La Question de la Population et la Civilisation démocratique
Jamais on n’aura tant écrit sur le grave problème — le plus important pour l’humanité en général et pour chaque nation en particulier — de l’accroissement ou de la décroissance de la dépopulation, que depuis quelques années et surtout depuis quelques mois. Outre le grand ouvrage de M. Levasseur, l’étude la plus étendue et la plus détaillée qui ait paru sur ce sujet depuis le célèbre livre de Malthus, c’est-à-dire depuis cent ans, nous avons sous les yeux divers travaux français ou étrangers, les uns développés, les autres succincts, où la question de la population est étudiée avec une sorte de passion. Nommons : La Population et le Système social, par M. Fr.-S. Nitti, professeur à l’Université de Naples, écrivain fort érudit, habile, systématique, non dépourvu de partialité envers les doctrines ou les hommes et qui représente les économistes socialisans ; La Viriculture, de M. G. de Molinari, le très ingénieux et subtil économiste que l’on connaît, qui se complaît dans l’idée que l’économie politique pure suffit à tout, qu’elle domine à elle seule le monde, qu’elle n’a besoin d’aucun auxiliaire, que toutes les autres sciences morales sont dans sa dépendance et que la loi de l’offre et de la demande, si on la laisse opérer librement, comporte des solutions infaillibles et promptes pour toutes les difficultés sociales. Ces deux ouvrages sont étendus, le premier surtout ; il vient d’être traduit en français sous la direction de M. René Worms, secrétaire général de l’Institut international de sociologie.
À ces deux volumes écrits sous des inspirations très différentes, on peut en joindre un troisième qui ne traite la question de la population qu’accessoirement, mais qui est plein de verve et de profondeur : L’Avenir de la race blanche, critique du socialisme contemporain, par M. J. Novicow. L’auteur, dont la tendance générale est assez analogue à celle de M. de Molinari, dissipe avec beaucoup de force les terreurs qu’entretiennent quelques littérateurs sur la prochaine dévolution aux jaunes ou aux noirs de l’hégémonie civilisatrice qui jusqu’ici a appartenu aux blancs ; il y fait une saisissante réfutation de l’excès des craintes de certains publicistes à ce sujet. On peut seulement se demander si sa foi illimitée dans le progrès de l’humanité ne l’entraîne pas à quelques exagérations ; car, en admettant que le génie humain, dans son ensemble, ne cesse de monter vers la lumière et le bien-être, il n’en résulterait pas nécessairement que telle nation particulière ou tel groupe de nations ne pût subir une déchéance absolue ou relative.
Parmi les travaux récens de moindre envergure, mais offrant aussi de l’intérêt, soit par les conclusions, soit par la situation de leurs auteurs, on peut citer : L’Accroissement de la population et ses effets dans l’avenir, par le général Brialmont, l’ingénieur militaire belge bien connu, qui, dans un discours prononcé à la classe des sciences de l’Académie royale de Belgique, au mois de décembre dernier, prévoit l’encombrement prochain du globe dans deux ou trois siècles et s’en alarme. La Fin de l’humanité, de M. le marquis de Nadaillac, est une réponse pleine d’optimisme au général Brialmont ; l’auteur, tout en gémissant sur le ralentissement de la population en France qu’il considère comme un phénomène exceptionnel, tout en supputant que la Russie à elle seule aura 800 millions d’âmes dans un siècle, se montre sans inquiétude sur la destinée, dans quelque nombre de siècles que ce soit, des peuples qui auront obéi au précepte : « Croissez et multipliez. » Il serait injuste de ne pas mentionner également les nombreux articles et mémoires de M. Bertillon où le savant statisticien, avec quelque manque de philosophie, selon nous, croit que le cas de la France, à savoir un état de population stationnaire, sinon légèrement décroissante, est et sera perpétuellement unique dans l’humanité. S’il nous était permis de faire allusion à nos propres recherches, nous dirions que depuis bien des années le phénomène du mouvement de la population, de son très grand essor à la fin du siècle dernier et dans les trois premiers quarts du siècle présent chez les peuples occidentaux, de son ralentissement, au contraire, très accentué dans les dernières décades, a fait l’objet de nos observations prolongées ; que nous croyons avoir trouvé, sinon une loi, du moins une théorie qui permet de se rendre compte non seulement des faits présens, mais de la direction des faits prochains. La prévision est possible en matière sociale, à la condition que l’on n’embrasse qu’un champ limité, la vie de deux ou trois générations, par exemple, sans prétendre deviner ce qui se passera dans mille ou cinq cents ans.
Les influences auxquelles obéit actuellement et auxquelles obéira longtemps encore, suivant toutes les présomptions rationnelles, le mouvement de la population chez les peuples civilisés, voilà ce que nous allons examiner dans cette étude.
La plupart des hommes ont l’esprit tellement imprégné de l’impression des faits contemporains ou du moins des faits récens, qu’ils les considèrent comme représentant le cours normal et perpétuel des choses. Ainsi, de ce que la population a énormément augmenté depuis un siècle ou cinq quarts de siècle dans l’Europe occidentale, on en tire la conclusion qu’il est normal qu’elle augmente de ce train et qu’un ralentissement ou un arrêt de cet accroissement est en quelque sorte une infraction à l’ordre naturel des sociétés. Cependant, si l’on veut bien réfléchir et comparer, on verra que la très grande augmentation de la population des nations européennes est un phénomène propre à la fin du XVIIIe siècle et au siècle présent. Les âges immédiatement antérieurs n’ont rien vu de pareil.
On estime que vers la fin du XVIe siècle, l’Angleterre comptait un peu moins de 5 millions d’habitans, qu’elle en avait 6 millions à la fin du XVIIe siècle, ayant gagné seulement 1 million ou 16 à 17 pour 100 en cent ans. Le XVIIIe siècle, au contraire, dont la deuxième moitié coïncide avec l’ouverture de l’ère des grandes inventions et la constitution de la grande industrie, augmenta de 2 800 000 âmes la population anglaise, soit de moins de 50 pour 100, ou d’un demi pour 100 par an, et la porta à 8 873 000. Ces calculs sont, sans doute, simplement approximatifs, parce que la statistique ou, comme on disait alors, l’arithmétique politique, reposait encore sur des bases incertaines ; mais ils suffisent pour le sujet qui nous occupe. Ainsi, au XVIe siècle, l’augmentation de la population de l’Angleterre fut très faible et elle resta encore très modérée pendant le XVIIIe siècle, surtout pendant la première partie. Au contraire, dans le courant du XIXe siècle, la population de l’Angleterre proprement dite a quadruplé, s’élevant en 1896 à 30 731 000 âmes.
Voici donc le même peuple qui, dans trois siècles successifs, accroît le nombre de ses habitans dans la proportion infinitésimale de 15 à 16 pour 100 pendant l’ensemble du premier siècle, dans la proportion modérée de 45 à 50 pour 100 pour l’ensemble du siècle suivant, et dans la proportion énorme de 260 à 280 pour 100 dans le siècle le plus récent. On ne peut arguer ici d’un changement de race, car si un peuple est resté fidèle à lui-même, défendu contre tout alliage, au moins depuis le début des temps modernes, c’est bien le peuple anglais. Or, il s’est montré successivement, dans le cours des trois derniers siècles, d’abord peu prolifique, puis modérément prolifique, enfin excessivement prolifique, ou du moins, car le phénomène de l’accroissement de la population dépend de la combinaison de deux facteurs, la natalité et la mortalité, le jeu de ces deux forces chez le peuple anglais a abouti à un accroissement très faible de la population au XVIIe siècle, à un accroissement modéré au XVIIIe, et à un accroissement énorme au XIXe.
Ces variations sont incontestables ; elles ont des raisons d’être qui ne sont pas dans la race : ce sont les circonstances économiques et morales, les influences extérieures et les influences psychiques qui ont déterminé ces prodigieuses différences dans l’allure du mouvement de la population en Angleterre, depuis le commencement des temps modernes. Au XVIIe siècle et jusque vers 1760, 1e peuple anglais était surtout un peuple agricole ; il se composait principalement de petits tenanciers ; l’industrie qu’il pratiquait était la petite industrie, régie par les guilds ou corporations et leurs statuts restrictifs. Il n’y avait pas de grandes villes en Angleterre, sauf Londres, qui encore avait à peine la population d’une de nos grandes villes de province. La ville principale, après Londres, était Bristol, à qui l’on n’attribuait guère que 25 000 âmes lors de la Révolution de 1648. Ce peuple de petits tenanciers ruraux et de petits artisans, composant une sorte de société cristallisée, devait se signaler par des mariages prudens, souvent tardifs et modérément féconds.
A partir de 1760, il s’effectua un changement prodigieux, qui atteignit son point culminant vers le milieu de ce siècle : l’application à la production des découvertes de la science moderne et la constitution de la grande industrie. C’est de l’année 1760 que l’économiste anglais Marshall fait dater, pour son pays, cette prodigieuse révolution[1].
Presque immédiatement se produit une altération démographique profonde dans la nation anglaise ; ce peuple de petits tenanciers et de petits artisans, épars dans les campagnes et dans de médiocres bourgs, asservi à des méthodes traditionnelles et jouissant d’une fécondité limitée, devient l’exubérante nation manufacturière et commerçante, prolifique, envahissante, débordante de vitalité, que nous avons connue dans le courant de ce siècle et qui a fait tant de jaloux. Les vieux règlemens des guildes sur le compagnonnage, sur la maîtrise, le célibat forcé ou les mariages tardifs qu’ils entraînaient pour un grand nombre sont abandonnés : des villes nouvelles se fondent et en quelques années éclipsent les villes les plus anciennes ; les manufactures appellent non seulement les hommes, mais les femmes et les enfans, et donnent à ceux-ci, à partir de cinq à six ans, une rémunération qui peut pourvoir à leur entretien et qui, à dix ou douze ans, laisse un excédent. De ce moment date la prolificité anglaise.
La population peut sensiblement s’accroître pour se proportionner, non seulement aux subsistances, mais au débouché. Le second de ces mots convient mieux que le premier, qui est d’un sens vague et ne comprend que des élémens matériels, tandis que le second, dans le sujet qui nous occupe, comporte un élément moral, l’appréciation que font les hommes de leur destinée future dans le milieu économique et social existant et de la destinée probable de leurs enfans. Le débouché prodigieusement élargi pour l’emploi des hommes, des femmes et des enfans surtout, détermina une abondante nuptialité et une (natalité plus abondante encore.
D’autres circonstances y contribuèrent. L’état mental et la conception familiale étaient autres alors qu’aujourd’hui. La classe ouvrière et une grande partie de la petite classe moyenne elle-même n’avaient aucune ou presque aucune instruction ; habituées à vivre dans une société régulièrement stratifiée et sans élasticité, elles ne pensaient guère à s’élever d’un échelon social à un autre ; leur horizon était restreint ; elles se contentaient des maigres jouissances traditionnelles et se résignaient aux privations habituelles. Le sentiment de la famille, moins tendre et moins affectueux qu’à l’heure présente, ne s’imprégnait pas d’ambition ; on n’avait pas l’espoir, par conséquent guère le désir, pour ses enfans, d’une destinée meilleure et surtout plus brillante que la sienne. Ces dispositions mentales détournaient de la prévoyance et du calcul. On affrontait, sans les mesurer ni s’en inquiéter, les charges familiales ; celles-ci, on l’a vu, se tournaient même en bénéfices par l’emploi rémunéré des enfans et des adolescens.
