La Question d’Orient d’après les documens anglais/3



LA
QUESTION D’ORIENT
D’APRÈS
LES DOCUMENS ANGLAIS.[1]

I. – Papers relative to the arrangement made between
the Porte and Mehemet-Ali in 1833
(publié en 1839).
II. – Communications with Mehemet-Ali in 1838 (publié en 1839).
III. – Correspondence relative to the affairs of the Levant
presented to both houses of parliament
,
by command of her Majesty (3 vol. in-fo, publiés en 1841).
IV. – France and the east (Edinburgh Review, janvier 1841).
V. – The Syrian question (Westminster Review, janvier 1841).
VI. – Le Statu quo d’Orient (in-8o, Paris, 1839).

Les circonstances au milieu desquelles a été conclu le traité de Londres ajoutent encore à ce qu’il y a de vraiment odieux dans ce traité. Les quatre cours se liguaient contre la France et contre l’Égypte : contre la France, au moment où elle venait de rendre à la Grande-Bretagne et à l’Europe entière le service le plus signalé, en mettant fin aux différends du roi de Naples avec le gouvernement anglais ; contre l’Égypte, lorsque Méhémet-Ali, faisant les avances d’une réconciliation, envoyait Sami-Bey à Constantinople et offrait de restituer la flotte au sultan. Ainsi, la paix que la France avait rétablie dans l’Occident, on la troublait sans provocation et sans motif ; la paix qui semblait devoir s’établir en Orient, on prenait les armes pour l’empêcher. N’était-ce pas déclarer la guerre au génie même de la civilisation ?

M. Thiers a exhalé, à la tribune et dans un entretien avec M. Bulwer, les plaintes que lui arrachaient ces procédés sauvages. Il était certes fondé à le faire. L’Angleterre, en signant le traité, ne manquait pas seulement aux égards qu’elle devait à la France et à cette bonne foi qui doit régler les rapports des gouvernemens, mais elle commettait un acte de la plus noire ingratitude, et répondait à un bienfait par un affront. En terminant la querelle de lord Palmerston avec le roi de Naples, le cabinet français avait rouvert au commerce britannique les ports de l’Italie. La sécurité renaissait dans la Méditerranée, et la flotte de l’amiral Stopford devenait disponible : c’est celle que lord Palmerston a dirigée sur Beyrouth.

La réponse de M. Bulwer aux plaintes du précédent ministère est bien dans les traditions anglaises ; c’est l’égoïsme élevé à l’état de théorie :

« M. Thiers me dit[2] que la convention du 15 juillet l’avait surpris (fell upon him) au moment même où il venait de terminer heureusement nos différends avec Naples. Je répondis à cette observation que j’avais reçu l’ordre exprès de le remercier, que je l’avais fait, et que je lui demandais la permission de le faire encore, pour l’habileté qu’il avait déployée et pour les sentimens de bienveillance qu’il avait manifestés dans le cours de cette négociation. J’ajoutai qu’il serait dans la plus grande erreur s’il pensait que le gouvernement anglais ne fût pas très sensible aux services qu’il lui avait rendus en cette circonstance, et ne mît pas un très haut prix à son opinion et à sa coopération en toutes choses, mais que de même qu’il était certains cas où la France ne pouvait agir autrement qu’elle ne le faisait, de même aussi il était des cas où la route que suivait le gouvernement anglais lui était pour ainsi dire prescrite. »

Ainsi, le gouvernement anglais, ayant reçu de la France un service considérable, se croyait dégagé de toute reconnaissance par un simple ou par un double remerciement. Nous avions donné la paix, on nous rendait la guerre, une guerre d’influences qui menait à la guerre des bataillons. Mais qu’importe ? N’avait-on pas chargé M. Bulwer d’exprimer à M. Thiers à quel point l’on était sensible à ses bons offices, et quel prix l’on mettait à sa coopération ? Le chargé d’affaires britannique prétend qu’il est des cas où un gouvernement n’a pas la liberté de suivre une autre voie que celle où sa politique s’engage. Cela peut être. Mais la politique de lord Palmerston ne datait pas de la veille ; un an à l’avance, il avait posé les bases d’un traité principalement dirigé contre l’influence française, et il savait apparemment, en réclamant ou en acceptant la médiation amicale de la France, qu’il ne dépendrait pas de lui de rendre procédé pour procédé. Un service que l’on accepte oblige celui qui le reçoit. Si lord Palmerston voulait suivre une politique hostile à la France, il ne fallait pas se laisser combler des bienfaits de la France, ou il fallait renoncer à cette politique si l’on consentait à se placer à notre égard dans la position d’un obligé.

Le prétexte dont lord Palmerston s’est servi dans le memorandum du 31 août, pour colorer la signature du traité de Londres, a été la part que la France aurait prise à la proposition d’un arrangement direct entre Méhémet-Ali et le sultan.

« Le gouvernement de sa majesté, dit le memorandum, a de bonnes raisons de croire que depuis quelques mois le représentant français à Constantinople a isolé la France d’une manière tranchée des quatre autres puissances, en ce qui concerne les questions auxquelles cette note se rapporte, et a pressé vivement, et à plusieurs reprises, la Porte de négocier directement avec Méhémet-Ali et de conclure un arrangement avec le pacha, non-seulement sans le concours des quatre autres puissances, mais encore sous la seule médiation de la France, et conformément aux vues particulières du gouvernement français. »

M. Thiers a fait la réponse la plus décisive à cette accusation, en donnant lecture à la tribune des dépêches qu’il écrivait dès le 17 mars, et qu’il renouvelait encore le 17 avril suivant, à M. de Pontois et à M. Cochelet.

« Vous ne devez pas même conseiller trop formellement au vice-roi un arrangement direct avec la Porte, parce qu’un pareil conseil nous placerait, à l’égard de l’Angleterre, dans un état d’antagonisme qu’il est bon d’éviter. » (Dépêche de M. Thiers à MM. de Pontois et Cochelet, 17 mars 1841.)

La réponse de M. Cochelet à ces instructions prouve qu’elles avaient été comprises ; la loyauté de nos représentans à Constantinople et à Alexandrie nous garantit qu’elles ont été fidèlement suivies.

« L’invitation que vous me faites se trouve complètement en rapport avec la situation actuelle des choses, qui démontre que toutes les chances d’un arrangement direct semblent avoir été épuisées par Méhémet-Ali lui-même. En effet, après la lettre du 21 février à Kosrew-Pacha, la remise qui en a été faite aux grandes puissances, et le silence de la Porte sur ce qui a été écrit, on ne peut exiger du vice-roi qu’il prenne l’initiative d’une nouvelle démarche. Il paraît donc décidé à n’en plus faire d’aucune espèce. »

La position prise par le gouvernement français dans cette difficulté paraît claire et nette. Il n’avait pas interdit les conseils de modération que ses agens pouvaient donner aux deux parties ; mais il avait interdit, selon l’expression de M. Thiers, toute négociation qui pouvait être imputée à la France. Cette déclaration a valu au ministère du 1er  mars un autre genre de reproches ; on lui a fait un crime, en France, de s’être abstenu ; on a dit que la France avait bien le droit, quand les grandes puissances s’efforçaient de prévenir un arrangement direct, de travailler à l’opérer dans l’intérêt de la paix.

Le droit n’est pas contestable. La France n’avait pris aucune part aux conférences de Londres ; elle se bornait à communiquer, par son représentant, M. Guizot, avec les négociateurs. Elle avait réservé toute sa liberté, et les procédés qu’il lui convenait encore de garder n’étaient point une obligation de sa part. Mais le gouvernement avait un motif plus puissant de ne pas négocier l’arrangement direct, c’est qu’une telle combinaison n’avait pas, tant que les puissances persisteraient à la combattre, la moindre chance de succès. L’Angleterre et la Russie commandaient à Constantinople, et la Porte, depuis qu’elle s’était livrée à leur ascendant, n’avait plus ni pouvoir ni volonté. Demander l’arrangement direct à la Porte, c’eût été le proposer en réalité à l’Angleterre et à la Russie.

La mission de M. Eugène Périer à Alexandrie a été invoquée aussi par lord Palmerston comme une preuve de la secrète intelligence qui existait entre le gouvernement français et le vice-roi. On remarquera d’abord que la nouvelle de cette mission ne peut avoir influé en aucune façon sur la résolution des plénipotentiaires réunis à Londres. Le traité qu’ils ont signé porte la date du 15 juillet 1840 ; M. Périer n’arrivait que le 16 juillet à Alexandrie.

M. Thiers a parfaitement prouvé[3] que l’offre de restituer la flotte turque était un mouvement spontané de Méhémet-Ali, et que M. Périer n’avait été envoyé que pour déterminer le pacha, s’il était sérieux dans ses propositions, à modérer les exigences qu’il avait manifestées[4]. Mais, s’il était nécessaire de confirmer cette explication par un témoignage très peu suspect, lord Palmerston n’a qu’à consulter la correspondance du colonel Hodges, son consul-général à Alexandrie. M. Hodges écrit le 23 juillet :

« M. Périer a saisi l’occasion de m’informer hier au soir que la nouvelle de la proposition faite par le pacha de rendre la flotte turque, avait produit une profonde sensation à Paris ; et que le gouvernement français, pensant que le pacha était devenu moins inflexible dans sa politique, l’avait envoyé en Égypte avec ordre de s’efforcer de ramener Méhémet-Ali à la raison, en lui représentant que les cinq puissances (M. Thiers dit les quatre) étaient maintenant unies dans leur détermination sur la question égyptienne, et décidées à employer la force si la persuasion venait à échouer. »

Mais on pourrait croire que le colonel Hodges, en rapportant le dire de M. Périer, ne donne pas sa propre opinion ; il faut donc lire ce qu’il ajoute dans sa dépêche du 26 juillet.

« J’ai acquis la certitude que les propositions et les conseils portés par M. Périer au pacha, de la part du gouvernement français, ont été repoussés avec un sentiment qui ressemblait à de la colère. On dit qu’à peine présentés, le pacha les a rejetés aussitôt. M. Périer part demain pour Toulon.

« Le fait de l’inflexible détermination de Méhémet-Ali a été confirmé par une conversation subséquente avec le consul anglais dans ce port, auquel il a dit : « L’Angleterre ne veut pas voir en moi un ami de la Porte ; elle fera de moi un rebelle. Désormais je ne paierai pas au sultan un para, et je ne céderai pas un pouce de terrain. »

Il résulte donc du témoignage des agens eux-mêmes de lord Palmerston que la France n’a pas cherché à négocier l’arrangement direct, bien qu’elle eût assurément le droit de le faire. Mais l’Angleterre avait-elle le droit de s’y opposer ainsi qu’elle l’a fait ? Consultons encore les précédens.

Le premier conseil d’entrer, sans intermédiaire, en arrangement avec la Porte, fut donné à Méhémet-Ali, le 14 juillet 1839, dans une entrevue solennelle, par les consuls-généraux d’Angleterre, d’Autriche, de Prusse et de Russie ; le consul français, M. Cochelet, était absent et leur avait délégué ses pouvoirs. Le passage suivant est extrait du procès-verbal de cet entretien, qui se trouve au nombre des documens soumis au parlement anglais.

« Passant en outre à la situation générale des affaires, nous lui dîmes que les représentans des grandes puissances, dans le but d’éviter jusqu’au dernier moment une intervention armée, et désirant la solution pacifique de la question orientale, l’engageaient sérieusement à s’arranger à l’amiable avec le sultan ; que déjà sa hautesse venait de lui donner un témoignage éclatant de sa magnanimité, en lui concédant l’hérédité de l’Égypte ; que c’était maintenant au pacha à faire preuve de bonne volonté et de soumission envers son souverain, et à hâter le dénouement paisible de cette lutte ; qu’à cet effet le renvoi immédiat de la flotte serait le gage le plus palpable de sa loyauté. »

Méhémet-Ali résistait d’abord à ce conseil ; mais, après deux jours de discussion, il céda et remit à Akif-Effendi une lettre qui contenait ses propositions au divan. Le divan était bien disposé, car le reiss-effendi avait dit à lord Ponsonby, le 17 juillet : « Il convient à la Porte d’arranger ses affaires, comme des musulmans doivent agir entre eux, et d’éviter l’intervention des Européens. C’est pourquoi des conditions plus acceptables seront offertes à Méhémet-Ali[5]. » Cependant les propositions que les consuls européens avaient conseillé à Méhémet-Ali d’adresser à la Porte et auxquelles la Porte paraissait vouloir souscrire, les ambassadeurs européens lui défendirent de les accepter, en signifiant au divan la note collective du 27 juillet. Ne pourrait-on pas en conclure ou que la note collective a été une singulière inconséquence, ou que le conseil collectif du 14 juillet était un piége tendu à la bonne foi du pacha ?

On a déjà vu, dans le cours de ce récit, que la Russie avait désavoué la note du 27 juillet par les instructions remises, vers la fin d’août, à M. de Bouténief. Une année d’attente avait d’ailleurs prescrit cet engagement. L’Angleterre elle-même se considérait comme tellement libre pour sa part, qu’au moment où M. Guizot, apprenant le projet formé par le pacha de restituer la flotte turque au sultan, disait à lord Palmerston : « Il serait coupable de différer d’un seul jour le rapprochement ; » lord Melbourne disait de son côté à M. Guizot : « Qu’ils s’arrangent ; ils nous tireront d’un grand embarras. » À la même époque, le colonel Hodges écrivait d’Alexandrie, le 16 juin 1840, ces lignes, qui permettent de penser que tout le monde, y compris les agens de lord Palmerston, eût regardé comme un bonheur le succès de l’arrangement direct.

« Le vice-roi me dit : « Les intrigues ont été très actives en Syrie ; j’aurai à vous parler de cela plus tard. Quant à mes affaires avec la Porte, elles se termineront pacifiquement. Tout cela est à la veille d’être réglé. »

« J’assurai à son altesse que rien ne me donnerait une plus grande satisfaction que de voir conclure à l’amiable, entre lui et la Porte, un arrangement qui s’accordât avec les vœux et avec la politique des grandes puissances. En même temps je fis remarquer que, sur cette question, je n’avais pas reçu de nouvelles instructions de mon gouvernement.

« Méhémet-Ali ajouta : « Ce n’est ni de votre gouvernement ni des puissances européennes que j’ai reçu l’assurance que mes différends avec la Porte touchent à leur terme. Abdul-Medjid a exprimé le désir de mettre fin à nos dissensions. »

L’Angleterre avait déjà empêché l’arrangement direct en 1839 par la note collective du 27 juillet. En 1840, des promesses ne suffisaient plus ; elle signa, dans le même but, le traité du 15 juillet. Le plénipotentiaire ottoman, qui n’était dans la conférence que le très humble serviteur des quatre cours, Chékib-Effendi, adressa le 7 juillet à lord Palmerston, et sans doute à l’instigation de ce ministre lui-même, une note qui mettait les puissances en demeure de conclure cette convention. On y lisait :

« Le moment actuel semble décisif pour en venir à un arrangement satisfaisant. Méhémet-Ali, sentant les embarras de sa position, cherche à en sortir de manière à transiger directement avec la Porte et à écarter par là l’intervention des grandes puissances. Celles-ci, étant sincèrement amies du sultan, ne sauraient se laisser induire en erreur par cette politique perfide de Méhémet-Ali. Au lieu de perdre un temps précieux en délibérations trop prolongées, elles doivent au contraire en venir promptement à une décision, convenir entre elles, de concert avec le représentant de sa hautesse, de conditions à imposer à Méhémet-Ali, et concerter d’avance les moyens nécessaires pour obliger celui-ci à se soumettre à cet arrangement, que les puissances amies auront reconnu comme juste et comme irrévocable. »

Ce qui prouve que la démarche de Chékib-Effendi avait été concertée avec lord Palmerston, c’est que le secrétaire d’état des affaires étrangères, qui n’avait pas réuni ses collègues depuis plusieurs semaines[6], assembla sur-le-champ le conseil des ministres, et fit adopter les résolutions[7] qui devaient quelques jours plus tard être converties en articles du droit européen. Ce fut un moment solennel, une crise bien redoutable que celle où les membres du ministère whig donnèrent ainsi leur blanc-seing au plus téméraire d’entre eux pour déchirer cette alliance française qui les avait portés au pouvoir, et qui les y maintenait. Je suis tenté de croire cependant que les collègues de lord Palmerston ne sentirent pas toute la gravité de l’acte qu’il leur arrachait. Lui-même il n’avait pas prévu qu’une rupture avec la France entraînerait sa propre chute, et qu’il tomberait accablé sous le fardeau de ses funestes lauriers.

Le traité du 15 juillet 1840 comprend plusieurs engagemens distincts. La convention proprement dite est calquée, avec une grande fidélité, sur les propositions de M. de Brunnow. Elle ne fait pas mention de l’arrangement territorial, et se borne à définir le rôle qui doit échoir à chaque puissance dans les mesures coercitives dirigées contre Méhémet-Ali. Le préambule déclare qu’il s’agit de prévenir l’effusion du sang entre musulmans ; c’est pour cela que l’on fait marcher des armées, que l’on met les vaisseaux à la voile, et que l’on va tirer le canon.

L’acte séparé, annexé à la convention, détermine l’étendue des territoires que l’on abandonne à Méhémet-Ali, à savoir l’Égypte à titre héréditaire, et la partie méridionale de la Syrie, y compris la place d’Acre, sa vie durant. Une clause ridicule était attachée à ces concessions déjà si limitées. Les puissances annonçaient que Méhémet-Ali aurait dix jours pour accepter les conditions qui lui étaient imposées. À l’expiration de ces dix jours, l’on devait retirer l’offre du pachalik et de la ville d’Acre ; et si le vice-roi persistait dans ses refus, après un second délai de dix jours, le sultan se considérait comme libre de refuser l’hérédité de l’Égypte à Méhémet-Ali. Le rédacteur du traité affichait, comme on voit, la prétention d’imiter les oracles, et prenait les provinces annexées à l’Égypte pour autant de pages des livres sibyllins.

Rien ne témoigne plus clairement des mauvais desseins des puissances que le vague dans lequel sont laissées les dispositions les plus importantes du traité. Ainsi, dans l’article 25 de la convention, il est dit que les puissances s’engagent à prendre, à la réquisition du sultan, les mesures concertées et arrêtées entre elles, afin de mettre l’arrangement territorial à exécution ; mais nulle part on ne voit quelles seront ces mesures ni à quel terme elles doivent s’arrêter. La convention partage les détroits entre l’Angleterre et la Russie, stipule l’assistance des forces navales anglaises et de la marine autrichienne pour rendre efficace le blocus de la Syrie, et rappelle comme pour mémoire la vieille règle qui veut que les Dardanelles et le Bosphore soient fermés en temps de paix aux vaisseaux de guerre de toutes les nations ; mais aucun autre moyen de contrainte n’est positivement indiqué ni convenu.

Même lacune dans les conditions de l’investiture héréditaire que l’on offre à Méhémet-Ali. On déclare qu’il aura un tribut annuel à payer, que ce tribut sera proportionné à l’étendue des territoires confiés à son administration, mais on en laisse le chiffre en blanc. Le traité ne fixe pas avec plus de précision les forces de terre et de mer que le pacha restera libre d’entretenir.

Cette latitude effrayante suppose ou qu’il existe des stipulations secrètes que les puissances n’avouent pas, ou qu’elles ne prennent le traité que comme un principe dont elles pousseront l’exécution aussi loin qu’il leur plaira. Cet arbitraire, que les contractans se réservent, est destructif du traité lui-même. On ne fait pas une convention pour s’arroger la dictature, que ce soit pour l’Europe entière ou seulement pour l’Orient.

