La Question d’Orient d’après les documens anglais/1



LA
QUESTION D’ORIENT
D’APRÈS
LES DOCUMENS ANGLAIS.

I. – Papers relative to the arrangement made between
the Porte and Mehemet-Ali in 1833
(publié en 1839).
II. – Communications with Mehemet-Ali in 1838 (publié en 1839).
III. – Correspondence relative to the affairs of the Levant
presented to both houses of parliament
,
by command of her Majesty(3 vol. in-fo, publiés en 1841).
IV. – France and the east (Edinburgh Review, janvier 1841).
V. – The Syrian question (Westminster Review, janvier 1841).
VI. – Le Statu quo d’Orient (in-8o, Paris, 1839).

Le 10 juillet 1841, les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne, de la Russie, de la Prusse, de l’Autriche et de la Turquie, réunis au Foreign Office, déclaraient solennellement que les difficultés qui avaient amené leur alliance étaient aplanies, et que la convention du 15 juillet 1840 n’avait plus d’objet[1]. Le même jour, la France était invitée à reprendre sa place dans le concert européen, et, trois jours plus tard, M. de Bourqueney, par ordre de son gouvernement, signait la convention du 13 juillet, déjà paraphée depuis le 15 mars. L’isolement officiel de la France avait cessé.

Ainsi les conséquences diplomatiques du traité de Londres sont désormais épuisées ; il sort du domaine des faits actuels pour entrer sur le terrain de l’histoire. Les passions qu’il avait suscitées s’éteignent de part et d’autre ; il n’en reste plus que ces colères sourdes qui fermentent encore dans le cœur des peuples quand le souvenir des évènemens s’est refroidi. Les partis qui s’étaient formés au milieu de la crise, prenant l’un la guerre et l’autre la paix pour drapeau, sont dissous ou cherchent à s’ouvrir de nouvelles perspectives. Les deux personnes politiques de ce drame européen, le ministère de M. Thiers et le ministère de lord Melbourne, n’existent plus. La tribune et la presse ont eu leurs combats, qui retentiront long-temps ; mais, en Angleterre comme en France, l’opinion publique a posé les armes. Après avoir changé l’état de l’Europe, on s’arrête aujourd’hui pour mesurer l’étendue de ce changement.

Le moment paraît favorable à un examen calme et sincère de ce passé, qui est à la fois si près et si loin de nous. Il est temps de juger la moralité des actes. Le succès a eu ses apologies ; le malheur doit avoir la sienne. Mettons chaque chose à sa place, et que ceux qui ont savouré les joies insolentes du triomphe ne prétendent pas du moins aux honneurs de la loyauté.

Je ne m’occuperai point des querelles qui ont agité nos chambres pendant la dernière session. Je n’établirai pas de parallèle entre les divers ministères qui ont mis successivement la main aux affaires de l’Orient. Je ne prendrai parti ni pour M. Thiers ni contre M. Guizot. Sous le coup des évènemens et au bruit du canon qui renversait les remparts de Saint-Jean d’Acre, ces débats avaient leur importance. Ils apprenaient à la France comment ses intérêts avaient été compris et ses affaires dirigées ; ils faisaient connaître la valeur des hommes, le fond des opinions, le secret des positions. L’œuvre est achevée ; nous n’avons plus à la reprendre. Ce qui était alors un enseignement pour tout le monde ne pourrait plus fournir aujourd’hui qu’un prétexte à de vaines récriminations.

J’ai en vue, pour ma part, une satisfaction d’un ordre plus élevé. L’influence de la France étant à peu près détruite en Europe, je voudrais lui restituer cette réputation de bonne foi qui est son patrimoine le moins contesté depuis plusieurs siècles, et que ses ennemis d’hier, aujourd’hui ses alliés douteux, se sont efforcés de ternir. Quelles qu’aient été les inspirations du gouvernement français, je ne puis pas admettre que notre honneur ait fait naufrage dans la question d’Orient en même temps que notre fortune. On a cherché à immoler un ministère, et dans ce ministère un homme à l’étranger ; j’entreprends de relever tous les cabinets, le 12 mai comme le 15 avril, et le 1er mars comme le 12 mai, d’une imputation qui retomberait en définitive du gouvernement sur le pays. C’est là un soin pieux, et, dans tous les cas, exempt d’ambition. Si le traité de Londres a été, comme on l’a dit, le Waterloo de notre diplomatie, qui pourrait nous faire un crime d’aller relever sur le champ de bataille et d’enterrer honorablement nos morts ?

L’attitude que les cabinets européens ont gardée dans cette crise est sans précédens, et ne s’explique pas par les règles ordinaires du droit des gens. Si les puissances coalisées pour l’exécution du traité de Londres avaient dû entrer en campagne contre la France, il était naturel qu’elles fissent précéder les hostilités d’un manifeste destiné à exposer leurs griefs. On comprend les proclamations barbares du duc de Brunswick, en 1792, quand on voit l’armée prussienne porter bientôt après sur notre territoire le fer et le feu. En 1815, lorsque le congrès de Vienne mettait Napoléon au ban de l’Europe, il dirigeait en même temps contre lui les armées de la coalition. Mais les signataires du traité de Londres avaient au contraire la prétention de rester en paix avec la France, l’Angleterre en particulier professait les dispositions en apparence les plus cordiales, et c’est le moment que l’on a choisi pour soulever contre nous l’opinion du monde civilisé ! Les mêmes cabinets qui nous ont accusés de légèreté, de mauvaise foi, et qui nous ont prêté des vues ambitieuses, protestaient du désir sincère qu’ils avaient d’étendre à la France le concert européen ! Étrange et déloyale inconséquence ! car, si le gouvernement français avait donné à l’Europe de tels sujets de plainte, ce n’était pas contre le pacha d’Égypte qu’il fallait se liguer, et les flottes de l’alliance, au lieu de bombarder les côtes de la Syrie, devaient pointer leurs canons sur Toulon ou sur Brest.

Cette guerre de mots avait pourtant un but. On voulait tenir la France dans l’inaction, pendant que l’on exécuterait le pacha d’Égypte. De peur d’avoir nos flottes et nos armées à combattre, on nous constituait en état de prévention devant l’Europe. Les puissances qui allaient troubler violemment la paix et l’équilibre politique, nous réduisaient à la nécessité de nous défendre devant les peuples de la pensée d’attenter à leur repos. À la conspiration manifeste qui s’était tramée entre les signataires du traité de Londres pour exclure de l’Orient l’influence française, s’ajoutait un autre complot non moins réel et non moins vaste : une campagne entreprise pour nous déposséder de l’ascendant moral que la France a toujours exercé sur les esprits.

La même main qui avait tracé les préliminaires du traité se retrouve dans ces manœuvres ténébreuses dirigées contre notre honneur. Le signal de l’attaque est donné par le premier memorandum de lord Palmerston (17 juillet 1840), document confidentiel que les alliés, par une indiscrétion calculée, ont livré presque aussitôt à la publicité. Cette pièce a une véritable importance ; elle démasque déjà les batteries de la coalition. Le plan consiste d’une part à rejeter sur la France la responsabilité du changement qui se fait dans les alliances européennes, et, de l’autre, à la lier pour l’avenir par ses propres déclarations. Les signataires du traité savent bien que l’Europe ne verra pas sans inquiétude un accouplement aussi monstrueux que celui de l’Angleterre et de la Russie, et ils s’arrangent pour lui persuader que c’est la faute de la France. « Bien que les quatre cours, dit le memorandum, aient proposé tout dernièrement à la France de s’associer avec elle pour faire exécuter un arrangement entre le sultan et Méhémet-Ali, fondé sur des idées qui avaient été émises vers la fin de l’année dernière par l’ambassadeur de France à Londres, cependant le gouvernement français n’a pas cru pouvoir prendre part à cet arrangement. » L’Europe aurait pu craindre encore que l’isolement de la France ne mît la paix en péril. Au lieu de donner elles-mêmes des garanties contre ce danger, les puissances, par un procédé sans exemple, nous font parler comme elles l’entendent, et prennent des engagemens en notre nom. « La France, dit encore le memorandum, ne s’opposera dans aucun cas aux mesures que les quatre cours, de concert avec le sultan, pourront juger nécessaires pour obtenir l’assentiment du pacha d’Égypte. »

Ce système d’insinuations devient plus direct et plus agressif dans le second memorandum de lord Palmerston (31 août 1840). On ne se borne plus à nous imputer tantôt un fol entêtement et tantôt une légèreté sans excuse ; on nous accuse d’avoir voulu tromper les puissances. « Le gouvernement de sa majesté a de bonnes raisons de croire que, depuis quelques mois, le représentant français à Constantinople a isolé la France d’une manière tranchée des quatre autres puissances, en ce qui concerne les questions auxquelles cette note se rapporte, et a pressé vivement, et à plusieurs reprises, la Porte de négocier directement avec Méhémet-Ali, et de conclure un arrangement avec le pacha, non-seulement sans le concours des quatre autres puissances, mais encore sous la seule médiation de la France, et conformément aux vues particulières du gouvernement français. »

Cette imputation, à laquelle le gouvernement français a eu le tort de ne pas répondre sur-le-champ, prévint les esprits contre lui en Angleterre et en Allemagne. Le memorandum de M. Thiers, réplique décisive et complète, ne parut qu’après les évènemens de Beyrouth. Alors ceux qui auraient voulu s’en prévaloir pour défendre la France trouvaient l’opinion publique absorbée par d’autres soins, et ceux que la réponse du gouvernement français aurait pu troubler dans leur assurance, demeuraient libres de la regarder comme non avenue.

À quelques jours de là, les accusations lancées par lord Palmerston avaient de l’écho dans nos chambres. Le parti conservateur ne craignait pas de se faire le complice de l’étranger dans cette téméraire agression. On ne se contentait pas d’avancer que le ministère du 1er mars avait été inhabile ; on prétendait prouver qu’il avait manqué de sincérité. Qui ne se souvient de cette joie impie qui éclata dans la commission de l’adresse, lorsque les membres qui la composaient crurent avoir trouvé, dans la mission de M. Eugène Périer, la preuve des efforts que le gouvernement français aurait faits en faveur de l’arrangement direct ? Et de quel poids lord Palmerston n’a-t-il pas dû se sentir soulagé, lorsque M. le général Bugeaud, se portant garant de ses intentions, a déclaré que les alliés n’avaient pas voulu outrager la France !

Ces encouragemens, venant de la tribune française, devaient ajouter à la confiance du cabinet anglais. Aussi, dès ce jour, mit-il tout ménagement de côté. La calomnie, qui s’était d’abord contenue et qui s’enveloppait de formes hypocrites, va déborder maintenant. Dans un article écrit pour la Revue d’Edimbourg, à la demande expresse de lord Palmerston, M. H. Bulwer, chargé d’affaires de sa majesté britannique à Paris, ne craint pas de dire : « La France, dans tout le cours des négociations, n’a pas été sincère. C’est peu d’avoir caché un secret à des puissances avec qui elle négociait ; sa conduite tout entière n’a été qu’un tissu de subterfuges et de duplicités. » Ailleurs, M. Bulwer parle avec la même légèreté de ce qu’il appelle « notre vanité blessée et notre ambition sans repos. » M. Thiers, l’homme qui a résisté aux prétentions de lord Palmerston, n’est plus pour lui « qu’un ministre sans scrupules. » Les manœuvres de la France, les intrigues de la France, les desseins hostiles de la France, reviennent à chaque page de cet écrit semi-officiel, acte d’accusation dressé, pour plus d’inconvenance, par l’agent qui représente encore auprès de nous le gouvernement anglais.

On pourrait croire qu’à force de dévouement M. Bulwer a passé la mesure, et que le cabinet britannique ne ratifie pas tous les écarts de ce zèle fougueux. À ceux qui se feraient encore illusion sur ce point, nous recommandons la lecture du discours que lord John Russell a prononcé dans la discussion de l’adresse, le 26 janvier 1841. C’est le dernier mot de ce système de dénonciation pratiqué par le ministère whig à l’égard de la France. Il faut voir avec quelle naïveté l’orgueil anglais s’y donne carrière, et avec quelle insolente bonne foi il s’indigne de ce que l’on a osé lui résister. Voilà, voilà le véritable crime de la France ! « La Russie, dit quelque part M. Bulwer, nous avait fait le sacrifice d’un intérêt particulier ; nous attendions la même concession du cabinet des Tuileries. » Lord John Russell ne s’explique pas avec moins de clarté sur les prétentions de l’Angleterre : « Nous avions le droit d’espérer que, dans le cours des négociations, quelle que pût être la pensée de la France sur la partie de la Syrie qu’il convenait de laisser à Méhémet-Ali, ces vues auraient cédé à l’opinion générale des puissances, quelle que fût cette opinion. » Or, on sait que l’opinion des puissances n’était autre que celle de l’Angleterre, qui avait reçu carte blanche de l’Autriche, de la Prusse et de la Russie.

