La Question de l’argent aux Etats-Unis

La Question de l’argent aux Etats-Unis
Revue des Deux Mondes3e période, tome 75 (p. 642-680).
LA
QUESTION DE l’ARGENT
AUX ÉTATS-UNIS

La question de la monnaie d’argent se présente sous un aspect très différent aux États-Unis et dans l’ancien monde. Ici, elle apparaît comme un problème purement économique et monétaire. Elle occupe les cercles commerciaux et financiers, dont elle affecte les intérêts, mais non le monde politique, auquel elle est étrangère et qui ne la rencontre guère sur son propre terrain. Excepté lorsque de rares incidens, se rattachant au développement normal de cette question devenue en quelque sorte une maladie constitutionnelle de l’Europe, sollicitent plus vivement l’attention publique, lorsque, par exemple, une baisse subite du prix de l’once d’argent est signalée à Londres, ou que des négociations s’engagent pour la prorogation de l’union monétaire latine, le problème de l’argent n’est généralement propre qu’à fournir un aliment régulier aux travaux des spécialistes, aux discussions des sociétés d’économistes, à la polémique sans fin du bimétallisme et du monométallisme.

Aux États-Unis, la même question a pris il y a dix ans un caractère nettement politique. Introduite dans le domaine des préoccupations d’ordre national par la prédominance au congrès de l’élément démocratique après quinze années d’omnipotence du parti républicain, elle a conquis sa place dans les programmes électoraux, servi de thème aux déclamations violentes de légions de politiciens. Elle a été le cri populaire dans maintes élections d’états. Comme la question du tarif et celle de la réforme administrative, elle surgit au sein de toutes les conventions nationales. Elle a forcé les candidats présidentiels à se décider entre le métal jaune et le métal blanc. Arrivée aujourd’hui à un état aigu, elle divise en deux fractions à peu près égales la chambre des représentans à Washington; elle met aux prises le président des États-Unis avec la majorité du parti qui l’a porté au pouvoir. Elle ne s’adresse pas seulement aux intérêts, mais aussi aux sentimens et aux passions populaires. Elle est la plus sérieuse affaire que le quarante-neuvième congrès ait eu à résoudre dans sa première session, commencée en décembre 1885.

Il s’agit cependant tout simplement de savoir si le gouvernement fédéral devra ou ne devra pas continuer à dépenser tous les ans environ cent millions de francs en achats de lingots d’argent dont il fabrique des monnaies valant nominalement 25 pour 100 de plus, soit un total de 125 millions de francs, magnifique opération pour le trésor, si le public américain voulait se résigner à se servir de la monnaie d’argent, et-si la plus grande partie du stock monnayé n’était pas restée jusqu’ici dans les mains du gouvernement, qui ne sait qu’en faire et adjure le congrès de voter une loi afin que ce monnayage à jet continu soit enfin suspendu.

En Europe, on attend avec curiosité la décision du congrès. Si le monnayage de l’argent est suspendu, toute la quantité de métal en barres que le gouvernement fédéral est obligé d’acheter chaque année en vertu de la loi du Silver Bland bill de février 1878, et qu’il achète naturellement aux propriétaires des mines d’argent du Far-West américain, viendra s’offrir en vente sur le marché de Londres et y fera baisser d’autant les prix de cette marchandise déjà si dépréciée. Comme il arrive souvent en matière financière, la spéculation n’a pas attendu que la cause se produisît pour produire elle- même l’effet. En prévision du rappel de la loi Bland, qui n’est pas encore rappelée et ne le sera probablement pas, le prix de l’argent a brusquement baissé à Londres l’année dernière. Il dépend dans une large mesure de l’action du congrès des États-Unis que cette dépréciation s’atténue ou s’accentue. Quant aux motifs qui peuvent déterminer à Washington un vote dans un sens ou dans l’autre, ils sont étrangers aux préoccupations européennes et se relient si intimement à l’histoire politique des douze dernières années de l’Union que l’on ne saurait donner une idée un peu précise des divers élémens de la question sans faire un retour sur ses antécédens et rappeler notamment les circonstances qui ont amené : 1° la démonétisation de l’argent par le congrès en 1873 ; 2° le vote du Silver Bland bill en 1878.


I.

La pièce de monnaie, objet du litige, on peut dire dans le cas actuel le corps du délit, est le dollar argent de 412 1/2 grains, pour lequel les démocrates ont rompu tant de lances dans le congrès de 1876 à 1878 et que les monométallistes de New-York et des états de l’Est, depuis 1878, chargent de tous les péchés d’Israël.

Qu’est-ce que ce dollar? Le rapport légal de l’or à l’argent aux États-Unis, tel que l’avait fixé en 1792 le second congrès de la république, était de 1 à 15, ce qui veut dire qu’une once d’or était déclarée par la loi valoir 15 onces d’argent. Cette proportion fut maintenue jusqu’en 1837. L’argent s’étant alors légèrement déprécié par rapport à l’or, la relation légale fut modifiée et de 1 à 15 devint 1 à 15.99. Il fallut désormais 15 onces 99 d’argent pour constituer l’équivalent exact de valeur d’une once d’or. Le changement dans le rapport légal de valeur entre les deux métaux devait entraîner des modifications corrélatives dans le titre et le poids des monnaies métalliques. Le poids de l’eagle d’or (10 dollars) descendit de 270 grains à 258 et le titre fut ramené de 916 2/3 millièmes de fin à 900. Le poids du dollar argent fut fixé à 412 1/2 grains au lieu de 416, et le titre à 900 millièmes de fin au lieu de 892,4. Ce dollar possédait, comme les monnaies d’or, la qualité de légal tender (monnaie légale) pour tous paiemens et la conserva jusqu’en 1873, année où il fut démonétisé par acte du congrès.

En 1876, quand les partisans de la monnaie d’argent commencèrent à organiser une formidable agitation pour la restauration du dollar argent de 412 1/2 grains (the dollar of our fathers), la valeur de l’argent avait déjà subi une forte baisse et ce dollar ne représentait plus que 92 à 95 cents d’or au lieu de 100 cents (soit 4 fr. 50 à 4 fr. 65, au lieu de 5 francs), ce qui le faisait traiter de dollar malhonnête par les partisans de la monnaie d’or. La baisse de l’argent s’est encore accentuée depuis cette époque, et le dollar, qui est aux États-Unis ce qu’est pour nous l’écu de 5 francs, ne représente intrinsèquement qu’une valeur inférieure à 4 francs en or. Aussi l’appelle-t-on à New-York le dollar de 80 cents; il n’en vaut plus guère maintenant que 78 à 75.

Voilà pour le présent. Mais en 1837, au moment de sa création, le dollar argent de 412 1/2 grains était une belle et fort honnête pièce, correspondant exactement, comme valeur intrinsèque, au dixième de l’eagle d’or, valant même parfois un peu plus. Il en fut ainsi tant que le métal argent conserva, par rapport à l’or, une valeur réelle au moins égale à sa valeur conventionnelle, c’est-à-dire pendant trente-six ans. Malgré ces qualités, l’usage des dollars argent était toujours resté fort restreint aux États-Unis. Jusqu’en l’année 1873, où ils furent démonétisés, on n’en avait frappé en tout depuis 1837 que 8 millions. Encore n’en restait-il pour ainsi dire plus en circulation. La découverte et l’exploitation des mines d’or en Californie et dans l’Australie ayant jeté subitement dans le monde entier un stock considérable du métal le plus précieux, celui-ci avait subi une dépréciation très-sensible par rapport à son concurrent. Il se trouva que le dollar argent posséda pour un temps une valeur réelle plus élevée que sa valeur nominale et qu’il avait plus de prix comme bullion (métal en lingots) que comme monnaie. On trouvait bénéfice soit à l’exporter, soit à le refondre. De là sa disparition presque complète vers 1870.

Deux années plus tard, commençait à s’opérer, par suite de la découverte et du rendement de nombreuses mines d’argent, un nouveau revirement dans la valeur relative des deux métaux, l’or reprenant l’ascendant. De 1 à 15, la proportion réelle se relevait à 1 à 16. C’est alors (1873) qu’un acte du congrès, motivé sur les variations continuelles des valeurs relatives de l’or et de l’argent, ordonna la suspension de la frappe des dollars argent de 412 1 /2 grains, et c’est l’année suivante (juin 1874), pour les mêmes raisons, que la qualité de legal tender fut retirée à ce qui pouvait rester de ces anciens dollars. Cette législation de 1873 ne faisait que traduire en droit ce qui existait depuis déjà longtemps en fait. Pratiquement l’Amérique était monométalliste, toutes les transactions se faisant sur la base de l’or[1]. Le congrès avait trouvé une situation toute faite et l’avait simplement légalisée.

Des partisans de l’argent ont prétendu, quelques-uns prétendent encore que c’est par surprise, au milieu de l’inattention générale des partis et de l’indifférence de l’opinion publique, que la législation de 1873, sous prétexte d’une révision des lois sur la monnaie, interdit le monnayage du dollar argent et limita à 5 dollars, dans chaque paiement, la puissance de libération des autres pièces de même métal, et que cette modification si grave dans le régime monétaire de l’Union fut effectuée sans discussion publique dans le pays, presque sans débat dans le sénat et dans la chambre. Il y a quelques mois, une lettre publiée dans la Pall Mall Gazette de Londres par un ancien fonctionnaire de l’Union contenait, contre les auteurs des lois monétaires américaines de 1873, des accusations plus précises : « Le directeur de la monnaie et le contrôleur de la circulation, ayant été chargés d’une révision et d’une codification des lois monétaires de l’Union, omirent à dessein le mot dollar de la liste des monnaies d’argent, dont la frappe devait rester autorisée sur demande des porteurs de lingots, et cette omission échappa au congrès lorsqu’il eut à sanctionner de son vote le code qui lui était présenté. » Comme la monnaie divisionnaire, seule monnaie d’argent existante en dehors du dollar, n’avait eu de tout temps pouvoir de libération que comme appoint et pour un montant limité dans chaque paiement, l’omission du dollar argent aurait par là suffi pour révolutionner tout le système de circulation métallique des États-Unis, et pour changer la mesure de la valeur, en réservant désormais aux seules pièces d’or le caractère de monnaie légale. Ce serait donc par une pure supercherie qu’aurait été ainsi introduite, dans la législation américaine, cette grande mesure de la démonétisation de l’argent, et ni la chambre et le sénat, ni le président Grant et ses ministres, ni les banquiers, les gens d’affaires et les négocians, personne enfin dans toute l’Union ne se serait aperçu de la fraude commise par des fonctionnaires infidèles.

Cette hypothèse est bien invraisemblable. Les questions monétaires tenaient une place assez grande, en 1873, dans les préoccupations de l’opinion publique, pour qu’il ait été impossible d’escamoter devant tout un congrès un type de pièce métallique aussi respectable que le dollar argent, dans un morceau de législation d’une telle importance, puisqu’il ne comportait rien moins que la révision de toutes les lois monétaires. La plupart des états de l’ouest étaient en proie à la fièvre de l’inflation. On avait déjà, livré maints combats pour ou contre le maintien indéfini du cours forcé ou la reprise des paiemens en espèces. Les fluctuations de la prime de l’or étaient suivies avec une grande attention. On observait curieusement la rapidité avec laquelle s’amortissait la dette publique et se relevait le crédit fédéral. On ne saurait donc, a priori, admettre que l’argent, en 1873, ait été démonétisé à l’insu de tout le monde et par le succès d’une ruse grossière.

D’ailleurs, les faits historiques sont en contradiction complète avec ce système. Ils établissent que le pays avait été dûment et longtemps à l’avance averti de la démonétisation projetée ; que l’idée en avait été conçue à une époque où l’argent avait une valeur intrinsèque supérieure de 3 pour 100 à celle de l’or (c’était en 1868), ce qui enlève toute base à l’accusation que l’intérêt seul des créanciers désireux de se faire payer exclusivement en or aurait déterminé la démonétisation ; que la question, avant d’être tranchée, avait été à maintes reprises et parfois très longuement discutée au congrès; qu’il n’y a eu en conséquence ni surprise, ni fraude; et que c’est en pleine connaissance de cause que le congrès a décidé, en 1873 et 1874, que le dollar argent ne serait plus unité monétaire légale et que ce rôle serait à l’avenir exclusivement dévolu au dollar d’or.

La première proposition de démonétisation de l’argent fut présentée le 6 janvier 1868, par M. John Shermann, sénateur de l’Ohio, frère du célèbre général William Shermann[2]. Le bill fut renvoyé au comité des finances du sénat, avec les procès-verbaux de la conférence monétaire, tenue à Paris en 1867, et un rapport de M. Ruggles, délégué des États-Unis à cette conférence. M. Shermann, qui était membre du comité, fut chargé du rapport et conclut par une recommandation de son propre bill. Mais M. Morgan, du même comité, fut autorisé à rapporter des conclusions contraires. On voit que, cinq ans avant 1873, la question était déjà posée devant le sénat et les thèses pour et contre nettement établies.

