La Querelle de Strauss et Renan (1870-1871), lettres inédites

La Querelle de Strauss et Renan (1870-1871), lettres inédites
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 30 (p. 186-205).
LA QUERELLE DE STRAUSS ET RENAN
1870-1871
LETTRES INÉDITES

Les guerres modernes ne mettent plus seulement aux prises l’élément militaire des nations. Elles dressent les uns contre les autres, dans une attitude hostile, jusqu’aux civils les moins belliqueux. De nos jours, au son du canon, le savant s’arrache à ses travaux et le philosophe descend de sa Tour d’Ivoire. Le temps n’est plus où les esprits supérieurs voyaient une preuve de supériorité dans leur indifférence à l’égard des maux de la patrie.


Pendant les guerres de l’Empire,
Goethe, au bruit du canon brutal,
Fit le Divan occidental,
Fraîche oasis où l’Art respire…


Gœthe ne témoignerait plus aujourd’hui un tel détachement et, s’il le faisait, Théophile Gautier en marquerait lui-même plus de surprise que d’admiration. La politique des nationalités a provoqué, malgré les efforts en sens contraire du socialisme cosmopolite, une explosion de nationalisme intransigeant. D’autre part, les pays où fleurit le régime dynastique se montrent d’autant plus attachés à ce régime qu’il est plus battu en brèche chez l’adversaire. À ce choc d’idées, la notion de patrie a subi au XIXe siècle une renaissance, une consolidation, une exaltation auxquelles tous les savans et lettrés ont payé tribut.

Déjà la guerre de 1870-1871 avait mis en évidence le patriotisme, pour ne pas dire le chauvinisme, de certains « intellectuels » allemands. Des hommes dont on eût espéré plus de mesure, — l’historien Mommsen, — ou plus de mémoire, — le musicien Wagner, — publièrent sur les Français des pages qu’ils ont dû, malgré tout, regretter par la suite. En regard de ces pamphlets peu généreux, le duel épistolaire de Strauss et Renan, — deux lettres échangées sans résultat appréciable, — offre un spectacle moins pénible à la fois et plus instructif. Le souvenir de cette lutte à armes courtoises, — mais combien plus courtoises du côté français que de l’autre ! — a été maintes fois évoqué depuis le mois d’août 1914. Un journal a même réimprimé les lettres de Renan. La reproduction des lettres de Strauss n’eût pas présenté moins d’intérêt, d’autant plus que la seconde n’a jamais été traduite dans notre langue. Elles annoncent ces monstres d’orgueil et d’inconscience qui, sous le nom de « manifeste des intellectuels allemands » ou d’ « appel aux nations civilisées, » ont plongé les nations civilisées dans la stupeur. Le pseudo-libéral Strauss fait prévoir le pseudo-libéral Gerhart Hauptmann. Tous deux se réclament de la liberté et de l’humanité : ils ne sont que des pangermanistes honteux.

Strauss et Renan n’étaient pas entrés en contact personnel avant 1870. C’est le Genevois Charles Ritter, fervent admirateur de l’un et de l’autre, qui les mit en rapports. Les auteurs suisses ont toujours eu cette mission, — qui a sa beauté en temps de paix, — de rapprocher la pensée germanique et la pensée française. En servant à Strauss et Renan de trait d’union, Charles Ritter portait sa pierre à l’édifice où Mme de Staël, Sismondi, Victor Cherbuliez et le très regretté Edouard Rod ont travaillé avant et après lui. Et s’il n’a pas laissé, malgré tout son savoir et toute son intelligence, une trace plus durable dans l’histoire littéraire de son pays et de son temps, il n’en faut accuser que son extrême timidité et son excessive modestie.

Bien qu’il possédât parfaitement les classiques grecs et latins et qu’il eût fait de fortes études théologiques, Charles Ritter se défiait de sa science et de son style. Une conscience ombrageuse au-delà de toute expression, des scrupules d’une intensité presque maladive, firent tomber la plume de ses mains chaque fois qu’il entreprit une œuvre personnelle.

Il avait été précepteur en Allemagne ; il avait ensuite enseigné le grec et le latin au collège de Morges, dans le canton de Vaud ; mais le professorat n’était pour lui qu’un gagne-pain, sa vocation était ailleurs. Charles Ritter avait l’âme d’un théologien, d’un théologien-philosophe, et peut-être eût-il illustré la chaire protestante, s’il n’était pas venu trop tôt dans un monde trop vieux. Resté jusqu’à la fin de ses jours ardemment chrétien et rigoureusement protestant par la tournure de son esprit, Ritter se faisait du christianisme et du protestantisme une conception tout autre que celle qui avait cours de son temps. Sa dévotion à Strauss et à Renan révèle le sens de ses audaces. Charles Ritter n’était rien moins qu’un foudre d’orthodoxie. Dans un pays, à une époque et dans une confession où l’orthodoxie triomphait, il n’eût jamais réussi à se faire attribuer une charge ecclésiastique. L’eût-il obtenue, il aurait dû faire à l’autorité spirituelle et à ses convictions des sacrifices intolérables à la longue. Ecarté par les circonstances du domaine qui était le sien, Charles Ritter, encore une fois, ne donna point ce qu’il aurait pu donner. Ses traductions sont excellentes, mais il aurait pu faire mieux que de traduire. Du moins, les trésors de son esprit se manifestent-ils, dans la correspondance où il s’appliquait, avec une assiduité touchante. Charles Ritter aimait les grands hommes et se plaisait à entrer en relations épistolaires avec ceux dont la grandeur le séduisait tout spécialement. Sa correspondance a été publiée en partie au lendemain de sa mort sous ce titre : Choix de lettres[1]. Elle contient des confidences intéressantes de Strauss, de Renan, de George Eliot, de Sainte-Beuve. Et les lecteurs de cette Revue n’ont certainement pas oublié les pages d’un accent si juste que M. Victor Giraud consacrait, au lendemain de l’apparition de ce recueil, à Charles Ritter, « témoin de la pensée européenne dans la seconde moitié du XIXe siècle. »