Ceci posé, et après nous avoir déclarés rebelles à la volonté de l’Europe, lord John Russell articule contre la France les griefs suivans

« 1o Ce n’est pas l’Europe qui s’est séparée de la France ; c’est la France qui a rompu violemment avec l’Europe.

« 2o Cette séparation n’autorisait pas le gouvernement français à crier à l’insulte et à l’outrage, ni à menacer la paix de l’Europe par de formidables armemens. En mettant ainsi en péril la bonne intelligence de l’Angleterre et de la France, ce gouvernement s’est montré bien imprudent (reckless).

« 3o Le ministère français, en refusant de s’associer à l’arrangement proposé par les puissances sans autre motif que la répugnance de Méhémet-Ali à y accéder, a abaissé, par cette politique, les intérêts et la dignité de son pays.

« 4o Le ministère français, en considérant toujours ce qui serait agréable à Alexandrie plutôt que ce qui devait être honorable et sûr pour Constantinople, a transporté par le fait à Méhémet-Ali l’attachement qu’il avait professé pour le sultan ainsi que pour les intérêts de l’empire ottoman. »

L’accusation atteint ici, on le voit, un degré de précision et de clarté qui n’a plus rien d’équivoque. C’est devant le parlement, c’est-à-dire à la face de l’Europe, que le cabinet britannique dénonce l’inconséquence, la mauvaise foi, l’emportement et l’ambition de la France. La calomnie prend un caractère officiel ; et, si l’on passe du discours de lord John Russell à celui que lord Palmerston adressait six mois plus tard aux électeurs de Tiverton, on comprendra ce que la haine peut ajouter à la calomnie.

Du côté de la France, il n’a point été fait de réponse à ces libelles de la presse et de la tribune anglaise. Les débats engagés dans nos chambres sur les affaires de l’Orient avaient précédé ceux du parlement, et, au moment où le ministère britannique a exhalé ainsi publiquement ses plus mauvaises pensées, l’opinion chez nous, affaissée sur elle-même, n’était déjà plus en état de rendre coup pour coup.

Le discours de lord John Russell a donc passé, comme le memorandum de lord Palmerston, à peu près sans contradiction. Les cabinets européens en ont fait leur évangile politique. Les peuples, il est vrai, n’y ont cru qu’à moitié, et l’Allemagne, avec l’honnêteté ordinaire de ses jugemens, a reconnu les torts du ministère britannique. Mais l’Angleterre a été dupe de son gouvernement. À l’exception d’un très petit nombre d’hommes clairvoyans et généreux, tels que M. Grote, M. Leader, M. Hume, sir W. Mollesworth, le D. Bowring et lord Brougham, les radicaux eux-mêmes se sont convertis à la politique extérieure de lord Palmerston. À l’heure qu’il est, la Grande-Bretagne tout entière partage les préjugés, sinon les passions des hommes qui ont dirigé ses affaires dans la dernière crise. C’est cette opinion aveugle et par conséquent injuste que nous avons à redresser.

En faisant l’histoire des négociations dont la convention du 13 juillet 1841 marque le point culminant, je m’adresserai donc à l’Angleterre autant qu’à la France. Lord Palmerston a publié, à la demande du parlement, la correspondance officielle du cabinet anglais avec ses propres agens et avec ceux des cabinets étrangers. Ce sont les seuls documens auxquels je veuille avoir recours. Je n’aurai pas besoin de chercher ailleurs pour établir de quel côté, dans ce long duel de notre diplomatie avec celle de l’Europe, s’est trouvée la loyauté, et de quel côté la mauvaise foi, la perfidie, la trahison. Assez d’assertions contradictoires ont été produites ; je laisserai parler les faits.

Un mot d’abord sur ce reproche, que le cabinet whig adresse à la France, d’avoir manifesté successivement deux opinions différentes dans la question d’Orient. Je ne le discute pas ici ; mais il sera permis de montrer à quel point le gouvernement anglais lui-même a fini par le juger peu sérieux. On en trouvera la preuve dans les extraits suivans d’une conversation que M. Guizot eut avec lord Palmerston au moment de partir pour Paris, où il allait remplacer M. Thiers. C’est lord Palmerston qui parle dans ce récit[2] :

« M. Guizot me dit que la France et les quatre puissances n’étaient point dans la même situation par rapport aux affaires d’Orient ; que la France s’était toujours prononcée pour le maintien du statu quo de l’état de choses réglé à Kutaya ; que les quatre puissances avaient défendu la même combinaison jusqu’à une époque récente ; que c’était seulement depuis peu qu’elles avaient changé de système, et qu’elles avaient jugé nécessaire de rendre la Syrie au sultan. On ne peut pas attendre de la France, ajoute M. Guizot, qu’elle sacrifie ses opinions et son amour-propre uniquement parce qu’il a plu aux autres puissances de renoncer aux leurs. Ainsi les quatre puissances feront bien de modifier l’arrangement du 15 juillet, si elles veulent faciliter au gouvernement français le maintien de la paix.

« Je répondis que les quatre puissances avaient jugé nécessaire de défaire (undo) l’arrangement de Kutaya, parce que l’expérience avait montré que cet arrangement était incompatible avec le maintien de la paix dans l’empire ottoman ; que M. Guizot avait raison de dire que la France et les quatre puissances ne se trouvaient pas dans la même situation par rapport aux affaires d’Orient, mais que c’était par une cause bien différente de celle qu’il avait assignée ; car la France défendait son amour-propre et demeurait attachée à des opinions uniquement parce qu’elle les avait professées à une époque antérieure, tandis que les quatre puissances tenaient à leur opinion, parce qu’elles étaient convaincues que l’accomplissement de ce système était essentiel à la paix de l’Europe et à la balance des pouvoirs. J’ajoutai qu’une considération d’amour-propre n’était pas un terrain sur lequel on pût placer les grandes affaires de l’Europe, et que les raisons qui faisaient agir les quatre puissances me semblaient être les vrais principes qui devaient diriger les gouvernemens. »

Cette dépêche renverse de fond en comble l’échafaudage d’argumens et d’insinuations à l’aide duquel le cabinet anglais avait défendu jusque-là le traité du 15 juillet. C’était pourtant une belle occasion d’insister. Lorsque M. Guizot revendiquait pour la France le mérite de la fidélité à ses convictions, lord Palmerston était certes mis en demeure de renouveler les imputations articulées dans son memorandum du 31 août. Qui l’empêchait de soutenir, comme lord John Russell l’a fait trois mois plus tard, que la bonne foi et la constance des opinions se trouvaient du côté des signataires du traité ? Si lord Palmerston a déserté son dire, c’est que l’on ne garde pas à volonté, dans le huis-clos des entretiens diplomatiques, ce vêtement de convention dont on aime à se draper devant le public. Lord Palmerston avait cherché à tromper M. Thiers ; il ne prend pas tant de peine avec M. Guizot. L’Angleterre convient de bonne grace, le danger passé, qu’elle a voulu révolutionner l’Orient, et prétend fièrement que le succès l’absout. Nous avons son aveu. Cherchons maintenant, à travers les pièces historiques, le moment précis et les causes réelles du changement.

« Le gouvernement de sa majesté, dit lord Palmerston dans son memorandum, a invariablement prétendu que toutes les puissances qui désireraient conserver l’intégrité de l’empire ottoman et maintenir l’indépendance du trône du sultan, devaient s’unir pour aider ce dernier à rétablir son autorité directe en Syrie. » Le gouvernement anglais se défend vainement ici, le 31 août, de ce qu’il devait avouer le 27 octobre ; il y a eu un moment, dans l’histoire des querelles qui agitent l’Orient depuis huit ans, où il a pensé, où il a paru penser comme la France et comme tout le monde. Après la bataille de Koniah, lorsqu’Ibrahim victorieux marchait sur Constantinople, et avant qu’un corps d’armée russe eût débarqué à Scutari, la Porte, saisie d’effroi, s’adressa aux envoyés de la France et de l’Angleterre, les pressant d’intervenir entre le sultan et le pacha révolté. La part que l’Angleterre a prise à cette négociation n’est pas assez connue ; on en jugera en lisant la dépêche que le chargé d’affaires britannique à Constantinople, M. Mandeville, écrivait à lord Palmerston le 31 mars 1833.

« Le reiss-effendi me dit[3] : « Je pense, quoique je ne sois pas autorisé à vous le déclarer, que la sublime Porte ferait un grand sacrifice dans l’intérêt de la paix et de la tranquillité, et qu’elle donnerait à Méhémet-Ali une partie considérable du territoire qu’il demande. Par exemple, si nous ajoutions, aux concessions que nous avons déjà faites, les gouvernemens d’Alep et de Damas, mais non Adana et Itcheli, ni les ports (Selefkev et Alaya), que nous ne cèderons jamais, et si ces propositions avaient l’appui de l’ambassadeur de France et le vôtre, nous pensons qu’Ibrahim-Pacha, à qui la conduite des négociations a été confiée par son père, oserait à peine les refuser. Je vous prie donc d’aller trouver avec ces propositions l’ambassadeur français, de vous concerter avec son excellence, et de prendre l’affaire dans vos mains. Je ne demande ni de son excellence ni de vous de vous rendre auprès d’Ibrahim-Pacha ; mais il me paraît que l’ambassadeur de France ne devrait pas faire difficulté d’envoyer l’ancien chargé d’affaires, M. de Varennes, qui, en présentant cette offre finale, l’appuierait par des explications assez positives des sentimens de l’Angleterre et de la France à l’égard de la Turquie, pour déterminer Ibrahim à conclure la négociation dans ces termes. Je vais demander au gouvernement la permission d’envoyer l’amedgi et le prince Vogoridi pour apprendre la résolution finale de son excellence sur ce point.

« J’y consentis, et je promis d’employer tous mes efforts pour déterminer l’amiral Roussin.

« À mon retour à Therapia, le lendemain matin, je vis l’ambassadeur français, et je mis en détail sous les yeux de son excellence les propositions du reiss-effendi. Il me dit qu’on ne le prenait pas par surprise, qu’il y était préparé, et qu’il était prêt à les adopter ; qu’il serait d’ailleurs bien aise de s’entretenir de cette affaire avec M. Vogoridi et avec l’amedgi ; que nous pourrions préparer nos lettres pour Ibrahim-Pacha, et que M. de Varennes partirait immédiatement pour le quartier-général de l’armée égyptienne.

« Le 29, l’amedgi et le prince Vogoridi se rendirent à l’ambassade de France à Therapia, et il fut alors convenu que M. de Varennes accompagnerait l’amedgi à Kutaya, ayant pour instructions d’appuyer les négociations que le plénipotentiaire turc était autorisé à entamer avec Ibrahim, et de lui déclarer que son altesse ne devait pas compter sur l’assentiment du gouvernement français pour la cession d’Adana, d’Itcheli, ainsi que des ports, et qu’en refusant de conclure la paix aux conditions que lui offrait la Porte, savoir l’administration de la Syrie entière avec les villes d’Alep et Damas, il offenserait le gouvernement français.

Il est inutile de reproduire la lettre de l’amiral Roussin, car ce n’est pas la France qui a décliné les conséquences de l’engagement contracté ce jour-là par les deux puissances occidentales à l’égard de Méhémet-Ali. Mais voici les conclusions de la lettre adressée par M. Mandeville, au nom de l’Angleterre, à Ibrahim-Pacha, le 29 mars 1833 :

Quant à la Grande-Bretagne, les sentimens du gouvernement de sa majesté sont trop connus aujourd’hui à son altesse Méhémet-Ali pour laisser dans son esprit le moindre doute sur l’impression pénible que donnerait un tel refus au gouvernement britannique, et sur les conséquences qui s’ensuivraient immédiatement.

« En conseillant donc à votre altesse d’accepter promptement les conditions honorables et avantageuses qui vous ont été accordées, je vous presse d’adopter le parti le plus utile à vos intérêts et à ceux de son altesse le pacha d’Égypte. »

Voilà certes un langage péremptoire, et il faut bien qu’Ibrahim-Pacha l’ait jugé tel pour avoir dit à M. de Varennes, qui le pressait de répondre : « Ma retraite est la meilleure réponse que je puisse donner au ministre anglais. »

À la vérité, M. Mandeville se défend, dans une dépêche postérieure[4], dont lord Palmerston s’est prévalu devant la chambre des communes, d’avoir garanti à Méhémet-Ali, au nom de la Grande-Bretagne, la possession de la Syrie ; mais cette garantie résulte évidemment de l’intervention de l’Angleterre dans les négociations qui ont abouti à l’arrangement de Kutaya. La Porte n’a demandé aux représentans de la France et de l’Angleterre d’interposer leur influence que parce qu’elle savait bien qu’Ibrahim n’ajouterait pas foi à sa parole, et qu’elle avait besoin d’une puissante caution. Ibrahim lui-même se serait-il arrêté sans la crainte que lui inspiraient les représentations de l’Europe ? La France lui déclarait qu’en résistant aux propositions de la Porte, il encourrait son déplaisir ; l’Angleterre allait plus loin, et lui faisait entendre qu’il s’exposait à des mesures coërcitives de sa part. Quand on a pressé la conclusion d’un arrangement jusqu’à employer la menace, ne devient-on pas responsable de l’inexécution ? En déterminant la soumission du pacha aux propositions de la Porte, l’Angleterre ne s’engageait-elle pas à faire respecter, de part et d’autre, les termes qu’elle-même avait posés ?

