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La Question de Macédoine
Revue des Deux Mondes5e période, tome 39 (p. 351-387).
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LA
QUESTION DE LA MACÉDOINE

I
LES NATIONALITÉS

Au cours de l’année de l’hégire 1322, terminée le 28 février dernier, dans cent et une rencontres avec des bandes armées, les soldats et les gendarmes turcs ont tué 462 hommes, dont 242 Bulgares, 181 Grecs et 39 Serbes : ils en ont blessé 21 et pris 84 ; eux-mêmes ont perdu 75 tués et 100 blessés : tel est le bilan officiel, établi et publié par les soins de l’Inspecteur général Hilmi Pacha, pour les trois vilayets de Salonique, de Monastir et de Kossovo qui constituent la Macédoine. Ces chiffres, même si on les accepte sans contrôle, ont leur éloquence ; et si l’on songe que ni les massacres, ni les attentats isolés, ni les pillages, ni les viols, ni les incendies n’entrent ici en ligne de compte, si l’on se représente, d’autre part, les dimensions restreintes et la population clairsemée des trois vilayets, il faut bien reconnaître que le calme et la sécurité sont loin de régner en Macédoine et que l’ère sanglante n’est pas close. Si nos journaux n’en parlent plus guère, c’est que le public veut de la nouveauté : des massacres chroniques ne sont plus d’actualité.

Il est impossible de parcourir la Macédoine sans en rapporter une impression de malaise, de misère, d’insécurité. Les Occidentaux qui habitent le pays sont vite blasés sur le fréquent retour de crimes dont ils sont rarement les témoins directs et dans lesquels les responsabilités sont toujours contestées. Il en va tout autrement du voyageur que les voitures confortables de l’Orient-express transportent sans transition de France en Macédoine : ses sensations, avivées par le contraste, n’ont pas eu le temps de s’émousser, et ses premières émotions, pour être les moins raisonnées, n’en sont pas forcément pour cela les moins raisonnables. A peine a-t-il pénétré en territoire turc qu’il aperçoit, se profilant sur la monotonie du paysage, la silhouette, correctement immobile, le fusil sur l’épaule, d’une sentinelle turque ; tous les deux kilomètres, un petit karakol abrite un poste de soldats qui, avant le passage des trains, — ils sont heureusement rares, — inspectent le bon état de la voie ; tous les tunnels, tous les viaducs, tous les ponts, sont gardés militairement ; si un rocher ou un coteau surplombe la ligne, il apparaît surmonté d’une sorte de chapiteau en paille dressé sur quatre perches, sous lequel s’abrite, droit sur ses jambes, comme une cigogne qui aurait retourné son nid, un soldat ottoman ; les stations, les trains eux-mêmes ont une garde militaire et l’agent des postes ne donne ou ne reçoit ses paquets que sous l’œil placide d’un fantassin. L’honnête Pandore qui, dans nos gares françaises, préside majestueusement au mouvement des trains, est rassurant et débonnaire ; mais, là-bas, tout ce déploiement de force, tout ce luxe de précautions inspire plutôt l’inquiétude que la sécurité : il révèle une situation anormale et troublée. Dans les champs, des hommes armés veillent sur les travailleurs occupés à la moisson ou à la vendange. Dans les villes, à Monastir surtout les indigènes ne se risquent guère à sortir la nuit tombée ; la défiance est partout, les attentais sont fréquens ; un voile de tristesse peso sur le pays. La Macédoine, autrefois si fertile, est aujourd’hui désolée, inculte. La terre noire des plaines pourrait se couvrir de magnifiques moissons ; elle ne donne que de maigres récoltes à peine suffisantes pour nourrir les habitans ; une végétation parasite de buissons et de mauvaises herbes envahit les champs ; les collines, déboisées, dénudées par la dent des troupeaux, érodées par les pluies, laissent ruisseler leurs eaux qui dégringolent le long des pentes rapides, ravinent profondément le sol et emportent la terre arable ; la fertile Macédoine, entraînée par les torrens, descend dans le golfe de Salonique qui, avant un siècle, ne sera plus qu’un bassin fermé. Les villages se blottissent dans le creux des vallées ou se nichent sur les sommets escarpés ; pas une ferme, pas une maison isolée : les chaumières se serrent les unes contre les autres, peureusement.

Depuis cinq ans, la Macédoine vit sous cette terreur ; le sang y coule, la misère y règne sans que les passions s’apaisent, sans que les haines s’émoussent. Sans doute les troubles ont été mis à profit, aggravés, compliqués, prolongés par l’entrée en jeu d’ambitions extérieures ; mais les souffrances des populations en sont-elles pour cela moins réelles, la situation moins dramatique ? La question macédonienne existe en elle-même, intrinsèquement. Elle n’est ni « un bluff, » ni « une plaisanterie ; » elle est la suite naturelle de ce grand mouvement d’émancipation et de résurrection qui, depuis un siècle, a successivement soustrait à l’autorité des conquérans turcs les populations chrétiennes jadis soumises par la force des armes. Elle ne se présente pas autrement, à son tour, que ne se posèrent l’un après l’autre les problèmes de l’indépendance de la Serbie, de la Grèce, de la Bulgarie, de la Roumélie orientale, de la Crète ; elle est seulement plus compliquée parce que la bigarrure des races, la multiplicité des ambitions engagées, la diversité des intérêts en litige en rendent la solution moins aisée à concevoir et surtout à réaliser. La crise macédonienne est la forme nouvelle de la question d’Orient ; elle est la localisation actuelle de cette maladie chronique dont souffre, depuis si longtemps, la vieille Europe.

Ce qu’a été, dans son évolution historique, cette question d’Orient, la place considérable qu’elle tient dans les combinaisons de la politique européenne, nous avons eu déjà l’occasion de l’expliquer ici[1] ; nous voudrions maintenant, en étudiant la crise macédonienne en elle-même et dans ses répercussions politiques, faire ce que nous appellerions volontiers une application sur le terrain des idées directrices que nous essayions alors de dégager de la multiplicité des faits. Nous ne nous dissimulons ni les difficultés ni les périls d’une telle entreprise ; dans un pareil pays, même après une enquête personnelle, il est souvent malaisé de discerner la vérité et parfois plus difficile encore de la dire. Le lecteur voudra bien se souvenir, si d’aventure cet exposé lui paraissait obscur et compliqué, que la réalité est elle-même singulièrement complexe et, qu’à vouloir trop simplifier les faits, on risquerait de les dénaturer ; et s’il gardait cette impression que la question est embrouillée et les solutions difficiles, c’est alors que nous aurions, nous, un peu l’espoir de la lui avoir fait comprendre.


I

L’affranchissement des États chrétiens des Balkans s’est opéré jusqu’à présent suivant une procédure très simple. Peu à peu, au cours du XIXe siècle, à mesure qu’ils reprenaient conscience d’eux-mêmes, les différens groupes nationaux se sont organisés, puis, l’heure venue, ils se sont soulevés contre l’autorité ottomane, ils ont souffert, ils ont combattu avec des chances diverses, puis, quelle qu’ait été d’ailleurs l’issue locale de la lutte, ils ont obtenu, par l’intervention de l’Europe, une indépendance plus ou moins mitigée qu’ils n’ont guère tardé à transformer en une autonomie complète. Les traités leur ont ainsi assuré des avantages que le petit nombre de leurs soldats ne leur eût pas permis d’obtenir par la seule force des armes.

Le Monténégro, et plus tard la Serbie, il faut le dire à leur honneur, surent garder ou reconquérir leur indépendance par leur propre énergie ; les conventions internationales ne firent, ensuite, que transformer en un état de droit ce qui était déjà un état de fait créé par leur courage. La Grèce, puis la Bulgarie, la Bosnie-Herzégovine, la Roumélie orientale, la Crète sortirent, on sait à la suite de quelles péripéties, de l’empire turc ; pour chacune d’elles l’évolution passa par les mêmes phases : révolte d’abord, lutte plus ou moins prolongée, intervention européenne et, sous une forme plus ou moins déguisée, indépendance. Les chrétiens de Macédoine, après tant de précédens, n’étaient-ils pas fondés à croire que la même méthode les conduirait, à leur tour, au même résultat ? L’Europe semblait elle-même les y inviter. La Conférence de Constantinople et le traité de San Stefano traçaient, l’une comme l’autre, les frontières d’une Turquie d’où la plus grande partie de la Macédoine était distraite, et si, au Congrès de Berlin, l’Europe, inspirée par Beaconsfield et Bismarck, se refusait à ratifier cette dislocation de la Turquie d’Europe, du moins stipulait-elle formellement, par l’article 23 du traité, que des réformes devaient être réalisées dans les provinces européennes de l’Empire ottoman. Promettre des réformes par traité, c’est s’engager à en assurer l’exécution. Les populations macédoniennes, qui s’étaient, réjouies de leur affranchissement pendant les quelques mois qui séparent l’acte de Berlin de celui de San Stefano, se crurent le droit d’interpréter ainsi la politique de l’Europe ; et quand, en 1885, par un coup d’Etat facilement exécuté, sans verser le sang, les Bulgares de Roumélie purent déchirer, en ce qui les concernait, le traité de Berlin et s’unir à la Principauté, les chrétiens de Macédoine furent, en vérité, fondés à espérer qu’ils n’auraient pas plus de peine à faire triompher leurs propres revendications. Ils résolurent de s’y préparer. Ainsi, à l’origine de tous les troubles qui ont ensanglanté la Macédoine, on doit, nettement et tout d’abord, établir la responsabilité de l’Europe.

Mais, entre le cas des habitans chrétiens de la Macédoine et celui des populations antérieurement séparées de l’Empire ottoman, il faut, dès maintenant, marquer une différence considérable. Les Grecs, les Serbes, les Bulgares, lorsqu’il fut question de leur affranchissement, constituaient des groupes compacts, cohérens, consciens de leur commune origine et de leur solidarité nationale. Lorsque le territoire qui constitue actuellement la Grèce, la Serbie ou la Bulgarie leur fut attribué, nul ne songeait à leur en disputer la propriété ; les Turcs n’y régnaient que par droit de conquête, ils ne s’y étaient pas implantés, et, à peu d’exceptions près, tous les chrétiens de chacun des trois groupes se reconnaissaient frères d’une même race et d’un même sang. La Grèce, la Serbie, la Bulgarie, n’englobèrent pas tous les territoires peuplés de Grecs, de Serbes ou de Bulgares ; mais, du moins, tous les territoires qu’ils englobèrent étaient réellement, sauf exceptions insignifiantes, peuplés de Grecs, de Serbes et de Bulgares. En Roumélie orientale, l’opération parut déjà plus compliquée. La protestation et les droits des minorités grecque et turque servirent de prétexte au Congrès de Berlin pour refuser la réunion de cette province à la principauté bulgare. Personne cependant ne contestait sérieusement que la grande majorité de la population ne fût bulgare, et les événemens de 4885 prouvèrent qu’il en était bien réellement ainsi.

