LA
QUESTION DE L’OR

II.
LE DOUBLE ÉTALON MONÉTAIRE.


I.

Dans un précédent travail[1], nous avons traité la question de la monnaie au point de vue de la dépréciation, nous avons cherché si, par suite de l’abondance des mines d’or de la Californie et de l’Australie, il y avait eu un changement quelconque dans la valeur des métaux précieux. Nous avons interrogé les faits et la théorie, et nous croyons avoir démontré que, jusqu’à ce jour au moins, il n’y a eu aucun changement, que l’abondance de l’or n’a produit qu’un effet, celui d’activer le développement de la richesse publique. Nous voudrions maintenant étudier la question à un point de vue plus pratique, et examiner les modifications qui se sont introduites dans le rapport de valeur entre les deux métaux qui nous servent d’étalon monétaire, l’or et l’argent. Depuis la découverte des fameuses mines de la Californie en 1848, de l’Australie en 1851, le métal le plus abondant a été l’or. Les nouvelles mines en produisent à elles seules annuellement pour 700 millions, le reste du monde pour 200, et sur une production totale des deux métaux qu’on évalue de 11 à 1,200 millions l’or compte pour environ 900 millions. C’est le renversement de ce qui existait autrefois. Pendant plus de trois siècles, de 1545 à 1848, la quantité d’argent mise au jour a été comme poids quarante-sept fois plus forte que celle de l’or et trois fois comme valeur. En 1800, l’argent comptait encore pour 200 millions et l’or pour 82. En 1848, l’or commença de prendre le dessus. La production de celui-ci fut de 247 millions, celle de l’argent de 215. C’était la Russie qui, par la découverte récente de ses gisemens aurifères, était venue apporter ce changement dans les anciens rapports; mais ce n’était rien à côté de celui qui devait résulter de l’exploitation des mines de la Californie et de l’Australie. Depuis 1853, les rapports entre les deux métaux se sont modifiés à ce point que la production de l’argent n’est plus comme poids que de 5 contre 1 vis à vis de l’or, et comme valeur que de 1 contre 2 1/2, ce qui faisait dire à M. Michel Chevalier en 1865 que, sur 14 milliards fournis par l’Amérique et l’Australie depuis 1848, 3 milliards 700 millions l’avaient été en argent, et 10 milliards 300 millions en or. On s’est demandé tout naturellement quel allait être l’effet d’un tel changement, si la valeur de l’or n’en souffrirait pas, et si elle ne descendrait point au-dessous de ce rapport de 15 1/2 à 1, qui avait été fixé en France par la loi de germinal an XI. Au cas où il en serait ainsi, qu’y aurait-il à faire pour se mettre à l’abri de ces mouvemens et pour conserver un étalon de valeur à peu près fixe?

Ce fut sous l’influence de cette préoccupation que la Hollande en 1850 et presque immédiatement après la Belgique démonétisèrent leur or. La Hollande possédait comme nous le double étalon, mais elle avait attribué à l’or une valeur supérieure à celle qu’il avait en France, à celle qu’il avait réellement. Le rapport entre les deux métaux se trouvait être de 15,87 à 1; il s’en était suivi que toute la circulation du pays était en or, d’après ce principe qu’une monnaie inférieure à sa valeur légale expulse toujours la monnaie d’une valeur supérieure réduite au même cours qu’elle. L’argent s’en était allé, et quand à la suite de l’émotion produite par la seule découverte des mines de la Californie, — car il ne s’agissait pas encore de l’Australie, — elle voulut changer son système monétaire, il lui fallut rejeter 175 millions de florins de son marché, soit plus de 400 millions de francs, et les remplacer par une somme équivalente en argent. Cette mesure accomplie précipitamment à nos portes contribua plus que la production des mines à déterminer le changement de valeur qui se manifesta aussitôt entre l’or et l’argent. La remarque en avait déjà été faite par M. Léon Faucher dans un excellent travail intitulé : De la production et de la démonétisation de l’or, et publié ici même[2], et elle est parfaitement juste. Plus on est rapproché des marchés où s’accomplissent de grands changemens, plus on est exposé à en subir les influences. L’or qui se produit en Californie et en Australie passe par bien des étapes avant de nous parvenir. Il sert d’abord à augmenter la circulation du pays même où il est extrait, puis il va dans les grands centres commerciaux avec lesquels ce pays est en rapport. Ceux-ci le revendent à d’autres, et quand il arrive à sa destination définitive, il a exhaussé le niveau de plusieurs canaux sans en faire déborder aucun; il en est autrement quand il s’agit d’un changement brusque de système monétaire, comme celui de la Hollande en 1850, et qu’il faut tout à coup remplacer 400 millions d’or par 400 millions d’argent. Il était impossible qu’en France nous n’en fussions pas très affectés à cause de l’état de notre circulation, qui était alors tout en argent. Nous fûmes particulièrement chargés de vendre le métal qu’on recherchait et de prendre celui qu’on refusait. De là une variation de valeur assez rapide entre les deux métaux.

On voulut aussi à ce moment nous entraîner à suivre l’exemple de la Hollande, à prendre l’argent comme monnaie exclusive au lieu de l’or, dont on prédisait l’avilissement prochain. Notre gouvernement eut la sagesse de résister. Bientôt après, les choses avaient complètement changé de face, l’or était graduellement entré dans la circulation, et la substitution à l’autre métal s’était faite sans secousse et sans compromettre aucun intérêt. Le changement de valeur qui avait amené cette substitution était si minime qu’on s’en était à peine aperçu, et qu’il ne pouvait pas être mis en balance avec les avantages qu’on trouvait à posséder une monnaie plus commode et d’un transport plus facile ; personne ne s’en plaignit, et aujourd’hui on est tellement habitué à la monnaie d’or, elle a tellement pris sa place dans la circulation, qu’on l’en verrait sortir avec infiniment de regret. Aussi quand on examine le principe du double étalon et qu’on cherche s’il n’y a pas à le modifier, c’est non plus pour expulser l’or, mais pour savoir s’il doit régner seul ou conjointement avec l’autre métal sur les bases établies par la loi de germinal. D’ailleurs, en dehors de toute autre considération, la question n’est plus entière comme au lendemain de la découverte des mines de la Californie et de l’Australie. A ce moment, la circulation des pays qui avaient le double étalon, la nôtre surtout, étaient presque exclusivement en argent. Le sacrifice à faire, s’il y en avait un, eut été peu considérable; mais aujourd’hui que la plus grande partie de notre argent a disparu et que la circulation est presque tout entière en or, l’œuvre serait très difficile, très dispendieuse, presque impossible. Personne ne pourrait songer, par exemple, à remplacer 3 milliards 1/2 d’or qui existent peut-être en France par 3 milliards 1/2 d’argent. On ne saurait où les prendre, et on ferait renchérir ce dernier métal d’une façon prodigieuse. Il est donc question, nous le répétons, non plus de supprimer l’or, mais de savoir quelle part on lui fera dans la circulation.