Ce n’est pas tout : à la convention et à l’acte séparé du 15 juillet se trouve annexé un protocole réservé, signé le même jour, et qui décide que vu la distance, et par des considérations de politique aussi bien que d’humanité, il sera procédé aux mesures coercitives avant l’échange des ratifications. Voilà une stipulation sans exemple. Un traité n’existe pas et ne peut avoir de force tant qu’il n’est pas ratifié ; jusque-là ce n’est qu’un projet. Les ratifications sont pour un traité ce que la promulgation est pour une loi. Faire une convention pour dire que l’on exécutera un traité qui n’a pas été ratifié, c’est dire que l’on se dispensera d’observer les règles prescrites par le droit des gens. Ce n’est pas signer un acte diplomatique, c’est tremper dans un complot.

Je considère le protocole réservé comme une mesure de la même famille que le secret observé à l’égard de la France. On voulait avoir le temps, ainsi que l’a dit M. Thiers, avant que la France fût prévenue, de donner l’ordre à l’amiral Stopford de brûler la flotte égyptienne. Il est certain que les instructions adressées à cet officier ont traversé Paris le 16 juillet ; lord Palmerston ne fit connaître que le lendemain à M. Guizot le fait du traité, et le gouvernement français n’en fut instruit que le 19. Le messager du cabinet britannique avait donc trois jours d’avance sur nos résolutions. On espérait surprendre notre vigilance, comme si ce n’était pas assez de tromper notre bonne foi.

Les instructions que l’amiral Stopford a dû recevoir de lord Minto, et qui autorisaient sans doute les excès commis en Syrie, n’ont pas été publiées par lord Palmerston ; mais on pourra juger de l’esprit qui avait présidé à la rédaction, en lisant la dépêche adressée au colonel Hodges par lord Palmerston, le 18 juillet. Le colonel Hodges était l’homme que lord Palmerston avait envoyé en Égypte pour insulter Méhémet-Ali, pour l’irriter par des querelles quotidiennes, et pour le pousser ainsi aux dernières extrémités. La dépêche du 18 juillet trahit, dans un langage brutal, l’enivrement qui possédait le ministre anglais, à la veille d’accomplir les projets auxquels il travaillait depuis plusieurs années.

« La seule chance de succès que Méhémet-Ali pourrait avoir serait l’assistance du gouvernement français ; mais la France ne l’assistera point. La France s’opposerait à une coalition hostile des cinq puissances, si ces puissances menaçaient d’envahir son territoire, d’insulter son honneur ou d’attaquer ses possessions ; mais la France ne se mettra pas en guerre avec les autres grands états de l’Europe, dans l’intérêt de Méhémet-Ali ; elle n’a pas, d’ailleurs, les moyens de le faire.

« La France a, il est vrai, une flotte de quinze vaisseaux de ligne dans la Méditerranée, et elle aurait bientôt ajouté trois vaisseaux à ce nombre ; mais ce sont à peu près toutes les forces navales dont elle peut disposer, et elle serait hors d’état de mettre en mer une flotte beaucoup plus considérable, même en cas de guerre avec l’Europe. La Grande-Bretagne, au contraire, dans le cas d’un conflit, mettrait en mer une flotte qui balaierait l’Océan.

« La France a maintenant soixante mille hommes dans l’Algérie, et pour envoyer des renforts, ainsi que pour remplacer les pertes dans cette armée, il faut qu’elle entretienne une force militaire qui soit la réserve de ses troupes africaines. Comment, dans cet état de choses, la France s’engagerait-elle sans nécessité dans une guerre avec les grandes puissances du continent ?

« Il est donc certain que la France ne prendra point une part active à la défense de Méhémet-Ali, et le gouvernement français nous l’a itérativement déclaré.

« Vous verrez que des ordres ont été donnés à la flotte britannique d’agir tout à la fois en coupant les communications entre la Syrie et l’Égypte et en assistant les Syriens. Si Méhémet-Ali s’en plaignait et faisait remarquer que cette résolution ne lui a point été notifiée, vous lui rappelleriez avec civilité que nous sommes les alliés du sultan ; que nous avons le droit d’aider les fidèles sujets du sultan à lui garder cette fidélité, ainsi que le sultan lui-même à faire rentrer dans le devoir ceux de ses sujets qui se sont, comme Méhémet-Ali, révoltés contre lui, et que, Méhémet-Ali n’étant pas un souverain indépendant avec lequel les quatre puissances entretiennent des relations politiques, ces puissances ne sont pas dans l’obligation de lui notifier la marche qu’elles se proposent de suivre.

« Les conditions que l’on offre à Méhémet-Ali sont la meilleure preuve que nous n’avons pas l’intention de le détruire, ni de le frapper plus qu’il n’est nécessaire pour l’accomplissement des grands résultats que nous avons en vue. Mais il faut qu’il comprenne bien que ces propositions sont comme les livres sibyllins, et que plus il résistera, moins il finira par obtenir.

Cette dépêche, dont il est inutile de faire remarquer l’insolence, car elle s’adresse à un agent anglais, et n’a d’autre objet que de le monter au diapason de son gouvernement, montre bien que lord Palmerston n’hésitait devant aucune extrémité, quelque immorale qu’elle fût. On a vu que les puissances étaient convenues entre elles d’exécuter le traité de Londres, sans attendre l’échange des ratifications, ce qui était déjà une première atteinte portée aux règles du droit des gens. Voici maintenant une seconde dérogation à ces principes sacrés : les puissances interceptent les communications entre l’Égypte et la Syrie, capturent des bâtimens, appellent les Syriens à la révolte, et tout cela sans même avoir pris la peine de notifier leurs intentions à Méhémet-Ali. C’est la guerre avant toute déclaration de guerre ; c’est un acte de piraterie qui rappelle les violences maritimes du gouvernement anglais pendant les guerres de la république et de l’empire. Mais lord Palmerston n’est-il pas de l’école de Pitt ?

Le promoteur de cette dernière coalition paraît sentir lui-même que sa politique n’est pas à l’abri de reproche, car il prévoit les plaintes de Méhémet-Ali, et dicte la réponse qu’on lui fera. Lord Palmerston prétend que, Méhémet-Ali n’étant pas un souverain indépendant, les coalisés ont pu légitimement se dispenser à son égard des procédés qui, dans le droit commun, régularisent les hostilités. Cela serait vrai, si les puissances n’avaient pas déjà traité avec Méhémet-Ali, si elles n’entretenaient pas depuis sept ans des agens diplomatiques auprès de lui, et si elles n’avaient pas pris des engagemens à son égard par la convention de Kutaya. D’ailleurs, le traité de juillet admet en principe la convenance, la nécessité même de notifier à Méhémet-Ali les mesures arrêtées contre lui, puisqu’il donne au pacha vingt jours de délai pour réfléchir aux conditions qui lui sont offertes. N’était-il pas absurde cependant de signifier à Méhémet-Ali une partie des stipulations du traité, si l’on devait lui cacher les autres ? Était-il bien conforme à la loyauté d’entamer, sans une sommation préalable, certaines mesures coercitives, tandis que certaines autres donnaient lieu à cette sommation ?

En dépit des forfanteries que renferme la correspondance de lord Palmerston, on s’aperçoit que toutes ces violences s’inspirent encore moins de l’injustice que de la peur. Les signataires du traité craignaient la résistance de la France, et s’efforçaient d’achever leur œuvre avant que cette résistance devînt possible. Ils voulaient bien humilier et isoler la France ; mais ils ne voulaient pas la réveiller ni avoir à la combattre, ou bien ils espéraient lui présenter à son réveil la coupe amère des faits accomplis. Voilà pourquoi lord Palmerston lançait, dès le jour même de la signature du traité, ses courriers sur le chemin de toutes les capitales, et ses bateaux à vapeur sur toutes les mers.

La nouvelle du traité fut reçue à Pétersbourg et à Berlin avec de grandes démonstrations de joie. M. de Metternich, plus prudent ou moins convaincu, dissimula ses impressions. Voici l’accusé de réception de M. de Nesselrode :

« Je n’ai pas voulu différer d’un instant à vous faire connaître l’approbation dont sa majesté l’empereur a daigné honorer les derniers actes de votre importante négociation. J’ai beaucoup craint que, tandis que vous arrêtiez à Londres avec lord Palmerston des déterminations si énergiques et si honorables pour l’intervention des quatre puissances, un arrangement direct n’eût lieu entre la Porte et Méhémet-Ali. Heureusement il n’en est rien. D’autre part, l’insurrection en Syrie devient chaque jour plus sérieuse. Pourvu que maintenant la flotte anglaise apparaisse bientôt sur les côtes de la Syrie, nous pourrons nous flatter que notre but sera atteint avec moins de dangers que nous ne l’avions déjà pensé. » (M. de Nesselrode à M. de Brunnow, 4 août.)

Après cette lettre, on lira encore avec intérêt le récit hypocrite que fait lord William Russel des sentimens exprimés par la cour de Berlin.

« Je ne me souviens pas d’avoir assisté ici à un évènement qui ait causé autant de satisfaction que la signature du traité par l’Angleterre, par l’Autriche, par la Russie et par la Prusse. Sans doute, la satisfaction eût été plus grande si le gouvernement français n’avait pas jugé à propos de séparer sa politique de celle des quatre puissances ; mais la détermination qu’a prise ce gouvernement de s’attacher à une ligne de conduite tracée pour son propre avantage prouve à tout le monde qu’en cédant à ce qu’il demandait, le continent se serait soumis, non pas à la volonté du gouvernement français, mais aux caprices de la presse française, car dans cette circonstance la presse en France a forcé le gouvernement à subir sa décision. Un tel état de choses n’aurait pas été long-temps supportable. » (Lord W. Russell à lord Palmerston, Berlin, 5 août 1840.)

Cette préoccupation perce dans les principales dépêches des agens anglais. Ils ne paraissent pas redouter le gouvernement de la France, qu’ils ont toujours trouvé de bonne composition ; c’est la presse française qui les effraie seule et qui les contient. M. Bulwer ne cesse de se plaindre à lord Palmerston des obstacles qu’elle jette sur sa route, et lord Palmerston charge lord Granville de porter ces plaintes à M. Thiers[8]. Pourquoi cela ? La presse française a-t-elle une puissance qui lui soit propre, et qui s’étende au-delà des chétives frontières que l’Europe a bien voulu nous laisser en 1815 ? Non certes ; mais, pour l’étranger surtout, la presse en France est la voix du pays ; elle a gardé les saintes traditions de notre nationalité, elle n’a pas accepté les traités de Vienne, elle n’a pas transigé avec la diplomatie, elle est toujours l’arsenal vivant des principes qui ont commencé l’émancipation de l’Europe, et qui doivent infailliblement l’accomplir. Voilà pourquoi les coalisés lui ont fait l’honneur de diriger contre elle leurs notes diplomatiques. Pour quiconque attente à l’influence de la France, la presse française est l’ennemi.

La tactique des puissances ne change pas après le traité de Londres. La Russie, qui avait fait mouvoir les fils de la coalition, continue à jouer la modération et le désintéressement. M. de Nesselrode tient un corps de troupes prêt dans la Crimée, il a une escadre à Sébastopol et une autre à Cronstadt, pour servir de réserve à la flotte anglaise. Écoutez-le cependant : il ne désire pas la guerre, et son vœu le plus ardent, c’est que l’occasion d’employer ces forces importantes ne se présente pas. Satisfait d’avoir mis l’Angleterre aux prises avec la France, et comptant sur lord Palmerston pour pousser la querelle aussi loin qu’elle peut aller, la diplomatie moscovite disparaît en quelque sorte de la scène. Après avoir allumé l’incendie, elle le contemple, et, comme Néron devant Rome en cendres, elle jouit de ce funeste embrasement.

« Le comte Pahlen rapporte que le gouvernement russe est considéré à Paris comme l’instigateur de cette conspiration contre la France, car c’est le nom que l’on donne au traité ; que la Russie voit retomber sur elle la plus grande part de la haine dont les alliés sont l’objet, et qu’il pense que la plus sage conduite à tenir, pour lui, est de rester, autant que possible, étranger à toute discussion sur cette question. » (M. Bloomfield au vicomte Palmerston ; Pétersbourg, 7 août 1840.)

Cette conduite de M. de Pahlen, qui était certainement la conséquence des instructions qu’il avait reçues, renvoyait décidément au cabinet anglais le généralat de la coalition. Si lord Palmerston eût désiré sincèrement éviter un malentendu, une rupture avec la France, il n’aurait pas accepté ce dangereux honneur. Il est des questions qu’un gouvernement ne peut discuter qu’avec ses adversaires déclarés ; un combat d’influence entamé par l’Angleterre avec nous et au nom des autres puissances devait nous paraître une trahison. La Russie ne nous avait jamais donné que des preuves de mauvais vouloir ; elle suivait sa politique séculaire en organisant la conspiration du 15 juillet. Mais l’Angleterre, en signant ce traité, manquait à une alliance étroite qui avait la double sanction des principes et du temps. Toute discussion ouverte avec le cabinet de Londres sur le traité du 15 juillet se compliquait donc d’une question de procédé, ce qu’il était du devoir des puissances d’éviter.

Lord Palmerston se saisit avec ardeur de ce rôle qui lui convenait moins qu’à tout autre ; il prit sur lui l’odieux de cette responsabilité que les diplomates russes avaient déclinée. Ce sera désormais notre antagoniste direct, et, pour emprunter la forme grecque, le protagoniste du drame européen. Autant qu’il est possible d’en juger par des documens qui ne renferment pas les pièces confidentielles et qui ne donnent souvent les dépêches officielles que par extraits, voici quel fut son plan d’action.

Avant la signature du traité de Londres, lord Palmerston avait constamment écarté toute combinaison qui pouvait amener l’adhésion de la France[9] ; le traité signé, on le verra repousser toute modification qui serait de nature à réconcilier la France avec le principe de cette convention. M. Guizot, devenu ministre, ne sera pas plus ménagé et n’obtiendra pas des conditions plus favorables que M. Thiers. Le parti est pris de rompre avec la France, qu’elle veuille la guerre, ou qu’elle se résigne à la paix.

Une autre partie du plan de lord Palmerston consistait à endormir l’opinion publique en Angleterre sur les dangers qui pouvaient naître du traité. La nation anglaise tenait à la paix, elle n’entendait pas renoncer légèrement à l’alliance de la France ; de là, pour les signataires de cette convention, la nécessité de dérober pendant quelque temps à tous les yeux l’avenir qu’ils préparaient. On disait alors aux amis de la France : « La France ne prend, il est vrai, aucune part au traité, mais les raisons qui l’éloignent de nous sont purement domestiques, et nous espérons qu’elle rentrera bientôt dans le concert européen. » On disait aux ennemis de la France : « La France est mécontente ; elle arme, mais c’est pour apaiser les clameurs de sa jeunesse ; elle menace, mais elle ne fera rien. » En un mot, on s’arrangeait pour que les partisans de la paix ne pussent pas prévoir la guerre, et pour qu’ils ne vissent où on les menait que lorsqu’il ne serait plus temps de s’arrêter.

Dans cette politique de roués, le plus grand tour de force est sans contredit le discours que prononça lord Palmerston devant la chambre des communes, quelques jours avant la prorogation du parlement[10]. M. Hume avait demandé au secrétaire d’état des affaires étrangères s’il était vrai que l’Angleterre eût signé, avec la Russie, la Prusse et l’Autriche, une convention dont la France était exclue, et s’il pouvait produire cette convention. L’honorable membre voyait dans un tel fait la résurrection de la sainte-alliance, et il protestait contre le droit d’intervention que s’arrogeait l’Angleterre dans les affaires de l’Orient. Voici la réponse de lord Palmerston :

« Mon honorable ami a demandé que le gouvernement déposât sur la table une copie de la convention qui a été conclue avec les autres puissances. Une convention a été conclue, je ne le nie pas, mais elle n’aura toute sa force que lorsqu’elle aura été ratifiée et échangée par toutes les parties contractantes ; jusqu’à ce que cela ait été fait, il est impossible de rendre ce document public, et de le mettre sous les yeux du parlement. Les ratifications n’ont pas été échangées encore, je ne doute pas qu’elles ne le soient ; mais jusqu’à ce qu’elles l’aient été, je ne puis pas faire connaître l’objet de la convention.

« Mon honorable ami a prétendu que j’avais ou que le gouvernement avait abandonné l’alliance de la France, et s’était embarqué avec la sainte-alliance dans une entreprise contraire aux intérêts de l’Angleterre, et qui ne pouvait servir que les intérêts de la Russie. Je nie qu’il y ait, de la part du gouvernement, la moindre disposition à renoncer à l’alliance, à l’étroite union que nous avions formée avec la France, et à laquelle j’ai toujours attaché la plus grande importance, sachant combien elle était utile aux deux pays et essentielle à la paix de l’Europe. Quoique sur ce sujet particulièrement il ait existé des dissentimens que je crois peu importans, j’ai l’espoir et la confiance qu’ils n’affaibliront pas les sentimens d’amitié qui unissent les deux pays.

« Quel rapport peut avoir la sainte-alliance avec ce traité qui a été conclu pour un objet spécial ? Les parties contractantes ne sont pas les mêmes, car l’Angleterre n’avait pas adhéré à la sainte-alliance, et la France d’alors, sans y être comprise, n’y était pas opposée.

« Nous avions le plus grand désir de voir la France s’associer aux mesures qui ont été arrêtées, car elle nous eût apporté ainsi le poids de son influence morale et eût assuré la paix de l’Europe. C’est avec le plus profond regret que le gouvernement de sa majesté a reconnu qu’il ne pouvait pas obtenir le consentement de la France. Mais, dans toutes les communications qui ont eu lieu avec le gouvernement français depuis ce moment, il n’y a pas le moindre prétexte aux impressions que l’on a cherché à répandre dans certains lieux, et particulièrement en France, sur les intentions hostiles qui auraient animé les autres puissances, en déterminant les mesures qu’elles ont prises de concert. La France est une grande et puissante nation ; elle a de puissans intérêts à la paix, et elle est gouvernée par des hommes trop sages pour convertir l’Europe, sans des motifs légitimes, en une scène de carnage. »

Lord Palmerston s’efforçait ensuite de démontrer que le traité du 15 juillet avait déjà valu à l’Angleterre l’abolition du traité d’Unkiar-Skelessi. Sans avouer que l’alliance française fût rompue, et tout en affirmant même qu’elle résisterait à un dissentiment sans importance, il avait soin de présenter la perspective d’une autre alliance, et disposait les intérêts ainsi que les esprits à se tourner vers le nord.

Ce discours, qui n’était, d’un bout à l’autre, qu’un mensonge adroit, suffit pour calmer les appréhensions du parlement. On s’en étonne aujourd’hui que les faits sont connus. Quoi de plus audacieux en effet que ce refus de soumettre à la chambre des communes, sous prétexte que les ratifications n’avaient pas été échangées et qu’elles étaient nécessaires pour donner au traité toute sa valeur, une convention que l’on exécutait sans attendre l’échange des ratifications ? Comme il fallait compter sur la crédulité de son auditoire pour lui faire entendre que les dissentimens qui avaient séparé la France de l’Angleterre étaient sans importance, lorsque des hommes tels que M. Hume et M. Leader[11] venaient exposer l’irritation que la nouvelle du traité avait produite en France, et quand chacun pouvait se dire que, sans des motifs de la plus haute gravité, l’intérêt qu’avaient les deux peuples à rester unis aurait sans doute triomphé de ces dissidences d’opinion ! Enfin, n’est-ce pas s’en prendre aux mots que de prétendre que l’Angleterre ne figurait pas dans la sainte-alliance, lorsque chacun sait que, de 1793 à 1815, elle a été l’ame de toutes les coalitions formées contre nous ? Les signataires du traité de Londres sont les mêmes puissances qui signèrent le traité de Chaumont ainsi que les traités de Vienne, et qui vomirent alors sur la France leurs armées combinées. Et quand nous voyons l’Angleterre, la Russie, la Prusse et l’Autriche se coaliser encore, on ne veut pas que nous évoquions les souvenirs de l’invasion !