Il en va tout autrement pour la Macédoine. Elle n’est pas habituée par une seule race ; quand on dit « les Macédoniens, » l’expression n’a pas la même valeur que si l’on dit « les Bulgares » ou « les Grecs ; » elle ne désigne pas une même famille ethnique, bien définie ; elle s’applique à des hommes qui habitent une contrée qui s’appelle la Macédoine et qui ne parlent pas tous le même langage, pas plus qu’ils n’appartiennent à la même race ou à la même confession. On n’est pas d’accord sur ce qu’est la Macédoine, ni sur ses limites, pas plus que sur ce que sont ses habitans. Qui dit Macédoine dit mélange. On a trop souvent répété, pour que nous y insistions, comment, sur cette vieille terre d’histoire qui vit naître Alexandre, toutes les invasions, toutes les dominations ont laissé des traces ; depuis les Pélasges jusqu’aux Turcs en passant par les Hellènes, les Romains, les Slaves, les Bulgares, toutes les races qui ont séjourné dans ces riches plaines, y ont installé des colonies et laissé des rameaux. Les hautes montagnes qui s’étalent en massifs irréguliers ou qui s’allongent en chaînes capricieusement orientées sur le sol de la Macédoine, y délimitent des bassins aux contours très accusés, nettement séparés les uns des autres, mal reliés entre eux par des sentiers de chèvre ou par des défilés où la route doit disputer sa place au torrent ; une telle disposition géographique favorisait la vie particulariste, la survivance des mœurs et des idiomes de chacun des peuples qui s’y sont établis. Les plaines ont subi le joug des conquérans qui se sont succédé en Macédoine ; mais les épais massifs de montagnes sont restés l’asile de populations à demi indépendantes, jalouses de garder leurs traditions, leurs croyances et leur langue ; ce sont elles qui sortent aujourd’hui de leur retraite pour se reconstituer en nationalités et faire revivre leurs droits. Ainsi chaque revendication nationale pour justifier ses prétentions peut trouver en Macédoine des argumens ethnographiques et invoquer des souvenirs historiques.

Sans parler des Turcs, ni des Albanais, quatre races chrétiennes : les Bulgares, les Serbes, les Grecs, les Vainques, vivent sur le sol de la Macédoine et font valoir leurs titres à la possession souveraine du pays ; quatre États balkaniques ou danubiens, la Bulgarie, la Serbie, la Grèce, la Roumanie soutiennent les revendications des populations qu’ils considèrent comme des rameaux détachés de leur propre tronc ; les grandes puissances, à leur tour, selon leurs affinités et leurs intérêts, prennent fait et cause pour les plus petites. Ainsi s’introduisent les querelles et les rivalités européennes, pour le compliquer davantage, dans l’imbroglio macédonien.

Depuis San Stefano et surtout depuis la révolution rouméliote, l’espérance de voir bientôt se constituer une Macédoine affranchie a surexcité les énergies de ces peuples ou fragmens de peuples. Ils ont ressuscité leurs titres oubliés, recherché leurs origines, rétabli leur généalogie, revivifié leur langage. Ils plaident aujourd’hui devant l’Europe la cause de leurs droits historiques à la suprématie de la Macédoine. Leurs plaidoyers méritent d’être entendus ; ils ont été préparés et arrangés pour les besoins de la cause, mais ils n’en représentent pas moins le point de vue de chacun des intéressés ; si tendancieux qu’ils puissent être, ils reflètent l’opinion que chaque groupe de population se fait de son passé, de ses droits, de son avenir. Quand il s’agit d’histoire et de politique, de telles prétentions, quelque illusoires qu’en puissent être les fondemens, sont des faits dont il est nécessaire de tenir compte. Nous ferons donc entendre d’abord, en nous appliquant à les présenter dans toute leur force, les argumens des parties, quitte à en faire ensuite la critique.


II

La race hellénique s’est fait un patrimoine de son histoire : le Grec est passé maître dans l’art d’évoquer les grands souvenirs dont il connaît toute la puissance de séduction ; il sait, avec une science raffinée du discours et de la mise en scène, les appeler à la rescousse des intérêts les plus modernes de sa politique nationale. Il n’ignore pas que, par le nombre, l’élément purement hellène ne peut prétendre à la majorité, si du moins l’on considère les trois vilayets comme constituant la Macédoine. Mais, disent les Grecs, qu’importe le nombre ; c’est la civilisation et l’histoire qui font la nationalité ; on juge d’une race par son élite et d’une élite par sa culture. Or, depuis Philippe et Alexandre le Grand, la Macédoine n’a-t-elle pas toujours brillé comme un foyer de civilisation hellénique ? Ne sont-ce pas les armes macédoniennes qui ont répandu l’hellénisme dans tout l’Orient ? Byzance, à son tour, a fait rayonner sur le monde la culture grecque. Par l’ascendant de son génie elle a, peu à peu, assimilé les nations barbares qui, pendant des siècles, vinrent les unes après les autres battre ses murs en brèche et s’établir sous sa grande ombre. C’est elle qui a initié à la vie civilisée tous ces peuples slaves, serbes ou bulgares, lesquels, après l’avoir combattue, se sont estimés fiers de la servir. Ainsi apparaît l’hellénisme à travers les siècles, toujours aux prises, depuis les temps de Xerxès, contre une barbarie toujours renaissante ; jamais, au cours de ces luttes sans cesse renouvelées, le peuple grec ne l’a emporté par le nombre, mais c’est lui qui a tenu le flambeau ; l’hellénisme n’est pas une force brutale, il est une « idée. »

Mahomet II, maître de Constantinople et de la péninsule, ne distingue pas entre les chrétiens vaincus ; il institue le patriarche œcuménique de Constantinople chef de tous les « romains ; » entre le Sultan et ses « raïas, » le seul intermédiaire reconnu, c’est le chef de la religion grecque. Au-dessous du patriarche sont les métropolites, puis les communautés chrétiennes dont les biens sont administrés par des éphories ; il se forme ainsi, dans chaque village chrétien, une oligarchie gouvernante et possédante qui, sous l’autorité lointaine du Sultan, administre la communauté, propage les écoles et la liturgie grecques. Ainsi, durant des siècles, la seule organisation chrétienne qui subsiste sous la domination turque est une organisation grecque, la seule autorité reconnue est une autorité grecque, et c’est grâce à elles que l’idée chrétienne et hellénique survit et se retrouve un jour, intacte, sous la couche superficielle de l’Islam conquérant. Mais toute autorité a ses détracteurs, toute oligarchie ses envieux. Dans les villages, les paysans bulgares, nombreux dans certaines parties de la Macédoine, suscitent contre les éphories helléniques une opposition démocratique qui peu à peu se transforme en une opposition nationale : ils disputent à l’Eglise grecque la possession des lieux de culte. Les Grecs soutiennent que toute l’organisation religieuse étant grecque, les églises doivent appartenir aux Grecs, tandis que les Bulgares, partout où ils deviennent maîtres de la commune, prétendent devenir aussi maîtres de l’église et aspirent à constituer une organisation religieuse autonome. L’autorité turque, surtout après les guerres de l’indépendance grecque, se montre volontiers favorable à ces prétentions qui lui paraissent inoffensives et qui, en semant la désunion parmi les chrétiens, affaiblissent l’hellénisme et énervent la force de résistance des « raïas. » C’est pour la même raison que les Turcs, aujourd’hui, sont enclins à favoriser les prétentions des Valaques ; en 1870, opposant église à église, ils accordent au schisme bulgare une organisation autocéphale et reconnaissent la juridiction de l’exarque et sa qualité de chef de la communauté bulgare. Mais, ces progrès mêmes de la nationalité bulgare sont encore, indirectement au moins, un bienfait des Grecs. Ce sont les insurrections grecques qui ont décidé la Porte à accorder des concessions aux Slaves : la reconnaissance de l’exarchat a suivi l’insurrection crétoise de 1869, et les plus grands progrès du bulgarisme ont suivi la guerre de 1897. Les Turcs ont la crainte de l’hellénisme et la haine du patriarcat ; ils savent que « l’idée » hellénique est la seule force capable de coordonner les efforts des chrétiens et de chasser enfin d’Europe le successeur de Mahomet II. Encore aujourd’hui, malgré les intrigues de Sofia et l’ascendant de Saint-Pétersbourg, beaucoup de paysans, qui parlent cependant entre eux un dialecte slave, restent Grecs de cœur et de civilisation. Ce sont des Grecs « slavophones ; » leur idiome n’est qu’un patois sans littérature ; la langue de la civilisation reste, pour eux, le grec, et il a fallu toutes les violences de la propagande bulgare pour arracher à la grande patrie idéale, l’hellénisme, une partie des paysans macédoniens et pour les amener, moitié de gré, moitié de force, sinon à se croire, du moins à se déclarer Bulgares.

Dans ces dernières années l’ambition de quelques hommes, soutenue par l’argent des Roumains et par la connivence de tous les ennemis de l’hellénisme, a découvert et « lancé » une nationalité nouvelle : les Valaques. Les Roumains du royaume se sont avisés que les Valaques du Pinde parlaient une langue analogue à la leur ou qui en est tout au moins très proche parente, et, par intérêt politique, dans le dessein de se créer des droits et de s’assurer voix au chapitre on cas de partage de la Macédoine, ils ont pris en main la cause de ces frères nouvellement trouvés, obtenu la reconnaissance de leur nationalité par la Porte et réclamé pour eux le droit d’avoir des prêtres et une liturgie valaques ; une progagande acharnée dans les villages valaques a décidé quelques individus à se déclarer roumanisans. Or, sur quoi repose toute cette intrigue ? Sur un calembour. Il n’y a jamais eu de nation ou de peuple valaque. Le mot « valaque, » c’est tout simplement, entendu et défiguré par les « Barbares, » le mot latin villicus : le valaque, c’est le vilain. Jusqu’à l’époque de Justinien, toute la Macédoine parlait latin et non pas grec : les barbares désignèrent par le mot villici, valaques, ceux qui appartenaient à la société organisée, les paysans latins. De même, en Moldavie et en Valachie, les Valaques, c’étaient aussi les latinisés ; la Thessalie s’est appelée longtemps Grande Valachie. Tandis qu’à Byzance et sur les côtes l’influence hellénique faisait triompher la langue grecque, le latin se maintenait dans l’intérieur. Les montagnards, bergers, pasteurs, artisans, commerçans ont gardé un idiome dérivé directement du latin, qui, tout naturellement, ressemble de très près au roumain de l’ancienne Dacie. Les Valaques ne sont donc pas un peuple à part, un lambeau du peuple roumain égaré dans le Pinde, ce sont tout simplement des Macédoniens latinisés : il y a les Koutzo-Valaques[2] ou Macédoniens parlant latin comme il y a les Albano-Valaques ou Albanais parlant latin, comme il y a les Roumains qui sont des Daces parlant latin. L’idiome roumain et l’idiome valaque sont très voisins, mais il y a cependant entre eux de notables différences. Le Roumain, qui avait été pénétré par des infiltrations slaves, a été, pour ainsi dire, relatinisé récemment par les écrivains ; l’idiome valaque de Macédoine a, au contraire, subi des influences grecques. Les Valaques de Macédoine, loin d’être venus du Nord, sont au contraire venus du Sud et ils se sont avancés, en suivant la chaîne du Pinde, jusqu’à la hauteur de Monastir ; mais beaucoup sont restés en Grèce même où ils comptent parmi les meilleurs citoyens du royaume hellénique. Viendra-t-on, ceux-là aussi, les revendiquer un jour pour la nationalité roumaine ? Tous les Valaques, sans exception, outre leur langue, en parlent une autre, généralement le grec, ou, en Epire, l’albanais ; tous avaient été, jusqu’à ces dernières années, les plus dévoués propagateurs de « l’idée » hellénique ; aucun ne songeait à se réclamer, sous prétexte d’affinité de langue, de la lointaine Roumanie ; c’est seulement quand Apostol Margarit eut organisé sa propagande et semé à pleines mains l’or du gouvernement roumain que quelques Valaques, par intérêt, se déclarèrent roumanisans. Aujourd’hui, après le succès de la diplomatie roumaine, appuyée par l’Allemagne, à Constantinople, le nombre des roumanisans s’augmente de tous ces individus qui trafiquent de leur nationalité au mieux de leurs intérêts ; ils vont aux Roumains parce qu’ils les croient forts et riches.