M. Shermann demandait l’adoption de l’étalon unique d’or, l’arrêt de la frappe des dollars argent, et la limitation à dix dollars du pouvoir légal de libération de la monnaie d’argent subsidiaire. M. Morgan répondait non sans raison : « Le changement si grave que le bill propose d’introduire dans notre système national monétaire ne doit s’accomplir qu’après une délibération approfondie. La question des moyens de circulation monétaire affecte la vie quotidienne et touche non-seulement aux intérêts multiples et complexes du peuple jusque dans leurs plus minutieux détails, mais encore aux relations des États-Unis avec les autres nations. Notre pays a, en outre, un intérêt spécial dans la question, en qualité de principal producteur des métaux précieux. »

M. Morgan, en terminant, demandait que l’examen de la question fût ajourné, le congrès devant décliner toute action avant que les principales puissances représentées à la conférence monétaire de Paris eussent adopté un plan d’unification. « Il ne s’est produit, dit-il, aucune expression populaire en faveur du plan proposé, aucune action spontanée dans cette direction de la part des gens de finances dans ce pays ou ailleurs... Notre système de monnayage est simple; il répond exactement à tous les besoins de notre commerce intérieur ; il a ses mérites spéciaux. Il ne faut pas le changer pour des raisons légères, alors que les avantages visés sont d’ordre purement théorique et engagent l’attention du philosophe plutôt que de l’homme pratique. » Le sénat suivit ces conseils et ajourna toute solution afin que les diverses faces du problème fussent mûrement examinées.

Vers la fin de 1869, le département du trésor préparait une révision de toutes les lois existantes concernant le monnayage aux États-Unis. Ce travail, poursuivi sous la direction de M. Knox, que nous citions tout à l’heure, aboutit à la rédaction d’un rapport et d’un projet de loi tendant à la démonétisation de l’argent. Les clauses du bill avaient été soumises à l’examen de tous les principaux fonctionnaires du trésor, aux directeurs des hôtels de monnaie, à bon nombre d’autres personnes compétentes, qui toutes avaient exprimé leur avis sur les changemens proposés. Le 25 avril 1870, le rapport et le bill, ainsi que la correspondance à laquelle ils avaient donné lieu, furent présentés au congrès par le secrétaire du trésor avec une pressante recommandation de faire à ces documens et aux suggestions qu’ils contenaient un accueil favorable.

Il est curieux de constater que jusqu’alors la démonétisation de l’argent était demandée, non comme aujourd’hui à cause d’une dépréciation excessive du métal, mais au contraire parce qu’il avait une valeur supérieure à celle de l’or. Le bill Knox fut adopté au sénat le 10 janvier 1871. La chambre s’en occupa, mais sans conclusion. Le secrétaire du trésor, dans ses rapports annuels au congrès en 1871 et 1872, recommanda de nouveau le bill de démonétisation. La dernière fois, il en donnait des raisons toutes nouvelles. La situation du marché de l’argent s’était singulièrement modifiée. La prime de 3 pour 100 avait disparu et déjà faisait place à une certaine perte. C’était le résultat à la fois d’un accroissement subit de la production des mines d’argent aux États-Unis et de la résolution prise par l’empire d’Allemagne de ne plus se servir de la monnaie d’argent comme monnaie légale. M. Boutwell, secrétaire des finances, disait que, les circonstances ayant empêché les États-Unis de faire pratiquement usage de l’argent dans leur circulation, il était de bonne politique de renoncer à tout essai de l’y introduire de force, et qu’avec les fluctuations continuelles de prix des deux métaux, il était impossible de conserver un double étalon. La loi fut enfin votée en janvier 1873 et signée par le président le mois suivant.

Le congrès avait discuté la question pendant cinq sessions, et il avait ordonné treize fois l’impression du bill dans ses diverses rédactions. Il faut donc renoncer à la légende d’une supercherie résultant de l’omission du mot dollar dans une des clauses du bill de révision[3]. Ce qui est vrai, c’est que, malgré le temps consacré par le congrès à l’examen de ce problème, et bien qu’il soit impossible de supposer que les représentans de l’Union n’aient pas compris la portée de la révolution qu’ils introduisaient dans le système monétaire fédéral, la démonétisation de l’argent fut effectuée sans avoir passé par cette phase de l’agitation populaire qui est le prélude habituel de tous les grands débats au congrès. Le public se montra indifférent, et ce n’est qu’après le vote de la loi sur la reprise des paiemens en espèces (janvier 1875), après le grand ébranlement causé par le triomphe du parti démocratique aux élections de 1874, qu’un groupe puissant de sénateurs et de représentans des états de l’Ouest s’avisa de porter devant le peuple cette question de l’argent, à laquelle nul ne songeait, tandis que tant de passions étaient déchaînées à propos du cours forcé et de l’expansion ou de la contraction du papier-monnaie.

Au moment, en effet, où le congrès retirait aux anciens dollars d’argent leur caractère de legal tender, la querelle, célèbre en Amérique, des partisans de la reprise des paiemens en espèces (resumptionists), et des adeptes de l’extension indéfinie de la circulation fiduciaire (inflationists), atteignait son plus haut degré de violence. C’est sur cette querelle que s’est greffée, quelques années plus tard, celle de l’étalon blanc et de l’étalon jaune. La question actuelle de l’argent n’est que la suite régulière de l’ancienne question des greenbacks, elle se présente avec les mêmes caractères politiques, de part et d’autre se retrouvent à peu près les mêmes combattans. La lutte du papier contre le métal a précédé et explique la lutte des deux métaux.


II.

On sait à l’aide de quelles gigantesques opérations financières le gouvernement fédéral a pu subvenir aux charges énormes de la guerre civile entre 1861 et 1865. Le total de la dette publique, qui ne dépassait pas 65 millions de dollars en 1860, atteignait près de 2,800 millions de dollars en 1866. Les États-Unis avaient emprunté, en six ans, 15 milliards de francs. Le secrétaire du trésor de cette époque, M. Chase, pour rendre possible le placement des immenses emprunts fédéraux, inventa l’ingénieuse combinaison des banques nationales, ouvrant à la fois dévastes débouchés aux titres de la dette de l’Union invendables sur le marché, et dotant les États-Unis de ce qui leur avait manqué jusqu’alors, d’une circulation fiduciaire uniforme. Il y avait, en 1874, plus de deux mille banques nationales investies du droit d’émettre des billets garantis par le dépôt au trésor d’une valeur nominale correspondante en bonds des États-Unis, et leur circulation totale atteignait environ 350 millions de dollars. Quant aux greenbacks, billets de crédit ne portant pas intérêt, émis directement par le gouvernement fédéral avec qualité de legal tender, le montant s’en élevait à un chiffre à peu près égal. En face d’une circulation fiduciaire de près de 700 millions de dollars, on n’évaluait pas à plus de 150 à 200 millions de dollars le montant total, en 1874, de la circulation en espèces d’or et d’argent. La politique financière de M. Mac Culloch et de ses successeurs (1865-1874) fut inspirée par cette double préoccupation : rembourser le plus rapidement possible la dette publique et préparer la reprise des paiemens en espèces. Les impôts si lourds, établis pendant la guerre sous la forme de taxes intérieures et de droits à l’importation, furent maintenus longtemps après la fin de la lutte, malgré le licenciement immédiat de l’armée et la suppression des plus fortes dépenses extraordinaires. Aussi-vit-on se produire, à la fin de chaque exercice budgétaire, des excédens formidables qui permirent d’imprimer à l’amortissement de la dette une allure extrêmement rapide. En 1873, les remboursemens avaient atteint déjà un chiffre de 2 milliards et demi de francs.

L’amortissement était effectué en or, car la majorité du parti républicain, détenteur du pouvoir et de l’administration depuis 1861, avait proclamé, aussitôt après la fin de la guerre, ce principe que l’Union était engagée d’honneur à payer en monnaie métallique et non en papier-monnaie déprécié, toutes les obligations qu’elle avait été amenée à contracter, si onéreuses que fussent les conditions de ces contrats par suite du caractère critique des circonstances au milieu desquelles ils avaient été passés. Les mesures si habilement prises et exécutées par les financiers du parti : maintien prolongé des taxes intérieures, application systématique d’un tarif douanier hautement protectionniste, paiement des droits de douane en or, extinction rapide de la dette, avaient déjà produit un abaissement considérable de la prime de l’or et rapproché l’époque où pourrait cesser le régime du papier-monnaie ; elles attestaient la solidarité de plus en plus étroite qui s’était établie entre les doctrines et les procédés financiers du parti républicain et les opinions, les aspirations, les besoins des classes riches et commerçantes dans les états de l’Est et dans les grandes villes situées sur les rivages de l’Atlantique, Boston, New-York, Philadelphie.

Un courant d’opinion tout à fait contraire s’était formé, depuis 1867, dans les états de l’Ouest, du Centre et du Sud, prenant sa source dans les rancunes des classes pauvres et débitrices contre les fortunes subites et éclatantes que la fin de la guerre civile et le rétablissement du crédit de l’Union avaient fait surgir dans la classe des créanciers. Il était de notoriété publique que, dans les états à l’ouest des Alleghanys, les gouvernemens locaux, comtés ou municipalités, les corporations et les particuliers avaient dû pendant plusieurs années contracter emprunts sur emprunts et que les trois quarts de l’Union étaient débiteurs du dernier quart établi sur l’Atlantique et maître des grands débouchés commerciaux.

Ces dettes avaient été contractées à un taux d’intérêt très onéreux ; il n’avait été généralement touché en capital qu’un papier-monnaie frappé d’une forte dépréciation. A mesure que le crédit de l’Union se relevait et que la prime de l’or s’abaissait, le débiteur voyait s’évanouir la possibilité de s’acquitter avec une monnaie aussi avilie que celle dans laquelle il avait emprunté; il lui paraissait profondément inique d’avoir à rembourser maintenant en or ou avec un papier de même valeur que l’or. Aussi la conviction s’était-elle généralisée, dans les régions de l’Ouest, qu’entre les banquiers, les négocians, les compagnies de transports et autres détenteurs de monopoles et les porteurs de titres de la dette fédérale, s’était ourdie une vaste conspiration pour la ruine des producteurs, des fermiers, et de toutes les autres catégories de travailleurs, au moyen de la substitution de l’or au papier-monnaie.

Les politiciens, à l’affût de tous les moyens d’action sur l’imagination populaire, exaltèrent désormais, dans leurs discours et dans les programmes des conventions locales ou nationales, cette monnaie du pauvre, le greenback, dont il fallait accroître la quantité bien loin de la réduire. Peu à peu la doctrine s’étendit et se précisa. Fondée sur l’idée d’une expansion indéfinie, selon les circonstances et les besoins, de la circulation des assignats du gouvernement fédéral, elle adoptait le contre-pied du système de la reprise à bref délai des paiemens en espèces. Or s’il était bon, même nécessaire, que l’Union s’accommodât indéfiniment du régime du papier-monnaie, pourquoi chercher par des mesures artificielles, oppressives, vexatoires, à abaisser la prime de l’or et à relever le crédit des valeurs fédérales ? Aucun intérêt national n’exigeait le remboursement de la dette. Ce qu’il fallait pour subvenir aux souffrances des classes agricoles, c’était abaisser les tarifs de douane et diminuer les taxes intérieures. Il fallait surtout, et c’était là le point essentiel, effectuer, non plus en or, mais en papier, le paiement de l’intérêt et du principal de la dette publique. Le système adopté par le gouvernement fédéral d’effectuer ces paiemens en or était la cause de toutes les misères des classes pauvres, et ne pouvait viser qu’à soutenir les monopoles tyranniques constitués au profit d’une aristocratie rapace.

L’inflationism n’était donc pas seulement une théorie économique, une conception particulière de publicistes ou de politiciens sur les meilleurs procédés à appliquer pour faciliter le développement de la richesse nationale, c’était surtout un préjugé populaire, une croyance instinctive fondée sur l’idée fixe que l’état a le pouvoir d’accroître à volonté et indéfiniment le volume de la circulation monétaire, et par conséquent le bien-être général. Ce fut aussi une arme d’opposition contre le gouvernement, une menace permanente contre les classes riches, les monopoleurs, les Yankees. La situation géographique exerçait à cet égard une influence plus forte encore que les intérêts et les entraînemens de parti. De même que l’on trouvait peu de démocrates à l’est des Alleghanys et au nord du Potomac, qui ne fussent, comme les républicains de la même région, partisans du hard money, c’est-à-dire de la monnaie métallique et de la cessation du cours forcé, de même à l’ouest des montagnes et dans les états établis sur l’Ohio et le haut Mississipi, les leaders du parti républicain n’osaient braver le sentiment général de la population et se faisaient, à l’envi des démocrates, inflationists, greenbackers, antiresumptionists[4]. C’était toutefois dans les rangs du parti démocratique que ces hérésies financières recrutaient le plus grand nombre de leurs adhérens.