Dans la même dépêche, M. Mandeville rapporte une circonstance qui mérite d’être notée. La Porte avait prié le ministre anglais de faire savoir à Ibrahim qu’elle consentait à céder encore Adana. M. Mandeville refuse de servir d’intermédiaire à cette proposition, et voici la raison qu’il donne de son refus :

« Il devenait évident, par cette ouverture, que l’objet du reiss-effendi était de s’autoriser de mon adhésion pour la cession d’Adana, à laquelle je m’étais toujours opposé. Et la Porte ayant déjà pris son parti, quant au sacrifice de ce territoire, il était clair que l’on n’avait d’autre but, en sollicitant mon intervention, que de me faire sanctionner l’arrangement. En conséquence, je demandai la permission de ne pas me rendre à la requête de son excellence, en me rejetant sur l’inutilité de la démarche à laquelle on m’invitait. »

En voyant ce que M. Mandeville refuse de faire, on peut juger de l’importance qu’il attache à ce qu’il a fait. Le ministre qui déclare s’être abstenu dans la transaction relative au district d’Adana, parce que l’intervention de l’Angleterre eût impliqué son adhésion, ne reconnaît-il pas par cela même que la cession de la Syrie, faite au pacha d’Égypte sous la médiation de l’Angleterre, engage la responsabilité de son gouvernement ? Cette dépêche dessine dans leur vérité la position de la Porte et celle des deux puissances qui ont protégé de leur influence l’arrangement de Kutaya. Il reste évident que la Porte a fait une cession de territoire, et que cette cession a été faite sans esprit de retour, sans autre réserve que celle de la suzeraineté du sultan. Il en résulte tout aussi clairement que, l’Europe entière se liguant pour enlever la Syrie au pacha d’Égypte, la France et l’Angleterre n’étaient pas libres de se joindre à la coalition. Cet engagement, dans lequel les deux puissances occidentales se trouvaient solidaires, la France l’a rempli seule ; on verra plus loin comment l’Angleterre l’a rompu.

Sans doute, le gouvernement britannique n’avait concouru à l’arrangement de Kutaya qu’avec une extrême répugnance et pour obéir à la nécessité. Cependant lord Palmerston n’avait pas désavoué M. de Mandeville, et sa correspondance ultérieure avec les agens qui représentaient l’Angleterre en Orient prouve qu’il a long-temps considéré comme une situation normale le partage réglé en 1833 des territoires musulmans[5]. De 1834 à 1839, l’Angleterre ne se montra préoccupée, comme le reste de l’Europe, que du soin de modérer le pacha d’Égypte et de le renfermer dans les limites que la convention de mai 1833 lui avait assignées. Vers la fin de 1834, Méhémet-Ail soumit aux cabinets de Paris, de Londres et de Vienne le plan d’une vaste croisade contre la Russie. Il s’agissait de réveiller les populations musulmanes de leur léthargie, d’insurger l’Asie mineure, d’appeler la Perse aux armes, et d’effacer l’humiliation qu’avait imprimée au front du sultan le traité d’Unkiar-Skelessi. Le vieux pacha, se considérant comme le représentant de l’islamisme, promettait de former l’avant-garde avec treize vaisseaux de ligne ou frégates, et avec cent cinquante mille soldats. Sans doute il mettait un prix élevé à sa coopération, en demandant que l’Europe le reconnût comme un souverain indépendant ; mais la grandeur et l’utilité de l’entreprise qu’il proposait aux puissances valaient bien une telle concession. Il n’entre pas dans le plan de ce travail d’exposer les raisons qui firent repousser les propositions du vice-roi. La seule chose qu’il importe d’établir, c’est que les puissances furent alors unanimes pour réclamer et pour imposer au besoin le maintien du statu quo. La dépêche de lord Palmerston au colonel Campbell, sous la date du 26 octobre 1834, s’explique comme il suit :

« L’opinion de sa majesté est que l’intégrité et l’indépendance de l’empire ottoman sont essentiellement nécessaires au maintien de la paix en Europe, mais que séparer de cet empire les vastes et fertiles provinces dont le gouvernement a été confié à Méhémet-Ali, ce serait non-seulement porter atteinte à l’intégrité de l’empire turc, mais encore influer d’une manière fatale sur son indépendance. »

Lord Palmerston invitait ensuite Méhémet-Ali à évacuer les districts d’Orfa et de Raka, « qui ne sont point compris, dit la dépêche, dans les limites de la Syrie, et dont l’administration n’a point été confiée à Méhémet Ali. » Cette dépêche est précieuse. Elle prouve en effet, et par le témoignage le moins contestable, par celui de lord Palmerston lui-même, que le gouvernement britannique a ratifié l’arrangement de Kutaya. En déclarant que le pacha ne pourrait pas changer le titre en vertu duquel il gouverne la Syrie et l’Égypte, sans porter atteinte à l’intégrité et sans mettre en péril l’indépendance de l’empire ottoman, le ministre anglais admettait implicitement que cette indépendance et cette intégrité demeuraient sauves, tant que Méhémet-Ali occuperait et régirait les deux provinces à titre de prince vassal. C’est là un démenti péremptoire infligé par avance aux assertions du memorandum.

Au reste, la garantie donnée par les puissances européennes à l’arrangement de Kutaya se trouve exprimée en termes formels dans la réponse du gouvernement français au vice-roi.

« L’Europe veut en Orient le maintien du statu quo, l’intégrité de l’empire ottoman, sa tranquillité intérieure ; elle demande à la Porte de ne pas rompre la paix de Kutaya, de ne pas prendre l’initiative d’une agression contre Méhémet-Ali, de renoncer même dans le voisinage de la Syrie à toute concentration de forces qui ne serait pas justifiée par les préparatifs militaires d’Ibrahim dans cette province. Elle demande à Méhémet-Ali de se replacer franchement dans les relations d’un vassal envers sa hautesse, d’évacuer immédiatement les districts d’Orfa et de Raka ; d’acquitter les tributs arriérés qu’il doit à la Porte pour l’Égypte, pour l’île de Candie, pour la Syrie, depuis le jour où il en a reçu l’investiture ; enfin de renoncer à cette attitude qui, exagérant beaucoup les nécessités de la plus simple défense, a tous les caractères de la provocation, et même de la révolte. »

Le gouvernement français ajoute que toutes les puissances s’accordaient dans ces vues, et que le consul anglais, M. Campbell, était chargé de remettre à Poghos-Bey une dépêche « absolument identique par ses principes et par ses conclusions. »

Quatre ans plus tard, le gouvernement britannique était encore fidèle, en apparence du moins, aux engagemens de 1833. On en trouvera la preuve dans une dépêche écrite, le 12 juillet 1838, par le colonel Campbell, consul-général d’Angleterre en Égypte, à lord Palmerston. M. Campbell rend compte des observations qu’il a présentées au pacha, qui projetait alors de se déclarer indépendant.

« Le pacha me dit que le gouvernement anglais ne paraissait pas comprendre sa position, et combien il lui était impossible, après les sacrifices qu’il avait déjà faits et après les améliorations qu’il avait introduites en Égypte, de descendre au tombeau avec la tache qu’imprimerait à sa mémoire un état de choses qui laisserait sa famille sans héritage, et qui l’exposerait même à toute sorte de persécutions.

« Je répliquai qu’à mon avis il devait se tenir pour satisfait du statu quo tel qu’on l’avait réglé à Kutaya, et se reposer sur les grandes puissances du soin de préparer un arrangement pour l’avenir. J’ajoutai que le gouvernement de sa majesté lui avait donné toute espèce de preuves de sa sollicitude pour le bien-être de l’établissement égyptien aussi long-temps qu’il consacrait la puissance et l’énergie de son esprit aux arts de la paix, ainsi qu’à introduire la prospérité et le comfort parmi les populations soumises à son gouvernement. Je lui dis qu’à lui parler avec franchise, je pensais que le meilleur moyen qu’il pût employer pour obtenir cette indépendance qui lui tenait tant à cœur, eût été de gouverner l’Égypte de manière à prouver à toute l’Europe la supériorité de son gouvernement sur celui des autres parties de l’empire turc, et le bonheur incomparable dont il faisait jouir ses administrés, et qu’une telle conduite aurait été particulièrement appréciée en Angleterre par le gouvernement, ainsi que par toutes les classes de la population.

La dépêche que l’on vient de lire donnait peut-être au pacha des espérances que le cabinet de Londres se réservait de réprimer au moment opportun ; M. Campbell avait promis plus que lord Palmerston ne se proposait de tenir. Mais, sans aller au-delà des inductions qu’autorise bien légitimement le langage du colonel Campbell, on peut affirmer qu’en 1838, comme en 1834, l’Angleterre adhérait encore, avec le reste de l’Europe, à la politique du statu quo.

Enfin, et quelque temps avant la bataille de Nézib, la politique du cabinet anglais n’avait pas changé ; car il joignait ostensiblement ses efforts à ceux des autres puissances pour détourner la Porte de reprendre les hostilités. Après avoir menacé le pacha d’Égypte, en 1838[6], de prendre parti pour le sultan, dans le cas où Méhémet-Ali persisterait à se déclarer indépendant, lord Palmerston menaçait le sultan de l’abandonner à sa destinée dans le cas où ce serait la Porte qui troublerait la paix. Cette dépêche, il est vrai, paraît le dernier effort d’une vertu expirante. Au-delà commencent les intrigues qui ont amené le traité du 15 juillet. Il importe donc de marquer la date et de produire le texte. Lord Palmerston écrivait le 15 mars 1839 à lord Ponsonby :

« Le gouvernement de sa majesté approuve le langage que vous avez tenu au sultan, en l’invitant à ne pas se compromettre (to avoid committing himself in any way), de quelque manière que ce soit, pour le moment. J’enjoins à votre excellence de faire sentir au sultan, dans les termes les plus vifs, que, si la Grande-Bretagne est déterminée à l’assister dans sa résistance à une agression venant de Méhémet-Ali, la question changerait de face dans le cas où le sultan prendrait l’initiative du conflit. »

Au reste, l’opinion du gouvernement anglais à cette époque, je parle toujours de l’opinion ostensible, de celle que l’on avoue, se trouve constatée par un document officiel, qui n’est pas le fait le moins grave de ces négociations. Lord Palmerston pouvait se contenter de donner des conseils de modération à la Porte ; il fit plus, et, pour mettre un terme aux inquiétudes que lui donnait la puissance croissante de Méhémet-Ali, il proposa une alliance défensive et un plan d’opérations pour les flottes combinées de la Grande-Bretagne et de la Turquie. Voici le texte de ce projet, qui était jusqu’ici demeuré secret[7].

« Attendu la possibilité que le pacha d’Égypte, qui se considère comme indépendant, manque à l’accomplissement de quelqu’un de ses devoirs, auxquels il est obligé en sa qualité de sujet ; attendu qu’il est à présumer que, par suite du déchu pacha ou de quelque autre évènement, quelqu’un de ses fils, ou quelque membre de la famille du pacha, ou quelqu’un autre, se rende coupable de désobéissance à la résolution et à la volonté de sa hautesse, il a été jugé à propos de convenir des articles suivans :

« Art. 1er. — Le sultan étant le souverain (padishah) de l’Égypte, de la Syrie et dépendances, sa hautesse permet à la flotte anglaise d’arrêter les bâtimens de guerre et de commerce du pacha ; et comme il est probable que le pacha se servira de bâtimens marchands des puissances amies, qui resteront neutres, pour prendre ou envoyer des munitions de guerre et de bouche, la flotte du sultan visitera, d’après le droit clair et évident de sa hautesse, les bâtimens ci-dessus désignés, et, s’il le faut, elle en saisira les chargemens.

« Art. 2. — Les flottes ottomane et anglaise se réuniront pour agir de concert sur les côtes d’Égypte et de Syrie.

