montagneuses et avec sa population clair-semée ne saurait être comparée avec la Belgique ou avec l’Angleterre, dont le territoire est uni et dont la population est beaucoup plus dense. La statistique est donc mal à propos invoquée dans cette question ; l’on doit s’en défier.

Ce n’est pas tout : additionner purement et simplement le nombre des kilomètres exploités pour en conclure que tel pays est plus ou moins bien desservi par les chemins de fer, c’est une façon très imparfaite de raisonner. L’essentiel est de savoir si les lignes sont tracées de manière à rendre le plus de services à l’ensemble du pays. L’Angleterre possède par rapport à la population le plus grand nombre de kilomètres ; mais, avec le régime de la concurrence, elle a beaucoup de lignes qui suivent à peu près le même parcours et qui font en réalité double emploi. Le pays, au point de vue de la facilité des communications, retire-t-il un plus grand avantage de cette multiplicité de rails partant d’un même point et aboutissant à un même point ? Il n’en est rien. Supposons qu’au lieu d’une seule ligne, reconnue jusqu’ici suffisante, entre Paris et Orléans, entre Paris et Lille, il y ait deux ou trois lignes, le total des kilomètres dans la statistique du réseau national se trouverait augmenté sans que l’intérêt général des communications y eût le moindre profit, et l’on aurait fait la dépense de deux ou trois lignes alors qu’une seule ligne peut effectuer tous les transports. C’est précisément la faute qui a été commise en Angleterre, faute que les Anglais avouent eux-mêmes, et c’est ainsi que le chiffre de leurs kilomètres s’est élevé si rapidement. Ils ont prodigué, gaspillé, un capital qui aurait pu recevoir un meilleur emploi soit dans d’autres branches d’industrie, soit dans la construction des voies ferrées d’ordre secondaire. Il résulte de ces explications que l’on ne saurait en pareille matière s’en rapporter exclusivement aux chiffres, et que le réseau français, au point où il en est, n’est pas aussi arriéré qu’on le prétend. Si nous possédons actuellement moins de kilomètres que n’en possède l’Angleterre, nous n’avons pas un kilomètre qui soit inutile ou superflu, il n’y a pas un centime dont on ait à regretter la dépense. Le réseau d’intérêt général, tracé par la main du gouvernement, a été combiné avec méthode et réparti avec équité. Telles portions de notre territoire n’auraient point aujourd’hui et n’auraient probablement jamais de chemins de fer, si nous avions adopté à l’origine le système anglais. Les lignes nouvelles que l’on sollicite avec raison au nom des intérêts locaux seraient pour la plupart absolument impraticables, on n’y songerait même pas, si le gouvernement n’avait point d’abord établi le grand réseau par les procédés auxquels on oppose bien à tort le régime appliqué dans d’autres pays.

Cette première objection étant écartée, se présente la critique adressée au monopole des chemins de fer. On soutient que ce monopole est contraire aux saines notions d’économie publique et à l’esprit nouveau de notre législation. Il aurait pour effet non-seulement d’entraver le développement du réseau, mais encore de rendre les transports moins abondans et plus coûteux en livrant les tarifs, dans les limites légales, à l’arbitraire des compagnies. On assure que sous un régime de concurrence, c’est-à-dire si les mêmes parcours étaient desservis par des lignes différentes appartenant à des entreprises distinctes, les prix de transport seraient moins élevés. A. cet égard, la critique s’appuie sur des vraisemblances théoriques et non sur l’observation des faits. Elle confond à tort avec l’ensemble du travail industriel la constitution des chemins de fer, qui forment une industrie toute spéciale ayant son point de départ dans une concession, dans un privilège nécessaire. En aucune hypothèse, la faculté de construire une voie ferrée sur le domaine public et sur les propriétés privées ne saurait être abandonnée à la volonté ou au caprice de chacun. Dès le début, le principe de la concurrence est inapplicable. On peut concevoir cependant la coexistence parallèle de plusieurs lignes, et il s’agit d’examiner si, dans ce champ de concurrence qui sera toujours plus ou moins limité, l’on doit compter que l’intérêt public sera mieux servi.

Il y a quelques années, la question méritait d’être posée, et la réponse pouvait être douteuse. Il n’en est plus de même aujourd’hui. L’expérience est faite et complète. La concurrence, telle qu’on voudrait la pratiquer en France, a existé en Angleterre et aux États-Unis. Au point de vue de la construction, elle y a produit la multiplicité des lignes et la création d’un grand nombre de kilomètres inutiles ; au point de vue de l’exploitation, elle n’a point, comme on l’espérait, amené le bas prix des transports. Ces deux faits ont été mis en lumière par les enquêtes anglaises et constatés de la façon la plus certaine par les ingénieurs et publicistes français qui ont étudié le régime des chemins de fer à l’étranger. « En Angleterre, dit M. Malezieux, le premier effet de la concurrence a été de créer des lignes surabondantes et de provoquer des dépenses inutiles, qui se perpétuent dans l’exploitation ; l’élévation des tarifs en est la conséquence naturelle. » Aux États-Unis, d’après le même ingénieur, « la concurrence à outrance, créée par la multiplicité indéfinie des lignes, aboutit le plus souvent à des arrangemens conclus aux dépens du public, » c’est-à-dire à la hausse des tarifs du transport. M. Ch. de Franqueville n’est pas moins affirmatif en ce qui concerne l’Angleterre, où il a étudié dans tous les détails le système de construction et d’exploitation. Il montre que la concurrence appliquée aux chemins de fer n’est qu’un vain mot. « Aujourd’hui, dit-il, l’industrie des chemins de fer en Angleterre constitue un vaste et puissant monopole ;… là où des lignes possédées par des compagnies différentes desservent les mêmes points, les tarifs de marchandises aussi bien que de voyageurs sont fixés d’un commun accord, et leur taux est absolument semblable. » Et il remarque avec raison comment, après être parti en France et en Angleterre de principes diamétralement opposés et après avoir adopté des systèmes tout à fait contraires, on est arrivé dans les deux pays à des résultats presque identiques, à la suppression effective de la concurrence et à la constitution du monopole. Cette conséquence est forcée. Une fois créées, les lignes parallèles se font d’abord concurrence par la baisse ides tarifs, cette lutte peut durer plus ou moins longtemps et ruiner successivement plusieurs (entreprises ; mais les rails restent, et il vient un moment où les compagnies rivales se rapprochent, se concertent et font payer au public les frais de la guerre. On organise le service selon l’intérêt commun des compagnies, qui, sans avoir besoin de se fusionner, s’entendent pour le nombre des trains et pour la fixation des tarifs, et l’on arrive simplement à opérer avec deux ou trois lignes distinctes les transports auxquels pourrait suffire une seule ligne. Dans ces conditions, le tarif est nécessairement plus élevé, car on doit rémunérer deux ou trois capitaux d’établissement, faire face à une dépense double ou triple de frais généraux, d’entretien et de personnel ; d’où il faut conclure avec M. Krantz « que la concurrence entre chemins de fer dans un même champ d’exploitation est une pure illusion, et ne peut entraîner que des déceptions pour le public, toutes les fois, bien entendu, qu’un seul chemin de fer peut suffire à faire convenablement le service. Or c’est aujourd’hui et ce sera encore pendant longtemps le cas le plus ordinaire en France. »

C’est donc une vérité démontrée. La concurrence ne produit point, pour les chemins de fer, les mêmes effets que dans la plupart des autres industries ; elle ne procure pas nécessairement le bon marché. L’expérience faite en Angleterre et aux États-Unis permet d’écarter définitivement l’objection que l’on oppose sur ce point à la constitution des chemins de fer français. Il y a plus : le régime que nous avons adopté comporte un ensemble de tarifs plus modérés que dans les pays où le principe de la concurrence est maintenu légalement, et il se prête davantage aux réductions de prix qui augmentent la somme des transports. Le prix des places pour les différentes catégories de voyageurs est moins élevé en France qu’en Angleterre ; il en est de même pour les tarifs de marchandises. Il est vrai qu’en Angleterre le service est généralement plus complet et plus accéléré ; mais ces conditions favorables sont tout à fait indépendantes de la question de concurrence, et l’on verra que nous devons nous les approprier sans qu’il soit nécessaire de modifier notre régime légal. Enfin il est notoire que la moyenne du prix de transport pour les marchandises a toujours été en s’abaissant, que les compagnies ont pris l’initiative de tarifs spéciaux, différentiels, communs, d’exportation, de transit, en vue de multiplier ou d’attirer la matière transportable, et que ces tarifs, une fois accordés au commerce, n’ont que très rarement été relevés. Qu’il ne soit donc plus question de l’arbitraire des compagnies en ce qui concerne la hausse ou la baisse des tarifs ; cet arbitraire ne s’exerce que dans le sens de la baisse. Il n’y a pas lieu d’en remercier les compagnies, qui agissent en cela sous l’inspiration de leur propre intérêt, et qui profitent les premières des concessions qu’elles accordent ; mais il ne faudrait pas non plus en tirer l’occasion d’un reproche contre le système, qui tend invariablement, et par une pente naturelle, vers la baisse des prix.