S’il survenait des malheurs, — la perte du chef de famille, des infirmités, des chômages, — un système d’assistance, d’une générosité naïve et imprudente, fournissait au misérable l’indispensable, quelquefois davantage. La célèbre loi des pauvres, Poor law, avant la réforme de 1832, poussait, elle aussi, à la prolificité. « L’allocation pour chaque enfant additionnel était si élevée proportionnellement à celle des adultes, dit un écrivain anglais contemporain, que plus un homme avait d’enfans, meilleure était sa condition, et ainsi l’on encourageait l’accroissement rapide d’une population de pauvres ; l’allocation pour les enfans illégitimes dépassait même celle des enfans légitimes[2]. »
Toutes les influences, aussi bien externes qu’internes, sollicitaient à la prolificité. Une autre cause encore y contribuait et continue encore d’agir, quoique à un degré qui s’est beaucoup affaibli depuis vingt ans : les facilités ouvertes à l’émigration par les progrès de la navigation, par les secours aux émigrans qu’allouaient certaines colonies, et le sort relativement heureux de la plupart des colons. Cette cause influa grandement, pendant de nombreuses années, non seulement sur la classe populaire, mais sur la classe moyenne et commerçante. Le débouché offert par les États-Unis et par les colonies britanniques aux enfans des familles aisées comme à ceux des familles ouvrières était plus ample et plus assuré dans les trois premiers quarts de ce siècle qu’il ne l’est aujourd’hui et surtout qu’il ne l’était auparavant. Un ingénieur, un contremaître, un commerçant, de même qu’un cultivateur et un ouvrier, étaient plus sûrs alors de se faire une place et une situation dans les contrées lointaines, de climat et de milieu social à peu près analogues à ceux de la mère patrie.
Telles sont les circonstances qui, à partir de 1760 en Angleterre, et d’une date de près d’un demi-siècle plus récente sur le continent, déterminèrent chez les nations de l’Europe occidentale une prolificité et un accroissement de population comme n’en avaient connu aucun âge précédent. Si, vers la fin du XVIIe siècle, un statisticien avait voulu faire des prévisions sur la population de l’Angleterre deux siècles plus tard, c’est-à-dire vers 1900, en se fondant sur les résultats des cent dernières années écoulées, il ne l’eût pas évaluée à plus de 9 ou 10 millions d’habitans au maximum. Son calcul, établi sur l’expérience antérieure, eût été singulièrement démenti par les faits : c’est qu’il avait surgi tout un ensemble de circonstances nouvelles que personne ne pouvait prévoir.
Non seulement au XVIIe siècle, mais même au milieu du XVIIIe siècle, personne ne pressentait le prodigieux développement de la population qui s’est manifesté depuis. Un des hommes, certes, les moins engagés dans les liens de la routine intellectuelle, Voltaire, au moment même où il se vantait dans toutes ses lettres de faire de l’agriculture progressive, d’employer les semoirs mécaniques et les charrues nouvelles, consulté par M. de la Michodière, intendant d’Auvergne, au sujet d’une évaluation du nombre d’habitans de la ville de Clermont-Ferrand, écrivait : « Les hommes ne peuplent pas comme le prétendaient ceux qui disent froidement qu’après le déluge il y avait des millions d’hommes sur la terre. Les enfans ne se font pas à coups de plume, et il faut des circonstances fort heureuses pour que la population augmente d’un vingtième en cent années[3]. » C’est là ce qu’écrivait de Ferney, on novembre 1757, un homme qui, s’il n’était pas particulièrement versé dans les questions économiques, se flattait, cependant, de connaître tout ce qui concernait l’état social et représentait admirablement, en tout cas, l’opinion de son temps.
L’application des découvertes scientifiques à la production, la rupture des vieux liens des corporations et de nombre d’autres règlemens restrictifs, la constitution de la grande industrie, ouvrirent à l’accroissement de la population un champ en quelque sorte indéfini. Cette révolution économique n’alla pas sans souffrances : en l’absence de toute institution tutélaire, de toute combinaison d’assurances et d’aide mutuelle, la substitution du travail automatique au travail à la main, les détournemens de clientèle, les chômages parfois des établissemens nouveaux, dont la production de temps à autre anticipait, sinon sur les besoins, du moins sur les habitudes et les goûts, déterminèrent un paupérisme qui, s’il n’était pas plus étendu peut-être qu’autrefois, se trouvait plus concentré et plus ostensible.
On discutait beaucoup sur les causes de ces misères humaines ; la plupart des écrivains du temps, l’un d’eux surtout, assez apprécié alors et qui ne doit plus qu’à son célèbre adversaire le peu de notoriété qui lui reste, Godwin, en rendaient responsables le gouvernement et la société. Les richesses étaient mal réparties, disaient-ils, le gouvernement ne prenait pas assez la défense des classes pauvres. Alors parut Malthus qui, dans un livre retentissant, son Essai sur le principe de la population, ayant dans la première édition la forme d’un opuscule de médiocre étendue, mais d’une audacieuse et provocante netteté, substitua à la thèse de Godwin une théorie toute nouvelle. Ce modeste pasteur de campagne, âgé de trente-deux ans, annonçait, avec une verdeur d’expression qui n’a jamais été dépassée, que le grand coupable, la cause essentielle de la misère, c’est la prolificité humaine. Présentée en termes simples et incolores, cette proposition eût pu ne faire qu’un médiocre effet ; mais elle était lancée dans le monde avec un éclat et en quelque sorte une furie, avec une brutalité d’images, et aussi avec un appareil de formules rigides et précises, qui ne pouvaient laisser le lecteur insensible ; il était mis en demeure de se prononcer pour ou contre la théorie de l’auteur. On connaît ses deux fameuses progressions : les subsistances tendent à augmenter dans une progression arithmétique et la population dans une progression géométrique ; l’équilibre est donc sans cesse rompu ; il ne se rétablit approximativement que par l’action des freins (checks) répressifs ou destructifs, à savoir la misère et la mort prématurée. Pour qu’il en fût autrement, il faudrait que la population consentît à user des freins préventifs, qui sont de deux natures, la contrainte morale (moral restraint) et les pratiques vicieuses. Malthus recommandait énergiquement la première et condamnait non moins énergiquement les autres.
Ces deux progressions, ces deux catégories de freins (checks) firent le succès du livre de Malthus, beaucoup plus que les calculs empruntés à Petty, Franklin, Euler et Price, et les maigres, insuffisantes statistiques qui y étaient jointes. Un passage de la première édition contribua aussi au retentissement prodigieux de cet essai : « Un homme qui est né dans un monde déjà possédé, s’il ne peut obtenir de ses parens la subsistance qu’il peut légitimement leur demander et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a aucun droit de réclamer la plus petite portion de nourriture, et, en fait, il est de trop. Au grand banquet de la nature, il n’y a pas de couvert vacant pour lui. Elle lui commande de s’en aller et elle mettra elle-même promptement cet ordre à exécution, s’il ne peut recourir à la compassion de quelques-uns des convives du banquet. Si les convives se serrent et lui font place, d’autres intrus se présenteront immédiatement, demandant la même faveur… » Quoique biffé de toutes les éditions autres que la première, ce passage n’en est pas moins demeuré célèbre ; les socialistes et les antimalthusiens s’en emparèrent et, non contens d’en faire un sujet de scandale, ils le résumèrent sous une forme plus concise et plus saisissante, où ils introduisirent quelques expressions dont Malthus ne s’était pas servi.
Un livre réussit souvent, et surtout propage dans le peuple une doctrine et un nom d’auteur beaucoup plus par ses exagérations et ses défauts que par sa sagesse et sa justesse ; les attaques violentes sont aussi un des élémens principaux du succès. Cette chance échut à Malthus ; si son ouvrage s’était présenté au monde sous la forme un peu lourde et terne de la seconde édition et des suivantes, encombrées de statistiques et vides de toute éloquence, il est probable qu’il n’aurait pas franchi le cercle des gens instruits et des penseurs ; c’est à l’image qui faisait saillie dans l’édition première et qu’il se hâta de supprimer des autres, c’est surtout au raccourci encore plus frappant que ses adversaires firent de cette image en la propageant de tous côtés, qu’est dû le prodigieux et durable succès de l’Essai sur le principe de la population.
Ce succès fut immédiat et éclatant. Les partis politiques s’emparèrent de la thèse de Malthus ; les conservateurs et même les libéraux, les antisocialistes ou antiréformistes se l’approprièrent. Désormais, la cause de la misère était trouvée : les lois étaient impuissantes à rien faire contre elle ; c’était la brutale passion sexuelle à laquelle s’abandonnait le peuple qui était seule responsable des souffrances de la classe inférieure. Il n’y avait qu’à prêcher la contrainte morale, le moral restraint.
Quelques écrivains, peu sympathiques à Malthus, ont sans doute été singulièrement loin en représentant la première édition de son livre, celle qui fit une impression si saisissante, comme « une brochure de politique conservatrice. » C’est M. Nitti qui s’exprime ainsi, et il revient à chaque instant sur ce reproche : il parle du « fragile édifice politique bâti par l’audacieux pasteur de Haileybury » ; il relègue cette œuvre puissante parmi les écrits qui ne sont « qu’un effort continuel pour légitimer certains intérêts et défendre certains abus. » Il est regrettable que des écrivains qui ne manquent ni de talent, ni de savoir, comme M. Nitti, attribuent ainsi un but mesquin ou vil à de grands penseurs dont ils ne partagent pas les idées ou les conclusions. Les écrivains socialisans se complaisent dans ce travers ; ils ne veulent reconnaître aucun désintéressement, aucune sincérité, aucune vue purement philosophique et scientifique à ceux dont ils n’adoptent pas les doctrines. L’adhésion ardente que donnèrent à la doctrine de Malthus des démocrates aussi sincères que Stuart Mill disculpe celle-ci de toute inspiration réactionnaire.
Les faits ont, pendant une cinquantaine d’années au moins, paru donner raison à Malthus ; la population, dans son pays, et chez toutes les nations civilisées, continua de s’accroître avec une rapidité inconnue auparavant ; si cette marée montante de la quantité des êtres humains n’a pas excédé le progrès parallèle des subsistances et des produits utiles à l’homme, du moins elle a empêché, dans une certaine mesure, chaque membre des nations civilisées de profiter, autant qu’on aurait pu l’espérer, du perfectionnement des procédés de production.
Il était visible que, si le livre de Malthus avait un retentissement prodigieux, ses conseils n’éveillaient dans les couches populaires aucun écho. Nul ne se souciait du moral restraint, la contrainte morale, qu’il recommandait ; et aucune nation, prise dans son ensemble du moins, ne recourait encore aux pratiques vicieuses et condamnables qu’il réprouvait hautement. De 1801 à 1888, d’après M. Emile Levasseur, la population s’éleva dans le Royaume-Uni de 16 millions un quart à plus de 37 millions ; en Allemagne, de 25 millions à 47 ; en Autriche-Hongrie, de 25 à près de 40 ; en Italie, de 17 et demi à près de 30 ; en Belgique, de moins de 3 millions à près de 6 ; en Suède, de 2 300 000 à 4 700 000 ; en Suisse, de moins de 2 millions à près de 3 ; en Espagne, de 11 à près de 17 ; en Portugal, de moins de 3 à 4 et demi. L’immense empire russe, quoiqu’il ne fût pas encore gagné par l’industrie, et qu’il demeurât soumis à des influences un peu différentes, ne se montrait pas moins prolifique : sa population passait de 40 millions, chiffre d’évaluation en l’absence de recensement régulier, à 95 millions environ en 1888. Les pays neufs et d’immigration voyaient le nombre de leurs habitans s’accroître encore davantage ; les Etats-Unis, par exemple, de 5 308 000 âmes en 1 800 parvenaient graduellement à 62 millions et demi en 1890. Bref, la population des pays civilisés, considérée dans son ensemble, avait sensiblement plus que doublé de 1801 à 1888. Et l’on ne pouvait noter aucune exception : la France elle-même, le pays où le mouvement de la population offrait le moins de force ascensionnelle, avait gagné près de 9 millions d’habitans, soit une proportion de 31 pour 100, de 1801 à 1856, passant de 27 400 000 à 36 100 000 ; dans les années immédiatement postérieures, même en notre pays, la population croissait d’une centaine de mille âmes environ par an.