Le Choix de lettres publie des propos curieux de Strauss et de Renan, mais on y chercherait en vain des lumières sur le duel épistolaire des deux illustres écrivains en 1870 et 1871. Dans sa bonté native, cette bonté propice, hélas ! aux belles illusions, Charles Ritter avait espéré d’un échange de pensées entre un grand Allemand et un grand Français d’excellens résultats pour la paix des esprits. Devant la ruine de ses espérances, il éprouva un amer chagrin. L’éditeur de ses Lettres, son propre frère M. Eugène Ritter, — l’érudit professeur genevois si hautement apprécié de tous les Rousseauistes, — a cru faire œuvre de piété en réservant cette partie de la correspondance fraternelle. A ma prière, toutefois, et en raison de l’intérêt d’actualité qui s’attache à ces documens, M. Eugène Ritter a bien voulu me confier tout le dossier de cette mémorable controverse en m’autorisant à le publier. Je me propose donc, dans les pages qui suivent, de retracer cette discussion en mettant largement à profit ces lettres que Renan et Strauss écrivaient dans l’intervalle à Ritter et auxquelles il répondait avec tant d’empressement. Cette correspondance montre ce qui se passa dans la coulisse, entre les quatre actes de ce drame douloureux. Le drame lui-même en acquiert plus de relief et plus de vie.


I

David Strauss et Ernest Renan n’abordaient pas la lutte avec une égale sérénité. David Strauss parle en gallophobe qui n’a cure de mettre une sourdine à sa gallophobie, alors qu’Ernest Renan apparaît, du moins dans sa première lettre, encore plein d’admiration pour l’ennemi. Les malheurs de la France et les excès de l’Allemagne lui ouvrirent les yeux par la suite ; mais il garda toujours une secrète tendresse à la patrie de Strauss. Il résulte des préventions contraires auxquelles sacrifiaient les deux philosophes une impression pénible. Ils ne luttent point à armes égales. Et Renan commence, vraiment, par céder beaucoup de terrain à son adversaire.

Il écrivait, le 11 mars 1870, à Ritter : « Assurez M. Strauss de ma part qu’il n’a pas au monde un admirateur plus sympathique que moi. » L’admiration de Renan pour Strauss était faite en partie de reconnaissance. David Strauss avait publié en 1835 une Vie de Jésus qui n’a pas laissé d’influencer l’ouvrage que Renan a donné sous le même titre. Avant Renan, Strauss voyait dans le christianisme une religion perfectible et qu’il appartenait aux meilleurs esprits de parfaire. Jésus-Christ n’était pas le Fils de Dieu, mais le plus divin parmi les fils des hommes. Il fallait s’inspirer de son exemple, marcher sur ses traces, mais rejeter les dogmes que les Eglises ont dégagés du récit de sa vie. Ces théories audacieuses avaient naturellement fait scandale. David Strauss passait en Allemagne pour un dangereux novateur.

Les hérésies ont toujours traité durement leurs hérétiques. David Strauss se posait en successeur de Luther, en apôtre venu au monde pour développer et compléter le luthéranisme ; mais l’orthodoxie luthérienne poursuivait en Strauss un implacable ennemi de la foi.

Par une contradiction fréquente, ce révolutionnaire en religion était en politique le plus conservateur des hommes. Il se disait et se croyait libéral, mais sa foi seule était pénétrée de libéralisme. Wurtembergeois de naissance, Strauss professe déjà en politique toutes les idées prussiennes. Dans les peuples, il n’aperçoit qu’un vil bétail dont les souverains ont le droit de disposer à leur gré. Le monarque est maître et l’Etat est Dieu. Le mot pangermanisme n’existait pas encore à l’époque où sévissait David Strauss ; mais le fléau s’annonçait, si le mot pour le désigner n’était pas d’un usage courant. Strauss est un pangermaniste avant la lettre. Rien de plus instructif que certaines pages de son volume sur Voltaire : « La guerre, écrit-il quelque part, est sans doute un grand mal, et on ne saurait trop décrier les guerres d’ambition telles que Louis XIV les faisait ; mais quand Frédéric envahit la Silésie, il y était poussé par le besoin d’agrandissement de sa jeune Prusse ou, encore mieux, de l’Allemagne elle-même qui avait besoin de la Prusse pour s’affranchir du joug de la catholique Autriche. » Ineffable candeur ! n’est-il pas vrai ? Les conquêtes de la Prusse sont la juste récompense de ses vertus, celles de la France sont d’odieux abus de la force. David Strauss a l’œil du lynx pour découvrir les points faibles du dogme chrétien. Il se fait taupe pour juger le dogme de l’hégémonie prussienne. Ce Wurtembergois a tout l’orgueil des Brandebourgeois et leur solide pharisaïsme. Au lendemain de 1870, l’historien Mommsen a comparé les nations latines à un fumier où devait prospérer le peuple allemand. David Strauss emploie un langage moins bas ; mais sa conviction est la même. La France meurt de la mort réservée aux choses déliquescentes : « Ce n’est pas seulement, déclare-t-il, la littérature de la France qui est corrompue, c’est la nation même et, avant la guerre actuelle, nous n’avions aucune idée de cette pourriture générale et d’une telle dissolution de tous les liens moraux. »

Renan regrettait à coup sûr ces violences, car la violence n’était pas dans son caractère. Mais aussi n’en mettait-il aucune dans ses sentimens contre l’Allemagne. A maintes reprises, il a déclaré qu’il devait à Gœthe, a Herder, le meilleur de son savoir et de son génie. Au plus fort de la tempête, il s’en souvenait. Il vénérait surtout dans l’Allemagne l’artisan de la Réforme. L’ampleur du mouvement religieux dont ce pays avait été le théâtre au XVe siècle le gênait pour voir tout entière la basse qualité du militarisme dont il se faisait le champion à la fin du XIXe. Renan saluait dans la Réforme une conquête plus profitable à l’affranchissement de l’esprit humain que la Révolution française. Seule la Renaissance, œuvre de l’Italie, lui paraissait supporter la comparaison avec la grande rénovation religieuse, œuvre du génie germanique.

Pour comprendre cette sérénité dont témoigne la première de ses lettres à Strauss, il faut se rappeler aussi son opposition à l’Empire. En 1870, tous les Français ne faisaient pas bloc comme aujourd’hui. Si Ernest Renan s’afflige pour la patrie des malheurs qui la frappent, la joie de voir l’Empire abattu met un baume sur ses blessures. On voit l’opposant à côté du patriote.