On prétend d’un autre côté que le monopole des chemins de fer français détruit le trafic des voies navigables et prive l’industrie de l’un de ses plus économiques moyens de transport. Cette critique se contredit elle-même, car, si les marchandises sur certains parcours sont détournées des voies navigables pour se porter vers les voies ferrées, c’est qu’elles obtiennent de ces dernières, avec l’avantage de la rapidité, une baisse de prix ; la concurrence est donc ici toute au profit de l’industrie et du commerce. Elle ne serait regrettable que si, après avoir ruiné le trafic d’un canal, le chemin de fer relevait ses tarifs ; or il ne paraît pas que jusqu’ici ce cas se soit produit. S’il y avait à se plaindre des conditions de la concurrence, les récriminations ne seraient-elles pas plutôt permises aux compagnies de chemins de fer, qui voient les tarifs des canaux appartenant à l’état s’abaisser à un taux presque nominal, et qui, pour défendre leur trafic et pour soutenir la lutte, doivent appliquer des taxes extrêmement réduites ? L’état, consultant l’intérêt public, ne fait qu’user de son droit ; il n’en est pas moins vrai que les compagnies seules peuvent en souffrir. Quant à l’argument que l’on tire de la concession simultanée des chemins de fer du Midi et du canal latéral à la Garonne, concession qui a subordonné le canal au chemin de fer, il ne saurait être sérieusement invoqué. Les populations intéressées désiraient avant tout avoir le chemin de fer ; elles demandaient même que les rails fussent posés dans le lit du canal mis à sec. Le gouvernement a jugé avec raison qu’il convenait de garder les deux voies de transport, et il a organisé la concession, il a réglé les tarifs de manière à les rendre l’une et l’autre possibles et utiles.

Au surplus cette concurrence que les voies ferrées font aux canaux et cette concentration d’un chemin de fer et d’un canal dans les mêmes mains ne sont point des faits exceptionnels qui découlent du système français. La même concurrence, la même concentration, les mêmes résultats se sont produits, à un degré beaucoup plus grand, en Amérique et en Angleterre. « Aux États-Unis, dit M. Malezieux, la plupart des canaux qui furent construits de 1825 à 1840 ont été achetés par des compagnies de chemins de fer. » En Angleterre, le parlement avait d’abord refusé son approbation à l’achat des canaux par les compagnies concessionnaires des voies ferrées ; il voyait un péril dans la suppression de la concurrence entre ces deux entreprises également libres, dont les intérêts et les efforts semblaient devoir être maintenus en lutte dans l’intérêt du public. La force des choses l’a emporté. Il y a eu d’abord des traités illicites entre les prétendus concurrens ; bientôt les canaux sont venus eux-mêmes supplier le parlement d’autoriser les contrats de vente, et finalement voici où en est aujourd’hui, d’après M. de Franqueville, la situation respective des chemins de fer et des canaux : « sur 6,670 kilomètres de canaux, 2,769, soit environ les deux cinquièmes, sont légalement et ouvertement entre les mains des compagnies de chemins de fer, sans parler des compagnies soi-disant indépendantes qui se trouvent, d’une façon plus ou moins directe, sous leur influence ou qui par des traités secrets reçoivent à certaines conditions une garantie de profits annuels, grâce à laquelle cesse toute compétition. » Ainsi en Angleterre et aux États-Unis, pays de concurrence, les chemins de fer en sont venus à s’annexer une bonne partie des canaux, tandis qu’en France on ne peut guère citer que l’exemple du canal latéral à la Garonne possédé par le chemin de fer du Midi. L’expérience a montré d’ailleurs que ces fusions n’ont point présenté les inconvéniens que l’on redoutait. Alors que les chemins de fer et les canaux se livraient à la guerre de tarifs, l’industrie était exposée à de constantes variations, à de brusques sautes de prix qui compromettaient la régularité des transactions en déconcertant tous les calculs. Grâce aux fusions qui se sont opérées, le partage s’est fait entre les deux voies de communication, qui se prêtent un mutuel concours pour effectuer tous les transports, et dont les tarifs respectifs varient peu. Quelle que soit l’extension des voies ferrées, la navigation conservera toujours une abondante clientèle parmi les nombreuses catégories de matières premières et de marchandises lourdes qui peuvent sacrifier la vitesse à l’extrême bas prix. Les états prévoyans doivent donc accorder, comme par le passé, leur sollicitude à l’amélioration des cours des rivières et à l’établissement d’un système complet de canaux. Les voies navigables et les voies ferrées ont également leur raison d’être et leur rôle profitable dans l’aménagement des forces productives d’un pays.

Il reste à examiner le reproche qui s’adresse à la concentration trop grande des divers élémens qui forment le réseau français. Le parcours des lignes concédées aux six principales compagnies, à titre définitif ou éventuel, dépasse aujourd’hui 20,000 kilomètres. La compagnie de Lyon-Méditerranée doit exploiter plus de 6,000 kilomètres, celle d’Orléans plus de 4,000. C’est la conséquence du régime de fusions qui a été consacré par la loi de 1858, afin de hâter la construction des chemins de fer en attribuant à chacune des compagnies, dans la région qu’elle dessert, une proportion suffisamment équilibrée de lignes productives, de lignes médiocres et de lignes ruineuses. Il ne faut jamais dans cette discussion perdre de vue le point de départ, le motif économique et financier du système de fusion, et, si ce régime était à certains égards sujet à critique, il conviendrait d’établir la balance entre les avantages incontestables qu’il procure et les inconvéniens qu’il pourrait présenter. Or l’un des inconvéniens les plus graves que l’on signale, c’est l’étendue excessive de chaque domaine d’exploitation. Comment est-il possible qu’une administration unique suffise à la tâche, quand il s’agit d’exploiter des milliers de kilomètres, de diriger un personnel dont l’effectif dépasse celui d’un corps d’armée, et de veiller efficacement aux détails si nombreux, si variés et si délicats qui se rattachent à cette énorme entreprise ? D’un autre côté, lors même que ce problème serait résolu, n’y a-t-il pas quelque imprudence à livrer aux décisions d’une compagnie unique l’industrie des transports dans chaque région de la France, ne craint-on pas de créer des influences exorbitantes, des forces anormales, qui deviendraient périlleuses contre l’intérêt du service public et contre la souveraineté de l’état ? Ces objections ont été reproduites dans le cours des débats récens devant l’assemblée nationale et elles ont dû certainement frapper beaucoup d’esprits.

Il suffirait de répondre, quant à l’impossibilité prétendue de régir un si vaste domaine, que dans plusieurs pays, en Belgique, en Prusse, la presque totalité des chemins de fer est administrée par une direction unique, qui est celle de l’état. Cette objection purement matérielle ne s’est pas davantage présentée lorsque l’on a discuté, soit en France, soit en Angleterre, la question de savoir si l’on ne devait pas opérer le rachat de toutes les voies ferrées pour les placer sous la régie exclusive du gouvernement. Enfin il existe, en dehors des chemins de fer, certains services publics, tels que les postes, les télégraphes, les douanes, les contributions, qui, malgré la multiplicité des intérêts qu’ils traitent et le nombre considérable de leur personnel, sont confiés à une direction unique. Que ce soit l’état qui administre ou que ce soit une compagnie, l’administration sera bonne ou mauvaise selon que la répartition du travail sera bien ou mal établie, selon le choix du personnel. Pour citer un exemple historique, le meilleur service de postes qui ait existé en Europe aux XVIIe et XVIIIe siècles était le service de La Tour et Taxis, que l’on peut assimiler à une entreprise particulière et dont les courriers traversant l’Allemagne reliaient les Pays-Bas à l’Italie à une époque où certes les communications régulières offraient de grandes difficultés. En pareilles matières, tout dépend de l’organisation. Les compagnies de chemins de fer ont aujourd’hui des règles et des traditions qui se prêtent à l’exploitation la plus étendue. L’objection est donc superficielle ; les gros chiffres que l’on fait mouvoir à l’appui sont sans valeur pour le raisonnement. Avec une organisation bien entendue, avec de l’ordre et de la discipline, une compagnie est en mesure d’administrer utilement des milliers de kilomètres.