La foi dans le double étalon, ébranlée depuis longtemps dans l’esprit des hommes de science, a commencé de l’être pour tout le monde à la suite de la convention que nous avons faite avec plusieurs états limitrophes à la fin de 1865 pour régler d’un commun accord l’état de la monnaie divisionnaire. Cette convention ne touchait pas, il est vrai, au principe du double étalon, elle le respectait là où il existait, et c’était peut-être un tort; mais pour empêcher l’exportation de la monnaie divisionnaire d’argent, dont la rareté se faisait sentir de plus en plus dans les transactions et les gênait, elle décidait qu’on en abaisserait le litre de 900 à 835 millièmes, et qu’on n’en ferait plus qu’une monnaie d’appoint. Il y avait donc une singulière anomalie à laisser subsister deux pièces de même métal dont l’une à 900 millièmes de fin et l’autre à 835 millièmes. Aussi le public se dit-il tout naturellement que ce qui était bon pour retenir la monnaie divisionnaire le serait également pour retenir la pièce de 5 francs, si tant est qu’on voulût la retenir. Que si au contraire on n’en avait pas besoin, et qu’on fut résigné à la voir disparaître complètement, l’état pouvait bien lui-même réaliser le bénéfice qu’il y aurait à en opérer le retrait, au lieu de l’abandonner à la spéculation. Cela compenserait les frais qu’il aurait à faire pour la remplacer par de la monnaie d’or. En 1866, notre gouvernement nomma une commission pour étudier la question. Elle fut composée de huit membres choisis parmi les hommes les plus compétens. Cette commission, après plusieurs réunions, se prononça pour le maintien du statu quo à la majorité de 5 voix contre 3. Nous ne savons pas exactement quelles sont les raisons qui l’ont décidée, elle n’a pas, à notre connaissance, publié les procès-verbaux de ses séances. On croit seulement qu’elle a été surtout entraînée par cette considération, que, le double étalon n’ayant pas eu jusqu’ici d’inconvéniens pratiques, il n’y avait pas nécessité de rien changer à notre circulation. L’année suivante, à l’occasion de l’exposition universelle, la question fut reprise; il y eut alors une conférence de délégués envoyés par les divers états, et ayant mission d’examiner si on ne pourrait point s’entendre pour avoir une monnaie qui eût un caractère international, qui réalisât ce qu’on appelle l’unité monétaire, soit sur la base de la convention de 1865, soit sur toute autre[3]. Cette conférence, qui fut convoquée par M. de Parieu, présidée par lui et par le prince Napoléon, posa dès la première réunion comme principe que, pour arriver à l’unité, il fallait d’abord avoir partout le même étalon, et que cet étalon ne pouvait être qu’en or. Là-dessus il n’y eut aucune divergence, tout le monde reconnut que la monnaie d’or était la plus utile, et celle surtout qui répondrait le mieux aux besoins de l’avenir. Il n’y eut de difficultés que sur les moyens d’exécution, difficultés qui subsistent, qui sont graves, et dont nous entretiendrons peut-être un jour les lecteurs de la Revue, En attendant, la monnaie d’or venait de recevoir de cette conférence une consécration nouvelle; elle était proclamée la meilleure. Cette déclaration fit réfléchir les états à double étalon et à étalon d’argent seul ; ils purent se dire qu’indépendamment des inconvéniens qu’il y aurait pour eux à ne pas avoir toute leur monnaie principale dans le métal qui serait celui de l’unité monétaire, si cette unité venait jamais à se faire, il y en avait déjà dans le présent à garder une monnaie qui était considérée comme inférieure, et qui le deviendrait de plus en plus avec l’extension que prendrait l’or. Aussi vit-on immédiatement en Allemagne un mouvement d’opinion se prononcer dans ce sens.

Le handelstag, association des chambres de commerce réunie à Francfort, mit au concours la question de savoir comment on pourrait passer sans trop de dommage de la monnaie d’argent à la monnaie d’or; mais ce qui appela surtout l’attention la plus sérieuse, ce fut le changement qui s’opéra dans la valeur respective des deux métaux. De 1853 à 1867, contrairement à ce qui se passait avant 1848, l’argent avait fait prime sur l’or. Cette prime s’était élevée jusqu’à 2 pour 100, et avait eu pour résultat dans notre pays de nous faire enlever la plus grande partie de nos pièces de 5 francs, et même un peu de notre monnaie divisionnaire, celle qui était la moins usée. On n’en frappait plus de nouvelles. En 1867, pour des raisons que nous indiquerons plus tard, la prime ayant baissé sensiblement et l’argent étant revenu à peu près au pair avec l’or, selon le rapport fixé par la loi de germinal, il reparut des pièces de 5 francs d’argent dans la circulation, et on nous assure que dans l’espace d’un an et demi il en a été frappé pour 136 millions. C’est un aspect nouveau de la question. Après avoir perdu notre argent parce qu’il faisait prime sur l’or, allons-nous maintenant perdre notre or parce qu’il reprendrait l’avantage sur l’argent, et ne conserverons-nous jamais dans la circulation que le métal le plus déprécié? Pour changer notre argent contre de l’or jusqu’à concurrence de 3 milliards peut-être, il nous en a coûté, en supposant une prime de 2 pour 100 en faveur de l’argent, environ 60 millions; mais au moins nous avons gagné d’avoir une monnaie plus commode et plus en harmonie avec les besoins de l’avenir. Si maintenant nous allions perdre notre or parce qu’à son tour il aurait une prime à peu près égale sur l’argent, nous aurions subi un double dommage qu’on peut évaluer à 120 millions, le tout pour revenir à la monnaie la plus incommode, et dont personne ne veut plus. — Cette donnée est très sérieuse; elle appelait un nouvel examen de la question. Notre gouvernement ne tarda pas en effet à ouvrir une nouvelle enquête en adressant une circulaire aux trésoriers-payeurs-généraux et aux chambres de commerce. Cette circulaire leur posait diverses questions. « 1° Quelle est la proportion approximative des valeurs en pièces de 5 francs argent, comparée à la valeur totale de la monnaie d’or, que l’on peut présumer être actuellement en circulation ? 2° Le public aurait-il répugnance à voir l’or devenir l’instrument exclusif des paiemens pour les sommes au-dessus de 50 fr., ou pour une somme un peu supérieure, s’il y avait lieu? 3° Les pièces de 5 francs sont-elles achetées avec prime par rapport à l’or pour quelques usages et emplois commerciaux particuliers, — par exemple pour l’exportation dans telle ou telle direction? 4° Sont-elles achetées avec prime pour l’usage intérieur en France, comme l’or l’était autrefois, avant 1848 par exemple? 5° Y aurait-il un intérêt commercial quelconque à ce que, si l’or était adopté comme seule monnaie normale, il fût frappé des pièces de 5 francs argent au titre actuel et sans cours obligatoire dans l’intérieur de la France, enfin comme simple monnaie de commerce? 6° Dans le cas où le gouvernement adopterait l’or dans les conditions définies par la loi de l’an XI comme étalon unique, trouverait-on préférable au goût des populations et aux besoins de la circulation que la pièce de 5 francs fût entièrement supprimée, ou qu’elle fût frappée à 835 millièmes de fin, et ne pût dès lors être imposée dans les paiemens au-delà d’une certaine somme? »

Il y a dans ces questions plus que des faits à apprécier, il y a des inductions à établir. Les trésoriers-payeurs-généraux et les chambres de commerce étaient assurément fort à même de faire connaître la quantité de pièces de 5 francs argent qui pouvaient rester dans leurs départemens, de dire si on les achetait avec prime et en vue de quelle destination; mais ils n’avaient pas la même autorité pour déclarer s’il y avait lieu de procéder au remplacement définitif de l’argent par l’or, et ce qu’on devrait faire de l’argent, une fois démonétisé. C’étaient là des questions de doctrine un peu en dehors de leur compétence. Ils pouvaient craindre d’engager leur responsabilité en y répondant, et il était à supposer que, s’ils y répondaient, ce serait pour se montrer favorables au système existant, comme font toujours ceux qui n’ont pas des opinions arrêtées, qui ne veulent pas se compromettre, et pour lesquels le maintien du statu quo est toujours la solution préférable. Eh bien! les autorités consultées n’ont pas craint de s’engager, et voici les réponses qu’elles ont faites sur les questions même qui pouvaient le plus les embarrasser.

Sur 91 receveurs-généraux, 69 ont demandé de voir l’or devenir l’étalon unique de la monnaie; sur ce nombre, 55 voulaient que la pièce de 5 francs fût réduite au titre de 835 millièmes de fin, 11 qu’elle fût supprimée tout à fait, 9 opinaient pour que, tout en cessant d’être une monnaie légale, elle pût encore être frappée sur la demande et selon les besoins du commerce, soit pour le trafic intérieur, soit pour être exportée en Orient. Parmi les 22 receveurs qui se prononcent moins catégoriquement en faveur de l’étalon d’or, 13 ont fait des réponses ambiguës, 9 seulement expriment nettement le vœu que les conditions actuelles de la circulation soient maintenues. Quant aux chambres de commerce, 68 ont donné leur avis; 10 opinent pour la suppression pure et simple de la pièce de 5 francs en argent, 10 pour que l’on conserve cette monnaie sans lui donner cours obligatoire, 25 se prononcent pour la réduction du titre à 835 millièmes de fin : en tout, 45 se montrent donc favorables à l’adoption de l’étalon d’or. 2 réponses sont évasives, 8 douteuses, 13 favorables au double étalon.

Ces réponses avaient incontestablement une grande importance; jointes à la déclaration de la conférence internationale et au changement de valeur de l’argent, elles infirmaient complètement les décisions de la première commission. M. le ministre des finances l’a compris, et il vient, il y a quelques mois, de nommer une nouvelle commission, composée cette fois de 20 membres, qui doit, dit-on, faire connaître son opinion assez prochainement. Sera-t-elle ou non favorable au maintien du double étalon? Nous l’ignorons; mais comme la question est d’intérêt général, et qu’il appartient à chacun de l’examiner, nous croyons utile de présenter ici quelques observations préalables.