Il paraissait donc bien démontré que, sans aucune exception, la population dans un pays civilisé tend à augmenter continuellement et rapidement. On oubliait la stagnation relative ou du moins le très faible accroissement constaté au XVIIe siècle et au XVIIIe siècle.
Quelques esprits attentifs et perspicaces, cependant, en étudiant avec soin le mouvement de la population en France et dans quelques pays voisins, même quand il était encore dans la voie ascendante, démêlaient les signes d’un changement de direction. M. Léonce de Lavergne est celui qui le premier jeta un cri d’alarme, vers 1873 ou 1874. Nous-même écrivions alors que le jour où les Bretons, ce qui a chance d’arriver, auront pris les mœurs des Normands, et où les Bas et Hauts Alpins, Aveyronnais, etc., auront pris celles des Gascons, la population de la France ne pourrait guère se maintenir par son mouvement propre.
Il est superflu de s’étendre longtemps sur le cas si connu de la France : la natalité qui, depuis le commencement du siècle jusque vers 1836, s’était maintenue aux environs, et en général au-dessus de 30 pour 1 000 habitans, oscillant même dans le premier quart de ce siècle entre 31 et 33 pour 1 000, et dépassant sensiblement la natalité actuelle de la nation britannique, a fléchi successivement à 29, 28 et 27 pour 1 000 sous le règne de Louis-Philippe, ce qui est encore l’équivalent de la natalité actuelle suisse ou belge ; elle a décru de nouveau entre 26 et 27 pour 1 000 sous le second empire, s’abaissant à 25, 5 en 1870 ; elle remonta légèrement, après la guerre, dans les années 1872 à 1876, un peu au-dessus de 26 pour 1 000, ce qui s’explique par tous les vides qu’il y avait alors à combler et par les unions ajournées dans le second semestre de 1870 et en 1871 ; puis graduellement elle tomba jusqu’à 21, 9 par 1 000 habitans en 1890 ; elle se releva de quelques fractions insignifiantes dans les années suivantes, atteignant 23, 1 pour 1 000 en 1893 et retombant à 22, 3 en 1894. Le chiffre des naissances dans la période quinquennale 1890 à 1894 n’équivaut pas tout à fait à celui des décès : on a constaté, en effet, dans l’ensemble de ces cinq années, 4 312 000 décès en France contre 4 300 000 naissances ; l’écart tient à la fois à une mortalité très forte pour les années 1890 à 1893, celle de 1894 ayant été beaucoup moindre, et à une natalité très faible, la plus faible qui se rencontre parmi les nations civilisées.
Cette situation, tout au moins stationnaire, sinon nettement décroissante, de la population en France, eût singulièrement étonné Malthus, car il s’appuyait précisément sur notre pays pour établir l’exactitude de sa thèse.
Dans des passages curieux de son livre il représentait une France qui, au point de vue démographique, formait un complet contraste avec la France contemporaine. « De tout temps, en France, écrivait-il, le nombre des hommes en âge militaire a été petit en proportion de la population. » Aujourd’hui, ils forment au contraire, chez nous, une proportion plus forte qu’ailleurs du nombre des habitans. Il ajoutait une remarque, infiniment curieuse, parce qu’elle est le contre-pied des observations actuelles : « De tout temps en France, écrivait Malthus, il y a eu beaucoup de petites fermes et de petits propriétaires. Cet état de choses n’est pas très favorable à l’accroissement du produit net, ou à la richesse nationale disponible ; mais quelquefois il augmente le produit brut, et il a toujours une forte tendance à encourager la population[4]. » Certes, l’expérience prolongée a démenti cette conclusion de Malthus ; bien loin que le grand nombre de petites fermes (au sens anglais du mot qui veut dire propriété) et de petits propriétaires développe la prolificité, il est certain qu’aujourd’hui il la restreint. Cependant Malthus n’avait pas tort au moment où il écrivait et pour une période postérieure assez longue. A un certain degré de l’évolution agricole et sociale, alors que l’ambition des parens pour leurs enfans ne s’était pas développée et que l’école n’exerçait pas dans les campagnes son influence émancipatrice, le petit et le moyen propriétaire trouvaient dans le grand nombre d’enfans des ouvriers gratuits, rémunérateurs pour la famille dès l’âge de cinq à six ans et le restant parfois bien au-delà de leur majorité par la vie en commun. Aujourd’hui les conditions d’existence du petit et du moyen propriétaire rural sont changées : l’école lui prend ses enfans jusqu’à 13 ou 14 ans ; elle exalte leur imagination et leurs espérances ; à peine ont-ils eu le temps, de 13 ou 14 à 20 ans, de se familiariser avec la vie des champs et de rapporter quelque chose à l’organisation familiale que la caserne les saisit, leur donne le goût de l’indépendance et que le père de famille ne peut plus compter, même après le jour de leur libération, sur leur concours gratuit ou même sur leur coopération docile. Ainsi la petite ou la moyenne propriété qui pouvait, au temps de Malthus, susciter la prolificité est l’un des plus énergiques facteurs qui aujourd’hui la restreignent. L’ambition, d’origine assez récente, des parens pour leurs enfans, se joint à l’intérêt matériel lésé pour faire considérer aux paysans la multiplicité, parfois la simple pluralité d’enfans, comme un embarras et comme un mal. Les règles du code civil sur l’égalité des partages et la division des héritages, quoiqu’on ait parfois exagéré leur action, y contribuent également.
Ce n’est pas seulement dans les campagnes, c’est depuis quelques années dans la population ouvrière des manufactures, plus encore parmi les artisans, dans la petite et la moyenne bourgeoisie, beaucoup plus que dans la grande, que le grand nombre des enfans est appréhendé comme une cause de gêne, de souci et parfois de déclin. La réduction de la natalité ne serait pas toutefois si générale en France, si aux influences économiques ne se joignait un facteur moral d’une très grande intensité d’action. Ce facteur, nous l’avons cherché depuis longtemps. Nous écrivions, en 1887, dans un livre élémentaire où il ne nous était pas possible de donner de l’extension à l’expression de notre pensée et de l’entourer de preuves : « L’exemple de la France, de la partie des États-Unis qu’on dénomme Nouvelle-Angleterre et qui est située sur l’Atlantique, semble indiquer que, à un certain degré d’aisance et sous l’inspiration de sentimens démocratiques, la tendance à l’accroissement de la population devient excessivement faible. Il n’est nullement démontré que les autres contrées du monde ne doivent pas un jour se rapprocher de la situation de la France et avoir, elles aussi, une population stationnaire[5]. » Depuis lors, l’observation attentive des phénomènes démographiques contemporains dans les divers pays civilisés nous ont conduit, à diverses reprises, à préciser notre doctrine : et nous pouvons considérer comme démontrable et démontré que la civilisation démocratique est contraire à la prolificité, que graduellement tous les peuples civilisés, au fur et à mesure que la conception démocratique pénétrera leurs couches profondes, verront leur natalité décroître et se rapprocher de celle de la France. Déjà cette tendance à la réduction proportionnelle des naissances est très accentuée en Angleterre, en Suisse, en Belgique, dans les pays Scandinaves et aux Etats-Unis d’Amérique. Les observateurs les plus avisés et les plus exacts, M. Emile Levasseur en France, M. Marshall en Angleterre, M. Nitti en Italie, M. Robert P. Porter, le surintendant du Census de 1890, aux Etats-Unis, sans démêler tous exactement la grande influence dépressive de la natalité, à savoir le sentiment démocratique, constatent que le cas de la France n’est pas isolé ; que notre pays pourrait n’avoir que devancé les autres ; et que nombre de contrées s’acheminent dans la même voie. L’examen des chiffres relatifs aux mouvemens de la population dans les principaux pays en fournira la preuve évidente.
Le statisticien qui a le plus complètement et méthodiquement réuni les documens relatifs aux mouvemens de la population dans les diverses contrées civilisées est M. Bodio, le très savant chef de la statistique italienne, il les tient à jour ; c’est à ses tableaux qu’il faut se reporter. Nous avons, grâce à lui, la comparaison année par année des naissances, des décès, des mariages, avec tous les détails utiles circonstanciés : l’âge, par exemple, des époux dans les divers pays. Les divers annuaires statistiques nationaux, anglais, belges, allemands, coloniaux britanniques, le dernier Census des Etats-Unis (1890), fournissent des renseignement parfois plus récens encore permettant aussi, comme pour l’Allemagne, d’étudier le mouvement de la population non seulement dans l’ensemble du pays, mais encore dans chacune de ses régions principales, ce qui est très utile au point de vue social.
Une première observation se dégage quand on jette les yeux sur les tables statistiques du savant italien : c’est que la natalité va en décroissant quasi régulièrement quand on marche de l’orient à l’occident de l’Europe, surtout si l’on fait abstraction de l’Europe méridionale. Ainsi la très grande natalité, celle qui dépasse 40 pour 1 000 du nombre des habitans, n’est atteinte que dans les pays slaves et en Hongrie ; la Russie européenne qui occupe le point culminant de la natalité, compte régulièrement 48 à 50 naissances pour 1 000 habitans ; le taux de 50 pour 1 000 y a même été dépassé plusieurs fois en 1874, 1875, 1882, 1884. Viennent ensuite : la Serbie où la natalité va de 40 à 47 pour 1 000, se tenant le plus généralement aux environs de 44 ou 45 ; la Roumanie, où elle est à peu près au même niveau ; la Hongrie, qui de même comptait, jusqu’à ces dernières années, 40 à 42 naissances par 1 000 habitans, mais qui offre, depuis 1892, une natalité un peu moins forte. Tous ces pays sont des contrées à population très peu dense, où la terre est abondante, où le mouvement industriel et les voies de communication sont d’introduction récente, où les mœurs sont restées primitives, au moins pour le gros de la population. Le pullulement y est donc naturel ; toutes les conditions économiques et morales y poussent.
Dans cette partie de l’Europe, il n’y a guère qu’une exception à la très grande fécondité : c’est la Finlande, qui est, en réalité, un pays très distinct de la Russie, quoique réunie à elle sous un même sceptre, mais avec une constitution politique et sociale toute différente. La Finlande jouit seulement d’une natalité satisfaisante : 30 à 32 naissances par 1 000 habitans, après en avoir eu jusqu’à 37 à 38 dans la période de 1874 à 1879 ; elle suit le mouvement de tout le groupe Scandinave, où le taux de la natalité est modéré et en voie d’affaiblissement depuis une quinzaine d’années, ayant fléchi, pour la Suède, de 30 ou 31 pour 1 000 dans les années 1874-79, à 27 pour 1 000 dans les trois années 1892-1894, pour la Norvège de plus de 31 pour 1 000 dans la première période à 30 à peine dans la dernière, et de 31 et demi à 32 pour 1 000 en Danemark à 30 ou 30 et demi.
Ainsi l’orient de l’Europe présente une natalité énorme dans tous les pays slaves et en Hongrie ; le nord de l’Europe offre une natalité modérée et plutôt décroissante, quoique l’affaiblissement n’y soit très sensible qu’en Suède.