En examinant ce qui se passe à l’étranger, l’on observe que ni les Anglais ni les Américains ne s’arrêtent à cette difficulté, qui leur paraît secondaire, ni au péril que l’on attribue en France à l’omnipotence présumée des compagnies. Par une coïncidence singulière, alors que l’on commence à critiquer parmi nous le système des fusions et que, pour les concessions faites durant ces dernières années, le gouvernement s’est fréquemment écarté du principe contenu dans les lois de 1858, il arrive qu’aux États-Unis et en Angleterre les combinaisons fusionistes sont de plus en plus à l’ordre du jour. On compte aux États-Unis près de 100,000 kilomètres de chemins de fer appartenant à 900 compagnies distinctes. Ce morcellement est des plus fâcheux. Les compagnies ont tenté d’y remédier par des fusions que la loi autorise ; un seul réseau, celui de Pensylvania, dépasse déjà 2,000 kilomètres, et il y a dix réseaux qui comprennent au moins 1,000 kilomètres. Les fusions s’opèrent soit au moyen du rachat direct d’une petite ligne par une compagnie voisine, soit sous forme de location pour neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans. Quelquefois une compagnie achète la totalité des actions d’une compagnie concurrente dont elle exploite le réseau en lui laissant son ancien titre et une existence nominale. Bref, tous les procédés imaginables sont employés à cette œuvre de concentration qui rencontre en Amérique plus d’obstacles qu’ailleurs à cause de la division politique et administrative des états, mais qui est trop vivement sollicitée par les divers intérêts pour ne pas se continuer avec énergie. Il est permis aujourd’hui de prévoir que, partout où les fusions seront praticables, elles se réaliseront aux États-Unis à l’exemple de ce qui s’est fait en France.

Pour l’Angleterre, le système des fusions est en pleine vigueur. Plus des trois quarts du réseau anglais se trouvent dès à présent possédés par des compagnies, qui ont successivement racheté nombre de petites lignes. La compagnie la plus considérable est celle du London and North-Western, qui possède plus de 2,500 kilomètres. Constituée en 1846 avec 606 kilomètres, elle a racheté, de 1846 à 1860, dix-huit lignes, et de 1861 à 1870 trente-trois lignes. Elle exploite en même temps plusieurs services de bateaux à vapeur entre les côtes anglaises et l’Irlande. La compagnie du Great-Western, qui date de 1836, n’avait à son origine que 178 kilomètres. Elle a successivement absorbé cinq autres compagnies de 1837 à 1846, huit de 1847 à 1856, vingt-deux de 1857 à 1866, et trois en 1872, de telle sorte qu’avec son réseau actuel de 2,400 kilomètres elle représente la fusion de trente-huit compagnies, et l’on observe que la plus forte part de ces annexions s’est effectuée depuis 1857. Il en a été de même pour les autres compagnies anglaises, dont il serait superflu de poursuivre l’énumération. La force des choses a vaincu les hésitations du parlement, qui voulait d’abord s’opposer à cette concentration des chemins de fer. Tout récemment, en 1872, la question a été étudiée par un comité parlementaire dont les conclusions sont complètement favorables au nouveau régime. « En fait, est-il dit dans le rapport, le public ne peut que gagner à la plupart des arrangemens conclus entre les compagnies, et la balance des avantages, pour le public comme pour les actionnaires, penche décidément en faveur de la fusion. » Aussi M. Malezieux, au retour d’une mission en Angleterre, a-t-il pu affirmer que « d’un aveu unanime le système anglais doit aboutir à une concentration de tous les chemins de fer entre les mains de trois ou quatre compagnies, d’une seule peut-être, d’un directeur unique et omnipotent. »

On n’est donc effrayé ni en Angleterre ni aux États-Unis par la constitution prochaine de compagnies qui exploiteront, comme les nôtres, des réseaux très étendus ; on ne croit pas que l’administration de ces vastes entreprises excède les forces d’une direction unique, et l’on ne craint pas que l’intérêt du public ou l’autorité de l’état soit sacrifiée à cette organisation indirecte du monopole. Il y aurait pourtant à se préoccuper dans ces deux pays beaucoup plus sérieusement qu’en France des abus auxquels pourrait donner lieu l’omnipotence des compagnies, car les concessions n’y sont point accompagnées des clauses restrictives, des garanties de surveillance, des réserves gouvernementales ou administratives que contiennent nos cahiers des charges. Inoffensif en France, où il est réglementé et où il peut être contenu, le monopole risquerait de compromettre les intérêts généraux sous le régime plus libéral de l’Angleterre, qui repose sur le principe de la concurrence, principe que les coalitions ou les fusions multipliées des compagnies ont aujourd’hui réduit à néant ; mais, à défaut du frein de la loi ou des aiguillons de la concurrence, il reste en Angleterre le contrôle de l’opinion et le zèle intelligent des compagnies pour améliorer sans cesse le service des transports, de telle sorte que le public demeure suffisamment protégé contre les abus, et qu’il profite dans une large mesure des inventions et des progrès réalisés dans cette grande industrie.

Si la concentration a le tort d’aboutir au monopole, on ne saurait méconnaître qu’elle a pour effet certain la diminution des frais généraux, une organisation plus facile du service, l’établissement d’une correspondance plus exacte entre les différentes lignes du réseau, et par suite l’abaissement des tarifs. En outre, les taxes décroissant d’ordinaire avec les distances, on comprend que plus le parcours d’une même compagnie est étendu, plus il y a matière à réduction de taxes. C’est ainsi que nous avons obtenu en France des tarifs qui sont généralement moins élevés qu’en Angleterre, sans compter une sécurité plus rassurante pour les voyageurs, avantage qui mérite bien d’être apprécié.

Est-ce à dire pourtant qu’il faille pratiquer systématiquement et d’une manière absolue la concentration des lignes dans chacune des régions entre lesquelles se partage le réseau ? Cela serait impossible, et c’est ce qui n’a pas été fait, puisque l’on compte aujourd’hui, en dehors des six grandes compagnies constituées en 1858, plusieurs compagnies secondaires qui ont obtenu des concessions assez importantes. Il faut construire des voies ferrées partout où l’exige l’intérêt général ; or les grandes compagnies, quelles que soient leurs ressources, ne se trouvent pas en mesure de donner immédiatement satisfaction aux demandes légitimes qui se produisent : il leur reste, sur les lignes qui leur sont concédées, de nombreux travaux à exécuter ; elles doivent solliciter, et il est juste de leur attribuer celles des lignes nouvelles qui se rattachent trop directement à leur propre réseau pour en être séparées et pour être attribuées à d’autres entreprises. Elles ne pourraient se charger de toutes les lignes qu’à la condition d’employer plus de temps à les construire et d’imposer aux populations des retards que celles-ci subiraient avec impatience. Par conséquent, si d’autres compagnies se présentent pour se charger immédiatement des lignes que les anciennes compagnies seraient forcées d’ajourner, et si elles offrent les garanties suffisantes pour la prompte exécution des travaux, il convient d’examiner leurs propositions. Seulement il est indispensable que ces nouvelles lignes ne soient pas tracées de manière à nuire directement au trafic des lignes existantes, car la concurrence que l’on introduirait dans le réseau pourrait bouleverser toutes les conditions économiques et financières qui régissent nos voies ferrées, ruiner l’ensemble du système et porter la plus grave atteinte non-seulement à la fortune des compagnies, mais encore aux intérêts du trésor et au crédit public. Il y aura là, pour chaque cas particulier, une appréciation qui sera souvent difficile et embarrassante, on se trouvera placé entre des sollicitations pressantes et des résistances non moins vives. On doit espérer cependant qu’après tant d’études le gouvernement et les assemblées législatives, tout en désirant hâter la construction des lignes jugées nécessaires, ne commettront jamais la faute d’ébranler dans ses assises le système de 1858.

En résumé, l’examen comparé du régime des chemins de fer en France, dans la Grande-Bretagne et aux États-Unis conduit à cette observation, que depuis quelques années, par des évolutions très inattendues, le régime anglais et le régime américain tendent à se rapprocher du nôtre. A la multiplicité des concessions, à la concurrence dans l’exploitation, succèdent les fusions, les concentrations, presque le monopole, d’où il est permis de conclure que la France fera sagement de persévérer dans un régime dont les pays étrangers lui empruntent les principaux traits ; elle doit surtout éviter les écueils d’où les Anglais et les Américains cherchent précisément à se tirer. Ce n’est point pour la constitution générale des réseaux, c’est plutôt pour l’exploitation qu’elle peut faire d’utiles emprunts aux chemins de fer étrangers.


II

Les récens débats sur le régime des voies ferrées ont été compliqués et passionnés par l’intervention d’un élément nouveau qui est venu jeter un certain trouble dans l’étude de la question ; il s’agit des chemins de fer d’intérêt local établis en vertu de la loi du 12 juillet 1865. Cette difficulté ne se produit point dans les autres pays, où les voies ferrées sont soumises à une législation uniforme. En Angleterre par exemple, les concessions sont perpétuelles, le trésor public ne fournit aucune subvention, les compagnies grandes ou petites jouissent des mêmes droits, supportent les mêmes charges et sont régies par les mêmes règles au triple point de vue de la propriété, de la construction et de l’exploitation. La distinction que la loi française a voulu établir entre ce qui est général et ce qui est local n’y serait pas comprise. Il faut, pour se rendre compte de l’application de la loi aux diverses branches de notre réseau, examiner l’origine, la nature et les conséquences du mode de concession d’après lequel sont constituées les voies ferrées.