II.

D’abord il y a un point qu’il est nécessaire d’éclaircir avant d’étudier le fond du débat. On a dit que la monnaie d’argent était le seul étalon véritable de la France, que l’or n’avait été admis qu’à l’état d’exception, par tolérance, et qu’on n’avait point le droit d’en faire un étalon monétaire au même titre que l’argent, que ce serait manquer au respect des contrats et de la propriété. Cette thèse a été soutenue notamment lorsqu’on proposait à l’état de démonétiser l’or pour n’avoir pas à en subir la dépréciation prochaine. En effet, si l’on ne s’inspire que de la disposition générale de la loi de germinal an XI, et surtout de certaines déclarations qui en ont précédé et accompagné la discussion, on peut se figurer que la monnaie d’argent est bien le seul étalon qu’on ait voulu adopter. Voici ce que dit la loi de germinal dans sa disposition générale. « Cinq grammes d’argent de 9/10e de fin constituent l’unité monétaire qui conserve le nom de franc. » On avait proposé de déclarer d’une façon plus explicite encore, dans un article spécial, que le franc d’argent serait la mesure invariable des métaux précieux. Cet article ne fut pas voté; mais M. Gaudin, le ministre des finances d’alors, qui avait présenté le projet de système monétaire, disait dans son exposé des motifs présenté aux consuls de la république, que ce projet avait pour but de fixer désormais le prix et la valeur de l’argent, qu’on ne serait plus exposé à en voir changer le titre ou le poids suivant l’abondance ou la rareté; que la dénomination répondrait toujours au poids, et que celui qui aurait prêté, par exemple, 200 francs ne pourrait jamais être remboursé avec moins de 1 kilogramme d’argent, qui vaudrait toujours 200 francs, ni plus, ni moins. Il ajoutait que l’or serait vis-à-vis de l’argent, dans la proportion de 15 1/2 à 1, et que, s’il survenait plus tard des événemens qui forçassent à changer cette proportion, l’or seul devrait être refondu.

L’opinion de M. Gaudin était favorable au double étalon, mais à la condition, comme il le dit, que lorsqu’il y aurait des changemens dans le rapport de valeur fixé par la loi, ce serait l’or qui serait refondu, modifié quant au poids ou quant au titre, et, qu’on me pardonne l’expression, réajusté avec l’argent. M. Bérenger, rapporteur au conseil d’état, était pour une autre solution : il n’admettait l’or que comme une monnaie dont le prix varierait suivant la valeur respective des métaux précieux sur le marché, et il s’exprimait ainsi au sujet du double étalon. « Si au lieu d’une matière monétaire on en a deux qui représentent concurremment la monnaie de compte, les chances de variations doublent, et il n’y a plus d’égalité entre la condition du créancier et celle du débiteur, car ce dernier, étant le maître de payer dans l’une ou l’autre monnaie, choisira nécessairement celle dont le cours est le plus bas. Dès lors on se déterminera plus difficilement à devenir créancier. Si la loi fixe la valeur courante de l’or et de l’argent, la monnaie de compte est représentée non par une quantité donnée d’or ou par une quantité donnée d’argent, mais par une raison composée, 1° du rapport établi par la loi entre la valeur de l’or et celle de l’argent, 2° de celui fixé par le commerce, 3° de la proportion pour laquelle les monnaies d’or et d’argent entrent dans la circulation. »

Ce fut l’opinion de M. Gaudin qui prévalut. On décida qu’on frapperait des pièces d’or ayant une valeur nominale déterminée, mais on ne s’expliqua point avec précision sur la question du changement de poids et de titre en cas de variation des deux métaux. Quoi qu’il en soit, si l’esprit de la loi de germinal était favorable à l’étalon d’argent, il ne put résister à la force des choses. La seule fabrication des pièces d’or d’une valeur déterminée suffit pour leur donner un cours légal comme à l’argent, on les offrit en paiement, et personne ne put les refuser; il y a plus, les offres réelles, même faites en or, en cas de litige, furent toujours sanctionnées par les tribunaux. Par conséquent il ne peut pas y avoir de doute sur la légalité de la monnaie d’or. Non-seulement c’est une question vidée par la jurisprudence, mais c’est aussi une question d’équité. Il est bien évident qu’à moins de stipulations contraires, et nous ne savons pas jusqu’à quel point elles seraient admises par les tribunaux, tous les contrats depuis longtemps ont été faits en vue du paiement en or ou en argent laissé au choix du débiteur, et comme celui-ci choisit toujours le métal le plus déprécié, on a accepté d’avance les mauvaises chances du double étalon. L’état est donc parfaitement libre de faire ce qu’il jugera préférable, il peut démonétiser l’argent sans craindre de violer des droits acquis. Ceci dit, nous passons à la question de fond.

Parmi les avantages que l’on attribue au double étalon se trouve celui de rendre les relations commerciales plus faciles avec les pays qui ont l’une ou l’autre des deux monnaies. S’il s’agit d’un pays qui ait l’étalon d’argent, nous trouvons dans notre stock métallique de quoi régler avec lui. De même s’il faut régler en or. Nous avons donc un double avantage qui n’appartient pas aux pays qui n’ont qu’un étalon. Quand il a été question pour la première fois de démonétiser l’argent, on nous a opposé notamment nos rapports avec la Hollande, avec l’Allemagne, et on nous a dit que nous rendrions ces rapports beaucoup plus difficiles. Les personnes qui font l’objection ne se rendent pas bien compte de l’état des choses. Elles se figurent que, parce que nous avons les deux métaux comme monnaie légale, ils sont toujours l’un et l’autre à notre disposition, et que, si des remises un peu importantes en argent par exemple étaient à faire en Hollande ou en Allemagne, nous en trouverions aisément le montant dans notre circulation. C’est une grande erreur. C’en eût été une au moins lorsque l’argent jouissait d’une prime. Dans ce moment-là, bien qu’en possession légale du double étalon, nous n’avions en réalité qu’une monnaie en circulation, qui était l’or. L’argent avait disparu, il était devenu une marchandise qu’on ne se procurait plus que chez les gens qui font métier de la vendre, c’est-à-dire en la payant le prix qu’elle vaut. Avec le double étalon, on n’a pas, comme on dit, deux cordes à son arc; on n’en a toujours qu’une, et la moins bonne, et nous ne voyons pas comment notre situation eût été plus embarrassée, si l’argent avait été démonétisé. Nous l’aurions acheté sous forme de lingots au lieu de l’acheter sous forme de monnaie, et les frais de refonte eussent été en moins. Pour être en parfaite relation avec une contrée, il faut avoir non-seulement le même métal qu’elle comme signe monétaire, mais encore posséder le même type. La pièce de 5 francs argent n’a pas cours au-delà du Rhin, en Hollande et en Allemagne, et, avant de l’envoyer dans ces pays, il faut préalablement la convertir en florins ou en thalers. La possession du même métal ne tranche que la moitié de la difficulté, si elle en tranche la moitié, car aujourd’hui la monnaie d’or est reçue partout, et nous considérons comme un fait que, même vis-à-vis des pays qui ont l’étalon d’argent, les règlemens sont plus faciles avec l’or qu’avec l’autre métal frappé à un type différent. Par conséquent l’argument tiré de l’avantage d’avoir un double étalon pour répondre à de doubles besoins n’a aucune valeur. Le maintien de l’étalon d’argent ne fait pas que ce métal reste dans la circulation, et de plus on peut parfaitement y suppléer.