Au moment où lord Palmerston se disait encore plein de confiance dans les dispositions amicales du gouvernement français, il avait lui-même la conscience de ses mauvais desseins contre la France, et il savait, par les dépêches de M. Bulwer, l’impression que la connaissance de ces projets hostiles avait excitée. M. Bulwer écrivait, le 17 juillet, lorsqu’on soupçonnait à Paris, sans le connaître encore, l’existence du traité :

« M. Thiers me dit qu’il avait eu des nouvelles d’un projet qui se tramait à Londres entre les quatre puissances. Si l’Angleterre, ajouta-t-il, tient cette conduite, ce ne sera pas certainement une cause d’hostilités immédiates ; mais il est impossible de dire ce qui peut arriver ultérieurement. La France devra se séparer de l’Angleterre, et se séparer avec éclat. Elle sera dans la nécessité d’accroître ses forces de terre et de mer, et il s’ensuivra un état d’irritation qui tôt ou tard amènera une de ces guerres qui ébranlent l’Europe.

Et plus tard, le 20 juillet, lorsque le fait du traité fut connu :

« M. Tiers me répondit : « Ce n’est pas le moment de demander ni de donner des explications, l’alliance de la France et de l’Angleterre est rompue. M. Guizot a reçu la nouvelle officielle qu’un arrangement avait été conclu par les quatre puissances, auquel on ne nous a pas même invités à accéder. Cette circonstance n’a pas une très grande signification, et je n’y vois qu’une pure affaire de forme ; c’est du fond même que je me plains plus sérieusement. Je ne puis pas comprendre une alliance qui subsiste pour les petites questions, et une séparation pour les grandes. Si l’Angleterre doit se séparer de nous dans la question d’Orient, cette séparation sera générale. La France, comme je l’ai déjà dit, s’isolera. Elle est confiante dans ses forces, avec d’autant plus de raison que le gouvernement, dans cette affaire, a toute la population avec lui. Qu’une occasion se présente où la dignité et les intérêts de mon pays me commandent d’agir, je le ferai sans crainte et avec décision. Je le regrette profondément ; mais je ne puis pas ne pas apercevoir dans l’état des affaires, tel qu’il s’annonce à moi, des éventualités qui peuvent troubler la paix de l’Europe. »

Enfin, dans le memorandum remis à lord Palmerston le 24 juillet, le gouvernement français parlait encore des dangers que pouvait faire naître l’exécution du traité, et il refusait positivement le concours moral qu’on lui avait demandé.

« Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une obligation de sa part. Il n’en est plus une dans la nouvelle situation où semblent vouloir se placer les puissances. La France ne peut plus être mue désormais que par ce qu’elle doit à la paix et ce qu’elle se doit à elle-même. »

On le voit, quand le ministre anglais parlait de sa confiance dans la paix, il avait la guerre devant lui ; quand il faisait un appel dérisoire à l’alliance française, il savait que cette alliance était rompue. Il trompait donc sciemment l’opinion publique ; il dérobait à la discussion un traité qui devait changer la situation de l’Angleterre et celle de l’Europe ; il renonçait à une politique consacrée par dix ans d’expérience et par l’assentiment de la nation, et cela sans consulter le parlement assemblé ! il faisait une révolution par surprise dans un état constitutionnel ! Comment aurait-il pu se montrer loyal envers la France, quand il ne mettait pas plus de loyauté dans ses rapports avec le peuple anglais ?

C’est ici le lieu de reconnaître que le gouvernement français a favorisé jusqu’à un certain point, par la complicité de son silence, la manœuvre de lord Palmerston. La France ne s’est pas séparée de l’Angleterre avec assez d’éclat ; elle n’a pas su avertir clairement l’Angleterre du danger auquel le cabinet de Londres exposait l’un et l’autre pays. Les notes officielles n’ont pas ressemblé, autant qu’il l’aurait fallu, aux conversations de M. Thiers avec lord Granville et avec M. Bulwer, ni à ces explosions de l’indignation royale se manifestant aux ambassadeurs des quatre cours. À quoi bon parler de paix et d’équilibre, quand l’escadre britannique serrait de près les côtes de la Syrie, et après cet acte du 15 juillet qui réunissait encore une fois, après vingt-cinq années de trêve, les coalisés de 1815 contre nous ?

Le mémorandum du 24 juillet, note que l’on trouvera ferme en la comparant aux précédens diplomatiques émanés de la France, ne paraît pas à la hauteur des circonstances dans lesquelles on venait d’entrer. Cette phrase : « Elle aura toujours en vue la paix et le maintien de l’équilibre actuel entre les états de l’Europe ; tous ses moyens seront consacrés à ce double but, » est beaucoup trop rassurante pour lord Palmerston ; la France n’avait pas à protester de ses intentions pacifiques au moment où l’on ouvrait les hostilités contre son influence et contre ses intérêts. La crainte que l’on avait de nous faisait notre force ; pourquoi détruire ce rempart moral de nos propres mains ?

Le mémorandum du 24 juillet a été, pour ainsi dire, écrit sous la dictée de notre ambassadeur à Londres. M. Thiers a dû le rédiger à la réception et sous l’impression de la dépêche du 19 juillet, dans laquelle M. Guizot s’expliquait ainsi :

« Je veux vous dire quels sont, à mon avis, pour le bon effet ici, les trois points qu’il est essentiel de mettre en éclatante lumière ; vous en jugerez :

« 1o  L’esprit de paix orientale et européenne qui a présidé et qui préside dans tout ceci à la politique de la France ; 2o  l’obscurité de l’avenir où l’on entre et la gravité des chances qu’on suscite par la politique que l’Angleterre vient d’adopter ; 3o  la résolution où est la France de n’accepter, dans cet avenir inconnu et périlleux pour tous, rien qui porte atteinte à l’équilibre des états européens. »

N’est-ce pas, à l’identité des termes près, la conclusion du memorandum ? L’obscurité de l’avenir, le dévouement à la paix et la religion de l’équilibre, voilà, dans l’un comme dans l’autre document, les points principaux. Dans l’un et l’autre, le cas d’une atteinte portée à l’équilibre européen est posé comme un cas de guerre ; les puissances en ont facilement conclu que c’était le seul que notre politique eût prévu, et qu’on leur abandonnait l’Orient.

En rappelant ces souvenirs, je n’entends point rejeter sur l’ambassadeur la responsabilité qui appartenait au ministre. M. Guizot a donné des conseils très peu opportuns ; mais, malgré l’autorité que ces avis empruntaient à la position et au nom de M. Guizot, M. Thiers était libre de ne pas les suivre. Le chef d’un gouvernement couvre tous ses agens, et il n’est couvert par personne. Les fautes d’un ambassadeur sont aussi celles du ministre qui l’emploie ; mais les fautes du ministre, comme ses succès, n’appartiennent qu’à lui seul. C’est la gloire de l’initiative, mais c’en est aussi le péril.

À la lecture des pièces de cette longue négociation, l’on se demande plus d’une fois d’où vient que non-seulement le ton des notes officielles, mais encore celui des conversations de M. Guizot avec lord Palmerston, s’éloigne à un tel point de l’énergie que le président du 1er  mars apporte dans ses communications personnelles avec les ambassadeurs. Ces différences très sensibles, et qui ont eu des conséquences très fâcheuses, ont tenu à la rivalité d’influence politique qui existait entre M. Guizot et M. Thiers. Celui-ci ne commandait pas assez pour un ministre, et celui-là n’obéissait pas assez pour un ambassadeur. Il n’y avait pas entre eux cette harmonie d’opinion qui fait que deux hommes concourent avec ardeur au même but. M. Guizot, à Londres, en face de lord Palmerston et en pleine question d’Orient, se considérait toujours comme le chef d’un parti puissant dans le parlement français ; il regardait non le dehors, mais le dedans ; sa lettre à M. de Broglie l’a bien montré. Il résultait de cet antagonisme tacite, que M. Thiers parlait à lord Granville comme devait parler le chef du centre gauche et l’allié de la gauche, tandis que M. Guizot s’expliquait avec lord Palmerston comme pouvait le faire le chef du centre droit. Quant aux dépêches officielles, je ne saurais y voir qu’un compromis entre les deux opinions.

Il ne faudrait pas cependant juger de l’attitude que M. Guizot a gardée à Londres, après le traité de juillet, par les discours que lord Palmerston lui fait tenir. Quelque détachement de la pensée nationale que l’on suppose en effet à un homme politique, on ne peut pas admettre qu’il se réjouisse des succès de l’étranger et des revers de son pays ; M. Guizot aurait dit, suivant lord Palmerston :

« Si l’évènement prouve que vous avez raison, et si toutes ces affaires s’arrangent comme vous l’espérez, le gouvernement français sera enchanté de voir que ses appréhensions étaient sans fondement. » (Lord Palmerston à M. Bulwer, 22 juillet.)

Voici encore le langage que tenait lord Palmerston à M. Guizot après la prise de Beyrouth :

« Je rappelai à M. Guizot qu’il m’avait dit souvent, en parlant de l’expédition que nous entreprenions dans le Levant, que, si nous faisions les choses promptement, tout irait bien ; mais que, si l’expédition languissait et si l’on n’arrivait pas bientôt à un dénouement heureux, des questions nouvelles et imprévues s’élèveraient, et des difficultés sérieuses pourraient surgir, qui créeraient des embarras entre la France et les quatre cours. J’ajoutai que nous n’avions fait que suivre les conseils du gouvernement français en cherchant à faire les choses promptement, mais que les difficultés ne pouvaient pas être surmontées avec promptitude sans des actes de vigueur. » (Lord Palmerston à M. Bulwer, 15 octobre.)

On ne comprendrait pas que M. Guizot eût écouté de sang-froid cette implacable raillerie, ni qu’il eût permis au ministre anglais d’insulter ainsi à tout sentiment humain, en faisant des épigrammes sur le bombardement de Beyrouth. Mais, sans insister davantage sur les termes, allons droit à la prétention que couvrent ces paroles de lord Palmerston, et qu’il avait articulée pour la première fois dans le memorandum communiqué à M. Guizot le 17 juillet.

Dans ce document, lord Palmerston se prévalait des déclarations réitérées que le gouvernement français aurait faites, promettant de ne s’opposer, dans aucun cas, aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourraient juger nécessaires pour obtenir l’assentiment du pacha d’Égypte. L’assertion du ministre anglais fut contredite sur l’heure par M. Guizot. J’emprunte encore le récit de cet incident à la dépêche du 22 juillet.

« M. Guizot me dit que l’assertion du memorandum était beaucoup trop générale, et que la France n’avait jamais tenu ce langage ; qu’au contraire, si des mesures adoptées par les quatre puissances venaient à naître des évènemens qui apportassent des changemens essentiels à la force relative des puissances en Europe ; si, par exemple, une armée russe devait entrer dans l’Asie mineure et l’occuper pendant un certain temps, dans ce cas la France se considérerait comme étant libre de tenir la conduite que ses intérêts et son honneur pourraient exiger.

« Je lui répondis que nous étions à peu près d’accord, et que le passage du memorandum auquel il faisait allusion n’avait rapport qu’à ces mesures immédiates de contrainte qui avaient été souvent discutées entre les cinq puissances, et dont l’objet spécial serait d’obtenir l’assentiment du pacha aux offres raisonnables du sultan, ainsi que de garantir l’indépendance et l’intégrité de l’empire ottoman. »

Voici la version que M. Guizot en donne lui-même, dans une note adressée, le 18 septembre, à lord Palmerston :

« Le soussigné se hâta de faire observer qu’il ne pouvait accepter cette expression dans aucun cas, et qu’il était certain de n’avoir jamais rien dit qui l’autorisât. « Le gouvernement du roi, dit-il alors à M. le secrétaire d’état des affaires étrangères, ne se fait, à coup sûr, le champion armé de personne, et ne compromettra jamais, pour les seuls intérêts du pacha d’Égypte, la paix et les intérêts de la France. Mais si les mesures adoptées contre le pacha par les quatre puissances avaient, aux yeux du gouvernement du roi, ce caractère ou cette conséquence, que l’équilibre actuel des états européens en fût altéré, il ne saurait y consentir ; il verrait alors ce qu’il lui conviendrait de faire, et il gardera toujours, à cet égard, sa pleine liberté. »

Le récit de M. Guizot s’accorde entièrement avec celui de lord Palmerston, et l’on peut en induire que tout ce qui a été dit à Londres par le représentant du gouvernement français impliquait que la France ne s’opposerait pas par les armes à l’exécution du traité. Lord Palmerston, de son côté, semblait admettre l’intervention armée de la France pour le cas où les Russes occuperaient l’Asie mineure, cas prévu cependant par la convention du 15 juillet. Il se faisait donc une espèce de compromis tacite entre le ministre anglais et notre ambassadeur, celui-ci donnant à entendre que la France assisterait l’arme au bras aux mesures coercitives, pourvu qu’elles fussent circonscrites aux côtes de la Syrie et de l’Égypte, et celui-là prenant en quelque sorte l’engagement de tenir les Russes à distance du théâtre des opérations. L’arrangement était tout à l’avantage de l’Angleterre ; il entrait complètement dans ses vues, Lord Palmerston avait toujours espéré, même en acceptant pour un cas donné l’intervention des Russes à Constantinople, que ce cas ne se présenterait point, et l’immobilité de la France était une chance nouvelle en faveur de son calcul. Lord Palmerston avait donc raison de dire à M. Guizot : « Nous sommes à peu près d’accord. » Quant à notre ambassadeur, il est difficile de découvrir ce qu’il réservait ainsi des droits et des intérêts de la France. Entre le langage que M. Guizot a tenu à Londres et la politique de son ministère, je ne vois pas une différence appréciable. Ambassadeur, il abandonnait le pacha d’Égypte ; ministre, il l’a laissé exécuter. En tout état de cause, réduire la menace de guerre au cas où l’équilibre européen serait troublé, c’était dire qu’on ne ferait pas la guerre ; c’était nous exposer au ridicule en donnant à la faiblesse un faux air d’énergie.

À Paris, les choses ne se passaient pas tout-à-fait de la même manière. M. Thiers laissait constamment entrevoir aux ambassadeurs que la guerre était possible, et il s’y préparait éventuellement. Le gouvernement anglais ne pouvait pas l’ignorer, car les dépêches de lord Granville et de M. Bulwer l’avaient averti jour par jour des dispositions de la France. Quelques extraits de ces dépêches montreront la situation dans son véritable aspect :

« M. Thiers me dit que la nation française tout entière ressentait l’affront qu’elle avait reçu, et qu’aucun ministre en France, quel qu’il fût, ne pourrait faire autrement que de mettre le pays dans une situation qui lui permît de maintenir sa dignité et son influence dans les affaires de l’Europe. (Dépêche de lord Granville, Paris, 3 août.)

« M. Thiers ajouta que, quoique la France ne voulût pas s’opposer à un arrangement que Méhémet-Ali aurait accepté, elle ne souffrirait pas qu’on lui imposât des conditions par la force sans son intervention. (Dépêche de lord Granville, 7 août.)

« M. Thiers me dit que les ordres les plus sévères avaient été donnés aux amiraux français, qui commandaient la station du Levant, de régler les mouvemens de leurs escadres de manière à éviter toute collision avec les forces navales de l’Angleterre, et qu’il espérait que des ordres analogues avaient été donnés aux commandans anglais. » (Dépêche de lord Granville, 10 août.)

« M. Thiers répondit : « Autant feront les autres puissances, autant fera la France, nais nous ne serons certainement pas les premiers à commencer les hostilités. » (Dépêche de M. Bulwer, 21 août.)

« M. Thiers me dit que, si l’on insistait rigoureusement sur l’exécution du traité, sans avoir pris aucun engagement positif à l’égard du pacha, il se croyait engagé jusqu’à un certain point, et qu’il serait difficile, sinon impossible, de former un gouvernement en France qui restât le spectateur passif et désintéressé de l’accomplissement des mesures coercitives. Il en conclut que, sans aucun acte décidé et immédiat d’hostilité, sans une déclaration positive de guerre, il s’ensuivait un état de choses qui devait, avant peu, troubler, la paix du monde. » (Dépêche de M. Bulwer, 18 septembre.)

« J’étais à Auteuil samedi soir, M. Thiers me dit que cette barbare destruction de la ville commerçante et prospère de Beyrouth avait été accomplie avant que le sultan eût répondu aux propositions que le pacha lui avait faites, à la suggestion et par l’influence de la France, et que le bombardement, en même temps qu’il était un acte positif de violence contre le pacha, était un acte de violence morale contre la France. « La France, dit-il, a donné assez de preuves de son désintéressement et de sa patience ; il y a cependant des limites aux mesures militaires des puissances, que la France ne leur permettrait pas de franchir. » Il ajouta alors avec solennité qu’aucun ministère en France, quelle que fût sa couleur, ne pourrait tolérer que l’on expulsât Méhémet-Ali de l’Égypte. « Je crois que la guerre n’est pas improbable. » (Dépêche de lord Granville, 5 octobre.)

Faut-il ajouter que M. Bulwer, dans ses dépêches, entretenait quotidiennement lord Palmerston des prétendus projets que l’on discutait dans le conseil des ministres, et l’avertissait tantôt que nous allions saisir les îles Baléares, tantôt que nous avions la pensée de nous emparer de Candie ?

Ainsi donc, si le langage de M. Guizot pouvait rassurer les puissances, celui de M. Thiers devait les alarmer. Les puissances ont craint la guerre un moment, et elles n’ont cessé de la craindre que lorsqu’elles ont compris que M. Thiers lui-même ne comptait plus sur la durée du cabinet qu’il présidait. On a beaucoup trop vanté, à ce propos, l’indifférence avec laquelle lord Palmerston aurait appris nos armemens. Je vais essayer de l’expliquer.

Lord Palmerston écrivait à lord Granville, à la date du 4 août :

« La dépêche de votre excellence du 1er  août, renfermant le Moniteur de ce jour avec les ordonnances qui lèvent un contingent additionnel de troupes et de matelots, a été reçue dans mes bureaux.

« Cette mesure, qu’aucun procédé de la part des quatre puissances n’a provoquée, et qui n’est motivée par aucune menace réelle ou possible contre la France, ne peut être considérée que comme une menace de la France, et par conséquent comme un affront gratuit qu’elle fait aux quatre cours.

« Cependant le gouvernement de sa majesté n’a pas l’intention de le faire remarquer, de quelque manière que ce soit ; il ne se propose ni de demander des explications au gouvernement français sur les motifs qui ont déterminé l’armement de cinq vaisseaux de ligne et la levée de dix mille marins, ni de convoquer le parlement pour obtenir un accroissement de forces navales et de nouveaux crédits.

« Prendre l’un ou l’autre de ces partis, ce serait donner à cet étrange procédé du gouvernement français une importance qu’il ne mérite pas. Le gouvernement de sa majesté poursuivra sa politique sans avoir égard à ces armemens, et agira justement comme si aucun évènement de cette nature ne s’était passé. La flotte britannique sera suffisamment forte pour accomplir la mission dont elle est chargée en conséquence des engagemens pris dans le traité du 15 juillet. »

Ce calme superbe eût annoncé en effet une véritable dignité, si lord Palmerston n’avait puisé que dans le sentiment de la force nationale la confiance qu’il manifestait. Mais il n’en était pas ainsi. Le ministre anglais évitait prudemment de solliciter de nouvelles forces et de nouveaux crédits, de peur d’élargir ce gouffre du déficit dans lequel a fini par disparaître le ministère whig. Cependant il ne négligeait pas, autant qu’il le dit, de se fortifier contre la redoutable éventualité d’une lutte avec la France, car il appelait à son secours les armées ainsi que les flottes de la Russie. On voit, par une dépêche de M. Bloomfield, écrite de Pétersbourg à la date du 21 août, que, sur la demande du cabinet anglais, le gouvernement russe promettait d’envoyer dans l’Asie mineure une expédition composée de vingt mille hommes, de huit cents Cosaques, et de soixante-douze canons. Le 12 septembre, M. Bloomfield écrivait encore :

« Il règne une activité extraordinaire à Cronstadt, l’empereur ayant ordonné qu’une division de la flotte de la Baltique, forte de neuf vaisseaux de ligne et de six frégates (que l’on venait de désarmer), fût disposée pour prendre immédiatement la mer. Cette escadre, ainsi que le comte Nesselrode m’en donne l’assurance, se tiendra prête à coopérer avec l’escadre anglaise dans la Méditerranée, si l’Angleterre a besoin de son concours. »

Le 28 septembre, lord Palmerston exprima au gouvernement russe la satisfaction que lui causait cette nouvelle. Ce grand ministre, si jaloux de l’honneur de la marine anglaise, qu’il ne tolérait pas que la France eût plus de douze vaisseaux en mer, admettait donc la possibilité que la flotte britannique se trouvât, à un moment donné, entre l’escadre russe de la mer Noire, forte de douze vaisseaux de ligne, et l’escadre de la Baltique, qui comptait quinze voiles, dont neuf vaisseaux ! Quel patriotisme ne supposent pas de telles combinaisons ! et comme il faut être brave pour contempler d’un œil serein les préparatifs militaires de la France, quand on a la certitude d’arriver sur le champ de bataille au nombre de quatre contre un !

