La Question commerciale en Angleterre



DE
LA QUESTION COMMERCIALE
EN ANGLETERRE.

À M. le Directeur de la Revue des Deux Mondes.

Il y a lieu de se féliciter, monsieur, de la tentative qui a été faite dans le discours de la couronne pour nous ramener à l’alliance platonique avec l’Angleterre. Cette tentative a posé nettement deux questions sur lesquelles il était bon que les sentimens du pays fussent expliqués. Entrerait-on dans une nouvelle alliance de confiance avec l’Angleterre ? Quelles dispositions, quel esprit doit apporter la France dans ses rapports avec le royaume-uni ? La décision morale qui est sortie sur ces deux questions du débat de la chambre des députés a d’autant plus de portée et mérite d’autant mieux d’être constatée, que ce débat a été plus modéré, plus calme, plus dégagé des émotions qui passionnaient le parlement les années précédentes. Ces deux délicates questions ont été, en effet, pleinement éclaircies et résolues par les exposés habiles de M. Billault, par les profonds et lumineux aperçus de M. Thiers, par les explications atténuantes de M. Guizot, par les harcelantes interpellations et les tranchantes saillies de M. Dupin, où le sentiment national éclatait si heureusement dans sa rude spontanéité. On ne conçoit pas, lorsqu’on a été témoin de cette sage et brillante discussion, comment il avait pu entrer dans l’esprit de quelqu’un de vouloir conduire une assemblée d’hommes sensés à recommencer une de ces alliances dont on ne peut démontrer l’utilité, puisqu’on ne saurait les définir, où l’on annonce d’avance la confiance, — chose puérile, puisque la confiance demande des gages précis et ne se justifie que par des résultats, — chose encore plus périlleuse, puisque, faisant contracter un bail à terme indéfini par une sorte de blanc seing moral, elle endort ceux qui en sont dupes dans une fausse sécurité, et les conduit par l’imprévoyance à d’infaillibles déceptions.

La chambre repousse cette alliance indéterminée, cette alliance de laisser-aller et d’aveuglement ; elle fait plus, et c’est surtout le point qu’il importe à mes yeux de bien mettre en relief. On lui demandait de professer pour l’Angleterre une sorte de sentiment équivalent à ce qu’est une cordiale sympathie, une affectueuse et réciproque bienveillance entre les individus. C’est ici que s’est placée la distinction, profondément juste, tracée par un trait piquant de M. Dupin. Les sentimens personnels que les deux souverains et les deux ministres échangent entre eux, n’ont rien de commun avec ceux que les deux peuples peuvent éprouver l’un pour l’autre. Que la reine d’Angleterre fasse une visite au roi des Français, que M. Guizot soit l’ami de lord Aberdeen, ce sont des choses que la France estimera très heureuses, si on sait les faire tourner à son avantage ; mais cela ne prouve pas qu’elle doive avoir la moindre inclination de cœur pour l’Angleterre, parce que les sentimens des peuples sont réglés surtout par leurs intérêts. On peut faire un pathos plus ou moins éloquent sur les mystères de l’entente cordiale et les caractères de la vraie paix : les intérêts veulent attacher un sens précis aux mots, pour savoir à quoi les mots les engagent. L’intimité cordiale découle-t-elle naturellement, comme paraissaient le donner à entendre certaines expressions de M. le ministre des affaires étrangères, des rapports fréquens, des affaires nombreuses que deux peuples ont entre eux ? Les États-Unis nous offrent, à cet égard, un exemple remarquable. Ils ont avec l’Angleterre des rapports plus nombreux, des intérêts plus mêlés que nous. La plus grande partie de leur commerce est engagée avec le royaume uni ; ils ont des frontières contiguës avec les colonies anglaises ; ils sont liés avec l’Angleterre par la communauté d’origine, de religion, de langue : cependant on n’entend pas dire que les États-Unis soient ou ambitionnent d’être en intimité avec l’Angleterre. Il n’est pas nécessaire, d’ailleurs, d’aller consulter des exemples ; il suffit d’écouter le simple bon sens. Dans des alliances sérieuses, on a en commun des intérêts sérieux, on poursuit ensemble des résultats importans : pour atteindre ces résultats, on désire naturellement trouver dans ses alliés le plus de force possible, afin que l’alliance ait la plus grande efficacité possible ; et tant que l’alliance dure, on ne répugne pas, on concourt même avec plaisir à accroître leurs forces. Ce désir mutuel, cette bienveillance réciproque, entrent évidemment pour beaucoup dans la signification des mots entente cordiale. Si l’on veut prouver à la France qu’elle doit vivre avec l’Angleterre dans cette entente cordiale, il faut lui indiquer sur quel point elle doit aider l’Angleterre à s’accroître. Nous faisons, comme l’Angleterre, de l’industrie et du commerce, nous sommes, comme l’Angleterre, une puissance maritime : il est vrai que nous faisons moins d’industrie et de commerce qu’elle, et que nos marines marchande et militaire sont inférieures aux siennes ; est-ce pour cela que nous devons souhaiter à l’Angleterre un accroissement de forces, et, si nous voulons être conséquens dans l’entente cordiale, que nous devons même l’aider à l’obtenir ? Je laisse résoudre cette question par nos industriels, par nos négocians, par nos braves marins. J’observe seulement que, s’ils pouvaient y répondre affirmativement, il y a apparence que notre ministre aurait signé le traité de commerce que sir Robert Peel lui demandait l’année dernière, que le traité du droit de visite aurait été ratifié, que lord Aberdeen n’aurait pas à subir les importunes sollicitations de M. Guizot pour l’abrogation des conventions de 1831 et 1833. Il y a plus et je comprends que ceci ne peut être dit par les hommes d’état qui sont ministres aujourd’hui, par ceux qui seront ministres demain : s’il y a des raisons qui ne permettent pas à la France d’aider l’Angleterre à accroître ses forces, les mêmes raisons lui feront toujours voir avec plaisir ces forces diminuer ; les mêmes raisons lui défendront d’adopter dans ses rapports avec le royaume-uni un système qui pût prévenir cette diminution. C’est une question délicate, mais très simple. Je ne doute pas que la France ne fût enchantée de rendre des services à l’Angleterre, si c’était un moyen de s’en rendre de considérables à elle-même ; mais dans une situation donnée (et nous allons voir si telle n’est pas la situation présente), si l’Angleterre traversait une crise d’où sa supériorité dût sortir amoindrie, la France devrait bien prendre garde de rien faire qui, de près ou de loin, pût aider l’Angleterre à réparer ses pertes, à se dégager de ses difficultés. Voilà comment raisonnent les intérêts de la France à l’endroit de l’entente cordiale. Cela peut être de l’égoïsme très sec ; je m’en accommode volontiers, si c’est de l’égoïsme clairvoyant, et je ne laisse pas dire que ce n’est pas un égoïsme légitime. Heureux, monsieur, les hommes d’état qui s’en pénètrent ; les égoïstes de cette sorte sont simplement ceux qui méritent d’être appelés patriotes. On peut être l’adversaire ou l’ami des hommes qui occupent le pouvoir ; mais, quelque sentiment que l’on ait pour eux, on est forcé de leur souhaiter cet égoïsme, d’aussi bon cœur que l’on souhaite le bien de son pays.

De cet égoïsme, que je n’inspire pas des ressentimens du passé, j’exclus l’hostilité comme la confiance cordiale, parce que j’en exclus la passion ou le pur sentiment, qui, dans un sens comme dans l’autre, ne font que des fautes. Que les hommes d’état qui gouvernent les deux pays s’estiment et s’aiment, je ne m’en plains pas, parce que c’est une garantie pour le maintien des rapports pacifiques ; mais que les deux pays se tiennent dans une telle disposition d’esprit qu’ils soient prêts à se rendre mutuellement toute sorte de bons offices et de services, la France se tromperait grossièrement, si elle l’attendait de l’Angleterre : elle déserterait ses intérêts, si elle s’abandonnait pour sa part à cette folle générosité. La vigilance, une vigilance constante à ne pas laisser échapper un seul des avantages que les circonstances pourront la mettre à même de reprendre sur l’Angleterre, voilà, monsieur, la disposition dans laquelle la France doit se maintenir. Il ne faut pas la confondre avec l’hostilité aux passions belliqueuses. Entre une confiance imprévoyante, entre une amitié téméraire et la haine irréfléchie et turbulente, il y a un milieu pour la prudence et l’habileté, un milieu où s’inspirent la vraie politique et la sage conduite. C’est cette situation d’esprit, composée de sagacité, d’application, de persévérance, qu’on loue chez les individus qui, à travers les luttes de la vie, parviennent à se rendre maîtres du succès et à mettre la fortune de leur côté.