A Monastir, les Roumains ont acheté un vaste cimetière et l’ont entouré de murs, mais ils manquent de morts, et Apostol Margarit est, jusqu’à présent, à peu près seul à y dormir ; aussi dès que meurt un Valaque, roumanisans et grécisans se disputent-ils passionnément le cadavre ; il y a eu à propos d’enterremens, entre prêtres des deux rites, des batailles scandaleuses. Dans toute la région de Monastir, les écoles roumaines se multiplient ; le successeur d’Apostol Margarit, jadis condamné par la justice turque et revenu dans le pays avec un passeport roumain, est aujourd’hui reconnu par les autorités ottomanes comme inspecteur des écoles roumaines. On peut voir, à Monastir, un négociant qui est né Albanais ; il a été successivement Bulgare, puis Grec ; maintenant il est Roumain : comme Sosie, il est du côté de celui qui paye. Que d’autres font comme lui ! N’est-ce pas là, disent les Grecs, une triste comédie, et n’y sent-on pas tout ce qu’il y a d’artificiel, tout ce qu’il entre de « bluff » dans ces prétentions roumaines ! Leur premier résultat a été de surexciter encore davantage les passions et les haines. Les roumanisans ne se contentent pas de propagande pacifique, ils se joignent aux bandes bulgares pour molester les Grecs, ou bien ils s’entendent avec les Turcs, à qui leur propagande n’inspire point d’inquiétude. C’est une bande turco-roumaine, celle d’Apostolati, qui a tué l’archevêque de Kastoria ; ce sont les Valaques roumanisans qui servent de guides aux troupes turques contre les bandes grecques ; on a même vu des Valaques s’habiller en soldats turcs pour aller tuer et voler les Grecs. Mais, quoi qu’ils fassent, ils ne sauraient réussira tromper longtemps l’opinion européenne et leur haine de l’hellénisme ne saurait les multiplier au point d’en faire un peuple ; d’après les Turcs, qui les favorisent et qui ont fait inscrire beaucoup de Valaques comme roumanisans, ils seraient vingt-deux mille ; en réalité, ils sont à peine neuf mille, les autres sont inscrits de force. Neuf mille, c’est même trop dire ; peut-être n’en trouverait-on pas quatre mille ! et c’est pour cette médiocre récolte, pour grouper quelques hommes qu’elle ne peut espérer s’annexer jamais, que la Roumanie mènerait toute cette campagne, dépenserait tant d’argent, se brouillerait avec la Grèce ? Non, il doit y avoir d’autres raisons : chacun sait les attaches de la Roumanie avec la Triple Alliance : le roumanisme, en Macédoine, fait le jeu de la politique de Vienne et de Berlin ; il travaille pour le germanisme.

C’est ainsi que parlent les Grecs. Menacés par la propagande bulgare et par le mouvement roumanisant, molestés par les Turcs, ils ont cru nécessaire de montrer qu’ils existaient et que, dans toute l’ancienne Macédoine, ils restent l’élément principal. Ils ont organisé des bandes et ils ne le cachent pas ; mais ils n’ont eu recours à ce moyen désespéré que les derniers et pour ne pas laisser sans réponse les violences des Bulgares, les attentats des Turcs et ta désertion des Vainques. Des Grecs du royaume servent dans les bandes, des Crétois même sont venus s’y enrôler ; mais c’est en Macédoine même qu’elles se sont surtout recrutées ; elles ont pénétré, au Nord, jusqu’au-delà de Monastir, intimidé les roumanisans et ramené au patriarcat beaucoup de villages que les violences des Bulgares avaient fait passer à l’exarchat. On a dit que les Grecs avaient attendu, pour commencer leurs incursions, que les bandes bulgares aient quitté la partie ; rien de plus inexact. Si les bandes bulgares ont fait moins parler d’elles en ces derniers mois, elles n’en subsistent pas moins ; et il serait facile d’en donner la liste détaillée. Les Grecs ont eu avec elles des rencontres : comment oublier l’exploit mémorable du chef grec Acritar. Près de Vodena, il se heurte inopinément à trois bandes bulgares ; les trois voïvodes et les trois lieutenans se trouvaient réunis dans une hutte ; le chef grec y pénètre seul, les Bulgares tirent sur lui, le manquent ; lui en tue deux, en blesse deux autres et enfin succombe ; mais ses hommes accourent, détruisent les bandes ennemies et le seul survivant de leurs chefs passe à l’hellénisme et se met à la tête d’une bande grecque ! On a dit aussi que les soldats turcs évitaient de rencontrer les andartes grecs et les laissaient volontiers tenir la campagne et réprimer l’audace des brigands bulgares : calomnies encore ! Les bandes grecques ont eu des rencontres sanglantes avec les troupes, et il suffit de consulter la statistique des Grecs condamnés à Salonique pour fait de propagande nationale, pour être édifié sur la mansuétude des tribunaux ottomans à leur égard. Oui, sans doute, les évêques, les prêtres, les instituteurs grecs ont été à la tête du mouvement hellénique en Macédoine ; mais n’avaient-ils pas le devoir, en présence de la pression terrible exercée par l’ « organisation » bulgare, de grouper les forces grecques et même de répondre à la violence par la violence ? Les Grecs mettront bas les armes quand les Bulgares en donneront l’exemple et quand tout sera redevenu tranquille en Macédoine. Pour y parvenir ils ne voient qu’un remède efficace : délivrer enfin les chrétiens d’Europe du joug ottoman. Les réformes ne peuvent apporter que des améliorations partielles et insuffisantes ; les réformateurs européens n’entrent pas dans le vif de la question ; même s’ils se décidaient à des réformes plus radicales, à une modification, par exemple, du régime de la propriété, il resterait encore un élément qui n’est pas réformable, c’est le Turc lui-même : il doit disparaître.

Les Bulgares reprochent aux Grecs de vouloir le partage, et non l’autonomie de la Macédoine ; ils se trompent. Seulement, il faut s’entendre et ne pas jouer sur les mots. Qu’est-ce que la Macédoine ? Il est absurde d’appeler Macédoine les trois vilayets ; c’est une délimitation administrative qui ne date que du Tanzimat, et qui est sans valeur historique, géographique ou ethnographique. Pourquoi comprendre dans la Macédoine le caza d’Elbasan qui est entièrement albanais, ou la Vieille-Serbie, au-delà du Char, qui est serbe et albanaise, ou la Thessalie qui est grecque ? Qu’est donc la Macédoine ? les Bulgares disent : c’est le pays délimité à San Stefano. Qu’on leur donne seulement un port sur la mer Egée, et on les verra bientôt renoncer à toutes leurs prétentions sur le bassin du Vardar ; mais, cette concession même, les Grecs s’opposent à ce qu’elle leur soit faite, car tous les ports sont grecs, non seulement en Europe, mais aussi en Asie Mineure. La Macédoine ? elle est bien connue ; il n’y a qu’à lire l’histoire. La Macédoine ne saurait être que là où fut le berceau d’Alexandre, où sont les ruines de Pella, de Pydna, d’Amphipolis. Oui, les Grecs veulent l’autonomie, mais ils demandent une définition préalable. L’Albanie d’un côté, la Vieille-Serbie de l’autre, et enfin la Macédoine proprement dite, cela ferait trois autonomies, au moins, et ce serait, pour prévenir des conflits futurs, la meilleure solution.


III

Après les Grecs, il convient d’entendre les Bulgares. Les Grecs, disent-ils, vont chercher dans la plus lointaine histoire des argumens à l’appui de leurs prétentions, ils invoquent Philippe et Alexandre le Grand ; mais où sont les anciens Macédoniens ? aussi disparus que Pella, où naquit Alexandre et dont il ne reste pas pierre sur pierre. D’ailleurs, étaient-ils bien des Grecs, ces Macédoniens qui firent la conquête de l’Hellade et qu’un Démosthène regardait comme des étrangers, comme des ennemis ? Qu’importe, au reste, à la Macédoine d’aujourd’hui l’histoire et « l’idée » hellénique, si la grande majorité de sa population chrétienne n’est pas grecque, mais slave. Personne ne conteste qu’au Vie et au VIIe siècle, plusieurs bans de populations slaves soient venus s’établir dans la Péninsule des Balkans : successivement les Serbes, qui étaient des Slaves purs, et les Bulgares, qui étaient des Tartans slavisés, y fondèrent des empires contre lesquels Byzance soutint de longues guerres. Au Xe siècle, un tsar bulgare, Siméon, régnait sur tous les pays qui constituent aujourd’hui la Bulgarie, la Serbie, la Macédoine, l’Albanie ; des tribus slaves descendirent jusque dans le Péloponnèse où l’on retrouve encore leurs traces. Oui, la civilisation byzantine a exercé une bienfaisante influence sur ces populations slaves, personne ne le nie ; mais est-ce une raison, parce que la civilisation romaine a transformé la Gaule et la Grande-Bretagne, pour que les Italiens d’aujourd’hui prétendent régner sur la France et l’Angleterre ? Si l’empire byzantin put survivre si longtemps, n’est-ce pas grâce à ces « barbares » slaves qui lui infusèrent un sang nouveau, et lui prêtèrent leurs bras et leur courage pour résister à l’invasion musulmane ?

Mahomet II, après la conquête, reconnaît le patriarche orthodoxe grec comme le chef de tous les chrétiens de son empire d’Europe, confondus tous ensemble sous le nom de « roméis : » les Grecs se servent habilement de ce privilège pour helléniser, par la religion et par la langue, toutes les nationalités des Balkans et les englober dans les cadres de l’organisation du patriarcat œcuménique. A travers tous les temps modernes se poursuit une lutte obscure, acharnée, dont les haines d’aujourd’hui sont le dernier écho. Les Bulgares subissent à la fois l’oppression politique et sociale des Turcs, qui les réduisent à une condition voisine du servage, et l’oppression religieuse et intellectuelle des Grecs, plus dangereuse encore pour l’avenir de leur nationalité, puisqu’elle tend à ôter aux Slaves l’espérance même d’une résurrection. Au XXIIIe siècle, la conquête entreprise par le patriarcat au nom de l’hellénisme semble achevée ; pour les étrangers, le Phanar apparaît comme le seul centre de vie chrétienne qui subsiste dans l’empire ottoman. En 1766, le patriarche grec supprime l’archevêché d’Ipek, et, en 1767, le siège métropolitain bulgare d’Ochrida ; la liturgie et la littérature bulgares sont poursuivies, proscrites sans merci ; les livres et les manuscrits bulgares sont brûlés, la riche bibliothèque de l’ancien patriarcat de Tirnovo est livrée aux flammes ; le clergé grec se fait partout l’auxiliaire et l’agent du vainqueur ottoman ; il tyrannise en son nom, servi le devant le maître Turc, oppresseur du Bulgare. Mais la langue et les traditions nationales, réfugiées dans les montagnes ou cachées au fond des monastères, résistent à tous les assauts, échappent à toutes les inquisitions. Le moine Païssius, de Rilo, écrit en 1762 son Histoire du peuple slavo-bulgare dont les Grecs ne parviennent pas à empêcher la diffusion : il rappelle aux Slaves un glorieux passé à demi oublié et sonne la première cloche de l’indépendance future. La résurrection de l’Eglise et du peuple bulgares se poursuit lentement, tandis que se désagrège la puissance ottomane et que l’Empire russe étend jusque sur le Balkan sa grande ombre protectrice ; la lutte sourde se poursuit, invisible du dehors, jusqu’à ce qu’en 1870, soit reconstituée l’Eglise autocéphale bulgare, l’Eglise de l’exarchat, que les Turcs tolèrent pour l’opposer au patriarcat phanariote. Sous le couvert de l’organisation religieuse se prépare lentement l’indépendance politique. L’insurrection des Bulgares précède et provoque la guerre de 1878, d’où la Bulgarie sort meurtrie, sanglante, mais vivante. San Stefano réalise l’unité, en un seul Etat, de tout le peuple bulgare que Berlin morcelle en trois tronçons, acculant la nationalité bulgare à de nouvelles luttes, à de nouveaux sacrifices, jetant la semence de troubles et de guerres qui ne cesseront pas de renaître jusqu’à ce que les limites tracées par Ignatieff soient entrées définitivement dans la géographie politique de l’Europe.