Quand éclata la guerre, Renan avait promis à Charles Ritter d’écrire une préface pour un recueil d’études de Strauss qu’il s’occupait à traduire. Comme remerciement, Strauss avait envoyé à Renan son livre sur Voltaire. Renan avait répondu par une lettre où il exprimait à Strauss le chagrin dont le remplissait l’ouverture des hostilités.

À cette lettre privée, le théologien allemand répliqua par une lettre ouverte datée du 12 août et publiée dans la Gazette d’Augsbourg du 18. Ritter se félicitait de l’ « échange amical d’idées » qui s’engageait et célébrait la « modération relative » de cette première épitre. Renan, de son côté, écrivait à Ritter : « L’ensemble de l’article de M. Strauss est très beau et certes bien propre à placer toutes les âmes élevées des deux nations au vrai point de vue philosophique qui convient dans les cruelles circonstances où nous sommes. » Nous jugerions aujourd’hui que le point de vue philosophique doit s’effacer, en temps de guerre, devant le point de vue national ; mais Ernest Renan, — observons-le une fois pour toutes, — pensait autrement à cet égard. Le « point de vue de l’éternité, » comme disait son maître Spinoza, lui semblait seul digne des grands esprits. David Strauss se plaçait sur un tout autre terrain.

Dès sa première lettre, David Strauss adoptait le ton rogue, presque cassant, dont il ne devait point se départir pendant toute sa polémique. Il fallait l’extrême mansuétude de Charles Ritter et les tendances germanophiles d’Ernest Renan pour consentir aux thèses développées dans la Gazette d’Augsbourg du 18 août 1870. Strauss retrace d’une plume magistrale, mais avec une évidente partialité, les traverses de l’idéal unitaire en Allemagne. Et il ne se contente pas de glorifier son pays, ce qui serait compréhensible : il met une insistance pénible à le glorifier aux dépens de la France : « À cette dure école du malheur et de la honte, écrit-il à Renan, où vos compatriotes ont été nos imprudens maîtres, nous avons appris à découvrir dans nos défauts essentiels : notre humeur rêveuse, notre lenteur et surtout nos discordes, les obstacles à toute prospérité nationale. Mais nous nous sommes recueillis, nous avons lutté contre ces vices, nous nous sommes toujours plus efforcés de nous en débarrasser. En revanche, les défauts nationaux des Français ont été, par une série de dominateurs français, entretenus avec soin. Longtemps grossis par le succès, ils n’ont pas été extirpés par le malheur. Les aspirations à l’éclat et à la gloire, l’ambition d’y atteindre, non point par un silencieux travail à l’intérieur, mais par des entreprises aventureuses et retentissantes au dehors, la prétention de prendre la tête des peuples, les tentatives en vue de les protéger et de les exploiter, ces vertus à rebours qui sont à la mode gauloise, comme les vertus énumérées plus haut sont à la mode germanique, ont été entretenues par Louis XIV, par le premier Napoléon, et, souhaitons-le, par le dernier de cette dynastie, d’une manière qui a causé au caractère national le plus grand tort. »

Strauss ne s’arrête pas aux souverains. Au nom de cette « culture » allemande dont il brandissait déjà l’étendard insolent, il dit leur fait à ces écrivains français des XVIIe et XVIIIe siècles dont nous tirons tant de fierté. Certes, ils sont d’intelligence brillante et d’esprit fin ; ils ont la clarté, l’élégance de la forme ; mais combien les classiques allemands ne leur sont-ils pas supérieurs par la chaleur du cœur et la profondeur de la pensée ! Tout bien pesé, l’humanité ne gagnera pas moins que l’Allemagne aux victoires germaniques. Les prétentions allemandes à l’hégémonie universelle éclatent déjà dans le libelle de David Strauss. Il n’en conclut pas moins et sans doute avec une parfaite bonne foi, mais aussi avec une étrange inconscience : « Ce résultat pour lequel nous combattons est uniquement l’égalité des droits avec les peuples européens et l’assurance qu’un voisin remuant ne pourra plus désormais nous troubler à son gré dans les travaux de la paix, ni nous dérober les fruits de notre labeur. »

La première intention de Charles Ritter avait été de publier une traduction de la lettre de Strauss dans l’Indépendance belge ; mais Renan la soumit à Edouard Bertin qui l’inséra dans le Journal des Débats. Elle parut le 16 septembre. Le lendemain, Renan publiait sa réponse.

Elle est d’une courtoisie qui révèle le Français de bonne souche. Renan avait trouvé la première épître de David Strauss très « modérée » et très « élevée, » — ce sont les termes qu’il emploie dans sa lettre à Charles Ritter. Il ajoutait : « On fait ce qu’on peut pour faire entendre un peu de raison, quoiqu’on sache fort bien que, dans ce fracas de passions déchaînées, elle ne peut guère être écoutée. » Renan voyait juste : Strauss refusa d’écouter la raison parlant par une bouche française. Renan s’était avancé pourtant aussi loin que possible dans la voie des concessions au germanisme.

Il rappelle au début de sa lettre qu’il doit à l’Allemagne ce qu’il a de plus cher au monde : « sa philosophie, presque sa religion ; » Il admire dans ce pays sa « force intellectuelle, jointe à tant de moralité et de sérieux. » Quand la Prusse en 1866 remporta ses victoires, il n’hésita pas à s’en réjouir. Le monde, pensait-il, ne pouvait que gagner à l’ascension de l’Allemagne au rang de grande Puissance. L’Allemagne accomplirait peut-être cette œuvre où la France avait échoué : une organisation scientifique et rationnelle de l’Etat. Renan s’en prenait à cette fatalité « qui semble condamner notre malheureux pays à n’être jamais conduit que par l’ignorance, la présomption et l’ineptie. » Et voilà bien des griefs contre la France et ses conducteurs.