Je ne crois pas qu’à aucune époque plus qu’aujourd’hui il ait été important que ce sentiment fût bien compris par la France et inspirât les hommes qui ont le maniement des affaires. Il se passe en Angleterre des faits dont il est impossible qu’une politique clairvoyante, habile, ne puisse retirer pour la France de solides profits. La politique qui n’aurait pas compris cette situation, qui ne l’aurait pas étudiée avec soin, et, faute d’en avoir démêlé les conséquences, compromettrait les bénéfices que les affaires de la France bien conduites ont droit d’en espérer, cette politique assumerait une effrayante responsabilité. Aussi, pour éclairer le pays, pour attirer la pensée des hommes d’état sur ces grands intérêts, regardons-nous comme un des premiers devoirs de la presse d’éclairer sur toutes ses faces la situation de l’Angleterre, de conduire l’attention au-delà de l’écorce superficielle des faits, jusqu’aux nécessités profondes et puissantes qui dirigent les mouvemens apparens.

Une chose frappe d’ailleurs l’esprit dans la vie politique de l’Angleterre, c’est la simplicité en même temps que la colossale grandeur des intérêts, des mobiles, des ressorts. Il n’y a jamais eu, je crois, d’affaires aussi grandes que les affaires actuelles de l’Angleterre ; il n’y a jamais eu d’affaires plus nettement posées, dont il fût plus facile de saisir l’enchaînement, de déterminer les conséquences, de comprendre les nécessités. Je ne sais si l’unité de la politique anglaise est un avantage pour le gouvernement de l’Angleterre ; mais il est certain qu’elle rend plus facile la politique des nations rivales, puisqu’elle permet à celles-ci, dans leurs relations avec le royaume-uni, de calculer rigoureusement et de prévoir sûrement la portée de leurs actes.

Cette unité d’intérêt se concentre et s’enracine chaque jour davantage dans la question commerciale, toute la politique anglaise en procède et y retourne. Le budget est étroitement solidaire de l’état du commerce ; la vie des millions d’hommes que l’industrie agglomère dans ses ateliers en dépend. Pour ses finances, c’est-à-dire pour le ressort même de sa puissance dans le monde ; pour sa tranquillité intérieure, c’est-à-dire pour la sécurité de sa constitution sociale, la politique anglaise est forcée de veiller avec une sollicitude incessante à la question commerciale. Les capitaux ayant des exigences au moins toujours égales, et la somme des besoins des ouvriers s’augmentant par l’accroissement continu de la population manufacturière, tandis que la concurrence du dedans et du dehors diminue sans cesse les profits, il faut accroître la production, et pourvoir au placement d’une quantité plus considérable de produits. Or, le souci de l’extension du placement des produits britanniques est la grande et la première affaire de la politique anglaise. Cette nécessité impérieuse, inexorable, communique à la politique anglaise cette persévérance dans ses entreprises, cette audacieuse impétuosité contre les obstacles qui la heurtent, dont nous lui faisons honneur comme de grandes qualités, mais qui ne sont que des qualités forcées. Tous les mouvemens de la politique anglaise sont dominés par cette impulsion fatale, et pour les bien comprendre, il faut étudier, mesurer à son origine même la force de cette impulsion ; c’est dire qu’il faut toujours avoir l’œil ouvert sur la situation, les besoins et les tendances du commerce britannique.

Et ne croyez pas, monsieur, que cette tâche demande de longues recherches, de profondes méditations. Par l’organe de ses journaux, de ses économistes, de ses hommes d’état, l’Angleterre publie chaque jour elle-même les difficultés et les nécessités de sa position. Il suffit de recueillir ces révélations, de les comparer entre elles, de n’en pas perdre le souvenir, pour en tirer les inductions qui doivent éclairer nos propres intérêts. Je viens appeler aujourd’hui votre attention sur un document de ce genre. Vous penserez sans doute, comme moi, que l’importance de la question qu’il traite, la profondeur avec laquelle elle y est discutée, et la position de l’homme dont il émane, M. Gladstone, le ministre du commerce du cabinet Peel, sont des motifs suffisans de ne pas le laisser passer inaperçu. M. Gladstone, dans le numéro du Foreign and Colonial Review qui vient de paraître, analyse dans leurs causes les vices et les dangers de la situation commerciale de l’Angleterre, et indique les principales mesures que cette situation réclame. Après sir Robert Peel, il n’y a pas en Angleterre d’autorité plus compétente sur ces matières que M. Gladstone ; les mesures qu’il conseille ne sont pas les suggestions sans portée d’un utopiste ; elles sont d’une réalisation assurée, et dès cette session sans doute le parlement britannique aura à se prononcer sur plusieurs de ces mesures.

Aux yeux de M. Gladstone, la situation commerciale de l’Angleterre est gravement inquiétante. Il annonce bien que le commerce se relève peu à peu de la dernière crise, dont « la sévérité, l’étendue et la durée, ont, dit-il, été sans exemple, » mais il voit plutôt dans cette crise le paroxisme d’un mal permanent qu’une souffrance passagère. « Il serait funeste, suivant lui, de conclure de la cessation du paroxisme que les organes de la vie ne sont pas lésés, qu’il ne demeure pas un mal latent et profondément enraciné, qui réclame un changement de système et un régime plein de soins. » C’est pour cela que M. Gladstone cherche à sonder les causes permanentes de ce désordre économique révélé par des crises si fréquentes.

Les crises sont précédées de faits accidentels qui souvent les provoquent ou les aggravent ; il n’est pas sans intérêt de voir d’abord de quelle manière et jusqu’à quel point ces circonstances extérieures influent sur l’ébranlement des affaires commerciales de l’Angleterre. Ces circonstances accidentelles sont ordinairement ou une mauvaise récolte, ou une fluctuation du crédit, ou le contre-coup d’une crise commerciale qui éclate dans un autre pays. L’influence d’une mauvaise récolte est peut-être la plus funeste. Une mauvaise récolte est pour le capital national une perte sèche, une perte dont la valeur est déterminée par le prix total des produits exportés à l’étranger pour payer la quantité de blé qui manque aux besoins du pays. Qu’on juge des conséquences de faits semblables, lorsque les pertes qu’ils entraînent s’élèvent, comme cela est arrivé pour quatre mauvaises années, de 1838 à 1841, à environ un milliard de francs. Les mauvaises récoltes ne font pas seulement perdre au fermier ses avances et son travail, elles jettent dans l’industrie une perturbation prolongée. Dans le cours ordinaire des transactions commerciales entre diverses contrées, il y a de la part de chacune de ces contrées une demande des productions des autres proportionnée aux demandes que celles-ci leur adressent de leur côté. Lorsqu’il y a en Angleterre une mauvaise récolte, cet équilibre est rompu, et voici ce qui arrive. Si le déficit de la récolte crée pour l’Angleterre la nécessité de demander du blé à l’étranger pour une valeur d’un million de livres sterling par exemple, il ne s’ensuit pas pour cela que les marchés étrangers feront à l’Angleterre une demande nouvelle et extraordinaire d’un million de marchandises anglaises ; nullement. L’Angleterre doit un million à l’étranger. Ceux de ses négocians qui ont fait venir le blé donnent une prime, afin de se procurer le papier sur l’étranger dont ils ont besoin pour s’acquitter envers leurs correspondans. Une hausse sur le papier agit comme une prime pour l’exportation, et c’est ainsi que l’importation extraordinaire de blé étranger est suivie d’une exportation extraordinaire de marchandises anglaises Mais cette exportation, dépassant les besoins des marchés étrangers, surcharge bientôt ces marchés. Les prix des marchandises anglaises s’avilissent ; à l’impulsion soudaine imprimée au commerce extérieur succède la stagnation. Une plus grande quantité de marchandises paie une moins grande quantité de la dette contractée avec l’étranger. La balance des paiemens demeure défavorable à l’Angleterre. La prime donnée pour le papier sur l’étranger devient assez considérable pour couvrir les frais du transport des espèces ; les métaux précieux sont exportés ; les banques resserrent leurs émissions, afin, de conserver ou de réparer leurs réserves, le resserrement de la circulation fait tomber les prix sur le marché intérieur les marchandises ne peuvent plus se vendre, et les manufactures suspendent leurs travaux.