Nous arrivons à un autre prétendu avantage du double étalon qui ne paraît pas avoir plus d’importance. On dit : Lorsque vous n’avez qu’un étalon monétaire, qu’il soit d’argent ou d’or, vous êtes livrés à toutes les oscillations de. valeur que peut subir ce métal; qu’il devienne tout à coup très abondant, et immédiatement vous en subissez la dépréciation. Si au contraire vous avez conservé les deux étalons avec un rapport de valeur entre eux fixé par la loi, comme il est rare qu’ils deviennent tous les deux très abondans à la fois, la dépréciation de celui qui l’est le plus se trouve arrêtée par la fixité de celui qui l’est le moins. C’est ce qu’on appelle le système du parachute. Le mérite de ce système nous a toujours paru incompréhensible. Comment, avec la faculté qu’on a, qu’on ne peut pas enlever, de fondre et d’exporter la monnaie qui a le plus de valeur et le droit que possède le débiteur de payer avec celle qui en a le moins, l’une peut-elle servir de parachute à l’autre? Parce qu’on laisserait inscrit dans la loi que la pièce de 20 francs en or vaut quatre pièces de 5 francs en argent, se figure-t-on qu’on forcerait à l’échanger de cette façon, si l’argent venait à faire prime ? Il faudrait pour y arriver appliquer la loi du maximum, et on sait ce qu’elle amène, la disparition complète de la marchandise qu’elle veut réglementer. La Banque de France a toujours eu dans ses caisses une somme plus ou moins considérable en argent qu’elle conserve on ne sait pour quelle éventualité. Nous n’avons jamais ouï dire que, lorsque ce métal faisait prime, elle en donnât à quiconque venait lui en demander, et qu’elle fût disposée à l’échanger contre de l’or au taux fixé par la loi de germinal. Le système du parachute n’est qu’une idée ingénieuse tirée de comparaisons qui ne peuvent s’appliquer ici. Quand un métal devenu très abondant doit se déprécier, ce n’est pas la coexistence d’un autre comme signe monétaire qui peut l’en empêcher. Il subira la dépréciation absolument comme s’il était seul; il la subira même plus grande à cause de la concurrence de l’autre métal. S’il eût été seul, il eût rencontré plus de besoins à satisfaire, il eût occupé une place plus grande dans la circulation, partant son abondance se serait moins fait sentir, et il eût eu d’autant plus de chances d’échapper à la dépréciation. Par conséquent ce qu’on appelle le système du parachute agit en sens inverse de ce qu’on suppose. Loin de donner plus de stabilité aux deux métaux qui se trouvent en concurrence, il en précipite au contraire la dépréciation en raison même de cette concurrence. Rien ne nous paraît plus clair.

On donne encore comme argument en faveur du double étalon, et particulièrement du maintien de la monnaie d’argent, qu’avec elle on peut conserver des encaisses plus considérables qu’avec l’or dans les principaux établissemens financiers, qu’on est moins exposé aux crises. Cet argument, nous l’avons démontré, repose sur un cercle vicieux. Il suppose ce qui n’existe pas, ce qui ne peut exister, la possibilité d’avoir toujours des encaisses dans le métal que l’on veut. — Quand on possède le double étalon, on a en circulation non la monnaie qu’on veut, mais bien celle qui a le moins de valeur, celle que la spéculation consent à vous laisser, tantôt l’argent, tantôt l’or. La Banque de France avait autrefois son encaisse métallique en argent, il est aujourd’hui en or. Pourquoi? Parce qu’on lui a enlevé la plus grande partie de son argent, et elle n’a pu conserver ce qui lui en reste qu’à la condition de ne le montrer jamais, de le tenir soigneusement renfermé dans ses caisses, et complètement inactif. S’il lui était arrivé de s’en servir pour ses opérations dans le moment où il faisait prime, elle n’en aurait pas gardé un écu de 5 francs. On peut aller plus loin encore et dire que, même avec l’étalon d’argent unique, l’argument n’a pas la valeur qu’on lui suppose. Si les encaisses des banques se vident à de certains momens, c’est parce qu’on est débiteur à l’étranger, qu’on a le change contre soi, et qu’il faut faire des remises en numéraire, ou encore parce qu’à l’intérieur on a besoin de plus de monnaie par suite du développement des affaires et de la cherté de quelques denrées, comme le blé par exemple. En serait-il autrement, si les encaisses étaient d’argent? Pourrait-on se défendre davantage contre les difficultés, éviter de faire des remises au dehors, répandre moins de numéraire à l’intérieur? En définitive, quand on est débiteur, il faut payer, et nous n’en serions pas plus dispensés avec une monnaie qu’avec l’autre. Si nous n’avons que celle d’argent, les frais de transport seront plus considérables, voilà tout; mais, lorsque nous aurons des remises à faire au dehors, il nous faudra toujours les aller prendre dans les grands établissemens financiers qui les possèdent, et les encaisses se videront aussi bien avec l’argent qu’avec l’or. De même pour l’intérieur; ce n’est pas la nature du métal qui peut empêcher un pays de rechercher le numéraire quand il en manque. Il n’y aurait qu’un cas où il en serait autrement : c’est si, avec le métal d’argent pour monnaie, les relations au dehors et les affaires au dedans se trouvaient moins actives, ce qui en effet pourrait bien arriver. Or, quand on appuie sur le passé cette théorie de la plus grande facilité des encaisses et de la moindre fréquence des crises avec le métal d’argent, on oublie de tenir compte du développement des relations commerciales qui a eu lieu depuis. Ces relations étant moins étendues autrefois, il était naturel qu’on eût moins besoin de numéraire, qu’on fût moins exposé aux crises; mais aussi la richesse publique faisait moins de progrès. Est-ce là l’idéal auquel on se propose de revenir? Veut-on, pour éviter les grandes fluctuations des encaisses et rendre les crises moins fréquentes, ralentir le mouvement des affaires?

Mais, continue-t-on, l’argent étant une monnaie plus lourde, plus embarrassante que l’or, on le laissera davantage dans les banques, et on fera un plus grand usage du crédit, en particulier de la monnaie fiduciaire. L’inconvénient alors est d’une autre espèce. Nous n’avons pas besoin de répéter ce qui a été dit maintes fois et ce qui est accepté par tous les esprits sérieux, que la monnaie doit être la base de toutes les opérations commerciales, et que, si on peut recourir au crédit pour donner à celles-ci plus d’extension et de rapidité, il ne faut jamais perdre de vue qu’elles doivent toujours être réalisables en numéraire, que c’est pour elles une condition sine qua non de vitalité. Si on ne tient pas compte de cela, si l’on développe les affaires outre mesure en les appuyant seulement sur le crédit, on s’expose aux plus grands dangers; il arrive un jour où l’édifice, construit plus ou moins artificiellement, s’écroule, et ce jour-là on s’aperçoit que l’on avait travaillé dans les airs. Les opérations n’ont plus de ]3ase, et la monnaie métallique devient d’autant plus recherchée qu’on avait cru pouvoir s’en passer. Ainsi l’argument qu’on donne en faveur du maintien des encaisses d’argent par l’extension du crédit est précisément celui qui tendrait à les compromettre davantage, puisqu’il conduirait plus vite aux embarras, et que dans ces momens-là il n’y a pas d’encaisse qui résiste, qu’il soit en or ou en argent, à moins qu’on n’ait recours aux mesures les plus rigoureuses. Il est vrai qu’il y a des gens qui indiquent encore comme un préservatif des encaisses d’argent en cas de crise la difficulté matérielle de compter cette monnaie, la lenteur qu’on peut y mettre, et ils supposent que pendant ce temps la panique peut se calmer et la confiance renaître ! C’est là un argument puéril; il n’a d’abord aucune valeur dans les momens où la crise a pour cause l’absence même de numéraire, où il en faut à tout prix. Ce n’est pas la difficulté matérielle de le compter et le temps qu’on pourrait y mettre qui empêcheraient de le réclamer lorsqu’on consent à le payer 7 et 8 pour 100; si c’est la confiance seule qui fait défaut, la même difficulté n’arrêterait pas davantage. On l’a bien vu en 1848. La Banque de France avait tout son encaisse en argent, et il n’a pas fallu moins qu’un décret pour la mettre à l’abri des demandes de remboursement. Ainsi, soit qu’on envisage le double étalon au point de vue de l’avantage qu’on lui attribue de rendre les rapports plus faciles avec les pays qui ont l’une ou l’autre monnaie, soit qu’on l’examine à celui d’une fixité plus grande qu’il donnerait à la valeur des métaux précieux en général, soit enfin qu’on le croie plus favorable à l’extension du crédit, il n’y a aucun argument qui résiste à une discussion sérieuse. J’en cherche d’autres encore, et je n’en trouve plus qu’un, aussi nouveau qu’inattendu, qui a été présenté tout récemment, et qui mérite d’être examiné. On a dit, et c’est M. Wolowski surtout qui a soulevé l’objection[4] : Si vous démonétisez l’argent, vous vous exposez à donner une plus-value considérable à l’or ; peut-être en élèverez-vous le prix de 25 pour 100, ce qui équivaudrait, en ce qui concerne l’état seulement, à une augmentation des charges de la dette publique de plus de 3 milliards. Il y a heureusement dans cette hypothèse beaucoup d’exagération. Nous n’avons jamais partagé, quant à nous, les appréhensions de ceux qui ont cru dans le passé ou qui croiraient encore dans un avenir assez prochain à l’avilissement de l’or par suite de l’abondance des mines de la Californie et de l’Australie, et la raison de notre opinion, c’est que le développement progressif des affaires absorbera davantage de métaux précieux, et que la place de l’or dans la circulation sera de plus en plus grande. Nous avons compté, pour en assurer; la fixité relative, sur le moindre emploi de l’argent; mais nous n’allons pas jusqu’à conclure, comme M. Wolowski, que l’or pourrait bien renchérir et acquérir une plus-value de 25 pour 100. Cela nous paraît impossible. D’abord l’argent qui existe dans le monde ne sera pas démonétisé du jour au lendemain et partout à la fois. S’il est vrai que l’or soit la monnaie des pays riches, il y a malheureusement encore beaucoup de contrées qui ne sont pas prêtes à le recevoir, et pour lesquelles il n’est pas d’une utilité réelle. Quand toute l’Europe se mettrait à le prendre, l’argent resterait encore en Asie, dans une partie de l’Amérique, dans l’Afrique, qui n’auraient pas de motif d’agir de même. S’il y a aujourd’hui vingt et quelques, milliards de ce dernier métal dans le monde, la moitié au moins est dans ces contrées. C’est déjà une grande cause d’atténuation pour le danger dont on nous menace. Ajoutez que la démonétisation de l’argent, si elle a lieu partout en Europe, ne s’accomplira pas subitement; on y mettra le temps, et pendant que s’opérera cette démonétisation la Californie et l’Australie fourniront de nouveaux milliards du métal privilégié pour remplacer celui qu’on ne voudra plus. D’ailleurs ce dernier lui-même, l’argent, ne disparaîtra pas tout à fait, il restera au moins à l’état de monnaie divisionnaire, et il aura en cette qualité une importance d’autant plus grande que la monnaie principale aura plus de valeur et sera moins susceptible de se diviser en petites coupures. Enfin, pour ce qui a rapport à notre pays, et c’est le point de vue où il faut se placer d’abord, nous n’avons à nous préoccuper que de l’effet que pourrait produire en France la démonétisation de notre argent, cet effet ne peut pas être grand, comme nous l’indiquerons plus tard. Nous croyons donc qu’on peut sans témérité aucune passer outre à l’objection de M. Wolowski et examiner en toute liberté le chapitre des inconvéniens du double étalon. C’est ce que nous allons faire maintenant.


