La Quatrième symphonie d’Anton Bruckner

La Quatrième symphonie d’Anton Bruckner
Revue Musicale de Lyon (p. 510-521).
* * *


Bruckner, c’est en Autriche l’expression symphonique du même temps, du même monde, du même idéal musical, dont Wagner en Allemagne créa l’expression dramatique. Inséparable de Wagner à cause de cela devant la postérité, il ne lui doit rien. Sans Wagner, Bruckner subsisterait tout entier, identique. Sauf quelques expressions du respect et de l’amour de Bruckner, qui se manifestèrent par la volontaire filialité ou affiliation, comme l’on voudra d’un ou deux motifs, par quelques rappels d’atmosphères ou de thèmes wagneriens, qui semblent, eux, mettre dans le discours musical une sorte de « Vous souvenez-vous, ô Maître, quand vous disiez ceci… », sauf ces généreux détails d’amitié et d’estime, Wagner supprimé, il n’y aurait rien, absolument rien de changé dans l’œuvre du vieux Maître catholique autrichien. Ce héros de son art, qui fut un saint de sa religion, n’a jamais profité de l’amitié et du voisinage de Wagner. Il en a au contraire toujours pâti. Ces choses sont prouvées par les faits : examen des manuscrits d’œuvres de jeunesse, confrontations des diverses versions de symphonie, chronologie et biographie. Ce n’est aujourd’hui ni le lieu, ni le moment de cette démonstration. Il faut aller droit au plus pressé.

Lyon va entendre la quatrième Symphonie du Maître. Dieu veuille que Lassalle et son orchestre soient dans un de leurs bons jours. Souhaitons en tous cas à ceux que la grâce aura touchés et même aux autres, surtout aux autres, de la rentendre une deuxième fois, une dixième fois même, et surtout au moins une fois sous la direction de l’homme admirable qui s’est fait le dévoué servant de cette gloire posthume, Ferdinand Lœwe. On peut toujours dire que qui n’a pas entendu Bruckner avec M. Lœwe ignore le summum de l’impression qu’il peut produire. Lassalle d’autre part m’a donné sa parole, devant témoins, de ne rien couper. S’il s’en souvient, — on perd tant de choses en voyage, — il ne vous sera donc fait grâce d’aucune des prétendues longueurs — pour nous aujourd’hui beautés irrécusables — qui ont tant donné l’occasion à Hanslick et à la critique de son temps d’aggraver la Passion du pauvre vieillard. Je l’ai déjà dit maintes fois, pour l’Allemagne et l’Autriche d’aujourd’hui, le procès, grâce à M. Lœwe, a été revisé. Tous ces jugements d’antan sont cassés. Et notre élite musicale jouit aujourd’hui aussi éperdument d’une symphonie de Bruckner, que vous de celle de Franck, que je viens de rentendre au lendemain même de la Quatrième de Bruckner. Nous ne les comparons pas ; nous ne les avons jamais comparées ; mais elles ont quelque chose de commun : une sorte de chaleur catholique, de sève catholique, qui les anime l’une et les autres. À cela près, elles appartiennent à une conception artistique toute différente, encore que ceci de singulier se soit opéré chez Bruckner que, tout à fait inconsciemment, dès le premier jour, c’est-à-dire la première symphonie (1865), il ait constamment tendu, lui aussi, vers une forme cyclique et, après tout, et en a peut-être créé, lui aussi, une à sa manière. Vous pouvez en juger déjà par cette symphonie, encore que ce ne soit point la plus caractéristique à cet égard. Les amis de l’auteur ont cru bien faire de la baptiser Romantique et Bruckner ne s’y est pas opposé. Romantique, elle reste donc titrée, et elle l’est au sens où on le dit également d’un paysage. C’est du reste, d’un bout à l’autre, le plus beau paysage, la plus belle succession de paysages de l’œuvre du Maître. Pour une fois il s’est pleinement livré à son amour de la nature, sans arrière-pensée dogmatique, ni théologique. Il faut l’entendre sans hâte, sans précipitation, comme on se propose une course à la campagne, résigné d’avance aux détours et aux incidents de la route. Votre patience du reste sera récompensée par tant de ces beautés de Bruckner, qui nous sont si chères. Perspective ; bleues, scintillements d’Alpes, creux de mousse et d’ombre dans les rochers, éclat du Danube lointain. Elle fait à sa manière, dans l’œuvre de Bruckner, l’effet de la Pastorale dans celle de Beethoven. Ici non plus je ne compare pas, je rapproche. Je ne cache pas du reste que, si j’avais à comparer, au nombre d’auditions où j’en suis des unes et des autres œuvres citées, je sais où iraient mes préférences. Cela, qui est tout à fait indifférent, dit seulement pour n’avoir pas l’air de manquer du courage de mon opinion et de mes goûts.