Tel est le retentissement des mauvaises récoltes. Le système de crédit de l’Angleterre en rend les conséquences plus désastreuses encore. Ce système fait de la circulation de ce pays la plus susceptible, la plus variable de l’Europe. Les fluctuations, les mouvemens alternatifs d’expansion et de resserrement que subit l’intermédiaire que les émissions des banques fournissent aux échanges, sont une des causes les plus directes et les plus puissantes des embarras commerciaux du royaume-uni. Toutes les fois que ces fluctuations dépassent celles auxquelles la circulation serait normalement exposée, si elle était purement métallique, les embarras surgissent. Au moment de l’expansion, il est vrai, les affaires sont prospères : nul doute qu’il faudrait se louer de la supériorité d’élasticité que les émissions des banques ont sur les espèces, si le mouvement de cette élasticité devait être permanent. À mesure que l’intermédiaire des échanges devient plus abondant, il diminue de valeur ; c’est un désavantage pour les propriétaires de revenus fixes, mais c’est un avantage pour les possesseurs de capitaux actifs directement employés à la reproduction. En effet, les prix des produits s’élèvent ; cette hausse progressive encourage les producteurs qui travaillent sur leur crédit ou avec des capitaux empruntés ; elle excite la spéculation sur les marchandises, et tant qu’elle dure, elle entretient une activité féconde dans tous les départemens de l’industrie. Pourtant l’abondance de l’intermédiaire des échanges, l’expansion des émissions des banques sur lesquelles cette hausse des prix repose, ne sont que des excitations artificielles, enivrantes, qui ne peuvent se maintenir, et qui, lorsqu’elles passent, sont suivies d’une dépression correspondante. Aussi long-temps que le monde commercial continuera à prendre les métaux précieux pour la mesure de la valeur, la circulation en papier, à quelques oscillations temporaires qu’elle soit soumise par des émissions désordonnées, devra toujours finir par se conformer à son étalon métallique. Toutes les fois qu’une expansion anormale réduit la valeur de la circulation anglaise par rapport aux circulations étrangères, qu’elle rend l’argent moins cher en Angleterre qu’à l’étranger, l’argent est exporté d’Angleterre, de fortes saignées sont faites aux réserves des banques ; celles-ci, pour remplir leurs caisses, sont obligées de resserrer plus ou moins promptement leurs émissions ; malheureusement l’argent qui en est sorti pendant qu’il était moins cher en Angleterre qu’à l’étranger ne peut y être ramené que si la valeur de la circulation du papier est relevée au-dessus du pair étranger. Les banques se sauvent ainsi ; mais alors commencent les souffrances de l’industrie : une hausse dans la valeur de l’argent a pour contre-coup inséparable la baisse, l’avilissement des prix et la diminution des profits et des salaires industriels. Alors ceux qui travaillent sur des capitaux empruntés, ceux qui avaient fait des achats à long terme, qui avaient contracté des engagemens lorsque les prix étaient élevés, et qui sont obligés de les tenir lorsqu’ils ne peuvent vendre leurs marchandises qu’à vil prix, se trouvent plongés dans des embarras ruineux qu’aucune prudence ne pouvait prévoir, auxquels aucune habileté ne peut se dérober. Les spéculations fondées sur la hausse antérieure subissent de désastreux échecs ; les spéculations sur l’avenir, ces opérations importantes des capitaux commerciaux, sont suspendues, car il devient dangereux d’acheter sur un marché où la tendance est à la baisse. Ainsi les affaires s’arrêtent, et le travail industriel subit une halte ou un ralentissement dont la population qui vit de salaires éprouve les effets les plus douloureux.

L’Angleterre est encore exposée à de graves périls par ses rapports avec l’étranger. Il est incontestable que la diminution de ses exportations pour les États-Unis a été une des causes les plus considérables de la dernière crise. En 1839, l’Angleterre exportait aux États-Unis pour plus de 220 millions de francs de produits ; en 1840, elle n’exporte qu’un peu plus de 100 millions, et en 1842, un peu moins de 90. On comprend ce qu’ont dû souffrir les classes si nombreuses engagées dans le commerce avec les États-Unis, et, le resserrement du marché étranger causant un resserrement correspondant dans le marché intérieur, comment le choc s’est fait sentir dans tous les rouages de la machine économique de l’Angleterre. Le mal a dû être énorme sans doute, mais les alarmes qu’il doit inspirer pour l’avenir sont plus graves encore. M. Gladstone exprime son anxiété à cet égard en des termes qui méritent d’être médités : « L’homme d’état qui voit de loin, dit-il, doit considérer avec effroi les conséquences que peut avoir un état de choses qui place la prospérité commerciale de l’Angleterre sur le sable mouvant et perfide de ses rapports avec les marchés d’un pays rival. Si la diminution de notre exportation pour les États-Unis a contribué pour une très grande part à la crise récente, quelle n’eût pas été la profondeur du désastre occasionné par une suspension totale de nos exportations pour ce pays ! et combien serait lamentable la ruine qui s’appesantirait sur l’Angleterre, si une guerre ou un embargo arrêtait l’importation du coton de l’Amérique du Nord, nécessaire à nos manufactures ! La probabilité d’un évènement semblable peut être éloignée, mais il suffit seulement qu’il soit possible pour exciter nos alarmes et nous porter à élargir, dans le plus bref délai, le cercle d’où nos manufactures les plus importantes tirent leurs matières premières. »

Telles sont, dans leurs principes et dans leurs conséquences, les trois principales des causes accidentelles qui provoquent les crises commerciales en Angleterre. C’est assurément pour un pays une situation assez fâcheuse que d’être soumis à l’action périodique d’influences de cette nature. Cependant le mal sérieux de l’Angleterre est ailleurs encore. Ces influences, d’autres pays, les États-Unis surtout, les ont subies, et cependant elles n’ont pas produit sur eux les mêmes désastres. Certes les annales du commerce ne mentionnent pas de catastrophe plus violente que celle qu’a fait éclater, il y a peu d’années, sur l’Union américaine la déconfiture de ses banques ; il est certain cependant que cet ébranlement a produit beaucoup moins de maux aux États-Unis que le simple contre-coup n’en a suscité en Angleterre. S’il y a eu aux États-Unis d’effrayans bouleversemens de fortune, la condition des masses n’a pas été profondément affectée ; les capitaux et le travail ont continué à trouver de l’emploi dans ce champ illimité. Comment donc s’expliquerait-on les souffrances si cruelles et si générales qui ont frappé le peuple anglais à la suite de la crise américaine, s’il ne fallait pas attribuer à un mal permanent, qu’ils ne font qu’aggraver, la terrible puissance des accidens temporaires auxquels les observateurs superficiels attribuent exclusivement ces désastres ? Voilà la question que M. Gladstone est amené à se faire, et il n’en dissimule pas la gravité. « Un pays, ajoute-t-il, dans lequel une portion considérable de la population est sous la dépendance du commerce étranger est exposé à des dangers plus formidables que des détresses temporaires. Des causes de décadence plus profondes peuvent y agir lentement, d’une manière imperceptible, avec une nécessité fatale. Une altération dans les grandes voies de communication, des inventions faites à l’étranger, l’acquisition par des états rivaux d’une puissance supérieure dans l’application du travail, et des coalitions hostiles : ces causes peuvent aujourd’hui comme autrefois conduire à ces révolutions du monde commercial, à ces renversemens des dominations industrielles dont les cités italiennes, la ligue hanséatique et la république de Hollande ont été successivement victimes. »

Les causes permanentes de souffrance ou de décadence, pour le commerce britannique, sont au nombre de trois : la concurrence que les industries étrangères font à l’industrie anglaise, la concurrence que les capitaux et les travailleurs se font en Angleterre même, enfin les tarifs hostiles opposés aux produits anglais sur les marchés extérieurs. Il n’est pas difficile de comprendre comment ces causes opèrent et les résultats qu’elles amènent. Les effets des progrès de la concurrence étrangère sur l’industrie anglaise ont été indiqués récemment dans cette Revue, d’après une autorité souveraine en ces matières, celle de M. Huskisson[1]. Permettez-moi, monsieur, de les résumer ici.