Le ministère du 1er  mars avait suspendu la guerre sur la tête des puissances, et en cela il prenait conseil de nos vrais intérêts autant que de notre honneur. Ce qui étonne, c’est qu’il ait attendu les évènemens de Beyrouth et le firman qui prononçait la déchéance du pacha d’Égypte, pour déterminer quelles seraient les limites extrêmes de sa patience, et où l’action commencerait pour lui. Évidemment, les premières démarches du gouvernement français, après le traité du 15 juillet, appartiennent à la politique expectante. Il ne s’est cru ni en état ni en droit de donner le signal des hostilités. De là, cette recommandation, adressée aux amiraux qui commandaient nos escadres, d’éviter toutes les rencontres qui pourraient amener fortuitement un conflit.

Je suis de ceux qui ont pensé, dès les derniers jours de juillet 1840, qu’une démonstration armée de la France sur les côtes de la Syrie, au moment où l’armée d’Ibrahim était entière et l’insurrection du Liban comprimée, eût arrêté les puissances et prévenu les désastres de Méhémet-Ali ; mais aujourd’hui, après ce qui s’est passé, je n’oserais pas encore affirmer que cette opinion fût la meilleure. La guerre pouvait sortir d’un acte aussi décisif, et je comprends que l’on ait reculé devant la guerre dans un moment où la France n’avait pas douze mille chevaux à mettre en ligne, ni cent mille hommes à porter sur le Rhin. Il est des situations tellement violentes, que la politique la plus hardie et la plus ferme tenterait vainement de les dominer. Que les politiques qui se sentent doués de cette puissance surhumaine condamnent le ministère du 1er  mars.

M. Thiers, et je ne lui en fais pas un reproche, avait d’ailleurs conservé des espérances de paix. Il a cru d’abord que la paix lui serait proposée, et plus tard qu’il serait en mesure de l’imposer. On retrouve dans les pièces diplomatiques la trace de trois ou quatre négociations également malheureuses. Plus lord Palmerston nous supposait ébranlés dans notre résolution, et plus il se montrait inflexible. Il fallait l’effrayer pour qu’il cédât. Il paraît que le gouvernement français fit d’abord quelques tentatives pour retarder ou pour empêcher la ratification du traité de Londres. Ces ouvertures s’adressaient aux cabinets de Vienne et de Berlin. On voit, par une dépêche de M. Bloomfield à lord Palmerston (15 août 1840), la joie que le refus de l’Autriche et de la Prusse produisit à Saint-Pétersbourg.

À peu près vers la même époque, le roi Léopold, dans une intention bienveillante, croyant être bien placé pour servir d’intermédiaire entre la France et la Grande-Bretagne, et comptant sur l’appui d’une partie du cabinet anglais, se rendit à Londres, où il portait des propositions qui méritaient un meilleur accueil. Les bases de l’arrangement étaient, dit-on, l’Égypte héréditaire et la Syrie viagère. On prétend qu’avec plus de persistance, Léopold aurait obtenu un plein succès ; mais, à peine arrivé à Windsor, il se lassa du rôle difficile, il est vrai, qu’il allait remplir, et rentra sur-le-champ dans ses états.

Une troisième ouverture fut faite à M. de Metternich, qui, pressé par les plaintes de l’Allemagne et voyant se former, dans le conseil aulique, un parti très prononcé contre la politique dont le traité de Londres était l’expression, penchait encore une fois pour un arrangement qui réconcilierait la France avec les quatre cours. Voici le compte que rend lord Beauvale à lord Palmerston de cette phase des négociations. Cette dépêche est datée de Koenigswart, le 30 août.

« M. de Saint-Aulaire est venu ici le 28, ainsi qu’il l’avait promis, ayant reçu un courrier de Paris.

« Il a commencé par faire connaître au prince que, dans une conversation entre M. Guizot et le baron Bulow, celui-ci avait laissé entrevoir qu’un plan de réunion entre la France et les quatre puissances pourrait être mis en avant par le prince Metternich, pourvu que l’on en traitât à Vienne. À cette insinuation le prince a répondu aussitôt que l’Autriche ne consentirait pas à déplacer le siége des négociations.

« Tous les projets de réunion qui ont été communiqués jusqu’ici au prince Metternich avec la sanction d’un agent français, supposent que les quatre puissances commenceront par rétracter les actes qu’elles ont signés. Voilà ce que le prince Metternich déclare totalement inadmissible, en sorte que, si la France désire vivement que la réunion ait lieu, il faudra qu’elle cherche une autre combinaison.

« Suivant les rapports de Paris et de Londres, on croit et l’on espère que le prince Metternich présentera un plan pour amener cette réunion. Ce plan a déjà été proposé par lui. »

Le projet du prince Metternich fut connu en effet du gouvernement français vers les premiers jours de septembre[12]. On va voir quelle était la concession dérisoire à laquelle descendait, pour obtenir l’adhésion de la France, la magnanimité des quatre cours.

« Si j’étais le ministre français, voici la position que je choisirais :

« Après les éclaircissemens qui m’auraient été donnés, et après avoir pris connaissance du texte de la convention du 15 juillet, je déclarerais :

« 1o  Que la France proclame aujourd’hui, comme elle n’a cessé de le faire jusqu’ici, son adhésion au principe qui sert de base à la convention ;

« 2o  Que la France ne saurait en faire autant en ce qui concerne les mesures coercitives dont l’exécution a commencé, non que la France ait l’intention de séparer les moyens du but, mais parce qu’elle ne saurait voir dans les moyens adoptés ceux qui peuvent conduire au but avec sûreté ;

« 3o  Qu’en conséquence la France ne saurait s’associer à l’emploi des mesures coercitives, mais qu’elle restera fidèle au principe de soutenir l’empire ottoman et le trône du sultan ;

« 4o  Que dans le cas où l’évènement constaterait l’inefficacité des moyens coercitifs, et où par conséquent il résulterait de leur emploi des dangers pour la Porte ottomane, la France se déclarera prête à prendre en considération, avec la Porte et les autres puissances, les moyens les plus propres à secourir l’empire ottoman, et à mettre ces moyens à exécution selon les circonstances du moment. »

On a besoin de faire effort sur soi-même pour prendre cette note au sérieux. Le plan de M. de Metternich n’a pas même un côté plausible, et ce n’était guère la peine de se mettre, même par la pensée, à la place de M. Thiers, pour lui suggérer un expédient aussi ridicule de tous points. Que veut en effet, dans ce projet, le Nestor de la diplomatie ? Il nous propose d’assister lâchement à l’exécution d’un traité que nous n’approuvons pas, d’en prendre notre parti si elle réussit, et de venir au secours des alliés si elle échoue. Qu’aurions-nous pu faire de mieux si nous avions signé le traité du 15 juillet ?

Mais que dis-je ? Il aurait mieux valu avoir apposé notre signature à la convention de Londres que de nous rendre les éditeurs de la déclaration conseillée par M. de Metternich ; car ce traité avait certaines chances d’insuccès, et les parties contractantes, une fois l’épreuve faite, pouvaient refuser d’aller au-delà, tandis que la déclaration nous eût obligés à achever l’œuvre commencée par les quatre cours, et nous serions venus pour arranger, pour corriger des combinaisons dont la ruine devait être un triomphe pour nous.

Vers la fin de septembre, une négociation directe s’engagea entre les cabinets de Londres et de Paris. Le vice-roi, effrayé des démonstrations de l’Angleterre et cédant aux conseils de modération que lui donnait M. Valewski, se réduisit à demander pour lui et sa famille le gouvernement héréditaire de l’Égypte, avec l’administration des pachaliks de Tripoli, de Damas et d’Alep, durant sa vie et durant la vie d’Ibrahim. Il invoquait en même temps la médiation du gouvernement français, qui, sans accepter complètement ce mandat, crut devoir faire un dernier effort auprès de lord Palmerston.

M. Thiers s’en ouvrit d’abord à M. Bulwer, qui remplaçait lord Granville pendant son absence ; puis, ne le trouvant pas muni d’instructions suffisantes, il chargea M. Guizot d’aborder directement lord Palmerston sur ce point. Enfin, lord Granville étant revenu à Paris, le président du conseil reprit avec lui la même conversation. Les documens français qui expliquent ces négociations n’ont pas été livrés à la publicité. Une dépêche de lord Granville à lord Palmerston, à la date du 21 septembre, peut du moins servir à en préciser le sens et la portée.

« M. Thiers me parla des communications qu’il avait chargé M. Guizot de faire à votre seigneurie relativement aux négociations du comte Valewski à Alexandrie. Il exprima la confiance que les concessions qui avaient été obtenues de Méhémet-Ali amèneraient un arrangement pacifique, déclarant qu’il souhaitait d’autant plus que l’on profitât de ces concessions pour rétablir la paix entre le sultan et le pacha, qu’il les considérait comme le seul moyen d’épargner à l’Europe une guerre générale, dont nul ne pouvait prévoir les conséquences pour les puissances qui y seraient engagées.

« M. Thiers ajouta que l’acceptation de ces concessions n’impliquait pas le moins du monde le désaveu des conditions écrites dans le traité de juillet, et que, par conséquent, on ne pouvait pas se faire un point d’honneur d’engager les puissances signataires à repousser un arrangement fondé sur ces concessions. Le traité du 15 juillet stipulait que Méhémet-Ali recevrait le gouvernement héréditaire de l’Égypte et le pachalik d’Acre sa vie durant ; mais il ne condamnait pas la Porte à refuser à Ibrahim-Pacha la concession des pachaliks d’Alep, de Damas et de Tripoli. « Je ne doute pas, me dit M. Thiers, que le sultan ne soit disposé à conclure la paix à ces conditions ; mais, ayant signé le traité de juillet, il doit en référer aux autres parties contractantes. J’espère que vous voudrez bien faire part de cette conversation à lord Palmerston, dans des termes qui disposent votre gouvernement à prendre en considération les moyens qui lui sont suggérés pour aboutir à un arrangement pacifique[13]. »

« Je fis observer à M. Thiers que la question était de nature à ne pouvoir être décidée que par le concours de tous les signataires du traité. M. Thiers me répondit qu’il avait les meilleures raisons de croire (sans affirmer qu’il eût reçu aucune déclaration positive des gouvernemens de Prusse et d’Autriche) que les cours de Vienne et de Berlin ne feraient pas d’objection, et qu’en un mot la paix ou la guerre générale dépendait du gouvernement anglais. Le ministre ajouta que, si les concessions de Méhémet-Ali étaient sans résultat, il n’avait aucun espoir d’empêcher la marche d’Ibrahim sur Constantinople, et qu’il ne devait pas me cacher que la position de la France, à l’égard de Méhémet-Ali, était devenue plus serrée depuis qu’il avait cédé aux représentations du gouvernement français.

« M. Thiers ne fit aucune allusion à la possibilité d’étendre les concessions de Méhémet-Ali, mais j’ai appris d’une personne qui a la confiance du gouvernement français, que ces concessions sont considérées comme la base d’un arrangement, et qu’on les croit susceptibles d’être étendues. »

Tous les avantages se trouvaient réunis dans cette proposition. C’était la solution la plus raisonnable et une solution pacifique des affaires d’Orient ; elle rapprochait la France des signataires du traité de Londres, sans intéresser l’honneur des puissances et sans porter atteinte au principe même du traité. Pour peu que lord Palmerston eût désiré la paix et qu’il eût regretté l’alliance française, il devait prêter l’oreille à cet arrangement ; mais lord Palmerston n’avait provoqué la coalition des quatre cours, il ne l’avait scellée que pour rompre avec la France : toute ouverture de paix dérangeait ses plans[14], et il devait l’écarter. J’ignore ce que répondit lord Palmerston à M. Guizot ; mais les documens parlementaires prouvent qu’il ne fit aucune réponse à la dépêche de lord Granville, et qu’il ne vit dans les propositions qu’on lui adressait aucune raison de modifier ses précédentes instructions. Si donc une guerre générale n’a pas éclaté en Europe, ce n’est pas la faute de lord Palmerston ; il a tout fait pour la rendre inévitable, quand la France faisait tout et faisait peut-être trop pour l’empêcher : grande responsabilité pour l’Angleterre devant l’Europe et devant l’histoire !

J’arrive au dernier acte diplomatique du précédent cabinet, à la note du 8 octobre, que l’on a si diversement jugée. Il serait hors de propos de rentrer dans cette discussion ; je me bornerai à mettre la dépêche française en regard des faits et à rechercher l’influence qu’elle peut avoir exercée sur la marche des évènemens.

Le firman qui prononçait la déchéance de Méhémet-Ali avait été rendu le 14 septembre 1840. Voici dans quels termes la Porte annonçait cette mesure à lord Ponsonby :

« Méhémet-Ali n’ayant pas accepté les conditions qui lui ont été offertes d’après l’acte séparé du traité d’alliance conclu à Londres, sa hautesse a résolu d’employer des mesures coercitives pour la défense de ses droits incontestables. Elle a daigné ordonner que Méhémet-Ali-Pacha soit destitué de son poste de gouverneur d’Égypte, et, comme préliminaire des hostilités, il a été décidé de soumettre tous les ports et échelles d’Égypte et de la Syrie à un blocus très rigoureux. »

La Porte, en déposant Méhémet-Ali, prenait une mesure fort grave, que le traité du 15 juillet n’avait pas prévue, et qui excédait certainement tous les actes hostiles décrits et définis par ce traité. Le conseil était venu de lord Ponsonby, qui essaie, dans la dépêche suivante, d’en déguiser l’origine. Mais on comprend sans peine, à la manière dont il le défend, qu’il a pour cet excès de pouvoir un faible d’auteur.

« Nedim (secrétaire de Reschid) m’a dit que Reschid-Pacha avait l’intention de déposer le pacha. Je l’ai prié d’assurer au reiss-effendi que je considérais cette mesure non-seulement comme utile, mais comme nécessaire, et que j’étais en correspondance avec mes collègues à ce sujet.

« Hier au soir, j’eus une longue conversation avec l’internonce, et, après avoir examiné la question avec moi, son excellence parut partager mon opinion sur la nécessité de dépouiller Méhémet-Ali du rang qu’il occupe comme pacha d’Égypte. »

Lord Ponsonby s’étudie ensuite à démontrer que la déposition de Méhémet-Ali peut seule donner une couleur de légalité aux mesures coercitives que l’on dirigera contre lui, et que l’importance que l’on attache en Turquie à un acte aussi solennel émané du sultan sera d’un effet décisif dans la lutte qui va s’ouvrir. Puis il ajoute :

« Le seul doute que j’aie entendu émettre relativement à la convenance de déposer Méhémet-Ali est fondé sur les dernières lignes de la section VII de l’acte séparé, où il est dit : « Si Méhémet-Ali n’accepte pas l’hérédité de l’Égypte, le sultan se considérera comme libre de retirer son offre et de suivre telle marche ultérieure que ses propres intérêts et les conseils de ses alliés pourront lui suggérer. »

« Quelques personnes pensent que, par cette dernière phrase, le sultan s’oblige à n’agir qu’après avoir obtenu l’approbation de ses alliés. Pour moi, il me paraît qu’une telle interprétation équivaudrait à refuser au sultan tout droit d’agir en quoi que ce soit et de quelque manière que ce soit, excepté après avoir pris l’avis de ses alliés sur chaque cas particulier. Est-il raisonnable de penser qu’une convention faite expressément pour maintenir l’autorité légale du sultan contienne un article qui ait pour effet d’enlever au sultan l’exercice d’un des attributs les plus importans de la souveraineté ? » (Dépêche du 10 septembre.)

Lord Ponsonby a beau se débattre contre le texte qui le condamne. Il ne s’agit pas de savoir si la convention du 15 juillet a été logique dans toutes ses parties, car on sait bien que ce n’est pas la logique qui mène le monde. Ce qu’il faut examiner, c’est ce qu’elle a dit. Or, il y est écrit en toutes lettres que le sultan, s’il veut aller au-delà des stipulations du 15 juillet, prendra l’avis de ses alliés. Concevrait-on au surplus que le sultan eût consulté les puissances pour des questions relativement secondaires, telles que l’offre d’un pachalik de plus ou d’un pachalik de moins, et qu’il se dérobât soudain à ce concert pour décider à lui seul la question la plus importante, l’existence même du gouvernement fondé par Méhémet-Ali ? La querelle avait pris des proportions européennes ; la paix ou la guerre dépendait de la conduite que tiendrait la coalition. Attribuer au sultan le privilége que réclamait pour lui lord Ponsonby, c’eût été mettre le sort de l’Europe dans ses mains, dans les mains d’un enfant !