Les démocrates, tenus depuis 1861 à l’écart du gouvernement, n’avaient pas cédé longtemps au découragement de leur désastre dans l’élection présidentielle de 1872, où le général Grant avait été réélu avec une majorité considérable. C’est naturellement au parti occupant le pouvoir que les habitans des états de l’Ouest attribuaient tous les malheurs dont les frappait la crise financière de 1873; leurs plaintes étaient accueillies avidement par l’opposition que la force des choses amenait à embrasser de plus en plus résolument la cause de l’inflationism. Les démocrates, préparant leur rentrée en scène, commençaient en outre à trouver un nouvel élément de force dans le réveil de la domination blanche sur toute l’étendue de l’ancienne confédération sudiste. A mesure que la classe des planteurs, décimée et appauvrie par la guerre, reconquérait l’ascendant et reprenait possession des pouvoirs publics dans chacun des anciens états à esclaves, soumis pendant la période de reconstruction (186C à 1870) au gouvernement scandaleux des carpet baggers, la majorité électorale de cet état passait du parti républicain au parti démocrate. Au point de vue financier, les nouveaux maîtres de ces états repoussaient le legs des gaspillages commis sous le gouvernement des noirs et de leurs alliés du nord. Ils refusaient de reconnaître aucune dette d’état contractée postérieurement à la guerre civile et arboraient hautement la doctrine de la répudiation pure et simple, dont celle de l’inflation n’était guère qu’une formule atténuée.

Ces progrès des démocrates au sud du Potomac et de l’Ohio et dans les états riverains du bas Mississipi, n’attiraient pas l’attention des républicains, endormis dans la sécurité qu’inspire une longue jouissance du pouvoir. Personne ne croyait possible une résurrection de l’ancienne et puissante organisation du parti démocratique. On tenait pour assuré que les républicains ne perdraient le pouvoir que le jour où surgirait, sur des principes et avec des hommes nouveaux, une organisation politique n’ayant plus rien de commun avec les partis tels qu’ils étaient constitués avant la guerre civile, et ce jour paraissait encore bien éloigné.

Le coup de foudre des élections d’automne en 1874 pour le quarante-quatrième congrès tira brutalement les républicains de cette quiétude. Les démocrates enlevaient quatre-vingt-dix sièges à leurs adversaires et obtenaient une majorité écrasante dans la chambre des représentans, 180 contre 112, tandis que le congrès qui allait prendre fin en mars 1875 comptait 198 républicains et seulement 93 démocrates. Dans le sénat, la majorité républicaine tombait de 25 à 9. Les démocrates avaient fait passer leurs candidats dans tous les états du Sud, sauf dans le South-Carolina. Ce qui pouvait paraître plus surprenant, c’est qu’ils l’emportaient en outre, non-seulement dans l’Illinois, l’Indiana et l’Ohio, mais encore dans les trois principaux états de l’Est, le Massachusetts, le New-York et la Pensylvanie. Ils furent aussi surpris de leur victoire que les républicains de leur défaite. Les politiciens, tout occupés de leurs combinaisons à courte vue, comptaient que le plus grand nombre des électeurs voteraient docilement pour le parti auquel les rattachaient les liens d’habitude, de tradition ou d’intérêt. Ils n’avaient pas vu se former dans les profondeurs du suffrage universel un nouveau mouvement d’opinion. Ce travail leur était resté inaperçu; on fut stupéfait de constater à quel point le ton du sentiment public s’était modifié.

On disserta longuement sur les causes de la grande révolution électorale qui venait de s’accomplir[5]. Une des plus décisives fut le développement de la corruption politique sous la seconde présidence de Grant. Elle valut aux démocrates, dans les états de l’Est, les voix du parti des Indépendans qui avait survécu à sa déroute de 1872, et qui devait, dix années plus tard, aider les démocrates à porter M. Cleveland à la présidence.

Le triomphe du parti démocratique donnait une grande importance à son programme financier, qui pouvait se résumer ainsi : un gouvernement économique ; réductions considérables dans les dépenses fédérales; simplification du mécanisme gouvernemental; suppression des monopoles et de la protection à outrance ; diminution des impôts ; extension illimitée de la circulation du papier-monnaie. Mais le temps où ce programme pourrait recevoir un commencement d’exécution était encore bien éloigné. Le système américain, avec d’incontestables défauts, présente, entre autres avantages, celui d’enlever tout danger immédiat aux révolutions politiques soudaines comme celle de novembre 1874, en ne permettant à leurs effets de se développer que graduellement. L’ancien congrès n’était pas dissous; il lui restait toute une session à remplir, de décembre 1874 à mars 1875. Les républicains y avaient une grande majorité dans les deux chambres. Le congrès qui venait d’être élu ne devait se réunir qu’une année plus tard, fin 1875. À cette époque, la majorité démocratique de la chambre se trouverait en face d’un président et d’un sénat républicains. Il ne lui serait donc pas possible de faire prévaloir ses idées et ses principes par d’importantes modifications dans la législation. Pour que les démocrates, après leur éclatante victoire de 1874, fussent mis réellement en état de gouverner, il leur fallait encore triompher dans l’élection présidentielle de 1876 et faire, la même année, assez de conquêtes nouvelles dans les législatures des états pour se trouver assurés d’obtenir la majorité dans le sénat fédéral. En cas de succès sur l’un et l’autre point, c’était seulement le 4 mars 1877, deux ans et trois mois après leur première victoire, qu’ils pouvaient entrer en possession complète du pouvoir[6].

Les républicains, le premier moment de stupeur passé, serrèrent vivement les rangs. Lorsque le £3 e congrès se réunit pour sa dernière session, les salles du Capitole ne retentirent que des mots sonores d’honnêteté, de pureté, d’économie, de réforme. Sur le terrain des questions de finances, les leaders du parti jugèrent prudent d’opérer un mouvement de concentration autour de la seule solution compatible avec la dignité nationale et les intérêts bien compris de la population. Dans un caucus de sénateurs républicains, la résolution fut prise de renoncer aux fantaisies de l’inflationism et du greenbackism, et de déployer résolument le drapeau de la reprise des paiemens en espèces. Même les Morton, les Ferry, les Logan et autres républicains de l’Ouest, qui avaient donné, pour se rendre populaires, dans les travers et les préjugés d’une partie des électeurs, abjurèrent leurs erreurs et devinrent des hardmoneymen. Sur une recommandation instante et longuement motivée du message envoyé par Grant en décembre 1874, la majorité républicaine se décida enfin à voter, en janvier 1875, un bill fixant au 1er janvier 1879 la date de la reprise des paiemens en espèces. Tous les démocrates votèrent contre le bill. Les positions étaient ainsi très nettement prises sur les questions monétaires entre les deux partis. Les républicains avaient habilement saisi le bon côté, celui où se trouvaient l’intelligence des vrais intérêts du pays et la conformité avec les doctrines économiques les plus honnêtes. Les questions financières prirent désormais le pas sur toutes les autres dans les préoccupations électorales. En août 1875, la campagne étant près de s’ouvrir pour des élections dans l’Ohio, la lutte se dessina très énergiquement entre la cause de la monnaie métallique représentée par le candidat républicain au poste de gouverneur, M. Hayes (le futur président des États-Unis) et celle de la monnaie de papier (rag money) soutenue par le candidat démocrate, Allen. D’un côté, l’inflation ; de l’autre, la resumption. Les républicains de l’état firent appel à l’éloquence de Karl Schurz, un des leaders des indépendans, pour la défense des bons principes. Les démocrates se virent abandonnés par un de leurs chefs les plus estimables, M. Thurman, qui fit ouvertement campagne contre l’inflationism. Dans les énormes réunions en plein air qu’aiment si fort les Américains, aussi bien ceux qui s’amusent de la politique que ceux qui en vivent, dans les picnics, bals, barbacues, les orateurs patentés ou improvisés n’entretenaient la foule que des avantages incalculables de la cessation du cours forcé, ou des félicités sans nombre que répandrait sur le peuple l’extension indéfinie de la circulation des greenbacks. Les journaux et les masses se passionnaient pour ou contre les thèses opposées : greenbackers ou resumptionists, partisans de l’assignat ou de la monnaie d’or, tous mettaient au service de ces froides et rigides conceptions monétaires autant d’acharnement et de passion qu’on l’en voit déployer dans les querelles entre libéraux et conservateurs en Angleterre ou entre républicains et monarchistes en France.

L’inflationism fut battu dans l’Ohio. Mais, le 6 décembre de la même année, à l’ouverture de la première session du 44e congrès, nommé l’année précédente, cette doctrine entra en triomphe dans la chambre des représentans à Washington, où, pour la première fois depuis la guerre civile, les démocrates purent élire le speaker, organiser à leur gré les comités, parler en maîtres. Tandis qu’au point de vue politique, cette majorité ne songea guère qu’à donner satisfaction à ses longues rancunes contre le parti républicain, en ouvrant sur les actes de l’administration du général Grant vingt enquêtes plus scandaleuses les unes que les autres, elle s’attacha au point de vue financier à réduire les dépenses fédérales, à combattre les monopoles, à battre en brèche le système protectionniste, bien que sur ce dernier point elle fût elle-même très divisée. Les tendances économiques de la nouvelle majorité se manifestèrent par ses efforts constans vers la réalisation des quatre points suivans : 1° rappel de la loi sur la reprise des paiemens en espèces ; 2° remplacement des billets des banques nationales par des greenbacks ou billets du gouvernement fédéral à cours forcé ; 3° augmentation indéfinie, selon les circonstances et les besoins, du montant de la circulation des greenbacks; 4° remonétisation de l’argent. Sur les trois premiers points, les démocrates ne subirent que des échecs. Leurs tentatives réitérées se heurtèrent inutiles contre une opposition compacte, intelligente, chargée de la défense des grands intérêts commerciaux et industriels des états orientaux, disposant de l’arme puissante du patronage. Ils trouvèrent de plus dans la majorité républicaine du sénat et dans la personne d’un président inféodé au système de la reprise des paiemens en or un obstacle invincible à la réussite de leurs desseins. Ils furent plus heureux sur le quatrième point du programme, grâce au renfort précieux que vinrent apporter au parti les représentans des états miniers du Pacifique et des territoires du Far-West, restés jusqu’alors étrangers à la lutte. L’intervention de ce groupe actif, riche, très influent dans les couloirs du Capitole, fit passer au premier plan la question de l’argent, la substituant peu à peu à celle des greenbacks, sous la direction du Silver Ring, ou coterie de l’argent. Dans la chambre et au sénat, la coalition des intérêts agricoles du Sud et de l’Ouest et des intérêts miniers de l’extrême Ouest allait reformer les bataillons inflationists ébranlés par une série d’insuccès, et les lancer avec une nouvelle vigueur contre le système économique du parti républicain.


III.

La production des mines d’argent dans les états et territoires du Pacifique, Nevada, Californie, Utah, Colorado, etc., avait pris depuis quelques années une énorme extension. Ces mines, qui rendaient à peine 2 millions de dollars en 1861, en donnaient déjà 12 en 1868, 16 en 1870, 23 en 1871. Le total atteignit 28 millions de dollars en 1872, 35 en 1873, 37 en 1874, près de 39 en 1876, soit environ 40 pour 100 de la production annuelle d’argent dans le monde entier. A cette production d’un accroissement si rapide, atteignant déjà plus de 200 millions de francs par an, il fallait trouver des débouchés. Malheureusement, tant comme une conséquence naturelle de cette énorme accumulation du produit que par l’effet de causes plus générales exerçant leur action dans l’ancien monde, le prix du métal argent n’avait cessé de baisser depuis 1873[7]. L’intensité de la crise suggéra aux propriétaires des mines d’argent du Pacifique un projet dont la réalisation devait assurer, en Amérique même, à leurs produits miniers le marché qui se dérobait devant eux en Europe et en même temps arrêter le mouvement de baisse du métal argent, peut-être ramener les anciens cours. Ce projet consistait dans la restitution par le congrès, à l’ancienne monnaie d’argent des États-Unis, du caractère de legal tender qui lui avait été enlevé en 1873. Pour une pareille œuvre, ils savaient bien ne pouvoir compter sur les financiers et économistes de l’Est, voués de tous temps à la cause de l’or. Mais, avec un peu d’habileté et un adroit emploi des ressources considérables que mettaient à leur disposition les fortunes si vite gagnées aux mines, ils devaient pouvoir enrégimenter sous leurs bannières les masses compactes de l’armée du papier-monnaie, toujours battue, mais toujours prête à recommencer le combat. Les orateurs populaires s’enrôlèrent en foule dans la nouvelle cause ; les agriculteurs de l’Ouest, les planteurs du Sud se laissèrent aisément persuader que, grâce au rendement extraordinaire des mines, la monnaie d’argent serait, comme la monnaie fiduciaire, susceptible d’une extension indéfinie et que la création de ce nouveau moyen de circulation empêcherait les prix de leurs produits de subir l’avilissement désastreux que ne manquerait pas de provoquer sans cela la cessation du cours forcé des greenbacks et la prédominance sans contre-poids de la monnaie d’or.