Le revenu total de l’industrie se divise en deux parties. L’une de ces parties revient au capital qui procure les élémens sur lesquels ou au moyen desquels la reproduction industrielle s’opère : les économistes l’appellent profit ; l’autre est donnée aux mains qui ont concouru à la reproduction industrielle par le travail : c’est le salaire. Pour que l’industrie soit prospère, il faut que le fonds que le capital et le travail se partagent soit assez considérable pour que le capital puisse y trouver un profit suffisant, et le travail un salaire suffisant. Or, l’étendue de ce fonds est réglée, dominée par deux choses, par la concurrence étrangère et par la proportion qui existe entre la quantité de marchandises fabriquées dans le pays qui sont expédiées aux marchés étrangers, et le montant des équivalens que les consommateurs étrangers peuvent ou veulent envoyer en échange. Tout ce que peut faire la liberté du commerce, pour accroître le fonds où se puisent les profits et les salaires, c’est de laisser opérer ces causes régulatrices dans leur force spontanée et naturelle. La liberté du commerce, c’est la concurrence dégagée de toute entrave ; plus grande est la liberté du commerce, et plus sûrement, plus complètement la concurrence, soit étrangère, soit domestique, de ceux qui fournissent les marchés étrangers, détermine la somme du revenu que les classes adonnées à l’industrie ont à se partager.

Des marchandises de même nature et de même qualité se vendent sur les mêmes marchés aux mêmes prix. C’est entre ce niveau et la somme des frais matériels de la production que se trouve le fonds que les profits et les salaires se partagent. Le résultat d’une concurrence active et heureuse est de diminuer ce fonds dans les pays le moins favorisés. Or, depuis que la paix a permis à des concurrences redoutables de lutter sérieusement soit par leurs forces naturelles, soit à l’aide de protections artificielles, avec l’industrie britannique, celle-ci a vu le fonds où elle puise ses profits et ses salaires se réduire dans la mesure même des progrès accomplis par ces concurrences. « À chaque pas, dit M. Gladstone, que font les pays industriels étrangers vers le moment où ils atteindront la puissance du travail manufacturier en Angleterre, la différence qui a existé, quant aux revenus de l’industrie, entre l’Angleterre et ces pays, doit décroître… Si la puissance du travail manufacturier s’augmentait notablement en France, une portion considérable du peuple anglais, à moins d’être rapidement portée dans les terres inoccupées de nos colonies, disparaîtrait de la face du monde. Nous ne devons jamais perdre de vue ce fait, que la force croissante de la concurrence étrangère diminue graduellement les revenus de l’industrie en Angleterre. »

La concurrence intérieure produit le même résultat que la concurrence étrangère ; elle diminue les fonds où s’alimentent les profits et les salaires. C’est un fait d’expérience constante, que, lorsque la production dépasse la demande, les prix, les profits et les salaires tombent. Or, l’excès de production n’est pas, comme on le suppose souvent à tort, un encombrement général de toutes marchandises, une trop grande abondance de toutes choses. L’excès de la production est une production disproportionnée. Si les équivalens donnés par les pays étrangers en échange des produits manufacturés anglais pouvaient suivre la rapidité avec laquelle les capitaux et le travail britanniques peuvent accroître la quantité de ces produits, il n’y aurait pas excès de production ; le capital et le travail pourraient être indéfiniment en activité sans qu’il en dût résulter une baisse dans les profits ou dans les salaires. Telle n’est pas la condition de l’Angleterre par rapport aux autres pays commerçans du monde. La richesse et la population se sont accrues plus rapidement en Angleterre que chez les autres peuples. En Angleterre, le pouvoir de produire des marchandises manufacturées a été plus rapidement développé que le pouvoir de produire des matières brutes dans les pays étrangers. Il s’en est suivi une production disproportionnée de marchandises anglaises par rapport à la demande étrangère, — des encombremens occasionnels, des périodes de stagnation et de réveil, — des alternatives d’excitation et d’abattement, — des banqueroutes et la détresse lorsque les marchés étrangers ont été encombrés, — des profits et des salaires élevés lorsque ces marchés n’ont plus été assez abondamment fournis ; — le commerce extérieur a été soumis à une sorte de fièvre intermittente. Les économistes qui voient dans la liberté absolue du commerce une panacée universelle prétendent qu’elle suffirait pour donner au capital et au travail tout l’aliment qu’ils réclament. Ils ne prennent pas garde que la concurrence intérieure, lors même qu’elle ne serait pas accompagnée de la rivalité étrangère et des tarifs hostiles, peut être poussée jusqu’à occasionner une production en disproportion avec les besoins des marchés étrangers, et conduire ainsi aux funestes résultats que nous venons d’indiquer. Ils ne prennent pas garde que dans un pays comme l’Angleterre, dont l’industrie agit sur des matières premières qu’elle est obligée d’importer du dehors, l’activité de cette industrie, l’emploi du capital et du travail sont strictement déterminés par la quantité d’alimens et de matières premières produits pour l’exportation dans les pays étrangers. Pour que la liberté du commerce pût étendre en Angleterre l’emploi du capital et du travail au point que la concurrence intérieure, à quelque degré d’intensité qu’elle fût portée, ne déduisit pas les revenus de l’industrie, il faudrait que le capital et le travail employés dans les pays étrangers à produire les matières premières s’accrussent aussi rapidement que le capital et le travail employés en Angleterre à la préparation des marchandises manufacturées. Or ce n’est pas ce qui arrive : la supériorité industrielle que l’Angleterre conserve encore porte en elle-même un principe de réaction. Un plus prompt accroissement de richesses y crée la tendance à une production disproportionnée. Les capitaux employés en Angleterre à la production des marchandises manufacturées s’accroissent plus rapidement que les capitaux employés dans les autres pays à produire les objets destinés à être échangés pour ces marchandises. L’accroissement de l’offre dépasse celui de la demande. La valeur des marchandises anglaises diminue relativement aux frais de production qu’elles ont coûtés, et la conséquence nécessaire est une diminution du fonds d’où les profits et les salaires sont dérivés.

Voilà ce qui arriverait forcément encore, même dans la supposition arbitraire et si aimée des Anglais, que le royaume-uni concentrerait en lui toute la puissance manufacturière du monde, et que les autres peuples se voueraient exclusivement à la tâche de lui fournir les matières premières sur lesquelles agit son industrie : mais cette supposition est bien éloignée de la nature des choses et de la réalité. Les principaux états du monde, ayant déjà chez eux des élémens d’industrie dont les progrès avaient été retardés jusqu’à ce siècle par l’inattention et l’ignorance de leurs gouvernemens, par les vices de leurs constitutions politiques, ou par la guerre, n’ont pas voulu abdiquer bénévolement les conditions de puissance et de richesse que l’industrie assure. Ils ont cultivé leurs manufactures, et, pour les mettre à même d’atteindre progressivement au degré auquel l’Angleterre a vu s’élever les siennes, ils les ont momentanément aidées contre la concurrence anglaise en opposant à celle-ci sur leurs marchés des tarifs protecteurs. Cette politique, simultanément adoptée par tous les grands pays du monde, aggrave chaque jour les embarras du commerce anglais ; elle tend à comprimer par une triple opération l’industrie britannique. Dans les contrées que l’Angleterre voudrait voir uniquement appliquées au travail agricole, elle empêche le capital d’être employé à accroître la production des matières premières destinées à être échangées contre la quantité de marchandises manufacturées apportées sur les marchés par le capital plus rapidement accru de l’Angleterre ; elle diminue la demande des produits anglais, en substituant, dans les marchés protégés, des manufactures indigènes aux manufactures anglaises, et elle force le manufacturier anglais à vendre ses marchandises sur les marchés étrangers à des prix inférieurs aux prix obtenus par les produits similaires des manufacturiers indigènes, du montant des droits d’importation qu’il est obligé de payer. Les tarifs hostiles qui enlacent l’Angleterre contribuent ainsi à déprimer chez elle la valeur des produits du travail et à diminuer les revenus de l’industrie.