Dès l’origine, l’état, obligé de mettre la première main à l’œuvre, a considéré que les chemins de fer, qu’il allait construire, subventionner ou garantir, devaient être tracés uniquement au point de vue général, pour assurer les communications politiques, commerciales, stratégiques, comme avaient été tracées précédemment les grandes routes nationales. Par leur nature et à raison de la participation du trésor aux frais d’établissement, ces chemins de fer appartiennent au domaine public, l’état n’en a concédé que l’usufruit, il conserve la nue propriété : combinaison équitable et rationnelle ; l’état s’est proposé de créer, suivant l’ordre méthodique et avec le concours des ressources nationales, un grand instrument de richesse et de force, qui demeure à tout jamais la propriété de la nation. Le même procédé sera donc appliqué au fur et à mesure que l’on reconnaîtra dans le tracé d’une nouvelle ligne le caractère d’utilité générale, afin que l’instrument soit toujours homogène et complet.

Cependant, après que l’on eut construit le premier, le deuxième, puis le troisième réseau, le gouvernement se trouva en présence de demandes nombreuses : sur les divers points du territoire, les populations voulaient des chemins de fer. Assurément ces chemins étaient utiles, mais leur utilité n’avait point dans tous les cas ce caractère général, national, qui pouvait justifier un large emploi des ressources du budget ; elle était souvent limitée à un intérêt purement local. La loi de 1865 a eu pour objet de faciliter l’établissement de cette catégorie de lignes. Elle attribue aux départemens, aux communes, aux simples particuliers la faculté de les construire, après instruction préalable par le préfet et sur la décision du conseil-général, considéré comme le meilleur juge des besoins de la région et du mode d’exécution des travaux. Toutefois le gouvernement, dont l’intervention apparaît une première fois par l’instruction confiée au préfet, conserve le droit de prononcer en dernier ressort ; les travaux ne peuvent être entrepris qu’après la déclaration d’utilité publique, et à la suite d’un décret délibéré en conseil d’état. Quant à la propriété de ces voies ferrées, elle appartient, non plus à l’état, mais aux départemens, aux communautés locales, selon les clauses insérées dans les actes de concession. Tels sont, au point de vue légal, les signes distinctifs qui caractérisent les deux classes de chemins : cette distinction se résout par une question de propriété. Toute ligne qui doit, à un titre quelconque, être rattachée au réseau national pour demeurer la propriété de l’état, est une ligne d’intérêt général : les autres lignes sont d’intérêt local. Dès lors le rôle actif et même prépondérant que la loi de 1865 réserve au gouvernement pour l’exécution des lignes d’intérêt local s’explique non-seulement par le caractère général de notre législation, qui lui confère en toutes choses des attributions fort étendues et souvent exagérées, mais encore par la nécessité de déterminer d’abord si telle ligne à concéder peut être sans inconvénient distraite du réseau national. Il y a encore un autre motif : comme l’état subventionne la plupart des lignes du grand réseau et qu’il en garantit dans une certaine mesure les revenus, il lui importe de ne point laisser se créer à côté d’elles des lignes d’intérêt local qui, en leur faisant concurrence et en diminuant leurs produits, atteindraient dans le présent le trésor public et déprécieraient pour l’avenir la propriété nationale. Ces précautions, ces réserves, ces calculs si compliqués n’auraient point de raison d’être en Angleterre, ni en Amérique : les conditions particulières du système français les rendent indispensables.

Malgré ces restrictions, la loi de 1865 fut accueillie comme un véritable bienfait. Elle allait permettre la construction d’un grand nombre de chemins qui sans elle eussent été peut-être indéfiniment ajournés, chemins destinés à relier les communes importantes aux gares des grandes lignes ou aux chefs-lieux, à desservir les régions agricoles pour le transport des récoltes et des engrais, ou à rapprocher des courans actifs de la circulation les usines et les mines. La loi n’avait pu écrire une définition précise de ces voies d’intérêt local ; mais, à défaut d’un texte, les commentaires de l’exposé des motifs et du rapport de M. le comte Le Hon au corps législatif semblaient devoir suffire. Il était entendu que les entreprises dont on voulait encourager les efforts n’avaient rien de commun avec les vastes opérations financières que nécessite la création d’un grand réseau, et qu’il s’agissait de travaux modestes, économiques, dont le gouvernement avait eu le soin de faire étudier le type en Écosse, où l’on exploite à très peu de frais des lignes construites à moins de 100,000 francs par kilomètre. On supposait que des propriétaires, des agriculteurs, se réuniraient volontiers pour établir à frais communs, avec leurs propres ressources et sans appel au crédit, des embranchemens de chemins de fer en vue d’augmenter le produit de leurs immeubles et de leurs champs, sauf à ne pas recueillir de bénéfices et même à subir quelque perte sur la construction et l’exploitation de la voie. C’est ce qui arrive dans de nombreux districts aux États-Unis où des chemins de fer appartiennent aux propriétaires riverains, qui obtiennent par la plus-value de leurs biens fonciers et par le débouché ouvert aux produits de leur travail une ample compensation des sacrifices que leur coûte le moyen de transport. Bref, il n’était pas nécessaire que la loi de 1865 définît strictement l’intérêt local en matière de chemin de fer ; outre qu’une définition eût été très difficile à cause de la variété des applications, le législateur devait compter sur le bon sens public, sur le discernement des conseils-généraux et sur la loyauté du gouvernement pour que l’on ne s’écartât pas des principes certains qui avaient inspiré sa décision.

Dès les premières années, il ne fut pas malaisé de s’apercevoir que la nouvelle loi risquait d’être détournée de son but. Les demandes de concession affluèrent, ce qui n’était pas à regretter, mais la plupart n’étaient point conformes au programme qui avait été tracé. Une loi de 1867, en rendant libre la constitution des sociétés anonymes, ouvrit aux associations financières et aux spéculateurs des facilités excessives pour constituer régulièrement, sans garanties suffisantes, des compagnies de chemins de fer. On vit se présenter des concessionnaires tout à fait étrangers aux intérêts des départemens qu’ils proposaient d’enrichir par un réseau de voies ferrées : la spéculation consistait à prélever sur des fonds d’emprunt les bénéfices de la construction, sauf à livrer les lignes à tous les hasards d’une exploitation qui ne possédait point les élémens convenables pour rémunérer le capital et couvrir les dépenses. Souvent aussi les concessionnaires avaient simplement en vue de se faire racheter l’affaire par l’une des compagnies existantes, ainsi que cela s’est produit maintes fois en Angleterre et aux États-Unis, où des spéculateurs n’ont sollicité des concessions de lignes que pour les vendre avec prime à d’autres compagnies, effrayées par la perspective d’une concurrence. Il y avait donc dans le mouvement qui suivit la loi de 1865, à côté d’opérations très légitimes et très profitables pour les intérêts locaux, toute une série de combinaisons factices et périlleuses que favorisait la loi de 1867 relative à la formation des sociétés anonymes, et contre lesquelles les préfets, les conseils-généraux et le gouvernement, appelés respectivement à se prononcer, avaient grand embarras à se défendre. Comment repousser les offres si séduisantes de la spéculation ? comment refuser à des populations toujours avides de chemins de fer, comment refuser à des électeurs, dans un pays de suffrage universel, les avis favorables, les décisions qui étaient sollicitées si ardemment pour la construction de nouvelles voies ferrées ? Le gouvernement, qui, après avoir organisé le réseau national, croyait s’être déchargé de responsabilité et de soucis en laissant à chaque département le soin d’organiser les lignes accessoires, se voyait au contraire assailli plus que jamais de réclamations qui avaient pour elles l’appui très actif des conseils-généraux. C’était l’état des choses en 1870. À cette date, il n’y avait encore en exploitation que 300 kilomètres de chemins d’intérêt local, mais le chiffre des concessions commençait à atteindre un chiffre assez considérable pour éveiller au point de vue de la concurrence la sollicitude des anciennes compagnies. La loi du 10 août 1871 sur les attributions des conseils-généraux vint accroître les difficultés de la situation en autorisant ces conseils à se concerter directement et à passer des traités pour l’exécution des travaux intéressant plusieurs départemens.