III.

Le premier inconvénient du double étalon, c’est qu’il est en contradiction avec le but qu’on veut atteindre. Locke l’a dit il y a longtemps, « deux métaux tels que l’or et l’argent ne peuvent servir au même moment et dans le même pays de mesure pour les échanges, parce qu’il faut que cette mesure soit toujours la même et reste dans la même proportion de valeur. Prendre pour mesure de la valeur commerciale des matières qui n’ont pas entre elles un rapport fixe et invariable, c’est comme si l’on choisissait comme mesure de la longueur un objet qui fût sujet à s’allonger ou à se rétrécir. Il faut donc qu’il n’y ait dans chaque pays qu’un seul métal qui soit la monnaie de compte, le gage des conventions et la mesure des valeurs. » On répondra d’abord qu’il n’y a pas d’étalon, à proprement parler, dans le sens absolu du mot, tel que paraît l’entendre Locke, car il n’y a aucun métal qui, comme le mètre, soit invariable et puisse toujours donner la mesure exacte de la valeur. Qu’on ait l’argent ou qu’on ait l’or, on est exposé à des variations, cela est possible; mais, si on a les deux, les chances sont doubles, et elles s’accroissent, ainsi que je crois l’avoir démontré, en raison même de la concurrence des deux métaux servant au même usage. On répondra ensuite, en ce qui nous concerne, que nous avons le double étalon depuis environ soixante-dix ans, et qu’il n’a dans la pratique amené aucun inconvénient, qu’il n’a pas empêché les progrès de s’accomplir, ni même l’or de se substituer à l’argent lorsqu’on l’a jugé utile. Cela est possible encore; mais de ce qu’il n’a pas eu d’inconvénient dans le passé, il ne s’ensuit pas qu’il n’en aura jamais dans l’avenir. Les situations changent, et ce qui était bon hier ne le sera plus demain. Autrefois les relations commerciales étaient peu-étendues, il fallait moins de numéraire pour y faire face, — le métal d’argent suffisait, — il suffisait de même pour ce qu’on appelle la monnaie de poche. Si nous étions obligés aujourd’hui de porter en argent ce que nous croyons utile à nos besoins de chaque jour, nous en serions fort incommodés, et chacun s’en plaindrait. La monnaie d’or est la monnaie des pays commerçans et des pays riches, parce que c’est celle qui, ayant le plus de valeur sous le moindre volume, s’accommode le mieux à la multiplicité et à l’importance des transactions. Si jamais l’allégorie mythologique des trois âges de l’humanité, l’âge de fer, l’âge d’argent et l’âge d’or, a eu une application précise, c’est à propos du signe monétaire : il était en fer ou en bronze à l’origine des sociétés, lorsqu’il y avait peu d’échanges; il a été en argent alors que les relations se sont développées; enfin aujourd’hui, avec l’extension qu’elles ont prise, il le faut en or. C’est ce qui fait que la découverte des mines de la Californie et de l’Australie a été vraiment un acte providentiel, parce qu’elle a fourni l’instrument d’échange le plus utile au progrès, et au moment même où l’on allait en avoir particulièrement besoin. L’or est si bien la monnaie indispensable à présent que la Belgique et la Suisse, qui en 1850, guidées par de fausses considérations, l’avaient démonétisé, se sont empressées de le reprendre en 1860, pour laisser l’argent à l’état de monnaie divisionnaire.

On sait ce qu’il faut penser de la plus grande facilité des rapports commerciaux avec les pays à monnaie d’argent en ayant le double étalon; nous avons montré que, même avec ces pays, les règlemens pouvaient parfaitement se faire en or, que ce métal était reçu partout. Il en est autrement si l’on n’a que de l’argent à offrir aux pays qui ont la monnaie d’or; les règlemens alors présentent des difficultés sérieuses qui se traduisent par un change plus ou moins défavorable. Un auteur très consciencieux, et dont les recherches statistiques méritent toujours grande confiance, M. Clément Juglar[5], a dressé un tableau des variations du change de notre pays avec l’Angleterre depuis le commencement du siècle jusqu’en 1864. Ce tableau est très intéressant à consulter. On y voit que de 1819 à 1852 le change nous a été plus défavorable qu’il ne l’a été depuis. En voici l’explication. Le taux du change avec un pays étranger s’établit sur deux choses principales : 1° sur les rapports commerciaux et autres qui vous constituent débiteur ou créancier, 2° sur la nature de la monnaie qu’on peut proposer en paiement. Les règlemens entre nations se font comme entre individus, avec du numéraire. Si on est débiteur, il faut envoyer celui qui est nécessaire au paiement et en supporter les frais de transport. Le change s’établit en conséquence, c’est-à-dire qu’on trouve des gens dont c’est le métier qui, pour vous éviter la peine de cet envoi direct, vous vendent une traite sur l’endroit même où vous avez à payer, et avec laquelle vous pouvez éteindre votre dette. Le prix de cette traite ne peut pas dépasser de beaucoup les frais de transport, car autrement on aurait intérêt à envoyer soi-même le numéraire; mais il arrive jusque-là. C’est donc déjà un élément favorable pour le change que d’avoir une monnaie d’un transport commode et facile, ayant beaucoup de valeur sous un petit volume. M. E. Levasseur, dans son excellent livre sur la Question de l’or, établit que pour transporter jusqu’à la frontière une somme de 310,000 fr. il en coûterait 310 fr. en argent et seulement 200 fr. en or. Maintenant, si la monnaie d’argent qu’on possède n’est pas celle du pays où le règlement doit avoir lieu et n’y a pas cours, la question se complique; il faut se procurer la monnaie qui a cours, l’acheter, et ces nouveaux frais viennent s’ajouter à ceux de transport ; on les trouve résumés dans le taux du change, qui s’élève d’autant plus. C’est ce qui explique comment dans nos rapports avec l’Angleterre le change nous a été plus défavorable lorsque notre circulation métallique était tout en argent que lorsqu’elle a été en or. Il résulte du tableau dressé par M. Juglar qu’à différentes reprises, entre 1819 et 1852, nous l’avons vu monter à 25,80 et même 25,90 pour la livre sterling payable à Londres lorsque le pair est de 25,20. Depuis 1852, nous avons été débiteurs encore plus d’une fois de nos voisins ; mais jamais le change ne s’est élevé plus haut que 25,30 et 25,35, parce qu’au-delà nous aurions envoyé directement notre monnaie d’or, qui est parfaitement reçue. Les 10 ou 15 centimes au-dessus du pair représentent à peu près les frais de transport.