Le mal inhérent à la situation commerciale de l’Angleterre est donc bien défini ; c’est la diminution progressive des profits du capital et des salaires du travail. Cette diminution résulte de causes qui ne sont pas de simples accidens ; elle est la conséquence de la concurrence naturelle que se font les capitaux anglais, dont la force d’accroissement et de reproduction est plus rapide que la force d’accroissement des capitaux appliqués par les autres pays à la production des matières premières nécessaires à l’industrie britannique. Elle est la conséquence de la concurrence étrangère, qui, par ses progrès continus, va amoindrissant lentement peut-être, mais constamment, la consommation des produits anglais, et qui est secondée dans cette opération par les tarifs protecteurs. Dans cet état de choses, qu’un accident survienne, une mauvaise récolte, un mouvement un peu vif dans la circulation, une crise dans un pays étranger, aussitôt le mal latent éclate avec une effrayante énergie, et ce sont surtout les classes qui vivent de salaires qui en éprouvent les plus douloureuses atteintes. C’est, en effet, principalement sur le salaire que retombe la diminution des revenus de l’industrie, car, lorsqu’une réduction trop forte frappe les profits du capital, le capital se déplace, il émigre, il va dans les autres parties du monde, où des profits suffisans, dont la promesse repose souvent sur des bases illusoires, lui sont offerts, tandis que le salaire représente des masses humaines qui s’augmentent sans cesse, qui se déplacent très difficilement dans les temps prospères, et ne peuvent même être éclaircies que par la mort, lorsque les gages ne suffisent plus à leur subsistance. Il n’est pas nécessaire d’indiquer les périls que recèle une situation semblable, tout le monde les aperçoit. Comment les prévenir ? Voilà la question, et certes c’est pour un avenir plus ou moins éloigné le to be or not to be de l’Angleterre. Y a-t-il des remèdes qui puissent extirper le mal ? Trouvera-t-on du moins des agens assez énergiques pour le neutraliser ? M. Gladstone en a cherché ; nous allons voir ceux qu’il propose. Mais, avant de les examiner, disons un mot du rappel absolu des lois sur les céréales, mesure extrême, radicale, qu’une agitation puissante et qui étend chaque jour son influence propose comme une infaillible panacée aux difficultés de l’Angleterre.

Le plus grand vice du rappel absolu des lois sur les céréales, c’est de ne pas toucher sérieusement aux causes permanentes des embarras de l’industrie britannique. Le rappel des lois sur les céréales arrêtera-t-il la tendance des revenus de l’industrie anglaise à diminuer ? En d’autres termes, empêchera-t-il les industries étrangères de faire des progrès dans leur rivalité avec les manufactures britanniques ? Donnera-t-il aux capitaux employés à l’étranger à la production des matières premières une force d’élasticité et d’expansion égale à celle des capitaux anglais, et préviendra-t-il la production disproportionnée dans le royaume-uni ? Il est bien manifeste que non. Il y a plus : il serait possible que le rappel absolu et inconditionnel fût pour les autres pays une invitation à maintenir leurs tarifs élevés. Qu’arriverait-il, en effet, lorsque les ports anglais seraient ouverts sans restriction au blé étranger ? Le prix du blé s’élèverait dans les pays producteurs, en Russie, en Autriche, par exemple, au taux qu’il aurait en Angleterre, moins les frais de transport. Les prix s’élevant, ces pays seraient à même d’acheter avec le prix de la même quantité de blé qu’auparavant une quantité plus considérable de matières premières nécessaires à leurs manufactures. Leur puissance manufacturière s’accroîtrait donc.

Le rappel des lois sur les céréales, opéré progressivement, de manière à obtenir des avantages réciproques pour les manufactures anglaises de la part des pays producteurs de blé, peut concourir, dans telle circonstance donnée, à alléger les embarras de l’industrie britannique. Il n’est pas prouvé au contraire que le rappel absolu, qui jetterait une perturbation profonde dans les immenses intérêts engagés dans l’agriculture, fût vraiment profitable à l’industrie. Cependant l’association pour le rappel des lois sur les céréales devient une puissance.

Il est singulier qu’en Angleterre, au même moment, deux grands intérêts placent leurs griefs et leurs réclamations sous la sauvegarde de menaces extrêmes et irréalisables. L’Irlande menace d’une révolution politique, l’industrie d’une mesure économique vraiment révolutionnaire. Cette tactique prouve l’étendue des souffrances qu’elle veut guérir ; pour que les mécontentemens réussissent à exciter les passions en se donnant des espaces si immenses, il faut que les réformes aient aussi un champ immense à parcourir pour les satisfaire. Cette tactique ne dit pas réellement ce qu’elle paraît dire. Le rappel de l’union signifie qu’il faut que l’Irlande soit gouvernée par l’Angleterre de manière à n’avoir plus à souhaiter de se gouverner elle-même. Le rappel des corn-laws signifie qu’il faut que l’aristocratie propriétaire du sol et qui gouverne trouve des remèdes aux maux de l’industrie, si elle ne veut pas que l’industrie cherche dans sa ruine un soulagement désespéré à ces maux. En attendant, les intérêts industriels se concertent, se disciplinent dans la ligue du corn-laws repeal. Cette association a besoin d’argent pour étendre ses moyens d’action, l’industrie la commandite ; dans un seul meeting, les manufacturiers de Manchester lui donnent 375,000 francs par souscription, et c’est sur le levier politique qu’elle fait sentir immédiatement sa force. Trois élections ont eu lieu récemment : elles se sont faites sous son influence ; elle a prouvé, dans celle de la Cité de Londres, combien cette influence est puissante. Aux approches de cette élection, elle tenait des meetings tous les jours ; elle a envoyé à cinq reprises aux quinze mille électeurs de la cité des brochures, des imprimés, où la grande question qu’elle veut résoudre était présentée et discutée. Elle offrait des récompenses considérables à quiconque pourrait apporter contre le concurrent du candidat de la ligue des preuves de corruption électorale ; enfin elle a emporté l’élection.

Lorsque des intérêts justement inquiets prennent une attitude et une organisation aussi menaçantes, la temporisation, l’indécision, ne sont plus permises au gouvernement ; il faut qu’il prépare des mesures efficaces. On peut voir, dans celles que propose M. Gladstone, le système dans lequel sir Robert Peel est sans doute disposé à s’engager.

Les mesures recommandées par M. Gladstone, dans le Foreign and colonial Review, sont de deux sortes : les unes touchent aux tarifs, les autres à la politique coloniale de l’Angleterre. Les premières ont plus spécialement pour but de diminuer les frais de la production industrielle et d’amortir les effets des rivalités étrangères ; l’intention des secondes est plutôt de fournir des alimens nouveaux et illimités aux capitaux et aux travailleurs, dont la concurrence en Angleterre produit de si grands désordres. Quant aux tarifs, M. Gladstone propose une altération immédiate, le rappel des droits sur tous les produits étrangers employés comme matériaux ou comme instrumens dans les divers degrés de la reproduction, et une modification conditionnelle en perspective, conçue de manière à inviter les pays étrangers à adopter le principe de la liberté réciproque du commerce. Les mesures coloniales indiquées par le président du bureau du commerce sont les plus importantes. Il s’agirait de placer le commerce entre le royaume-uni et ses dépendances extérieures, comme entre chacune de ces dépendances et toutes les autres, sur le pied du commerce intérieur, c’est-à-dire de supprimer tous les droits prélevés par l’Angleterre sur les produits de ses colonies, et de réaliser entre toutes les parties du vaste empire britannique une complète unité commerciale. M. Gladstone veut aussi que le gouvernement prenne de larges dispositions pour agrandir le développement colonial de l’Angleterre et faciliter le transport des capitaux et des travailleurs du royaume-uni sur les terres inoccupées des plus lointains domaines de la couronne britannique.

Je n’insisterai pas plus que M. Gladstone sur les remaniemens de tarifs : l’effet en est certain ; relativement aux modifications conditionnelles proposées aux contrées étrangères, afin d’amortir leur rivalité manufacturière en les invitant à faire des concessions aux produits anglais, j’observe que M. Gladstone se tait sur les traités de commerce dont sir Robert Peel parlait encore l’année dernière avec tant de confiance, et dont il a bien fallu se résigner à voir la conclusion indéfiniment ajournée. Le gouvernement anglais n’a pas plus de motifs de compter sur des réductions de tarifs importantes pour ses intérêts, de la part des nations qui sont en rivalité avec son industrie. Il est plutôt menacé sur plusieurs points d’une tendance inverse, et, par exemple, le congrès du Zollverein tenu à Berlin durant l’automne de l’année dernière ne doit pas lui avoir inspiré à cet égard de médiocres inquiétudes. L’esprit qui a régné dans cette assemblée lui présage en effet une prochaine et considérable augmentation de droits sur des articles pour lesquels le tarif de l’union des douanes avait été libéral jusqu’à ce jour, les cotons filés et les fers.