« Art. 3. — Le présent traité sera en vigueur l’espace de… années. »

Ce projet, tout informe qu’il est, contient en germe le traité du 15 juillet 1840. On y voit déjà percer la tendance de l’Angleterre à se séparer de la France et à faire agir ses forces maritimes contre le pacha. La nature des mesures coërcitives, le théâtre de l’action, le principe en vertu duquel on courra sus aux vaisseaux du pacha et même aux navires neutres, tout cela est déjà indiqué dans les termes que l’on devait adopter plus tard. Mais il y a autre chose à remarquer ici : c’est que les moyens que l’on a fait servir à battre en brèche la puissance égyptienne, l’Angleterre ne songeait alors à les employer que dans l’intérêt du statu quo. Et voilà pourquoi la Turquie refusa d’y donner les mains. Les raisons de ce refus sont positivement signalées dans deux dépêches de lord Ponsonby à lord Palmerston, sous la date du 6 et du 22 avril 1839.

« Le moustechar Nourri-Effendi a répondu à ma communication que « la sublime Porte ne pouvait pas être satisfaite du traité, parce que ce n’était pas le traité que Reschid-Pacha désirait conclure ; que la Porte voulait détruire le statu quo, et que le traité proposé par lord Palmerston, non-seulement le laissait dans toute sa force, mais condamnait encore la Porte à ne pas prendre avantage des occasions favorables qui pourraient s’offrir à l’avenir. »

« Le 21, Nourri-Effendi me dit qu’aucun traité ne servirait les intérêts de la Porte, à moins d’avoir pour objet la destruction de Méhémet-Ali, et que par conséquent la Porte ne devait pas faire de traité.

« Je répliquai que l’on ne pouvait pas attendre du gouvernement anglais qu’il abandonnât sa politique bien connue ; que le gouvernement de sa majesté n’avait rien demandé à la Porte, et qu’au contraire il donnait à la Porte, par ce traité, une garantie solide contre tout danger qui pourrait la menacer de la part du pacha d’Égypte, garantie qui diminuerait matériellement ses dépenses, si elle le voulait bien. »

On le voit, c’est un fait désormais à l’abri de toute contestation, que l’Angleterre a confirmé, par sa sanction expresse, l’arrangement de Kutaya. Pendant six ans, cette convention est restée le point de départ de sa politique, politique bien connue, comme l’a dit lord Ponsonby lui-même, que l’ambassadeur britannique à Constantinople défendait encore le 21 avril 1839 contre les ébullitions belliqueuses du sultan, et dans laquelle le gouvernement anglais s’était avancé au point d’insinuer au pacha qu’il n’avait qu’à remplir les engagemens de 1833 et que les puissances se chargeraient de son avenir, au point d’offrir à la Porte un traité définitif pour le cas où Méhémet-Ali franchirait les limites des provinces qui lui étaient assignées.

Après des déclarations aussi positives et aussi solennelles en faveur du statu quo, après cette double garantie donnée au sultan et au pacha d’Égypte, la Grande-Bretagne ne pouvait pas être reçue à changer d’attitude dans la question d’Orient. Il fallait du moins, pour justifier ce changement et pour légitimer ses actes d’hostilité contre le pacha d’Égypte, que Méhémet-Ali eût troublé le premier l’état de paix que la France et l’Angleterre avaient garanti. À l’exemple de ces oracles de l’antiquité qui, deux armées se trouvant en présence, annonçaient que celle des deux qui attaquerait l’autre serait battue, les puissances avaient signifié au sultan et au pacha d’Égypte, à la veille des hostilités, que l’Europe entière se déclarerait contre l’agresseur. De quel côté sont les torts de l’agression ? Voilà ce qu’il importe d’éclaircir.

Il est très vrai que le règlement de Kutaya n’a jamais satisfait ni la Porte ni le vice-roi. La Porte, qui s’estimait heureuse, en 1833, d’acquérir à ce prix un peu de sécurité, ne tarda pas à regretter les provinces qu’elle avait cédées, et à manifester des projets belliqueux. Le pacha, de son côté, voulait assurer l’avenir de sa famille, et demandait l’indépendance pour obtenir l’hérédité. Mais il faut ajouter que Méhémet-Ali, contrarié dans ses plans par la résistance de l’Europe, avait promis de respecter et avait respecté, en effet, la convention de Kutaya. Le sultan, au contraire, l’a violée, malgré les conseils des puissances ; les témoignages historiques abondent pour la démonstration de ce fait.

On vient de lire cet aveu naïf du moustechar Nourri-Effendi à l’ambassadeur d’Angleterre, le 6 avril 1839 : « La Porte veut détruire le statu quo ; » et cet autre du 21 avril : « La Porte veut la destruction de Méhémet-Ali. » Mais les projets aventureux du sultan remontaient à une date plus ancienne, et, il faut le dire, ces pensées funestes avaient reçu des encouragemens. Voici ce qu’écrit un ministre ottoman, le même qui a signé le traité du 15 juillet, Reschid-Pacha[8] :

« Les Russes venaient de proposer[9] au sultan un secours de cinquante mille hommes. On accueillait avec empressement tous les projets et plans d’attaque contre l’Égypte ; on nommait Tahir-Pacha au pachalik d’Aïdin ; les ministres partisans de la paix étaient obligés, pour leur sûreté, de se ranger de l’avis contraire. » Et ailleurs : « On[10] n’avait pas plus tôt, par les déclarations faites pour empêcher la sortie de la flotte, blessé et irrité le sultan, que la Russie s’empressa de lui offrir cinquante mille hommes et une flotte pour marcher contre le pacha d’Égypte. On sait que l’existence de Méhémet-Ali est un cauchemar pour Sultan-Mahmoud, et que la destruction de ce vassal est le rêve de ses jours et de ses nuits. »

Ainsi, l’idée fixe du sultan, le rêve de ses jours et de ses nuits, c’était la destruction du pacha d’Égypte. Il allait commencer les hostilités, lorsque la France et l’Angleterre après elle, redoutant pour la Porte les conséquences d’un conflit avec les forces égyptiennes, s’opposèrent à la sortie de la flotte turque. La Russie, au contraire, l’encourageait et lui offrait le secours de ses armées ainsi que de ses vaisseaux. À cette époque, en 1838, le sultan, voyant les puissances divisées, feignit de se rendre pour un temps aux conseils de la modération. Veut-on savoir le mot de cette énigme ? L’Angleterre lui avait fait espérer qu’il atteindrait sans péril, et par des moyens pacifiques, le but qu’il se proposait. Voilà le secret de la soudaine conclusion du traité de commerce, signé le 16 août 1838, entre l’Angleterre et la Porte ottomane. Écoutons encore sur ce point Reschid-Pacha :

« L’article 2 de ce traité, qui abolit virtuellement tous les monopoles, sera exécuté par tout l’empire, nommément en Égypte. De deux choses l’une, s’est-on dit à Constantinople : ou Méhémet-Ali sera obligé de renoncer à la moitié de son budget de recettes, procuré par les monopoles, et verra par conséquent sa puissance détruite ; ou bien il refusera d’exécuter ce traité, et, si l’Angleterre y tient, elle se trouvera dans la nécessité de contraindre le pacha à s’y soumettre. »

Faut-il prouver que le traité de commerce n’était, dans la pensée des parties contractantes, qu’un moyen d’agression contre le pacha d’Égypte, une machine de guerre déguisée ? Reschid-Pacha nous apprend encore que, « si le vice-roi d’Égypte se soumet au traité et s’il ne donne aucun prétexte à des mesures coërcitives, le sultan se croira trompé par ses propres ministres ainsi que par l’Angleterre, et qu’il se jettera dans les bras de la Russie. » En effet, au mois de novembre 1838, la soumission du pacha ayant déjoué les espérances que l’on avait conçues, l’ambassade russe recouvrait toute son influence et proposait au sultan de renouveler le traité d’Unkiar-Skelessi. Mais, comme il fallait sauver les apparences, M. de Boutenieff conseillait d’accorder à Méhémet-Ali l’hérédité de l’Égypte, à la condition du retour immédiat de la Syrie sous la domination directe de Mahmoud II. C’était, à peu de chose près, le traité du 15 juillet.

Le caractère impétueux du sultan ne s’accommodait d’aucune transaction. Les projets et les préparatifs de guerre furent repris et poussés avec une grande vigueur. Au commencement de 1839, le divan ordonna une levée de quatre-vingt mille hommes. En même temps Mahmoud adressait au grand conseil le message suivant : « Hafiz-Pacha me fait savoir que mon armée peut battre l’armée égyptienne en Syrie. Le capitan-pacha me fait savoir que ma flotte est assez forte pour vaincre et pour détruire la flotte égyptienne. Il vous reste à être braves et à faire votre devoir. »

Les dispositions de la Porte ne furent pas combattues à Constantinople par tous les ambassadeurs des puissances européennes. Lord Ponsonby en particulier se bornait à conseiller au sultan[11] « de ne rien précipiter, d’être prudent, et de différer les hostilités jusqu’au dernier moment. » Ou bien, voyant la détermination de la Porte irrévocable, il exprimait le vœu « qu’elle eût pris les meilleurs moyens d’assurer le succès. » Les autres cabinets, au contraire, effrayés à l’approche du danger, adressèrent à la Porte les plus vives représentations, et commencèrent à échanger entre eux des projets vagues encore pour rétablir une paix durable en Orient.

La Porte cependant dissimulait avec l’Europe. Ses ambassadeurs protestaient des intentions pacifiques du sultan, pendant que l’armée turque s’avançait vers les frontières de la Syrie. Sommé par le prince de Metternich d’abandonner ces préparatifs de guerre, Mahmoud faisait répondre à l’internonce autrichien :

« M. l’internonce a parlé à Nourri-Effendi d’un terme moyen pour la solution de cette question, sans avoir recours aux armes ; cela veut dire la rentrée de Méhémet-Ali dans la position qui lui convient comme sujet. Mais cette position ne peut se réaliser que par la restitution par Méhémet-Ali d’Adana, de Damas, d’Alep, de Seyda, de Jérusalem et de Naplouse, et par la réduction de ses flottes actuelles, à ce point qui seul serait compatible avec sa qualité de sujet. Si les grandes puissances veulent travailler à faire naître un pareil état de choses, alors il serait digne de moi d’y donner mon adhésion impériale.

« J’ai également reçu de sa hautesse, l’ordre de dire que, si le gouvernement de sa majesté britannique veut faire un acte de bienveillance et d’amitié, en adhérant à un traité d’alliance conçu dans le sens ci-dessus exprimé, sa hautesse l’acceptera avec plaisir. »

Cet ultimatum du sultan ne laissait plus aucun espoir de conserver la paix. Aussitôt que les puissances en ont acquis la conviction, au lieu de se montrer fidèles à leurs déclarations réitérées et de persévérer dans le blâme qu’elles avaient déjà infligé à la conduite de la Porte, elles se résignent à la guerre qu’elles n’ont pas su empêcher, et s’associent même aux passions du sultan en cherchant à renvoyer à Méhémet-Ali la responsabilité des évènemens. La Russie et l’Angleterre jettent le masque avant les autres. Cette conspiration déloyale se montre à découvert dans une dépêche écrite par lord Ponsonby, le 20 mai 1839, un mois avant la bataille de Nézib.

« Le lieutenant-colonel Campbell a transmis à votre seigneurie la copie d’une lettre à la date du 1er mai, écrite par Artin-Bey, et communiquée aux consuls[12]. Une copie en est parvenue aussi au sultan, qui a été tellement exaspéré, qu’il a donné ordre de déclarer la guerre à Méhémet-Ali. La réflexion cependant a fait retirer cet ordre ; mais on a pressé l’armement de la flotte ainsi que l’envoi des troupes et des munitions à l’armée.