Considérée en elle-même, cette autorisation marque un progrès sérieux dans notre régime administratif, elle dégage le pouvoir central, elle relève l’importance des assemblées locales, elle doit faciliter la conception et l’accomplissement de projets utiles ; mais, appliquée aux concessions de chemins de fer, elle peut avoir des conséquences que l’on n’avait point prévues lors du vote de la loi et produire de graves perturbations dans l’ensemble du système. Voici en effet ce qui est arrivé : dès que plusieurs départemens limitrophes eurent la faculté de s’entendre ainsi, les principales régions virent s’organiser des compagnies qui se déclaraient prêtes à construire des centaines de kilomètres formant un réseau complet, et les conseils-généraux furent sollicités de concéder nombre de lignes, dont les unes devaient appartenir à la catégorie des lignes d’intérêt national, dont les autres, par une direction parallèle et rapprochée, pouvaient faire concurrence à celles des grandes compagnies. Un plus vaste champ fut dès lors ouvert à la spéculation, qui déjà, dans le périmètre restreint d’un seul département, avait envahi et dénaturé les entreprises de voies ferrées locales. Loin d’y résister, les conseils-généraux ont accordé d’importantes subventions, et le gouvernement ne peut écarter les concessions abusives qu’en refusant la déclaration d’utilité publique ; mais alors il se met en lutte avec les conseils départementaux, il mécontente de nombreux groupes de populations et il se crée des difficultés politiques.

A la fin de 1874, la statistique des chemins de fer d’intérêt local présentait les chiffres suivans : 1,498 kilomètres en exploitation, 2,790 kilomètres en construction, et 1,220 kilomètres concédés par les conseils-généraux, mais attendant encore la déclaration d’utilité publique. — Les 4,288 kilomètres exploités ou en construction sont établis dans 39 départemens ; ils ont reçu 42 millions en subventions de l’état, 105 millions en subventions des départemens, des communes ou de particuliers. On estime qu’à raison de 150,000 francs par kilomètre ils coûteront 642 millions, sur lesquels, déduction faite des subventions, les actionnaires et surtout les obligataires auront eu à fournir près de 500 millions. Ces derniers calculs ne s’appliquent pas aux 1,220 kilomètres concédés pour lesquels la déclaration d’utilité publique n’avait pas encore été décrétée à la fin de 1874 ; on sait que de nombreuses demandes de concessions sont à l’étude, de telle sorte qu’avant peu de temps le capital intéressé dans cette catégorie de voies ferrées dépasserait certainement un milliard.

Il était nécessaire de rappeler l’historique de la question depuis 1865, de montrer comment, sous l’influence des lois de 1867 et de 1871, l’institution des chemins de fer d’intérêt local s’est trouvée profondément altérée, et d’indiquer par les chiffres de la statistique la situation présente. Les difficultés ressortent de l’exposé même des faits. D’une part, il est indispensable d’accroître aussi promptement que possible l’ensemble du réseau des voies ferrées ; c’est le vœu légitime des populations, qui ne s’inquiètent pas d’ailleurs de savoir si on leur donnera des chemins de fer d’intérêt général ou des chemins de fer d’intérêt local, pourvu qu’on leur donne des lignes qui leur rendent des services. D’autre part, on doit veiller à ce que la réalisation de ce vœu n’affecte point les droits de l’état, respecte l’économie des anciennes conventions, ménage les intérêts du trésor public, qui sont liés à ceux des grandes compagnies, et n’entraîne pas des mécomptes financiers dont les conséquences pourraient être déplorables. Le problème est des plus complexes, et il devient urgent de le résoudre.

On a vu que, d’après le mécanisme de la loi de 1865, le gouvernement a le droit implicite d’accepter, de repousser ou de modifier les concessions départementales, puisqu’il lui appartient de prononcer la déclaration d’utilité publique, sans laquelle les travaux ne peuvent pas être commencés. L’exercice de ce droit, qui ne saurait être abandonné ni contesté, produit souvent des effets regrettables. Si le gouvernement estime qu’une ligne concédée à titre d’intérêt local doit être réservée pour le grand réseau, il annule le vote du conseil-général en refusant la déclaration d’utilité publique, et il peut se faire que, quelques jours après, il décrète l’utilité publique de la même ligne qu’il concède lui-même directement à une autre compagnie. Pour ceux qui connaissent les détails et les motifs de la législation, ces décisions, contradictoires en apparence, sont parfaitement expliquées ; mais les conseils-généraux et les concessionnaires ne s’en croient pas moins autorisés à les considérer comme des actes de mauvais vouloir et comme une atteinte portée à leurs franchises administratives ou à leurs droits d’antériorité. L’inconvénient est plus grave encore lorsque plusieurs conseils-généraux, usant de la faculté d’entente commune qui leur a été reconnue par la loi de 1871, ont traité avec une compagnie pour la construction d’un réseau départemental et que le gouvernement accorde à une partie seulement des lignes concédées la déclaration d’utilité publique et la refuse aux autres lignes, le plus souvent aux lignes réputées les plus productives. Par suite, les combinaisons si péniblement élaborées, instruites par les préfets, débattues au sein des conseils-généraux, sont complètement remises en question, les concessionnaires n’acceptant plus la charge d’un réseau mutilé, d’où l’on a précisément retiré les meilleures lignes. Il n’y aurait pourtant pas à se plaindre, si le projet était repris immédiatement par d’autres compagnies et exécuté à titre d’intérêt général ; les populations auraient en définitive leurs chemins de fer et elles seraient satisfaites. Malheureusement les choses ne se passent pas toujours ainsi : les débats parlementaires nous ont montré les luttes, les conflits, les mécontentemens que provoque dans plusieurs régions ce refus total ou partiel de la déclaration d’utilité publique.

Il conviendrait donc d’organiser la procédure de telle sorte que les résolutions des conseils-généraux fussent moins exposées à se voir annulées ou modifiées trop profondément par une décision supérieure. M. Krantz, qui a étudié de très près ce côté de la question, propose d’opérer dans chaque département le classement des lignes qui, à raison de leur direction ou de leur importance plus ou moins grande, doivent appartenir soit au réseau d’intérêt général, soit au réseau d’intérêt local. Une fois que la distinction serait établie sur la carte, les conseils-généraux seraient en mesure de délibérer plus sûrement ; ils ne risqueraient plus de s’égarer sur le domaine de l’état, et ils sauraient ce qu’il leur est permis de concéder. Les concessionnaires seraient de même avisés des limites dans lesquelles ils ont à tracer leurs plans. Ce classement n’est pas impraticable ; on y est arrivé pour les routes et chemins ordinaires, et, sauf les courans nouveaux qui peuvent naître ou se développer dans des conditions imprévues, l’on connaît assez exactement pour chaque circonscription le régime et les besoins de la circulation régionale. La procédure, quant à la déclaration d’utilité publique, se trouverait fort simplifiée, et le gouvernement n’aurait plus à lutter, comme il le fait depuis cinq ans, pour défendre le réseau national contre la concurrence du réseau local : lutte ingrate et pénible, à laquelle ont été condamnés, avant et depuis 1870, tous les ministres des travaux publics, soupçonnés constamment de vouloir favoriser les grandes compagnies au détriment de celles qui s’intitulent trop modestement, pour les besoins de leur cause, les petites compagnies.

Il y a en effet de ces petites compagnies qui ont obtenu la concession de plusieurs centaines de kilomètres. Elles ne comptent pas s’en tenir là. Grâce au procédé connu des fusions, elles pourraient former d’importans réseaux, et personne n’ignore que dans ces derniers temps l’entreprise a été tentée. Il ne s’agit de rien moins que de constituer, sous le couvert de la loi de 1865, un vaste réseau rival de celui des grandes compagnies. Rien ne s’oppose à ce que ce projet réussisse au moins en partie, car il est dans la nature des compagnies de chemins de fer, en France comme ailleurs, de se fortifier et de s’étendre au moyen des fusions. Toutefois l’incident qui a ému pendant quelques jours les bourses de Paris et de. Bruxelles a jeté un trait de vive lumière sur la condition de nos chemins de fer d’intérêt local. On a évidemment cherché à transformer quelques-unes de ces entreprises en instrumens de spéculation, on a voulu les liguer pour une campagne de concurrence. Or la spéculation et la concurrence sont tout à fait contraires à la pensée qui a inspiré la loi, elles enlèveraient à ces chemins leur véritable caractère, elles créeraient à coup sûr le désordre et même la ruine dans l’exploitation du réseau. L’opinion publique doit être éclairée par ce premier avertissement.