La mesure la plus efficace pour neutraliser les causes permanentes des embarras de l’Angleterre paraît être à M. Gladstone l’établissement d’une liberté commerciale aussi complète entre toutes les parties de la domination anglaise que celle qui règle aujourd’hui les rapports de l’Irlande avec la Grande-Bretagne. Déjà les exportations de l’Angleterre pour ses colonies forment le tiers de ses exportations totales. L’extension de ce commerce augmenterait évidemment les revenus de l’industrie métropolitaine. L’accroissement de la puissance du travail dans les pays qui cherchent à rivaliser avec l’industrie anglaise augmente l’intensité de la concurrence ; elle y réduit la valeur des produits manufacturés de l’Angleterre par rapport aux produits bruts que ces pays lui fournissent. Lorsque cet accroissement a lieu dans les colonies anglaises qui possèdent des ressources agricoles encore inexploitées, l’industrie métropolitaine n’a à craindre aucune concurrence ; au contraire, elle reçoit de ces colonies des produits bruts dont le prix est réduit par rapport aux produits fabriqués anglais. L’accroissement du commerce colonial est donc à l’abri de la pression exercée par les concurrences étrangères et les tarifs hostiles ; il présente un autre avantage d’une grande importance, il adoucit la concurrence intérieure et prévient la production disproportionnée. C’est dans l’accroissement du commerce colonial que l’Angleterre, selon M. Gladstone, doit chercher un remède à l’intensité de la compétition intérieure qui, indépendamment de toute autre cause, a diminué et diminue les revenus de l’industrie. Toutes les fois que le commerce colonial s’étend, une portion du capital et des travailleurs métropolitains passent aux colonies ; ce déplacement éclaircit en Angleterre le champ du travail et empêche la production disproportionnée, puisqu’il diminue l’offre du travail, tandis qu’il en accroît la demande. Il semble donc que le remède le plus efficace et le plus convenable pour parer aux désordres du système économique de l’Angleterre serait une translation, une émigration progressive des capitaux et des travailleurs du royaume-uni aux colonies. Le transport des capitaux et des travailleurs du royaume-uni dans les colonies, surtout sous un régime de liberté commerciale absolue entre la métropole et ses dépendances, doit être beaucoup moins difficile que leur émigration dans les pays étrangers. Plus il sera rendu facile, et plus la tendance à la production disproportionnée diminuera. Le jour où les capitaux et les travailleurs pourront aller aussi facilement de l’Angleterre aux colonies qu’ils vont aujourd’hui de Londres dans le Lancashire, ce jour-là voici ce qui arriverait : une portion considérable des capitaux et des mains qui cherchent maintenant à s’employer dans les districts manufacturiers, où ils augmentent la production des marchandises manufacturées et le besoin des matières brutes, seraient transférés dans les parties incultes des colonies, et ils y créeraient une plus grande abondance de matières premières et une demande de produits manufacturés. L’équilibre qui doit exister pour une production prospère entre l’offre et la demande serait rétabli.

L’émigration des capitaux et de la main-d’œuvre dans les colonies ne serait pas moins efficace contre les effets de la concurrence étrangère. Voici comment cette concurrence produit ses effets les plus funestes. Il y a des marchandises pour la fabrication desquelles l’Angleterre possède sur les autres pays un avantage décidé ; il y en a d’autres pour la production desquelles l’avantage est disputé ou appartient aux pays étrangers. Le capital et la main-d’œuvre appliqués aux manufactures, dépassant, en Angleterre, la proportion requise pour satisfaire la demande des produits dans lesquels l’industrie britannique a la supériorité, sont obligés d’aller chercher de l’emploi dans les branches de l’industrie où les étrangers excellent, où les profits des étrangers sont plus considérables que ceux de l’Angleterre. La concurrence blessant ainsi l’industrie britannique sur son point le plus faible, il s’ensuit que les revenus de cette industrie, et par conséquent les profits des capitaux et les salaires du travail, sont inférieurs à ceux qu’obtient la rivalité étrangère. Au contraire, s’il était possible de rendre les immenses colonies de l’Angleterre d’un accès facile à cette richesse, à cette population dont l’accumulation dans des limites trop resserrées produit de si cruelles souffrances, de nouvelles sociétés se fonderaient, des marchés nouveaux s’ouvriraient aux produits de la mère-patrie, l’industrie ne serait plus forcée de s’engager dans les branches de la production où la supériorité appartient aux étrangers. La concurrence étrangère cesserait de peser sur le point le plus faible de l’industrie anglaise, et de régler par-là le niveau de ses revenus. Un grand et rapide développement donné à la colonisation permettrait peut-être à l’Angleterre de neutraliser l’effet des tarifs hostiles. Si les millions d’acres de terrain fertile, aujourd’hui couverts de forêts dans le Canada, étaient semés de chanvre et de blé ; si les pâturages naturels de l’Australie procuraient à l’Angleterre des approvisionnemens plus considérables de laine, de peaux et de suif ; si les forêts et le lin indigène de la Nouvelle-Zélande, amélioré par la culture, fournissaient les matériaux de l’équipement de la marine anglaise ; si les possessions fertiles, mais aujourd’hui dépeuplées, du royaume-uni dans l’Afrique orientale, sous la latitude des états de l’Union américaine qui produisent le coton, affranchissaient l’industrie anglaise de la dépendance périlleuse dans laquelle elle se trouve placée vis-à-vis de la puissance rivale qui lui fournit la matière première du plus important de ses produits, — les conditions des échanges de l’Angleterre avec les pays d’où elle a tiré jusqu’à ce jour ces élémens de la reproduction seraient changées. L’Angleterre demanderait à la Russie, aux États-Unis, par exemple, une moins grande quantité de leurs produits ; la valeur de ces produits, par rapport aux marchandises anglaises, diminuerait ; le capital et la main-d’œuvre britanniques trouvant un nouvel emploi dans le développement de la colonisation, et d’autres débouchés pour leurs produits manufacturés dans les besoins des nouveaux colons, l’abondance des produits fabriqués anglais diminuerait sur les marchés de la Russie et des États-Unis, et leur valeur y augmenterait. Si le développement colonial prenait même une extension assez considérable pour que le capital et la main-d’œuvre y trouvassent un emploi suffisant, le manufacturier n’exporterait plus ses marchandises qu’à des prix suffisamment élevés pour couvrir le montant des droits d’importation imposés par les états étrangers. Si ce résultat était atteint, si l’Angleterre bornait son commerce d’exportation aux marchandises pour lesquelles son habileté supérieure et des avantages naturels lui confèrent une espèce de monopole, les droits d’importation imposés par les pays étrangers ne tomberaient plus, comme aujourd’hui, sur le producteur anglais, mais sur le consommateur étranger. L’effet des tarifs hostiles dans la diminution du fonds d’où l’industrie anglaise tire les profits de son capital et les salaires de sa main-d’œuvre serait complètement neutralisé.

La prévision de pareilles éventualités est un rêve doré dans lequel il n’est pas malaisé de comprendre qu’une imagination anglaise doive se complaire avec délices. Ce rêve peut-il se réaliser ? Y a-t-il des moyens pratiques de donner au développement de la colonisation une impulsion immédiate et puissante ? Je ne suis point étonné que M. Gladstone, en se posant cette question, rappelle la question des questions, et la signale comme la plus importante qui, dans la situation économique du royaume-uni, puisse être soumise aux méditations des hommes d’état éclairés et patriotes. M. Gladstone la résout affirmativement ; la solution qu’il indique mérite d’attirer l’attention ailleurs qu’en Angleterre.

Le courant actuel de l’émigration déverse déjà annuellement un nombre assez considérable d’hommes sur les territoires immenses que l’Angleterre possède dans toutes les parties du globe ; mais ce nombre est encore bien insuffisant pour l’exploitation des colonies anglaises et pour le soulagement de l’industrie métropolitaine. L’émigration annuelle est d’environ cent mille ames, tandis que la population s’accroît de trois cent mille ames dans la même période ; c’est que le flot de l’émigration spontanée, abandonnée à elle-même, est entravé par des obstacles qu’il s’agit précisément de faire disparaître. Ces difficultés sont au nombre de deux : les frais et les inconvéniens d’un long voyage maritime, les pertes et les privations qu’il faut subir en formant des établissemens au milieu de terres désertes et couvertes de forêts, privées de routes et éloignées des marchés. M. Gladstone croit qu’on peut venir à bout de l’une et de l’autre.