« Le sultan a dit qu’il mourrait plutôt que de ne pas détruire son sujet rebelle. Le langage de tous ceux qui l’entourent est celui-ci : « Nous espérons le succès, car tous les Syriens sont ennemis du pacha. »

« Les grandes puissances ont établi pour règle (as the criterion of right or wrong) l’abstinence de toute agression, déclarant que le coupable serait le sultan ou le pacha, selon que l’un ou l’autre commencerait les hostilités. Le jugement a été rendu par la Russie, qui a pris sur elle de parler au nom de tous les cabinets, et le pacha a été déclaré l’agresseur. L’accusation portée contre lui par la Russie est limitée aux actes les plus récens du pacha. Mais, dès le principe aussi bien qu’à la dernière heure, le pacha a toujours été l’agresseur, et le sultan a le droit de sommer les grandes puissances de se montrer fidèles à leurs déclarations, etc. »

Il est impossible de ne pas faire remarquer les contradictions vraiment grossières dans lesquelles tombe l’auteur de cette dépêche. Lord Ponsonby commence par dire que tout respire la guerre à Constantinople, que le sultan veut détruire le pacha d’Égypte, et que Mahmoud périra plutôt que de renoncer à ses projets ; puis il affirme gravement que c’est le pacha d’Égypte qui a les torts de l’agression, et met son gouvernement en demeure de l’exécuter. L’opinion qu’exprime ici avec tant d’énergie l’ambassadeur britannique ne se fonde pas sur les rapports de ses agens, qui déposent tous au contraire, comme on le verra plus loin, des intentions pacifiques du sultan. C’est sur la parole de M. de Nesselrode que lord Ponsonby provoque une démonstration armée contre le pacha d’Égypte. Or, M. de Nesselrode, dans la dépêche qu’il adressait à M. de Medem le 29 mars 1839, ne s’expliquait pas absolument comme lord Ponsonby le fait parler :

« Les deux armées se trouvent aujourd’hui en présence. Les troupes de Méhémet-Ali ont été les premières à se rapprocher de la frontière ; celles du sultan n’ont fait que suivre le mouvement, pour ne point être prises au dépourvu et pour pouvoir repousser la force par la force, dans le cas où l’armée égyptienne se livrerait à des actes d’hostilité. Ce mouvement, sans être agressif, porte néanmoins le caractère d’une démonstration menaçante que rien ne saurait justifier. »

On peut juger maintenant du respect que lord Ponsonby a pour la vérité quand elle gêne ses vues. Non-seulement la Russie n’a pas déclaré que Méhémet-Ali avait les torts de l’agression, mais elle reconnaît que le mouvement des troupes égyptiennes, tel qu’on le lui a rapporté, n’a pas un caractère agressif. M. de Nesselrode ne prononce pas davantage la sentence du pacha ; il se borne à demander des explications et à proposer que la distance qui séparait jusqu’alors les deux armées soit rétablie. Mais ce n’est pas tout ; les renseignemens qui avaient déterminé la démarche de M. de Nesselrode étaient complètement inexacts. Lord Ponsonby lui-même va nous l’apprendre :

« Le comte Medem a écrit à M. de Boutenieff que les explications de Méhémet-Ali l’ont convaincu que les Égyptiens n’étaient pas les agresseurs. M. de Nesselrode l’avait supposé. » (Dépêche du 26 mai 1839.)

Que devient donc ce fameux oracle que la Russie et l’Angleterre empruntaient à Frédéric-le-Grand pour condamner le pacha d’Égypte : « Ce n’est pas la puissance qui frappe le premier coup qui est coupable de l’agression ; c’est bien plutôt celle qui a forcé l’autre pour se défendre ? » En partant de la règle posée par Frédéric et invoquée par lord Ponsonby, n’est-ce pas au contraire le sultan que l’on doit déclarer l’agresseur ? et n’a-t-il pas contraint le pacha d’Égypte à livrer, pour sa propre sûreté, la bataille de Nézib ?

J’insiste sur ce point, parce que l’opinion de lord Ponsonby a été partagée par son gouvernement, et parce qu’elle est devenue l’argument principal sur lequel s’est fondée la conférence de Londres pour déclarer le vice-roi déchu des droits que lui conférait l’arrangement de Kutaya..

« Le résultat de la bataille du 24 juin, dit lord Palmerston dans une dépêche adressée à lord Beauvale le 26 juillet 1839, ne peut pas devenir un titre pour Méhémet-Ali à des conditions meilleures ; c’est bien plutôt le contraire qui doit arriver, car cette bataille a été livrée au mépris des remontrances et des avertissemens des cinq puissances, l’armée égyptienne ayant attaqué l’armée turque, et le théâtre de l’action étant en dehors des frontières de la Syrie. »

Est-il vrai cependant que Méhémet-Ali n’ait tenu aucun compte des conseils des puissances, et qu’il ait voulu la guerre à tout prix ? Ce n’était pas son intérêt, car il savait bien que l’arrangement de Kutaya était inattaquable tant qu’il le respecterait lui-même, et qu’il ne pouvait pas commencer les hostilités sans donner à la Russie et à l’Angleterre un prétexte pour se tourner contre lui. Mais voici un document qui tranche la question et qui prouve que Méhémet-Ali a fait, pour déférer au vœu des puissances, tout ce que peut faire dans l’intérêt de la paix un général qui a l’ennemi en face et qui s’attend à être attaqué. C’est la déclaration de Méhémet-Ali au colonel Campbell, dans le moment où la Russie le sommait de rappeler ses troupes à Damas.

« Le vice-roi a déclaré à M. le colonel Campbell, agent et consul-général de sa majesté britannique, qu’il s’engage, dans le cas où les troupes du sultan, qui ont franchi l’Euphrate près de Bir, se retireraient de l’autre côté du fleuve, à faire faire un mouvement rétrograde à son armée, et à rappeler son fils Ibrahim à Damas ; que, dans le cas où cette démonstration pacifique serait à son tour suivie d’un mouvement rétrograde de l’armée d’Hafiz-Pacha au-delà de Malatia, son altesse rappellera le généralissime en Égypte. De plus, son altesse le vice-roi a ajouté, de son propre mouvement, que, si les quatre grandes puissances consentaient à lui garantir la paix et s’intéressaient à lui obtenir la succession de sa famille, il retirerait une partie de ses troupes de la Syrie, et serait prêt à s’entendre sur un arrangement définitif propre à garantir la sécurité et adapté aux besoins du pays. » (Dépêche du 19 mai.)

La même déclaration fut faite aux consuls d’Autriche et de Russie, qui la trouvèrent complètement satisfaisante. Les motifs de leur adhésion sont développés dans la dépêche suivante de M. de Laurin à l’internonce autrichien.

« J’ai énoncé à M. le comte de Medem l’opinion d’accepter cette déclaration, quoique conditionnelle :

« 1o Parce que j’ai considéré que la dépêche de la cour de Saint-Pétersbourg est basée sur un état de choses bien différent de celui dans lequel Méhémet-Ali se trouve actuellement vis-à-vis de la sublime Porte ; que, d’agresseur qu’il y est supposé, il est maintenant de fait lui-même menacé par les troupes du grand seigneur ;

« 2o Parce qu’il est raisonnable de supposer que ladite cour impériale, si elle eût connu la complication actuelle, aurait cru ne devoir pas obliger Méhémet-Ali à rappeler ses troupes, pour ne pas le priver de moyens de défense et pour ne pas encourager les Osmanlis à pénétrer dans la Syrie et à en troubler la paix ; et finalement,

« 3o Parce que la condition que Méhémet-Ali a stipulée de commencer par faire d’abord repasser les troupes du grand seigneur l’Euphrate est de peu de conséquence à l’égard du grand seigneur, qui peut-être n’avait pas même ordonné le passage de ce fleuve, tandis qu’elle est du plus haut intérêt pour la tranquillité et le repos de la Syrie, surtout après une excitation si forte et si dangereuse que celle qui a été produite par l’apparition desdites troupes en-deçà de l’Euphrate. » (Dépêche du 16 mai.)

Le gouvernement britannique aurait peut-être le droit de se plaindre, si on le jugeait sur le témoignage des envoyés étrangers. Il faut aller au-devant de cette objection. Les documens que lord Palmerston a publiés attestent qu’en accusant Méhémet-Ali, le cabinet anglais ne tenait aucun compte des déclarations très précises de ses propres agens.

M. Campbell, consul-général en Égypte, écrivait d’Alexandrie à lord Palmerston, le 28 mai :

« La conduite perfide du sultan, qui a agi contrairement aux conseils que lui donnaient les ambassadeurs à Constantinople, aura non-seulement épuisé ses ressources, mais aura affaibli son influence morale en Turquie, tandis que la conduite prudente et modérée d’Ibrahim-Pacha, agissant d’après les ordres de son père, s’abstenant de tout acte d’hostilité, lorsqu’il pouvait détruire l’armée d’Hafiz-Pacha, élèvera dans la même proportion Méhémet-Ali, et augmentera son influence dans l’empire ottoman. »

Voici ce que l’on trouve dans une dépêche du même agent à lord Ponsonby, sous la date du 5 juin :

« Des lettres du quartier-général, écrites le 30 mai, font connaître qu’un parti de cavalerie turque a attaqué la cavalerie égyptienne campée devant Aïntab, et a excité les villages du district à la révolte. Onze villages, ayant reçu des armes et des munitions d’Hafiz-Pacha, se sont révoltés. »

Après avoir fait remarquer que le signal des hostilités a été donné par la Porte, et que l’attaque a eu lieu sur le territoire égyptien, le colonel Campbell ajoute, en réponse aux plaintes de l’amiral Roussin, qui avait fait écho, dans sa bonne foi, aux clameurs hypocrites de lord Ponsonby :

« L’amiral Roussin a écrit à M. Cochelet pour l’informer que la Porte se plaignait hautement de plusieurs actes d’agression commis par Méhémet-Ali, tels que, 1o l’envoi à Orfa de cent cinquante soldats qui avaient pillé la ville ; 2o l’entrée de Kourschid-Pacha à Bassora avec l’armée égyptienne. L’amiral Roussin enjoint à M. Cochelet de demander des explications précises sur ces deux points.

« Il paraît que la Porte mystifie l’amiral Roussin en bien des cas, et ce n’est qu’à cet ambassadeur qu’elle porte de pareilles plaintes. Tout cela est entièrement faux. Comment l’amiral Roussin peut-il supposer que cent cinquante hommes traversent l’Euphrate pour aller piller une ville qui a une forte garnison, et à quelque distance au-delà de Bir, où est aussi une garnison ? Il n’est pas plus vrai que les troupes de Kourschid soient entrées à Bassora. Toutes ces allégations de la Porte ne font que montrer le désir qu’elle a d’allumer la guerre, et de rejeter sur Méhémet-Ali le blâme de l’agression. »

Ainsi, de l’aveu d’un agent anglais, la Porte mystifiait l’ambassadeur français, en lui faisant accroire qu’elle n’avait que des intentions pacifiques, et que le pacha d’Égypte la mettait dans le cas d’armer pour sa propre sûreté ; mais à coup sûr elle n’avait pas mystifié l’ambassadeur britannique, qui voyait clair dans ses projets, et qui n’y apportait pas une bien vive opposition, comme le prouve la dépêche suivante :

« On déploie la plus grande activité pour envoyer des renforts à l’armée d’Hafiz-Pacha et pour que cette armée ne manque de rien. Je crois qu’Hafiz-Pacha continuera d’éviter les hostilités jusqu’au moment où la flotte ottomane, paraissant sur les côtes de la Syrie, aura donné aux partisans de la Porte le courage de se montrer ; on veut aussi attendre les résultats de la collision qui ne peut manquer d’éclater entre la flotte ottomane et la flotte égyptienne. » (Lord Ponsonby à lord Palmerston, 12 juin.)

Le sultan se proposait d’attaquer le pacha d’Égypte par terre et par mer ; la Porte l’avoue à lord Ponsonby[13], lord Ponsonby l’avoue à lord Palmerston, et l’on accuse ensuite le pacha d’avoir enfreint le statu quo !

Si quelque doute pouvait subsister après ces témoignages, les instructions données par la Porte au séraskier, et qui ont été trouvées au quartier-général de l’armée turque après la bataille de Nézib, prouveront aux plus incrédules que cette armée ne devait pas s’arrêter sur l’Euphrate, et qu’Ibrahim, en la dispersant, a prévenu un danger plus sérieux pour son père que la perte de la Syrie[14]. En voici les extraits les plus saillans ; c’est le sultan qui parle :

« Il n’y aura que la guerre qui me rendra maître de l’Égypte, et qui l’unira à l’empire des Osmanlis.

« L’armée doit être composée de 60,000 à 70,000 hommes, avec 120 pièces de canon.

« Partout où l’ennemi sera rencontré, il devra être battu par l’artillerie.