Sans doute les moyens de communication, devenus plus faciles et plus économiques, ont dû contribuer aussi à ce résultat ; mais ils ne peuvent à eux seuls expliquer l’énorme différence de 50 à 60 centimes dans le prix de la livre sterling entre une époque et l’autre. Les difficultés tenant autrefois à la nature de notre monnaie y sont certainement pour beaucoup. Par conséquent il n’est pas tout à fait exact de dire que le maintien du double étalon n’a eu jusqu’à ce jour aucun inconvénient. Il a eu au moins celui de nous faire payer plus cher le change avec l’Angleterre, et il l’aurait bien plus encore dans l’avenir, si par malheur nous n’avions encore que de la monnaie d’argent à offrir à nos voisins. Nos relations ont triplé depuis cette époque, et lorsque nous avons des remises à leur faire, c’est sur une échelle considérable. On nous vante la facilité que donne à nos rapports avec l’Allemagne et la Hollande le maintien du double étalon. Qu’est-ce que cela à côté des embarras qu’il pourrait nous créer avec les pays les plus commerçans du monde, avec l’Angleterre et les États-Unis ? car aux États-Unis aussi, bien que le double étalon existe encore nominalement, il a cessé d’exister en fait, comme chez nous du reste. On ne frappe plus de dollars en argent, et sur un monnayage total en ce métal de 136,351,512 dollars, 4,366,342 seulement sont en pièces de 1 dollar, tandis que 331,098,417 sont frappées en subdivisions de cette pièce.

Enfin on est allé jusqu’à prétendre qu’avec l’argent l’usure, ce qu’on appelle le frai, est moins considérable qu’avec l’or. Rien n’est moins prouvé que cette assertion ; il résulte au contraire d’expériences chimiques et de calculs qui ont été faits avec le plus grand soin que l’argent s’use quatre ou cinq fois plus vite que l’or. En outre, à valeur égale, l’argent coûte plus cher à extraire et à convertir en monnaie, et prête aussi davantage à la fraude en raison de la densité, qui est moins grande. On a pu remarquer qu’il y a toujours eu plus de pièces fausses en argent qu’en or ; mais nous ne voulons pas insister sur ces points: ils n’ont qu’une importance secondaire à côté des autres considérations qui tendent à donner aujourd’hui à l’or une fixité de valeur que ne possède pas l’argent, et qu’il possédera peut-être de moins en moins. En 1800, la production de l’or était de 82 millions, celle de l’argent de 200 ; en 1848, le premier métal arrivait à 247 millions et le second à 215 1/2, c’est-à-dire que la production de l’or avait triplé, tandis que celle de l’argent ne s’était accrue que de 7 1/2 pour 100. Néanmoins pendant cette première moitié du siècle l’or n’a pas cessé de faire prime sur l’argent, et à cause de cette prime il n’a pu entrer dans la circulation active des pays qui avaient le double étalon. Il était déjà très recherché ; mais ce qui est plus significatif encore, c’est ce qui s’est passé depuis. On estime que pendant les neuf ou dix premières années qui ont suivi l’exploitation des mines de la Californie et de l’Australie il a été extrait pour 8 milliards environ de métaux précieux, dont les trois quarts en or, et cependant dans l’intervalle la prime de l’argent sur l’or ne s’est guère élevée au-delà de 2 pour 100, et encore a-t-il fallu pour cela que la Hollande changeât tout à coup de système monétaire, et que l’argent trouvât un débouché immense dans l’extrême Orient, en Chine et au Japon. La cause qui assure maintenant la fixité relative de l’or est la même qui, après l’exploitation des fameuses mines du Pérou et du Mexique, a empêché l’autre métal de s’avilir en raison du poids qui en avait été fourni. La production de l’argent, pendant trois siècles, avons-nous dit, a été comme poids quarante-sept fois plus forte que celle de l’or, et cependant le rapport de valeur entre les deux métaux, qui était de 11 à 12 contre 1 en 1492, n’est descendu qu’à 15 1/2, où il est encore à peu près aujourd’hui. Il en a été ainsi parce que le métal d’argent était alors presque le seul en usage, celui qui convenait le mieux aux besoins de l’époque. Étant plus employé que son concurrent, il était retenu par cela même sur la pente de la dépréciation.

Les choses n’ont commencé à changer qu’à partir du moment où les Anglais, qui avaient répudié définitivement l’étalon d’argent en 1816, reprirent leurs paiemens en espèces vers 1819 ; ils monnayèrent tout à coup pour près d’un milliard d’or, ce qui procura bientôt à ce métal un débouché considérable ; ce débouché ne fit plus que s’accroître avec le progrès de la richesse publique, et aujourd’hui les rôles sont renversés à ce point entre les deux métaux que, contrairement à la croyance générale, le plus sensible aux variations de valeur, le plus susceptible de se déprécier, c’est le moins abondant, c’est l’argent. Au moindre temps d’arrêt qu’il éprouve dans un de ses débouchés, il baisse de valeur. Depuis quinze ans, nous en avons exporté en Asie environ pour 2 milliards 1/2, la Hollande en a pris pour 1/2 milliard en remplacement de son or; c’est à peu près l’équivalent de la production dans le même espace de temps, au moins de celle qui arrive jusqu’à nous. Eh bien ! malgré cela, il a suffi que depuis deux ans nous ayons vu se fermer dans une certaine mesure nos débouchés vers l’extrême Orient, — ceux de l’Inde parce qu’elle n’a plus été chargée seule d’approvisionner l’Europe de coton et qu’on a eu moins à lui payer, ceux du Japon et de la Chine par suite de discordes civiles, — pour qu’immédiatement l’argent perdît la prime de 1 1/2 ou 2 pour 100 dont il jouissait, et comme il n’a plus trouvé en Europe la compensation de l’emploi qui lui manquait en Orient, il a reflué sur les pays à double étalon ou à étalon d’argent en se dépréciant. L’or maintenant est produit chaque année en quantité considérable, pour une valeur trois fois plus grande que celle de l’argent; mais chaque année aussi il acquiert des débouchés nouveaux. Pour lui, le marché s’agrandit sans cesse, tandis qu’il se resserre pour son concurrent. On agit donc en sens inverse de l’idée qu’on poursuit quand on cherche avec ce dernier métal l’instrument d’échange qui ait la valeur la plus fixe, et qui puisse donner plus de stabilité aux contrats ; c’est l’or qui possède aujourd’hui cet avantage, et il faut s’empresser de le reconnaître pour agir en conséquence.

Dans notre précédent travail, nous avons cité un extrait de l’opinion de M. de Humboldt, qui disait, il y a quarante ans, en parlant des gîtes argentifères de l’Amérique, que les Européens avaient à peine commencé à jouir de cet inépuisable filon de richesses que possède le Nouveau-Monde; d’autres voyageurs ont exprimé la même idée, et un savant géologue, M. Dufresnoy, étudiant aussi l’avenir de la production des métaux précieux, a pensé, lui, que les mines d’or de la Californie deviendraient la source du développement des mines d’argent au Mexique, ce qui signifie qu’avec l’augmentation de richesse que procurera l’or on aura plus de capitaux à consacrer aux mines d’argent, et qu’on les rendra aussi plus productives. Ce qu’il y a de sûr, c’est que malgré les discordes civiles qui troublent les pays où ces mines se trouvent principalement, malgré l’insécurité des moyens de transport et les exactions de toute nature auxquelles l’exploitation est soumise, elles rendent chaque année de plus en plus. Un économiste allemand, M. Soetbeer, a tracé un tableau curieux de la production relative des deux métaux précieux depuis 1800. Celle de l’argent est à son chiffre le plus bas par rapport à l’or en 1853, elle est cotée à 19 pour 100 seulement. A partir de cette époque, elle monte d’année en année, et en 1867 elle atteint 33 pour 100. Si cette progression continue, — et rien ne dit qu’elle ne continuera pas, — pendant que d’autre part les débouchés se fermeront, les pays à double étalon peuvent se trouver livrés aux plus graves embarras, le nôtre surtout, qui est le plus gros consommateur de métaux précieux qui existe en Europe.