Les plaintes des Grecs n’avaient pas été étrangères aux décisions du Congrès de Berlin. Loin de se réjouir du recul définitif de l’Islam, ils voyaient avec dépit l’affranchissement des populations slaves qui, en même temps qu’elles secouaient le joug turc, s’émancipaient de l’oppression religieuse et intellectuelle de l’hellénisme. En 1875, beaucoup de Grecs servaient dans les rangs turcs pour réprimer les insurrections chrétiennes ; en 1885, quand la Roumélie signifia sa volonté d’être unie à la Bulgarie, les Grecs réclamèrent un accroissement de territoire, et il ne fallut rien moins, pour apaiser leurs clameurs, qu’un blocus européen. Ainsi, partout et toujours, les Slaves, dans leur essor, ont trouvé devant eux la malveillance sournoise et jalouse de l’hellénisme. « L’idée » que les Grecs opposent au nombre et à la force slave, est, en elle-même, très respectable, mais une idée n’a pas le droit de s’imposer ; plus elle cherche à entraver le progrès des nationalités, plus elle l’accélère. Combien les Grecs auraient été mieux inspirés s’ils avaient accepté de bon gré ce qu’ils étaient impuissans à empêcher ! S’ils avaient fait de l’Église patriarchiste l’instrument de l’émancipation et du progrès de toutes les populations chrétiennes, sans distinction de race, au lieu d’en faire un instrument d’oppression aux mains d’une oligarchie étroite, elle aurait pu rester la plus haute autorité morale de l’Orient. L’hellénisme serait devenu la plus brillante expression d’une civilisation qui n’aurait pas manqué de prendre sur les Slaves un ascendant et une influence dont l’occasion perdue ne se retrouvera jamais plus. Les Grecs, aujourd’hui, s’étonnent et s’irritent des revendications slaves. Ne devraient-ils pas plutôt s’émerveiller qu’après avoir, durant des siècles, disposé seuls des forces qui pétrissent l’âme des peuples : — l’église, l’école, la richesse, — après avoir tout fait pour étouffer le sentiment national chez les Bulgares, ils n’aient pu les empocher de se retrouver intacts, plus vivaces que jamais, avec leur langue, leurs traditions, leur nationalité ? Le piteux résultat de la tactique des Grecs n’est-il pas la meilleure preuve de l’inanité de leurs prétentions et de la vitalité indestructible de ces Slaves qu’ils s’obstinent à traiter en « barbares ? »

Après la guerre de 1878, le premier exarque bulgare ayant été interné en Asie Mineure, son siège échut au prélat éminent qui l’occupe aujourd’hui, Mgr Joseph. Il sortait alors des écoles de Paris, il était jeune, actif, passionnément dévoué à la cause nationale ; il entreprit de renouer les liens que le traité de. Berlin avait rompus entre les trois fractions du peuple bulgare et de faire de l’exarchat le foyer de la nationalité bulgare. La guerre avait détruit ce qui subsistait de l’organisation religieuse et scolaire bulgares. Mgr Joseph se donna pour tâche de réorganiser les écoles et d’obtenir du gouvernement ottoman des « bérats » d’investiture pour installer de nouveaux titulaires sur les sièges épiscopaux bulgares de la Macédoine. Le gouvernement de Sofia combinait son action avec celle de l’exarque ; mal vu à Saint-Pétersbourg, il cherchait à se rapprocher de la Porte et de la Triple-Alliance. Cette politique, qui caractérisa le gouvernement de Stamboulof, donna d’heureux résultats : à partir de 1882, le gouvernement ottoman consentit à ce que les écoles bulgares fussent soustraites à la juridiction des évêques patriarchistes pour passer directement sous son propre contrôle. Telle avait été la tyrannie des Grecs que les Bulgares regardèrent comme une délivrance de passer sous l’autorité directe des Turcs ! Partout des écoles s’ouvrirent et préparèrent l’unification intellectuelle de tous les Bulgares. En même temps se dessinait l’organisation de l’Eglise. En 1883, la Porte admit formellement que la résidence de l’exarque bulgare est Constantinople et lui reconnut le droit de nommer des évêques aux sièges vacans depuis la guerre ; en 1891, elle accorda enfin les bérats d’investiture pour Uskub et Ochrida, en 1894 pour Vêles (Köprilu) et Nevrokop et, en 1897, pour les diocèses de Pélagonia (Monastir), de Dèbre (Dibra) et de Stroumitza. L’exarque espérait ainsi, avec le temps, obtenir la résurrection des quinze anciens évêchés de Macédoine et de Thrace, créer un synode bulgare reconnu par l’autorité ottomane, multiplier les écoles et les collèges. La nation bulgare tout entière aurait enfin sa vie autonome ; elle serait ecclésiastiquement unifiée et elle pourrait attendre le jour rêvé, dont elle avait cru voir luire l’aurore à San Stéfano, d’une Grande Bulgarie où entreraient tous les Bulgares.

L’exarchat travaillait à longue échéance. « Je creusais un puits avec mon ongle, » disait un jour Sa Béatitude. L’impatience des populations n’attendit pas que la méthode pût donner tous ses fruits. Les Turcs, dans la pratique, rendaient vaines les quelques concessions de principe qui, souvent, ne leur étaient arrachées que par l’intervention de puissantes influences extérieures. A mesure que grandissait et que s’organisait la nationalité bulgare, l’arbitraire des fonctionnaires et des beys ottomans se faisait plus tyrannique, plus odieux ; la condition des chrétiens, au lieu de s’améliorer, comme l’avaient promis les puissances par l’article 23 du traité de Berlin, devenait de moins en moins tolérable. Le Sultan, loin de leur accorder les mêmes droits qu’à ses autres sujets, en dépit de l’égalité tant de fois proclamée depuis la charte de Gul-hané, les excluait en pratique des fonctions publiques ; les autorités les empêchaient de siéger même dans les medjlis (conseils électifs) créés par la « loi des vilayets. » Les évêques, même s’ils avaient réussi à obtenir les bérats d’investiture, étaient entravés de toutes manières dans l’exercice de leur juridiction ; il suffisait souvent qu’une minorité quelconque réclamai la possession des églises pour qu’elles fussent enlevées aux popes bulgares. Les écoles, lorsqu’elles étaient parvenues à s’ouvrir, voyaient, au moindre prétexte, leurs instituteurs arrêtés, molestés ; leurs livres étaient saisis dès qu’une censure, aussi impitoyable que ridicule, croyait y découvrir quelque mot subversif tel que Macédoine, patrie, tyrannie, Arménie, etc. ; en fait tous les livres de littérature ou d’histoire bulgare étaient interdits. Le régime déplorable de la propriété, les exactions des fonctionnaires, les impôts écrasans, les violences des Albanais et des Bachi-Bouzouks, tous les crimes dont la triste répétition forme l’histoire des relations des conquérans turcs avec les « raïas, » ne sont sans doute pas des nouveautés pour les populations chrétiennes de Macédoine ; mais à mesure que l’action éducatrice des écoles et du clergé faisait sentir ses effets, et que les paysans slaves prenaient conscience de leur vie nationale, tous ces maux étaient plus cruellement sentis, plus impatiemment supportés. Comment s’étonner qu’une organisation se soit formée pour préparer l’émancipation définitive des Slaves de Turquie ? En 1902 et 1903, l’insurrection éclata ; les bandes firent leur apparition et la crise qui dure encore s’ouvrit.

On a reproché aux Bulgares d’avoir eu recours au terrorisme ; mais, dans un pareil pays, l’opprimé n’a pas toujours le choix des moyens ; si l’Europe avait assuré l’exécution des réformes promises par elle au Congrès de Berlin, les Bulgares n’auraient pas été réduits à une si cruelle extrémité et bien des malheurs auraient été épargnés à la Macédoine. Sans les violences de 1903, elle attendrait encore la réalisation des promesses de l’Europe. « Sans les bandes, me disait à Uskub un Bulgare, il n’y aurait ni réformes, ni gendarmerie européenne, ni agens civils, ni Hilmi Pacha ; vous-même vous ne seriez pas venu ici ! » Depuis que l’Europe a pris en main la cause des réformes, les Bulgares se sont abstenus de toute action révolutionnaire ; à peine ont-ils répondu aux provocations des bandes grecques et serbes. Leur organisation n’est pas détruite ; mais elle se réserve, elle laisse le champ libre à l’Europe, quitte à reprendre la lutte si las puissances se montraient incapables de mener à bien la tâche pacificatrice et réformatrice qu’elles ont assumée. Les Bulgares ne doutent pas de l’avenir ; l’évolution commencée ne s’arrêtera pas, et un jour viendra où la Macédoine sera délivrée du joug turc ; ils ne demandent pas la reconstitution de la Grande Bulgarie de San Stefano ; ils ne souhaitent que l’autonomie des trois vilayets. Les Grecs et les Serbes se disent prêts, eux aussi, à accepter l’autonomie, mais ils demandent que d’abord il soit procédé à une nouvelle délimitation de la Macédoine. Sous une forme plus ou moins déguisée, c’est un partage qu’ils veulent. La Bulgarie, au contraire, s’oppose à tout démembrement. Avant ses préférences propres, elle fait passer l’intérêt de tous les Macédoniens opprimés : elle témoigne ainsi aux yeux du monde que, dans ce nouveau jugement de Salomon, c’est elle qui est la vraie mère.

Telle est la thèse des Bulgares.


IV

Parmi les races qui prétendent tenir une place et jouer un rôle en Macédoine, les Serbes et les Valaques sont les derniers venus, mais ils ont énergiquement manifesté leur vitalité nationale et affirmé leurs prétentions.