« Le généralissime marchera droit sur Alep, et de là à Damas, et ensuite à Acre, pour prendre possession de cette forteresse et ne pas perdre de temps pour s’emparer de toutes lesdites villes. Après la prise d’Acre, il faut laisser dans cette place un grand nombre de soldats et marcher en droite ligne sur l’Égypte. La prise d’Acre sera considérée comme la première conquête de cette guerre ; cette entreprise pourra avoir son succès peut-être avant quatre ou cinq mois. »

Lord Ponsonby alléguait, dans une précédente dépêche, que la Russie, parlant au nom des puissances, avait rendu son jugement, et qu’elle avait déclaré Méhémet-Ali l’agresseur. Voici une sentence bien autrement décisive ; c’est le conseil, disons mieux, l’autorisation donnée à Méhémet-Ali par les consuls des quatre puissances, de repousser la force par la force. Il est vrai que ce conseil était enveloppé de réserves et de restrictions ; par exemple, les consuls engageaient Méhémet-Ali à enfermer ses troupes dans une ville de la Syrie, et à attendre là que le séraskier vînt les attaquer. Cela prouve que les diplomates européens n’entendent pas grand’chose à l’art militaire, car le vice-roi eût perdu la Syrie, s’il eût pris à la lettre l’avis qui lui était donné. Il ne le fit pas et fit bien. Voici la lettre qui a déterminé Ibrahim à livrer la bataille de Nézib :

« J’ai sous les yeux vos lettres du 14 et du 15 du présent mois, ainsi que celle du Kaftana-Bey, qui vous a été adressée, par lesquelles j’ai eu connaissance que quelques détachemens de la cavalerie turque ont saccagé les villages du district d’Aïntab, et qu’ils ont pris possession d’Ouront. En conséquence, vous me demandez la ligne de conduite à tenir dans cette circonstance. J’ai sur-le-champ fait traduire ces trois pièces, et je les ai communiquées aux consuls-généraux des quatre grandes puissances résidant à Alexandrie. Après avoir longuement discuté leur contenu, il m’ont dit : « L’intérêt de votre altesse est toujours de se tenir sur le pied de la défensive ; mais avec cela votre altesse repoussera la force par la force par tous les moyens qui sont en votre pouvoir. Il est donc essentiel que son altesse Ibrahim-Pacha envoie un officier à Hafiz-Pacha pour lui demander des explications de sa conduite ; et dans cet intervalle, pour protéger la province et la garnison d’Aïntab contre un coup de main, fortifiez-la en envoyant le nombre suffisant de troupes ; et si, malgré tout cela, les Turcs persistent dans leurs menées et marchent vers Aïntab, la garnison se repliera vers le corps d’armée, qui s’avancera en même temps, et marchera à la rencontre de l’armée turque. Par cette mesure, la bataille n’aura lieu que sur le territoire égyptien ; par là, vous prouverez facilement que la première agression a eu lieu de leur part. »

« Cette explication me parut d’autant plus convenable, qu’elle s’accorde tout-à-fait avec la conduite modérée que j’ai tenue à leur égard. En conséquence, je vous invite, mon fils, à vous régler exactement au contenu de la présente lettre. (Méhémet-Ali à Ibrahim. — 22 Rabi-el-evil 1155.)

Arrêtons un moment nos regards sur cet étrange spectacle. Deux armées sont en présence, brûlant l’une et l’autre d’en venir aux mains. Des deux côtés l’on consulte l’Europe. Nourri-Effendi s’adresse à lord Ponsonby (dépêche du 22 mai), et demande ce qu’il faut faire, à quoi lord Ponsonby répond : « Mon gouvernement ne vous conseille pas la guerre ; mais, si vous la faites, tâchez de réussir. » Méhémet-Ali s’adresse aux quatre consuls-généraux, et ceux-ci, cédant à l’évidence des faits, ne peuvent que lui dire : « Si vous êtes attaqué, repoussez la force par la force. » Dans cette guerre civile entre musulmans, l’Europe, comme si elle assistait à un tournoi, laisse tomber les barrières, et crie aux deux champions : « Allez ! »

Mais la déclaration des consuls, ce laissez-passer donné à la victoire égyptienne, n’a-t-il pas été désavoué par leurs gouvernemens respectifs ? On ne trouve pas la moindre trace d’un tel désaveu dans les documens anglais. Il y a mieux, en refusant d’assister le sultan dans cette dernière tentative, l’Angleterre et la Russie ont clairement montré qu’elles le considéraient comme l’agresseur. Toutes les réclamations que la diplomatie européenne a pu soulever contre Méhémet-Ali postérieurement à la bataille de Nézib, tombent devant ce fait. Les puissances, n’étant pas venues au secours de la Porte lorsque leur assistance pouvait prévenir sa défaite, ne devaient pas être admises à protester contre le vainqueur[15] ; car, selon la parole de M. de Metternich, elles avaient abandonné l’empire à sa destinée[16].

De tout ce qui a été dit jusqu’ici, il résulte que le changement qui se fait remarquer, après la bataille de Nézib, dans l’attitude de la diplomatie anglaise, ne trouve pas sa justification dans la conduite de Méhémet-Ali. L’Angleterre avait d’ailleurs renoncé déjà au statu quo au moment où elle en recommandait l’observation au pacha d’Égypte, et où elle refusait d’assister la Porte dans les efforts que celle-ci faisait pour le troubler. Dès le mois de juin 1839, lord Palmerston agitait avec les puissances la question de savoir si l’on déposséderait le vice-roi de la Syrie, et se montrait déjà très entier sur ce point. « Si la Syrie devait continuer à être gouvernée par Méhémet-Ali, on ne pourrait pas déterminer le sultan à concéder à Méhémet-Ali le gouvernement héréditaire de l’Égypte. » (Dépêche de lord Palmerston, 10 juin.)

Il est vrai de dire que le sultan Mahmoud avait fait de la restitution de la Syrie la condition de la paix ; mais, dans ces exigences si peu en rapport avec une situation presque désespérée, la Porte n’était que l’instrument de l’Angleterre. Depuis que l’expédition du colonel Chesney avait démontré la possibilité de rendre l’Euphrate navigable, de lier cette navigation avec celle de l’Oronte, et de mettre ainsi le golfe Persique en communication avec la Méditerranée, Malte avec Bombay, l’Angleterre ne pouvait pas consentir à laisser dans les mêmes mains la Syrie et l’Égypte, les deux routes du commerce européen vers les Indes. Enchaînée au statu quo par ses propres déclarations, elle ne désirait rien tant que de le voir rompre. Son intérêt particulier, intérêt de guerre, contrariait l’intérêt européen, intérêt de paix. De là les deux conduites qu’elle a tenues, les deux politiques très différentes qu’elle a menées de front dans les affaires d’Orient : l’une patente et officielle, celle de ses notes diplomatiques, l’autre secrète et souterraine, celle de ses agens, qu’elle se réservait d’avouer en temps opportun. Lord Palmerston personnifie en lui la première, et lord Ponsonby la seconde ; elles se rejoignent et se confondent ostensiblement après la mort du sultan Mahmoud.

Les menées très peu loyales de la diplomatie anglaise se révèlent principalement dans l’insurrection de Syrie. M. Thiers, dans son memorandum du 3 octobre, accuse ouvertement les agens de l’Angleterre de l’avoir fomentée. Lord Palmerston s’en est défendu, à plusieurs reprises, devant le parlement. « Quelles que soient les causes de la révolte, disait-il dans la séance du 6 août 1840, les Syriens n’ont été soulevés ni à l’instigation des autorités anglaises, ni par des officiers anglais. » On vient de lire la dénégation ; voici les faits, tels que les attestent les trois volumes de correspondance publiés par lord Palmerston.

On sait que lord Ponsonby se vantait à Constantinople d’avoir une politique à lui, et de ne transmettre à la Porte que pour la forme les recommandations pacifiques que lui adressait d’abord son gouvernement. Il formait, avec M. de Stürmer, internonce autrichien, un conciliabule d’où partaient les encouragemens donnés au parti de la guerre dans le divan. M. de Stürmer en fait naïvement l’aveu par une lettre à lord Ponsonby, du 7 janvier 1841.

« Je vous avoue que ce n’est pas sans quelque regret que je vois ainsi s’évanouir l’espoir que nous avions de voir la puissance de Méhémet-Ali s’écrouler de fond en comble ; mais mon rôle est fini, et il ne me reste plus qu’à attendre les ordres que mon gouvernement voudra bien me faire parvenir, et à les exécuter scrupuleusement. »

Quel est donc ce rôle de l’internonce qui finit au moment où M. de Metternich exige impérativement la paix, sinon un rôle secret, un rôle belliqueux, le rôle d’agent provocateur ? Lord Ponsonby n’a que trop bien rempli la même mission. Dès l’année 1835, et par les conseils de l’ambassadeur anglais, la Porte envoyait un agent à l’émir Béchir, pour l’inviter à secouer l’autorité de Méhémet-Ali. Cet agent était, dit-on, M. Fitznechter, secrétaire de M. Blake, qui rédigea plus tard le Moniteur Ottoman. L’émir accueillit avec empressement l’envoyé de la Porte ; mais, avant de se déclarer, il voulait attendre que les Turcs se fussent rendus maître du littoral de la Syrie. « Les montagnards, disait-il, n’auraient de chances de succès que lorsque la plaine serait au pouvoir de la Porte ; car la montagne, ne produisant de blé que pour une consommation de trois mois, serait bien vite affamée par un ennemi qui occuperait Beyrouth et Tripoli. » Cette raison est la même que l’émir donnait encore en 1840 aux agens de l’Angleterre pour expliquer son inaction.

En 1836, l’intervention de l’Angleterre prend une forme plus directe. Un nouvel émissaire est envoyé dans le Liban, non plus un étranger, ni un employé de la Porte, mais un Anglais attaché à l’ambassade britannique, M. Richard Wood, beau-frère de M. Moore, consul d’Angleterre à Beyrouth. Le prétexte dont lord Ponsonby couvrit cette mission fut la nécessité pour M. Wood, dont on voulait faire un drogman, de se familiariser avec la connaissance de la langue arabe ; mais l’agent de lord Ponsonby devait en réalité se mettre en rapport avec les scheiks de la montagne, et les sonder sur leurs dispositions à l’égard de Méhémet-Ali. On en trouvera la preuve dans les lettres écrites par M. Wood pendant le cours de sa seconde mission, et qui font allusion à ces préliminaires de la révolte.

« Lorsque j’eus l’honneur de présenter mes respects à votre excellence, il y a quatre ans, je fis allusion à la séparation qui s’opérerait probablement un jour entre la Syrie et les domaines de Méhémet-Ali. (Lettre de M. Wood à l’émir Béchir. — II-Shehaby, 13 août 1840.)

« Mon prince, vous devez vous souvenir de la conversation que nous avons eue, il y a quatre ans, et de la détermination que vous manifestâtes alors d’armer vos compatriotes, pourvu que l’Angleterre vous assistât dans vos nobles efforts pour procurer la liberté à votre pays. Cet heureux moment est arrivé » ! (Lettre de M. Wood à l’émir Béchir. Il-Kasim, — 13 août 1840.)

La troisième tentative a précédé de quelques semaines la signature du traité du 15 juillet, et avait probablement été concertée entre lord Palmerston et lord Ponsonby, dans la pensée d’ouvrir ainsi aux puissances, qui tenaient encore, pour la forme, au statu quo, une espérance qui les déterminât à conclure cet arrangement.

Le gouvernement anglais a dissimulé avec beaucoup de soin la part qu’il avait prise dès l’origine à l’insurrection de Syrie. La Porte seule parut d’abord s’en mêler. « Des émissaires arrivent chaque jour d’Égypte et de Syrie, dit l’amiral Roussin dans une dépêche du 16 mai 1839, envoyés secrètement par le sultan ; ils lui rapportent que toutes les populations sont prêtes à s’insurger contre Méhémet-Ali au premier signal. » Cependant on remarque déjà une différence très marquée entre le langage que tient lord Ponsonby et celui des consuls anglais qui résident à Alexandrie, à Damas, à Alep et à Beyrouth. Ceux-ci, n’étant pas encore dans le secret des desseins de leur gouvernement, se bornent à donner loyalement leur avis sur la marche et sur les chances de l’insurrection. Ces renseignemens ne sont pas toujours favorables. Ainsi, M. Campbell écrit à lord Palmerston, le 6 juillet 1839 :

« Quant aux espérances que l’on entretient généralement à Constantinople d’un soulèvement de la population syrienne à l’apparition de l’armée turque, je ne les ai jamais partagées. Comme j’avais l’expérience de mes propres observations sur ce pays, je n’ai jamais été disposé à mettre une grande confiance dans les rapports que faisaient les agens anglais ou autres du mécontentement de la Syrie. Il est maintenant démontré que tous les efforts des émissaires du sultan n’ont produit que des mouvemens partiels et sans importance, et seulement dans la population musulmane ; car je puis dire en toute sûreté que, pour les chrétiens de toute communion et pour les juifs, ils craignent de rentrer sous la vieille domination du sultan. »

Le même agent, dans ses dépêches du 28 juillet et du 6 août, a prédit avec un grand sens l’état de choses auquel nous assistons depuis l’expulsion des Égyptiens.

« J’ai plus d’une fois pris la liberté d’exposer à votre seigneurie mon opinion relativement à la succession héréditaire de la Syrie dans la famille de Méhémet-Ali, combinaison qui, je le pense, serait très avantageuse à la Porte elle-même, et qui tendrait plutôt à la fortifier qu’à l’affaiblir. Le principal motif de mon opinion est la misère qui accablerait les chrétiens et les juifs de la Syrie dans le cas où cette contrée se trouverait gouvernée comme auparavant. Je suis convaincu que non-seulement la Syrie serait alors livrée à l’anarchie et au carnage, mais que le commerce européen serait entièrement détruit. »

Cependant les dépêches de lord Ponsonby à lord Palmerston se terminent presque toutes par un appel plus ou moins direct à l’insurrection. Au moment où il juge le succès du complot suffisamment préparé, l’ambassadeur anglais se dévoile et demande en termes exprès l’autorisation d’agir.

