Traduction par Albert Pauphilet.
Éditions de la Sirène (p. 117-128).

VI

Bohort


Messire Bohort était un chevalier austère et pieux. Depuis qu’il était entré en la Quête du Saint Graal, il recherchait la compagnie des sages et vivait en ascète. Ses confesseurs même s’étonnaient de la pureté de ses mœurs, de l’exactitude de sa dévotion. Plusieurs fois ses aventures l’amenèrent à prendre la défense de veuves déshéritées, de vilains opprimés par des seigneurs ; et il gagnait ainsi la gloire en faisant le bien, laborieusement.

Il eut aussi de ces aventures d’amour que les chevaliers de la Table Ronde rencontraient si fréquemment au cours de leurs expéditions. Des châteaux où il arrivait au soir tombant offrirent au chevaucheur lassé des fêtes, des festins, des femmes parées et voluptueuses. Mais Bohort savait résister au trouble des sens ; moins ingénu que Perceval, le démon de la luxure, qui aime à prendre des apparences féminines, ne put jamais le détourner du chemin du Graal, quelques séductions qu’il inventât.

Un jour, comme il traversait la forêt, il vit à un carrefour un pitoyable spectacle. Son frère Lyonel passait, lié sur un mauvais cheval, le torse nu et les mains attachées derrière le dos ; deux cavaliers le battaient, chemin faisant, à coups de verges épineuses, si rudement que le sang ruisselait. Bohort allait s’élancer à son secours quand d’une autre allée déboucha un chevalier qui tenait devant lui, sur sa selle, une belle jeune fille et l’emportait au plus épais de la forêt. Elle criait à l’aide et, dès qu’elle vit Bohort, le supplia de la délivrer. L’angoisse de Bohort est grande : que doit-il faire ? Une seconde il hésite, puis, recommandant son frère à Dieu, il vole d’abord au secours de la jeune fille. En quelques instants il a contraint le chevalier au combat et l’a jeté à terre grièvement blessé. Il pense alors pouvoir rejoindre son frère ; mais la jeune fille lui demande de la reconduire chez son père. Il n’ose refuser et, à contre-cœur, s’éloigne avec elle. Heureusement, peu de temps après, ils rencontrèrent une troupe de cavaliers lancés à la recherche de la jeune fille. Ceux-ci firent grand honneur à son sauveur et eussent voulu le ramener avec eux, pour le festoyer. Mais Bohort, anxieux, refusa énergiquement et s’échappa. À toute bride il court aux lieux où il a vu son frère, prête l’oreille aux bruits, scrute la poussière des chemins et l’ombre des couverts : rien. Il s’engagea alors dans le chemin qu’il croyait les avoir vus prendre.

Il ne le retrouva pas ce jour-là. Et le jour suivant, continuant sa recherche, il interrogeait tous les passants. Il apprit ainsi d’un valet qu’un grand tournoi devait se disputer le lendemain sous les murs d’un château du pays : il y alla, dans l’espoir d’y apprendre des nouvelles de son frère. Or comme il arrivait à la bordure des prés où les joutes devaient avoir lieu, il aperçut Lyonel assis, sans armure, à la porte d’un ermitage où il avait pris logement. Dire sa joie est impossible. Il saute en bas de son cheval et se précipite vers Lyonel en criant : « Mon frère ! est-ce bien vous, et vivant ? » Lyonel le voit et ne bouge pas ; enfin il dit :

« Bohort, il n’a pas tenu à vous hier que je ne fusse tué, quand vous m’avez abandonné pour aider une inconnue. Jamais frère n’a commis une telle félonie. Aussi gardez-vous de moi désormais ; sitôt que je vais être armé, n’attendez de moi qu’une chose, en quelque lieu que je vous trouve : la mort ! »

Bohort voudrait s’expliquer, le calmer ; il se jette à genoux, l’implore à mains jointes. Lyonel ne veut rien entendre ; il rentre dans la maison de l’ermite, s’arme promptement et, une fois à cheval, il redit :

« Gardez-vous, Bohort, chevalier déloyal ! À cheval donc, ou je vous tue comme vous êtes, à pied ! La honte en sera pour moi, mais peu m’importe la honte, pourvu que je vous punisse ! »

Bohort ne sait que faire. Pour rien au monde il ne voudrait combattre contre son frère ; à genoux devant les pieds du cheval, il demande encore pardon, s’il a mal agi. Lyonel pousse son cheval contre lui, le fait tomber, puis le fait piétiner par la lourde bête. Évanoui, Bohort ne se relève plus. Lyonel saute à terre et tire froidement l’épée pour lui couper la tête.

À ce moment l’ermite, qui suivait la querelle, accourut et se jeta sur Bohort, les bras en croix.