Lord Ponsonby écrivait, le 14 septembre, que les ambassadeurs avaient été unanimes. Cependant on peut induire d’une dépêche du ministre prussien que tous les agens des quatre puissances n’attribuaient pas à cette mesure la même portée. M. de Kœnigsmark, qui n’était pas aussi impatient que lord Ponsonby de détruire le pacha d’Égypte, dit expressément :

« On ne nommera pas un nouveau gouverneur d’Égypte, afin d’avoir plus de facilité pour la réintégration de Méhémet-Ali, si l’avenir le demandait. Izzet-Méhémet-Pacha recevra le titre de séraskier de Syrie, et sera chargé de pourvoir provisoirement à l’administration de l’Égypte. »

Lorsqu’on apprit en France et en Allemagne la nouvelle de la déchéance prononcée contre Méhémet-Ali, l’indignation fut extrême. M. de Metternich se crut obligé de blâmer énergiquement l’internonce, M. de Stürmer, pour la part qu’il avait prise à cette intrigue. Il désavoua même, autant qu’il le pouvait, la conduite du sultan. C’est lord Beauvale qui l’atteste, dans une dépêche datée de Vienne, le 30 septembre, et qui ne contient que ces mots :

« Le prince Metternich a envoyé à l’internonce des instructions qui lui interdisent de concourir à toute proposition qui ne sera pas dans les limites de la convention du 15 juillet, et qui lui enjoignent, dans le cas où une telle proposition serait faite, d’en référer à sa cour. »

Lord Palmerston lui-même, un moment confondu de la réprobation universelle qui frappait cet acte gratuit de violence, saisit l’ouverture faite par M. de Kœnigsmark, et écrivit à lord Granville, le 2 octobre :

« Le gouvernement de sa majesté considère cette mesure (la déposition) comme un moyen de contrainte employé par le sultan pour obtenir l’assentiment de Méhémet-Ali aux conditions qui lui sont offertes, et il ne paraît pas au gouvernement de sa majesté que cet édit préjuge l’arrangement que le sultan peut être disposé à faire en faveur de Méhémet-Ali, si le pacha retire assez tôt son refus et accepte le traité. »

Mais lord Palmerston ne tarda pas à se remettre de ces scrupules si peu naturels à sa politique. Dans un entretien qu’il eut le 5 octobre avec M. Guizot, il soutint que « le sultan n’avait fait qu’user de son droit de souverain en dépossédant Méhémet-Ali, et qu’il avait agi en cela d’après ses intérêts ainsi que par le conseil des représentans des quatre puissances[15]. » Le 8 octobre, il adressait à lord Granville cette observation qui devait être communiquée à M. Thiers : « Méhémet-Ali étant le sujet du sultan et n’exerçant l’autorité en Égypte que comme le délégué du sultan, on ne voit pas bien sur quel motif la France ou toute autre puissance se fonderait pour prétendre que le sultan ne devait pas exercer à l’égard de Méhémet-Ali le droit qui appartient à tout souverain contre un sujet rebelle, de le destituer de ses fonctions s’il désobéit[16]. »

Enfin lord Palmerston, au moment où l’on délibérait dans le cabinet français sur la note du 8 octobre, écrivait à lord Granville cette dépêche qui est un défi :

« Nous apprenons que deux choses sont en délibération : la première est ce que l’on appelle maintenant une ancônade, la seconde est une déclaration de ce que la France permettra et de ce qu’elle ne permettra pas…

« Quant à la déclaration, si la France nous fait une communication amicale qui conduise à une discussion pacifique de l’état présent des affaires, nous la recevrons et nous y répondrons dans l’esprit dans lequel on l’aura faite ; mais, si la France dit avec hauteur aux quatre puissances qu’elle leur permettra de faire certaines choses pour assister le sultan, et qu’elle ne leur permettra pas de faire certaines autres choses, il est manifeste qu’une telle communication ne peut avoir d’autre effet que de rendre toute réconciliation impossible. Si les choses qu’elle nous défend sont des choses que les quatre puissances aient l’intention de faire, elles les feront malgré cette défense ; alors la France pourra nous attaquer et sera responsable de ce qui arrivera. Si les choses qu’elle nous interdit sont des choses que nous n’ayons pas l’intention de faire, cette interdiction peut lui attirer des répliques où l’on opposera aux menaces un défi ; et quand nous aurons commencé une guerre de mots, nous ne serons pas bien loin d’une guerre de coups. Les Français ne doivent pas oublier que notre parlement et leurs chambres épieront, avec toute la pénétration d’une jalousie nationale, toute parole écrite des deux côtés, et que d’un côté une menace faite et non exécutée, de l’autre une menace reçue et non repoussée avec dédain, amènerait la chute des ministres par qui l’honneur national aurait été ainsi dégradé. » (Lord Palmerston à lord Granville, 8 octobre.)

Cette dépêche est un engagement que le ministre anglais prend envers lui-même. Il déclare qu’alors même que les puissances n’auraient pas l’intention de faire ce que la France leur défendra de faire, elles braveront cette injonction. À plus forte raison devait-il se considérer comme tenu d’exécuter les mesures qui entraient dans sa politique, en dépit de l’opposition que la France aurait manifestée. Or, la déchéance de Méhémet-Ali avait été provoquée par les agens de l’Angleterre ; lord Palmerston l’avait approuvée. Il en avait fait l’apologie en revendiquant pour le sultan le droit de dépouiller son vassal. Cette parole si fière, il ne fallait donc pas la dire, ou il fallait la maintenir. Est-ce là ce que lord Palmerston a fait ? Examinons. Je sais ce qui manque à la note du 8 octobre, et je ne prétends pas que cette déclaration du gouvernement français ait été à la hauteur des circonstances, qu’elle ait répondu aux impressions de l’esprit public, ni même qu’elle ait complètement rendu la pensée du précédent ministère[17]. Mais, telle qu’elle est, elle constitue un langage que la France n’avait pas tenu aux puissances depuis 1830, et les pièces diplomatiques attestent que cette démarche a changé les résolutions du gouvernement anglais.

La note du 8 octobre fut un progrès sur la détestable politique qui, depuis la déclaration adressée à toutes les cours par le maréchal Soult, le 17 juillet 1839, en faveur de l’intégrité de l’empire ottoman jusqu’au memorandum du 24 juillet 1840, n’avait su ou voulu voir, dans les affaires de l’Orient, que le côté qui intéressait l’équilibre européen. M. Guizot avait interprété la doctrine de l’équilibre en ce sens que l’occupation de l’Asie mineure par les Russes pouvait seule y porter atteinte, ce qui était livrer le pacha ; M. Thiers déclare que l’existence du pacha et l’indépendance de l’Égypte sont nécessaires pour assurer les proportions actuellement existantes entre les divers états du monde, ce qui est garantir Méhémet-Ali et mettre son pouvoir à l’abri d’une destruction absolue.

La garantie de la France donnée au vice-roi, sa protestation contre l’acte de déchéance, et le cas de guerre pour la première fois ouvertement posé, voilà une attitude toute nouvelle pour notre gouvernement. La France s’engageait à ne pas laisser périr la dynastie égyptienne ; elle portait la main à son épée ; elle avait plus de quatre cent mille hommes sous les armes. L’humilité des termes disparaissait devant la gravité du fait.

On assure que Méhémet-Ali a dit à M. Cochelet que la note du 8 octobre l’avait sauvé, et qu’il devait un trône à la France. Je n’irai pas jusque-là ; mais, quand on voit le changement que cet acte a déterminé dans la conduite de l’Angleterre, on ne peut pas s’empêcher de penser que, si un peu d’énergie de notre part a obtenu ce résultat, plus de vigueur et de décision dans la politique française eût arrêté, dès le principe, les projets hostiles des coalisés, et que le traité de juillet, si tant est qu’ils l’eussent conclu, n’aurait pas abouti à un commencement d’exécution.

Voici la dépêche qui fut adressée à lord Ponsonby par lord Palmerston le 15 octobre, et par laquelle le ministre anglais demande à la Porte de révoquer la déchéance prononcée contre Méhémet-Ali.

« Le Gouvernement de sa majesté ayant pris en considération l’acte par lequel le sultan a destitué Méhémet-Ali du pachalik d’Égypte, l’effet de cet acte sur les questions pendantes, et la conduite qu’il convient de tenir en conséquence, a invité les plénipotentiaires de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie, à représenter à leurs gouvernemens respectifs que les raisons qui ont déterminé le sultan, selon votre rapport, à prendre cette mesure, ont sans doute beaucoup de force, et que, si d’un côté elle n’interdit pas au sultan de réintégrer Méhémet-Ali, dans le cas où il se soumettrait promptement, de l’autre elle peut agir comme un puissant instrument de contrainte morale sur Méhémet-Ali, en lui rappelant que, si la lutte se prolonge entre lui et son souverain, et si le résultat lui est défavorable, il s’expose à tout perdre par une résistance obstinée.

« Dans cette vue, et afin que cet acte récent de l’autorité souveraine du sultan contribue plus efficacement à une solution prompte et satisfaisante des questions en litige, c’est l’opinion du gouvernement de sa majesté qu’il serait à propos que les représentans des quatre puissances à Constantinople reçussent l’ordre de se rendre auprès du ministre turc, et de lui déclarer que leurs gouvernemens respectifs, en conséquence des stipulations de l’article 7 de l’acte séparé annexé au traité du 15 juillet, prennent la liberté de recommander au sultan dans le cas où Méhémet-Ali se soumettrait promptement au sultan, consentirait à rendre la flotte turque et retirerait ses troupes de la Syrie, d’Adana, de Candie, ainsi que des villes saintes, non-seulement de réintégrer Méhémet-Ali en qualité de pacha d’Égypte, mais encore de lui conférer l’hérédité de ce pachalik, suivant les conditions spécifiées dans le traité de juillet.

« Si le sultan, comme le gouvernement de sa majesté ne peut pas en douter, consent à suivre le conseil que les quatre puissances vont lui donner, il serait à propos que la Porte prît sans délai des mesures pour faire connaître à Méhémet-Ali ses gracieuses intentions à cet égard. »

Quand on compare cette note, qui fut communiquée au gouvernement français dans les termes les plus gracieux, à la dépêche comminatoire écrite par lord Palmerston le 8 octobre, la modération du fond et de la forme ne peut qu’être un sujet d’étonnement. Le 8 octobre, lord Palmerston annonce qu’il fera ce que la France lui interdira de faire, même quand il n’aurait pas l’intention de le faire. Le 15 octobre, il conseille formellement à la Porte de revenir sur un acte que la France a déclaré qu’elle ne souffrirait pas. Même, pour nous rassurer entièrement, il veut que la Porte s’empresse de rassurer Méhémet-Ali. On ne pouvait passer plus complètement de l’esprit de bravade à l’esprit de conciliation. Et ce miracle politique, la note française du 8 octobre, appuyée par les représentations de l’Autriche, l’avait certainement opéré.

Les armemens de la France continuant, et M. Thiers annonçant l’intention de les porter au grand complet de guerre, lord Palmerston adressa, le 20 octobre, à lord Granville, une dépêche dans laquelle il faisait entendre que, si le gouvernement français prenait une attitude menaçante pour l’Europe, les puissances européennes se verraient dans la nécessité de recourir, pour leur défense, à une coalition semblable à celles qui avaient armé, sous la république et sous l’empire, toutes les puissances contre nous. Mais cette dépêche était presque affectueuse pour la France, et elle exprimait en termes fort clairs le désir sincère ou affecté de voir l’harmonie se rétablir entre les deux cabinets.

Ce fut la mission du ministère qui se forma le 29 octobre, et particulièrement de M. Guizot. L’ambassadeur de la France à Londres fut appelé à diriger nos relations extérieures, parce qu’on le supposait mieux placé que tout autre pour réconcilier notre gouvernement avec les signataires du traité de juillet. Il apportait la paix aux puissances, et le sacrifice qu’il faisait en notre nom était assez grand pour que l’étranger lui en sût quelque gré. M. Guizot l’a espéré lui-même. Il a cru, dans la sincérité de ses convictions, que les puissances européennes accorderaient à un cabinet qui se dévouait à la paix ce qu’elles avaient refusé à un cabinet qui se préparait à la guerre. M. Guizot s’est trompé, ou plutôt on l’a trompé. Lord Palmerston, et avec lord Palmerston les représentans des autres cabinets, lui ont refusé même ce qu’ils venaient d’offrir à M. Thiers. Plus le langage de la France est devenu pacifique, et plus le langage des puissances est resté froid et hautain. Les preuves de cette politique sans noblesse et sans courage se pressent sous ma plume ; je n’aurai que l’embarras du choix.

On remarquera d’abord que la dépêche du 15 octobre, concession que M. Thiers avait jugée insuffisante[18], fut rétractée en quelque sorte, comme une concession trop libérale, à l’avènement de M. Guizot. Je ne reviendrai pas sur la dépêche subséquente du 2 novembre que tout le monde connaît, et dans laquelle lord Palmerston, sous prétexte de répondre à M. Thiers, qui n’était plus ministre, écartait la garantie donnée par la France à Méhémet-Ali. En voici toutefois la conclusion :

« L’étendue des limites dans lesquelles il peut être nécessaire de renfermer l’autorité déléguée de Méhémet-Ali, afin de rendre probable qu’il soit à l’avenir un sujet obéissant au lieu d’être un sujet rebelle, et pour qu’il devienne par conséquent une source de puissance au lieu d’être une cause de faiblesse pour l’empire ottoman, est un point sur lequel les opinions peuvent différer, et je n’ai pas à discuter cette question. Mais le gouvernement de sa majesté pense que, quelles que soient les opinions des puissances étrangères à cet égard, de telles opinions ne peuvent servir de règle qu’aux conseils que ces puissances donnent au sultan ou à l’étendue de l’assistance qu’elles seraient disposées à lui offrir ; mais qu’il appartient au sultan, comme souverain de l’empire turc, de décider lequel de ses sujets sera désigné par lui pour gouverner telle ou telle partie de ses domaines, et qu’aucune puissance étrangère n’a le droit de contrôler le sultan dans l’exercice discrétionnel d’un des attributs essentiels de la souveraineté. »

Lord Palmerston applique ici à l’empire ottoman les principes qui gouvernent les monarchies européennes. Il veut trouver l’ordre dans l’anarchie. Il oublie que, depuis la naissance de l’islamisme, l’Égypte a échappé presque constamment au pouvoir qui dominait à Constantinople, et qu’elle n’appartenait déjà plus de fait au sultan lorsque Méhémet-Ali, vainqueur des mamelucks, y établit un gouvernement régulier. Sans doute un souverain doit, en thèse générale, retenir dans ses mains le droit de désigner et de révoquer les fonctionnaires chargés d’administrer les provinces de son empire, et, pourvu qu’il exerce lui-même cette faculté, les puissances étrangères n’ont pas à intervenir. Mais, si le droit de nomination ou de révocation est exercé sous le nom du sultan par une ou par plusieurs puissances étrangères, les autres doivent être reçues à s’y opposer. C’est le traité du 15 juillet, dirigé, en apparence du moins, contre le pouvoir de Méhémet-Ali, qui a autorisé la France à garantir l’existence du vice-roi. La provocation justifiait la défense. À une intervention des quatre cours en faveur du sultan, la France répondait par une intervention en faveur de Méhémet-Ali. C’était le droit de la guerre, et la force pouvait seule prononcer.

Ce jugement de la force, cette raison dernière du canon, les coalisés avaient certainement renoncé à l’invoquer, quand lord Palmerston, à la réception de la note du 8 octobre, signifia au sultan qu’il eût à réintégrer Méhémet-Ali dans la possession légale de l’Égypte. On sait encore que, dans son empressement à satisfaire M. Thiers, le ministre anglais avait invité le sultan à porter cette détermination à la connaissance du vice-roi, sans attendre qu’il eût fait acte de soumission. Les instructions du 15 octobre furent modifiées à la suite d’un memorandum signé par les représentans des quatre cours ; la conférence décida que la soumission de Méhémet-Ali devait précéder les démarches amicales dont les ambassadeurs étaient chargés.

« Néanmoins, pour faire ressortir davantage les justes égards dus aux droits de sa hautesse, le cabinet de Vienne a été d’avis que les conseils que les représentans des quatre cours seraient appelés à adresser au divan relativement à la réintégration de Méhémet-Ali dans le pachalik de l’Égypte ne devraient être émis à Constantinople qu’après que Méhémet-Ali eût commencé par recourir en grace auprès de son souverain, se soumettant aux décisions de sa hautesse.

« Prenant en considération que cette opinion du cabinet de Vienne sert à constater de nouveau le respect que les cours signataires de la convention du 15 juillet portent à l’inviolabilité des droits de souveraineté et d’indépendance du sultan, — considérant en outre la nécessité d’amener promptement la crise actuelle du Levant à une solution pacifique conforme aux vrais intérêts de la Porte, les plénipotentiaires, etc., ont résolu d’adopter la marche indiquée ci-dessus. »

Ainsi les coalisés, sans respect pour leur propre parole et sans égard pour M. Guizot, retirèrent une parole donnée. Le memorandum en donne le motif. On voulait terminer promptement les opérations commencées sur la côte de Syrie, et l’on espérait avoir raison, par une démarche comminatoire, de la résistance de Méhémet-Ali qui pouvait se prolonger à la faveur de l’hiver. L’amiral Stopford fut chargé de faire connaître la résolution des puissances à Méhémet-Ali, en lui donnant un délai de trois jours pour répondre. S’il refusait de se soumettre, on ne s’expliquait pas sur ce qui pourrait arriver, et lord Palmerston se contentait de dire : « Les alliés se trouveront dans une situation très embarrassante. » Faut-il rappeler comment lord Palmerston se tire de ces embarras ?

J’ai rapporté ailleurs la conversation de lord Palmerston avec M. Guizot, le 27 octobre, au moment où l’ambassadeur français allait prendre, dans un nouveau ministère, la place de M. Thiers. Cette première ouverture du futur ministre des affaires étrangères, faite dans l’espoir d’obtenir plus que le traité de juillet, fut dédaigneusement repoussée. M. Guizot ne se laissa pas rebuter par un premier refus, et, le 4 novembre, il enjoignit à M. de Bourqueney de sonder lord Palmerston sur la possibilité d’un arrangement. Mais, avant d’aller plus loin, il convient d’indiquer quelle a été, dans la question d’Orient, la conduite générale des puissances à l’égard du ministère trop pacifique qui venait de se former à Paris.

Les dispositions des quatre cours à la paix représentent une espèce d’échelle descendante. La Prusse est au sommet, toutefois son penchant pour la France ne va pas au-delà du conseil donné par M. de Bulow à M. de Bourqueney, de demander la suspension des hostilités[19]. L’Autriche vient ensuite, qui s’efforce de persuader à M. Guizot que la meilleure conduite à tenir est pour la France de conseiller à Méhémet-Ali une prompte soumission[20]. Il paraît cependant que M. de Metternich avait proposé d’ouvrir des conférences à Wiesbaden. Là-dessus, M. de Nesselrode fait observer simplement qu’il est impossible aux alliés de prendre l’initiative d’une ouverture quelconque à l’égard de la France[21]. Enfin l’Angleterre, qui ne craint pas de se montrer brutale au besoin, nous signifie que les évènemens de Syrie ont coupé court à toute discussion[22].

Dans sa lettre à M. de Bourqueney, M. Guizot proposait trois thèmes différens d’arrangement. C’est du moins ce qu’affirme lord Granville par une dépêche en date du 13 novembre.

« Selon le premier de ces projets, le gouvernement héréditaire du pachalik d’Acre aussi bien que de l’Égypte serait concédé à Méhémet-Ali. Aux termes du second, le vice-roi obtiendrait l’Égypte héréditairement et les pachaliks d’Acre et de Tripoli sa vie durant. Enfin le troisième lui donnerait le gouvernement héréditaire de l’Égypte, ainsi que le pachalik d’Acre et le gouvernement de Candie pendant sa vie. »

Dans une dépêche antérieure[23], lord Granville donnait les conclusions de M. Guizot :

« À moins qu’une compensation de ce genre ne soit faite par les alliés, la France ne peut concourir à aucun arrangement pacifique entre le sultan et le vice-roi, ni employer son influence pour déterminer Méhémet-Ali à accepter les conditions qui lui seront imposées. Vaut-il bien la peine, dit M. Guizot, pour le plaisir d’exclure le pacha d’Égypte du gouvernement de Candie, pendant le peu d’années qu’il lui reste à vivre, de s’exposer aux dangereuses conséquences qui peuvent résulter pour le monde entier d’une situation dans laquelle la France n’aura pas concouru au règlement de l’Orient ? car, on n’en peut pas douter, l’absence de ce concours rendra précaire un tel arrangement et livrera aux chances du hasard la paix de l’Europe occidentale.

La réponse de lord Palmerston fut péremptoire. Il repoussait, on l’a déjà vu, jusqu’à la pensée d’un arrangement ; mais il reste à dire dans quels termes, les voici :

« Je dis à M. de Bourqueney que le gouvernement de sa majesté était très désireux de voir la France s’associer à la quintuple alliance, mais que je tromperais M. Guizot, si je lui laissais supposer que l’Angleterre pût accorder quoi que ce fût au-delà du traité ; que le traité, ayant été conclu, devait être exécuté ; et je lui rappelai que, par le traité, Méhémet-Ali avait perdu tout droit à quelque partie que ce fût de la Syrie et même à la possession de l’Égypte.

« M. Guizot paraît croire que le traité de juillet ne doit pas être exécuté, et que la seule chose à considérer est la recherche de la manière de le rompre qui sera la moins désagréable aux parties contractantes. Mais les alliés entendent que le traité soit mis à exécution, et il est par conséquent inutile de discuter le mérite relatif des divers moyens de le mettre de côté.