Coupée de l’Adriatique, séparée du Monténégro par les Autrichiens maîtres de la Bosnie et du sandjak de Novi-Bazar, la Serbie a naturellement tourné ses regards du côté de la Macédoine et de Salonique. Les progrès de la propagande bulgare menaçaient de lui fermer, de ce côté-là aussi, le chemin de la mer ; l’« équilibre des Balkans, » déjà compromis par l’annexion de la Roumélie orientale, se trouverait complètement rompu, si la Macédoine devenait une province bulgare. Parmi les Serbes, quelques-uns, plus intransigeans dans leurs revendications, soutiennent que les Slaves de Macédoine sont tous des Serbes ; tel est Gobchevitch dans son ouvrage : La Macédoine et la Vieille- Serbie. Comment, disent-ils, les Slaves Macédoniens ne seraient-ils pas Serbes ? Les Empires bulgares datent du xc siècle, tandis que l’Empire serbe de Douchan a englobé toute la Macédoine au XIVe. Et sur qui les Turcs ont-ils conquis tout le pays, sinon sur les Serbes ? Qui combattait au Champ des Merles ? Les Serbes ! Comment donc ne serait-il pas resté des Serbes en Macédoine alors qu’ils y étaient les maîtres au moment même où elle a été submergée par le flot ottoman ? Les Slaves de Macédoine sont donc des Serbes : leur langue se rapproche du serbe autant et plus que du bulgare. Si un certain nombre d’entre eux se sont ralliés à l’exarchat, c’est qu’ils espéraient trouver dans la Bulgarie l’instrument de leur délivrance ou bien qu’ils redoutaient la vengeance des bandes ; mais ils seraient devenus et ils deviendraient encore, s’ils croyaient y trouver un avantage, tout aussi volontiers Serbes que Bulgares.

Personne ne conteste, disent d’autres Serbes plus modérés dans leurs revendications, qu’au-delà des puissantes assises du Char-Dagh, dans le pays qui porte encore le nom de Vieille-Serbie, toute la population chrétienne ne soit serbe. Nulle part la situation des chrétiens n’est plus précaire et plus misérable que dans les sandjaks d’Ipek, de Prizrend, de Pristina. Environ 400 000 chrétiens serbes y soutiennent, contre 600 000 Albanais mahométans, une lutte de tous les jours où les chrétiens ne sont pas les plus forts. Autorisés, en qualité de musulmans, à porter un fusil, sûrs de l’impunité que leur assure la confiance du Sultan, les Albanais traitent le paysan chrétien comme un esclave, souvent même comme un gibier. Les « réformes » n’ont jamais pénétré jusque dans ces montagnes ; le fonctionnaire turc n’y est pas obéi, et, sur cette terre qui a été le centre de l’empire de Douchan, les malheureux Serbes sont réduits, pour se défendre, à vivre groupés en zadrouga, — sortes de clans ou de communautés de famille dont Le Play a étudié la constitution. — Les paysans, pour échapper au destin de leurs frères, s’enfuient dans le royaume, ou bien ils se font musulmans et se transforment en Albanais : d’opprimés, ils deviennent oppresseurs. On calcule que sur 600 000 Albanais du vilayet de Kossovo, 200 000 sont des Serbes albanisés. Si un prompt remède n’est pas apporté à cette situation tragique, l’élément chrétien en Vieille-Serbie aura bientôt disparu.

Au Sud du Char, les Bulgares, sur leur cartes ethnographiques et dans leurs statistiques, suppriment totalement l’élément serbe et font, de tous les Slaves patriarchistes, des Bulgares non encore déclarés. Cependant, les Serbes sont nombreux dans le sandjak d’Uskub ; dans la ville même, ils sont cent cinquante familles. Ils y ont un évêque et des écoles ; on trouve des villages serbes dans tout le Nord du vilayet et même jusqu’aux environs de Vêles. Dans le vilayet de Monastir, d’après le dernier recensement exécuté sur l’ordre d’Hilmi Pacha, 42 700 individus se sont déclarés Serbes, notamment dans les cazas du Nord, ceux de Kruchevo, de Perlepé et de Debra ; en outre, 51 078 n’ont pas osé, par crainte des bandes bulgares, se déclarer Serbes, mais ils se sont fait inscrire comme Slaves patriarchistes et ils demandent l’ouverture d’écoles serbes ; 22 100 sont du caza de Monastir, 18 300 du caza de Florina, 10 600 du caza de Kastoria. A mesure que les bandes bulgares disparaîtront et que la propagande serbe s’organisera, ces indécis n’hésiteront plus à se déclarer Serbes. D’autres suivront encore qui, aujourd’hui, ne sont retenus que par la terreur sous la juridiction de l’exarchat. Les Bulgares sont donc mal fondés à se donner comme les seuls représentans de la race slave dans la Macédoine au Sud du Char. C’est pour le leur prouver et pour réconforter leurs frères, que les Serbes se sont résignés à organiser, eux aussi, des bandes : les Slaves macédoniens, depuis qu’ils se sentent appuyés, craignent moins de manifester leurs préférences. Les Serbes souhaitent une autonomie de la Macédoine sous un gouverneur chrétien, mais ils croient, comme les Grecs, qu’il faudrait procéder d’abord à une nouvelle délimitation et rattacher directement la Vieille-Serbie au royaume serbe. En tout cas, quel que soit l’avenir de la Macédoine, la Serbie ne saurait s’en désintéresser ; s’il y a partage, elle a droit à sa part ; s’il y a autonomie, elle a confiance que, laissée maîtresse de ses destinées, la Macédoine ne deviendra pas un pays bulgare et entretiendra avec elle des relations d’amitié fraternelle.


V

Si les « Roumains de Turquie » sont des nouveaux venus dans la politique européenne, ils sont, au contraire, de très anciens habitans de la Macédoine : il faut les entendre, à leur tour, exposer leurs titres.

Depuis la conquête de la Macédoine par Paul-Émile jusqu’à l’époque de Justinien, et même beaucoup plus tard, la Macédoine a parlé latin. Des colonies latines se sont établies dans toutes les plaines fertiles de la péninsule des Balkans et du Danube : en Macédoine, en Mésie, en Dacie. Comment ces colonies si nombreuses auraient-elles disparu sans laisser de traces ? Les descendans de ces colons romains et de ces Macédoniens latinisés, ce sont les Valaques ou Roumains de Turquie. Chassés des grandes plaines par l’arrivée des peuples slaves, les uns se dirigent vers la Transylvanie où ils se réunissent aux anciens colons de la Dacie pour devenir les Roumains d’aujourd’hui ; les autres descendent vers le Sud, en suivant les montagnes du Pinde, et se fixent dans les épais massifs qui séparent l’Epire de la Thessalie et de la Macédoine ; quelques-uns pénètrent jusque dans la Thessalie qui porta longtemps le nom de Grande-Valachie ; d’autres vont jusque dans le Péloponnèse. Au moyen Age, les chroniques si ml remplies des exploits de ces Valaques. Au XIIIe siècle, un monarque de leur race, Joanice, règne sur un vaste empire roumano-bulgare, qui s’étend depuis le Danube jusqu’au Pinde : Innocent III lui écrit une lettre flatteuse pour lui rappeler qu’il est, non pas Grec, mais Romain. Mahomet II, au moment de la conquête, quand il veut désigner les chrétiens de son empire d’Europe, ne les nomme pas Grecs ou Hellènes, mais Romains, « Romei. » Son prédécesseur, Mourad II, était venu lui-même dans le pays des Valaques et avait conclu avec eux une entente qui les laissait à demi indépendans dans leurs montagnes : c’est là que la race s’est conservée pure et forte, la langue intacte. Les Valaques vivaient côte à côte avec les Grecs et en parfaite intelligence avec eux. Peu à peu l’hellénisme les pénétrait, si bien que, lors des grandes guerres de l’indépendance, c’est la race roumaine qui a fourni à la Grèce ses héros les plus valeureux ; le fameux Botzaris lui-même était un Valaque. Dans la dernière guerre contre les Turcs, en 1897, ce sont encore les bataillons valaques, les evzones, qui ont fait la meilleure contenance. Jamais, jusqu’à ce jour, les Valaques n’ont cessé de donner généreusement leur sang et leur argent pour la splendeur et la propagation de l’hellénisme. Beaucoup d’entre eux, enrichis en Europe par le commerce ou la banque, ont consacré leur fortune à la gloire de « l’idée ; » le baron Sina, qui fit construire l’Académie d’Athènes, était un Valaque. Jusqu’au milieu du XIXe siècle, les Roumains de Turquie et ceux du Danube n’avaient entre eux aucune relation ; les Valaques de Macédoine parlaient tous le grec qui était pour eux la langue de la civilisation ; il ne venait à l’idée de personne que l’on pût s’instruire en une autre langue que le grec. A la même époque, d’ailleurs, les riches Roumains des Principautés danubiennes savaient à peine l’idiome national qu’ils n’employaient que pour parler à leurs paysans ; le français était la langue de la haute culture et des relations internationales. Mais, à mesure que grandit le royaume de Roumanie, qu’il prend sa place dans la vie politique européenne et que des écrivains nationaux élèvent le roumain à la dignité de langue littéraire, des rapports commencent à s’établir entre les Roumains du Pinde et ceux des Karpathes. Des Valaques, établis en Roumanie, fondent un « Comité pour la résurrection de la nationalité roumaine en Turquie. » En 1868, Apostol Margarit, qui allait devenir l’apôtre du roumanisme, ouvre à Avdéla la première école roumaine : persécuté par les Grecs, il trouve un appui auprès des autorités turques, il multiplie les établissemens d’enseignement et décide quelques prêtres à célébrer l’office, ou au moins à lire l’Epître et l’Evangile en roumain. Athènes et le Phanar, émus d’une telle audace, se liguent. Si, à ce moment, les Grecs avaient compris que chaque nation qui prend conscience d’elle-même a droit à l’existence, et qu’en un siècle d’émancipation et de résurrections nationales il est dangereux, et d’ailleurs inutile, de s’opposer au développement d’un peuple qui veut vivre ou de prétendre étouffer une langue, le mouvement roumanisant ne serait pas devenu un mouvement anti-hellénique ; les Valaques auraient parlé le roumain sans cesser de avoir le grec ; ils seraient restés fidèles à leur amitié traditionnelle pour un royaume qu’ils ont tant contribué à fonder et ils ne se seraient pas séparés du patriarcat œcuménique. Mais les Grecs, exaspérés, par le schisme bulgare et par le mouvement slave en Macédoine, se demandaient avec inquiétude ce qu’il adviendrait de leur race s’ils laissaient croire que ces régions île l’Epire, de la Thessalie et de la Macédoine, revendiquées de tout temps par leur diplomatie au nom de l’hellénisme, sont en réalité peuplées de Valaques. Ils crurent pouvoir arrêter dès son origine l’essor du roumanisme. Si tous les Valaques hellénisans reprenaient conscience de leur nationalité originelle et devenaient roumanisans, la cause grecque serait désertée par ses plus énergiques défenseurs : « l’idée » perdrait ses meilleurs propagandistes. Mais est-ce bien par la menace et la persécution qu’on les retiendra ? Le patriarcat du Phanar, à défaut du gouvernement d’Athènes, devrait comprendre qu’il ne saurait s’opposer longtemps à ce que des prêtres et des évêques roumanisans emploient une liturgie roumaine ; comment ne serait-il pas obligé de tolérer pour les Roumains ce qu’il admet pour les Serbes qui ont en Macédoine deux évêques de leur nationalité ? En se montrant libéral, le patriarcat aurait pu conserver dans son obédience toutes les populations valaques qu’il semble vouloir poussera bout et qu’il réduit à s’adresser à la Porte pour obtenir la reconnaissance d’une Eglise autocéphale roumaine. Malheureusement le patriarcat œcuménique, aujourd’hui, est aux mains des riches banquiers grecs de Constantinople qui constituent le Saint-Synode et qui font et défont les patriarches au gré de leurs intérêts et selon les besoins de leur politique ; le patriarche n’est plus le chef de l’orthodoxie, il n’est que le chef de la nation grecque.