Si l’on consultait le texte et l’esprit de la loi, les chemins de fer locaux devraient n’avoir qu’un parcours assez restreint, être construits avec un modeste capital recueilli dans la région intéressée, ajouter à ce capital les subventions des départemens et des communes ainsi que les encouragemens de l’état, enfin être exploités en quelque sorte sur place, par une administration familière et économique, recherchant le profit plutôt dans les services rendus à la propriété et à l’industrie que dans la rémunération élevée du capital sous forme de dividende. C’est ainsi qu’ont été conçus les petits chemins de fer d’Ecosse et nos premières voies ferrées de l’Alsace. Voici par exemple un réseau de 30 kilomètres qui, à raison de 100,000 francs par kilomètre, aura coûté 3 millions. Les riverains, propriétaires, agriculteurs, usiniers, consentiraient volontiers à ne point recevoir l’intérêt de ce capital, si la création du chemin de fer leur procure une plus-value foncière considérable ou leur économise en charrois ou en frais de transport une somme supérieure. De même il est tel port de mer dont la fortune peut se voir sensiblement accrue par un modeste embranchement qui doublera, triplera sa clientèle ; il subira volontiers une perte sur l’exploitation de cet embranchement fréquenté seulement pendant une saison de l’année, car il réalise de gros bénéfices par l’affluence de la population aisée, qu’attire la facilité du voyage. Bref, le chemin de fer d’intérêt local ne saurait être par lui-même une opération financière, et, dans le nombre des lignes concédées, il en est qui réalisent à cet égard les intentions du législateur. La Bourse n’entend point parler d’elles, la spéculation n’y entre pour rien ; on ne se préoccupe pas de la valeur de leurs actions, et quelques-unes, après avoir été pourvues de leurs rails et de leurs gares, se sont livrées pour l’exploitation aux grandes compagnies. Est-ce ainsi qu’ont procédé les entreprises qui dans certains départemens ont soumissionné le réseau local et qui, par fusions et par soudures, en sont venues à se charger de plusieurs centaines de kilomètres ? Les concessionnaires sont complètement étrangers au pays, ils sollicitent le capital de toutes mains, ils n’émettent d’abord qu’un petit nombre d’actions, puis, sans que celles-ci soient libérées, ils ouvrent de larges emprunts, et, profitant de la faveur qui s’attache au titre-obligation, ils couvrent la France d’affiches pour placer les obligations qu’ils créent avec excès. Ce n’est pas tout : l’expérience prouve que l’argent attiré de la sorte ne va pas directement à la construction du chemin de fer, il est arrêté en route, il séjourne dans les banques, dont il partage les risques, et l’on a vu tout récemment des obligations être données en nantissement pour soutenir des jeux de bourse. Un système qui aboutit à de tels agissemens est de tout point vicieux. Il faut que la législation ou la jurisprudence administrative intervienne pour exiger que le capital-actions soit versé avant que l’on puisse émettre des obligations, que ces obligations soient garanties par les produits de l’entreprise ajoutés aux subventions, et que les fonds déposés ainsi que les titres créés soient soustraits aux aventures de la spéculation financière. Ces mesures ne gêneraient pas les véritables chemins d’intérêt local ; elles n’entraveraient que les affaires de banque, qui battent imprudemment monnaie avec les concessions.

On objecte que le législateur n’a point le droit de faire à ce point la police des capitaux, que les souscripteurs d’actions et d’obligations sont majeurs et n’ont pas besoin d’être conseillés dans le choix de leurs placemens, qu’il serait injuste d’imposer aux entreprises d’intérêt local des conditions restrictives qui ne sont pas édictées pour les grandes compagnies, et enfin que cette prudence extrême retarderait le développement des chemins de fer. Or le premier besoin, c’est de poser les rails. Qu’importe que des particuliers s’y ruinent ? Les chemins de fer resteront, et le pays tout entier en profitera. — Ces objections, dont quelques-unes sont spécieuses, ne résistent pas à l’examen réfléchi des faits. Quand on demande des garanties contre un abus manifeste, ce n’est point dans la pensée de porter atteinte à la liberté des capitaux ni de tenir les citoyens en tutelle ; on cherche avant tout à ne pas laisser compromettre par de fausses manœuvres le développement si désirable des voies ferrées.

Pour ce qui concerne les obligations, l’assimilation que l’on voudrait établir entre les anciennes compagnies et les entreprises nouvelles est complètement illusoire. Les obligations des premières sont garanties avant tout par le produit des lignes. Le capital employé dans un chemin de fer ne conserve de valeur que si l’exploitation est productive. Or la moyenne des frais d’exploitation dans les grandes compagnies n’atteint pas sur l’ancien réseau la moitié des recettes, et les produits bruts du nouveau réseau demeurent supérieurs aux dépenses ; il est donc pourvu largement dans tous les cas au service des obligations. Sur 1,237 kilomètres de chemins d’intérêt local exploités en 1873, la moyenne kilométrique de la recette a été de 5,700 francs, et celle de la dépense de 5,900 francs, c’est-à-dire que l’exploitation était en perte de 200 francs par kilomètre, et ne procurait par conséquent aucune ressource pour payer les charges du capital. Certes la situation se modifiera avec le temps ; on dit avec raison que cette exploitation n’est encore qu’à ses débuts, et que les nouvelles compagnies verront s’étendre leur trafic et s’accroître leurs recettes, ainsi que cela s’est produit pour quelques anciennes compagnies dont les commencemens ont été onéreux. Il est juste d’accepter cette perspective rassurante ; mais, en admettant que les espérances se réalisent pleinement, on s’expose pour un temps plus ou moins long à de graves mécomptes sur la solidité des emprunts prématurés auxquels certaines entreprises locales ont été obligées de recourir. Le ministre des travaux publics a signalé le péril, et il a dû, s’inspirant de l’intérêt général, conseiller la prudence. Il y a toujours un grand dommage lorsqu’une trop forte proportion des capitaux d’un pays s’égare dans les directions aventureuses. Le préjudice n’est pas seulement pour les particuliers, qui risquent de subir une perte ; il affecte l’ensemble du marché financier, et il peut produire l’une de ces crises qui ont déjà mis en péril le crédit des chemins de fer en Angleterre, aux États-Unis et même en France. Il appartient au gouvernement de crier gare en temps opportun ; ajoutons que dans la circonstance les avis du ministre des travaux publics méritent d’autant mieux d’être accueillis que le marché des obligations de chemins de fer est en général recherché par les plus petites bourses pour lesquelles le moindre sacrifice serait le plus onéreux.

A un point de vue plus général, les déceptions auxquelles donnerait lieu un imprudent emploi du crédit pour les chemins d’intérêt local réagiraient sur le crédit des grandes compagnies. S’il arrivait que les obligations d’un chemin de fer quelconque fussent en péril, la confiance dont jouissent tous les titres analogues risquerait d’être altérée, et les compagnies les plus solides en seraient affectées. Or c’est le capital des obligations qui est destiné à faciliter la continuation des lignes que l’on sollicite de toutes parts. Comment ne point ménager avec le plus grand soin cette forme de capital ? Les compagnies y sont intéressées, ainsi que l’état, qui est leur garant, et le pays, qui veut des chemins de fer. C’est ainsi du reste que l’on se conformera utilement à la loi de 1865, loi excellente en principe. Elle a été faussée dans l’application par l’impatience des populations et des conseils-généraux, par les ardeurs de la spéculation financière. Elle avait été préparée pour établir un partage équitable entre les compagnies qui ont à desservir les grandes voies de communication et celles qui peuvent, avec le plus d’économie, suffire aux correspondances locales. Elle devait faire concourir les deux exploitations vers l’intérêt commun au moyen d’une entente que l’on désirait rendre profitable pour l’une comme pour l’autre. Ce qui prouve que l’on s’est écarté du but, c’est qu’au lieu de l’entente, on a la guerre. Cet état de choses est mauvais pour tous les intérêts. Les compagnies s’épuisent en efforts stériles, soit pour attaquer, soit pour se défendre, et pendant ce temps elles semblent négliger les réformes ou les perfectionnemens qui pourraient être introduits dans le service de l’exploitation. Comme d’habitude, c’est le public qui paie les frais de la guerre.