« Sans doute les cinq puissances qui ont signé le traité verraient avec joie l’accession de la France ; mais on n’aperçoit pas, à la première vue, quelles sont les conséquences dangereuses qui peuvent, ainsi que le dit M. Guizot, résulter pour le monde de ce que la France n’aura pas coopéré à cet arrangement ; il n’est pas plus facile de comprendre en quoi le défaut de concours de la part de la France rendra l’arrangement précaire et exposera la paix de l’Occident. La France peut être tentée, il est vrai, quoique cela ne soit pas à présumer, de s’interposer, pendant que la question est encore pendante, et d’entreprendre, par la force des armes, d’empêcher un arrangement qui est amer (distastefull) pour elle, et calculé pour déjouer ses desseins cachés ; mais quand la France aurait des forces suffisantes pour cette tentative, les assurances réitérées qu’elle a données au sultan ne lui permettraient pas de la faire, aussi long-temps que son gouvernement attachera quelque prix à une réputation de bonne foi. » (Lord Palmerston à lord Granville, 12 novembre.)

Cette dépêche et d’autres du même genre, que j’omets à dessein, furent communiquées à M. Guizot. La réponse du ministre français est rapportée par lord Granville dans les termes suivans[24] :

« M. Guizot me déclara qu’il ne croyait plus pouvoir faire aucune communication ultérieure sur ce sujet au gouvernement de sa majesté, et que le gouvernement français attendrait les évènemens, préparé à tenir la conduite que ces évènemens exigeraient de lui. »

Il y a deux manières de répondre à une note diplomatique qui est une insulte aux sentimens du pouvoir qui la reçoit. On peut relever l’offense avec la susceptibilité légitime de l’orgueil national ; on peut aussi n’y opposer que la brève expression du mépris. Cette dernière conduite a sa dignité, et je croirais volontiers qu’elle est entrée dans les intentions de M. Guizot, si, à côté de cette parole dédaigneuse, on ne trouvait une concession du gouvernement français ; et quelle concession ! le conseil donné par nous au pacha d’Égypte de céder ! Lord Granville dit dans la même dépêche :

« Le prince Metternich appréhende que, dans l’état d’excitation où est la France, un ministère pacifique[25] ne rencontre de grandes difficultés, et, comprenant que le rétablissement de la paix entre le sultan et le vice-roi ne sera pas complet, tant que la France n’y aura pas concouru, il est disposé à frayer les voies à cette combinaison.

« Le ministre autrichien suggère à la France la pensée d’employer son influence sur Méhémet-Ali pour le déterminer à solliciter de son souverain l’investiture héréditaire de l’Égypte en abandonnant le reste de ses possessions, pendant que les alliés useront de leur influence à Constantinople pour déterminer le sultan à faire droit à la requête du pacha.

« J’apprends de M. le comte Appony que M. Guizot a prêté l’oreille à ce conseil, et j’ai des raisons de croire qu’il a écrit à M. Cochelet de disposer le vice-roi à la démarche suggérée par M. de Metternich. »

L’engagement pris par M. Guizot à l’égard des puissances est encore plus formellement énoncé dans la dépêche que lord Granville adresse le 20 novembre à lord Palmerston.

« Comme j’exprimais la conviction que le gouvernement français ne pouvait pas espérer, si Méhémet-Ali persistait dans sa rébellion, que le sultan voulût abandonner son droit de souveraineté sur l’Égypte et qu’il ne prît aucune mesure pour recouvrer la flotte turque, M. Guizot reconnut pleinement l’embarras de cette situation, mais se borna à dire : Alors comme alors, voulant dire qu’il serait temps, quand cet embarras surviendrait, d’examiner les mesures qu’il conviendrait d’adopter. Cependant le gouvernement français fera tous ses efforts pour déterminer Méhémet-Ali à se prévaloir de la communication que l’amiral Stopford a ordre de lui porter, et il ne doute pas du succès, si Saint-Jean-d’Acre est tombé ou est à la veille de tomber dans les mains des alliés. »

Ainsi, les puissances nous refusaient tout, et la France ne leur refusait rien ! Ce concours moral de la France, que lord Palmerston avait sollicité le 17 juillet, en communiquant à M. Guizot la nouvelle du traité conclu depuis deux jours, et que M. Guizot lui-même, au nom de M. Thiers, avait déclaré n’être pas une obligation pour nous ; cette influence que M. le ministre des affaires étrangères, agissant cette fois comme membre du gouvernement, se défendait encore, le 6 novembre, d’employer auprès de Méhémet-Ali, à moins qu’une compensation quelconque ne fût offerte à la France, il l’accordait dix jours plus tard sans compensation, au service d’un arrangement qui n’était pas aussi favorable au pacha que le traité de juillet, avant de connaître la prise de Saint-Jean-d’Acre, et après des affronts réitérés ! Dès le 16 novembre, M. Guizot abandonnait la note du 8 octobre et la position prise, dans cette note, par le gouvernement français ! Ce que nous avions maintenu comme un droit, il le demandait comme une faveur, et contraignait Méhémet-Ali à le demander ! Quelle reconnaissance plus formelle des prétentions écrites dans le traité du 15 juillet ! Ce jour-là, M. Guizot a soumis la France à la dictature de la coalition ; il a ratifié lui-même l’abaissement de son pays ! M. Passy était donc dans le secret du ministère actuel, lorsqu’il faisait entendre ces sinistres et humiliantes paroles : « M. Thiers vient de nous dire tout à l’heure : « Posez un principe certain ; déclarez que vous maintiendrez le pacha d’Égypte en possession de l’Égypte même. » Eh bien ! messieurs, quant à moi, je reste convaincu que la chambre ne pourrait pas commettre, dans l’intérêt même du pacha d’Égypte, une plus haute imprudence. »

Au moment où M. Guizot se gardait bien de commettre cette imprudence, Méhémet-Ali, avec une confiance que notre gouvernement ne méritait plus, se mettait à la discrétion de la France. Voici la lettre que le vice-roi écrivait, le 11 novembre, au roi des Français. Ce document historique a une trop grande valeur pour que l’on s’étonne de le trouver reproduit ici textuellement et dans toute son étendue.

« Sire,

« Je sens le besoin d’exprimer à votre majesté la reconnaissance dont je suis pénétré. Depuis long temps le gouvernement du roi m’a témoigné de l’intérêt. Aujourd’hui votre majesté met le comble à ses bontés pour moi en déclarant aux puissances qu’elle considère mon existence politique comme indispensable à l’équilibre européen. Cette nouvelle marque si signalée de l’intérêt que daigne me porter votre majesté m’impose des devoirs que je saurai remplir, et d’abord celui d’exprimer clairement et succinctement au roi de la France les motifs de ma conduite.

« Dans tous les temps, le vœu le plus sincère de mon cœur a été pour la prospérité de l’empire ottoman. Je désirais le voir heureux, tranquille et puissant ; mon ambition la plus grande a toujours été de lui venir en aide contre ses ennemis et de sacrifier pour sa défense tout ce que j’ai acquis péniblement par de longs travaux. Et, je le dirai ici avec franchise, ce qui m’a toujours porté vers la France, ce qui m’a toujours engagé à me conformer à ses conseils, c’est que je savais que, de tous les gouvernemens de l’Europe, c’était celui qui voulait le plus de bien et de la manière la plus désintéressée à l’empire ottoman.

« Je prie votre majesté de croire que c’est l’amour de mon pays qui a toujours dirigé ma conduite.

« Ainsi, après bien des efforts, bien des contrariétés, j’étais parvenu à faire régner l’ordre en Syrie, à faire succéder la paix et la tranquillité à l’anarchie et au désordre. Et si j’ai insisté si vivement pour que cette province restât sous mon gouvernement, c’est que j’avais la conviction que, si elle m’était enlevée, tous les maux que j’en avais extirpés retomberaient de nouveau sur elle. Entre mes mains, la Syrie était un élément de force qui me mettait à même de porter des secours au sultan et à la Turquie ; entre les mains de la Porte, j’ose le dire, la Syrie était vouée à l’anarchie, au désordre, à la guerre civile. Mais, aujourd’hui, ce que je craignais s’est en partie réalisé. L’influence étrangère est venue en aide aux élémens de discorde et d’insurrection. Une première tentative avait été impuissante pour faire soulever les populations ; cette fois-ci les efforts de ceux qui ont cru travailler pour l’intégrité de l’empire ottoman, en excitant à la révolte une de ses provinces, ont réussi, non à insurger tout le pays, mais à armer les unes contre les autres les populations, et à amener la guerre civile. Les motifs d’intérêt général qui me portaient à désirer de conserver la Syrie sous mon gouvernement, n’existent donc plus. Il reste mes intérêts personnels et ceux de ma famille ; ceux-là, je suis prêt à les sacrifier à la paix du monde. C’est à la haute sagesse du roi des Français que je m’adresse ; je mets mon sort entre ses mains, elle règlera à sa volonté les arrangemens qui doivent terminer le différend.

« Si votre majesté le juge convenable, je suis prêt à me contenter en Syrie du pachalik d’Acre. Ce pays a résisté à tous les efforts que l’on a tentés pour le soulever contre moi. Votre majesté trouvera juste peut-être de me faire laisser l’île de Candie, qui jouit depuis long-temps, sous mon gouvernement, d’une prospérité inaltérable.

« Mais si, au contraire, les hautes lumières de votre majesté la portent à croire que le moment des concessions est passé et que celui d’une résistance opiniâtre est arrivé, je suis prêt à combattre jusqu’à mon dernier soupir, et mes enfans aussi. Mon armée de Syrie est encore considérable ; Damas, Alep, toutes les principales villes sont en mon pouvoir ; mon armée du Hedjaz est en marche, une partie est déjà au Caire, le reste y sera sous peu. Les cheiks influens du Liban partent pour la montagne et me répondent de ramener les Druses et les Maronites à la soumission. J’ai quarante bâtimens prêts à prendre la mer au premier signal de votre majesté. J’espère donc que personne ne se méprendra sur les véritables motifs qui m’inspirent la démarche que je fais aujourd’hui. Personne ne croira que c’est la peur qui me fait agir ; j’ai pour moi toute ma vie pour répondre à une pareille accusation. Il y a quinze jours encore, quand toute mon existence était menacée, on aurait pu voir de la faiblesse dans ma conduite, si j’avais cédé ; mais aujourd’hui que mon existence politique est sauvée par la déclaration de la France, je ne risque que peu de chose à prolonger la guerre. Non, ce ne sont pas les forces qu’on déploie contre moi qui m’effraient. Ce qui m’effraie, c’est d’être cause d’une guerre générale ; c’est d’entraîner la France, à qui je dois tant, dans une guerre qui n’aurait d’autre but que mes intérêts personnels. Dans cette circonstance, je viens m’adresser à votre majesté : la reconnaissance m’en faisait un devoir, et, d’ailleurs, j’ai pour le roi des Français l’admiration, la confiance que sa sagesse et ses lumières inspirent au monde. Je viens mettre mon sort entre ses mains. Quelle que soit la décision du roi, je l’accepterai avec reconnaissance, pourvu que votre majesté veuille bien prendre part au traité qui interviendra entre les grandes puissances pour régler ma destinée. Enfin, quoi qu’il arrive, je prie le roi de me permettre de lui dire que ma reconnaissance pour lui et pour la France sera éternelle dans mon cœur, que je la léguerai à mes enfans et à mes petits-enfans comme un devoir sacré. »

Cette lettre surprit M. Guizot au milieu de la discussion engagée devant les chambres. Elle arrivait trop tard. Le pacha implorait la France et lui faisait hommage, en quelque sorte, de son pouvoir, au moment où la France l’avait déjà livré. « La seule réponse qu’on lui donnera, dit quelque part lord Granville dans une dépêche à lord Palmerston[26], ce sera de renouveler les avis que M. Cochelet a reçu ordre de lui transmettre, et qui pressent le pacha d’accéder aux conditions que l’amiral Stopford a été chargé de lui offrir[27]. » Il est vrai que M. Guizot considérait ces conditions comme lui ayant été offertes à la considération de la France ; mais on n’oubliera pas que, loin de faire une faveur à M. Guizot, et à la France de M. Guizot, les puissances avaient diminué, le 14 novembre, les concessions spontanément déclarées le 15 octobre, sous le ministère de M. Thiers.

La première idée de la convention qui a été signée le 13 juillet 1841, apparaît dans le mois de décembre 1840. Les alliés avaient repoussé la France du concert européen, tant qu’elle pouvait y exercer une influence quelconque et y représenter d’autres intérêts que les leurs. « Si la France entrait maintenant dans la conférence, dit lord Palmerston[28], pour régler les dernières difficultés entre le sultan et Méhémet-Ali, elle y entrerait comme la protectrice avouée du vice-roi, et elle introduirait ainsi dans la conférence un élément de discorde, au lieu d’y apporter des moyens de conciliation. » Mais, après la soumission de Méhémet-Ali, l’humiliation de la France étant complète, et son impuissance volontaire n’étant pas moins avérée, les puissances songèrent à tirer parti de la bonne volonté de M. Guizot, pour mettre le sceau à leur œuvre de ténèbres. Ajoutez que les armemens entrepris par le ministère du 1er  mars et maintenus par les chambres avaient obligé les coalisés à augmenter leurs escadres et leurs forces militaires, en leur imposant des dépenses qu’ils étaient hors d’état de soutenir. On avait isolé la France dans l’espoir que cet isolement resterait pacifique ; mais on ne voulait pas d’un isolement qui avait les charges de la guerre, et qui pouvait en faire naître les dangers.

Lord Palmerston, qui voyait sa position politique menacée par les embarras financiers du cabinet, prit l’initiative d’un arrangement. On voit, par une dépêche de lord Clanricarde, à la date du 22 décembre, qu’il soumit au cabinet russe les bases d’une convention par laquelle la France, de concert avec les quatre cours, aurait garanti l’intégrité de l’empire ottoman. C’était reproduire, sous la forme plus solennelle d’un traité, la déclaration contenue dans la dépêche circulaire du maréchal Soult. On serait revenu ainsi, après deux ans de controverse et après avoir bouleversé l’Orient, au point de départ de la politique du 12 mai. L’Angleterre y eût encore gagné de lier les mains à la Russie.

M. de Nesselrode fit bon visage à ce projet ; il l’accueillit comme il avait accueilli la dépêche du maréchal ; il déclara même « qu’il n’avait pas la plus petite objection à y faire, que la France devait la signer, puisqu’elle avait signé la note collective du 27 juillet 1839, et que sans doute M. Guizot ne demanderait rien de plus. » Mais il s’arrangea de façon à ce que l’opposition vînt d’ailleurs.

L’opposition ne vint pas de la France. Lord Granville écrivait, après une conversation avec M. Guizot, le 1er  janvier 1841 :

« La question pendante entre le sultan et Méhémet-Ali, dit M. Guizot, a été conclue par les quatre cours sans l’intervention de la France, et, si quelques difficultés restent à régler touchant la condition future du pacha d’Égypte, le gouvernement français veut demeurer étranger à ce règlement. La situation de l’empire ottoman dans ses rapports avec les puissances européennes est une question toute différente ; et, quoique je ne sois pas préparé à faire une proposition, le gouvernement français est disposé à se concerter avec les autres puissances qui sont également intéressées à maintenir l’indépendance et la neutralité de la Turquie. »

La France était prête à tout, comme il est facile de le voir : prête en janvier à garantir l’indépendance, l’intégrité, la neutralité de l’empire ottoman, enfin tout ce qu’il plairait aux puissances ; prête en juillet à signer la convention des détroits. Mais l’Autriche, poussée apparemment par la Russie, trouva mauvais que cette idée d’une garantie générale à donner à la Turquie, émise d’abord par lord Palmerston en décembre 1840, eût fait l’objet d’une proposition formelle du divan. M. de Metternich écrivit donc ab irato à M. de Stürmer la dépêche qu’on va lire. (La date est du 20 avril 1841.)

« Le divan vient de concevoir une bien malheureuse idée en exprimant le vœu de placer l’empire ottoman sous la garantie des grandes puissances européennes. Cette idée, qui est fausse dans son point de départ, est à la fois moralement et matériellement inexécutable. L’idée est fausse, parce qu’un état ne doit pas accepter, et dès-lors bien moins encore demander à d’autres états un service pour lequel il ne saurait offrir en retour une stricte réciprocité. Dans les circonstances où il en est autrement, l’état qui accepte la faveur perd par le fait la fleur de son indépendance. Un état placé sous une garantie devient un état médiatisé ; car, pour qu’une garantie puisse être accordée, il faut que l’état qui la réclame fasse un acte de soumission aux volontés de l’état qui aura la charge de la défendre. Le garant, pour être quelque chose, doit assumer la charge d’un protecteur, et, si un protecteur est pour le moins incommode, plusieurs protecteurs deviennent une charge insoutenable. Il n’y a qu’une forme connue pour atteindre le but de la garantie et cependant éviter les inconvéniens de la chose ; cette forme est celle de l’alliance défensive. Est-ce là ce que veut le divan ? Ce sera à lui à le proposer ; mais je ne crois pas qu’il trouve une issue à sa proposition. »

Lord Palmerston ne manquait pas, en toute occasion, de louer la sagesse, la sagacité, l’élévation et la profondeur des vues du prince Metternich. Toutefois les prétentions littéraires du ministre autrichien parlant de la fleur de l’indépendance et ses airs d’oracle importunaient quelquefois le ministre anglais, qui laissait paraître son humeur. Lord Palmerston céda sur la question de la garantie, mais il céda en grondant, et en rappelant à M. de Metternich qu’il n’avait pas toujours professé la même opinion sur ce point, notamment lorsque les puissances avaient garanti la neutralité de la Belgique. Mais laissons les querelles d’amour-propre et reprenons le récit des faits. La convention des détroits, substituée à la garantie, fut paraphée, le 15 mars 1841, par M. de Bourqueney. Voici les raisons qui déterminèrent M. Guizot à en différer la signature :

« Dans les circonstances actuelles, me dit M. Guizot, lorsque le sultan imposait à Méhémet-Ali des conditions que le pacha ne jugeait pas conformes aux espérances, sinon aux promesses que les alliés lui avaient données, et auxquelles il refusait par conséquent de se soumettre, lorsqu’on ignorait encore si les alliés aideraient le sultan à se faire obéir ou s’ils useraient de leur influence à Constantinople pour modifier les termes du hatti-shériff, ou même, en cas de non succès, s’ils laisseraient le sultan et son vassal arranger entre eux le différend comme ils pourraient ; dans cette situation, il était impossible au gouvernement français de faire plus qu’autoriser son représentant à Londres à parapher la convention.

« En donnant cette autorisation, je considère le gouvernement français comme prenant l’engagement positif de signer la convention, aussitôt que la question turco-égyptienne sera réellement terminée. » (Lord Granville à lord Palmerston, 15 mars 1841.)

M. Guizot eût montré plus de dignité en s’abstenant. La convention des détroits demeura dans cet état pendant quatre mois. L’énumération des intrigues et des incidens qui ont rempli l’intervalle est à peu près sans importance : on peut les caractériser en quelques mots.

Par le hatti-shériff du 13 février, la Porte éludait les obligations que lui avait imposées la soumission de Méhémet-Ali. L’hérédité que l’on accordait au vice-roi était dérisoire, car la Porte se réservait de choisir, parmi les enfans de Méhémet-Ali, celui qu’elle appellerait au gouvernement de l’Égypte, et l’héritier désigné devait se rendre à Constantinople pour y recevoir l’investiture des mains du sultan. On avait inventé en outre un moyen de ruiner l’Égypte, et de mettre celui qui la gouvernerait dans l’impuissance d’agir ; et, dans ce but, le hatti-shériff exigeait que le quart du revenu brut de l’Égypte fût versé dans le trésor impérial. Enfin, l’on ne se contentait pas de réduire l’armée égyptienne à dix-huit mille hommes, et d’interdire à Méhémet-Ali de construire des vaisseaux, mais on lui enlevait encore la nomination des officiers supérieurs de son armée, à partir du grade de kol-aghassi (major).

Ce firman avait été rédigé sur un projet fourni, après beaucoup d’hésitations[29], par lord Ponsonby, et il était conforme aux instructions de lord Palmerston. Le refus que fit Méhémet-Ali de s’y soumettre lui attira l’improbation de lord Palmerston. Lord Ponsonby conseilla au sultan d’en rester là, sous prétexte qu’en adressant une nouvelle communication à Méhémet-Ali, la Porte aurait l’air de négocier avec son sujet. Enfin, lord Palmerston, vers le milieu d’avril, tout en invitant la Porte à en finir promptement, se tenait dans des termes vagues, et semblait prendre plaisir à voir durer cette anarchie.