La quatrième symphonie de Bruckner est une tranche de nature à l’état sauvage coupée en quatre tableaux de forme stricte, présentés, au point de vue composition, selon une logique passionnelle et dans un ordre artistique totalement à part, et dont la seule personnalité de ce maître singulier « énorme et délicat », comme Hugo l’a dit du moyen âge et comme Hugo lui-même savait l’être, demeure responsable. Ce créateur était de taille à se faire un moule symphonique à lui, directement engendré par son démon intérieur, et aux proportions de la musique que ce moule allait contenir. Ou plutôt il n’y a pas eu de moule ; c’est la brûlante coulée musicale, dont l’arrêt et le refroidissement ont créé les surfaces. Refroidissement est une façon de parler, car cette lave humaine est encore vivante et brûlante. Veuillez croire que ces expressions sont réfléchies, que le soi-disant chaos que vous allez entendre, n’en est un qu’à une première audition, et que là où l’auditeur de la première heure inscrivait désordre, nous sommes en droit, tout à fait en droit, de proclamer non point ordre nouveau, mais effets nouveaux de l’ordre ancien implacablement respecté. La maison est neuve, d’un nouveau style, de nouvelles proportions, mais c’est toujours la maison. Il y aura vingt-trois ans cet hiver, que nous entendions la Romantique pour la première fois, et si nous en parlons d’après l’audition d’hier, sous Lœwe, c’est après cinq autres auditions ou répétitions de M. Lœwe, plus toutes celles de MM. Hans Richter, Haussegger, Schnéevoigt, Weingartner, Raabe, Stavenhagen, Mottl, sans compter Lassalle. Veuillez donc croire à une admiration réfléchie.


La symphonie en mi bémol majeur, chaude, abondante et dorée comme un bel automne danubien, a été commencé en 1874 et achevée dans sa seconde rédaction en 1881. Elle est dédiée au prince Constantin de Hohenlohe-Schillingsfürst et fut exécutée pour la première fois à Vienne, sous Hans Richter, en février 1881.