En poursuivant vers l’ouest, on rencontre la Cisleithanie, qui jouit d’une natalité assez forte, quoique bien moindre que celle du groupe plus oriental : 39 à 39 et demi par 1 000 habitans de 1874 à 1879 et aujourd’hui (1892 à 1894) 36 à 37 seulement ; plus haut, l’Allemagne, où le taux de la natalité est à peu près équivalent et s’est peu modifié dans l’ensemble depuis quinze ans ou même depuis cinquante, quoique, cependant, là aussi il y ait une tendance, mais jusqu’ici assez légère, à la diminution de la natalité. Mort-nés compris, d’après le Statistisches Iahrbuch für das deutsche Reich (1897), il y a eu en moyenne en Allemagne 37, 5 naissances par 1 000 habitans dans chacune des années de la période 1891-95, contre 38, 2 dans celle de 1881-90, 40 7 dans la période exceptionnelle 1871-80, comblant les vides de la guerre, 38, 8 dans la période 1861-70 ; pour être très légère, la diminution de la natalité germanique ne mérite pas moins d’être signalée ; il y a apparence que ce n’est qu’un commencement. Mort-nés déduits, la natalité en Allemagne oscille autour de 36 pour 1 000.
Pour retrouver une natalité assez forte, il ne faut plus pousser directement à l’ouest, à partir de l’Allemagne, on ne l’y rencontrerait pas, il faut descendre au Sud : l’Italie, l’Espagne et le Portugal présentent seules, à l’ouest de l’empire germanique, une natalité qui se rapproche de celle de ce dernier : en Italie, depuis vingt ans la natalité s’est peu modifiée : mort-nés déduits, elle oscille entre 37 et 38 pour 1 000 habitans ; cependant, là aussi, il y a plutôt un peu de tendance à la réduction ; les trois dernières années dont fasse mention M. Bodio, à savoir 1892, 1893 et 1894, donnent respectivement 36, 5 ; 36, 8 et 35, 8, taux qui restent un peu au-dessous de la moyenne de 1874 à 1891. L’Espagne a une natalité, à peu près constante depuis vingt ans, de 35 à 36 pour 1 000, et le Portugal en a une de 34 à 35. Si l’on retourne à l’extrémité de la Méditerranée, la petite Grèce offre aussi une natalité de 34 à 35 en 1889 et en 1890, les dernières années connues. Toutes ces péninsules méditerranéennes ont donc une natalité assez élevée mais non énorme, se tenant singulièrement au-dessous de celle de la Russie, de la Serbie et même de la Roumanie.
L’occident de l’Europe, c’est-à-dire les contrées le plus anciennement en possession de la richesse ou de l’aisance, de l’indépendance individuelle, des habitudes et des goûts démocratiques, offre un tableau tout différent. Non seulement la natalité est beaucoup moindre qu’à l’orient ou au midi, mais dans tous les pays de ce groupe, à savoir la Hollande, la Belgique, la Suisse, l’Angleterre et la France, elle se présente avec un recul des plus accentués si l’on compare les années récentes à celles qui les ont précédées. Les Pays-Bas (Hollande), la contrée où le recul de la natalité, quoique très sensible, est le moins accentué de ce groupe, jouissaient d’une natalité forte il y a vingt ans encore, à peu près égale à celle de l’Allemagne, 36 et demi pour 1 000 environ comme moyenne annuelle dans la période 1874 à 1879 ; graduellement, cette natalité a singulièrement faibli ; on n’enregistre plus que 34, 2 pour 1 000 comme moyenne des années 1883 à 1888, et à peine 33 pour 1 000 pour les années 1889 à 1894 ; il y a donc eu un recul de 10 pour 100 environ en une vingtaine d’années : néanmoins, ce taux de 33 pour 1 000, quoique bien inférieur à celui de toutes les contrées situées plus à l’est, les pays Scandinaves seuls exceptés, est encore passablement élevé.
Il n’en est pas de même de la Belgique, de la Suisse, de la Grande-Bretagne et surtout, naturellement, de la France. En Belgique, dans la période de 1831 à 1840, la natalité n’était tombée qu’une fois (en 1832, année de choléra) au-dessous de 33 pour 1 000 ; elle dépassa une année 34 et une autre année 35 ; elle commença de s’affaiblir dans la décade suivante (1841 à 1850) ; néanmoins, sauf les années de famine ou de révolution (1846, 1847 et 1848), elle se tenait toujours au-dessus de 30 et le plus fréquemment au-dessus de 31 pour 1 000. Dans les années 1871 à 1882, jamais la natalité belge ne tombe au-dessous de 31, et elle s’élève le plus souvent au-dessus de 32, dépasse même une fois 33 ; mais à partir de 1883, il se produit un changement sensible et qui s’accentue ; jamais depuis lors la natalité belge n’est remontée à 31 pour 1 000 ; depuis 1886 même elle n’a plus atteint une seule fois 30 pour 1 000 et, dans les années les plus récentes, 1890 à 1891, elle est le plus souvent un peu au-dessous de 29 pour 1 000, ce qui équivaut à peu près à la natalité française dans la première partie du règne de Louis-Philippe. Ainsi, en Belgique, la natalité a diminué de le pour 100 environ relativement à la période de 1831 à 1840 et de près de 10 pour 100 par rapport à la période de 1871 à 1880. Il n’en va pas autrement de la Suisse : ce petit et florissant pays avait dans la période de 1874-1879 une natalité annuelle moyenne de 31 pour 1 000 environ qui, pour n’être pas très forte, n’était cependant pas médiocre. Graduellement, elle s’est réduite et pour l’ensemble de la période de 1886 à 1894 elle atteint à peine 28 pour 1 000. Ce ne sont pas là des décroissances insignifiantes ni accidentelles.
Le plus grand et le plus saisissant changement (la France étant laissée de côté) est offert par le Royaume-Uni d’Angleterre et d’Irlande. Le pays qui a témoigné d’un si énorme accroissement de population depuis le commencement de ce siècle est actuellement dans une voie de natalité sensiblement décroissante ; certes, le taux en reste encore assez satisfaisant, surtout si on le compare à celui de la France ; mais il est singulièrement inférieur non seulement au taux du commencement de ce siècle, mais même au taux d’il y a 20 ou 25 ans. De 1874 à 1876, la natalité dans l’Angleterre proprement dite et dans le pays de Galles était de 36, 4 en moyenne par 1 000 habitans, en Écosse de 35, 5 et en Irlande de 26, 5 ; le taux si faible dans ce dernier pays venait de l’émigration des jeunes gens ; graduellement, par étapes de recul qui montrent une certaine régularité, on est tombé à 30, 5 environ pour 1 000 pour l’Angleterre proprement dite et l’Écosse, et à moins de 23 pour 1 000 en ce qui concerne l’Irlande. Le Royaume-Uni tout entier, si l’on considère les cinq dernières années (1891-1895), ne donne plus qu’une natalité moyenne de 29, 6 pour 1 000. Ici la décroissance du taux de natalité est considérable ; elle atteint presque 20 pour 1 000 en vingt ans.
On dira, sans doute, que ce taux de 29, 6 pour 1 000 est encore respectable, surtout si on le rapproche du taux français qui n’est maintenant que de 22 et demi environ ; nous n’en disconvenons pas. Mais le fait d’une décroissance considérable et quasi continue du taux de la natalité britannique depuis un quart de siècle n’on reste pas moins indéniable. Ce qui masque ce phénomène aux yeux de beaucoup de gens, c’est que le chiffre absolu des naissances dans la Grande-Bretagne n’a pas encore diminué et que jusqu’à ce jour c’est seulement le taux de la natalité qui se réduit ; c’est aussi que les naissances demeurent encore chaque année très supérieures aux décès. Quand on dit que le chiffre absolu des naissances du Royaume-Uni n’a pas encore diminué, on n’est même pas complètement exact : si l’on consulte, en effet, les tables du Statistical Abstract pour les années 1881 à 1895, on trouve que dans les cinq premières années de cette période le nombre total des naissances dans le Royaume-Uni fut de 5 697 930 et que dans les cinq années les plus récentes, 1891 à 1895, il n’atteignit que 5 697 664, étant ainsi un peu moindre. Nous ne nions pas, certes, que la différence soit légère et, au point de vue absolu, insignifiante ; mais, au point de vue relatif, elle a, au contraire, la signification la plus précise ; car, dans la première période, la population moyenne du Royaume-Uni était seulement de 35 466 000 âmes, et dans la dernière, elle s’élevait à 38 450 000 ; malgré ces trois millions d’habitans de plus, le nombre absolu des naissances a très légèrement fléchi ; d’où il résulte que le taux de la natalité, c’est-à-dire la relation des naissances au nombre des habitans s’est considérablement réduit. Cette direction étant donnée au mouvement de la population en Angleterre, il est infiniment probable qu’elle s’accentuera et l’on doit s’attendre à voir le chiffre absolu des naissances se réduire graduellement dans un avenir prochain.
Toute la race anglo-saxonne en est là ; c’est par un vieux préjugé qu’on considère cette race comme très prolifique ; elle l’a été, elle cesse de l’être. On n’a pas de statistique pour l’ensemble de la natalité aux États-Unis d’Amérique ; M. Bodio a pu se procurer seulement les relevés concernant les États de la Nouvelle-Angleterre, c’est-à-dire les plus anciens, les plus assis, le Massachusetts, le Connecticut et Rhode Island. Le premier de ces États est très important ; il compte 2 millions et demi d’habitans ; les deux autres sont sensiblement plus petits, comptant le second 774 000 âmes et le dernier 363 000 ; le groupe entier comprend ainsi plus de 3 600 000 âmes, ce qui offre déjà une assez large base d’observation. Eh bien, la natalité n’est que de 27 pour 1 000 dans le Massachusetts, 24 dans le Connecticut et 25 dans Rhode Island, environ 26 pour l’ensemble du groupe, soit 12 pour 1 000 de moins que dans le Royaume-Uni ; le taux de natalité de ce groupe de la Nouvelle-Angleterre est encore supérieur au taux actuel chez nous, lequel oscille entre 22 et demi et 23 ; mais il ne dépasse pas ce qu’était le taux de la natalité française dans la période 1874-1876, et il se montre sensiblement égal au taux de notre natalité sous le second Empire. En ce qui concerne le Massachusetts, le faible taux de natalité est d’autant plus frappant qu’il s’agit là d’une contrée manufacturière où abondent les Canadiens français qui, comme on le sait, sont très prolifiques dans leur pays, mais prennent d’autres mœurs aux Etats-Unis.
Quant à la décroissance de la natalité aux Etats-Unis dans leur ensemble, depuis un certain nombre d’années, elle est attestée de la façon la plus nette et la plus officielle par le surintendant du Census (recensement) de 1890, M. Robert P. Porter, qui, dans un coup d’œil d’ensemble, tire cette conclusion : « Les plus frappans ou les uniques résultats du onzième recensement peuvent être résumés ainsi : un vif déclin du taux de la natalité dans l’ensemble et un net affaiblissement du taux d’accroissement de notre population de nègres[6]. » On ne saurait être plus affirmatif : un vif déclin du taux de la natalité dans l’ensemble, a sharp decline of the birthrate as a whole, voilà le trait caractéristique du mouvement démographique aux Etats-Unis ; cet immense peuple, depuis vingt ans surtout, s’accroît beaucoup plus par l’immigration que par sa fécondité propre ; de là aussi les mécomptes que les recensemens récens infligent à l’orgueil des Américains ; ils se flattaient, lors du Census de 1890, de compter 66 à 68 millions d’habitans ; on n’en a trouvé que 62 981 000.
Les plus nouvelles sociétés britanniques, situées aux antipodes, n’offrent pas, à l’heure présente, une plus grande fécondité ; elles connurent des jours où la population s’y montrait prolifique, mais ces jours sont passés. Pour les sept colonies de ce groupe, la Nouvelle-Zélande comprise, la natalité relativement à l’ensemble de la population atteignait létaux élevé de 38 pour 1 000 en 1871 ; elle ne montait plus qu’à 36 pour 1 000 en 1881 ; elle fléchissait de nouveau à 34 en 1891 ; enfin, en 1895, pour les six principales de ces colonies (les chiffres manquent au sujet de la moindre, l’Australie de l’ouest), l’ensemble des naissances n’est que de 121 228, pour une population de 4 180 000 âmes, Maoris compris, soit un taux de natalité de 28,6 pour 1 000, sensiblement inférieur à celui de la mère patrie. Le trait le plus caractéristique est la faible natalité de la Nouvelle-Zélande, la contrée la plus démocratique du monde entier, celle où s’épanouit le féminisme et où se multiplient les expériences socialistes : de 40 pour 1 000 en 1871, la natalité y est tombée à 38 en 1881, puis à 29 en 4894 et à 27 en 1895, quoique la Nouvelle-Zélande ait échappé à la crise économique qui a sévi, il y a trois ou quatre ans, sur l’Australie proprement dite.