Une première escarmouche en 1876 tourna à l’avantage des coalisés. Deux bills furent votés en avril et juillet, autorisant l’émission de 50 millions de dollars de monnaie divisionnaire d’argent pour le rachat d’un montant égal de petites coupures de greenbacks. Une tentative plus hardie pour obtenir le rappel de la loi sur la reprise des paiemens en espèces échoua au cours de la session. Mais, quelques mois plus tard (décembre 1876), dès le retour du congrès, les silvermen dévoilèrent complètement leurs desseins. L’un d’eux, M. Richard Bland, représentant du Missouri, présenta le bill, devenu depuis si fameux, dont l’objet était que le congrès ordonnât la remonétisation de l’argent et restituât à la monnaie fabriquée avec ce métal la puissance complète de libération pour tous engagemens publics ou privés. Ce bill fut voté dans la chambre à une grande majorité. Mais la nation était encore sous le coup de l’émotion profonde causée par le résultat de l’élection présidentielle de 1876, dans laquelle le candidat démocrate, M. Tilden, manqua d’une voix son entrée à la Maison-Blanche. La session fut absorbée par le règlement des difficultés relatives à cette élection si discutée ; aucune des mesures monétaires, pas plus la loi Bland que les autres, ne fut sérieusement soumise à la sanction du sénat.

Dans la session précédente, les silvermen avaient encore réussi à faire décider qu’une commission serait chargée d’étudier la question de la valeur relative de l’or et de l’argent, des changemens survenus dans cette relation, de leurs causes passagères ou permanentes, de leur effet sur le commerce, l’industrie et les finances, de l’opportunité du rétablissement du double étalon aux États-Unis, etc. Cette commission déposa, en mars 1877, dans de volumineux rapports, le résultat de ses travaux. Par 5 voix contre 3, elle recommandait la remonétisation de l’argent aux États-Unis[8] soit sur la base de la relation légale française 1 à 15 1/2, soit par une simple reprise du monnayage de l’ancien dollar argent avec la relation 1 à 15 99. Il suffisait dans ce dernier cas d’abroger la législation de 1873 et de rétablir le dollar de 412 1/2 grains dans son ancienne situation de monnaie légale.

Ces conclusions donnaient une véritable consécration au bill de M. Bland, conçu dans des termes presque identiques et que la chambre avait voté à la fin de 1876. Repris par celle-ci au début de la session extraordinaire (automne de 1877), il fut de nouveau voté avec une majorité considérable le 5 novembre. Le dollar de 412 1/2 grains d’argent standard était déclaré legal tender pour le paiement de toutes dettes publiques ou privées. Tous les particuliers pouvaient porter des lingots d’argent aux établissemens de monnaie et en faire frapper des dollars du type déclaré legal tender sans limitation de quantité. Le triomphe des propriétaires de mines d’argent était complet. Mais le bill avait encore à subir l’épreuve du passage au sénat, où les républicains disposaient d’une petite majorité. L’opposition y fut des plus vives. Tout l’élément conservateur, commerçant et banquier des états de l’Est, annonçait un cataclysme économique si les maîtres des mines d’argent du Far-West réussissaient à infester la circulation nationale de leur métal déprécié. Les silvermen avaient cependant des amis parmi les sénateurs républicains. L’un d’eux, M. Matthews, de l’Ohio, afin de bien marquer le sens et la portée du bill Bland, déposa un projet de résolution ainsi conçu : « Tous les bonds émis en vue de convertir la dette nationale sont payables, en droit et en équité, au gré du gouvernement, intérêt et principal, en pièces d’argent du même type que le dollar de nos pères. » Cette motion fut votée le 25 janvier au sénat, et le 28 à la chambre[9]. La majorité du congrès, composée du plus grand nombre des démocrates et des républicains des états de l’Ouest, venait donc de décider qu’une partie de cette dette fédérale, dont on avait constamment promis depuis 1870 que l’intérêt serait payé en or, pourrait être remboursée en une monnaie fabriquée expressément en vue de ce paiement, et en perte de 11 pour 100 sur sa valeur nominale par rapport à l’or. Mais la motion de M. Matthews n’avait qu’une valeur platonique. Sur le bill lui-même on discuta avec passion dans le sénat, jusqu’au milieu de février.

On rappelait d’un côté que le dollar argent avait été jusqu’en 1873, c’est-à-dire pendant près de quatre-vingts ans, la monnaie légale pour tous paiemens ; que la démonétisation, effectuée subrepticement en 1873 et 1874, n’avait jamais obtenu l’assentiment populaire ; que les États-Unis étaient, de toutes les nations, la plus intéressée à maintenir la valeur de l’argent comme monnaie, puisqu’ils avaient la plus grosse production de ce métal, et que, favoriser les desseins de ceux qui veulent faire de l’or l’étalon unique monétaire serait tarir une des sources les plus sûres de la richesse nationale. Les adversaires répliquaient que la démonétisation en 1873 avait obtenu le plein assentiment de l’opinion publique; que des faits patens avaient démontré l’impossibilité de fixer la valeur de l’argent par voie législative ; que des actes et des résolutions, votés à maintes reprises par le congrès, avaient engagé la parole des États-Unis pour le paiement en monnaie de pleine valeur (c’est-à-dire pratiquement en or), de la dette nationale et du papier-monnaie fédéral en circulation ; qu’un tel engagement était incompatible avec un paiement en monnaie d’un métal déprécié ; que la tentative de payer soit le capital, soit les intérêts de la dette au moyen de la frappe de dollars argent serait un acte de mauvaise foi, un coup terrible porté au crédit national, et dont il résulterait des pertes autrement considérables que le bénéfice espéré de l’emploi du métal déprécié. Les monométallistes apportaient des considérations d’un ordre général et philosophique : qu’il était insensé de résister à la tendance des nations commerçantes en Europe vers l’adoption de l’étalon unique d’or ; que les États-Unis, s’ils voulaient remonétiser l’argent, se verraient abandonnés de tous les autres peuples dans une entreprise si contraire aux grandes lois commerciales et à l’esprit général de l’époque, etc.

Si le bill de M. Richard Bland avait été adopté par le sénat tel que la chambre l’avait voté, peut-être aurait-il produit tout on partie des maux que ses adversaires en redoutaient. Ce que voulaient les partisans du bill, le silver Ring et les leaders de l’ancienne armée inflationist, c’était que l’argent fût formellement rétabli dans ses droits et privilèges d’étalon monétaire, que la frappe en fût libre pour tous porteurs de lingots et illimitée et que la monnaie d’argent, l’ancien dollar de 412 1/2 grains, servît désormais, au même titre que la monnaie d’or, au paiement des intérêts de la dette fédérale. Il n’échappait nullement aux grands meneurs du parti argentier que l’énorme bénéfice qui serait tiré de la frappe de monnaies d’argent, par suite de la dépréciation considérable du métal en barres, constituerait un véritable larcin au préjudice des porteurs de titres de la dette fédérale, et que la mesure proposée dans ces termes équivalait à une répudiation partielle des engagemens du gouvernement de l’Union. Il faut bien reconnaître que c’est précisément par ce côté le plus fâcheux, le moins recommandable, que le bill Bland était devenu extrêmement populaire, et qu’il avait rallié le gros des forces du parti démocratique.

Mais le bill de M. Bland sortit profondément modifié des discussions du sénat. Plusieurs amendemens furent adoptés qui en altérèrent le principe fondamental. Aussi était-il à peine reconnaissable pour ses propres auteurs, lorsqu’il fut enfin voté le 16 février par 48 voix contre 21, après une séance prolongée jusqu’à cinq heures du matin.

Le nouveau silver Bland bill déclarait bien que le dollar argent (de l’ancien type de 412 1/2 grains) serait legal tender (monnaie légale) à sa valeur nominale, pour le paiement de toutes dettes publiques et privées (sauf le cas de stipulations contraires expressément insérées dans les contrats) ; mais la frappe de ces dollars (on sait qu’il n’en existait plus en circulation), ne serait ni libre ni illimitée. L’avantage précieux de la liberté de la frappe sans limitation de quantité, qu’avaient surtout en vue les silvermen, jusque-là si heureux dans leur campagne bimétalliste, leur était ainsi enlevé. L’ancien dollar d’argent se voyait rétabli dans tous ses honneurs, mais la loi prenait de sages précautions pour que le pays ne fût pas brusquement inondé d’une nouvelle monnaie dont le caractère peu loyal ne faisait illusion à personne. Tout d’abord, le droit de faire frapper les nouveaux dollars était exclusivement réservé au gouvernement fédéral, qui seul bénéficierait directement de la différence entre le prix du métal en lingots et sa valeur légale en monnaie. Le privilège du monnayage était rigoureusement fermé aux particuliers. De plus, le gouvernement fédéral ne pourrait pas à son gré restreindre ou accroître la frappe des nouvelles pièces, sauf dans les limites étroites fixées par la nouvelle loi. Il serait tenu de consacrer tous les mois 2 millions de dollars au moins, 4 millions au plus à l’achat de lingots d’argent qu’il ferait immédiatement monnayer. Une clause du bill portait que le président des États-Unis devrait inviter les peuples de l’Union latine et d’autres nations européennes à une conférence pour l’adoption d’une proportion commune entre l’or et l’argent et l’établissement de l’usage international de la monnaie bimétallique.

Tel est, dans ses traits essentiels, le silver Bland bill, dont les prescriptions sont en vigueur depuis huit ans et dont le maintien est actuellement en discussion au congrès.

M. J. Sherman, secrétaire du Trésor au moment du vote de la loi Bland, était d’avis que l’exécution en pourrait être assez longtemps inoffensive, qu’elle n’opposerait aucun obstacle sérieux à la reprise des paiemens en espèces le 1er janvier 1879 et que ce serait seulement quand la frappe des monnaies d’argent se serait élevée à 100 millions de dollars, c’est-à-dire après trois ou quatre ans, que les effets fâcheux du bill commenceraient à se manifester.

On savait que le président des États-Unis, M. Hayes, était entièrement acquis aux vues des économistes de l’Est, adversaires de la remonétisation de l’argent, et l’on s’attendait à le voir appliquer dans la circonstance son droit de veto, ce qu’il fit en effet, déclarant, dans son message au congrès, qu’il lui était impossible de sanctionner une mesure autorisant la violation formelle d’engagemens sacrés de l’Union. Mais le président, malgré d’incontestables qualités, un caractère sans tache, et d’excellentes intentions, n’avait aucune autorité sur le congrès. Isolé, sans force, il portait à la Maison-Blanche le poids des origines douteuses de son pouvoir. On ne fit même pas aux objections dont il avait accompagné son veto l’honneur d’une discussion. Sur la proposition de M. Alexander Stephens, l’ancien vice-président de la confédération sudiste, on passa tout de suite au vote, et le bill eut plus des deux tiers des voix dans les deux chambres. Les silvermen n’avaient certes pas obtenu tout ce qu’ils voulaient, mais ce qu’ils tenaient était déjà de telle valeur qu’ils pouvaient s’en contenter et devaient mettre tous leurs soins à le conserver. Ils ont su maintenir intacte leur alliance avec les intérêts agricoles de l’Ouest et du Sud, et, depuis 1878, il ne s’est pas trouvé une seule fois, dans la chambre des représentans, une majorité près de laquelle une proposition de rappel ou de suspension de la loi Bland eût la moindre chance de succès.


IV.

Les secrétaires du trésor ont, depuis 1878, fidèlement appliqué les clauses du silver Bland bill. La constitution fédérale a fait du président et de ses conseillers les exécuteurs légaux des volontés du congrès. Un ministre n’a pas à poser à Washington la question de confiance; il n’est responsable que devant le président et n’a point de rapports directs avec la représentation nationale. Rien ne l’oblige à se retirer, parce qu’une loi qui lui déplaît ou lui paraît mal conçue a été votée au Capitole. Il reste à son poste et entoure l’application de la loi de toutes les précautions qui lui paraissent de nature à en atténuer les conséquences fâcheuses. C’est ce qu’ont fait M. Sherman et les secrétaires qui ont dirigé après lui les finances fédérales. Aucun d’eux n’était partisan de la loi Bland ; l’un après l’autre ils ont insisté tous les ans, dans le rapport traditionnel de décembre au congrès, sur les raisons qui leur faisaient tenir pour désirable qu’elle fut abrogée. Mais le congrès restant sourd à ces instances, il a fallu passer outre. Sous les présidences républicaines de MM. Hayes, Garfield et Arthur, aussi bien que depuis l’entrée en fonctions du président démocrate actuel, M. Cleveland, le trésor a acheté chaque mois pour 2 millions de dollars de lingots d’argent. C’est le minimum fixé par la loi Bland. Les partisans de l’argent n’ayant pas encore eu jusqu’ici accès au pouvoir exécutif, jamais il n’a été usé de l’autorisation d’aller jusqu’au maximum, 4 millions dols. A raison de 2 millions de dollars par mois, soit 24 millions par an, les lingots achetés par le trésor ont été transformés en pièces d’argent représentant une valeur nominale annuelle de 27 à 28 millions de dollars. En huit ans, il a été ainsi frappé 220 millions de dollars, soit bien près de 1,200 millions de francs.