L’Eglise et le royaume entament donc, contre les roumanisans, une lutte qui, surtout à partir de 1878, devient de plus en plus acharnée ; la propagande hellénique s’organise ; subventionnée par le gouvernement d’Athènes, elle s’attaque surtout aux Valaques inoffensifs et désarmés, prêtres ou maîtres d’école, qui ne réclament que la liberté de parler et d’enseigner en roumain. Entre les deux races éclatent des rixes fréquentes, sanglantes ; on se dispute les enfans pour les écoles, les cadavres pour les cimetières ; les prêtres roumanisans sont molestés, persécutés, excommuniés. Les bandes grecques, organisées en ces derniers mois avec le concours du gouvernement, se montrent beaucoup plus ardentes à poursuivre les roumanisans, à menacer les villages qu’elles soupçonnent de tendances roumaines, qu’à s’attaquer aux bandes bulgares. Mais ni les violences des Grecs, ni les foudres du patriarcat ne réussissent à entraver le succès du mouvement : plus de cent écoles, avec plus de 6 000 élèves, sont ouvertes ; dans beaucoup de localités, des prêtres célèbrent l’office en langue roumaine.

L’appui bienveillant du gouvernement ottoman a aidé les Roumains de Turquie à braver les colères des Grecs. Les Valaques entendent rester les fidèles sujets du Sultan : s’ils l’ont jadis combattu, c’est au temps où ils agissaient sous l’inspiration de l’hellénisme et se faisaient les défenseurs d’une cause qui n’est pas la leur. On sait à la Porte et à Yildiz que l’on peut compter sur leur loyalisme et l’on voit sans inquiétude grandir en Macédoine une nationalité nouvelle dont la présence et les droits créent un contrepoids à l’hellénisme et au slavisme, et qui, pour n’être pas absorbée par ses puissans concurrens, a intérêt au maintien de la souveraineté du Sultan. La longue distance qui sépare les Roumains de Turquie de ceux du Danube, est, à elle seule, une garantie suffisante que les deux rameaux ne chercheront pas à se rejoindre autrement que par la communauté de la langue et de la civilisation. Ce que veulent les Roumains du royaume, c’est, quoi qu’il arrive en Macédoine, que les droits de leur nation soient reconnus et respectés. L’année dernière, grâce aux efforts persévérans du très distingué, diplomate qui représentait à Constantinople le gouvernement du roi Carol, la personnalité nationale des Valaques de Turquie a été officiellement reconnue. La diplomatie roumaine demande aujourd’hui à la Porte d’user de son autorité pour obliger le patriarche grec à concéder aux Valaques de Macédoine le droit qu’ont obtenu les Serbes d’avoir des évêques et des prêtres de leur race et une liturgie dans leur langue. Ainsi sera constituée la nation roumaine de Turquie. Les Grecs prétendent que le chiffre de ceux qu’ils appellent les Koutzo-Valaques n’atteint pas dix mille ; les statistiques bulgares, serbes ou turques en comptent soixante-dix mille ; en réalité, si tous les Valaques de la Turquie d’Europe étaient rentrés au bercail national, ils seraient plus de sept cent mille, et si l’on y ajoutait ceux qui vivent en Grèce et en Roumélie, ils dépasseraient un million d’hommes[3]. La réapparition, sur la scène de l’histoire, de ces descendans des anciens Latins de Macédoine ne sera pas l’un des moins surprenans miracles du siècle îles nationalités.


VI

A peine peut-on dire que l’on trouve, chez les Albanais, trace d’une conscience nationale. Ils ne forment pas un peuple, ils sont un agrégat de tribus passionnément attachées à leur indépendance et à leurs coutumes particularistes : jamais ils n’ont supporté aucun joug, si ce n’est, pendant un court intervalle, et on sait après quelles luttes, la tyrannie d’Ali de Tebelen. Leur régime social est patriarcal et féodal, mais chaque individu, son fusil à la main et la montagne à sa porte, se sent libre et ne connaît ni loi, ni chef. La majorité des Albanais sont musulmans, mais au Nord, les Mirdites sont catholiques romains, tandis qu’au Sud, certains dans Tosques sont grecs orthodoxes. Trois cultes, pas de langue commune, plusieurs dialectes très différens, aucune culture littéraire, les hommes et les femmes presque tous illettrés, une vie et des habitudes de sauvages, à la fois bergers, chasseurs et brigands, ce sont là des conditions qui rendent très difficile la constitution d’un peuple conscient de son unité et le succès d’une propagande nationale. Les Albanais ont cependant un sentiment très vif de leur solidarité et de leurs intérêts communs, sans distinction de culte ni du dialecte. En 1879, quand le traité de Berlin attribua au Monténégro un canton peuplé d’Albanais, ils constituèrent une « Ligue albanaise, » et accoururent tous en armes, les chrétiens comme les musulmans, à la rescousse de leurs frères menacés. Les Albanais musulmans en prennent à leur aise avec les prescriptions du Coran. Ils doivent le service militaire au Padischah, mais ils se mettent sans scrupule en révolte contre lui dès qu’ils croient avoir quelque sujet de plainte. Les fonctionnaires turcs qui résident dans les sandjaks albanais sont sans autorité et n’osent guère sortir de leur konak. L’Albanais ne paie que l’impôt qu’il veut bien payer, mais les voyageurs rapportent qu’il acquitte avec une religieuse exactitude la dîme sur les troupeaux. Quelles que soient leurs incartades, les Albanais sont sûrs de l’impunité : la garde albanaise qui veille sur les jours du Sultan, dans Yildiz-Kiosk, leur sert de la plus efficace des sauvegardes, car elle protège, mais elle pourrait menacer.

Le Sultan a besoin des Albanais ; il recrute parmi eux d’excellens soldats ; au milieu des populations chrétiennes de Macédoine, ils sont un contrepoids nécessaire ; leur présence accroît le désordre et aide à la confusion. S’ils ne prétendent pas encore dominer toute la Macédoine, il n’en est pas moins vrai que la question macédonienne ne saurait être résolue sans tenir compte de ces dangereux montagnards. Leur masse de un million à un million et demi d’habitans environ (personne ne s’est jamais avisé de les compter ! ) s’interpose comme un écran très opaque entre la Macédoine et l’Adriatique ; ils s’avancent vers l’Est, poussant en avant de petits groupes, jusque dans la vallée du Vardar ; au Sud, ils descendent jusqu’en Epire, où ils sont très hellénisés, et jusque dans la vallée de la Bistritza ; les cartes ethnographiques bulgares elles-mêmes signalent leur présence par de petites taches, isolées comme des îlots ou groupées en archipel, jusqu’autour de Monastir et d’Uskub. L’Albanais, avec son fusil, est le maître de la vie et de la propriété ; s’il lui plaît de s’installer sur une terre, dans une maison, le paysan n’a qu’à déguerpir, heureux s’il s’en tire la vie sauve. En Vieille-Serbie, ils s’avancent de plus en plus, chassant et spoliant l’ancienne population serbe, la détruisant en détail : l’Autrichien, si un jour il s’avisait, comme on lui en prête parfois le désir, de venir « mettre l’ordre » sur la route de Kossovo et d’Uskub, trouverait sur sa route l’Albanais oui lui ferait une dangereuse guerre de guérillas.

Nulle part mieux qu’à Rome on n’est renseigné sur le rôle important que pourraient prendre les Albanais en cas de complications politiques ; les côtes de l’Albanie s’allongent, sur l’Adriatique, en face de la péninsule, et l’Italie, depuis longtemps, cherche à y nouer des intelligences et à s’y créer une clientèle. Déjà, parmi les Albanais, des tentatives de propagande nationale ont été faites. L’initiative est venue généralement d’Albanais habitant hors de leur pays, parfois d’étrangers ; on cite même des candidats au trône d’Albanie. Pourquoi, disent ces initiateurs du nationalisme albanais, laisserions-nous les Grecs et les Bulgares se partager la Macédoine sans réclamer notre part ? Qui donc pourrait invoquer en Macédoine des droits plus anciens que les nôtres ? Ne sommes-nous pas les descendans de ces Pélasges qui occupèrent jadis toute la péninsule et dont les anciens Grecs et les Macédoniens n’étaient que des rameaux ? Achille et Alexandre n’étaient pas des Grecs, c’étaient des Pélasges, des Albanais ; mais Ulysse et Thersite étaient des Grecs ! Les héros de Souli, les Arnautes indomptables qui versèrent leur sang dans la guerre de l’indépendance, n’étaient-ils pas aussi des Albanais ? Chaque fois qu’ils se sont trouvés en face des Alba_ nais, les Grecs n’ont pas pu résister. Et quant aux Slaves, qu’ils soient Serbes ou Bulgares, ils ont toujours été les serfs des Albanais. Pourquoi donc ce peuple qui est nombreux, qui est brave, laisserait-il à d’autres ces belles plaines de Macédoine où ont vécu ses ancêtres pour se confiner dans ses nids d’aigle de la montagne ? Cette propagande nationale ne paraît pas avoir fait encore beaucoup d’impression sur la nature sauvage et particulariste des Albanais ; il n’en est pas moins certain que, si une guerre venait à éclater dans les Balkans, l’Albanais représenterait une force inconnue et redoutable que chacun chercherait à mettre dans son jeu.


VII

Il était nécessaire, croyons-nous, de laisser la parole aux différentes nationalités. Après avoir, sur place, impartialement écouté leurs représentons les plus autorisés, après avoir contrôlé leurs dires par leurs écrits, nous nous sommes efforcés de résumer exactement leurs opinions ; pour juger du bien fondé de leurs prétentions rivales, il n’existe aucun critère dont les uns ou les autres ne puissent récuser la valeur, aucune autorité dont le jugement s’impose comme une vérité de droit. Même, si elle était réalisable, une enquête conduite dans chaque village par un voyageur absolument désintéressé dans toutes les querelles nationales, et parlant cependant toutes les langues du pays, serait encore sujette à bien des critiques. A quelques mois d’intervalle, dans les mêmes localités, elle donnerait peut-être des résultats très différens, tant la peur et l’intérêt pourraient encore influencer les attitudes et dicter les réponses. La multiplicité des témoignages reste peut-être, en pareil cas, le meilleur moyen de se faire une idée de la réalité ; ils se critiquent les uns par les autres et leur confrontation fait tomber d’elles-mêmes les plus grosses exagérations : on n’aura pas été, au cours des pages qui précèdent, sans en faire la remarque. Nous nous bornerons donc à quelques observations d’ordre général.

Il est intéressant d’observer d’abord qu’aucune des races chrétiennes concurrentes ne reconnaît au Turc un droit quelconque sur la terre macédonienne. La conquête et cinq siècles de possession de fait ne leur paraissent pas suffisans pour établir la prescription et créer le droit ; ils professent qu’il n’y a pas de droit contre le droit, ni de prescription contre les abus de la force ; ils proclament ainsi, implicitement au moins, qu’au-dessus de leurs querelles intestines, il existe une solidarité des chrétiens en face des musulmans. La fidélité des Valaques roumanisans, qui font montre de loyalisme vis-à-vis du Sultan, est surtout le résultat d’une tactique opportuniste résultant d’une communauté momentanée d’intérêts.