La diminution de la fécondité chez les nations civilisées, dans le temps récent et le temps présent, par rapport au commencement ou au milieu de ce siècle, peut donc être regardée comme un fait général, sinon universel. Il n’y a guère qu’une exception, et c’est une contrée qui, tout en appartenant à la civilisation moderne par ses hautes classes, n’en fait pas partie en ce qui concerne les habitudes et l’état mental de la grande masse de sa population, la Russie. Quelles sont les causes de cet affaiblissement général ?
Ces causes sont de nature diverse : on doit écarter, comme tout au moins incertaines et mystérieuses, les causes physiologiques. Il est possible, sans doute, que le développement excessif de la nervosité chez les hommes et chez les femmes, ainsi que le travail, cérébral atténuent dans une certaine mesure la fécondité ; il y a même bien des probabilités pour qu’il en soit ainsi. Néanmoins, comme la grande masse de la population des nations civilisées n’est pas soumise au degré de tension nerveuse des classes supérieures, cette cause physiologique ne peut avoir qu’une action limitée, si l’on considère une grande nation dans son ensemble.
Une autre cause qui tient au développement intellectuel et social peut avoir plus d’action : un grand nombre de jouissances diverses et de plaisirs de l’ordre le plus varié fait, en une certaine mesure, concurrence dans les classes éclairées des nations civilisées au plaisir élémentaire des relations sexuelles. Il est impossible de considérer cette circonstance comme absolument négligeable ; chez les femmes surtout, elle prend une grande importance ; nombre de jeunes filles, dans toutes les classes de la population, se résignent, au célibat ou même le choisissent, parce que la vie de plus en plus indépendante et variée que leur assure la civilisation moderne leur suffit ; ou, si elles consentent au mariage, ce n’est qu’à une époque plus avancée de la vie. Cette cause a certainement une influence sensible sur la réduction de la natalité, surtout dans les pays anglo-saxons, peut-être aussi dans les contrées Scandinaves ; ce que l’on appelle le féminisme est et se montrera de plus en plus un adversaire redoutable de la fécondité.
Les circonstances économiques ont cessé d’être, dans les pays civilisés, surtout dans les contrées industrielles, aussi favorables qu’autrefois aux nombreuses familles. Il ne s’agit pas ici des impôts ou de la conscription, mais d’un phénomène de tout autre nature. Les enfans étaient autrefois rémunérateurs dès l’âge de 7 à 8 ans ; à l’heure présente, ils constituent une charge. L’école obligatoire et les lois sur les fabriques doivent compter parmi les facteurs qui ont le plus contribué à modifier le taux de la natalité depuis 25 ou 30 ans. A l’encontre de cette opinion, on invoquera peut-être la natalité allemande, qui s’est à peu près soutenue ; mais, outre que le taux de la natalité germanique s’atténue, cependant, un peu depuis une quinzaine d’années, il faut tenir compte de ce que l’Allemagne est venue plus tard que la France, l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, à la conception démocratique sociale et familiale. La population y est plus récemment émancipée des lois qui limitaient les mariages ou les soumettaient à certaines conditions, qui restreignaient la liberté du domicile et aussi celle des professions. Il faut enfin distinguer entre les diverses provinces de l’Allemagne, comme nous le ferons tout à l’heure.
Les grandes causes de la réduction de la natalité, c’est, d’une part l’affaiblissement des croyances religieuses et c’est, de l’autre, la conception démocratique nouvelle de la société et de la famille. Les provinces les plus prolifiques sont celles qui ont conservé le plus de fidélité aux anciennes croyances : la Bretagne et les cantons flamands de notre département du Nord en France. Un libre penseur aussi déterminé que M. Nitti reconnaît l’action du sentiment religieux sur la natalité : « L’influence de la religion sur la natalité est non moins évidente, écrit-il, et rentre dans la catégorie large et complexe des influences psychiques et morales. Le but de toutes les religions est de diriger l’âme vers une fin lointaine, de salut individuel… La religion entraîne, d’autre part, la croyance à une intervention providentielle et pousse les races à la fécondité[7]. » L’auteur italien renvoie, pour la grande influence exercée par la religion sur la natalité des unions, au beau livre de Fustel de Coulanges, La Cité antique, et pour la même constatation chez des races différentes, à l’ouvrage tout aussi célèbre, quoique d’une inspiration différente, de Sumner Maine, L’Ancien Droit. Il est vrai que M. Nitti fait des réserves au sujet de la faveur que le célibat ecclésiastique ou monastique rencontre dans la doctrine catholique. Mais ces réserves sont de peu de portée. En fait, les peuples restés profondément fidèles à la religion catholique, comme les paysans italiens et espagnols, ont une natalité qui est à peu près égale à celle des Allemands et qui dépasse de beaucoup celle des Anglo-Saxons, des Scandinaves et des Suisses. La religion catholique, plus encore que toutes les autres, enseigne la résignation à son sort, condamne l’égoïsme et déconseille l’ambition, même légitime ; c’est-à-dire qu’elle exalte le sentiment qui tend à rendre les familles nombreuses et qu’elle réprouve ceux qui tendent à diminuer le nombre des enfans. Elle se montre enfin d’une inexorable sévérité à l’endroit de toutes les pratiques frauduleuses qui tendent à diminuer la fécondité des unions. Dans une annexe à son livre, La Viriculture, M. de Molinari a réuni sous le titre : Le Devoir conjugal et le but du mariage au point de rue chrétien, de très curieuses et très topiques prescriptions des docteurs et des écrivains catholiques à ce sujet. Si les préceptes religieux étaient observés dans le mariage, la natalité française, au lieu d’être restreinte à 850 000 ou 880 000 naissances par année, monterait certainement à 1 200 000 au moins.
L’influence la plus contraire à la fécondité, c’est la nouvelle conception démocratique de la famille. Ce n’est pas seulement parce que les enfans sont une charge dans le présent qu’on en limite le nombre, c’est parce que, dans tous les rangs de la population, aujourd’hui, on désire ardemment que, d’une génération à l’autre, la famille s’élève sur l’échelle sociale. L’idée que leurs enfans seront dans une moindre position sociale qu’ils ne le sont eux-mêmes est insupportable à la plupart des parens. On ne se résigne même pas au simple statu quo pour ses descendans, c’est-à-dire à une situation analogue à celle qu’on occupe soi-même ; on veut les voir monter. Les rêves ambitieux qu’on n’a pu satisfaire pour soi-même, on les reporte sur ses enfans. L’ouvrier souhaite que son fils soit patron ou fonctionnaire ; le paysan désire qu’il devienne un « monsieur », un employé d’administration ou un médecin, ou un avocat ou un commerçant. Le petit bourgeois a des idées analogues ; chacun regarde plus haut. Or, il semble à ces petites gens que le meilleur moyen de faciliter l’ascension de ses enfans, c’est d’en limiter le nombre et de laisser à chacun une plus grosse part de fortune ; il en coûte d’ailleurs, cher pour donner à un enfant une éducation qui le mène aux carrières libérales ; de là la coutume aujourd’hui presque générale, celle de l’enfant unique ou de deux enfans, un de chaque sexe.
Nous avons signalé, il y a déjà dix ans, ces sentimens démocratiques, qui exaltent l’ambition du père de famille comme la cause principale de l’infécondité française ; nous ajoutions que graduellement elle devait gagner tous les peuples civilisés et les mettre dans le même état. Un écrivain à tendances socialistes, M. Arsène Dumont, a plus récemment développé la même thèse[8]. Il a donné à ce phénomène un nom frappant, celui de capillarité sociale ; chaque molécule sociale, poussée par un instinct presque irrésistible, cherche à s’élever. Pour l’individu, comme pour la famille, la fécondité semble un obstacle à cette ascension. Se mariant plus tard, après être arrivé à une position meilleure, ayant moins de charges, entourant l’enfant unique ou les deux enfans de plus de soins, faisant pour chacun d’eux plus de sacrifices, l’homme s’imagine qu’il devient plus important dans la société, qu’il se ménage un ou des descendans qui tiendront une place considérable. Voilà l’idéal général, d’une nation démocratique, en France, en Angleterre, en Australie, aux États-Unis, en Belgique, en Suisse, dans les pays Scandinaves. C’est, si l’on veut, une corruption ou une déviation du sentiment démocratique ; mais cette corruption ou cette déviation est générale. Elle se manifeste surtout en France, parce que la France a devancé tous les autres peuples dans la voie de la démocratie, et qu’elle est arrivée la première, en Europe du moins, à cet état de société où chacun a le sentiment le plus vif de l’égalité et où l’ascension aux degrés élevés de l’échelle sociale apparaît, même au plus humble citoyen, comme possible, sinon pour lui-même, du moins pour sa descendance.
Aujourd’hui, toutes les nations qui nous entourent et qui se sont imprégnées de l’idéal démocratique s’acheminent vers la même infécondité. La très forte réduction du taux de la natalité en Angleterre en est la preuve. Cette diminution de la fécondité britannique est, comme on l’a vu plus haut, incontestable ; tous les auteurs sérieux en tombent d’accord. La chute de la natalité britannique du taux de 35 à 36 pour 1 000 habitans, il y a un quart de siècle, à moins de 30 pour 1 000, aujourd’hui, est attribuée par M. Nitti aux prédications d’un certain nombre de prétendus philanthropes qui s’intitulent malthusiens ou néo-malthusiens, quoiqu’ils conseillent des pratiques que Malthus repoussait avec horreur ; ces propagandistes de la stérilité conjugale sont surtout M. Charles Bradlaugh et Mme Annie Besant, qui, depuis, serait revenue à des sentimens différens. Ils conseillaient, plus ou moins directement et complètement les manœuvres qui, — il faut bien le dire, — sont usitées dans les pays où la fécondité conjugale, prise dans son ensemble, est faible. Certains théoriciens, qui se couvrent abusivement du personnage du vertueux Malthus, ami seulement de la chasteté, ont écrit de véritables traités à ce sujet[9]. Nous ne croyons pas que les exhortations, livres et conférences de M. Bradlaugh et de Mme Besant aient pu avoir une action si profonde sur la population anglaise. Mais un groupement social d’une singulière importance a contribué et contribue chaque jour davantage, par son esprit général et sa propagande, à réduire la fécondité britannique : ce sont les Trades-Unions. L’idéal démocratique qu’elles se proposent, et qui consiste dans la hausse des salaires, la réduction du nombre des apprentis, l’ascension de la classe ouvrière à la situation de la bourgeoisie, est en opposition avec la fécondité. Un économiste anglais contemporain très perspicace, M. Marshall, après avoir reconnu que le recensement de 1891 a constaté une diminution sensible du taux de l’accroissement de la population en Angleterre, a great falling off in the rate of increase of the population in England, en trouve les causes dans les dispositions nouvelles des artisans britanniques, analogues à celles des artisans des États-Unis ; l’ouvrier anglo-saxon d’élite cherche à se soustraire aux charges d’une famille nombreuse. Les Trades-Unions contribuèrent de plus en plus à répandre cet état d’esprit.