En faveur de son pays, Renan conseillait la modération à son adversaire. Déjà, le 13 septembre 1870, la partie était à peu près perdue. Le vainqueur avait annoncé son intention d’annexer l’Alsace et la Lorraine. Renan montre avec des accens prophétiques le désastre qui en résulterait non seulement pour la France, mais encore pour l’Allemagne et la civilisation. Il disait à Strauss : « Ceux qui croient comme vous que la France est nécessaire à l’harmonie du monde (mais Renan faisait erreur, Strauss ne le croyait pas) doivent peser les conséquences qu’entraînerait un démembrement. » C’est par l’Alsace que les idées et les méthodes allemandes pénètrent en France. En outre, le peuple alsacien préfère rester français. Ernest Renan estime que le vœu de l’Alsace tranche la question. L’Alsace doit rester française.

La France n’admettrait pas qu’il en fût autrement. Si l’on nous démembre, déclare Ernest Renan, c’est la guerre de revanche et l’alliance russe. Si l’on nous ménage, nous oublierons et formerons avec l’Allemagne et l’Angleterre une alliance « dont l’effet sera de conduire le monde dans les voies de la civilisation libérale. »

Tel est le sens de cette première lettre à David Strauss.

La discussion n’aurait peut-être pas continué, si Ernest Renan n’avait inséré dans la Revue des Deux Mondes, deux jours après son article des Débats, une étude sur la Guerre entre la France et l’Allemagne, qui indigna David Strauss et lui remit la plume à la main. Ernest Renan se bornait pourtant à développer dans son article de la Revue les idées qu’il avait esquissées dans son article des Débats.

C’étaient les mêmes doléances sur la brouille des deux pays : « J’ai toujours regardé la guerre entre la France et l’Allemagne comme le plus grand malheur qui pût arriver à la civilisation. » Renan redoute les suites ; il craint que la paix qu’on fera n’aggrave la situation et répète que l’Allemagne aurait grand tort d’annexer l’Alsace-Lorraine. Dans son article de la Revue comme dans celui des Débats, il s’exprime à cet égard avec une entière clarté. Non pas qu’il juge qu’en ce qui concerne l’Alsace, l’ancien régime soit sans reproche. La royauté française eut, à ses yeux, grand tort d’abuser du marasme où la guerre de Trente Ans avait plongé l’Allemagne. Elle fit alors ce qu’elle n’avait jamais fait. Renonçant à la règle si sage qui consistait à n’annexer aucun territoire de langue étrangère, elle s’empara de l’Alsace où l’on parlait allemand : « Le temps a légitimé cette conquête, observe-t-il toutefois, puisque l’Alsace a pris une part si brillante aux grandes œuvres communes de la France. Il y eut cependant, dans ce fait qui, au XVIIe siècle, ne choqua personne, le germe d’un grave embarras pour l’époque où l’idée de nationalité deviendrait maîtresse du monde et ferait prendre dans les questions de délimitation territoriale la langue et la race pour critérium de la légitimité. » Renan n’écrirait plus la même chose aujourd’hui, car l’épreuve a clairement prouvé que, en dépit de la langue et de la race, l’Alsace n’était nullement allemande. D’ailleurs, il concluait : « Que la France perde l’Alsace et la Lorraine, et la France n’est plus. L’édifice est si compact que l’enlèvement d’une ou deux grosses pierres ferait crouler tout l’édifice. »

On retrouve dans l’étude de la Revue les mêmes éloges sur la race allemande que dans les Débats. Renan loue par-dessus tout la chasteté germanique. Ignorait-il donc que la chronique scandaleuse des cours allemandes, — grandes et petites, — est une des plus volumineuses qui soient ? Il veut que la race allemande soit « dure, forte, grave »… et « chaste, » et il la loue pour ces vertus austères. Tout au plus se risque-t-il à craindre que la Prusse ne finisse par exagérer. Le levain prussien a fait lever la pâte allemande ; mais il faut maintenant que la pâte absorbe le levain. Renan déplore les excès de certains Allemands, avides de « dominer l’Europe par une action universelle de la race germanique, » frénésie, dit-il, « bien chimérique. » Que l’Allemagne résiste au piège que lui tend la Prusse ; sinon, elle armerait contre sa jeune gloire tous ses rivaux : « Un œil pénétrant, écrivait-il, verrait peut-être dès à présent le nœud déjà formé de la coalition future. Les sages amis de la Prusse lui disent tout bas, non comme menace, mais comme avertissement : Væ victoribus ! »

Cet avertissement contenait une prophétie, mais Renan lui-même y croyait-il fermement ? « La Prusse, déclare-t-il, aura été une crise, non un état permanent. Ce qui durera réellement, c’est l’Allemagne ! »

Le lecteur se demande sans doute de quoi David Strauss a pu prendre ombrage dans tout cela. Nous y voici. Parmi tant de complimens à l’adresse de l’Allemagne, Renan avait plaidé avec énergie, dans son article comme dans sa lettre, pour l’intégrité du territoire français. Ce plaidoyer avait reçu dans l’article, comme il est naturel, un plus grand développement que dans la lettre, Renan citait les frontières que les traités de 1814 et4a 1815 avaient données à la France. Son article de la Revue parut après Sedan ; mais il avait été composé avant. Le ton général de la discussion s’en ressentait.

Renan approuvait dans l’ensemble les frontières de la France à la veille de la guerre. Il trouvait bon que les pays flamands, même les pays wallons, Genève et la Suisse romande, n’eussent jamais été attribués à la France. « Ils offrent, disait-il, un asile aux émigrés de nos dissensions intestines, et, en temps de despotisme, ils servent de refuge à une pensée libre ; » mais Renan se permettait de regretter « qu’à l’époque des tractations amicales, on n’eût pas stipulé quelques cessions portant sur des pays disposés à se réunir à la France. » On aurait pu, par exemple, stipuler avant la guerre « la cession du Luxembourg au cas qu’il y consentît. »

La France aurait pu aussi obtenir, — toujours « à l’époque des tractations amicales, » — certaines corrections aux frontières de 1815 dans les régions de la Sarre et du Palatinat. Pour des raisons stratégiques, on avait séparé de la France des vallées qu’elle pouvait très raisonnablement réclamer. Mais, sauf cela, « elle n’avait pas un pouce de terre à désirer. » Impossible, n’est-il pas vrai ? d’exprimer dans un langage plus modéré des souhaits, après tout, essentiellement platoniques. Renan se bornait à formuler des vœux.