― Au nom de Dieu, franc chevalier, cria-t-il à Lyonel, aie pitié de ton frère et de toi-même : pense à l’horrible crime que tu vas commettre !

L’ermite était vieux et ancien.

― Ôtez-vous, lui dit Lyonel, ou je vous tue avec lui !

― Si quelqu’un doit périr, mieux vaut que ce soit moi que lui, la perte sera moindre !

Et le vieillard enlace Bohort plus étroitement. Lyonel lui décharge un tel coup d’épée qu’il lui tranche la nuque jusqu’à la gorge ; le corps du pauvre vieux se roidit de l’angoisse de la mort.

La fureur de Lyonel n’est pas apaisée : il commence à délacer le heaume de Bohort pour le lui enlever. En cet instant passait, par la volonté de Dieu, Calogrenant, l’un des bons chevaliers de la Table Ronde. Il voit le cadavre, il reconnaît Bohort étendu, sans mouvement, et Lyonel qui va l’égorger. Il saute à terre, empoigne Lyonel et le tire si fort qu’il lui fait lâcher prise.

― Qu’est-ce donc, Lyonel ? Avez-vous perdu la raison, que vous voulez tuer votre frère, l’un des meilleurs hommes du monde ?

― Comment, fait Lyonel, vous le défendez ? Si vous vous en mêlez je m’en prendrai à vous.

Calogrenant le regarde, interdit :

― C’est donc pour tout de bon, Lyonel, que vous faites mine de le tuer ?

― Oui certes, il le mérite, et ni vous ni personne ne m’y fera renoncer.

Là-dessus Lyonel se jette de nouveau sur Bohort, l’épée haute. Mais Calogrenant se place devant lui, et le combat commence entre eux. Tous deux sont preux et de grande force ; la mêlée dure si longtemps que Bohort revient à lui et se redresse un peu. Il voit le combat et comprend que son sort s’y décide, mais une terrible anxiété le saisit : que ce soit Calogrenant son défenseur ou Lyonel son frère qui périsse sous ses yeux, il n’y aura pour lui-même que honte et douleur. Il voudrait les aller séparer, mais tous ses membres sont comme rompus : impossible de remuer ! Cependant Calogrenant a le dessous ; blessé en maint endroit, l’écu en pièces, le heaume à demi brisé, il va mourir. Alors, voyant que Bohort s’est relevé, il lui adresse un appel désespéré.

― Ô Bohort, voyez en quel péril je me suis mis pour vous, qui êtes plus vaillant que moi ! Venez m’aider, car si je mourais, le monde vous en blâmerait.

― Tout cela ne te sauvera pas ! ricane Lyonel. Rien n’empêchera que je ne vous tue tous les deux de cette épée : regarde-la bien !

Par un effort surhumain Bohort se lève ; malgré sa faiblesse, il veut secourir Calogrenant : il est trop tard ! Lyonel, d’un coup rapide, lui a fait voler le heaume de la tête ; d’un second coup il l’étend mort à ses pieds, le crâne ouvert.

Bohort en est donc venu au combat contre son frère ? Non, Dieu ne le permit pas. La foudre, tombant soudain entre eux, les sépara en les jetant tous deux à terre. Quand ils reprirent connaissance, ils se regardèrent longuement, et Bohort, voyant Lyonel sain et sauf, s’écria : « Beau Seigneur Dieu, loué et béni soyez-vous de m’avoir sauvé mon frère ! »

Une voix répondit du haut des cieux : « Bohort, bon chevalier, ne reste pas avec ce furieux, mais achemine-toi vers la mer, où Perceval t’attend. »

La frénésie de Lyonel était passée ; il promis de faire ensevelir dignement ses victimes, et Bohort s’éloigna sur la route de la mer.

Tout le reste du jour, il chevaucha ; et la nuit, dans une bonne abbaye où il avait trouvé gîte, il était à peine endormi que la voix divine lui enjoignait de repartir. Sans bruit il se réarma, reprit son cheval, et, pour ne pas déranger le frère portier, sortit par une brèche du mur.

Le jour n’était pas encore levé quand il atteignit le rivage de la mer ; dans un petit havre se trouvait une jolie barque blanche, à la voile blanche. Bohort, mettant pied à terre, y monta ; et sitôt qu’il y fut, la nef s’envola sur les flots. Surpris, il regretta son cheval, qui était resté sur la rive. Puis, accoté au bordage, il regarda les étoiles scintiller dans l’eau calme ; il médita quelque temps sur les bizarreries de sa destinée, s’en remit à la Providence, et finalement s’endormit…

Il était grand jour quand il s’éveilla. À l’autre bout de la nef, un chevalier le regardait en souriant : c’était Perceval.


Tête d’homme avec figure géométrique