C’est une erreur, à notre sens, de croire que la stérilité systématique se rencontre surtout dans les classes opulentes ; les comparaisons que font à ce sujet divers statisticiens entre la natalité des différens quartiers d’une ville, ou entre l’état des familles dans les quartiers riches et les quartiers moyens d’après les recensemens, sont insuffisamment probantes. La constitution démographique des divers quartiers n’est pas, en effet, la même. Il se trouve dans les quartiers riches une plus forte proportion de ménages âgés, de gens retraités, de domestiques et de personnes qui ne passent qu’une partie de l’année à la ville ; la natalité enregistrée doit donc y être plus faible, sans qu’on puisse rien en inférer. Nous croyons que, en France notamment, il y a plus d’enfans dans la tout à fait haute bourgeoisie et dans l’aristocratie que parmi les petits bourgeois, les paysans des départemens normands et des départemens riverains de la Garonne, et même que parmi les artisans, les contremaîtres et les ouvriers d’élite.
C’est une autre erreur d’attribuer soit aux charges d’impôts, notamment aux taxes indirectes, comme on le fait souvent, ou même au service militaire la faible natalité française. Les Belges jouissent du régime fiscal le plus léger qui soit au monde, ils ne connaissent pas le service militaire, personnel ; il en est de même au Massachusetts, au Connectent, dans Rhode Island ; cependant, la natalité est assez faible en Belgique et dans les États américains. Il importe, pour juger sainement des causes de la faiblesse de la natalité, de ne pas considérer un peuple en bloc, mais de prendre à part les différentes grandes divisions provinciales, ce qui permet de découvrir beaucoup mieux les influences diverses en jeu. Ainsi, en Belgique, il y a deux groupes distincts de population : les Flamands et les Wallons ; les premiers sont restés plus fidèles aux anciennes croyances et aux habitudes traditionnelles ; les seconds sont plus pénétrés de la nouvelle conception sociale et familiale démocratique. Or, dans les trois principales provinces flamandes, celles d’Anvers, la Flandre occidentale et la Flandre orientale, la natalité, sans être très forte et quoiqu’elle ait une tendance à diminuer, reste encore assez élevée : en 1892, elle allait de 31, 14 pour 1 000, à 33, 52, le minimum se rencontrant dans la Flandre orientale, et le maximum dans la province d’Anvers. Dans les provinces wallonnes, au contraire, la natalité est [10] vraiment faible ; en 1892 elle ne montait qu’à 26, 32 pour 1 000 dans la province de Liège, 24, 71 dans le Hainaut, 24, 15 dans le Luxembourg, et elle tombait même à 23, 31 dans la province de Namur, se rapprochant ainsi sensiblement de la moyenne française, qui oscille de 22 et demi à 23 dans les dernières années. La province mixte de Brabant, avec une natalité de 28, 60 pour 1 000, tient le milieu entre la natalité assez soutenue des provinces flamandes et la très faible natalité des provinces wallonnes.
Si l’on décomposait aussi entre les différentes provinces le taux moyen de la natalité allemande, lequel est encore fort élevé, on verrait apparaître immédiatement l’influence, d’une part, des habitudes traditionnelles, et, de l’autre, de la nouvelle conception démocratique de l’existence et de la famille. Dans l’année 1895, la dernière sur laquelle les documens allemands fournissent des renseignemens détaillés, le taux général de la natalité dans l’Empire germanique fut de 37, 4 pour 1 000, ce qui est un taux élevé, de plus d’un tiers moindre que celui de la Russie, mais de moitié supérieur à celui de la France.
Si l’on recherche comment est formée cette moyenne, on trouve que les pays allemands qui offrent la natalité la plus élevée sont en général les plus primitifs, les moins (imbus des idées démocratiques, les moins émancipés en un mot : le plus prolifique est la province de Posen, où le taux de natalité s’élève à 44, 6 pour 1 000 ; viennent ensuite la Prusse occidentale (44, 1), la Silésie (41, 6), les deux petites principautés de Reuss (41, 5 et 41), la Westphalie (40, 9), la Prusse orientale (40, 4) ; la Saxe, grand pays manufacturier, a encore une très forte natalité, 40, 3 pour 1 000 habitans. Il en est tout autrement des États plus démocratiques du Sud et des diverses provinces allemandes animées d’un esprit plus moderne ; la Bavière a encore un taux de natalité de 37, 4, ce qui est juste le taux moyen de l’Empire germanique ; mais le Wurtemberg n’atteint que 35, 4 ; Bade, 33, 9 ; la Hesse électorale, 33, 1 ; Hesse-Nassau, 32, 6 ; la ville de Lubeck, 32, 5 ; celle de Brome, 31, 3 ; l’Alsace-Lorraine 31, 2 ; enfin, au dernier rang, vient la ville de Berlin avec une natalité de 29, 3 seulement pour 1 000 habitans, quoique, dans cette capitale, le nombre des mariages, qui est de 10, 3 pour 1 000, dépasse de beaucoup la moyenne générale de l’Empire, laquelle est de 8 pour 1 000 seulement. L’affaiblissement de la natalité dans toutes les contrées allemandes que nous venons de nommer et particulièrement dans la ville de Berlin où, d’autre part, la mortalité est faible (21,2 seulement pour 1 000 contre 23,4, taux moyen de la mortalité dans l’Empire), témoigne bien de l’influence de la conception démocratique de la vie et de la famille sur la fécondité des unions[11].
Un des procédés par lesquels la civilisation démocratique tend à diminuer la natalité, c’est le retard dans les mariages et l’âge plus avancé des époux, notamment des femmes. M. Bodio a fourni à ce sujet des statistiques très intéressantes : en France, de 1874 à 1890, il y a eu un léger recul de l’âge du mariage pour les hommes : le nombre proportionnel des époux hommes contractant mariage au-dessous de vingt-cinq ans, qui représentait 25,98 pour 100 du chiffre total des mariés à la première date, n’en formait plus que 25,52 à la dernière. La différence n’est pas très sensible, sans doute, mais elle n’est pas négligeable. On en retrouve une analogue, un peu plus forte pour les femmes ; en 1874 et 1875, 20,32 pour 100 des épouses avaient moins de vingt ans ; en 1890, il ne s’en trouve plus que 19,55 pour 100. La France est depuis longtemps un pays où l’âge du mariage est tardif, aussi ne peut-il le devenir davantage qu’avec lenteur. En Angleterre, pays autrefois de mariages précoces, le recul du mariage s’est beaucoup plus accentué depuis vingt ans : en 1874, dans l’Angleterre proprement dite et le pays de Galles, 5552 hommes, soit 3,71 pour 100 du nombre des mariés de l’année, n’avaient pas vingt ans et 72 653 avaient de vingt à vingt-cinq ans, ce qui faisait que plus de 52 pour 100 des mariés, sensiblement plus de la moitié, avaient moins de vingt-cinq ans ; en 1892, la proportion des hommes se mariant au-dessous de vingt ans ou au-dessous de vingt-cinq n’est plus que de 1,93 et 44,02 respectivement du chiffre total des hommes mariés dans l’année ; la différence ici est extrêmement forte. Elle ne l’est pas moins en ce qui concerne les femmes : en 1874, la proportion des épouses ayant moins de dix-huit ans, de vingt ans, ou de vingt-cinq ans, était respectivement de 1,55, 15,54 et 64,14 du chiffre total des femmes mariées dans l’année ; en 1892, ces proportions respectives tombent à 0,69, 10,22 et 59,15 du chiffre total ; c’est là aussi un recul considérable. La Prusse elle-même manifeste ce phénomène : en 1874, sur 224 621 mariages, on comptait 31 936 épouses au-dessous de vingt ans ; on n’en relève plus que 21 786, un tiers de moins, sur un chiffre beaucoup plus élevé de mariages, à savoir : 245 447, en 1892[12]. On sait que les femmes sont surtout fécondes dans la grande jeunesse. Un statisticien hongrois, M. Körösi, a essayé de découvrir « la mesure et les lois de la fécondité conjugale » ; il arrive à cette conclusion que la combinaison d’âge des deux époux qui donne la plus forte fécondité est celle de vingt-cinq ans pour l’homme et de dix-huit à vingt ans pour la femme. Ces recherches sont, sans doute, délicates et comportent une part d’incertitude ; mais il ne peut y en avoir sur ce point, que le recul accentué de l’âge du mariage, surtout en ce qui concerne la femme, doit, en dehors même de toute pratique frauduleuse, restreindre la fécondité conjugale[13].
Quant aux causes du recul de l’âge du mariage pour les deux sexes, elles se rattachent aussi à l’état de civilisation démocratique : la concurrence beaucoup plus vive à l’entrée des carrières soit libérales, soit de direction industrielle ou commerciale, vers lesquelles tout le monde tend à se précipiter ; les années d’études plus prolongées, les examens plus multipliés et encombrés de difficultés voulues, le plus souvent inutiles pour la pratique du métier, mais ayant une efficacité éliminatoire ; les stages que l’on étend de plus en plus, etc. Une partie des jeunes filles, avec le développement des carrières féminines administratives ou scientifiques et littéraires, subissent l’influence de ces conditions. En outre, pour les raisons sociales que nous avons indiquées, les jeunes filles comme les jeunes gens, dans presque toutes les conditions de la société, veulent, plus qu’autrefois, étendre la période de vie en grande partie indépendante qui va de la puberté au mariage. Tout concourt ainsi, dans la civilisation moderne, à diminuer la fécondité.
Une influence que nous ne pouvons qu’indiquer et qui agit dans le même sens est celle d’une certaine littérature. Discréditant le mariage, célébrant le libertinage, prônant ou excusant l’adultère, elle n’est certes pas en France favorable à la règle des mœurs qui, seule, assure la fécondité des familles. Par les petits journaux, par les cafés-concerts, son influence, autrefois limitée aux classes supérieures de la société, tend de plus en plus à les pénétrer toutes.
En ce qui concerne les nations de l’ouest et du centre de l’Europe, il ressort de l’observation attentive du mouvement démographique depuis trois quarts de siècle et surtout depuis vingt ans que, au fur et à mesure que l’aisance s’y accroît et qu’elles s’imprègnent de la civilisation démocratique, la fécondité s’y réduit. La conclusion à laquelle nous sommes arrivé, par l’examen attentif des faits sociaux et des statistiques, d’autres y sont parvenus par l’étude de la biologie. Herbert Spencer est le premier qui ait tiré de cette science des conclusions systématiques au sujet du mouvement de la population dans l’avenir. Il avait un précurseur, toutefois, un penseur ayant moins de force constructive dans l’esprit, mais doué de beaucoup de génialité, l’Américain Carey. Le développement de l’individuation, l’extension de l’intelligence et des sentimens, doivent se traduire, à la longue et en moyenne, par un affaiblissement de la fécondité ; il y a des raisons de croire que l’activité reproductrice diminue en proportion de l’intensité du travail nerveux. Cette cause physiologique ne tient, certes, pas encore le premier rang dans la stérilité relative des peuples les plus avancés en civilisation industrielle et démocratique ; mais il serait téméraire de prétendre qu’elle y est étrangère et de la considérer comme négligeable.
Des remarques qui précèdent, il résulte que la France, en arrivant à la période de population stationnaire, paraît n’avoir fait que devancer les autres peuples. L’Angleterre, les États-Unis, la Belgique, la Suisse, les États Scandinaves, sont très nettement engagés dans la même voie et arriveront graduellement au même point ; de même les Pays-Bas, l’Autriche-Hongrie, quoique à pas beaucoup plus lents ; il est vraisemblable que l’Allemagne suivra aussi, et, avec elle, tous les peuples civilisés.