II

Les deux parties avaient parlé l’une après l’autre. La cause était entendue. Un homme de goût n’eût pas continué ce débat. C’est pourquoi David Strauss le continua.

Dans sa seconde lettre, le ton est devenu sensiblement plus arrogant que dans la première. La contradiction s’y fait plus sarcastique, l’ergotage plus hargneux. Strauss déclare en commençant qu’il se meut sur le même terrain que son correspondant français, qu’il obéit à la même philosophie : « Le loyal progrès de l’humanité sur la voie du libre et harmonieux développement de l’humanité est pour nous deux l’astre conducteur de nos pensées ; » mais toute la lettre de Strauss inflige un démenti à cet exorde. Le « loyal progrès de l’humanité » l’intéresse beaucoup moins que le brutal succès de l’Allemagne.

Après quelques malédictions préliminaires et hypocrites contre la « corruption française » et, ces « romans » et ces « danses de Paris » dont la Germanie faillit s’empoisonner, Strauss passe à de plus graves doléances. Renan avait souhaité de voir l’Allemagne du Sud apprivoiser la Prusse. Strauss, Wurtembergeois lui-même, mais grand admirateur de la Prusse, de ses Bismarck et de ses Moltke, redresse sur ce point le jugement de son contradicteur français. Comme animal politique (c’est le terme qu’il emploie), le Prussien l’emporte, et de beaucoup, sur l’Allemand du Sud. Strauss va jusqu’à prendre contre Ernest Renan la défense des hobereaux de Poméranie, « celle anti-France de la Baltique, » comme l’avait ingénieusement qualifiée le philosophe français. Strauss admet que cette caste ne doit plus fournir à elle seule les chefs de la société allemande : « Pour l’Etat allemand qu’il s’agit de créer, nous voulons pleine liberté de concurrence, sans différence de condition ; » mais il noie ce vœu dans un tel galimatias d’hommages aux gentilshommes de Prusse qu’il est impossible de prendre au sérieux ses aspirations égalitaires.

Le niveau de la discussion s’abaisse encore d’un degré dans la partie de la lettre où Strauss examine la question des nouvelles frontières. Dans l’article de la Revue, Renan avait plaidé pour le maintien des frontières de 1815, non de 1814. Peut-être ne l’avait-il pas indiqué assez clairement ; mais l’idée se dégageait nettement de l’ensemble de l’article. Soit qu’il comprit mal, soit qu’il voulût mal comprendre, Strauss travestit totalement la pensée de son correspondant français.

Il proteste avec aigreur contre le plaidoyer de Renan en faveur des frontières de 1815 : « Comme vous parlez, déclare-t-il, des frontières actuelles, on est tenté de penser aux accords de 1815. Mais il découle de votre article de la Revue que vous avez en vue bien plutôt les accords de 1814. Nous devrions donc perdre de nouveau Sarrelouis et Landau avec leurs territoires dont nous n’avons pris possession qu’en 1815. Tel devrait être le châtiment de la France pour la guerre criminellement entreprise, tel devrait être le prix de nos glorieuses, mais sanglantes victoires ! Nous devrions livrer un nouveau morceau de terre et encore à un agresseur vaincu ! Non, si un homme aussi raisonnable que l’est Ernest Renan peut soumettre au tribunal arbitral qu’il préconise une telle proposition, nous sommes pleinement autorisés, comme nous avons fait la guerre tout seuls, à vouloir dicter tout seuls les conditions de la paix. »

L’heure n’est pas au sentiment. Le moment est passé de la clémence. Strauss estime que l’Allemagne doit, sans l’ombre d’hésitation, faire rendre à la victoire tout son effet utile. Ses argumens sont ceux du prince de Bismarck : la France ne pardonnera pas à son vainqueur. En tout état de cause, elle préparera la revanche. Pourquoi donc l’épargner ? Ernest Renan, on l’a vu, soutenait le contraire. Il promettait à une Allemagne généreuse une alliance franco-anglo-allemande qui assurerait le progrès pacifique de l’Europe ; mais Strauss restait sceptique. Pourquoi donc renoncer à l’Alsace et à la Lorraine puisque aussi bien Renan reconnaissait le germanisme de ces provinces ?

Fort des paroles du philosophe français, Strauss écrivait avec une lourde ironie : « La France ne doit plus pouvoir exister, si on lui prend ses provinces allemandes… Je ne voudrais pas avoir fait cet aveu, si j’étais Français. »

Ernest Renan avait attaqué au fleuret. On lui répondait à coups de matraque.


David Strauss avait prouvé qu’il manquait de goût. Il lui restait à prouver qu’il manquait de tact. La preuve arriva, aussi convaincante que possible.

Strauss avait publié sa réplique dans la Gazette d’Augsbourg ; mais alors que le Journal des Débats avait loyalement inséré une traduction de sa lettre avant la réponse de Renan, la Gazette d’Augsbourg avait refusé d’imprimer l’article de Renan auquel Strauss répondait. Dans une lettre à Ritter (17 octobre 1870), Strauss rapporte que la Gazette d’Augsbourg lui a retourné la prose de Renan comme étant « sans importance. » La Gazette d’Augsbourg aurait sans doute changé d’avis, si Strauss avait insisté. Ce journal n’avait rien à lui refuser. Mais Strauss n’insista pas.

De sorte qu’il répondait dans sa seconde lettre à un adversaire bâillonné, ce qui n’est pas une manière très élégante de répondre. Il fit encore mieux par la suite. Avec une traduction de la première lettre de Renan précédée de sa première lettre à lui Strauss et suivie de sa seconde lettre, il forma une brochure, Guerre et Paix[2], qu’il fit vendre par son libraire au profit des invalides allemands ! Pour être philosophe, on n’en est pas moins patriote et philanthrope.

L’invasion allemande, le siège de Paris et le blocus littéraire qui en fut la conséquence tinrent Ernest Renan jusqu’au printemps de l’année suivante dans l’ignorance des hauts faits de David Strauss. Il écrivait à Charles Ritter, le 11 mars 1871, la noble lettre que voici :


J’ai appris seulement il y a quelques jours que le 29 septembre M. Strauss a fait une réplique à ma réponse insérée dans les Débats le 10 décembre de ce même mois. Je voudrais bien lire cette réplique ; pourriez-vous me la procurer ?