« Si Ibrahim avance, il sera facile de soulever tous les Syriens contre son gouvernement. Je puis répondre des habitans du Liban, de l’émir Béchir et de tous, pourvu que l’Angleterre veuille agir et les aider. Je pense que la seule apparition d’une escadre anglaise, quelque faible qu’elle soit, accompagnée d’une frégate ottomane portant le pavillon du sultan, suffira pour soulever le pays tout entier. Le sultan est disposé à envoyer la frégate et à donner tout l’appui qui sera en son pouvoir. » (Dépêche du 25 avril 1840.)

Est-ce clair ? la conspiration de l’Angleterre avec la Porte pour insurger la Syrie est-elle assez manifeste ? Quel aveu plus explicite peut-on désirer des tentatives que lord Ponsonby a faites pour détourner les montagnards du Liban de l’obéissance qu’ils devaient à Méhémet-Ali, aux termes de l’arrangement de Kutaya, arrangement que l’Angleterre elle-même avait garanti ? L’ambassadeur britannique répond de l’émir Béchir et de tous les autres scheiks ! Il s’était donc mis en rapport avec eux ; il y avait donc eu d’autres émissaires que ceux de la Porte envoyés dans le Liban pour exciter la révolte ! Lord Ponsonby avait donc abdiqué son caractère de médiateur et d’arbitre ! il avait prêché la paix au pacha d’Égypte, et la guerre aux montagnards de la Syrie ! L’on pourrait être tenté de croire que l’ambassadeur d’Angleterre, en tenant cette conduite à Constantinople, s’écartait des instructions de son gouvernement ; mais voici une pièce qui lèvera tous les doutes à cet égard. Pendant que lord Ponsonby demandait, de Constantinople, la permission d’aller en avant, lord Palmerston lui traçait, de Londres, un véritable plan d’action.

« Je donne pour instruction à votre excellence de faire vos efforts pour décider la Porte, en temps opportun, à concéder aux Druses des priviléges et des exemptions (d’impôt apparemment) qui puissent raisonnablement satisfaire leurs désirs. » (Dépêche du 21 avril 1840.)

Il est évident qu’en conseillant à la Porte d’accorder directement aux Druses des priviléges qu’ils avaient vainement réclamés de Méhémet-Ali, lord Palmerston espérait les confirmer dans la pensée de briser le joug égyptien. Cette politique sans scrupule obtint bientôt un commencement de succès. Une partie des montagnards se souleva. On peut juger des espérances que ce premier acte de la révolte dut exciter à Londres par l’extrait suivant d’une dépêche écrite le 10 juin 1840, par M. Moore, consul à Beyrouth.

« Je considère l’influence égyptienne comme touchant à sa fin en Syrie. Si l’on fournit aux insurgés des armes et des munitions, les troupes du pacha seront chassées du pays ou massacrées. »

Mais le résultat se faisant trop attendre au gré du gouvernement anglais, lord Ponsonby prit la résolution d’envoyer en Syrie son drogman, M. Wood, que l’on a vu déjà figurer dans les intrigues nouées en 1836 avec les chefs du Liban. La mission de M. Wood a été l’objet d’une controverse assez animée dans la chambre des communes. Dans la séance du 20 septembre 1841, le docteur Bowring accusait le gouvernement britannique d’avoir fomenté l’insurrection en Syrie et d’avoir employé à cette œuvre un agent anglais ; lord Palmerston répondit que M. Wood était un Anglais turcoman qui avait agi par les ordres du sultan et non par ceux du gouvernement anglais.

On ne saurait trop s’étonner et de la témérité de cette assertion et de la parfaite indifférence avec laquelle le parlement l’a reçue ; car enfin tout membre des communes avait sous sa main la preuve du contraire. Il ne s’agissait que d’ouvrir la correspondance diplomatique imprimée pour l’usage des chambres, et de lire les propres dépêches de lord Ponsonby ainsi que celles de lord Palmerston. Les adversaires de lord Palmerston auraient-ils craint d’afficher au grand jour dans sa personne une politique qui ne peut que déshonorer une grande nation ? Quoi qu’il en soit, voici les faits dans toute leur nudité.

Le premier prétexte dont on décora la mission de M. Wood, en 1840, fut la nécessité d’obtenir des renseignemens exacts sur l’état de la Syrie.

« J’ai cru de mon devoir, écrivait, le 29 juin 1840, lord Ponsonby, d’envoyer en Syrie M. Wood, mon drogman, qui a des relations personnelles avec la plupart des chefs du Liban. M. Wood est parti sur le Cyclope. »

Le départ de M. Wood pour la Syrie est antérieur, comme on voit, au traité du 15 juillet. Cet agent écrivait, le 3 juillet, de la rade de Beyrouth :

« Je me suis déterminé à ne pas prendre terre à Beyrouth, où je serais exposé à des insultes, et d’où l’on m’empêcherait peut-être plus tard de sortir. »

Les craintes que laisse voir ici M. Wood prouvent qu’il ne se considérait pas lui-même comme un observateur inoffensif, et qu’il avait autre chose à faire en Syrie que de se mettre à l’affût des évènemens. Le 22 juillet, l’envoyé de lord Ponsonby n’avait pas quitté la rade de Beyrouth, où il recevait, à bord d’un vaisseau de 84, les visites des insurgés. C’est de là qu’il adressait leurs pétitions à lord Ponsonby, et qu’il demandait pour eux l’assistance des troupes européennes ainsi que des armes et des munitions. (Dépêche de M. Wood, 22 juillet 1840[17].

Il y a deux périodes bien distinctes dans la mission de M. Wood. Pendant la première, celle qui précède le traité du 15 juillet et la proclamation de ce traité en Orient, M. Wood est un agent secret que l’on n’avoue pas encore, et qui ne se met en rapport avec les insurgés syriens que pour savoir jusqu’à quel point l’on peut compter sur eux, dans le cas où l’Angleterre viendrait à leur secours. Ses provocations à la révolte ne peuvent être que conditionnelles ; il va semer ce que Napier doit recueillir plus tard. Ce plan de conduite est nettement indiqué dans sa dépêche du 21 juillet à lord Ponsonby.

« Les Druses sont dans la situation la plus désespérée. Ils implorent chaque jour notre assistance, et promettent que, si nous leur en donnons les moyens, ils se lèveront jusqu’au dernier homme. Tout ce qu’ils demandent, ce sont des munitions et des armes… Il n’y a jamais eu peut-être un moment plus favorable pour séparer la Syrie de l’Égypte, et pour accomplir les vues politiques de lord Palmerston, par rapport à Méhémet-Ali, sans de grands sacrifices de notre part.

« J’explique aux Syriens les désirs et la politique de la Grande-Bretagne, et le succès qui doit nécessairement suivre, s’ils nous assistent en demeurant fermes et unis entre eux. Tout cela, ils le comprennent parfaitement, mais ils demandent toujours un appui indirect de notre part ; autrement, ils disent qu’ils finiront par être accablés.

« Je ne doute pas que, si l’on avait empêché l’expédition égyptienne de débarquer, la Syrie ne fût aujourd’hui libre. Ai-je besoin d’ajouter, milord, que je n’épargnerai aucun effort pour remplir les vues de votre seigneurie, malgré les difficultés dont je suis environné et celles qui dérivent de ma position personnelle : car les argumens que j’emploie à l’égard des Syriens peuvent être excellens ; mais les Syriens voudraient les voir suivis d’effet. Je brûle d’apprendre quel genre de secours la Porte doit leur donner, et encore plus de connaître les intentions du gouvernement de sa majesté. »

Ainsi, dès le 24 juillet, M. Wood portait aux insurgés des ouvertures de la part de son gouvernement. Il parlait au nom de la Grande-Bretagne, et comme l’envoyé de lord Ponsonby. Sa mission va-t-elle changer de caractère, lorsqu’il aura reçu l’autorisation d’agir à découvert ?

« Je vous ordonne, lui écrit lord Ponsonby le 4 août 1840, de déclarer hautement en mon nom, à quiconque voudra vous entendre, que je suis autorisé à faire connaître aux Syriens que le gouvernement anglais, de concert avec les gouvernemens, d’Autriche, de Prusse et de Russie, protégera ceux qui voudront rentrer sous l’obéissance directe du sultan ; que la flotte anglaise viendra au secours des Syriens ; que la sublime Porte enverra des armes et des munitions, etc. »

Une seconde dépêche de lord Ponsonby, à la date du 22 août, prouve qu’à cette époque il considérait toujours M. Wood comme l’agent direct de l’Angleterre ; car il lui transmettait une lettre de Reschid-Pacha à l’émir Béchir, en lui enjoignant de déclarer à l’émir qu’il encourrait l’inimitié des quatre puissances, s’il persistait à demeurer fidèle à Méhémet-Ali.

En conséquence de ces instructions, M. Wood écrivit à tous les chefs de la montagne, adressa des proclamations aux insurgés du Liban et du Hauran, et fit tant qu’il organisa, comme il le dit lui-même dans sa dépêche du 23 août, une réaction en Syrie. Lord Ponsonby lui a du reste rendu plus tard ce témoignage, dans sa dépêche du 11 novembre 1840 :

« L’amiral Walker m’a assuré ce matin que M. Wood, par son habileté et par ses efforts, avait fait plus que personne pour le succès que nous avons obtenu en Syrie, à l’exception du commodore Napier… »

Afin que l’on voie plus clairement ce que M. Wood était autorisé à promettre, et au nom de qui il promettait, il convient de citer textuellement la lettre écrite par cet agent à l’émir Béchir :

« L’intérêt que le gouvernement de sa majesté prend à la prospérité de votre famille, de votre excellence et du peuple placé sous votre direction, me détermine à vous annoncer sans délai, à vous ainsi qu’aux Syriens, au nom de son excellence l’ambassadeur anglais, que la Grande-Bretagne, l’Autriche, la Russie et la Prusse ont résolu d’aider le sultan à recouvrer la Syrie. À cet effet, le gouvernement de sa majesté a ordonné à la flotte anglaise de couper toute communication par mer entre Alexandrie et la Syrie, et de secourir les Syriens par tous les moyens possibles. Le sultan enverra des armes et des munitions pour seconder les efforts qu’ils feront pour reconquérir leur liberté. On prépare, avec autant d’activité qu’il est possible, d’autres mesures de protection et de secours.

« Les quatre grandes puissances ayant unanimement adopté cette résolution, votre excellence n’a rien à craindre. La prévoyance et les talens qui distinguent si éminemment votre excellence, lui feront comprendre sans peine les résultats de cette démarche qui doit amener la chute de Méhémet-Ali et la restitution de la Syrie au sultan ; dans ces évènemens, votre prospérité à venir et le bonheur de vos enfans dépendront matériellement de l’assistance et de l’appui que vous donnerez au sultan, qui, de son côté, promet fidèlement pardon et récompense à ceux qui rentreront dans le devoir. Les quatre puissances se chargent de procurer aux habitans du Liban les lois, les libertés et les priviléges dont ils jouissaient auparavant sous l’autorité de leur légitime souverain.

Ce qui me détermine à vous adresser cette lettre, c’est le désir que j’ai de vous faire accepter mes services et de porter en même temps à votre connaissance la détermination de la Grande-Bretagne en votre faveur et en faveur de votre peuple. En terminant, permettez-moi de rappeler à votre excellence les services qui lui furent rendus par sir Sydney Smith, et de vous assurer qu’un autre commodore anglais est prêt à vous assister de la même manière. » (13 août 1840.)

Deux jours plus tard, dans une lettre confidentielle adressée au même prince, M. Wood s’expliquait encore plus nettement, et promettait une sorte d’indépendance à l’émir Béchir, pour le cas où il abandonnerait Méhémet-Ali.

« L’ambassadeur britannique m’autorise à vous déclarer qu’outre la liberté qui vous sera accordée, vous recevrez la récompense de vos services passés et futurs, et que vous tiendrez votre autorité directement de la Porte, ce qui est un avantage digne de considération. »

Mais voici une preuve, que lord Palmerston ne récusera pas, du caractère purement anglais donné à la mission de M. Wood. Le 26 septembre 1840, cet agent est nommé vice-consul à Beyrouth ; on l’attache en même temps, en qualité d’interprète, à l’expédition dirigée par sir Charles Smith[18].

Ce ne fut que le 29 septembre que la Porte, à la demande de lord Ponsonby, et afin de rendre M. Wood indépendant du nouveau pacha d’Acre, Izzet Méhémet, lui conféra de pleins pouvoirs pour agir en son nom[19]. Mais il ne cessa pas, pour cela, de recevoir les ordres du gouvernement anglais et jouit, en qualité d’agent diplomatique, de la même autorité que sir Charles Smith à la tête des forces de terre et le commodore Napier à la tête des forces de mer. Quand on parcourt ses nombreuses dépêches, on le voit licencier les conscrits syriens qui sont dans l’armée d’Ibrahim, déposer l’émir Béchir, et lui nommer un successeur, traiter enfin avec les chefs des Druses et des Mutualis insurgés, qui lui obéissent comme à un visir parlant avec l’autorité du Koran[20]. La Porte avait affranchi M. Wood du contrôle des pachas ; lord Ponsonby l’affranchissait de toute espèce de subordination envers les autorités anglaises.