Le grand obstacle au développement des mines d’argent a été jusqu’à ces derniers temps, en dehors de la difficulté des transports et des impôts de toute nature qui ont grevé l’exploitation, le haut prix auquel il a fallu payer le mercure qui sert à l’amalgame du métal d’argent. En 1850, on a trouvé en Californie une mine de mercure des plus abondantes. Immédiatement le prix de cet agent indispensable s’est abaissé des deux tiers, et on a vu augmenter sensiblement la production de l’argent. Que faut-il pour que cette augmentation continue? Que le prix du mercure baisse encore, — et cela peut résulter de la découverte de nouvelles mines, — qu’il y ait un peu plus de sécurité dans les transports et moins d’impôts sur l’exploitation. Toutes ces améliorations peuvent se trouver réunies, mais une seule suffit pour qu’il y ait progression, et la progression n’est pas même nécessaire. Avec deux années de ralentissement dans les débouchés de l’extrême Asie l’argent a perdu l’avantage qu’il possédait naguère sur l’or. Supposons que ce ralentissement se prolonge, supposons de plus, ce qui est dans les probabilités, que l’argent soit moins employé par l’Europe, et immédiatement nous le verrons revenir chez nous en grande abondance et avec d’autant plus de rapidité que les débouchés se fermeraient ailleurs : bientôt nous n’aurions plus que de la monnaie d’argent. Est-il quelqu’un aujourd’hui qui, en présence des exigences nouvelles de la civilisation, des habitudes prises, puisse envisager avec calme une pareille éventualité? Il ne faut pas se faire illusion, elle nous menace sérieusement. Le maintien du double étalon n’a pas eu d’inconvénient grave jusqu’à ce jour, parce que la substitution d’un métal à l’autre s’est faite dans le sens du progrès et des besoins de l’avenir. Si elle se faisait en sens contraire, les inconvéniens apparaîtraient à tous les yeux, personne ne voudrait les accepter. Les trésoriers-payeurs-généraux et les chambres de commerce, dans leurs réponses aux questions posées par la circulaire du ministre des finances, ont dit qu’il pouvait y avoir 9 ou 10 pour 100 d’argent dans la circulation métallique de la France. Si on évalue cette circulation à 5 milliards, ce serait 450 millions. Ajoutons-y 350 millions pour la réserve toute particulière que possède en ce métal la Banque de France, nous voilà à 800 millions. Au prix actuel de l’argent par rapport à l’or, on ne perdrait guère à le démonétiser que les frais qu’on a déjà faits pour le monnayer et ceux qu’il faudrait refaire pour le remplacer par de l’or, en supposant que le remplacement ait lieu jusqu’à due concurrence. A raison de 1 fr. 50 par kilogramme d’argent et de 6 fr. 70 par kilogramme d’or sur une somme de 800 millions, cela constituerait une perte d’environ 17 ou 18 millions. Ce chiffre est gros assurément, vu l’état de nos finances; mais il ne peut pas nous arrêter en présence d’une réforme dont l’urgence nous paraît démontrée, et d’ailleurs on trouverait des compensations dans les profits qu’on tirerait de l’adoption d’autres mesures qui seraient le corollaire indispensable de celle-ci, et dont il nous reste à parler.


IV.

Sur les 69 trésoriers-payeurs-généraux qui se sont prononcés en faveur de l’étalon d’or exclusif, 55 ont demandé le billonnage de la pièce de 5 francs d’argent au titre de 835 millièmes, qui est celui de la monnaie divisionnaire; ils voudraient que, comme celle-ci, elle ne fût plus qu’une monnaie d’appoint qu’on ne pourrait imposer dans les paiemens au-delà d’un certain chiffre. Ils se sont fondés sur ce que la pièce de 5 francs en or n’est pas très bien accueillie dans les campagnes, qu’elle paraît trop petite, glisse facilement des mains, et qu’elle ne se distingue pas assez de la pièce supérieure de 10 francs. Cette considération a incontestablement de la valeur; mais on peut y avoir égard sans pour cela billonner la pièce de 5 francs. C’est toujours une chose grave que de fabriquer de la fausse monnaie, car en définitive une monnaie dont on abaisse le titre n’a plus en réalité la valeur qu’on lui assigne. On a beau dire qu’elle n’est destinée qu’à des usages secondaires, qu’elle ne constitue pas la base monétaire d’un pays, que toutes les transactions se font en vue de l’instrument d’échange principal, qui, lui, conserve toute sa pureté : il n’en est pas moins vrai que, pour ne pas apporter de trouble dans les rapports commerciaux, cette monnaie, même accessoire, doit être extrêmement limitée et ne pas dépasser les besoins. Déjà aujourd’hui, malgré les précautions qui ont été prises par la convention de 1865 au sujet de la monnaie divisionnaire, précautions qui ont réglé non-seulement ce qu’on serait obligé d’en recevoir dans les paiemens, mais même ce que chaque pays faisant partie de la convention aurait le droit d’en frapper, on craint de n’être pas à l’abri de toute fraude. Nous n’irons pas jusqu’à supposer, comme on l’a dit, que les états qui ont signé la convention soient les premiers à la violer, que ceux qui sont besoigneux trouvent des ressources faciles à fabriquer cette monnaie au-delà de la mesure, et à l’exporter ensuite dans les pays voisins, qui ne peuvent pas la refuser. Nous croyons cette accusation mal fondée, et nous avons la conviction au contraire que les gouvernemens qui se sont entendus en 1865 exercent un contrôle assez sévère les uns sur les autres, et que, si on apercevait un abus quelque part, on s’empresserait d’en poursuivre le redressement. Une clause de la convention en indique même le moyen, qui est de demander à chaque état le remboursement de la monnaie divisionnaire à son effigie; mais les scrupules et les difficultés qui peuvent arrêter une nation n’agissent pas au même degré sur les individus, sur la spéculation privée : celle-ci ne consulte que son intérêt. Or il y a, paraît-il, à fabriquer une pièce de 1 franc en argent au titre de 835 millièmes de fin au lieu de 900 un profit d’environ 7 ou 8 centimes; il est de 14 à 15 centimes sur la pièce de 2 francs. C’est déjà une tentation puissante, et nous ne voudrions pas répondre qu’elle ne soit pas pour quelque chose dans la quantité de pièces étrangères, italiennes surtout, dont nous sommes inondés. Que serait-ce si avec la pièce de 5 francs billonnée le bénéfice s’élevait à 35 et 40 centimes! On ne pourrait pas empêcher la spéculation, et il serait fort à craindre que malgré la surveillance la plus attentive de la part des gouvernemens elle n’arrivât à augmenter singulièrement le nombre de ces pièces.