Les Turcs, cependant, sont nombreux en Macédoine. Des colonies ottomanes se sont établies dans les plaines, et de nombreux villages, reconnaissables de loin à la flèche aiguë de leurs minarets, sont turcs presque sans mélange. Entre le Vardar et la Strouma la population ottomane s’étend en une longue bande qui descend, au Sud, jusque dans la péninsule Chalcidique et qui remonte, au Nord, jusqu’aux environs d’Uskub. A l’Ouest, on trouve des villages turcs assez clairsemés jusque près de Monastir ; une large tache s’étale non loin de la frontière grecque, entre le lac d’Ostrovo et le cours de la Bistritza ; enfin à l’Est, le long de la mer, autour de Kavala, les Turcs forment encore une masse compacte qui se relie aux colonies de la Thrace. En outre, les Pomaks, ou Bulgares musulmans, qui sont les très dévoués sujets du Sultan, sont nombreux, notamment dans la vallée de la Mesta. Les cartes bulgares elles-mêmes parsèment tout l’intérieur du pays, surtout dans le vilayet de Salonique, de taches qui représentent des villages ottomans ; les statistiques, même chrétiennes, reconnaissent la présence de 400 000 paysans turcs en Macédoine. Les recensemens officiels dépassent de beaucoup ce chiffre et atteignent presque un million huit cent mille, mais ils comptent ensemble tous les musulmans, Turcs, Pomaks ou Albanais[4]. En tout cas, ce qui est hors de doute, c’est que les Turcs sont nombreux, qu’ils ne sont pas seulement « campés » sur le sol, mais qu’ils y vivent en bons villageois, en paisibles cultivateurs et propriétaires, fidèles à leur foi et à leur Sultan. On ne peut leur reprocher que d’être trop prompts à se transformer en bachi-bouzouks pour se ruer au sac des villages chrétiens. Leur exaspération n’est d’ailleurs pas sans excuse ; l’état d’insécurité où vit la Macédoine les ruine ; pillés par les bandes, appelés pour de longues périodes au service militaire, ils souhaitent autant que les chrétiens la fin d’une situation si troublée.

Chacune des races qui se disputent la Macédoine invoque des argumens tirés de l’histoire ; chacune jette, comme un défi, à la face de ses adversaires, le nom de ses héros nationaux et le souvenir du temps où l’un de ses princes avait établi son empire sur tous les peuples de la péninsule. S’il fallait, pour établir aujourd’hui les droits de chaque groupe, remonter aussi loin dans l’histoire, où conviendrait-il de s’arrêter pour trouver le légitime possesseur, et, avec cette méthode, à qui attribuerait-on l’Italie, par exemple, ou la France ? Les argumens historiques, ainsi présentés, n’ont aucune valeur probante ; ils ne prennent une valeur morale réelle que dans le cas où les traditions sont actuellement vivantes dans les cœurs de toute une population, et ils ne deviennent une force que lorsqu’ils ont à leur service des canons et des baïonnettes.

Que penser maintenant des argumens tirés de l’ethnographie ? À quelles marques distinguer les races et reconnaître ce qui appartient à l’une ou à l’autre avec assez de certitude pour en faire le fondement de nouvelles divisions politiques ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une race ? Il n’y a sans doute pas de problème plus complexe, plus délicat, plus controversé. Devra-t-on s’en rapporter à l’anthropologie, à la philologie, à l’histoire ? Autant de questions auxquelles aucune science n’est en état de répondre avec une rigueur suffisante. Le professeur Cvijic, de l’université de Belgrade, a mis en relief toutes ces difficultés, dans une brochure[5] où il a fait un très méritoire effort d’impartialité et d’objectivité, et dont, — à la condition de se souvenir que l’auteur, tout en étant un savant de mérite, est aussi un patriote serbe, — beaucoup de remarques sont à retenir. D’abord, toutes ces populations qui se sont, au cours des siècles, superposées sur le même sol, qui ont vécu si longtemps sous le joug des Turcs dans la même condition misérable, n’ont pas pu ne pas se mélanger. S’il est facile de discerner un Bulgare de Sofia d’un Grec d’Athènes, la même distinction devient moins aisée quand il s’agit d’un Grec et d’un Slave de la vallée du Vardar. La difficulté est bien plus grande encore dès qu’il s’agit de ne pas confondre un Serbe et un Bulgare, ou un Grec de race pure et un Valaque grécisant, ou un Serbe albanisé et un Albanais. Les nationalités ne sont pas tranchées dans la réalité comme elles le sont dans les casiers d’une statistique, et l’on ne saurait classer des hommes comme on détermine l’espèce d’un coléoptère. Entre les Slaves et les Grecs, les Turcs et les Albanais, les Valaques et les Grecs ou les Slaves, il y a eu de tout, temps mélange, union, fusion : ce n’est que dans ces dernières années que les populations, ou une partie d’entre elles, ont pris conscience d’appartenir à des nationalités distinctes. Cette fusion, en certains endroits, dans les plaines, dans les villes, est très avancée ; elle l’est beaucoup moins dans les montagnes. Les Albanais eux-mêmes, si fiers de leur particularisme, se mélangent, quoique musulmans, avec les Grecs on Epire, avec les Serbes dans le Nord, avec les Valaques ou les Bulgares dans l’Est. Enfin, il y a des Bulgares musulmans, les Pomaks, et il y a des Serbes musulmans albanisés qui sont les plus dangereux ennemis de leurs frères par la race.

La différence des langues a certainement une grande valeur pour le classement des races, au moins lorsque les langues sont aussi différentes que le grec et le bulgare, par exemple. Que voyons-nous cependant ? Des Slaves dont les pères parlaient grec, qui parfois parlent grec eux-mêmes et qui cependant se déclarent Bulgares et apprennent à leurs enfans le bulgare. Ils n’ont pas changé de race, c’est seulement leur volonté, leur conscience nationale, qui s’est modifiée. Des Valaques, dont les pères ont combattu pour l’indépendance de la Grèce, qui parlent eux-mêmes grec et qui, il y a dix ans, se croyaient Grecs de très bonne foi, se déclarent aujourd’hui Roumains avec la même bonne foi. Dans le vilayet de Monastir, des milliers de Slaves se sont déclarés tout simplement patriarchistes ; ils ne veulent pas dire s’ils sont Serbes ou Bulgares, et chacun des partis les range de son côté dans ses statistiques. Il n’est pas sûr que ces pauvres gens sachent eux-mêmes s’ils sont Serbes ou Bulgares ; ils ne sont sûrs que d’une chose, c’est qu’ils ne sont pas Turcs. Comment, dans de telles conditions, établir une statistique ? Le recensement d’Hilmi Pacha, que nous avons cité, ne classe les habitans que par religions, d’après leurs déclarations ; il laisse ainsi subsister des causes de confusions et d’erreurs considérables. C’est un inconvénient qu’il semble d’ailleurs impossible d’éviter. Il est piquant et caractéristique de comparer les chiffres donnés, selon leurs nationalités, par les divers ouvrages qui se sont occupés de la Macédoine[6]. Toutefois, même dans les livres ou les brochures qui donnent les conclusions les plus opposées, apparaissent un certain nombre de faits que l’on peut regarder, au moins grosso modo, comme unanimement reconnus. Par exemple, en Vieille-Serbie, au Nord du Char, les chrétiens sont tous Serbes et les musulmans tous Albanais ; l’habitat des Albanais est marqué, sur toutes les cartes, à peu près dans les mêmes limites, de même celui des colonies turques ; personne ne conteste non plus que, dans la moyenne vallée de la Bistritza, dans la péninsule Chalcidique et dans la plupart des ports, la population ne soit en majorité grecque ; tout le monde convient que la majorité des habitans de Salonique sont des Juifs originaires d’Espagne. Il est avéré encore, bien que les Grecs le contestent, que la grande majorité des habitans chrétiens de la Macédoine sont des Slaves.

Mais que sont ces Slaves ? C’est ici qu’éclatent les querelles les plus passionnées. Sont-ils Serbes, Bulgares, ou bien ne seraient-ils ni l’un ni l’autre, ou si l’on veut, l’un et l’autre, et devrait-on les nommer, comme font plusieurs auteurs, tout simplement Slaves macédoniens ? Si l’on consulte le passé, il nous apprend que la Macédoine a reçu à différentes reprises des afflux de populations slaves et qu’elle a été successivement le siège de plusieurs empires slaves, tantôt serbes, tantôt bulgares. L’histoire de ces dernières années nous montre les Slaves de la région de Kustendil, que l’on regardait généralement comme Serbes, devenir, de par le traité de Berlin, de très fidèles sujets du prince de Bulgarie, et les Slaves de la région de Pirot, que l’on tenait pour Bulgares, devenir d’excellens citoyens du royaume de Serbie. Certainement si le traité de San Stefano avait été exécuté, les populations slaves de Macédoine seraient entrées volontiers dans la Grande-Bulgarie. D’après les linguistes, les Slaves de Macédoine parlent une langue qui n’est ni tout à fait le serbe, ni tout à fait le bulgare. Pour apprécier la subtilité de ces distinctions philologiques, il ne faut pas oublier que les paysans de Serbie et ceux de Bulgarie se comprennent entre eux, ce qui n’arrive pas toujours à deux paysans français, allemands ou italiens venus de régions différentes. Le dialecte macédonien tiendrait le milieu entre ceux des deux États voisins, et encore convient-il d’observer qu’il n’est pas partout semblable à lui-même, se rapprochant davantage du serbe dans la partie septentrionale du vilayet de Monastir et davantage du bulgare dans les régions qui avoisinent la frontière de la principauté. Sur ces pointes d’aiguilles, on bataille avec acharnement : nous nous garderons, quand les augures s’excommunient entre eux, d’émettre, nous profane, un avis motivé. Le commandant Lamouche, philologue très compétent, aujourd’hui chef d’état-major du général Degiorgis Pacha, chef de la gendarmerie réorganisée en Macédoine, dit, dans son livre[7], que « les dialectes macédoniens sont bulgares et non serbes ; » mais il convient que « c’est sur des différences très légères, sur quelques particularités, que l’on doit s’appuyer pour tracer la limite entre les deux langues ;… l’une des propriétés caractéristiques les plus importantes de ces différens idiomes est la présence de l’article en bulgare et son absence complète en serbe ; or, dans les dialectes macédoniens, l’article a pris un développement exceptionnel. » Les Serbes, en réponse, insistent sur d’autres particularités. Est-ce bien sur de si légères différences que l’on pourrait fonder une distinction de races, préparant une division nouvelle de la Macédoine ? Nous serions porté à attacher beaucoup plus d’importance à l’opinion des officiers européens, des Français en particulier, qui ont parcouru en tous sens leurs circonscriptions et interrogé les paysans hors de la présence des gendarmes ou des fonctionnaires turcs, ou à celle d’un Père Lazariste, M. Cazot, que ses fonctions de directeur du séminaire catholique bulgare de Salonique ont appelé à parcourir seul un grand nombre de villages de la région de Salonique. Presque tous ces témoins sont d’accord pour considérer comme Bulgares les Slaves de Macédoine. Enfin il est avéré que jusqu’à 1878, et notamment au Congrès de Berlin, les chrétiens de Macédoine étaient généralement regardés comme Bulgares. Eux-mêmes s’appelaient et s’appellent encore « Bougarine » (Bulgares). M. Cvijic conteste la valeur de cette appellation au point de vue ethnographique, mais sa critique nous paraît l’un des points les moins solides de son argumentation.