III

Sous le régime de la concurrence, la guerre entre les compagnies de chemins de fer n’a produit que de fâcheux effets ; elle a consommé sans profit d’énormes capitaux. A la suite de longs et ruineux débats, la paix a été faite, et l’on sait qu’aujourd’hui la concurrence n’existe plus en Angleterre ni aux États-Unis. Il serait vraiment étrange qu’après de tels exemples les chemins de fer français, qui n’ont point connu les périls de la liberté illimitée, fussent exposés, par leur propre faute ou par la faute des pouvoirs publics, aux désastres qui ont affligé d’autres pays. Au fond, il n’y a dans la querelle qui s’est engagée entre les grandes et les petites compagnies (ce sont les termes appliqués aux belligérans) qu’un malentendu des plus regrettables, où les questions d’amour-propre ont souvent plus de part que les intérêts. Les grandes compagnies devraient considérer comme des auxiliaires les entreprises qui se sont constituées à côté d’elles pour la construction de lignes dont, quelquefois à tort, elles n’ont pas voulu se charger. Quant aux chemins de fer d’intérêt local, ils sont naturellement les tributaires du grand réseau, où il est de leur intérêt de verser et de prendre les élémens de leur trafic plus modeste. Tel est exactement l’esprit de la législation, et il appartient aux pouvoirs publics de faire respecter en cette matière les attributions, les droits, la compétence de chacune des parties intéressées. Est-ce que les grandes compagnies peuvent être sérieusement inquiètes sur les résultats de la campagne qui est menée contre elles ? Il suffit de connaître les rapports financiers qui intéressent l’état à leur existence et à leur prospérité pour être convaincu de l’impuissance de ces attaques. L’intimité de ces rapports et la solidarité qui rattache la fortune publique à la fortune des compagnies sont indiquées dans une étude. complète que M. de Labry, ingénieur des ponts et chaussées, a consacrée aux traités passés entre l’état et les six compagnies organisées en 1858. On peut regretter, à certains égards, cet enchevêtrement d’intérêts et cette complication de calculs. Le vulgaire a quelque peine à se reconnaître dans ces arcanes du budget et à se rendre compte de ce que signifient l’ancien réseau, le nouveau réseau, le revenu réservé, le déversoir, la garantie d’intérêt, le partage des bénéfices ; mais ce ne sont point les profanes qui décident sur les questions de chemins de fer. Tous les gouvernemens, tous les ministres des travaux publics, toutes les commissions de budget, dont c’est le devoir de connaître ces choses, auront la volonté et l’influence nécessaires pour défendre l’intérêt des grandes compagnies, c’est-à-dire l’intérêt du trésor, contre des mesures qui compromettraient gravement le régime établi. Il convient donc à ces compagnies d’être généreuses, parce qu’elles sont incontestablement les plus fortes, et de ne point s’opposer, avec une âpreté trop jalouse, aux tentatives qui sont faites en dehors d’elles pour augmenter le parcours des voies ferrées. Un vote récent, qui a donné gain de cause à la compagnie de Picardie et Flandres contre la compagnie du Nord, ne nous paraît pas infirmer notre argumentation : ce n’est qu’un incident ; la décision, prise à une faible majorité, a été influencée par des circonstances particulières, et il a été démontré par la discussion, faisant suite à l’examen d’un projet de loi plus considérable sur le réseau de Lyon-Méditerranée, que l’assemblée n’entendait pas porter atteinte à la condition prépondérante des grandes compagnies.

Il est donc nécessaire que la bonne harmonie se rétablisse sous le contrôle de l’état, qui par les cahiers des charges est armé de la force suffisante pour imposer la paix. On arrivera ainsi à perfectionner l’exploitation, et c’est ce qui a le plus d’intérêt pour le public. Le public n’admet pas que, pour ne pas s’être entendues, deux compagnies lui infligent l’obligation de s’adresser à deux gares distinctes, quand une gare commune pourrait être établie, ou l’ennui d’une attente, qu’il croit prolongée à dessein, pour la correspondance entre des trains qui appartiennent à des entreprises ennemies. Le commerce souffre plus encore, pour le mouvement des marchandises, des transbordemens coûteux et lents qui résultent de la séparation des gares et du défaut d’entente amiable. Ces inconvéniens subsistent, assure-t-on, sur certains points, où le service se ressent de l’hostilité qui existe entre les compagnies, hostilité à laquelle le public, qui veut avant tout un transport commode, exact et direct, entend n’être pas associé. Il dépend des fonctionnaires de l’état de prescrire les dispositions nécessaires pour y mettre ordre, de régler équitablement les conditions et les dépenses d’un service qui doit être fait en commun et de supprimer ainsi l’un des griefs que l’on exprime contre le mode d’exploitation de nos voies ferrées.

Il faut maintenant considérer l’ensemble. Malgré les services qu’elles rendent, les grandes compagnies ne sont point partout en possession de la popularité. On les critique parfois avec passion ; on exigerait d’elles l’impossible, et l’on rend le gouvernement responsable des lacunes et de l’insuffisance qui peuvent se produire, sur certains points et à certains momens, dans la circulation. Les plaintes sont d’une exagération manifeste ; on aurait tort cependant de les dédaigner, car l’impopularité est très nuisible pour les grandes entreprises comme pour les gouvernemens, et les institutions qui sont protégées par la loi, les industries privilégiées, ont des obligations plus étroites. Or, sans faire chorus avec les opposans systématiques, il est permis de rechercher si l’exploitation de nos voies ferrées a réalisé les progrès que l’on est en droit d’attendre. La réponse à cette question est négative. Depuis vingt ans, les perfectionnemens dans le service ne sont pas apparens, et pendant cette période il y a eu à l’étranger des améliorations sensibles : c’est ce qu’attestent les rapports de MM. Ch. de Franqueville et Malezieux, c’est ce que n’ignorent point les compagnies, car elles sont trop intelligentes pour ne point se tenir au courant des réformes qui s’accomplissent dans leur industrie, et les fonctionnaires distingués, capables de procéder avec compétence à ces utiles enquêtes, ne leur font point défaut.

« Il est certain, dit M. de Franqueville, que l’ensemble du service de l’exploitation est en général plus satisfaisant en Angleterre qu’en France à tous les points de vue, celui de la sécurité excepté. » La comparaison entre le service des chemins de fer français et celui des chemins de fer américains est moins facile à établir, parce que les conditions, quant à la longueur des distances et à la durée des trajets, sont très différentes dans les deux pays ; on comprend que pour des voyages qui durent quelquefois plusieurs jours et plusieurs nuits, l’aménagement du matériel comporte des installations particulières. M. Malezieux n’en signale pas moins divers détails d’organisation que la France pourrait emprunter avantageusement aux États-Unis, et la lecture de ses rapports laisse une impression favorable au régime de l’exploitation américaine.

Un trait commun aux États-Unis et à l’Angleterre, c’est le soin que l’on apporte à ménager autant que possible le temps et les peines du public. Le chemin de fer est destiné à procurer la facilité et la rapidité des mouvemens : c’est ce que, dans les deux pays, on ne perd pas un seul instant de vue pour les combinaisons de service. L’intérieur des gares est disposé de telle sorte que les momens d’attente et les démarches inutiles sont habilement épargnés. Les guichets pour prendre les billets de places sont assez nombreux pour que l’on ne soit pas obligé d’y faire une longue station. Aux États-Unis, les tickets peuvent être pris d’avance dans des bureaux de ville ou dans les principaux hôtels. La manœuvre des bagages y est, comme en Angleterre, réduite aux plus simples formalités. De grands hôtels sont établis à l’extrémité des gares, qui sont situées en général dans le centre même des villes. Les compagnies anglaises n’ont point reculé devant la dépense pour amener leurs rails au milieu de Londres, et elles y trouvent leur profit. La police de l’octroi nous priverait en France d’une partie des facilités qui viennent d’être énumérées ; il en est quelques-unes pourtant dont on pourrait au moins faire l’essai, au lieu d’objecter que les Français n’ont point les mêmes mœurs, les mêmes habitudes, les mêmes besoins que les Anglais ou les citoyens des États-Unis. Il est probable que les Français s’accoutumeraient très vite à obtenir plus aisément les billets de place, à ne point avoir autant d’embarras pour les bagages et à ne pas être condamnés au parcours des 300 mètres qu’il faut souvent franchir avant d’être installé dans le train. Quand on construira de nouvelles gares ou lorsque ton aura l’occasion de modifier celles qui existent, on devra les aménager de manière à rendre possibles ces réformes de détail qui diminueront en France les petites misères du voyageur en chemin de fer.

La forme et la disposition intérieure de nos wagons n’ont point varié depuis de longues années. En Angleterre, un nouveau modèle des voitures de première classe est mieux aéré, grâce à une augmentation de hauteur, et plus confortable au moyen des sommiers élastiques sur lesquels reposent les coussins et les dossiers ; les secousses produites pair la marche rapide du train y sont moins rudes. Aux États-Unis, il n’y a, comme on le sait, qu’une classe de voitures. Les compagnies doivent donner tous leurs soins à la construction de ces véhicules, parce qu’il faut compenser l’infériorité de la voie. On y circule par un couloir central, et il existe aux deux extrémités du wagon des paliers sur lesquels on peut se tenir pendant le trajet. Les voitures sont chauffées par des poêles (ce qui n’est pas à imiter), on a essayé d’établir un système de circulation d’eau chaude qui semble devoir réussir. Il y a dans chaque voiture un water-closet et une fontaine du genre Wallace, remplie d’eau glacée et munie d’un verre à l’usage commun de tous les voyageurs. Indépendamment des voitures réglementaires, il existe des voitures spéciales garnies de lits et des wagons-hôtels exploités par la compagnie Pullman. Quant à l’éclairage, celui des voitures anglaises et américaines serait plutôt inférieur au nôtre pour les voitures ordinaires. On a cependant commencé à employer le gaz sur le chemin de fer métropolitain à Londres et dans les wagons de luxe aux États-Unis. Il convient de répéter que le matériel américain, avec ses nombreux et indispensables accessoires, est destiné à des trajets de très longs parcours. Il n’en témoigne pas moins de la sollicitude que les compagnies éprouvent pour le bien-être des voyageurs. En France, cette sollicitude ne se manifeste pas au même degré sur toutes les lignes. Quelques compagnies se sont livrées à des essais d’amélioration : nous avons des wagons-salons, des wagons-lits, des wagons pour les malades ; mais le chiffre en est demeuré bien faible, et c’est seulement dans les expositions que nous avons pu, en voyant les voitures de fabrique étrangère, avoir l’idée d’un mode de locomotion plus confortable et plus libre.