Je regrette un peu que M. Strauss ait continué cet échange de réflexions quand il savait que je ne pouvais lire ses communications ni y répondre. Je le regrette d’autant plus qu’il paraît que M. Strauss fausse étrangement mes opinions sur quelques points. On m’a dit qu’il me prêtait cette idée que la France devait réclamer les territoires qu’elle perdit en 1815, et cela, parce qu’une ou deux fois dans la Revue des Deux Mondes j’ai parlé des traités de 1814. Je ne puis croire M. Strauss capable d’une telle subtilité d’inquisiteur. Ma thèse longuement développée était de s’en tenir pour les questions territoriales au statu quo ante bellum, je ne pouvais donc avoir la prétention de réclamer Landau et Sarrelouis qui ne nous appartenaient pas ante bellum. Nous avons l’habitude en France de prendre les traités de 1814 comme représentant la réduction de la France à ses frontières, les modifications de 1815 ayant été peu de chose auprès de ce qui se fit en 1814 et se confondant pour nous dans les grands actes diplomatiques de 1814. En tout cas, si j’avais voulu dire l’énormité que me prête M. Strauss, j’aurais dû l’exprimer plus clairement et ne pas m’en tenir à ce petit escamotage de chiffres. Ce n’est pas là ma manière d’écrire habituelle. Je suis fâché d’avoir été chargé devant l’Allemagne d’une telle absurdité par une autorité comme celle de M. Strauss.

J’écris en ce moment quelques réflexions sur la situation présente ; ce sont probablement les dernières pages de politique que j’écrirai. Tout ce que j’avais rêvé, désiré, prêché se trouve chimérique. J’avais fait le but de ma vie de travailler à l’union intellectuelle, morale, politique de l’Allemagne et de la France. Voilà que la criminelle folie du gouvernement déchu, le manque d’esprit politique de la démocratie française, l’exagération patriotique des Allemands, l’orgueil prussien ont tracé entre l’Allemagne et la France un abîme que des siècles ne combleront pas. Je ne peux pas dédire ce que j’ai dit en pleine conscience, conseiller la haine quand j’ai conseillé l’amour. Je dois dire comme Goethe : « Comment voulez-vous que je prêche la haine quand je ne la sens pas dans mon cœur ? » Je ne peux cependant pas dire à mes compatriotes, quand deux millions de Français me redemanderont leur patrie, de ne pas les écouter. Je me tairai.


Quelques jours après l’envoi de cette lettre à son ami de Genève, Ernest Renan reçoit la brochure même de Strauss. Elle confirme ses craintes. Sur les traités de 1814 et 1815, sur la question des frontières naturelles et désirables de la France, le fougueux patriote wurtembergeois a complètement dénaturé sa pensée. Renan n’a jamais demandé qu’on revînt sur les cessions de 1815, il n’a jamais conseillé l’annexion du Luxembourg à la France, quoi qu’en dussent penser les habitans : « S’il y a une pensée, déclare-t-il à Ritter dans une lettre du 29 avril 1871, qui soit constante et évidente dans tout ce que j’ai écrit sur cette question, c’est que toute annexion de province faite contre le vœu des habitans est, dans l’état actuel des mœurs, un crime et une faute. »

Il s’irrite presque de voir sa pensée à ce point méconnue. Les dernières lignes de cette même lettre du 29 avril à Charles Ritter attestent tout son déplaisir.


Je suis fâché que l’opinion d’un pays au jugement duquel j’attache beaucoup de prix ait été ainsi faussée en ce qui me concerne par l’homme du monde de qui je devais le moins attendre cette représentation inexacte de mes sentimens. C’est une des faiblesses qui nous font le plus de tort, à nous autres Français de la vieille école, de faire passer avant tout les délicatesses du galant homme, avant tout devoir, avant toute passion, avant toute croyance, avant la religion, avant la patrie. Cela nous fait du tort, dis-je, car on ne nous rend pas la pareille et notre politesse, notre courtoisie, n’étant pas payées de retour par des adversaires moins généreux, deviennent duperie. Il est vrai que je plaide là pour un esprit qui bientôt ne sera plus. La force, la brutalité envahissent le monde. Notre idéal était trop fin, trop conçu en vue de gentilshommes désabusés de tout préjugé, de tout intérêt, de toute passion. On l’appréciera quand il ne sera plus.


Ces dernières phrases sont exquises. Il eût été malheureux de les laisser perdre. Sage administrateur de ses trésors, Ernest Renan les intercale mot pour mot dans la seconde lettre à Strauss du 15 septembre 1871[3]. Il est piquant d’observer qu’avant de cingler David Strauss, elles avaient délecté Charles Ritter.

Ce dernier n’était pas moins peiné que son illustre correspondant de la fâcheuse tournure prise par le débat. Il s’était félicité d’avoir mis en rapport deux des plus grands critiques religieux de son temps et la brouille, hélas ! s’annonçait, la lune de miel à peine entamée. Du moins Charles Ritter joua-t-il son rôle jusqu’au bout avec une loyauté parfaite, excusant Strauss auprès de Renan, plaidant pour Renan auprès de Strauss.


Lorsque M. Strauss, — explique-t-il à Ernest Renan (9 mai 1871), — écrivait sa réplique le 29 septembre, il croyait, — avec presque tout le monde en Europe. — que Paris se rendrait en octobre ou au plus tard en novembre. Dans les dernières lignes de sa lettre, il parle des prochaines semaines. S’il en avait été ainsi, si Paris n’avait pas été fermé pendant cinq mois par les Prussiens, et bientôt après par les socialistes, votre réplique aurait pu paraître depuis longtemps et rectifier tout ce que M. Strauss avait mal interprété. Les deux circonstances qui ont le plus contribué à prolonger les malentendus, le refus d’insertion de la Gazette d’Augsbourg et le blocus littéraire de Paris, ne sont donc pas imputables à M. Strauss.