A quoi bon d’ailleurs prolonger un débat d’importance secondaire ? les argumens ethnographiques, philologiques, historiques, n’ont de valeur qu’autant qu’ils sont conformes à la volonté librement exprimée des populations ; les notions de race, de langue ou d’histoire ne sont à considérer qu’en tant qu’elles servent à déterminer cette volonté ; ce sont des moyens de propagande, mais dans la volonté des populations, et seulement là, est le critère de la réalité, le fondement objectif du droit. Il est vain de démontrer à des Valaques qu’historiquement ils sont Grecs s’ils veulent être Roumains, et inversement, ou à des Bulgares qu’ils sont Serbes. Mais le fait que l’on soit tenté de l’essayer, que les propagandes diverses travaillent à gagner des adhérens à leurs causes, prouve tout au moins qu’en Macédoine les volontés nationales ne paraissent pas encore nettement conscientes d’elles-mêmes. Il est hors de doute que les propagandes rivales ont fait passer, en quelques mois d’intervalle, des villages de l’exarchisme au patriarchisme, de l’hellénisme au roumanisme et réciproquement. Il est certain, d’autre part, que chaque nationalité, — mais surtout la bulgare, — dispose d’une élite passionnément dévouée, capable de dévouement et d’héroïsme pour la cause qu’elle a embrassée, et dont le nationalisme, de bon aloi mérite d’être respecté. Mais si le pays avait été aussi complètement bulgare que les Bulgares l’ont cru, la révolution tentée en 1903 aurait pu y réussir dans les mêmes conditions qu’elle a réussi, en 1885, à Philippopoli. Le fait qu’elle a échoué et que les bandes ne sont pas parvenues à déterminer un soulèvement général, montre que la masse reste indécise. Il n’est pas téméraire d’affirmer qu’elle serait avec celui qui lui apporterait la délivrance : elle est macédonienne.

La volonté d’émancipation qui existe chez les chrétiens de Macédoine est un des rares faits qu’il ne soit guère possible de contester : encore faut-il bien voir, — et c’est ce que l’on ne dit pas assez, — qu’il s’agit plus encore d’une émancipation sociale que d’une libération politique ou religieuse. Plus que le fonctionnaire ou que le soldat turc, ce qui, pour le paysan bulgare, symbolise l’oppression ottomane, c’est la présence et les exactions des beys ; plus que comme souverain ou comme musulman, le Turc est haï comme propriétaire et seigneur, ou plutôt, de même qu’aux temps féodaux, c’est la confusion de la propriété et de la souveraineté qui rend odieux le régime qui pèse sur la Macédoine. Une grande partie des meilleures terres appartiennent, depuis la conquête, à des beys musulmans et sont cultivées, à part de fruits, par des tenanciers bulgares ; mais le propriétaire du tchiflik est presque toujours, grâce à la connivence de l’administration turque, fermier adjudicataire de la dîme des récoltes au profit de l’Etat. Il tient ainsi le malheureux tchifligar à sa merci ; il l’accule à s’endetter pour l’obliger à rester sur sa terre ; il le transforme en un serf de la glèbe taillable et corvéable à merci. Dès que le paysan a une dette, il est perdu, car le taux de l’intérêt est couramment de 20 pour 100 et atteint jusqu’à 40 ; des caisses agricoles ont bien été instituées, mais seuls les beys ou quelques chrétiens aisés peuvent en profiter. La récolte mûre, le paysan ne peut pas l’engranger avant que le propriétaire soit venu prélever sa part et celle de l’Etat. Le dîmier, qui est souvent aussi négociant en céréales, retarde sa visite jusqu’à ce que le grain soit près de se gâter, et il l’achète alors à vil prix. Le propriétaire, quand il vient sur son domaine pour percevoir la dîme, se fait escorter de cavas albanais, armés jusqu’aux dents, que le paysan doit encore nourrir. L’agent, l’homme de confiance du bey, c’est le garde champêtre (poliak), autrefois choisi par les paysans eux-mêmes, maintenant nommé par les fonctionnaires turcs, presque toujours musulman, souvent Albanais. La pire des tyrannies, c’est la plus proche : le garde champêtre, seul armé au milieu d’une population sans armes, âme damnée du bey et dépositaire de l’autorité, détient en fait un pouvoir presque sans limites ; il est le maître de la vie et des biens des paysans.

Beaucoup de villages sont constitués par un seul tchiflik : la maison blanche du seigneur s’élève au milieu des masures grises des paysans, comme le château fort d’autrefois au milieu des toits de chaume. Mais, en Occident, le droit féodal limitait l’arbitraire du seigneur qui, à défaut de la justice du Roi, redoutait celle de Dieu ; ici, le bey musulman ne reconnaît aucun droit au paysan chrétien. S’il le vole, s’il le fait fouetter, s’il choisit pour son harem les plus belles filles du village, il ne fait pas œuvre défendue par le Coran. Contre une pareille oppression, le vilain n’a aucun recours ; le caïmakan (sous-préfet) est le complice et souvent l’ami du bey ; sa bienveillance est toujours acquise au musulman riche et puissant qui représente la race conquérante. Le Turc, en dépit de toutes les lois et de toutes les réformes, est incapable de concevoir un état social où le chrétien serait l’égal du musulman, le paysan slave du bey ottoman ; il lui paraît légitime et normal que le chrétien vive dans une condition sociale inférieure, qu’il ne puisse ni s’enrichir ni s’élever. Là où le chrétien prospère, comme dans l’ancienne Roumélie orientale, le Turc ne peut pas rester, il émigré. Le paysan propriétaire lui-même n’est pas à l’abri de pareils maux : si sa terre tente le seigneur de quelque tchiflik voisin, ou simplement si elle fait envie à quelque aventurier albanais, il le trouve un beau jour installé chez lui, le fusil à la main, et, comme dans le conte du Chat Botté, il est contraint, sous menace de mort, de se reconnaître fermier et vassal. Le domaine franc devient un tchiflik, le paysan libre un colon, heureux s’il garde la vie sauve et s’il est assez bien inspiré pour ne pas se plaindre aux tribunaux : il y laisserait sa dernière piastre. La justice, l’administration, la force publique sont à la disposition des beys. Ce demi-esclavage est le sort d’un quart au moins des paysans bulgares macédoniens ; d’autres, plus misérables encore, sont de simples ouvriers agricoles, domestiques de ferme, bergers, bouviers, réduits à la condition précaire de salariés. Les chrétiens, quand ils sont propriétaires, ne possèdent que de petits domaines ; le poids des impôts, l’insécurité du pays, le mauvais état des routes découragent leurs efforts et empêchent tout progrès de la culture. Souvent, surtout à l’Ouest du Vardar, les villages, outre les impôts, sont obligés de payer une redevance spéciale aux Albanais du voisinage : c’est une manière de régulariser le pillage, c’est une assurance par abonnement contre le brigandage, payée aux brigands eux-mêmes.

La triste condition des paysans macédoniens a, depuis plusieurs années déjà, attiré l’attention des agens européens. « On connaît, écrivait, le 28 octobre 1902, M. Sleeg, alors consul de France à Salonique, les abus qui résultent du système de l’affermage des dîmes presque toujours adjugées à des beys influens, qui usent de la délégation de l’Etat comme d’un prétexte à toutes sortes d’exactions. S’il fallait une preuve de la gravité de cette question, on la trouverait dans le fait que les deux derniers mouvemens insurrectionnels ont commencé par le massacre d’agens chargés de la perception des dîmes. » Quelques semaines plus tard, le 3 décembre, le même agent signalait « ses appréhensions sur les dispositions des beys de l’intérieur lésés dans leurs intérêts de propriétaires fonciers et dans leur amour-propre de seigneurs féodaux par l’insuccès des mesures prises par les autorités, et tout prêts à saisir le moindre prétexte pour se charger de rétablir l’ordre à leur manière[8]. »

Si les campagnes fertiles de la Macédoine sont mal cultivées, les collines dénudées, les villages misérables, c’est dans le régime agraire qu’il en faut chercher le secret. Autant, pour le moins, qu’une question de nationalité, la question macédonienne est une question sociale.


RENE PINON

  1. Voyez la Revue du 15 septembre 1906.
  2. Koutzo veut dire petit, boiteux. En slave, les Valaques s’appellent Tshintsar.
  3. Nicolas Papahagi, les Roumains de Turquie, Bucarest, 1905.
  4. Voici, à titre de document, les chiffres du dernier recensement, exécuté d’après les ordres d’Hilmi Fâcha, tels qu’ils m’ont été dictés par l’Inspecteur général lui-même.
    VILAYET DE KOSSOVO ( recensemens inachevé)
    Patriarchistes 164 476
    Exarchistes 184 912
    Catholiques 3 300
    Israélites 2 639
    Musulmans 420 388
    Il convient d’ajouter à ces chiffres ceux du caza de Voutchitrin (sandjak de Pristina (comptés selon l’ancien recensement) :
    Patriarchistes 3 000
    Musulmans 42 771
    Du caza de Louma (Sandjak de Pristina) :
    Pas de chrétiens «
    Musulmans (albanais) 52 072
    Du sandjak d’Ipek :
    Patriarchistes 20 000
    Musulmans (albanais). 162 000
    Du sandjak de Prizrend :
    Patriarchistes et exarchistes 8 108 (Les exarchistes sont principalement à Kalkandelen.)
    Total 1 142 568
    Dont 754 631 musulmans (turcs et albanais)
    Musulmans 117 400
    VILAYET DE MONASTIR (recensement inachevé).
    Patriarchistes grecs 272 586
    Auxquels il faut ajouter 37 173 comptés d’après l’ancien recensement.
    Total 309 759
    Patriarchistes roumanisans 11 301
    Patriarchistes serbes 8 461
    Exarchistes 178 527
    Incertains entre exarchistes et patriarchistes (dont la plupart sont des Serbes) 11 722
    Israélites 7 692
    Musulmans 509 307
    Total 1 187 907
    VILAYET DE SALONIQUE
    Patriarchistes 311 982
    — valaques 22 377
    Exarchistes 244 723
    Arméniens 639
    Arméniens catholiques 55
    Catholiques (latins) 113
    — (grecs) 2 030
    — (bulgares) 815
    Israélites 52 645 (Surtout dans la ville de Salonique.)
    Musulmans 531 421
    Total 1 166 830
    Total général pour les trois vilayets : 3 497 305 habitans
    Dont 1 795 359 musulmans
  5. Remarques sur l’Ethnographie de la Macédoine. Extrait des Annales de Géographie. Paris, Armand Colin, 1906.
  6. Voici le tableau donné par M. Cvijic à la fin de sa brochure :
    Auteurs Turcs Bulgares Serbes Grecs Albanais Valaques Divers juifs «
    tsiganes, etc. Totaux
    Gobchovitch (Serbe). 231 400 57 600 2 048 320 201 140 106 620 74 465 101 875 2 880 420
    Kantchef (Bulgare). 489 064 1 184 036 700 222 152 124 211 77 267 147 244 2 248 274
    Slaves macédoniens «
    Nicolaides (Grec). 576 000 454 000 656 300 « 41 200 91 700 1 820 500
    Oestroich (Allemand) 250 000 2 000 000 200 000 300 000 100 000 « 2 000
  7. La Péninsule Balkanique. Paris, Ollendorff, 2e édition, 1899, p. 24.
  8. Livre jaune de 1902, n° 32 et 42.