Il est évident que le gouvernement seul, qui a un intérêt si grand à développer la colonisation, a aussi des moyens d’action suffisans pour vaincre ou aplanir ces difficultés. Il faut qu’il tienne les possessions qu’il veut coloniser prêtes pour une exploitation immédiate, il faut qu’il fasse arpenter avec soin ces terres fertiles couvertes de forêts ou encore en friche qui peuvent fournir un travail prospère à des millions d’hommes, il faut qu’il les fasse couper de routes aboutissant aux marchés, qu’il les divise en lots, qu’il y fasse percer des éclaircies pour l’emplacement des bâtimens à construire, qu’il fasse élever des églises et des hôtelleries et quelques édifices publics dans les sites que devront occuper les villes ou les villages futurs. Les colonies, ainsi préparées à une exploitation immédiate, dégagées des obstacles qui découragent l’émigration livrée à ses seules forces, attireront sans doute les capitaux et les travailleurs. L’obstacle des frais et des inconvéniens d’un long voyage maritime peut être levé en partie par le gouvernement, s’il fait de ses navires de guerre, aujourd’hui oisifs dans les ports ou inutilement occupés, un vaste pont flottant d’une rive à l’autre de l’Océan ; s’il donne aux capitalistes qui feraient des achats de terre dans ses colonies le passage gratuit sur ses vaisseaux ; si aux émigrans des classes ouvrières il assure, outre le passage gratuit, de l’emploi dans les travaux publics nécessaires à la préparation de l’exploitation coloniale, pendant une période fixée, au terme de laquelle le libre passage leur serait encore offert pour retourner dans la mère-patrie.

M. Gladstone considère, avec raison suivant nous, comme si importante pour l’Angleterre la circulation des capitaux et de la main d’œuvre que créerait l’extension des colonies, que, dût le gouvernement s’imposer de coûteuses avances pour la provoquer, il regarderait ces sacrifices comme amplement compensés par la grandeur des résultats. Mais l’initiative des mesures qu’il propose ne coûterait aucun sacrifice au gouvernement. M. Gladstone affirme et prouve que l’état rentrerait bientôt dans ses avances, que les frais de la préparation de l’exploitation coloniale seraient immédiatement couverts par les valeurs que créerait cette préparation féconde.

M. Gladstone dit, à bon droit, que la découverte de ce principe, — que les dépenses préparatoires de la colonisation peuvent être défrayées par la valeur vénale qu’elles donnent aux terres abandonnées d’un pays nouveau, — doit être regardée, dans la situation présente de l’Angleterre et du monde, comme une des plus importantes améliorations pratiques qui aient été encore effectuées dans la science sociale. Ce principe n’est pas une simple conjecture ; l’expérience l’a confirmé. L’émigration spontanée, livrée à ses propres forces, crée déjà, dans les colonies anglaises de l’Amérique du Nord et de l’Océanie, des valeurs vénales actuelles. En 1795, les États-Unis mirent fin aux concessions gratuites de terres publiques. Depuis cette époque jusqu’en 1840, date des dernières statistiques officielles, la vente des terres, dans l’Union, a produit la somme énorme de 580 millions de francs. Dans les colonies australiennes, la vente des terres publiques a produit, de 1833 à la fin de 1841, 50 millions de francs. Or, pour faciliter l’exploitation de ces terres, le gouvernement ne s’était pas chargé de ces premiers travaux qui découragent, lassent et dépassent quelquefois la patience et les moyens des émigrans livrés à leurs seules ressources ; il est donc indubitable que, s’il entrait dans le système indiqué par M. Gladstone, il obtiendrait des prix plus élevés sur la vente des terres auxquelles il donnerait une valeur immédiate, et qu’il rentrerait ainsi bientôt dans ses premiers débours. Ses avances, pour employer la métaphore de M. Gladstone, se reproduiraient avec usure comme une semence jetée sur un terrain fertile.

L’habile ministre du commerce ne se contente pas d’indiquer dans des termes généraux les mesures systématiques qu’il propose ; pour en mieux faire sentir la facilité pratique, il donne un exemple précis de l’application immédiate de ces mesures.

L’Angleterre a, sur la côte orientale de l’Afrique, entre le 29e et le 32e degré de latitude sud, de vastes possessions désignées sous le nom de pays de Natal, et auxquelles on a donné plus récemment le nom de province de Victoria. Cette province contient une surface de plus de six millions d’acres ; au nord de la province de Victoria s’étend une autre contrée immense où plusieurs grandes rivières prennent leurs sources, et la superficie totale des régions qui ont été acquises par l’Angleterre, dans cette partie dépeuplée de l’Afrique, par des achats ou des traités, est évaluée, dans des appréciations très exactes, à plus de cinquante-cinq millions d’acres. Les voyageurs anglais font de ces régions les descriptions les plus brillantes. Elles sont très fertiles, les minéraux y abondent, et on ne peut douter, dit M. Gladstone, que dans ces contrées magnifiques des millions de capitaux et des millions de bras ne pussent être employés à créer des élémens de reproduction. C’est sur ce territoire que M. Gladstone donne un aperçu de la réalisation de ses mesures. Voici comment la colonisation devrait, suivant lui, y être préparée et conduite. Un corps de cinq cents pionniers militaires, sous la conduite d’un ingénieur-général, devrait d’abord être envoyé au petit comptoir de Port-Natal, le seul établissement que les Anglais aient encore formé dans ces contrées. Ces pionniers recevraient des instructions pour fixer l’emplacement de la ville métropolitaine ; dès leur arrivée, ils construiraient un débarcadère, un quai, des hangars, une hôtellerie où les émigrans pussent s’arrêter au débarquement. La situation de la ville une fois déterminée, une partie des pionniers y construiraient une église, une école, et les bâtimens publics nécessaires. Pendant ce temps, les arpenteurs diviseraient les terres environnantes et les rendraient propres à être immédiatement occupées, en y traçant des routes qui permissent de transporter avec sûreté et à peu de frais les productions et les marchandises, des districts ruraux à la ville, et les travailleurs agricoles attachés à cette expédition préliminaire cultiveraient un espace de terre suffisant pour fournir aux émigrans attendus un approvisionnement de nourriture végétale.

Dès que l’arrivée de l’expédition à sa destination et le commencement des travaux préliminaires seraient connus en Angleterre, le gouvernement offrirait le passage libre pour Port-Natal sur ses vaisseaux à toute personne déposant en Angleterre le prix de cinquante acres de terre dans la nouvelle colonie. On offrirait également à ces personnes le passage gratuit des travailleurs choisis par elles, en raison d’un travailleur marié pour chaque lot de cinquante acres, dont le prix aurait été déposé. Les ouvriers qui voudraient émigrer dans la nouvelle province auraient promesse d’être employés pendant trois ans aux travaux publics pour un salaire équivalent à la paie et aux rations reçues par chaque pionnier, avec la faculté du retour gratuit dans leur patrie à l’expiration de ce terme. Ces arrangemens pris, le gouverneur et le corps des premiers émigrans, composé de capitalistes et de travailleurs en proportion convenable, partiraient d’Angleterre. À l’arrivée du gouverneur à Port-Natal, la ville et les sections de terre préalablement préparées pour l’occupation seraient immédiatement mis en vente, aux prix réglés par le ministre des colonies. Il est certain que des mesures ainsi ordonnées écarteraient de l’établissement de la colonie ces pertes de temps et d’argent devant lesquelles reculent dans l’état actuel des choses un grand nombre de personnes. Les avantages du système réalisé ne peuvent être contestés. Une question cependant reste à résoudre : c’est la question financière ; c’est celle de l’étendue des avances que ces mesures imposeraient au gouvernement métropolitain.