La vitesse moyenne de nos trains n’est pas dépassée aux États-Unis, où l’état imparfait de la voie ne se prêterait pas à une marche trop rapide ; mais elle est moindre qu’en Angleterre. Les Anglais tiennent essentiellement à ne pas perdre de temps en route, ils ont des signaux pour faire connaître au mécanicien, avant l’arrivée. aux stations, qu’il n’y a pas de voyageurs à prendre et qu’il est inutile de s’arrêter, des systèmes pour prendre les paquets de la poste, et même pour renouveler en pleine marche l’eau de la machine. Les trains sont très multipliés et ne comprennent que peu de voitures ; les voyageurs ont ainsi à leur disposition un plus grand nombre de départs et sont transportés plus vite. Les trains-express entre les villes populeuses et entre les points extrêmes sont très fréquens. Ils contenaient d’abord des voitures de première et de deuxième classe ; par une innovation toute récente, on y a joint, sauf de rares exceptions, les voitures de troisième classe. L’aristocratique Angleterre pratique donc l’égalité de la vitesse. Aux États-Unis, comme il n’y a pas plus de distinction entre les classes des voitures qu’entre les classes de citoyens, cette égalité a existé de tout temps. Enfin l’exactitude des correspondances soit entre les lignes des différentes compagnies, soit entre les lignes principales et les embranchemens, est observée aussi rigoureusement que possible, et le service matériel est organisé de telle sorte qu’un voyageur qui doit circuler successivement sur deux ou trois lignes peut arriver à destination sans avoir changé de wagon. Les voyageurs américains jouissent d’avantages analogues. Ajoutons que les combinaisons économiques pour les voyages d’aller et retour, pour les trains de plaisir et d’excursions, etc., sont à la fois très variées et très étendues.

Est-il besoin de rappeler combien l’exploitation française laisse à désirer sur ces divers points ? Si l’on compare les chiffres indiquant le nombre des trains soit express, soit ordinaires, la durée du trajet et la vitesse kilométrique, on relève des différences très sensibles. M. de Franqueville a fait ce travail de comparaison pour les principales lignes en Angleterre et en France, et le résultat mérite d’appeler l’attention de nos compagnies. Il importe également que l’on étudie les moyens d’admettre dans une certaine proportion les voyageurs de toutes classes au bénéfice des trains rapides, et d’établir une concordance plus exacte des trains aux gares d’embranchement.

Ces réflexions générales, à l’appui desquelles il serait trop aisé de produire des chiffres, s’appliquent avec plus de force peut-être aux transports de marchandises. Sur ce terrain, les Anglais sont encore nos maîtres. Réception des colis, écritures, chargement, transport, déchargement, livraison à domicile, toutes ces opérations s’effectuent chez eux avec une rapidité qui est vraiment merveilleuse. La loi ne fixe pourtant pas de délai réglementaire ; elle enjoint seulement aux compagnies d’effectuer le transport dans un délai raisonnable ; mais, comme en Angleterre la raison consiste à faire vite, cette prescription, si élastique dans les termes, est interprétée dans le sens des intérêts du commerce, et les trains de marchandises sont presque aussi directs que ceux des voyageurs. Il en est de même aux États-Unis.

On manquerait d’équité en accablant les compagnies françaises sous le poids de ces comparaisons. Si pour quelques-uns des détails elles auraient déjà dû perfectionner leur exploitation, il est d’autres réformes, et ce sont les plus importantes, au sujet desquelles il leur serait permis d’invoquer non-seulement les circonstances atténuantes, mais encore le complet acquittement. Soumises au contrôle de l’état, elles n’ont pas, comme les compagnies anglaises, la liberté absolue pour la manœuvre de leur service ; il leur faut compter avec l’administration représentée par ses nombreux agens, avec les maires des villes, avec les députés, avec les conseillers-généraux ; il leur arrive d’avoir à faire face à des ordres ou à des désirs parfois contradictoires qui peuvent gêner la marche rapide et normale des trains. En outre leur argument le plus puissant, c’est la modicité de leur tarif jointe à la sécurité du transport. Nos compagnies déclarent que, si l’on voulait leur payer des prix aussi élevés qu’en Angleterre, elles pourraient fournir un service aussi complet et aussi rapide. Elles estiment d’ailleurs que le bas prix a plus d’intérêt que la vitesse, et que les préférences de la population française sont avant tout pour l’économie.

Cette opinion pouvait être soutenue il y a quelques années : nous l’avons partagée et exprimée ici même ; nous croyons qu’elle a cessé d’être exacte. La génération qui a précédé celle-ci avait encore le souvenir des diligences et du roulage ; la vitesse la plus modérée d’un chemin de fer lui semblait, par comparaison, un tel profit, un tel bienfait qu’elle ne songeait pas à désirer mieux. La présente génération a grandi avec d’autres habitudes, avec le goût du mouvement, de l’action rapide, et elle demande que la vapeur lui donne aujourd’hui toute sa puissance. Il y a là, si nous ne nous trompons, une progression de désir, de volonté, impression toute morale dont on doit tenir compte même dans l’étude des intérêts matériels. L’ambition est venue en marchant. N’est-il pas évident que depuis quelques années, grâce au développement des affaires et à la multiplicité des relations qui se sont créées tant à l’intérieur qu’au dehors, le caractère de la population française s’est singulièrement modifié ? Le cercle de toutes les opérations s’est agrandi, les horizons sont plus larges, et la vie a les heures plus pleines. Pour nous, comme pour les Anglais, le temps est devenu de l’argent ; le go a head américain ne nous étonne plus. Qui sait même si avec notre génie si prompt nous ne sommes pas en train de dépasser sur certaines routes nos ardens rivaux ? Ce qui est incontestable, c’est que les Français apprécient aujourd’hui beaucoup mieux ce que vaut la vitesse et qu’ils ont acquis par le travail le moyen de la payer.

S’il en est ainsi, notre service de chemins de fer doit se prêter à une réforme nécessaire en prenant exemple sur les services étrangers. On a mis au rebut les vieux paquebots, si admirés en leur temps ; il faut de même renoncer aux vieilles vitesses, et perfectionner le matériel, l’outillage, les règlemens. Comme on ne peut tout faire à la fois, il serait prudent de commencer au plus tôt l’étude des moyens financiers et des combinaisons pratiques ; car si l’on tardait, il viendrait un moment où le public, las d’attendre, exigerait au-delà de ce qui est possible et équitable. N’est-ce pas d’ailleurs en vue de réaliser en France les progrès accomplis ailleurs que le gouvernement a procédé à des enquêtes aux États-Unis, en Angleterre, en Allemagne, et qu’il a recueilli de nombreux rapports ? Toutes les propositions de réforme sont contenues dans ces documens.

Nos compagnies de chemins de fer sont en mesure de conduire à bonne fin la tâche qui leur est assignée. Il est toutefois nécessaire qu’elles y travaillent en pleine sécurité et qu’elles n’en soient point distraites par d’importunes compétitions. Le réseau français, tel qu’il a été combiné et réparti en 1858, ne saurait être impunément touché. Les tentatives qui sont faites pour modifier sa constitution doivent être écartées résolument ; elles ne peuvent avoir pour résultat que d’éveiller l’attention de l’autorité législative sur les périls auxquels serait exposé l’un des élémens les plus considérables de la fortune publique, si, contrairement aux principes adoptés et aux engagemens pris, on voyait se prolonger la lutte d’intérêts qui s’est déclarée au sujet des voies ferrées. Le grand réseau n’est pas exclusif, et il ne sera jamais achevé ; il laisse place aux efforts utiles, il se concilie avec la création d’autres entreprises, il est le tuteur naturel des lignes plus modestes qui rayonnent dans son domaine. Que l’on consulte le texte des lois qui se rapportent aux concessions votées depuis 1860, que l’on relise la loi de 1865 sur les chemins de fer d’intérêt local, et l’on se convaincra que la guerre des compagnies, qui a été si fatale aux États-Unis et en Angleterre, n’a point en France la moindre raison d’être. Les actes législatifs, les décisions gouvernementales ou administratives ont constamment affirmé le régime particulier qui gouverne et protège tout à la fois les grandes compagnies. Il suffira de demeurer fidèle à cette ligne de conduite et de réviser ou plutôt de rendre plus clairs quelques articles des lois en vigueur pour supprimer tout prétexte de désordre dans l’ensemble du réseau. Avec une situation nette, les compagnies perfectionneront leur système d’exploitation : ce sera leur meilleur argument, leur plus éloquent plaidoyer devant l’opinion publique.


C. LAVOLLEE.