En dépit des restrictions imposées par la loi Bland au monnayage, on voit que les meneurs de l’agitation silverite en 1878 n’ont pas fait une mauvaise affaire, puisqu’ils ont pu vendre tous les ans au gouvernement fédéral pour 140 à 150 millions de francs de produits de leurs mines argentifères. Rarement on a vu, même aux États-Unis où ces sortes de choses ne sont pas faites pour étonner, une coalition des préjugés politiques, des passions départi et des intérêts particuliers aboutir au profit de ces derniers à d’aussi merveilleux résultats.

Mais ce n’était pas tout, pour le trésor, de fabriquer la nouvelle monnaie; le difficile était de la faire entrer dans la circulation. Toutes les ressources de l’adresse la plus ingénieuse y ont été appliquées sans succès. Il arriva qu’après avoir tant réclamé par la grosse voix de l’opinion publique et des politiciens la restauration du « dollar de nos pères, » la population, même dans l’Ouest, fit un très froid accueil aux belles pièces sortant neuves des hôtels de monnaie, et les trouva ce qu’elles étaient réellement, lourdes, incommodes, encombrantes, leur préférant de beaucoup pour l’usage quotidien même les affreuses petites coupures, maculées et déchirées, du papier-monnaie fédéral. L’énergie des revendications populaires en faveur de la monnaie d’argent avait été une affaire de sentiment. L’esprit pratique de l’Américain recouvrant ses droits, force fut au trésor de garder ses dollars, dont personne ne voulait.

Pendant les premières années, l’inconvénient fut peu sensible; les budgets fédéraux se soldaient chaque année par des excédens énormes, atteignant 750 millions de francs en 1881, 650 en 1882. L’or affluait dans les caisses du gouvernement. Le 1er janvier 1879 la reprise des paiemens en espèces s’était effectuée sans la moindre difficulté. Les remboursemens de la dette publique se succédaient rapidement, toujours en or, et le crédit fédéral était en hausse constante. Qu’importait, dans ces conditions, que la nation américaine consacrât tous les ans une faible partie de ses excédens, 25 millions de dollars, à la fabrication d’une monnaie qui s’entassait ensuite, inutile, dans les caves des bâtimens du trésor?

Toutefois, lorsque le monnayage, à la fin de 1882, atteignit 100 millions de dollars, et qu’il fut constaté qu’il était à peine entré 25 pour 100 de ce montant dans la circulation, les préoccupations relatives aux conséquences de la loi Bland commencèrent à se réveiller. La situation n’a fait qu’empirer depuis. Comme les droits de douane à l’importation sont payables en argent ou en certificats représentatifs de la monnaie d’argent, aussi bien qu’en monnaie d’or ou en certificats d’or, les dollars argent ont évincé peu à peu de l’encaisse du trésor le métal le plus précieux. A la fin de 1884, cet encaisse comprenait 133 millions de dollars argent (près de 750 millions de francs) et 140 millions d’or, dont 40 millions seulement disponibles pour les paiemens fédéraux, et notamment pour le service de la dette, une loi de 1882 ayant décidé que 100 millions de dollars en or (monnaies ou lingots) seraient tenus en réserve pour la garantie du rachat des billets des États-Unis. M. M’ Culloch, secrétaire du trésor à la fin de la présidence de M. Arthur, appréciait dans les termes suivans cette situation : « Il n’y a plus, à proprement parler, de surplus d’or dans les caisses fédérales, et la réserve est sérieusement menacée. Il n’y a pléthore que de dollars argent, pour lesquels il n’y a pas de demande. Si le monnayage de ces pièces et l’émission des certificats ne sont pas suspendus, il est à craindre que l’argent ne devienne en fait, à la place de l’or, notre étalon monétaire. Le danger n’est peut-être pas imminent, mais il est d’un caractère si sérieux qu’il est bon de le prévenir sans délai. Les États-Unis ne peuvent empêcher la dépréciation de l’argent sans l’aide des principales nations de l’Europe. Il est manifeste que la continuation du monnayage ne peut avoir lieu sans détriment pour les affaires en général et sans péril pour le crédit national. »

Au moment où M. M’ Culloch faisait entendre cet avertissement (décembre 1884), le parti républicain voyait s’écouler ses derniers jours de pouvoir. Condamné en première instance par le suffrage universel en 1882, et en appel par le collège électoral présidentiel en 1884, il allait abandonner aux démocrates la Maison-Blanche, comme il avait dû, dix années auparavant, leur abandonner la chambre des représentans. La cause de l’inflationism, du greenbackism et du silverism pouvait-elle revendiquer comme un de ses partisans l’homme que cinq millions d’électeurs venaient d’investir de la magistrature suprême ? Qu’était cet élu de la nation, cet inconnu de la veille, pour qui l’Ouest et le Sud avaient voté de confiance sur la recommandation du grand État-empire et de la convention démocratique de Chicago ? Les silvermen étaient en méfiance contre les vues économiques de cet homme de l’Est, ex-gouverneur de New-York, très suspect de s’être laissé imprégner des préjugés et des partis-pris de la coterie monométalliste, et probablement circonvenu par les banquiers, les négocians, les hommes d’affaires du versant de l’Atlantique voué au culte de l’or. Il fallait savoir à quoi s’en tenir sur ses sentimens à l’égard de la question de l’argent et l’empêcher au moins de sortir de la neutralité. Sans même attendre son installation officielle comme président, ils lui envoyèrent une pétition portant les signatures de plus de cent membres démocrates du congrès, lui demandant de ne pas s’engager, dans son discours d’inauguration, contre le monnayage de l’argent. À cette démarche extraordinaire M. Cleveland répondit en homme qui avait sur la question des idées très arrêtées et ne tenait point à les cacher; Le président actuel de l’Union n’est point un lettré. On ne trouve dans ses productions politiques officielles ni le nerf et la vigueur des politiciens de l’Ouest, ni l’élégance et la finesse des scholars de Boston. Sa plume est lourde, sa phraséologie compassée, disgracieuse. Il dit néanmoins ce qu’il veut dire, et la gaucherie de l’expression n’enlève rien à la solidité de sa pensée. Dans sa réponse aux signataires de la pétition, M. Cleveland se posa en adversaire déclaré de la loi du monnayage, et annonça son intention d’en poursuivre l’abrogation dans la mesure de ses pouvoirs constitutionnels[10]. Il n’hésitait donc pas à braver, avant même d’être entré en fonctions, les sentimens d’une fraction considérable du parti qui venait de le porter à la présidence. Sa lettre excita en effet de violentes colères dans les rangs de la majorité démocratique du congrès. Mais le nouveau président n’avait aucune raison de ménager les représentans du Nevada, de la Californie, du Colorado, les dispositions électorales de ces régions n’ayant eu aucune part à sa propre élection, tandis qu’il avait tout intérêt à se concilier les états de l’Est et surtout celui de New-York qui, dans la balance électorale présidentielle avait jeté en sa faveur le poids de ses 35 suffrages. Il ne pouvait oublier que, même dans l’état de New-York, il n’avait eu que mille voix de majorité et que, abandonné par les Irlandais et les Tammanistes, il n’eût certainement pas été élu sans le concours des classes commerçantes et des républicains indépendans, tous gens convaincus que l’obstination dans la politique du silver bill doit provoquer à bref délai une crise financière.

La netteté avec laquelle le président venait de prendre position détermina les anti-silverits à faire une tentative pour enlever pendant les derniers jours du 48e congrès un bill autorisant une suspension éventuelle du monnayage de l’argent. Une proposition dans ce sens fut repoussée dans la chambre par 150 voix (118 démocrates et 32 républicains) contre 118 (54 démocrates et 64 républicains). C’était le 26 février. Le congrès allait se séparer le 4 mars. Après ce premier engagement, où les adversaires s’étaient comptés et où les partisans du dollar honnête avaient été battus, le président ne ralliant pas à son opinion même le tiers de la représentation de son parti, la question devait nécessairement rester près d’une année encore pendante. Le sort du silver bill était remis au 49e congrès. Or les élections de novembre 1884 avaient produit ce résultat curieux qu’au moment où un président républicain était remplacé par un président démocrate, une chambre des représentans où les démocrates avaient eu pendant deux ans une majorité écrasante de 75 voix faisait place à une autre où cette majorité se trouvait réduite de moitié. M. Cleveland avait quelque droit d’espérer que le 49e congrès, par cela même que l’élément républicain y serait renforcé, ferait une moindre opposition à la suspension du monnayage obligatoire ; mais le congrès ne devait se réunir légalement qu’en décembre 1885, et le président ne se souciait pas de le convoquer par anticipation en session extraordinaire pour l’examen d’une question où le triomphe des vues de l’administration n’était que trop douteux.

Si la question était déjà suffisamment grave au début de l’année 1885, comme l’indiquaient les plaintes de M. M’Culloch, elle a pris dans la seconde moitié de cette année un caractère tout à fait aigu. Au mois de juillet notamment, le gouvernement des États-Unis poussa un véritable cri d’alarme. Comme le paiement des droits de douane, la principale source qui alimente les encaissemens du trésor, s’effectuait de plus en plus en monnaies d’argent ou en certificats représentatifs de ces monnaies, il vint un moment où le trésor n’eut plus à sa disposition que 16 millions de dollars en or. Le nouveau secrétaire du trésor, M. Daniel Manning, politicien émérite du parti démocratique, financier distingué de l’état de New-York, partageant en matière monétaire les vues du président et les opinions dominantes dans les régions de l’Est, craignit sérieusement de se voir réduit à la nécessité de payer les coupons de la rente fédérale en dollars d’argent dont le trésor possédait 170 millions. Il exposa la situation aux banques associées de New-York et fît appel à leur concours. Ces établissemens avaient adopté, depuis le vote de la loi Bland, le principe absolu de refuser de leur clientèle tous paiemens en monnaies ou certificats d’argent, et jamais n’en avaient accepté non plus du trésor dans le règlement de leur balance contre lui. Mais ils virent cette fois la situation tellement tendue qu’ils jugèrent prudent de se départir de l’attitude si obstinément maintenue jusqu’alors. Des conférences eurent lieu entre les présidens des principales banques et le représentant du ministre des finances. Elles aboutirent à un arrangement aux termes duquel 20 millions de dollars en or étaient mis par les banques à la disposition du secrétaire du trésor contre une somme égale en monnaie d’argent. L’objet du contrat était de permettre la continuation des paiemens fédéraux en or jusqu’à la réunion du congrès, le gouvernement s’engageant à faire tous ses efforts pour obtenir par voie législative la suspension du monnayage de l’argent.

Cette transaction produisit sur l’opinion publique dans les états de l’Est une impression favorable. On se rassura ; les paiemens des droits de douane s’effectuèrent de nouveau pour la plus forte partie en or, et la gêne du trésor fut atténuée pour un temps. L’incident n’en avait pas moins causé de vives inquiétudes non-seulement en Amérique, mais aussi à Londres, où la seule appréhension des effets que pourrait produire le rappel éventuel de la loi Bland aux États-Unis finit par déterminer en septembre une véritable panique sur le marché du métal argent. Le prix de l’once, qui se soutenait depuis si longtemps avec d’insignifiantes variations aux environs de 50 dollars, se déroba tout à coup et tomba à 47 1/4. On se demandait avec émoi dans la Cité à quelle dépréciation serait exposé le stock de métal argent monnayé qui, dans l’ancien monde, cause déjà tant d’embarras et préoccupe à si juste titre les gouvernemens, les économistes et les commerçans, si désormais les propriétaires des mines du Colorado et des états et territoires du Pacifique étaient forcés de porter sur le grand marché des métaux précieux en Angleterre les cinq millions de livres sterling d’argent en barres que le trésor à Washington ne serait plus contraint par la loi de leur acheter annuellement. Bien des gens pensaient que ce ne serait pas là une surcharge telle, étant donné le stock existant et le montant de la production actuelle de l’argent dans le monde entier, que le prix de la marchandise en pût être affecté dans une mesure si importante. Cette considération, pas plus que la prorogation de l’Union monétaire latine, n’a arrêté le mouvement de baisse. En peu de temps, le prix de l’once était tombé au-dessous de 47, c’est-à-dire du niveau le plus bas atteint par la dépréciation dans la panique de 1876.