Pour moi, Monsieur et illustre maître, qui ai passé plusieurs jours avec lui au début de la guerre et peu avant sa première lettre à vous adressée, qui ai reçu de lui plusieurs billets au moment où il se décida, — non sans hésitation et très préoccupé, je vous assure, de la crainte de vous froisser, — à écrire la seconde ; pour moi, je suis persuadé que M. Strauss serait vivement affligé s’il connaissait la pénible impression que vous avez reçue de sa réplique et des malentendus qu’elle a provoqués. Ces malentendus, d’ailleurs, seront bien passagers : les Allemands sont trop critiques pour juger un écrivain sur quelques citations isolées d’un de ses travaux faites par un autre écrivain et, une fois la fièvre patriotique passée, ils seront trop raisonnables pour ne pas rendre justice au grand caractère de noblesse, d’équité, de sympathie pour leur nation qui distingue tous vos écrits et en particulier vos articles de 1870[4].


Cette sympathie pour l’Allemagne qui frappe, dans les lettres de Renan, l’équitable et judicieux Charles Ritter, ne frappe pas David Strauss au même degré. Il s’obstine à ergoter et dans un esprit hostile, comme on en peut juger par une lettre à Ritter du 26 mai 1871 :


Vous faites valoir en faveur de Renan le fait que l’article, bien qu’il ait paru après Sedan, avait été certainement écrit avant. Je réplique : exiger de l’Allemagne une cession de territoire en faveur de la France vaincue était avant Sedan tout aussi absurde qu’après. Oui, votre distinction pousserait un malveillant adversaire à argumenter comme suit : ainsi donc, avant Sedan, l’intercesseur exigeait pour sa France vaincue Landau et Sarrelouis, comme le morceau de sucre que la Madeleine repentante devait pouvoir jeter dans son amer breuvage. Après Sedan, il renonce au morceau de sucre et se contente du statu quo. Fn faveur de la France jetée à terre, il ne réclame aucune restitution : pour la France simplement vaincue, il avait exigé de l’Allemagne une petite cession territoriale. Qu’aurait-il demandé en faveur d’une France victorieuse ? Non seulement, de toute évidence la rectification de la Sarre, mais les frontières naturelles, c’est-à-dire le Rhin. Et que l’intercesseur ne prétende pas qu’il ne veut rien savoir d’une annexion opérée sans l’assentiment de la population. Quel Français ne tient pas sa nation pour si irrésistiblement attirante pour ne pas espérer, au cas où on le laisserait faire, que toutes les provinces voisines l’une après l’autre se jetteraient dans les bras de la grande nation ? Quand Renan ne distingue pas entre les traités de 1814 et ceux de 1815, c’est une autre affaire, à la vérité. Nous autres Allemands les distinguons très strictement. « Les stipulations de 1815, écrit Renan, se confondent pour nous dans les grands actes de 1814. » La confusion a toujours quelque chose de fâcheux pour celui qui la commet, puisqu’il en doit porter seul la responsabilité. En toute sincérité, je ne puis complètement croire à cette confusion. L’homme qui se plaint à tant de reprises des frontières de 1815, qui surtout à tant de reprises parle d’une rectification de ces frontières dans le domaine de la Sarre et du Palatinat où justement en 1814 les frontières étaient encore différentes ; l’homme qui, à propos du Congrès européen appelé à terminer la guerre de 1870, parle des frontières de 1815, n’aurait-il pas dû savoir ce qu’il écrivait ? Je vois un signe du puissant effet produit par la victoire allemande sur les Français bourrés de préjugés dans ce fait que leurs prétentions d’il y a encore quelques mois leur paraissent aujourd’hui si absurdes qu’ils refusent de croire qu’ils les ont élevées.


III

La seconde lettre de Strauss avait ouvert les yeux à Renan. Dans sa réplique à Strauss, parue le 15 septembre 1871, un an, presque jour pour jour, après sa réplique, il parle à son adversaire comme celui-ci méritait qu’on lui parlât dès l’abord. La paix de Francfort consommait la diminution française. L’Alsace-Lorraine était devenue le Reichsland. Renan ne s’adressait plus le 15 septembre 1871 à un adversaire censé lutter à armes égales, mais à un vainqueur gonflé, abusant sans scrupule de ses victoires.

Avec une modération qui n’en est que plus blessante, si Strauss a compris (mais a-t-il compris ? ) Renan reproche à son collègue d’outre-Rhin et d’avoir répondu, dans la Gazette d’Augsbourg, à une lettre que ce journal avait refusé d’insérer et d’avoir vendu la prose d’un Français au profit des invalides allemands.

Renan reproche ensuite à Strauss d’avoir faussé sa pensée sur les traités de 1814 et de lui avoir attribué pour la France des ambitions, hélas ! hors de saison : « Trompé par l’expression les traités de 1814 que nous employons souvent en France pour désigner l’ensemble des conventions qui fixèrent les limites de la France à la chute du premier Empire, vous avez cru que je demandais après Sedan qu’on revînt sur les cessions de 1815, qu’on nous rendit Sarrelouis et Landau. Je suis fâché d’avoir été présenté par vous au public allemand comme capable d’une telle absurdité. »

Les thèses alsaciennes de Renan avaient excité la verve pesante de l’érudit wurtembergeois. Renan éprouve le besoin de s’expliquer. Il fait observer à son adversaire que l’Alsace, avant d’être un pays germanisé, était un pays celtique et qu’aussi bien « presque partout où les patriotes fougueux de l’Allemagne réclament un droit germanique, nous pourrions réclamer un droit celtique antérieur. » Au surplus, l’Alsace « ne désire pas faire partie de l’Etat allemand. Cela tranche la question. » Ronan aurait dû écrire : « Cela tranche la question pour un Français ; » mais l’argument était de peu de poids pour un Allemand et déjà plusieurs précédons en faisaient foi. L’animosité des peuples annexés avait-elle empêché la Prusse de s’annexer Polonais et Danois ?