Les cabinets allemands, qui n’avaient pas les mêmes raisons que l’Angleterre d’achever la démolition de la puissance égyptienne, prirent ombrage de la conduite équivoque de lord Palmerston. Pendant que le gouvernement prussien faisait dire au ministère anglais qu’il considérait les conséquences du traité de juillet comme épuisées[30], M. de Metternich enjoignait à l’internonce de signifier au divan que, s’il hésitait à modifier le firman d’investiture, l’empereur se regarderait comme étant relevé par cela même des obligations qu’il avait contractées en signant le traité du 15 juillet, et comme rendu à toute sa liberté d’action[31]. En même temps, le ministre autrichien s’emportait contre la pensée d’étendre à l’Égypte les innovations mal digérées du hatti-shériff de Gulhané.

« Si tout ne me trompe, la Porte devra abandonner dans la majeure partie de ses domaines le mode de perception nouvellement introduit dans plusieurs d’entre eux. En faisant percevoir l’impôt par ses propres receveurs, elle n’aura fait qu’augmenter les exactions pour ses sujets et les non-valeurs pour son trésor. L’abonnement fixe, fondé sur une loi tutélaire pour les contribuables, me semble le seul mode de perception possible dans l’empire ottoman. Les ineptes novateurs dans cet empire ont cru qu’il suffisait d’emprunter des formes et des noms à la civilisation chrétienne pour s’assurer les mêmes effets. Ils ne les obtiendront pas, et retomberont dans les usages d’un passé qu’ils auront contribué à détruire. »

Placée entre les empressemens tardifs de l’Autriche et les répugnances persistantes de l’Angleterre, la Porte, ne sachant à qui entendre, adressa une note à la conférence, priant les puissances de régler elles-mêmes les points qui étaient en litige. La réponse de la conférence est du 10 mai, et le hatti-shériff du 22 mai n’a fait que l’homologuer. Elle pose en principe : 1o  qu’Ibrahim succédera à Méhémet-Ali, et le plus âgé de la famille à Ibrahim ; 2o  que le tribut sera une somme fixe à payer tous les ans ; 3o  quant aux promotions militaires, le sultan pourra déléguer ses pouvoirs au gouverneur de l’Égypte, en les étendant ou les restreignant selon les cas. (« On pourra nommer en Égypte jusqu’au rang de colonel ; lorsqu’il s’agira d’un rang supérieur, on le demandera à la Porte, qui l’accordera gracieusement. » Memorandum de la Porte, 19 avril.)

En adressant le nouveau firman à lord Palmerston, l’ambassadeur anglais à Constantinople ne peut retenir une expression de dépit. Son ennemi personnel, le pacha d’Égypte, lui échappe blessé, mutilé, sanglant et dépouillé, il est vrai, mais encore vivant. « Je pense aujourd’hui comme toujours, écrit-il à lord Palmerston le 16 juin, que Méhémet-Ali n’exécutera jamais les mesures ordonnées par le sultan sur l’avis des quatre cours. »

Aussitôt que M. Guizot eut appris que la Porte avait obtempéré au vœu des puissances, il pressa lord Palmerston de signer la convention des détroits, sans attendre la réponse de Méhémet-Ali aux dernières concessions du sultan. Dans une dépêche du 11 juin, adressée à M. Bulwer, lord Palmerston explique les motifs de son refus[32].

« La conduite suivie par la France tend à encourager les prétentions de Méhémet-Ali ; car le gouvernement français, bien qu’il se dise prêt à signer la convention maintenant que le sultan a modifié son hatti-shériff, exige cependant que les quatre puissances déclarent que le traité de juillet a été pleinement exécuté, qu’il a atteint son but, et que rien ne peut désormais arriver qui mette les puissances dans le cas de délibérer sur les mesures à prendre pour assurer l’accomplissement des obligations écrites dans ce traité. Mais, si les puissances faisaient aujourd’hui une telle déclaration, qu’en résulterait-il ? Que Méhémet-Ali aurait le bénéfice des modifications opérées par le sultan dans les articles que les puissances lui ont conseillé de modifier, et que Méhémet-Ali aurait encore le bénéfice de son propre refus d’accéder à ces autres conditions du hatti-shériff que les puissances ont déclaré être indispensables… La France pourrait affirmer que, sur son injonction, les puissances ont relevé Méhémet-Ali des conditions distinctement spécifiées dans le traité de juillet. Ce serait pour les quatre puissances une humiliation à laquelle on doit résister. »

Cette dépêche annonçait clairement l’intention de recourir, sous un prétexte quelconque, à de nouvelles mesures de contrainte contre le pacha. M. Guizot ne dissimula pas l’étonnement qu’il en éprouvait ; mais la position qu’il avait prise à l’égard des puissances ne lui permettait pas de répondre avec plus de fermeté. Il se borna donc à faire ressortir les contradictions dans lesquelles tombait la politique anglaise. « On m’assurait, dit-il, le 10 mars, qu’aucune force d’aucune espèce ne pourrait désormais être employée contre Méhémet-Ali, et maintenant on me dit que l’emploi de la force est encore possible. Je ne blâme pas ce changement de langage, mais je le fais remarquer[33]. »

L’adhésion de Méhémet-Ali mit fin à ce débat. Le 10 juillet 1841, et pour servir de préliminaire à la convention qui devait placer sous la protection du droit européen le principe de la clôture des détroits qui joignent la mer Noire à la Méditerranée, les signataires du traité de Londres rédigèrent, au Foreign Office, un protocole qui déclarait que, les difficultés qui avaient provoqué l’union des quatre cours étant aplanies, la France serait invitée à concourir à cette transaction. Le 13 juillet, M. de Bourqueney signait la convention au nom de la France.

M. Duvergier de Hauranne a pleinement fait ressortir les conséquences de cet acte diplomatique ; mais il est précieux de connaître le jugement que lord Palmerston lui-même en a porté : « Les Français, dit-il dans une dépêche à lord Beauvale (10 mai 1841), pensent que l’isolement de la France cessera par la signature de la convention qui a été proposée, et que cette convention fera rentrer la France dans le concert européen ; cependant le traité proposé ne contient aucune stipulation qui ait trait à une action commune, à un concert ; il ne fait que mentionner la détermination prise par les grandes puissances de respecter la décision et l’intention du sultan dans une matière sur laquelle il a le droit, comme souverain indépendant, de manifester sa volonté. »

Lord Palmerston réduisant par avance à sa juste valeur la convention du 13 juillet, et raillant le gouvernement français d’en avoir voulu étendre la portée, quelle leçon pour M. Guizot ! mais que cela est triste pour la France ! Au fond, le ministre anglais a raison. La convention du 13 juillet ne devait rien changer à la situation relative des puissances, et elle n’y a rien changé en effet. Ce traité ne fait cesser ni l’isolement de la France, ni la coalition des quatre cours contre la France. Il n’amène entre les puissances et nous ni un concert actif, ni même un concert passif. Après comme avant, nos intérêts ne sont ceux d’aucun autre état ; personne n’épouse notre cause, et n’admet la légitimité de nos prétentions. La barrière qui séparait la France révolutionnaire de l’Europe contre-révolutionnaire ne s’abaisse point, et l’alliance occidentale, l’union de la France avec l’Angleterre, demeure plus difficile que jamais.

Qu’est-ce donc que la convention du 13 juillet, et quelle a été son utilité ? Il faut considérer ce traité comme une forme, un moyen tel quel de faire cesser, non pas la situation d’antagonisme où s’étaient placées les puissances les unes à l’égard des autres, mais ce qu’il y avait de violent et d’immédiatement dangereux dans cette situation : c’est un prétexte que l’on donne à la France pour réduire ses forces militaires, un prétexte que se ménage l’Europe pour demander notre désarmement. Mais le jour où nous cesserons d’être redoutables, cesserons-nous d’être menacés ?

Le gouvernement français a signé la convention des détroits, qui n’est elle-même qu’un article du traité du 15 juillet 1840, dans l’espoir ou tout au moins avec la prétention de mettre fin à l’exécution toujours menaçante des mesures coercitives stipulées dans ce traité. Il n’avait pas besoin d’intervenir pour cela ; l’Autriche et la Prusse y auraient mis bon ordre, car elles étaient fatiguées de se voir traînées en laisse par l’Angleterre et par la Russie, et les difficultés se prolongeaient trop pour leur orgueil. Ajoutons que la facilité avec laquelle lord Palmerston et M. de Nesselrode avaient organisé la coalition des quatre cours prouvait suffisamment que l’on gagnerait peu à faire déclarer éteint un traité que les puissances pouvaient renouveler à volonté.

Mais, si l’avantage de cette réconciliation apparente est nul pour la France, les inconvéniens qui y sont attachés n’en auront que plus de force aux yeux d’un observateur attentif. Quelques précautions que l’on ait prises pour épargner notre amour-propre dans la forme, il n’en est pas moins vrai que la France, en signant la convention de juillet 1841, a ratifié le traité de juillet 1840, avec toutes les conséquences que les coalisés en avaient tirées. Dans l’ordre diplomatique, il n’y a pas de différence entre reconnaître les faits accomplis et les accepter positivement. Quand on veut se réserver le droit d’agir ultérieurement, comme si ces faits n’avaient pas existé, il faut se maintenir à l’état de protestation. La France devait faire, pour le traité de Londres, ce qu’elle a fait pour l’occupation de la Pologne et pour le traité d’Unkiar-Skelessi. En signant la convention de 1841, M. Guizot a détruit la protestation de 1840, il s’est humilié devant cette volonté impérieuse qui lui avait signifié que l’Angleterre réglerait l’Orient comme elle l’entendait.

Ainsi, le traité de Londres subsiste, aggravé pour nous par une adhésion qui nous abaisse dans l’opinion de l’Europe, fortifié pour les puissances signataires par la résistance inégale et inutile que nous y avons opposée. Je me suis efforcé d’en indiquer les causes et d’en mettre à nu les intentions ; je n’ai pas dissimulé, dans le cours de cet exposé, les fautes du gouvernement français, et je ne crois pas avoir exagéré les mauvais desseins de ses adversaires. J’ai cherché à me pénétrer de ce principe que l’histoire est un tribunal devant lequel tout le monde comparaît, mais qui doit une justice égale à tout le monde, qui n’éprouve ni affection ni haine, qui ne connaît ni amis ni ennemis, et que la vérité seule émeut. Une coalition s’était formée contre la France ; on la soupçonnait, on l’avait dénoncée, je crois l’avoir dévoilée. On sait maintenant que les complices de cette déloyale conspiration l’avouent, et qu’ils en tirent vanité. N’a-t-on pas lu ces invectives de lord Palmerston confessant, à la dernière heure, que le traité de juillet avait été dirigé contre la France, et calculé, comme il le dit audacieusement, pour déjouer nos secrets desseins ?

Oui, cela est démontré aujourd’hui, en dépit des clameurs mensongères qui ont retenti dans le parlement anglais, la France n’a trompé ni attaqué personne ; elle s’est à peine défendue, et sa bonne foi, autant que la faiblesse de son gouvernement, l’a livrée. Quant aux alliés, les uns, et ce sont les moins coupables, n’ont voulu que séparer la France de l’Angleterre, et rompre une alliance qui servait trop efficacement à leur gré la cause de la civilisation ; les autres, et je parle des ministres anglais, se proposaient à la fois d’humilier la France et d’affaiblir l’Égypte : ils avaient tout ensemble une vengeance personnelle à poursuivre et les intérêts d’une ambition exclusive à faire prévaloir. Le cabinet britannique a tout l’odieux du traité de Londres ; reste à savoir s’il recueillera le bénéfice qu’il s’en était promis.

La France et la coalition ont abordé les évènemens avec des espérances qui devaient être également déçues ; le gouvernement français supposait que les forces de Méhémet-Ali, à peu près irrésistibles pour une armée turque, suffiraient pour défendre la Syrie contre une agression tentée au nom de l’Europe et avec des soldats européens ; en cela, il s’est évidemment trompé. Le seul aspect des drapeaux anglais a mis en fuite les vétérans d’Ibrahim. Le gouvernement britannique, de son côté, avait imaginé que l’ordre était possible en Syrie, indépendamment de la police sévère qu’y maintenait l’armée égyptienne ; en rétablissant dans cette province l’autorité directe du sultan, il prétendait y faire régner la paix et une sorte de liberté. Ce qu’il a restauré, c’est la licence, c’est la guerre civile avec tous ses excès. La France en avait averti lord Palmerston, et elle a eu raison sur ce point.

Les puissances européennes ont essayé de faire contre nous, par la seule influence de leur concert, ce qu’elles avaient fait en 1814 et en 1815 par l’union de leurs forces militaires. Elles ont voulu prouver au monde que l’association des quatre cours, pour peu qu’elle prît une forme agressive, pouvait à tout moment paralyser notre action. Je le dis à regret, cette tentative leur a complètement réussi. Elles nous ont successivement tenus en échec, et amenés à composition. Nous leur avons donné le droit de répéter, après lord Palmerston, qu’il n’y avait pas de gouvernement qui donnât moins d’inquiétude à ses adversaires avoués comme à ses ennemis cachés, que le gouvernement français.

La révolution de juillet 1830 avait dissous la ligue européenne, et pendant dix ans l’Europe s’est partagée entre les états constitutionnels et les monarchies absolues. Le droit divin était d’un côté et la liberté de l’autre. La force morale balançait la puissance du nombre. L’avenir nous appartenait. Le traité de juillet 1840 a détruit cet équilibre encore mal assis. Les principes ne partagent plus l’Europe, ou plutôt, par le fait même d’une alliance entre la Russie et l’Angleterre, le principe de liberté s’est trouvé désarmé, et vaincu. Nous sommes restés seuls pour le représenter et pour le défendre, et par cela même que ce grand principe était en péril, la société a dû s’alarmer, s’émouvoir, se préparer au conflit.

Un changement aussi profond ne peut pas s’opérer dans le monde sans que chacun ait sa part des conséquences. Les cabinets ont l’air de penser que la révolution de juillet a été seule atteinte, et que d’autres que la France n’en ont pas souffert. C’est là une erreur grossière. Une rupture entre la France et l’Angleterre, entre deux nations qui avaient si largement influé l’une sur l’autre, et qui marchaient à la tête des peuples civilisés, doit ébranler jusque dans ses fondemens l’édifice européen. Dès ce moment, il n’y a plus de sécurité pour personne ; d’un jour à l’autre, les ambitions peuvent déborder : l’Europe ne peut plus se livrer à ces longues pensées du progrès social ni aux travaux durables de l’industrie. Les questions de principes, les intérêts territoriaux, les affinités de races et d’idées, les traités même, tout est remis en question. La paix n’est plus qu’une trêve. La première étincelle allumera un vaste incendie.

Pour prélude des conséquences qu’il devait porter, le traité de Londres a renversé trois ministères. En France, le ministère de M. Thiers, ministère d’opposition, ainsi que M. Thiers l’a dit lui-même, a été immolé à l’Europe ; en Angleterre, le ministère Melbourne a perdu la majorité au milieu de ses succès, laissant après lui des embarras financiers qui ne sont pas liquidés ; à Constantinople, Reschid-Pacha, le promoteur de la réforme, a été disgracié, comme l’instrument des giaours ; M. de Metternich lui-même eût été fort compromis, si l’on pouvait concevoir le gouvernement autrichien en dehors de M. de Metternich, et si l’Allemagne ne le considérait comme un véritable maire du palais. Mais ce qui montre bien que le traité de juillet a opéré une contre-révolution universelle, c’est que les trois ministères qui ont succombé, ministères réformistes tous les trois, ont été tous les trois remplacés par des ministères de réaction.

L’exécution du traité a sans doute amené quelques faits d’armes. Les Anglais ont obtenu sans peine des succès militaires, succès de tactique devant Beyrouth, succès d’artillerie devant Saint-Jean-d’Acre. Pour récompenser les conquérans, les souverains ont fait une ample distribution de croix, d’étoiles et de cordons ; les populations de l’Angleterre leur ont préparé de brillantes ovations, et le vainqueur de Saint-Jean-d’Acre est entré au parlement. Là s’arrêtent les résultats heureux de cette campagne. Le sultan lui-même, dans l’intérêt duquel on prétendait l’avoir faite, n’y a rien gagné.

Les alliés devaient rendre la paix à l’Orient ; il ne s’agissait que d’abattre Méhémet-Ali, et l’empire ottoman allait, selon ses protecteurs, recouvrer la vigueur qui s’éteignait en lui. Est-ce là le spectacle auquel nous assistons aujourd’hui ? On a rempli la partie du programme tracé par les quatre cours, qui consistait dans l’abaissement du vice-roi ; car il est toujours facile de détruire. Méhémet-Ali n’est guère plus que ce que l’on a permis qu’il fût. La force qui restait de ce côté à l’empire ottoman a décidément péri ; mais l’empire en est-il plus robuste et plus sain ? A-t-on reconstruit quelque autre pouvoir en Turquie, ou relevé quelque autre institution ?

Non certes, car les signes de décrépitude et d’épuisement se multiplient. Pendant que l’on insiste pour soumettre l’Égypte aux prescriptions du hatti-shériff de Gulhané, ces innovations tombent peu à peu en désuétude à Constantinople, et y sont déjà réprouvées. On afferme de nouveau les revenus, ainsi que le voulait M. de Metternich. Rifaat, qui avait supplanté Reschid, paraît déjà un réformateur trop ardent, et va céder la place à Hussein. La Porte n’a ni administration, ni finances, ni police intérieure ; seulement elle lève des soldats, et fait parader des régimens qui figurent comme une décoration de théâtre sur cette scène d’anarchie.

La question égyptienne, au moment où les puissances ont entrepris de la trancher, n’était déjà plus la véritable difficulté dans les affaires de l’Orient. Qu’importait en effet que le pacha se fût rendu redoutable au sultan, s’il était encore plus à craindre pour leurs ennemis communs ? Or, Méhémet-Ali poussait jusqu’au fanatisme le dévouement aux intérêts de l’empire. En 1828, il l’avait servi contre la Grèce ; en 1834, il formait le plan d’une croisade musulmane contre la Russie ; en 1840, il faisait respecter la suprématie du sultan jusqu’au fond de l’Arabie et du Sennaar ; en 1841, il eût concouru à maintenir l’autorité de la Porte sur les rayas révoltés.

La faiblesse de la Turquie tient à une double cause, à la décadence de la civilisation musulmane, et à la disproportion qui existe, sur le sol même où les Turcs sont campés, entre la race conquérante et la race des vaincus. Le déclin de l’islamisme est un mal sans remède ; toute religion qui résiste au progrès doit périr. Quant au petit nombre des Turcs, comparé au nombre des chrétiens qui peuplent l’empire ottoman, cette infériorité numérique serait un fait moins grave, s’ils avaient conservé l’organisation d’une forte aristocratie ; mais ils ont détruit l’ordre ancien, sans fonder un ordre nouveau, et leur complète stérilité n’est pas moins évidente que leur faiblesse. Dans cet état de choses, l’empire ne vit en réalité que de la protection des puissances chrétiennes, et ces puissances, pour le protéger, sont obligées de fermer l’oreille aux plaintes des populations chrétiennes de la Turquie, qui, sentant naître leurs forces et revendiquant leurs droits, aspirent à s’émanciper. La diplomatie européenne pourra-t-elle prolonger cette situation ? La clameur publique fait tôt ou tard violence aux cabinets. Déjà il a été impossible d’assister de sang-froid aux cruautés commises par Tahir-Pacha dans l’île de Candie. Que serait-ce maintenant si une révolte éclatait dans la Macédoine ou dans la Thessalie ? La lutte est désormais en Turquie entre les musulmans et les chrétiens ; ceux-ci ont l’Europe pour arrière-garde, et, quelque chose qu’il en résulte, leur destinée est de triompher. Voilà les éventualités auxquelles le traité de juillet n’a pas pourvu.