L’observation a été présentée par un homme très compétent sur la matière, par un affineur de métaux précieux, M. Dubois-Caplain[6]; il signale ce danger comme un de ceux qui doivent faire hésiter le gouvernement à propos de la fabrication de pièces d’argent billonnées. Il faut remarquer en effet qu’il serait assez difficile de distinguer celles qui seraient fabriquées irrégulièrement de celles qui l’auraient été légalement. Il ne s’agirait pas là de pièces fausses en plomb ou en autre métal, ou même ayant plus d’alliage qu’elles ne doivent en avoir; elles seraient toutes du même poids et au même titre : il faudrait en reconnaître l’origine. Nous ne prétendons pas que ce soit absolument impossible, puisque nous n’avons pas d’autre garantie contre la falsification de la monnaie fiduciaire; mais la difficulté est plus grande en ce qui concerne cette monnaie. Il faut d’abord imiter le papier, et la Banque de France en a un tout spécial qui est fabriqué exclusivement pour elle; il faut ensuite contrefaire les diverses signatures qui sont sur le billet, ce qui est toujours la partie la plus délicate de toute contrefaçon, tandis que pour la monnaie métallique, du moment qu’on fournit le même poids et le même titre, on n’a que le coin à fabriquer, et il est à croire que ce n’est pas une chose très difficile, puisque tous les jours nous voyons imiter les coins des divers peuples, même ceux qui ne sont plus en usage. Ainsi l’Angleterre, depuis nombre d’années, frappe en Chine et ailleurs des piastres mexicaines, dites piastres à colonne, qui sont particulièrement recherchées dans l’Orient. Qui empêcherait ceux qui y auraient intérêt de frapper de même nos pièces billonnées de 5 francs? Dans tous les cas, c’est un grand risque à courir, et on peut l’éviter en supprimant purement et simplement la pièce de 5 francs, tant en argent qu’en or, et en n’ayant plus de monnaie principale au-dessous de 10 francs. La pièce de 10 francs en or est assez grande pour ne pas glisser des doigts, elle se distingue facilement de la pièce supérieure de 20 francs, et, si elle est assistée d’une plus grande quantité de monnaie divisionnaire, elle nous paraît devoir répondre à tous les besoins. L’Angleterre n’a que le souverain et le demi-souverain de 12 fr. 50 en dehors de la monnaie divisionnaire d’argent, et nous venons de lire un rapport au gouvernement suédois par son délégué à la conférence de 1867, M. Wallenberg, qui propose de décréter le ducat d’or de 10 francs comme monnaie principale du pays. Il n’y a donc aucune difficulté sérieuse à adopter ce système, et, si on doit arriver un jour à l’unité monétaire, on y arrivera aussi bien avec la pièce de 10 francs qu’avec celle de 5 francs. Onze receveurs-généraux se sont prononcés, sinon dans ce sens, au moins pour la suppression complète de la pièce de 5 francs d’argent. L’état trouverait à cette solution le même profit qu’à billonner la pièce de 5 francs. Avec l’existence de cette pièce, on a limité par la convention de 1865 à 240 millions la monnaie divisionnaire au titre de 835 millièmes que la France serait autorisée à frapper; cette proportion devrait être changée, s’il n’y avait plus de monnaie principale au-dessous de 10 francs. Il faudrait probablement plus que la doubler. Supposons l’augmentation de 300 millions et le profit par franc de 7 centimes; cela donne une somme de 21 millions, plus que l’équivalent des frais de la démonétisation.

Quelques trésoriers-payeurs-généraux et quelques chambres de commerce ont exprimé aussi le vœu qu’on maintînt la pièce de 5 francs d’argent au titre de 9/10 en en faisant une monnaie de commerce sans cours obligatoire. Cette idée de fabriquer une monnaie spéciale pour les besoins du commerce n’est pas neuve; elle a traversé l’esprit de presque tous les gouvernemens qui ont eu à faire quelque changement dans leur système monétaire, mais elle n’a jamais réussi. En 1850, quand la Hollande démonétisait son or, elle établissait une monnaie libre d’un poids déterminé qui varierait de prix selon le cours du jour. Cette monnaie n’a pu prendre place dans la circulation et n’a répondu à aucun besoin. En 1857, les états du Zollverein allemand se réunirent pour avoir une monnaie commune en argent, ils décidèrent aussi qu’on frapperait des couronnes et des demi-couronnes en or qui n’auraient pas cours légal. — Il en a été frappé fort peu. — Enfin, chez nous, la loi du 28 thermidor an III, adoptant l’étalon d’argent et le franc pour unité monétaire, avait laissé à chacun la liberté de faire fabriquer des pièces d’or d’un poids et d’un titre garantis pas l’état. — Cette disposition ne fut pas même appliquée; cela se comprend. Le commerce pas plus que le public n’aime les monnaies dont la valeur peut changer d’un jour à l’autre. Ce qu’il cherche dans l’instrument d’échange, et ce qu’il lui importe de trouver avant tout, c’est, sinon une fixité absolue de valeur, ce qui serait impossible, au moins une fixité relative qui représente le lendemain ce qu’elle représentait la veille. — Il n’y a donc pas lieu de s’arrêter à l’idée d’une monnaie purement commerciale, pas plus du reste qu’à tout autre système intermédiaire. Il faut, si l’on veut éviter la contrefaçon et ne pas se bercer de chimères, trancher dans le vif et supprimer purement et simplement la monnaie d’argent, sauf pour les pièces de 2 francs et au-dessous. Seulement il faut se hâter, les momens sont précieux, et chaque jour de retard peut nous coûter fort cher. Déjà nous voyons par les correspondances qui arrivent de l’étranger que le système de la monnaie d’argent est fort ébranlé. On commence à comprendre qu’il n’est plus celui de notre époque. Un des premiers actes de la junte révolutionnaire de Madrid a été de proposer de supprimer le double étalon, qui subsiste encore en Espagne et d’adopter exclusivement l’étalon d’or. D’autre part, l’association des chambres de commerce réunie dernièrement à Berlin vient également de se prononcer à une grande majorité contre la monnaie d’argent et pour la monnaie d’or. On se rendra compte de l’importance de ce dernier vœu quand on saura que la plus grande partie de l’Allemagne était représentée à cette assemblée. Il aurait été décidé de plus que la réforme devait être opérée à jour fixe, ce qui aurait pour effet de rejeter sur le marché général 600 millions de thalers, ou plus de 2 milliards de francs.

Il est probable que dans un temps assez prochain, plus prochain peut-être qu’on ne suppose, la monnaie d’argent sera répudiée de partout en Europe. Attendrons-nous ce moment pour la répudier nous-mêmes et supporter alors à nous seuls le poids de la dépréciation, qui pourrait être très rapide? Il n’en coûterait aujourd’hui presque rien, au moyen de la compensation que nous avons indiquée, pour démonétiser ce qui nous reste de pièces de 5 francs; qui sait ce qu’il en coûterait plus tard? Et cependant il faudrait encore arriver à cette démonétisation, car il n’y a pas un gouvernement qui puisse laisser se rétablir la circulation en argent sur le pied d’autrefois ; autant vaudrait qu’il supprimât les chemins de fer pour nous obliger à retourner aux diligences. On dira que nous précipiterons nous-mêmes la baisse de l’argent en démonétisant les 800 millions qui nous restent. — Cela est possible; mais qu’y faire, si la dépréciation est dans la force des choses? Plus nous différerons, et plus elle sera forte. Le mieux est donc de se résigner de bonne grâce, et de faire tout de suite ce que la nécessité pourra bien nous imposer un jour plus douloureusement. Si on objecte l’intérêt des industries qui emploient aujourd’hui l’argent et qui vont se trouver atteintes par la diminution de valeur de ce métal, la perte qu’on subira sur tous les objets d’orfèvrerie qui existent, nous répondrons que c’est la loi du commerce d’être exposé à des variations de prix dans toutes les choses qui le touchent. Parce que l’état s’est servi de l’argent pour en faire de la monnaie, il n’a pas garanti à tout jamais la valeur de ce métal dans les emplois industriels. Quand les chemins de fer ont été créés, les diligences et les anciens modes de transport ont éprouvé aussi un grave préjudice. S’est-on inquiété de leur sort? s’est-on inquiété davantage de ce qu’allait devenir le tissage à la main quand on a inventé le tissage à la mécanique? Et ainsi de toutes les découvertes. Le progrès est un char qui s’avance en écrasant quelques victimes, mais il s’avance pour le bien général de l’humanité, — tant pis pour ceux qui se rencontrent sous les roues. Seulement, quand on a le choix du moment, il faut prendre celui où les victimes seront le moins nombreuses, et c’est ce qui se présente aujourd’hui pour la suppression du double étalon. Le moment est encore favorable, il le sera moins plus tard. — A ceux qui soutiennent le statu quo parce qu’il n’a pas eu d’inconvénient pratique, nous demanderons à notre tour s’ils en verraient à le changer ; on n’en indique pas de bien réels, tandis qu’il pourrait y en avoir de très-sérieux à le garder. Par conséquent la question est jugée. En supprimant le double étalon, nous aurons au moins l’avantage de rentrer dans la vérité du système monétaire, qui veut qu’il n’y ait pas deux mesures à base inégalement variable pour indiquer la valeur des choses.


VICTOR BONNET.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1868.
  2. Voyez la Revue du 15 août 1852.
  3. Voyez dans la Revue du 1er avril 1867 un travail de M. E. de Laveleye sur la Monnaie internationale.
  4. Voyez un mémoire intitulé l’Or et l’Argent, lu le 5 octobre 1868 par M. Wolowski à la séance annuelle des cinq académies.
  5. Voir le livre intitulé du Change et de la liberté d’émission, par M. Clément Juglar, 1868.
  6. Voyez une Lettre à M. Dumas, président de la commission des monnaies, 1868.