« J’ai relevé M. Wood de l’obligation de servir d’interprète à sir Charles Smith et de ces devoirs secondaires que tout le monde peut remplir. Je l’ai invité à reprendre ses démarches actives auprès des Syriens, démarches qui ont déjà produit des résultats signalés. J’ai aussi enjoint à M. Wood de ne plus se considérer comme vice-consul, et de se regarder comme absolument indépendant de l’autorité et du contrôle de qui que ce soit en Syrie dans l’accomplissement des devoirs que la confiance de la Porte lui impose, mais de m’adresser ses rapports sur tout ce qu’il fera. » (Dépêche du 18 novembre 1840.)

Enfin, et pour conclure, nous avons le témoignage de M. Wood lui-même, qui déclare qu’il a pris des engagemens avec les Syriens au nom de l’ambassadeur britannique, et que c’est la garantie de l’Angleterre qui a déterminé les montagnards à se révolter de nouveau.

« J’ai distinctement notifié à Izzet-Pacha qu’avant son arrivée j’avais déclaré aux Syriens, avec l’autorisation de votre seigneurie, que la Porte leur accorderait leurs anciens droits et priviléges s’ils rentraient dans le devoir, et que, comme je savais que c’étaient ces promesses qui leur avaient donné le courage de se révolter encore une fois contre les autorités égyptiennes, quelques semaines après qu’ils avaient posé les armes, j’attendais maintenant avec une pleine confiance qu’il exécutât tout ce que j’avais promis en votre nom. » (M. Wood à lord Ponsonby, 8 octobre 1840.)

Lord Palmerston lui-même a reconnu que M. Wood avait parlé au nom de l’Angleterre, et que les promesses faites aux Syriens engageaient le gouvernement anglais. On peut opposer avec confiance à ses dénégations parlementaires du 20 septembre 1841 ses aveux antérieurs.

« Je saisis cette occasion de rappeler à votre excellence que, comme les Syriens ont été déterminés par les autorités anglaises à prendre les armes pour le sultan, et à se déclarer en sa faveur, c’est un devoir particulier pour le gouvernement anglais de ne rien négliger pour décider la Porte à prendre à l’avenir, pour l’administration de la Syrie, des arrangemens qui puissent mettre les Syriens à l’abri de l’oppression, et les rendre heureux et satisfaits. » (Dépêche de lord Palmerston à lord Ponsonby, 12 décembre 1840.)

Lord Palmerston en convient, les populations de la Syrie ne se sont pas insurgées de leur propre mouvement ; il a fallu, pour les déterminer à prendre les armes, les encouragemens et la garantie du gouvernement anglais. L’Angleterre les a appelées à la révolte secrètement avant le traité du 15 juillet, et ouvertement depuis ce traité. Ses agens ont travaillé pendant quatre ans à fomenter cette insurrection dont lord Palmerston s’est fait ensuite un argument pour déterminer les puissances à renverser le statu quo. Après avoir excité les Syriens à massacrer les garnisons égyptiennes, il a prétendu que l’Europe ne pouvait pas abandonner les peuplades du Liban aux vengeances d’Ibrahim. On a invoqué des motifs d’humanité[21] pour décider l’expédition qui devait aboutir au bombardement de Saint-Jean-d’Acre et de Beyrouth. Il n’y a certainement rien de plus machiavélique ni de plus immoral dans les manœuvres politiques qui préparèrent le partage de la Pologne entre Catherine, Marie-Thérèse et Frédéric II.

Dans la conduite d’un gouvernement comme dans la vie privée, les actes que l’on n’avoue pas sont rarement des actes honnêtes. En déclarant, au mépris de la vérité et de sa propre signature, que les Syriens n’avaient été soulevés ni à l’instigation de l’Angleterre ni par des agens anglais, lord Palmerston a donné la mesure de l’opinion qu’il avait lui-même de cet épisode de son intervention dans les affaires de l’Orient. Si l’on avait pu se méprendre sur le caractère d’un tel procédé, le soin qu’a mis le ministre anglais à s’en disculper suffirait pour le flétrir. Lord Palmerston l’a bien senti ; car, après avoir démenti la participation de l’Angleterre aux mouvemens de la Syrie, il a cherché à justifier l’insurrection elle-même. « La révolte, disait ce ministre à la chambre des communes, le 6 août 1840, la révolte, puisqu’on l’appelle ainsi, a éclaté en Syrie contre les autorités locales qui occupaient le pays ; ce n’était point une révolte contre le souverain. »

L’argument n’est admissible ni en équité ni en droit. Dans le droit féodal de l’empire ottoman, les populations syriennes devaient obéissance au pacha d’Égypte, que la Porte avait fait leur gouverneur, tant que Méhémet-Ali n’aurait pas rompu le lien de subordination qui l’attachait au sultan ; et tant que ce lien subsistait, c’était se révolter contre le grand-seigneur que de prendre les armes contre son vicaire temporel, le vice-roi. En fait, les choses ne se sont pas passées autrement. Les montagnards du Liban, qui avaient concouru avec les Anglais et avec les Turcs à chasser l’armée égyptienne de la Syrie, ont prétendu se rendre indépendans de la Porte aussi bien que de l’Égypte ; l’intervention des forces britanniques a été nécessaire pour les décider à payer un modique et dérisoire tribut.

Si l’on s’en tient aux considérations d’équité, le raisonnement de lord Palmerston doit paraître encore plus faible. L’arrangement de Kutaya obligeait en effet le sultan comme le pacha ; c’est le sultan qui l’a violé. Veut-on dire que cette infraction, venant du suzerain, pouvait délier les Syriens de la fidélité qu’ils devaient au vassal ? Lorsque l’Europe a contenu Ibrahim au milieu de sa victoire, et qu’Ibrahim s’est arrêté pour lui obéir, n’a-t-elle pas contracté l’obligation morale de le maintenir dans la possession des territoires qu’il s’était abstenu de franchir ? Était-il juste de punir le vice-roi d’Égypte de sa modération, et de récompenser le sultan de sa témérité ?

Lord Palmerston a beau dire, la révolte a été bien nommée. Les puissances européennes peuvent, en se coalisant, déplacer les limites des empires, mais elles ne changeront pas le droit. Il sera éternellement honteux pour l’Europe, pour les cabinets qui représentent des nations civilisées, de n’avoir su vaincre Méhémet-Ali, un barbare, qu’en le trompant et qu’en manquant à la foi jurée.


  1. Protocole du 10 juillet 1841.
  2. Le vicomte Palmerston à lord Granville, dépêche du 27 octobre 1840.
  3. La date de l’entretien est celle du 27 mars 1833.
  4. M. Mandeville à lord Palmerston, Therapia, 14 avril 1833.
  5. « La convention de Kutaya fut non-seulement reconnue par la Grande-Bretagne, mais fut annoncée au parlement, dans le discours du roi, le 4 février 1834, en ces termes solennels : « La paix de la Turquie, depuis l’arrangement qui a été conclu avec Méhémet-Ali, n’a pas été troublée, et ne sera menacée, je l’espère, d’aucun nouveau danger. » Cependant le sultan n’a-t-il pas été encouragé, n’a-t-il pas été assisté par l’Angleterre dans ses efforts pour rompre cet arrangement et pour troubler la paix que cet arrangement avait établi ? Ce qu’il y a d’onéreux dans un arrangement est-il une raison suffisante de le violer ? » (The Syrian question, Westminster Review.)
  6. Dépêche de lord Palmerston au colonel Campbell, 7 juillet 1838.
  7. Cette traduction est faite sur une traduction turque envoyée de Londres par Reschid-Pacha, vers la fin de mars 1839. Nous l’avons extraite du premier volume des documens parlementaires sur les affaires d’Orient.
  8. Du Statu quo en Orient.
  9. En juillet 1838.
  10. On, c’est-à-dire la France et l’Angleterre.
  11. Dépêches de lord Ponsonby, 27 avril, 6 avril, 8 février, et surtout du 22 mai 1838.
  12. Voici cette lettre :

    « Son altesse le généralissime vient de faire connaître que les forces du sultan ont dépassé Biledjik (appelé actuellement Bir), et y ont fait quelques fortifications. Son altesse, après avoir donné ordre à nos régimens cantonnés en Syrie de marcher vers Alep, allait se rendre en personne dans cette ville.

    « Son altesse le vice-roi, ayant jugé que cette conduite de la Porte devait avoir pour but de faire tomber la faute sur vous, a écrit à son altesse le généralissime de ne faire aucun mouvement avant d’être sûr de l’avancement des troupes du sultan, et de se confier en Dieu et d’agir en conséquence, si l’avancement de ces forces se constatait d’une manière positive.

  13. « Le capitan-pacha dit qu’il a des ordres positifs de venir en contact avec la flotte égyptienne. » (M. Pisani à lord Ponsonby, Dardanelles, 20 juin.)
  14. « On ne sait pas et l’on ne croit pas que l’armée ait franchi la frontière ; mais on espère qu’elle en est assez près pour rendre l’attaque des Égyptiens inévitable, et le sultan le désire ardemment. » (Dépêche de l’amiral Roussin, 16 mai 1839.)
  15. « Le gouvernement russe a paru penser que, pourvu que les hostilités entre le sultan et Méhémet-Ali fussent confinées à la Syrie, les puissances européennes pourraient, sans danger pour leurs intérêts généraux et communs, rester les spectateurs passifs du conflit. Le gouvernement russe propose encore, dans l’éventualité d’un succès de Méhémet-Ali, de laisser les Égyptiens en possession d’Orfa et de Diarbekir. » (Dépêche de lord Palmerston à lord William Russell, 4 juillet 1839.
  16. « La défaite de l’armée du sultan par celle de Méhémet-Ali serait une calamité moins funeste à nos intérêts que ne le serait le partage de l’empire (il était question de donner la Syrie à Méhémet-Ali), si ce partage devait s’opérer avec notre concours. » (Dépêche de lord Ponsonby, 27 mai 1839.)
  17. « J’ai donné d’amples instructions à M. Wood, par des lettres que l’amiral Stopford doit lui transmettre. » Et plus loin : « Je recommande à la bienveillance de votre seigneurie la bonne conduite de M. Wood. Il a couru personnellement de grands dangers. » (Lord Ponsonby, 5 août 1841.)
  18. « Je donne à Sélim-Pacha toute l’assistance que je puis, en écrivant aux scheiks en son nom, en lançant des proclamations, en donnant toute espèce de renseignemens sur le pays et sur les populations. Je visite même la nuit les avant-postes avec lui jusqu’à minuit, pour lui donner confiance et pour servir d’interprète aux officiers anglais. » (Dépêche de M. Wood, 11 septembre 1840.)
  19. Le grand-visir à Richard Wood :

    « Les ministres de la sublime Porte ont eu connaissance du zèle et de l’activité que vous avez déployés en défendant les intérêts de la Porte en Syrie. Cette conduite s’accorde avec votre caractère de fidèle agent de son allié sincère, le gouvernement britannique, qui a toujours rendu à la Porte les meilleurs services, dans les circonstances les plus importantes. Votre profonde connaissance de l’état des affaires dans ce pays et votre récente nomination au consulat de Beyrouth nous font espérer que vous voudrez continuer à vous employer pour régler et pour terminer les affaires de la Porte en Syrie. En conséquence, le présent document vous est envoyé, vous autorisant, de la part de la sublime Porte, à agir ainsi à l’avenir.

    « Raouf. »

    Shallan 3,1256. — 20 septembre 1840.

  20. « Comme tout le peuple et les gouverneurs sont rentrés dans le devoir à l’égard du sultan, conformément à la loi sacrée (le Koran), et comme nous sommes actuellement à Sidon, nous vous écrivons de venir et de recevoir vos amis en sûreté, et vous serez récompensé de vos services et de votre loyauté. Toute garantie vous sera donnée. Soyez assuré, avant tout, que vous serez confirmé dans votre gouvernement. Dans l’attente d’avoir l’honneur de vous voir vendredi prochain, puisse Dieu vous donner la force de vous décider selon le livre saint (le Koran) ! » (Lettre circulaire de M. Wood aux scheiks des Mutualis, 27 septembre.)
  21. On lit dans le protocole réservé du 15 juillet : « Lesdits plénipotentiaires, étant profondément pénétrés de la conviction que, vu l’état des choses en Syrie, des intérêts d’humanité, aussi bien que les graves considérations de politique européenne qui constituent l’objet de la sollicitude commune des puissances, réclament impérieusement d’éviter tout retard dans l’accomplissement de la pacification, etc. »