M. Gladstone prouve par l’exposition des faits qui se sont passés aux États-Unis et dans les établissemens australiens, exposition dans laquelle il nous serait inutile de le suivre, que les fonds dépensés dans un pays neuf pour préparer la colonisation immédiate créent une valeur bien suffisante pour en procurer le remboursement ; et dans l’application de ses plans à l’exemple qu’il a choisi dans l’Afrique orientale, voici comment il explique le virement financier qui s’opérerait. Il suppose que le gouvernement fixât le prix de l’acre de terrain à Natal à 31 sh.d., et qu’il s’agît d’établir une population de dix mille colons dans cette province ; l’expérience des États-Unis prouve qu’une population de ce chiffre occuperait 100,000 acres de terres, qui, au prix du gouvernement, produiraient 150,000 liv. st. M. Gladstone ne demande au gouvernement qu’une avance de 100,000 liv. st. pour former cet établissement de dix mille ames. Il a été démontré, en effet, que dans la Nouvelle-Galles du sud, bien plus éloignée de l’Angleterre que l’Afrique orientale, 1,000,000 liv. st. aurait été suffisant pour établir une population de cent mille colons. Or, en même temps que cette première émigration s’établirait, l’ingénieur en chef se servirait de la somme produite par la vente du premier district de 100,000 acres, pour payer l’intérêt des billets de l’échiquier que le gouvernement aurait consacrés aux premières avances, et pour préparer un second district de même étendue, dont la vente à de nouveaux émigrans rembourserait le gouvernement. Ainsi, avec une simple avance de 100,000 liv. st. (2,500,000 francs), le ministre du commerce anglais se chargerait d’établir rapidement et facilement une colonie prospère de vingt mille ames. Il nous est impossible, à nous Français, en voyant que des résultats si féconds peuvent être obtenus à si peu de frais par une politique intelligente, d’étouffer une pensée amère, lorsque nous considérons avec quelle insouciante prodigalité on jette chez nous les millions dans des flots stériles, dans des mers lointaines où aucun intérêt commercial de quelque valeur n’appelle nos capitaux et nos navires. On voit combien est facile la réalisation des mesures suggérées par M. Gladstone ; qu’on juge des résultats dont elles seront suivies, si elles sont appliquées non-seulement en Afrique, mais au Canada, dans la Terre-Neuve, dans la Nouvelle-Hollande. Ce plan, généralement et promptement réalisé, neutraliserait sans doute les causes profondes de détresse dont l’action lente, mais continue, mine la situation économique de l’Angleterre. M. Gladstone a raison de dire que l’Angleterre atteindrait alors à un degré de prospérité et de puissance sans exemple jusqu’à ce jour, et que, par elle et avec elle, la civilisation chrétienne couvrirait la terre comme les flots couvrent la mer. Je comprends qu’enivré par cette éblouissante perspective, il termine cette belle et profonde étude sur les besoins de son pays par ce cri éloquent : « À tes vaisseaux, ô Angleterre ! lève-toi et remplis les desseins des cieux ! »

Je ne sais, monsieur, ce qui adviendra des prévisions ou plutôt des vœux de M. Gladstone ; il ne me paraît pas que la France ait la moindre raison de désirer que ces vœux soient satisfaits. Je ne peux, je l’avoue, me défendre d’une vive émotion, en voyant les vaillans efforts du peuple anglais aux prises avec les nécessités qui le pressent ; ce sentiment me conduit à l’admiration et à une sorte de sympathie personnelle pour ces hommes d’état qui, s’assimilant avec un admirable patriotisme les intérêts de leur pays, ne cessent pas un instant d’être à la hauteur du rôle qui leur a été assigné dans ce drame imposant par la fécondité et l’étendue de leurs vues, par l’intrépidité et l’énergie de leurs résolutions. Mais leurs ambitions avouées ne tardent pas à me rappeler les dangers qu’elles suspendraient sur la France, si le succès les couronnait, tandis que l’ardeur même de leurs efforts me signale les difficultés dont la France peut et doit se servir pour empêcher ce succès. L’Angleterre s’apprête à de grandes mesures : les progrès des nations civilisées qui ont compris, éclairées par un instinct qui n’est pas trompeur, que l’indépendance politique est solidaire de l’indépendance commerciale et industrielle, lui ferment les marchés ; pour remplacer ces marchés, elle va tenter d’en enfanter elle-même de nouveaux. Dans ces circonstances, quelle attitude doivent prendre ces nations, et la France en première ligne ? Qui osera dire que ce doive être celle de la cordiale entente, que nous devions aider les Anglais « à couvrir la terre de leurs colons, comme les flots couvrent l’océan ? » Je ne crois pas, monsieur, qu’il fût plus convenable d’entraîner les luttes qui se décident par le canon mais il me semble que, pour faire avorter ces projets, la marche que ces nations ont à suivre leur est indiquée par la situation, et n’est rien moins que difficile : il s’agit simplement de garder celle qu’elles ont adoptée depuis 1815, et qui, grace aux avantages que la paix leur a procurés, force précisément l’Angleterre à tous ces efforts désespérés. Du reste, l’Angleterre elle-même le leur dit : son mal vient de l’exubérance de ses capitaux ; leur tactique doit être d’attirer chez elles une partie de ce trop plein de capitaux avant qu’il aille se déverser dans les solitudes où l’Angleterre manifeste l’intention de se créer, par des moyens extraordinaires, des marchés nouveaux. Ce n’est donc pas le moment pour les nations industrielles rivales du royaume-uni, et je le dis en songeant à la loi de douanes dont la présentation prochaine nous a été annoncée par M. le ministre du commerce, ce n’est pas le moment de se départir du système protecteur à l’égard des produits anglais. Notre tactique nous est toute tracée ; elle se résume en deux mots : il faut que nous forcions les capitaux à ne trouver dans le royaume-uni qu’un emploi de plus en plus difficile, et que nous leur offrions au contraire chez nous des emplois avantageux. Rien ne nous est plus aisé. Nous avons encore à mener à fin de grandes entreprises, nos chemins de fer, par exemple, qui offrent des profits assurés aux capitaux qui les accompliront. Ces entreprises ont besoin de grands capitaux, et en fait de capitaux l’Angleterre a de trop précisément ce qui nous manque. Sachons entreprendre, et entreprenons à temps, et nous pouvons être certains que les capitaux anglais prendront le chemin de notre pays avant d’aller s’absorber dans les bakwoods du Canada, ou dans les plaines incultes de l’Afrique orientale. Les grands capitaux, les capitaux qui se trouvent entre les mains des riches banquiers, des riches négocians, M. Gladstone ne doit pas se le dissimuler, n’ont pas les goûts colonisateurs. Ce sont les petits capitaux, les petits pécules, l’histoire de l’Angleterre le prouve, qui colonisent. Les gros capitaux dédaignent les patiens, les minutieux labeurs du défrichement des forêts ou des prairies vierges ; au contraire, les grandes affaires, les faciles bénéfices du jeu des grandes spéculations les attirent. Nous avons sous ce rapport encore un bel élément à leur offrir, nous avons de grands services à leur demander ; mais la situation est délicate et décisive : gardons-nous de la compromettre par des lenteurs, par des fautes, et dans cette appréhension, c’est l’unique leçon que nous voudrions faire ressortir de ce travail, soyons attentifs, appliqués, vigilans. Les hommes d’état anglais, M. Huskisson, qui avait vu se développer les causes des difficultés qui pressent l’industrie britannique et en avait prévu les conséquences, M. Gladstone, qui, témoin des conséquences, est remonté aux causes, nous en avertissent : il va se passer, il se passe dans le monde économique quelque chose de semblable à ces révolutions qui ont transféré successivement la suprématie commerciale (à laquelle la puissance politique est si intimement unie) des républiques italiennes à l’Espagne, de l’Espagne à la Hollande, de la Hollande à l’Angleterre. Pour profiter de ces situations si importantes, ce n’est pas un dogmatisme politique prétentieux, ce n’est pas le fanatisme des théories, qui sont nécessaires ; c’est un peu de cette inspiration pratique, de ce coup d’œil du génie qui, dans toutes les affaires de ce monde, remporte les victoires, tandis que le talent de bien dire n’est pas toujours accompagné du mérite de bien faire, et que les règles ont souvent le malheur de se faire battre. Aussi, monsieur, d’autres ont pu souhaiter à la révolution de juillet les dramatiques émotions qui accompagnent les agitations sociales, ils l’auraient aimée aux mains d’un Mirabeau ou d’un Danton ; d’autres aussi auraient souhaité pour elle les mouvemens retentissans, les gloires éclatantes des entreprises guerrières, ils n’auraient pas refusé à ce prix un dictateur militaire : — quant à moi, désirant pour mon pays, et les améliorations sociales que les progrès pacifiques assurent, et la vraie puissance qui procure la vraie gloire et se fonde sur l’habile gestion des intérêts matériels, je souhaiterais, en ce moment, à nos excellentes institutions représentatives d’être maniées par un Colbert.


E. Forcade.
  1. Livraison du 15 août 1843. Politique commerciale de l’Angleterre.