On est tenté de féliciter les populations chrétiennes de cet oubli, quand on voit à quels malheurs sont exposés les habitans de la Syrie, depuis que les Anglais y ont arboré de nouveau la bannière du sultan. Aux violences et aux exactions des troupes turques a succédé la guerre civile, rendue plus implacable par la différence des races et des religions. L’autorité est nulle. L’impôt ne rentre pas. Les routes sont infestées par les Bédouins. Dans les villes, les chrétiens et les juifs voient leur existence et leur fortune perpétuellement menacées. Les montagnards n’obéissent plus à la Porte ; mais à quoi leur sert une indépendance qui ne les met pas à l’abri du pillage de leurs églises et du massacre de leurs enfans ?

Voici d’abord sur les excès des troupes turques un témoignage que l’on ne récusera pas ; c’est une note des consuls européens à Beyrouth, adressée au séraskier, le 11 février 1841.

« Les soussignés, consuls des puissances alliées de la sublime Porte, s’empressent d’appeler l’attention de son altesse le séraskier-pacha sur les désordres commis en dernier lieu par quelques corps de troupes qui viennent de pénétrer dans cette partie de la Syrie. Le pillage et les violences qu’ils ont exercés sur leur passage, ont répandu la terreur parmi les habitans ; dans plusieurs localités, ces derniers ont eu recours aux armes pour la défense de leurs habitations et de l’honneur de leurs familles ; si une collision sérieuse n’a pas encore éclaté, on ne saurait l’attribuer qu’à la modération et à la prudence des habitans.

« Une nouvelle expédition de troupes irrégulières vient d’arriver à Beyrouth. Les réclamations des soussignés et la sollicitude du gouvernement ont empêché leur entrée en ville. Toutefois les campagnes environnantes sont en proie aux plus vives alarmes. »

On voit le genre de protection que les troupes du sultan donnaient à ses fidèles sujets, et combien la présence de ces soldats ajoutait à la sécurité du pays. La lettre suivante de Constantinople, écrite le 17 octobre 1841 par le correspondant ordinaire du Morning-Chronicle, montrera la part que les Anglais ont prise aux désordres qui affligent encore aujourd’hui la Syrie.

« Les renseignemens défavorables que l’on a reçus de la Syrie ont produit ici une pénible impression. Ils justifient en grande partie les prédictions de ceux qui annonçaient que, si notre gouvernement montrait des préférences pour une tribu plutôt que pour une autre, et si les autorités turques, d’accord avec nos agens, ne faisaient pas tous leurs efforts pour réconcilier entre elles ces populations rivales, il n’en pourrait résulter que l’anarchie et la guerre civile. Mais il paraît que Nezib-Pacha n’a rien omis pour dégoûter à la fois les musulmans et les chrétiens, et que nos agens et particulièrement la mission militaire sous les ordres du lieutenant-colonel Rose, ont suivi une ligne de conduite qui n’est pas moins impolitique. Le résultat est que les tribus de Naplouse et d’autres dans l’intérieur sont ouvertement à l’état de révolte contre le sultan ; que les Druses et les Maronites, qu’il était de notre intérêt de réunir, sont en guerre les uns contre les autres ; que notre influence sur les derniers est complètement annulée ; que les autorités turques et le peuple sont très irrités contre nous, et que le pouvoir du sultan est compromis dans la même proportion… Si nous persistons, il ne nous restera plus qu’à abandonner la Syrie à Méhémet-Ali et à ses partisans. »

Ainsi, les Anglais ont pratiqué en Syrie une politique tellement humaine et tellement habile, qu’ils font regretter la domination de Méhémet-Ali. Eux les alliés du sultan, eux les ministres de sa volonté et les protecteurs de ses droits, ils sont devenus odieux à la population musulmane. Au lieu d’affermir l’autorité de la Porte, ils l’ont compromise. Ils ont allumé, soudoyé peut-être la guerre civile. Enfin, c’est un Anglais, c’est le Morning-Chronicle, c’est le partisan le plus déterminé de lord Palmerston qui le dit : « Il ne reste plus qu’à rendre la Syrie au vice-roi. » On le ferait certainement, si l’orgueil des puissances, après avoir causé le mal, n’était là pour empêcher la réparation. Voilà pourtant les résultats contre lesquels lord Palmerston a joué l’alliance de la France et la paix du monde !

J’irai contre une opinion reçue, mais erronée, en avançant que l’Angleterre elle-même n’a pas retiré du traité de Londres les avantages qu’elle espérait. En Orient, elle a soulevé contre elle les musulmans et les chrétiens, et n’a plus d’influence que sur les conseillers incapables ou corrompus du sultan. En Occident, sa réputation de force n’a pas grandi, lorsqu’on l’a vue appeler à son aide l’Allemagne et la Russie pour imposer à la France ; quant à sa réputation de bonne foi, cette dernière trahison devait l’achever. On s’est souvenu du bombardement de Copenhague en apprenant le bombardement de Beyrouth.

En changeant le principe de sa politique à l’extérieur, l’Angleterre a inévitablement changé le principe de sa politique intérieure : elle n’a pas pu substituer l’alliance de la Russie à celle de la France, sans appeler les tories à remplacer les whigs. Dès ce moment, sa sécurité a été menacée. Les questions de réforme ont pris des proportions révolutionnaires, et les ressentimens qui déchaînent les classes laborieuses contre une aristocratie puissante, mais oppressive, sont devenus un danger public.

L’alliance de la Russie ne peut être une alliance utile pour la Grande-Bretagne qu’en vue de la guerre. L’alliance de la France, alliance formée en vue de la paix, en était la plus solide garantie. Or, la paix est le premier et le véritable intérêt de l’Angleterre, car elle ne peut plus acquérir, et elle doit vouloir conserver.

L’alliance de la France avec l’Angleterre donnait aux deux puissances constitutionnelles de l’Europe la prépondérance maritime. Elles pouvaient braver ensemble les États-Unis et la Russie. Aujourd’hui, l’Angleterre est condamnée à servir l’ambition du cabinet de Pétersbourg, car elle serait hors d’état de résister soit à une coalition de la Russie avec la France, soit à une alliance offensive et défensive de la France avec les États-Unis, soit même à un concert de la Russie avec l’Autriche pour se partager les lambeaux de l’empire ottoman.

Dans mon humble, mais sincère opinion, l’alliance de la France était encore plus nécessaire à la Grande-Bretagne que l’alliance de la Grande-Bretagne à la France. Nous perdons à la séparation des deux intérêts, mais ce n’est pas encore nous qui y perdons le plus. Il a fallu que lord Palmerston fût frappé du vertige que donnent toujours des passions sans mesure, pour ne pas apercevoir le péril qu’il faisait naître pour son pays.

La Russie a seule aujourd’hui le droit de se réjouir de ce qu’elle a fait. Les divisions de l’Europe civilisée ne profitent qu’à la barbarie. Français, Anglais et Allemands, nous sommes devant elle, on l’a dit justement, comme les Grecs devant Philippe de Macédoine. Nous oublions la prophétie de Napoléon, et chaque pas que nous laissons faire au cabinet de Pétersbourg rapproche également les Cosaques du Rhin, de la Méditerranée et de l’Indus. De 1793 à 1815, l’Angleterre donnait le branle à l’Europe ; mais la civilisation avait alors pour se défendre le drapeau tricolore et l’épée du plus grand capitaine qui fut jamais. Aujourd’hui c’est la diplomatie russe qui fait mouvoir à sa volonté l’Orient et l’Occident. Qui lui résistera, si l’Angleterre la sert et si la France se soumet ?

Nous entrons, comme l’a dit M. Guizot, dans un avenir de ténèbres. La guerre ou la paix est-elle au bout ? Je ne chercherai pas à pénétrer les secrets de l’avenir. Mais ce que je sais, ce que tout le monde sent, c’est que la France ne restera pas dans la situation dégradante à laquelle les puissances conjurées ont voulu l’acculer. L’humiliation de 1815, dévorée pendant quinze ans, a été effacée par l’explosion de 1830. La dynastie des Bourbons a payé pour l’Europe, et le peuple français, satisfait d’avoir montré ce que pouvait sa colère, l’a généreusement contenue. Comment sera expiée l’humiliation de 1840 ? La France n’est-elle pas dispensée désormais de cette modération que les cabinets ont bafouée ? Sa conduite peut-elle avoir aujourd’hui une autre règle que celle de ses droits et de ses intérêts ? On nous a imposé, depuis dix ans, une politique européenne ; n’est-il pas temps d’avoir une politique française ? Préparons-nous donc et ramassons nos forces. Restons armés, travaillons à mettre notre territoire en valeur, augmentons la richesse publique, qui est aussi une force ; mettons un terme à nos divisions intestines, unissons-nous pour gouverner, et qu’aucun ministre ne puisse dire en France, quand viendra le moment de choisir entre la paix et la guerre : « Le pays n’était pas prêt. »


Léon Faucher.
  1. Dernière partie. — Voyez le premier article dans le numéro du 15 novembre, et le second dans le numéro du 1er  décembre.
  2. Dépêche de M. Bulwer à lord Palmerston, Paris, 27 juillet 1840.
  3. Discours de M. Thiers, séance du 25 novembre 1840.
  4. Le langage que M. Thiers tenait devant la chambre sur cette mission n’a pas été inventé ou modifié pour la circonstance, car on lit dans une dépêche de M. Bulwer à lord Palmerston, sous la date du 17 juillet 1840 :

    « Je demandai à M. Thiers quel était l’objet de la mission de M. Périer en Égypte. M. Thiers me répondit que M. Périer avait été envoyé pour dire au pacha que, s’il offrait de restituer la flotte turque, il devait le faire sérieusement et de bonne foi, et qu’il devait céder au moins à la Porte Adana, les villes saintes et Candie. Pour ceci, dit M. Thiers, je crois que nous l’obtiendrons, quoique avec peine. Le langage que je tiens à Méhémet-Ali pour le décider à la soumission est aussi énergique qu’il peut être sans nuire à une influence que j’espère faire servir à la paix. En un mot, dit-il, à vous je parle en faveur de Méhémet-Ali, à Méhémet-Ali je parle en faveur du sultan. »

  5. Dépêche de lord Beauvale à lord Palmerston, Vienne, 30 juillet 1839.
  6. Voir la dépêche de M. Guizot du 11 juillet 1840.
  7. La date de ce conseil est indiquée dans un discours de M. Thiers ; c’est le 8 juillet.
  8. « M. Thiers m’assura qu’il avait essayé d’arrêter la véhémence de la presse et particulièrement les attaques personnelles contre votre seigneurie ; mais que les écrivains de ces journaux (bons citoyens, comme il les appelait) ressentaient vivement l’affront qui avait été fait à la France, quand on l’avait exclue de la part d’influence qu’elle avait le droit d’exercer sur les affaires de l’Europe, et que l’on ne pouvait pas les empêcher d’exprimer cette indignation. » (Lord Granville à lord Palmerston, Paris, 7 août 1840.)
  9. « L’ouverture de la Syrie viagère me fut faite comme une idée au succès de laquelle les cabinets d’Autriche et de Prusse s’emploieraient activement, si on pouvait compter sur l’adhésion de la France ; c’était à cette condition, avec cet engagement que l’Autriche et la Prusse laissaient espérer qu’elles pèseraient sur lord Palmerston pour le décider…

    « L’honorable M. Thiers m’a demandé hier si je croyais, si j’avais cru qu’on obtînt jamais de lord Palmerston la concession de la Syrie viagère. Comme je suis monté ici pour dire la vérité, je dirai que je ne le crois pas. » (Discours de M. Guizot, séance du 26 novembre 1840.)

  10. Séance du 7 août 1840.
  11. « Cette considération (la conviction que la France avait été jouée par l’Angleterre) a provoqué cette amertume de langage, ce ressentiment de l’honneur insulté qui se manifeste dans la presse française à peu près tout entière. J’espère sincèrement que l’on n’a donné lieu à aucune émotion de ce genre, car il faut se rappeler que les journaux en France exercent une bien plus grande influence sur l’esprit du peuple que la presse chez nous. Ce ressentiment public ne paraît pas s’être manifesté contre les trois autres puissances, contre l’Autriche, la Prusse et la Russie ; il est dirigé exclusivement contre l’Angleterre, car la France s’imagine qu’il y a eu quelque chose comme un manque de foi dans les procédés dont on a usé à son égard, après une amitié de dix ans. » (Discours de M. Leader, séance des communes, 7 août 1840.)
  12. Le texte du traité signé le 15 juillet n’a été communiqué officiellement à M. Guizot que le 16 septembre.
  13. En général, les agens de l’Angleterre ne se permettent de donner à leur gouvernement que les conseils qui leur sont demandés. Il y a pourtant cette différence entre les dépêches de lord Granville et celles de M. Bulwer, que le premier transmet les propositions pacifiques du gouvernement français avec des formes bienveillantes, tandis que le second, flattant les passions de lord Palmerston, a toujours l’air de dire : « N’acceptez pas. »
  14. Lord Ponsonby écrit à lord Palmerston, de Constantinople, le 2 septembre : « Si la convention est exécutée avec promptitude et avec vigueur, on ne peut pas raisonnablement douter d’un succès complet ; mais, si l’on admet des délais et si on se laisse jouer, elle échouera. »
  15. Lord Palmerston à lord Granville, 5 octobre 1840.
  16. Lord Palmerston à lord Granville, 8 octobre 1840.
  17. « Les ministres, m’a-t-on dit, ont été unanimes pour décider qu’une note serait adressée au gouvernement anglais contre l’exécution de la déchéance ; mais il existe entre eux un dissentiment sur les termes de la note. La majorité du ministère penche pour déclarer que le gouvernement français considérera l’exécution du firman comme un cas de guerre, tandis que quatre ministres sur neuf soutiennent la convenance pour le gouvernement français de communiquer ses sentimens sous une forme plus vague et moins hostile. » (Dépêche de lord Granville à lord Palmerston, Paris, 8 octobre.
  18. « M. Thiers me dit que, sans donner une réponse officielle à ma communication, il ne voulait pas différer de m’exprimer la satisfaction qu’il avait éprouvée en entendant le langage amical du gouvernement anglais. Il aurait voulu apercevoir, dans la substance de cette communication, quelque ouverture d’arrangement pour la question égyptienne ; mais il ne voyait pas, me dit-il, le progrès que faisait faire vers ce but la dépêche de votre seigneurie à lord Ponsonby. Méhémet-Ali étant en possession de la Syrie entière, à l’exception de quelques bicoques de la côte, on ne pouvait pas attendre de lui qu’il se soumît aux conditions auxquelles les puissances conseillaient à la Porte de le réintégrer dans son pachalik. Si l’on avait fait de l’acceptation de l’arrangement territorial stipulé dans le traité de juillet la condition de sa réinstallation, Méhémet-Ali, se fiant à la générosité du sultan du soin d’accorder un pachalik de plus à un de ses fils, aurait pu être amené à y consentir. » (Dépêche de lord Granville à lord Palmerston, 23 octobre.)
  19. Dépêche de lord Granville à lord Palmerston, 6 novembre.
  20. Dépêche de lord Beauvale à lord Palmerston, Vienne, 14 novembre.
  21. Dépêche de M. Bloomfield à lord Palmerston, Pétersbourg, 11 novembre.
  22. Dépêche de lord Palmerston à lord Granville, Londres, 16 novembre.
  23. Lord Granville à lord Palmerston, Paris, 6 novembre.
  24. Lord Granville à lord Palmerston, 16 novembre.
  25. Veut-on voir comment lord Palmerston traite personnellement ce ministère pacifique ? Voici un échantillon de ses aménités :

    « Quant à la disposition où vous dites que serait une des puissances à faire, à la France sous M. Guizot, des concessions que les alliés ont refusées à M. Thiers, j’ai à vous dire que cette distinction n’est pas fondée. Si les puissances alliées ont refusé, à la France sous M. Thiers, les concessions que M. Thiers demandait, et qui étaient que la Syrie entière ou une partie importante de la Syrie fût laissée à Méhémet-Ali, les puissances alliées n’ont pas agi en cela par quelque sentiment personnel contre M. Thiers, mais parce qu’elles pensaient qu’un arrangement, tel que M. Thiers le désirait, serait destructif de l’intégrité de l’empire ottoman, dommageable à l’indépendance du sultan, funeste à l’équilibre des puissances, et dangereux dans ses résultats pour la paix de l’Europe.

    « Maintenant aucune de ces considérations ne peut avoir été modifiée par les circonstances qui ont fait succéder M. Guizot à M. Thiers, et qui ont donné à M. Guizot la direction des affaires extérieures ; car alors même que la force de ces considérations dépendrait, ce qui n’est pas évidemment, du caractère personnel de l’individu qui occuperait à un certain moment certain poste ministériel en France, il faut se rappeler que les arrangemens auxquels se rapportent les concessions en question doivent être permanens, tandis que la possession du pouvoir par un individu en France ou ailleurs est nécessairement incertaine et précaire. » (Dépêche de lord Palmerston à lord Granville, 20 novembre 1840.)

  26. Lord Granville à lord Palmerston, Paris, 30 novembre.
  27. Le récit de lord Granville explique et confirme en partie les paroles que M. Guizot a prononcées dans la discussion de l’adresse.

    « Des ordres ont été transmis à l’amiral Stopford pour qu’il envoyât au pacha un officier chargé de lui dire que, s’il consentait à cesser les hostilités et à rendre la flotte, les quatre puissances s’engageaient à demander pour lui à la Porte le pachalik héréditaire de l’Égypte et à le lui obtenir. »

    On peut rectifier, par les dépêches déjà citées, l’opinion de M. Guizot. Les puissances exigeaient non pas seulement que le pacha cessât les hostilités, mais qu’il se soumît sans condition. Elles promettaient de demander pour lui l’hérédité de l’Égypte, mais elles ne s’engageaient pas à l’obtenir.

    M. Guizot disait encore : « Ce pachalik héréditaire est offert à Méhémet-Ali au nom des puissances. Dans cet état des faits, des faits accomplis et diplomatiques, que voulez-vous qu’on fasse ? Si vous étiez encore aux affaires, quel conseil donneriez-vous au pacha ? Lui donneriez-vous le conseil de refuser l’Égypte ? » (Séance du 26 novembre 1840.)

  28. Dépêche de lord Palmerston à M. Bloomfield, 2 décembre 1840.
  29. Au mois de janvier, M. de Stürmer adressa, par l’ordre de M. de Metternich à la Porte, une note où il l’invitait à accorder l’hérédité de l’Égypte à Méhémet-Ali. Tous ses collègues s’associèrent à cette démarche, excepté lord Ponsonby, qui donna ses motifs dans la lettre suivante adressée à Reschid-Pacha, le 9 janvier 1841 ;

    « J’ai dit que j’avais reçu ordre de mon gouvernement de donner certains conseils à la Porte, au nom du gouvernement britannique, pourvu que la sublime Porte fût satisfaite de la soumission de Méhémet-Ali, et j’ajoutai que le conseil à donner à la Porte, dans le cas où elle serait satisfaite de la soumission de Méhémet-Ali, serait celui d’accorder à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l’Égypte, sous certaines conditions que je me réservais de détailler en temps opportun. Votre excellence a déclaré qu’elle n’était pas satisfaite de la soumission de Méhémet-Ali. »

  30. Dépêche de lord William Russel à lord Palmerston, Berlin, 14 avril 1841.
  31. Le prince Metternich au baron Stürmer, Vienne, 2 avril et 20 avril 1841.
  32. Dépêche de M. Bulwer à lord Palmerston, Paris, 18 juin 1841.
  33. La Russie approuva la conduite de lord Palmerston, ainsi que le prouve une dépêche de M. Bloomfield, datée de Pétersbourg le 19 juin.