Il faudra, toutefois, plusieurs dizaines d’années avant que ces divers pays, même les premiers cités, se trouvent dans une situation absolument semblable à celle de la France aujourd’hui. En attendant, leur population grandira et les rapports de puissance entre la France et les différentes autres nations, en tant que la population détermine l’influence et la force, s’en trouveront modifiés. Le Royaume-Uni gagne encore en moyenne 400 000 âmes par année du chef de l’excédent des naissances sur les décès, la Belgique 50 000 à 60 000, l’Autriche-Hongrie 35 0000, l’Allemagne 600 000 à 700 000. Dans les deux premiers de ces pays, le gain en population vient non seulement de ce que les naissances sont plus nombreuses, mais aussi de ce que les décès y sont proportionnellement plus rares. En supposant que la Grande-Bretagne suive, pour la décroissance de la natalité, une marche sensiblement analogue à celle de la France à partir du début du règne de Louis-Philippe, vers 1835 ou 1836, il lui faudrait une soixantaine d’années pour parvenir à l’état stationnaire, si jamais elle y arrive complètement ; et il est probable que, auparavant, malgré l’émigration, elle arriverait à une population de plus de 50 millions d’habitans. Un temps encore plus long serait nécessaire à l’Allemagne qui pourrait bien arriver à entretenir 70 ou 75 millions d’habitans sur ses 540 000 kilomètres carrés. Quant à la Russie, sa pénétration par l’ensemble des sentimens démocratiques qui constituent la civilisation occidentale s’opérera, sans doute, avec infiniment plus de lenteur ; mais il n’est pas douteux que, dès le prochain siècle, ces influences ne commencent à agir et à y réduire un peu la natalité. On ne peut souscrire à la conclusion de l’étude de M. le marquis de Nadaillac : « Au 28 janvier 1897, la population (de l’Empire russe) était de 129 211 115 individus ; en 1851, lors du neuvième recensement, elle n’était que de 67380645. L’accroissement annuel est de 14 pour 1 000. S’il se maintient à ce chiffre, et il n’est aucune raison pour qu’il ne se maintienne pas, dans un siècle la population de la Russie sera de 800 millions d’âmes. » On peut, sans aucune témérité, affirmer que ce résultat merveilleux ne se produira pas ; outre que le recensement, dont les chiffres viennent d’être publiés, est le premier qui ait été fait avec méthode dans l’Empire russe et que le taux d’accroissement pour le passé est difficile à déterminer, outre que les territoires ont été modifiés et ne sont plus exactement comparables, il est certain que, au fur et à mesure de la diminution des terres disponibles et de l’accroissement de la densité de population, le taux de la natalité russe diminuera, mais, pour n’être pas de 800 millions d’âmes dans un siècle, la population de l’empire russe a des chances de devenir formidable dans l’intervalle, et d’atteindre, par exemple, 250 à 300 millions d’âmes.
Tout le passé démontre l’erreur des calculs qui reposent sur le maintien indéfini du taux d’accroissement de la population que l’on constate dans les pays ou dans les époques très prolifiques. La très grande fécondité est, en définitive, une exception temporaire dans la vie de l’humanité et de tout groupe humain. Aussi ne peut-on s’associer aux terreurs du général Brialmont, qui voit « dans 386 ans la population du globe s’élever à 27 milliards, si la terre était en état de la nourrir » et qui, admettant que « la production des subsistances sera insuffisante bien avant que la population ait atteint ce développement », conçoit de vives alarmes et prévoit d’affreuses misères. Nous ne savons si, avec le temps, le globe ne pourrait pas nourrir dans l’aisance 20 à 25 milliards d’hommes ; à coup sûr, sans ajouter trop de foi aux prédictions miraculeuses de M. Berthelot, qui prétend nourrir les hommes de l’avenir avec de petites boulettes de produits chimiques minéraux, si l’on s’en tient simplement aux découvertes plus modestes des agronomes, comme MM. Dehérain, Schlœsing et autres, notre petit globe pourrait vraisemblablement entretenir à l’aise, quand il sera complètement exploité, 10 à 12 milliards d’habitans, au lieu des 1 500 millions qu’il paraît porter actuellement.
Si l’on ne comptait que sur les peuples appartenant à la civilisation occidentale, étant donné que le développement de l’aisance et des sentimens démocratiques chez ces peuples y réduit graduellement la fécondité, il faudrait un temps infini pour qu’on parvînt à cet effectif du genre humain, si jamais on y doit parvenir. Mais la race jaune ou la race noire ne pourrait-elle suppléer à l’insuffisance de fécondité de la race blanche ? Il est de mode, depuis quelques années, de prédire la subordination prochaine, par défaut de fécondité et de sobriété, des blancs aux jaunes et noirs. L’ouvrage de M. Novicow sur L’Avenir de la race blanche, critique avec beaucoup de force ce pessimisme européen et montre combien problématique est ce prétendu péril prochain. On parle souvent dans cette question des jaunes et des noirs, de l’industrie et du commerce, sans bien connaître les uns ni les autres. Un seul peuple jaune commence à être un peu connu, parce qu’il a emprunté les procédés européens de mensuration des faits économiques et sociaux, c’est le peuple japonais. D’après ses statistiques nationales et autant qu’on peut les tenir pour exactes, le taux de la natalité ne serait pas très considérable au Japon ; elle y atteindrait en moyenne pour les onze dernières années 29 pour 1 000, taux considérablement moins élevé que celui de l’Allemagne, de l’Autriche-Hongrie, de l’Italie, de la Hollande, pour ne pas parler de la Russie, et même un peu inférieur à celui de l’Angleterre. En revanche, la mortalité serait faible au Japon, dépassant à peine 20 pour 1 000, de sorte que l’augmentation de la population japonaise aurait été de 5 millions d’âmes en quatorze ans ; c’est un accroissement presque exactement égal à celui de la population de l’Angleterre dans la même période.
Pour que la race jaune augmentât considérablement, il faudrait qu’elle trouvât des colonies. Le Japon en cherche. Il est un peu tard pour s’en constituer. Si les Européens en Océanie et en Amérique n’avaient pas limité l’immigration asiatique, il est possible qu’avec le temps, les îles du Pacifique fussent arrivées à contenir plus de jaunes que de blancs. De même, si l’on ouvrait librement Madagascar et l’Afrique orientale, comme le proposent certains coloniaux anglais, aux immigrans d’Asie, il serait possible que ces vastes contrées fussent en un siècle peuplées par les Hindous. Néanmoins, un envahissement du monde par les jaunes et les noirs et la subordination de la race blanche est au plus haut degré improbable. Il ne peut, en tout cas, y avoir là de danger prochain. La vraisemblance est qu’au fur et à mesure que la civilisation européenne pénétrera ces races, les mêmes influences qui réduisent la natalité chez nous la réduiront chez elles, comme on le voit déjà au Japon.
Ce n’est donc pas le très problématique encombrement futur du monde qui doit nous alarmer. Le problème beaucoup ; plus actuel consiste à chercher les moyens, sinon de relever le taux de la natalité française, ce qui paraît bien difficile, du moins de l’empêcher de décroître davantage. Il ne faut pas se dissimuler que, quand les Bretons et les Flamands se feront de la vie et de la famille la même conception que les Normands ou les Gascons, la natalité française se réduira encore sensiblement, et de 22 et demi ou 23 pour 1 000, tombera au-dessous de 20 ; notre population se trouverait alors exposée à décroître de 60 000 à 80 000 âmes par an, à moins que l’on ne s’appliquât à réduire considérablement les décès, ce dont on ne s’occupe qu’insuffisamment.
La faible natalité française a des inconvéniens politiques qui sont connus de tout le monde ; la balance des forces tourne chaque année de plus en plus à notre détriment. Ce n’est pas seulement en politique, c’est en industrie que le faible taux de notre natalité nous nuit. Les enfans de nos familles, qui n’en ont qu’un ou deux, entourés d’une tendresse amollissante, de soins débilitans, inclinés à une vie à demi passive et sédentaire, n’ont qu’exceptionnellement l’esprit d’entreprise et d’aventure, l’endurance et la persévérance qui caractérisaient leurs lointains ancêtres et que possèdent aujourd’hui les fils des prolifiques familles allemandes. La France tend de plus en plus à devenir un peuple de petits et de moyens rentiers.
Pour remédier à ce mal, il s’est fondé récemment une ligue des plus estimables qui a à sa tête des médecins distingués, dont plusieurs se sont occupés des sciences économiques et sociales. Ils proposent différens moyens, dont les chances de succès sont très inégales. C’est d’abord et surtout aux procédés fiscaux qu’ils veulent recourir. Le célibataire ou l’homme sans enfans sera châtié par le fisc, l’homme ayant beaucoup d’enfans sera exonéré et récompensé par lui. Il peut y avoir dans une réforme de la fiscalité, qui tiendrait compte des charges de la famille, un retour à l’équité, et en ce sens nous y applaudirions. Mais on ne peut compter sur la contrainte pour porter les hommes à faire des enfans. Aussi les impôts frappant spécialement les célibataires et les ménages sans postérité nous semblent un expédient aussi frivole que vexatoire. Si l’on comptait s’en servir pour allouer des primes aux ménages ayant un nombre élevé d’enfans, l’Etat prendrait ainsi une responsabilité considérable qui aurait de grands inconvéniens ; et, s’il voulait agir dans des proportions qui ne fussent pas infinitésimales, il risquerait, en outre, de détruire ses finances. Pour allouer une annuité, ne serait-ce que de 50 centimes par jour, soit 182 fr. 50, par an à 100 000 enfans jusqu’à leur quinzième année par exemple, il faudrait, au moment où l’opération produirait tous ses effets, une annuité de 273 750 000 francs. Si l’on voulait ainsi, artificiellement et par des primes d’Etat à la viriculture, porter le chiffre de notre natalité au niveau anglais, — en supposant qu’on y pût réussir par ce moyen ; c’est-à-dire au lieu de 850 000 naissances par année si l’on voulait en obtenir 1 175 000, ce système d’allocation de 50 centimes par jour jusqu’à l’expiration de la quinzième année entraînerait une dépense annuelle de plus de 1 milliard de francs. Et si l’on prétendait pousser la natalité française par ces subventions au taux allemand, c’est-à-dire la hausser de 22 pour 1 000 habitans à 37 et demi, cette allocation de 50 centimes par jour jusqu’à la quinzième année pour tout enfant vivant dépassant par famille le chiffre de deux par exemple, coûterait probablement plus de 1 milliard et demi par an. Sans doute, cette somme de sacrifices pourrait être réduite dans une certaine proportion, parce que chaque année la mort fait des vides parmi les enfans venus au monde ; et surtout parce que cette allocation de 50 centimes par jour pour chaque enfant vivant excédant le chiffre de deux par ménage ne paraîtrait pas suffisante pour pousser la plupart des familles à une très large fécondité. Quant à réserver des subventions de ce genre ou même à les grossir pour chaque septième ou sixième ou cinquième enfant vivant, le résultat serait insignifiant. C’est surtout la naissance du troisième enfant, beaucoup plus que celle du cinquième, du sixième et du septième, qu’il faudrait provoquer.
Dans un pays d’aussi large et vieille aisance que la France, ce système de subventions, tout en étant très lourd pour les finances publiques, serait inefficace et imposerait à l’Etat une responsabilité morale qu’un gouvernement raisonnable ne doit pas assumer.
L’idée de confisquer, par des droits excessifs, une partie de la fortune des gens qui meurent sans enfans ou avec un seul ou deux enfans ne paraît pas davantage acceptable. Nos droits de succession, très élevés sur les héritages collatéraux ou entre étrangers, représentent à peu près la taxe maxima que l’on puisse imposer, sans susciter de colossales dissimulations. Nul ménage n’aura un second ou un troisième enfant, en supposant que cela dépende de sa volonté, uniquement pour que le droit dont sera frappé sa succession ne soit pas doublé ou triplé, ou même quadruplé. L’expérience, tout actuelle, de l’Angleterre où les droits de succession sont excessifs depuis 1894, allant, même en ligne directe, à 3, 4, ou 6 pour 100 pour les successions moyennes, et à 7 ou 8 pour les successions colossales, celles au-dessus de 12 et demi et de 25 millions de francs, est loin d’encourager à des droits successoraux très élevés. Le rapport des commissaires du revenu intérieur (Inland Revenue) pour l’exercice 1896-97 témoigne que ces droits draconiens n’atteignent pas le but visé. Dans ces dernières années, les valeurs successorales ont considérablement baissé en Angleterre à cause de l’exagération des droits ; on estime la fraude à un chiffre qui peut varier de 600 millions à 1 milliard par an.