Nous avons dit que la grande mesure de démonétisation de l’argent, prise par le gouvernement impérial allemand peu de temps avant la guerre de 1870, avait coïncidé avec le commencement d’une période de développement extraordinaire de la production de ce métal dans le monde entier et surtout aux États-Unis. Si l’on ajoute à cette double action la suspension de la frappe en Europe, dans les états de l’Union latine, on conçoit que l’influence salutaire exercée par l’établissement d’un bimétallisme bâtard en Amérique n’ait arrêté que momentanément la tension de l’écart entre les valeurs respectives des deux métaux. Aux termes d’un des articles de la loi Bland, le président des États-Unis, qui était alors M. Hayes, avait dû faire des démarches auprès des puissances européennes en vue d’obtenir leur concours pour un arrangement bimétallique général, assurant la liberté de l’échange entre l’or et l’argent à un taux déterminé de relation. Ces démarches ont abouti aux négociations infructueuses de la conférence monétaire de Paris en 1881, où l’Angleterre refusa absolument d’entrer dans aucune combinaison bimétallique. Il y a quelques mois, le gouvernement de Washington enjoignit à ses représentans en Europe d’insister auprès des puissances sur l’opportunité de la réunion d’une nouvelle conférence monétaire internationale. Il fut répondu partout que des propositions en ce sens n’avaient aucune chance d’être accueillies favorablement. Les silvermen n’avaient donc rien à attendre de l’Europe, et c’est sur ses propres mérites que la question de l’argent aux États-Unis devait être jugée par le pouvoir législatif; c’est au point de vue exclusivement américain que les adversaires et les partisans du Silver Bland bill devaient préparer leurs résolutions.


V.

Dans son message au 49e congrès, dont la première session a commencé au mois de décembre de l’année dernière, le président Cleveland a de nouveau mis les représentans de la nation en demeure de prendre une décision : « Le désir d’utiliser la production d’argent ne doit pas aboutir à l’abus ou à la perversion du pouvoir du monnayage. Sur les 215 millions de dollars argent qui ont été frappés en vertu de la loi de 1878, 50 millions de dollars seulement ont pu entrer dans la circulation; il en reste 165 millions aux mains du gouvernement, et, sur ce dernier total, 93 millions seulement constituent la représentation de certificats d’argent émis, et appartiennent au public. Si le monnayage est continué, le résultat sera la substitution forcée de l’argent à l’or pour tous les paiemens généraux du gouvernement. Le moment viendra où la monnaie de ce métal se retirera de la circulation et fera prime. L’argent restera seul; au lieu d’un accroissement de circulating medium, on verra se produire une contraction funeste à tous les intérêts. » Après un long exposé des diverses phases de la question, le message déclare que le stock de dollars argent est désormais plus que suffisant pour satisfaire à tous les besoins du peuple et contenter même les gens que de pures considérations sentimentales ont amenés à prendre position dans la question ; que d’ailleurs si les dollars venaient à manquer jamais, rien ne serait plus simple que de recommencer à en frapper. « Je ne vous demande pas de vous prononcer contre une circulation d’argent. Laissons ce soin à l’avenir. En attendant, nous avons plus de dollars argent que nous n’en pouvons disposer. Quel inconvénient peut-il y avoir à suspendre la frappe jusqu’à ce que nous ayons épuisé le stock que nous avons en mains? »

Le président, aux États-Unis, n’a aucune initiative en matière législative, mais la constitution lui permet et même lui prescrit, soit directement par ses messages, soit indirectement par les rapports annuels de ses ministres, d’adresser au congrès des recommandations, de plaider l’urgence de telles mesures qui lui paraissent utiles ou indispensables, d’insister sur les inconvéniens de lois qui lui semblent fâcheuses et nuisibles. Selon l’autorité que lui donnent son caractère, la force de son parti, la popularité dont il jouit, ou l’indifférence que professe à son égard la masse de la nation, le congrès accorde à ses recommandations une attention plus ou moins respectueuse. Il est arrivé souvent que, dans tout le cours d’une session, pas une des recommandations du message annuel n’a été honorée d’une tentative de législation. M. Cleveland n’avait pas ce malheur à redouter pour la question de l’argent. Celle-ci a été discutée, et très vivement, dans la session actuelle, mais il est devenu de plus en plus douteux que le président démocrate obtienne de sa majorité ce qu’il lui demande.

Il est possible, au contraire, que la question, comme il est arrivé souvent dans des cas analogues aux États-Unis et ailleurs, soit résolue par un compromis. Entre les solutions extrêmes, on cherche à introduire d’ingénieux tempéramens, et souvent c’est à ces derniers venus que reste la victoire. On s’est fort occupé, dans les derniers mois de 1885, à Washington, à New-York et à Londres, d’un projet de transaction présenté par M. A. Warner, représentant de l’Ohio. En voici les principaux traits : le trésor fédéral, en plus des certificats émis en représentation des dépôts de dollars argent Bland, émettrait d’autres certificats, sur dépôt d’argent en lingots, à la valeur marchande du métal au moment où le dépôt serait effectué, cette valeur devant être certifiée et fixée le 1er de chaque mois par le gouvernement. Les nouveaux certificats seraient déclarés monnaie légale pour tous paiemens entre le public et le trésor, ou entre les banques, sauf les restrictions d’usage relativement aux cas où le paiement en espèces est expressément stipulé. Le monnayage des dollars argent, ordonné par la loi de 1878, serait provisoirement suspendu, pour n’être repris que lorsque le secrétaire du trésor le jugerait utile en vue de satisfaire à des demandes pressantes de cette monnaie.

Le compromis Warner veut plaire à la fois à ceux qui désirent la suspension du monnayage et à ceux qui désirent continuer à vendre leur argent au trésor. L’idée fondamentale est de donner une valeur courante et légale au métal blanc sans qu’il soit nécessaire de le monnayer. Le trésor n’achèterait pas, au sens propre du mot, les lingots d’argent, comme il le fait aujourd’hui ; il les prendrait seulement en dépôt contre émission de certificats d’après le cours du mois. Mais que l’argent vînt à hausser ou à baisser de prix, le gouvernement resterait toujours tenu de recevoir les certificats au prix d’émission en paiement de tout ce qui peut lui être dû (douanes, taxes, etc.). Quant au remboursement des certificats, il pourrait l’opérer, soit en greenbacks, soit, s’il le préférait, en lingots d’argent, à la valeur marchande du métal au moment du rachat.

Il n’y aurait perte pour le trésor, allèguent les partisans de cette combinaison, que si l’argent venait à baisser entre le moment du dépôt des lingots et l’époque du rachat des certificats émis contre ces mêmes lingots. Or l’objet du compromis est précisément de prévenir toute baisse nouvelle. On peut répondre que la possibilité, ainsi créée, de soutenir les prix de l’argent serait forcément limitée, et que, le jour où l’écoulement cesserait d’être possible pour tous les certificats émis (le nombre et l’importance des dépôts étant illimités), ces papiers se déprécieraient rapidement, entraînant dans leur chute les prix du métal lui-même. Le principal inconvénient de ce plan est qu’il implique la transformation du trésor en un entrepôt de lingots d’argent. Et pourquoi s’arrêter à ce métal? Le gouvernement ne pourrait-il pas, avec autant de raison, être forcé d’émettre des certificats sur dépôt de barres de fer et de cuivre au cours du marché? Sans aller jusqu’à ces conséquences absurdes, le projet Warner aurait toujours ce défaut de créer un nouveau type de circulation fiduciaire, comme si le pays n’en possédait pas déjà une quantité suffisante (billets des banques nationales, greenbacks, certificats d’or et certificats d’argent monnayé), et un type de circulation fiduciaire présentant cette singularité que le gouvernement aurait à en décréter tous les mois les variations de valeur.

Un autre compromis, d’un caractère plus large, embrassant non-seulement la difficulté du monnayage excessif de l’argent, mais aussi la question du remboursement des greenbacks ou billets du gouvernement fédéral, a été esquissé par le secrétaire du trésor dans son rapport annuel.

Les hommes d’état démocrates actuellement au pouvoir ne partagent nullement sur les questions monétaires, on l’a vu dans les pages qui précèdent, les opinions de la grande majorité de leur parti. Non-seulement ils sont antisilverits, mais ils sont au même degré antigreenbackers. Ils estiment que les pouvoirs publics, aux prises avec les besoins gigantesques de la guerre civile, ont bien pu, en 1862, autoriser l’émission de billets de crédit sous l’empire d’une nécessité absolue, constituant au plus haut degré le cas de force majeure[11], mais que le maintien de cette circulation de papier, même sans qualité de legal tender, vingt ans après la fin de la guerre, est une violation formelle de la constitution, qui, dans sa lettre et dans son esprit, n’admet, à leur avis, qu’une circulation purement métallique.

Ils rappellent que le congrès avait pris solennellement, en mars 1869, l’engagement de rembourser en espèces toutes les obligations des États-Unis ne portant pas intérêt, et ils considèrent que la représentation nationale a outre-passé ses pouvoirs constitutionnels lorsqu’elle a voté, le 31 mai 1878, une loi fixant à 346 millions de dollars le montant total définitif du papier-monnaie fédéral et décidant que le trésor, au lieu d’anéantir les billets au fur et à mesure de leur présentation à ses guichets, devrait indéfiniment les remettre en circulation. Bien que ces greenbacks, depuis l’abolition du cours forcé en 1879, soient absolument remboursables en or, en toutes quantités et à vue, au gré des porteurs, et qu’ils soient tenus aux États-Unis pour un moyen de paiement aussi sûr que l’or, ils n’ont d’autre base métallique que les 100 millions de dollars d’or qui, dans l’encaisse du trésor, constituent, en vertu d’une loi de 1882, une sorte de réserve spéciale pour le remboursement des billets de crédit fédéraux.

M. Daniel Manning demandait donc le rappel des deux lois de 1878 : l’une, sur le monnayage forcé de l’argent (loi Bland) ; l’autre, sur le maintien et la remise indéfinie en circulation d’un montant déterminé de greenbacks. Le terrain, une fois déblayé de cette double législation, cause, à son avis, de tous les désordres en matière économique et financière, le secrétaire du trésor proposait de décider que les greenbacks fussent remboursés et que le stock de monnaies d’argent qui repose actuellement, complètement inutile et sans emploi possible dans les caveaux du ministère des finances, eût désormais à remplir les fonctions d’une circulation de papier, en ce sens qu’il serait représenté en totalité dans la circulation par des certificats en tout semblables à ceux qui s’y trouvent déjà et qui forment la contre-partie d’une fraction seulement du stock monnayé.

Dans l’état actuel des choses, la circulation en papier-monnaie fédéral (il est bien entendu que nous laissons ici hors de compte les 320 millions de dollars des billets des banques nationales), se compose de deux élémens distincts : 1o  une partie non couverte par un stock métallique (ou mieux couverte jusqu’à concurrence seulement de 100 millions de dollars en or), ce sont les 300 millions de greenbacks ; 2o  une partie couverte, dollar pour dollar, par un stock métallique en dépôt au trésor, savoir : des certificats d’or pour 100 à 110 millions de dollars et des certificats d’argent pour 90 millions de dollars environ, en tout : 500 millions de dollars.

La suppression des greenbacks, une fois décidée, le monnayage forcé de l’argent serait continué (telle est la concession offerte par le secrétaire du trésor aux silvermen du congrès) jusqu’à ce que la frappe atteigne un total de 250 millions de dollars. La demande de certificats d’or et de certificats d’argent croîtrait naturellement en raison directe de la diminution successive du montant des greenbacks et finalement la circulation de papier ne se composerait plus que d’un seul élément représentant, dollar pour dollar, la base métallique sur laquelle il serait constitué. Elle comprendrait des certificats d’or pour 300 millions de dollars environ et des certificats d’argent pour 200 millions, au total, comme aujourd’hui, 500 millions de dollars, en espèces au trésor, en papier dans le public. La circulation en espèces continuerait à comprendre comme maintenant, environ 50 millions de dollars argent et 250 millions de dollars en monnaie d’or. On objectera à cette combinaison que la garantie du stock argent pour le papier-monnaie des États-Unis est absolument superflue et qu’une circulation de 500 millions de dollars papier reposant sur une réserve de 250 millions de dollars or offrirait la plus complète sécurité. C’est vrai, mais le stock d’argent existe ; on ne sait qu’en faire ; il n’est pas possible de l’utiliser sous la forme métallique ; il serait insensé de songer à le vendre. Il faut donc en tirer le meilleur parti possible, quitte à en perdre l’intérêt, et les États-Unis sont assez riches pour se résigner à un tel sacrifice.

La combinaison imaginée par le secrétaire du trésor est une solution possible de ce problème si complexe. On y découvre d’assez sérieux avantages, que l’on peut résumer comme suit. Elle arrête la continuation indéfinie du monnayage de l’argent, tout en offrant aux partisans de ce métal, qui comprennent la grande majorité du parti démocratique, la perspective d’une prolongation du monnayage pendant environ dix-huit mois. Elle met fin à l’existence d’un papier-monnaie dont les conditions de circulation sont, aux yeux des démocrates de l’ancienne école, attentatoires aux termes exprès du texte constitutionnel. Elle ne réduit pas le volume actuel de la circulation et ne met aucun obstacle à son libre accroissement dans l’avenir, tout en la rétablissant sur la base purement métallique. Elle ne peut provoquer aucun trouble dans les affaires, l’industrie, le commerce intérieur et extérieur du pays. Elle n’oblige point à vendre le stock d’argent acheté et monnayé par le trésor depuis février 1878 ; elle permet, au contraire, d’en faire un emploi utile sans aucune diminution de sa valeur nominale et en lui conservant son caractère de legal tender. Elle assure enfin le maintien côte à côte des deux types de circulation métallique, quelle que puisse être la baisse momentanée, s’il s’en produit une, sur le marché de l’argent en barres après la suspension des achats par le Trésor.