En septembre 1871, Renan ne pouvait plus croire et ne croyait plus à la modération allemande : « Je ne crois pas, avoue-t-il, à la durée des choses menées à l’extrême et je serais bien surpris si une foi aussi absolue on la vertu d’une race que celle que professent M. de Bismarck et M. de Moltke n’aboutissait pas à une déconvenue. L’Allemagne, en se livrant aux hommes d’Etat et aux hommes de guerre de la Prusse, a monté un cheval fringant qui la mènera où elle ne veut pas. » Les paroles prophétiques abondent dans cette seconde lettre, bien qu’un reste de tendresse pour les Germains et la Germanie perce toujours par-ci par-là. Renan par le encore aux Allemands comme à des amis qu’on met en garde : « Une suspicion universelle contre votre puissance d’assimilation, contre vos écoles va se répandre. Un vaste effort pour écarter vos nationaux que l’on envisagera comme les avant-coureurs de vos armées sera pour longtemps à l’ordre du jour. »

Dans une autre page divinatrice, Renan signale à l’Allemagne le péril d’une alliance franco-russe. La Prusse, qui avait trouvé fort légitime de s’allier à la Russie contre Napoléon, n’a cessé de reprocher à la République française son pacte avec Alexandre III et Nicolas II : l’alliance franco-russe est un « crime contre la civilisation. » Imbu des idées allemandes sur la culture germanique et la barbarie moscovite, Ernest Renan craignait, lui aussi, qu’un accord franco-russe ne mît en danger le progrès européen. En 1871 la magnifique fermentation spirituelle de la Russie était mal connue en Occident. Ni Dostoïevsky, ni Tolstoï n’avaient encore trouvé le chemin de nos esprits et de nos cœurs. Vogué n’avait pas encore révélé dans un livre admirable la splendeur du génie slave et les enseignemens que nous en pouvons retirer. Dans le Slave, Renan n’apercevait qu’une menace.

Chacun des interlocuteurs avait pris deux fois la parole. Leur grande dispute en resta là. Strauss mit sur le compte de l’amertume causée par la défaite le ton de la seconde épître de Renan. Mais il se garda bien de faire son examen de conscience. Ernest Renan apportant quelque lenteur à écrire la préface qu’il avait promise à Ritter, Strauss verse une plainte dans le sein de son ami suisse : « Eh bien ! soit. Si je voulais plaisanter, je dirais : Voilà ce qu’on gagne à la politesse. Mes compatriotes ont tous pensé que j’aurais dû être plus grossier (gröber). Je n’ai pas été grossier et pourtant j’ai blessé. »

Il faut saluer cette phrase : « J’aurais dû être plus grossier… » Elle fait songer aux paroles de Méphistophélès dans le Faust de Goethe : « En allemand, on ment quand on est poli… » Nous avons analysé les deux lettres de Strauss. Nous en avons donné des extraits. On a donc pu juger de l’atticisme de ce Wurtembergeois. Et il pensait n’avoir pas été grossier ! Comment eût-il été, juste ciel, s’il avait voulu l’être ? Strauss exhalait, au surplus, des plaintes prématurées. Renan donna sa préface et le recueil parut en 1872[5]. Une amertume douloureuse perce dans la préface. L’auteur évoque ses illusions d’autrefois : « Nous avions pu croire que deux grands pays, tous deux placés avec l’Angleterre à la tête de la civilisation, et menacés par les mêmes dangers (le socialisme international, le catholicisme ultramontain, la Russie devenant la grande Puissance asiatique), seraient assez sages pour voir leur intérêt, pour clore une histoire de luttes déjà vieille de soixante ans, et pour s’en tenir aux limites qu’avaient fixées les derniers traités, puisque ces limites ne soulevaient de la part des populations aucune réclamation sérieuse… Nos faibles voix se sont perdues dans la tempête. » Mais sur Strauss même Renan continue d’émettre des appréciations flatteuses. Et c’est un Allemand qui le vengea. On se rappelle les pages étincelantes des Considérations inactuelles où Frédéric Nietzsche étudie en David Strauss le type allemand par excellence du philistin cultivé. Nietzsche prend avec chaleur, dans la première partie de cette étude, la défense de la culture française contre la culture allemande[6].

Quant à Charles Ritter, l’instigateur de la polémique retentissante, mais irritante, qui brouillait a jamais ses deux vénérés maîtres, il en éprouvait, dans son officieuse bonté, une indicible tristesse :


Je n’insiste pas autrement, — écrivait-il le 16 décembre 1871 à Ernest Renan, — que pour vous dire mon profond chagrin de voir se dissiper pour toujours un rêve que j’avais longtemps caressé, celui de voir unis par une sympathie réciproque deux grands esprits qui ont rendu de si éminens services à la haute culture de notre temps et auxquels je me suis toujours senti personnellement si redevable.


Il n’est si mauvaise place qu’entre l’enclume et le marteau. Charles Ritter en fit la cruelle expérience. Mais il eut assez d’habileté et de douceur pour rester en relations amicales avec les deux champions ennemis de 1870-1871. On connaît mal son sentiment personnel sur la grande querelle qu’il avait provoquée. Il n’aimait pas à en parler, moins encore à en écrire. Mais tout ce qu’on sait de son caractère et de ses goûts permet d’espérer qu’il penchait vers Ernest Renan plutôt que vers David Strauss. Charles Ritter, cet homme de toutes les délicatesses, condamnait certainement dans son for intérieur le grossier pangermaniste qui regrettait de n’avoir pas été plus grossier encore.


MAURICE MURET.

  1. Charles Ritter, ses amis et ses maîtres. Choix de lettres, 1859-1905. Lausanne, 1911.
  2. Krieg und Friede. Zwei Briefe an Emst Renan. Nebst dessen Antwort auf den ersten. Leipzig, 1870.
    Cet opuscule a été réimprimé dans le tome I des Gesammelte Schriflen de Strauss. Bonn, 1876.
  3. Page 190 de la Réforme intellectuelle et morale. Paris, 1871.
  4. Cette lettre est un brouillon. La lettre définitive envoyée à Renan n’a pas été conservée, lui étant parvenue dans les derniers jours de la Commune. Elle ne devait pas différer sensiblement du projet ci-dessus.
  5. David-Frédéric Strauss. Essais d’histoire religieuse et mélanges littéraires. Traduit de l’allemand par Charles Ritter. Paris, 1872.
  6. Considérations inactuelles (David Strauss, etc.). Traduction française par M. Henri Albert, Paris, 1907.