Les taxations ayant le caractère de châtiment doivent donc être évitées. Au contraire, il ne serait qu’équitable détenir compte des charges de famille dans l’impôt mobilier, c’est-à-dire la taxe sur l’habitation ; on pourrait la réduire de 10 pour 100 par enfant mineur vivant avec les père et mère, peut-être même de 15 pour 100. En revanche, ainsi que l’a proposé M. Bertillon, bien inspiré sur ce point, on pourrait n’accorder le dégrèvement de tout impôt mobilier dans la ville de Paris qu’à ceux des loyers de moins de 500 francs de valeur réelle qui sont occupés par des ménages ayant un, deux ou trois enfans, au lieu d’accorder cette immunité à tous les loyers de 500 francs indistinctement. Quand on aura réduit, comme on le propose, les droits d’entrée et d’octroi dans les villes sur le vin, le cidre, la bière, on viendra encore en aide aux familles nombreuses des villes. Toutes ces mesures seraient légitimes, parce qu’elles n’auraient rien d’artificiel et seraient conformes à la stricte équité.
Un point sur lequel notre démocratie s’est toujours montrée intraitable, c’est la liberté de tester et la quotité disponible. Si notre code avait eu plus de largeur à cet égard, s’il avait évité de morceler et de disperser les moyens et les petits domaines, il est à croire que la natalité serait demeurée plus forte parmi la population rurale. Le maintien des moyennes et des petites propriétés offre un grand intérêt social ; notre code l’a méconnu ; sa terreur du rétablissement du droit d’aînesse a été excessive. A l’heure actuelle, les habitudes de réduction de la famille s’étant invétérées chez les paysans, il est beaucoup plus difficile de les éliminer qu’il ne l’eût été de les prévenir. Néanmoins, nous estimons que la quotité disponible pourrait être accrue et portée, par exemple, toujours à la moitié au moins, quand on use de cette quotité en faveur d’un enfant.
Si l’on veut exercer une action un tant soit peu profonde sur la fécondité française, il faudrait, toutefois, user de moyens d’ordre plus général et plus élevé, s’adressant davantage aux sentimens moraux de l’ensemble de la population. Il conviendrait de remettre en honneur la fécondité conjugale, de ne laisser échapper aucune occasion de témoigner de l’estime et de la reconnaissance que l’État et la société professent pour elle ; en même temps, il faudrait faciliter, non par des subventions, mais par certaines atténuations des charges personnelles, la vie des nombreuses familles. Nous verrions avec plaisir que, pour toutes les petites fonctions qui ne demandent aucune capacité particulière, celles de cantonnier, facteur des postes, gardiens de monumens ou autres emplois analogues, on donnât la préférence aux pères de famille, et que l’on tînt compte du nombre de leurs enfans. En même temps qu’il pourrait y avoir là une certaine efficacité directe, cette mesure affirmerait l’intérêt qu’attachent la société et l’État à la fécondité conjugale. Dans l’ordre des servitudes militaires, on pourrait aussi arriver à quelques résultats : la proposition de loi qui n’assujettit qu’à une année de service le jeune conscrit marié mérite d’être adoptée ; la dispense de la moitié au moins des périodes de 28 jours et de celle de 13 jours pour les pères de famille ayant trois enfans ou davantage pourrait être aussi de droit.
L’école devrait s’abstenir de surexciter, comme elle le fait depuis vingt ans, les ambitions en quelque sorte d’ordre matériel, c’est-à-dire le simple désir de s’élever sur l’échelle sociale ; elle devrait enseigner que toutes les tâches, toutes les professions, sont respectables, que le mérite consiste à bien remplir le devoir, même modeste, et à élever honorablement une famille. Une certaine résignation au sort modique qui doit, en fait, constituer la destinée de la généralité des hommes devrait être recommandée. L’esprit qui anime nos écoles depuis longtemps devrait ainsi complètement se modifier, afin d’éviter ce que notre démocratie, dans son exclusive tendance au bien-être, a d’égoïste et de sec. En même temps, bien loin de pousser à la fréquentation prolongée de l’école par les enfans qui n’ont aucune capacité remarquable, bien loin de retarder davantage l’âge d’entrée des enfans dans les ateliers ou les fabriques, comme le recommandent, d’une façon très inconsidérée, divers congrès, on devrait encourager les parens à faire travailler les enfans d’une façon rémunératrice dès l’âge de 12 ans, dans la population rurale et ouvrière, dès 13 ou 14 ans, dans la petite bourgeoisie, afin que les enfans leur fussent moins longtemps à charge.
Il conviendrait aussi d’aider à répandre une autre conception de la vie et de la grandeur familiale ; au lieu de chercher à n’avoir que un ou deux enfans, afin qu’ils soient plus riches, il conviendrait que chacun se persuadât qu’en en ayant cinq ou six, on a bien plus de chances d’avoir un enfant d’élite, qui fasse honneur au nom familial. Ce sont souvent les cadets et les derniers nés qui font la gloire ou la prospérité d’une famille. On devrait de plus en plus se convaincre que, dans la société moderne, les situations sont personnelles et ne peuvent indéfiniment se transmettre dans la lignée : les gens riches se résoudraient ainsi à avoir des fils moins opulens qu’eux ; les hommes portés aux plus grands honneurs s’accoutumeraient à avoir des enfans dans des situations secondaires, mais honorables ; c’est là, en réalité, la vraie démocratie ; le sentiment, général aujourd’hui, que les enfans doivent toujours être dans une position supérieure à celle des parens est une corruption de l’esprit démocratique.
Peut-être, à la longue, le grand changement qui est en train de s’opérer dans les fortunes, par suite de la baisse de la rente de la terre et du taux de l’intérêt, que nous avons si souvent signalée depuis vingt-cinq ans[14], pourra-t-il modifier l’état mental de la population française à l’égard de la fécondité conjugale. La richesse, par l’évaporation graduelle du revenu, tend de plus en plus à perdre son caractère de perpétuité ; la fortune, même la grande fortune, ne pourra plus représenter l’aisance prolongée pendant une série de générations. Il est possible que, lorsqu’on sera devenu plus familier avec ce phénomène, qui est, au point de vue social, le plus caractéristique et le plus important de notre époque, on éprouve moins d’appréhension devant la division d’un avoir devenu naturellement plus stérile. L’abaissement du taux de l’intérêt pourrait à la longue produire un revirement heureux : il en résulterait un attachement moins exclusif aux avantages de la richesse, une plus grande confiance dans le résultat des efforts propres de l’homme ; la famille française se trouverait en partie dégagée des préoccupations sordides qui l’accablent aujourd’hui. La colonisation, si elle venait à se développer, pourrait aider à répandre ces sentimens ; on s’habituerait à avoir des enfans, dont les uns iraient au loin, tout au moins pour y ramasser un certain avoir. Pour ces modifications dans l’étroite et assez basse conception que beaucoup de Français se font aujourd’hui de la famille, il faut le concours de toutes les forces morales. Il faut aussi du temps. Il conviendrait, en outre, de s’occuper de réduire notre mortalité, qui est sensiblement plus forte, — de près de 10 pour 100, — que celle de l’Angleterre et de la Belgique.
Même en espérant un élargissement de l’horizon familial, qui ramène chez nous la fécondité disparue, il est certain que d’autres mesures s’imposent à la prévoyance gouvernementale en France. Nous n’avons que 71 habitans par kilomètre carré, quoique notre sol, sinon notre sous-sol, soit un des meilleurs du monde. Nous ne nous maintenons à cette densité, en soi mesquine, que par la présence de plus de 1 million d’étrangers sur notre territoire. Comme nous sommes entourés de peuples à la fois moins riches et plus prolifiques que nous, quoique la fécondité de certains soit en voie de diminution, il est naturel que ce nombre d’étrangers augmente. Les Allemands ayant aujourd’hui près de 100 habitans par kilomètre, avec un sous-sol meilleur, il est vrai, mais un sol sensiblement inférieur ; les Italiens comptant notablement plus de 100 habitans au kilomètre ; les Belges en ayant plus de 200 ; les Suisses et les Espagnols habitant un pays aux ressources restreintes, il est normal qu’il se produise une infiltration d’étrangers chez nous ; cette infiltration ne peut que s’accroître au fur et à mesure que la densité de la population augmentera chez nos voisins. Aucune mesure législative ou fiscale ne prévaudrait contre un phénomène aussi nécessaire. Ces immigrans, il faut nous les assimiler en les naturalisant. Nos lois sur la naturalisation, quoiqu’un peu améliorées, sont beaucoup trop rigides encore. Il n’y aurait rien d’excessif à naturaliser 50 000 étrangers par an. Nous nous procurerions par l’adoption une partie des enfans que la nature ne nous fournit pas. L’expérience prouve que la population française possède de très rares facultés assimilatrices. Quant à croire que la race française en serait défavorablement modifiée, c’est une profonde erreur. M. Novicow a parfaitement démontré qu’il n’existe pas de races caractérisées dans l’occident du continent européen ; il ne s’y rencontre que des sortes de conglomérats historiques. La France, en particulier, contient des « dolichocéphales blonds » et des « brachycéphales bruns », les premiers réputés nobles et les seconds réputés vils, des exemplaires de l’homo europæus et de l’homo alpinus. Un système suivi et méthodique de naturalisation pourra parer, dans une certaine mesure, à l’affaiblissement de notre natalité, en attendant que celle-ci se relève, ce qui ne saurait venir que de l’action énergique de causes morales modifiant notre conception de la famille.
PAUL LEROY-BEAULIEU.
- ↑ Marshall, Economies of Industry, p. 18.
- ↑ Nicholls, cité par Walker, Political Economy, p. 421 et 422.
- ↑ Œuvres complètes de Voltaire, édition Lequien, t. V de la Correspondance générale, p. 326.
- ↑ Essai sur le principe de la population, édition Guillaumin, 1845, p. 216 et 220.
- ↑ Voir notre Précis d’économie politique, 1re édition, 1887, p. 342.
- ↑ The eleventh United States Census, by hon. Hubert P. Porter. superintendent of the eleventh Census. Journal of the Royal Statistical Society, décembre 1894, p. 658.
- ↑ Nitti, La Population et le Système social.
- ↑ Arsène Dumont, Dépopulation et Civilisation, 1890.
- ↑ Voir notamment l’ouvrage anonyme intitulé : Élémens de science sociale ou Religion physique, sexuelle et naturelle, par un docteur en médecine, traduit sur la 7e édition anglaise, Londres, 1869.
- ↑ Il est vrai qu’on y comprend les mort-nés, qui sont mis à part dans les statistiques des autres États ; mais la proportion des mort-nés à l’ensemble des naissances n’est que de 3 et demi à 4 p. 100 en Allemagne : 64 366 mort-nés, en 1895 sur 1 941 644 naissances.
- ↑ Ces chiffres sont tirés du Statistisches Jahrbuch für das deutsche Reich, 1897 p. 25.
- ↑ Bodio, Movimento della Popolazione, Confronti internazionali, Berne, 1894.
- ↑ On nous permettra de renvoyer sur ce point à notre Traité théorique et pratique d’économie politique, t. IV, p. 620 à 623.
- ↑ Voir notre Essai sur la Répartition des richesses et la tendance à une moindre inégalité des conditions.