Ces propositions de compromis et d’autres analogues n’ont encore été discutées que dans la presse. Aucune n’a été jusqu’ici débattue au congrès. Les leaders des deux partis passèrent les premiers mois de la session à s’observer et à mesurer leurs forces. Le président de la chambre des représentans, M. Carlisle, du Kentucky, avait composé le comité du monnayage à peu près en nombre égal de partisans et d’adversaires de l’argent, M. Bland en tête de liste avec la direction des débats du comité. M. Bland disait à qui voulait l’entendre qu’il n’y aurait pas dans le congrès une majorité pour l’abrogation de la loi. Il affirmait que, dans toute la vallée du Mississipi, aucun candidat, se déclarant ennemi du dollar argent, n’aurait actuellement la moindre chance d’être élu. Et M. Bland a probablement raison. Aujourd’hui comme il y a huit ans, il s’agit d’une question de parti beaucoup plus que d’une question monétaire, et la question de parti se complique ici de la défense acharnée de puissans intérêts. Les possesseurs des mines des états du Far-West, qui ont du métal argent à vendre, sont absolument insensibles aux argumens des docteurs en économie politique. On aura beau, dans le congrès, leur vanter les avantages de l’étalon unique d’or, ils n’entendront rien et n’auront pas besoin pour cela de se boucher les oreilles. Peu leur fait que le monnayage obligatoire soit un élément de trouble pour les transactions commerciales. Ils ont trouvé dans le trésor un client d’un prix inestimable et ils ne veulent absolument pas le perdre. Quant aux politiciens qui interprètent à Washington les sentimens plutôt que les opinions des fermiers, des artisans, des éleveurs et planteurs de l’Ouest et du Sud, braves gens peu familiers avec les principes de la science économique, ils vivent depuis dix ou quinze ans avec cette idée que le paiement des intérêts de la dette en or est un monopole dont les riches se sont investis sans droit, une injustice à l’égard des classes laborieuses, un privilège antirépublicain, et que les choses iraient beaucoup mieux pour tout le monde si le gouvernement payait ses coupons avec le métal le meilleur marché, comme il aurait dû les payer jadis avec les greenbacks à l’époque du cours forcé et de la prime de l’or.


VI.

Dans la seconde quinzaine de décembre 1885, un sénateur démocrate, M. Beck, du Kentucky, avait présenté une résolution portant que le gouvernement devra, conformément à la loi qu’il violait jusqu’à ce moment, payer les intérêts et le capital de la dette en monnaie d’argent. M. Beck n’est pas seulement opposé à la suspension du monnayage, il le voudrait illimité. Mais le parti de l’argent est plus faible au sénat, dont la majorité est républicaine, qu’à la chambre, où le nombre est aux démocrates. La résolution fut renvoyée au comité des finances. Un autre sénateur, M. Eustis, déposa une proposition analogue, mais dont l’objet était d’obliger le congrès à prononcer, sans délai, son approbation ou sa désapprobation de la pratique, constamment suivie jusqu’alors, de payer exclusivement en monnaie d’or les bonds des États-Unis appelés au remboursement. La résolution portait, en effet, que les 10 millions de dollars de bonds dont le trésor venait de dénoncer l’amortissement pour le 1er février 1886 (c’était le premier appel fait depuis octobre 1884), seraient remboursés en monnaie d’argent. Comme celle de M. Beck, la motion de M. Eustis fut renvoyée à la commission des finances, qui, contrôlée par les républicains, enterra simplement les deux résolutions.

Quelques jours plus tard, M. Bland, qui n’a jamais été satisfait de la loi qui porte son nom, la trouvant parfaitement insuffisante, posa nettement, devant le comité dont il est le président, la question du monnayage libre et illimité de l’argent. Le système actuel, dit-il, ne répondait à aucune doctrine économique. Ce n’était pas plus du bimétallisme que du monométallisme. M. Bland rappelait que la loi n’avait passé que malgré ses propres protestations au lieu et place de la mesure rationnelle qu’il avait lui-même proposée. Depuis huit ans que le système du monnayage gouvernemental, à raison de 2 millions de dollars par an, fonctionnait, il avait manqué totalement l’objet des silvermen, qui était de fournir aux débiteurs une monnaie bon marché avec laquelle ils pussent se libérer de leurs hypothèques. Il était temps d’en revenir à la seule pratique qui puisse soutenir l’examen, à la frappe libre et illimitée de l’argent. L’Amérique avait tout intérêt à voir le dollar blanc devenir avant peu son unique étalon monétaire.

Le comité du monnayage donna tort à son président et repoussa son bill (8 février) par 7 voix contre 5. M. Bland ne fut pas plus heureux quand la question vint en discussion devant la chambre. Le 8 avril dernier, un vote décisif eut lieu. 163 voix, dont 93 républicaines et 70 démocrates, condamnèrent sa proposition, en faveur de laquelle il ne put réunir que 126 voix, dont 97 démocrates et 29 républicains.

Immédiatement avant ce vote, la chambre venait de rejeter, par 201 voix contre 84, un amendement portant suspension de la frappe de dollars d’argent par le trésor à partir du 1er juillet 1889 si, à cette époque, l’argent n’avait pas été remonétisé avec le concours des nations européennes.

Cette double décision ne permet plus de prévoir que la question du monnayage soit tranchée négativement au cours de la session actuelle. Il est manifeste qu’un grand nombre de représentans, peu convaincus personnellement des avantages de la monnaie d’argent, sont contraints, par les préjugés de leurs électeurs, à voter pour le maintien du système actuel. Les dollars d’argent continueront donc à aller s’empiler, au fur et à mesure de leur fabrication, dans les caveaux préparés pour les recevoir. Le secrétaire du trésor se gardera bien de les y troubler, car il y a, en dépit des dispositions de la majorité de la chambre, peu de chances que le congrès force le gouvernement à payer les coupons de la dette ou à rembourser les titres avec la monnaie d’argent. Une proposition de ce genre se heurterait à la même majorité qui s’est formée contre le bill de M. Bland pour la liberté du monnayage. Toute la question se ramène à ceci : combien de temps pourra fonctionner encore le système sans que l’or fasse défaut au gouvernement pour le paiement de ses obligations? Tant que les recettes de l’Union ont présenté de larges excédens sur les dépenses, rien n’était à craindre sérieusement à cet égard, et le plus grave inconvénient de la loi de 1878 était de faire peser sur la population une taxe, parfaitement inutile, sinon de 24 millions de dollars par an, au moins de la différence entre le prix d’achat de cette masse de lingots et le prix auquel on pourrait la revendre. Mais il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis l’ère des excédens menace de se fermer, et que M. Manning a déjà déclaré qu’il fallait prévoir pour l’année fiscale 1886-87 un déficit de 25 à 30 millions de dollars.

Bien que les derniers votes du congrès soient de nature à rassurer les intérêts européens, que l’éventualité du rappel de la loi Bland avait, si fort émus à la fin de l’année dernière, les prix du métal argent sur la place de Londres ne se sont pas relevés. On cote même 45 1/2 dollars l’once. On peut tenir cependant pour suffisamment escomptés déjà les effets possibles d’un rappel partiel ou total de la loi Bland, et le mouvement de baisse de l’argent doit sembler épuisé, en tant du moins qu’il peut dépendre d’une action prochaine de la législature américaine. Le premier et principal effet du rappel aurait été de faire arriver un surcroit de 100 à 125 millions de francs d’argent en barres par an sur un marché déjà trop plein. Qu’adviendrait-il de cet encombrement de marchandises et la surcharge trouverait-elle à s’écouler sans provoquer une crise violente? On a disserté sans fin sur ce thème en Amérique et en Angleterre, et il a été généralement reconnu que les craintes émises d’abord étaient exagérées. Les optimistes ont fait remarquer qu’il y a dans le monde bien des pays où la monnaie d’argent est couramment en usage, et que ces pays en peuvent absorber des quantités considérables à chaque nouvel abaissement des prix. Que l’argent fléchisse seulement d’un ou deux points, aussitôt le commerce d’exportation de l’Inde reçoit une vive impulsion. Les blés de la grande péninsule orientale, rapportant davantage à leurs producteurs, viennent faire en Europe une concurrence plus acharnée à ceux d’Amérique et de Russie. D’autres débouchés s’ouvriront d’eux-mêmes. Dans l’Annam et au Tonkin, la circulation de la monnaie d’argent est destinée à prendre une extension considérable. La Chine aura des emprunts à faire pour les chemins de fer dont elle veut commencer à doter son immense territoire. Le Japon deviendra, lui aussi, en peu de temps, un client sérieux pour les producteurs du métal déprécié.

Une des terreurs de ceux qui voyaient dans le rappel de la loi Bland un véritable cataclysme était que les États-Unis, après avoir renoncé au monnayage forcé de l’argent, ne cherchassent à tout prix à se débarrasser du stock déjà monnayé et à se décharger sur l’Europe du fardeau qui les incommode. C’était une crainte superflue. Nul ne pense à Washington à une vente de ce genre. Si le trésor n’était plus forcé de grossir constamment son stock de monnaies tenues par la défiance du public hors de la circulation, il ne craindrait plus de voir s’évanouir toute sa réserve d’or et d’être soumis à la nécessité de payer les intérêts de la dette en argent au risque de provoquer une crise financière dont le contre-coup porterait atteinte à la fortune politique du parti démocrate. Il attendrait patiemment que le public, rassuré par la suspension du monnayage, absorbât peu à peu le stock momentanément entassé, inutile, dans les caves du ministère des finances.

Ce temps-là ne saurait se faire bien attendre. L’accroissement de la population aux États-Unis n’a pas suivi depuis une dizaine d’années, si rapide qu’il ait été, une progression aussi accélérée que celui des moyens de circulation monétaire. Si le montant des greenbacks, ainsi que celui des billets de banques nationales, est resté stationnaire, le stock d’or, dans les cinq années de 1879 à 1884, s’est élevé de 278 à 585 millions de dollars, et il y a maintenant 225 millions de dollars argent qui n’existaient pas en 1878. Les moyens de circulation surabondent actuellement et dépassent les besoins, par suite d’une longue dépression commerciale dont le pays commence à peine à sortir, par suite aussi du ralentissement dans la construction des chemins de fer. Mais, dans un pays de développement précipité comme les États-Unis, l’équilibre ne peut tarder à se rétablir et tous les instrumens de circulation monétaire trouveront aisément leur emploi. La population était de 50 millions en 1880; elle atteint aujourd’hui très probablement 60 millions. D’immenses territoires ont été, dans ces six années, ouverts à l’immigration, à la culture, à la civilisation. Les fermes, les villages, les villes se multiplient à l’infini. Avant peu ces 200 millions de dollars argent, dont l’existence paraît aujourd’hui si gênante au ministre des finances de l’Union, et si menaçante pour les prix du métal en Europe, auront disparu, immergés dans le grand courant de la circulation américaine. Ces conséquences prochaines du développement naturel des sources de la richesse aux États-Unis apparaissent tellement évidentes aux yeux des économistes de l’Union, de ceux bien entendu qui n’ont pas épousé aveuglément le parti-pris des banquiers et des classes commerçantes dans les états du Nord-Est, que plusieurs vont sans hésiter jusqu’à l’extrême et se demandent si le rappel de la loi Bland est une mesure si impérieusement commandée qu’on veut bien le dire par les circonstances. Après tout, disent quelques-uns de ces économistes qui naturellement sont bimétallistes, que pourrait-il advenir de si fâcheux d’un refus du congrès d’abroger la législation de 1878 ? Le trésor aurait à continuer son monnayage mensuel de 2 millions de dollars. Le public persisterait dans sa répugnance à garder les dollars d’argent en circulation, et les banques de New-York dans leur refus, peu légal peut-être, de recevoir ces dollars de leur clientèle. Le gouvernement fédéral verrait peu à peu son or s’écouler. Ne percevant plus ses taxes et ses droits de douane qu’en monnaies ou en certificats d’argent, il effectuerait lui-même bientôt, en ces mêmes monnaies ou certificats, tous ses propres paiemens, y compris celui de l’intérêt et du remboursement de la dette publique. Il se produirait sans doute au début quelque émoi ; une crise passagère s’abattrait sur la place de New-York; l’or disparaîtrait, caché ou exporté, et l’argent, par la force des choses, deviendrait l’instrument principal de circulation, sous la forme métallique, ou représenté par des certificats. On verrait par là se relever peu à peu sa valeur intrinsèque. L’influence bienfaisante de ce phénomène se ferait promptement sentir en Europe. Les populations bimétallistes s’éveilleraient de leur torpeur, encouragées à seconder plus activement que par le passé les efforts persévérans que ne manquerait pas de renouveler le gouvernement de Washington pour obtenir une entente universelle sur la fixation d’une relation légale entre les deux métaux précieux.


A. MOIREAU.

  1. On avait frappé des monnaies d’or pour 1 milliard de dollars environ, de 1837 à 1877. Il est vrai que la plus grande partie de ces monnaies avaient aussi disparu, et que le réel, presque l’unique médium de circulation était, avec les billets des banques nationales, le greenback (dos vert) ou billet de crédit fédéral, créé pendant la guerre civile, avec cours forcé.
  2. Les circonstances de fait, relatives à la démonétisation, ont été rappelées récemment dans l’Economist de Londres par un des principaux auteurs de la nouvelle loi du monnayage votée en 873, M. John Jay Knox, qui était, en 1870, sous-contrôleur de la circulation à Washington. M. Knox n’a d’ailleurs rien révélé de nouveau, l’historique de la démonétisation, tel qu’il le présente, étant fourni par les documens officiels (rapports de la Trésorerie, comptes rendus des débats du congrès, etc.), et se trouvant déjà exposé, en des termes à peu près identiques, dans l’American Almanac d’Ainsworth Spofford pour 1878, antérieurement au vote définitif du bill de M. Bland.
    Dans une lettre adressée le 30 avril dernier de New-York à l’Economist et publiée par ce journal dans son numéro du 15 mai 1886, M. J.-J. Knox, revenant sur les faits relatifs à la législation monétaire de 1873, confirme intégralement toutes ses déclarations précédentes.
  3. Les seules pièces d’argent dont la frappe fût autorisée en vertu de la loi de 1873 étaient : 1° un dollar de 420 grains, dit dollar commercial, destiné à l’exportation, pour servir, comme la pièce analogue du Mexique, aux échanges en Chine et au Japon; 2° des monnaies divisionnaires (1/2 et 1/4 de dollar). Aucune clause de la loi n’enlevait la qualité de monnaie légale aux dollars de 412 1/2 grains pouvant rester encore en circulation (le nombre en était extrêmement restreint). Mais la démonétisation proprement dite de ces pièces résulta de l’adoption par le congrès (juin 1874) du nouveau code révisé des lois monétaires, où figurent les articles 3585 et 3586 ainsi conçus : « Les monnaies d’or des États-Unis seront monnaie légale à leur valeur nominale dans tous paiemens... Les monnaies d’argent (l’énumération en est faite dans l’article 3513 et ne comprend pas le dollar argent, de là les accusations d’omission volontaire) ne seront monnaie légale à leur valeur nominale que pour tout montant n’excédant pas cinq dollars dans un même paiement. »
  4. En 1873, le sénateur J. Sherman présenta, au cours d’une session du quarante-troisième congrès, où les républicains disposaient d’une forte majorité, une motion ainsi conçue : « Le sénat déclare qu’il considère comme un devoir pour le congrès de prendre, dans la session actuelle, les mesures nécessaires pour réaliser la promesse, faite en 1869, par le pouvoir législatif, que les préparatifs seraient commencés, dans le plus bref délai possible, en vue du remboursement des billets de crédit du gouvernement fédéral par des monnaies d’or. » Une crise financière des plus violentes sévissait alors aux États-Unis, bouleversant les fortunes, semant partout, principalement dans l’Ouest, les ruines et la misère. Des républicains comme MM. Morton de l’Indiana, Ferry du Michigan, Logan de l’Illinois, répondirent à la motion de M. Sherman par la présentation d’une mesure franchement inflationiste.
    Loin de s’associer à la demande d’une réduction graduelle de la circulation des greenbacks, ces politiciens, comptés au rang des plus distingués parmi les chefs de leur parti, n’hésitèrent pas à proposer que la circulation des greenbacks et celle des billets des banques nationales pussent être portées respectivement à 400 millions de dollars. Ce bill, inflating the currency, passa dans les deux chambres, mais fut arrêté, au début de 1874, par le veto du président, le général Grant, très orthodoxe en matière de finances et partisan résolu de la suppression du régime du papier-monnaie.
  5. 1° La politique de reconstruction du parti républicain avec sa législation exceptionnelle, tracassière, anticonstitutionnelle, avait été impuissante à rétablir dans les états du Sud l’harmonie sociale et la prospérité matérielle; 2° le parti dominant s’était voué exclusivement aux intérêts de la classe manufacturière, dont la richesse était fondée sur le monopole et sur le système protectionniste, devenu la doctrine économique officielle; 3° les impôts, après la guerre, n’avaient subi que de faibles réductions, et les républicains, disait-on, dans le peuple, ne maintenaient cette taxation exagérée que pour se perpétuer dans la possession du pouvoir. Autour du président, on ne parlait que des avantages d’un gouvernement fort et de la nécessité d’une plus grande centralisation de l’autorité. Extension du patronage, progrès alarmans de la corruption administrative, telles avaient été les suites naturelles de ces aspirations au despotisme, de l’intrigue en faveur d’une troisième présidence de Grant, enfin de l’alliance étroite des chefs du parti républicain avec l’aristocratie financière, industrielle et commerçante des états de l’Est, d’où est sorti le fléau du lobbyism, trafic des faveurs officielles dans les couloirs du Capitule à Washington ; 4° l’opinion publique, à tort ou à raison, rendit le gouvernement responsable des effets désastreux de la crise financière et commerciale qui s’était déchaînée en 1873. Il en avait été de même en 1838 et en 1858. À ces deux époques, les démocrates occupaient le pouvoir. La crise de 1838 l’avait rendu aux whigs; celle de 1858 l’avait donné aux républicains récemment organisés.
  6. Ces conditions ne se sont pas réalisées pour le parti démocratique, au moins immédiatement. Ils ont bien été vainqueurs dans l’élection présidentielle de 1876, où leur candidat M. Tilden a obtenu une majorité populaire incontestée. Mais, par un véritable tour de passe-passe politique, c’est le candidat républicain, M. Hayes et non l’élu réel, H. Tilden, qui fut installé à la Maison-Blanche. En 1880, une réaction républicaine, provoquée par des fautes nombreuses du parti démocratique, fit triompher le républicain Garfield; mais, en 1882, sous la présidence de M. Arthur, successeur de M. Garfield assassiné, on vit se produire, de nouveau, en faveur des démocrates dans les élections pour le congrès, un courant aussi favorable que celui de 1874 ; en 1884 enfin, ils ont réussi à porter leur candidat à la présidence de l’Union. Pendant toute la période de 1875 à 1885, sauf la durée d’une législature, ils avaient eu la majorité dans la chambre des représentans; une fois même, ils l’ont eue dans le sénat comme dans la chambre, pendant deux années. Leur retour, sinon au pouvoir, du moins à la participation active dans le gouvernement de l’Amérique, ne date donc pas de l’année dernière, mais bien de 1875.
  7. La cote, à Londres, pendant les vingt dernières années, s’était maintenue entre 60 et 62 d. ou pence par once de métal. En 1873, on avait fléchi à 57 d., en 1875, à 55 d. En 1876, une panique s’était déclarée et les cours avaient subi d’énormes fluctuations entre les prix extrêmes de 47 et 58 d. La moyenne annuelle de la relation réelle de valeur entre l’or et l’argent, qui s’était tenue si longtemps entre 1 à 15 et 1 à 16, se modifiait donc brusquement. Le 13 juillet 1876, jour où fut coté le plus bas cours sur l’argent pendant cette année de panique, la relation était 1 à 20 1/5, c’est-à-dire que le métal argent perdait plus d’un cinquième de sa valeur nominale monétaire. Les cours ne tardèrent d’ailleurs pas à se relever jusqu’à 58 d. en janvier 1877, pour retomber bientôt à 54 en juin de la même année. Le cours moyen, pour l’année fiscale 1876-1877, fut précisément 54 d. L’once et la relation moyenne de valeur entre les deux métaux, 1 à 17 1/2.
  8. Les huit personnages auxquels avait été confié l’examen du problème du double étalon, choisis, selon l’usage pour les enquêtes de cette sorte, partie dans le sénat, partie dans la chambre, partie hors du congrès, étaient : MM. Jones, Bogy, Boutwell, sénateurs; Gibson, Bland et Willard, représentans ; Groesbeck et Bowen. La majorité, composée de MM. Jones, Bogy, Willard, Cland et Groesbeck, présenta un rapport où on lit ce qui suit : « La véritable et seule cause de la stagnation qui sévit partout sur le commerce et l’industrie est le fait général de l’avilissement des prix de toutes choses provoqué par l’amoindrissement du volume de la circulation monétaire. Sans doute les mines, malgré une exploitation énergique, n’ont pas produit les métaux précieux en quantité suffisante pour donner satisfaction aux besoins croissans de monnaie dans le monde entier ; mais les maux dont on se plaint proviennent aussi de la folie qui a été commise lorsqu’on a rejeté un bienfait de la nature en dégradant un des deux métaux précieux. Les maux actuels datent de cette folie. C’est elle qui les a précipités et qui contribue à les aggraver encore dans une mesure énorme. »
  9. Au sénat, par 43 voix contre 22; à la chambre, par 189 voix contre 79. Ces deux derniers chiffres comprenaient : 116 démocrates et 73 républicains à peu près tous de l’Ouest; 56 républicains et 23 démocrates, à peu près tous de l’Est. M. Bayard, un des chefs les plus estimés du parti démocratique, avait prononcé, dans le débat, un remarquable discours contre le caractère déloyal des tendances du silver bill.
  10. «... L’exécution de la loi du monnayage a rempli tous les caveaux du trésor fédéral de monnaies d’argent qui valent actuellement moins de 85 pour 100 du dollar or (établi comme unité de valeur par la section 14 de la loi de février 1873) et qui, ainsi que les certificats qui les représentent, peuvent être employées pour tous paiemens au gouvernement. Ce fait, joint à l’accroissement constant du stock de ces monnaies, à raison de 28 millions de dollars par an, a eu pour résultat que l’afflux de l’or au trésor n’a cessé de diminuer. Ce qui reste de ce métal n’est plus qu’à peine suffisant pour le paiement de l’intérêt sur la dette des États-Unis et pour le rachat des billets appelés greenbacks. Ce sont là des faits pour lesquels il n’est pas besoin d’argumenter, puisqu’ils n’admettent aucune divergence d’opinions. Ils ont été annoncés dans les rapports officiels de tous les secrétaires du trésor depuis 1878. Ils ont été complètement affirmés dans le rapport présenté en décembre dernier par le secrétaire actuel au président de la chambre des représentans. Ils figurent dans les documens officiels du congrès et dans les archives du Clearing-House, dont le trésor est membre et par lequel passent la plus grande partie des recettes et des paiemens du gouvernement fédéral et du pays.
    « Tel est le danger et il me semble que notre devoir est de le conjurer. j’espère que vous joindrez à moi et à la majorité de mes concitoyens dans la pensée qu’il convient de maintenir en usage la masse de notre monnaie d’or (et non de la chasser) aussi bien que la monnaie d’argent déjà frappée. Cela est possible au moyen de la suspension de l’achat et du monnayage de l’argent. Je ne crois pas que ce soit possible par une autre méthode... La crise financière que l’expulsion de l’or par l’argent précipiterait, venant à la suite d’une si longue période de dépression commerciale, plongerait la population de chaque ville et de chaque état de l’Union dans un trouble prolongé et désastreux. La reprise d’affaires et le réveil de prospérité si ardemment désirés et qui semblent ne devoir plus se faire longtemps attendre, seraient indéfiniment ajournées... »
  11. Les dépenses de la guerre contre les états confédérés du Sud ayant pris, dès la seconde année, des proportions colossales, le secrétaire des finances, M. Chase, dut demander au congrès la création d’un papier-monnaie non remboursable. Après un long débat, fut votée la loi du 25 février 1862, autorisant le gouvernement à émettre 150 millions de dollars en billets d’au moins 5 dollars chacun, avec qualité de monnaie légale pour le paiement de toutes dettes publiques ou privées, existantes ou futures. D’autres émissions furent ensuite autorisées et le montant des billets de crédit fédéraux (appelés greenbacks), à cours forcé, ne tarda pas à atteindre 450 millions de dollars. Le 1er janvier 1879, conformément aux dispositions d’une loi votée en 1875, les greenbacks cessèrent d’avoir cours forcé. Grâce aux disponibilités métalliques accumulées par le trésor, le passage du régime du papier-monnaie à celui des paiemens en espèces s’effectua sans aucun embarras. Les demandes de remboursement en or furent insignifiantes et les billets de crédit restèrent en circulation. Le montant s’en élève encore aujourd’hui à environ 350 millions de dollars.