PREMIER MORCEAU (achevé le 25 juin 1878). « Calmement mouvementé ». Allegro molto moderato. Ut majeur. Mi bémol majeur. Je connais peu de choses aussi belles, aussi pleinement réussies dans l’œuvre de Bruckner que l’exposition des deux thèmes, le premier, romantique à souhait, porté comme du fond lointain de la forêt de Weber ou de Wagner, par un cor mélancolique et légendaire à l’égal de celui d’Alfred de Vigny. Et tout de suite nous arrivons à une de ces superbes fanfares que d’autres réservent pour leur finale et qui n’effraient pas, dès le début, l’ami intime de saint Michel, continuellement hanté par la vision des cohortes célestes. Sur ce départ pour la gloire, le second thème apparaît comme le jeu de la bonhomie, de la candeur, de la fraîcheur enfantines, emportés à la grande aventure mystérieuse, digne du second acte de Siegfried. Et maintenant laissez-vous aller : ne vous demandez pas s’il serait possible d’user de tours de main — ou de bâton — plus adroits ; si cette construction sonore est conforme à l’esprit français. Nous n’en avons que faire ici de l’esprit français ! Un bon géant naïf nous tient par la main et nous entraîne dans un dédale de forêts, de rochers, d’où les points de vue les plus riants apparaîtront au détour des fourrés. N’exigez pas la grande route, les ponts, les hôtels et les belvédères artificiels d’un art musical qui s’apprend comme on apprend à devenir ingénieur à l’École centrale. Vous êtes l’hôte de la nature vierge et votre guide a l’âme pieuse, tout à la fois débonnaire et violente, et agitée d’agrestes et graves pensées d’un montagnard styrien. De sa vie entière, qui fut de soixante-douze ans, cet homme qui dédiait ses symphonies aux Rois, aux Empereurs et au bon Dieu, n’a jamais mis sa tête dans un chapeau haute forme et n’a jamais eu de frac. Mais il est de la lignée des génies, spontanés et débordants ; il fait tour à tour penser si l’on veut à Rabelais (pas dans cette symphonie-ci), à Corneille, à Bossuet, à Rousseau, à Chateaubriand, à Balzac, tous génies français, qui n’ont pas brillé précisément par le sens bien français de la mesure et de la pondération. Et à quoi d’allemand et d’autrichien, quels sites, quelles architectures, on peut encore l’apparier, je l’ai assez dit ailleurs pour n’y pas revenir. Mon Dieu ! Si vous pouviez donc jouir de l’ordre et de l’élan, de la fougue et de la tendresse qu’un Lœwe, seul, sait y mettre dans ces premiers morceaux brucknériens ! Alors les grandes lignes définitives apparaissant, alors l’œuvre devient invulnérable. Écoutez cet orchestre : il a été la mine inépuisable dans laquelle se sert l’art allemand contemporain. Ici Mahler a pris telle de ses habitudes ; ailleurs Strauss a fait sa palette… Et les spécialistes eux vous diront à quel point il est rigoureux, cet ordre qui règne ici, et tout le pédantisme secret de maître d’école-titan, que cache cet apparent chaos, car le génie brut d’un Bruckner se complique d’un autodidactisme étroit auquel lui seul pouvait résister et échapper. Un Alfred Westarp saurait vous démontrer scientifiquement la victoire merveilleuse qu’ici le génie remporte tout à coup sur la règle strictement consentie. Comparez un tel premier morceau à un du contemporain Brahms, la rigueur est la même ; mais Brahms a fait une œuvre d’art stricte aux formes polies ici, patinées là avec un soin minutieux. Ceci demeure une cathédrale, une chaîne de montagnes. Ici l’architecture est naturelle ; chez Brahms, elle est humaine, ou humaniste ; ici l’architecture participe aux forces de la nature ; là elle sort de l’École des Beaux-Arts. À chacun de ces blocs de fanfares, qui font penser à des Dolomites embrasées par les feux de septembre, il semble que le géant ne saura plus se surpasser et chaque fois il saura encore qu’il y a ici, au centre, une cime crénelée qui doit dominer sa première partie. Et en contraste, quelles accalmies, quelles profondeurs d’ombre presque nocturne dans les fourrés, quelles rencontres sous bois d’eaux vives cristallines, ou ailleurs au grand soleil ces violons qui descendent en sources chaudes… Et lorsque nous arrivons à la longue progression de la fin, cette progression ramenant la grande fanfare, avec la cassure brusque du point final, l’impression de complète saturation par ces thèmes romantiques est telle que nous sentons que plus rien ne pourra suivre, qui n’en soit encore baigné, qui n’en subisse la déteinte.

DEUXIÈME MORCEAU.— Andante. Ut majeur, ut mineur. Achevé le 31 juillet 1878. À la première audition ce morceau est le plus périlleux. À la longue c’est celui qu’on préfère. Certains chefs d’orchestre, infatués d’eux-mêmes, prétendent y rendre à Bruckner « le grand service » d’y pratiquer d’amples coupures. MM. Richter, Mottl et Lœwe ne l’entendent pas de cette oreille.

Après nous avoir évoqué dans son premier morceau un monde de rochers et de forêts entre Alpes et Danube, incendié de toutes les clartés d’un bel après-midi de septembre, je me représente mon vieux maître quittant, pour aller s’y promener, vers le soir, sa cellule blanche du blanc couvent-palais de Saint-Florian. Tous les parfums de la campagne viennent à la rencontre de ses pas lents. Il est seul, s’arrête ici et là, regarde, écoute, médite. L’élément d’intérêt est double : sa promenade descriptive et, superposée, sa méditation.

Dès le début un petit dessin souffreteux et délicat comme une touffe de ces primevères, que j’ai vues si souvent dans les mêmes sites, se tromper et refleurir la veille du jour des morts. Puis aux violoncelles sur un staccato des cordes, la promenade se dessine, décidée à s’attarder où bon lui semblera, aux touffes et aux sources, aux tiges et aux cailloux. Veuillez remarquer que ce thème plonge de toutes ses racines dans celui fondamental de la symphonie, celui que Bruckner n’eût pas cru faire merveille de baptiser cyclique. De même je rends attentif aux répétitions de dessins, aux figures constantes qui, elles aussi, assurent à l’œuvre une unité particulière. Et, en cela encore, l’instinct de Bruckner l’a incité à faire œuvre de novateur, à introduire dans la symphonie un élément ornemental, qui la rend en quelque sorte décorative. Je ne puis guère insister ici sur des questions d’esthétique, qui sont surtout véritables dans le parcours d’une symphonie à l’autre, mais je crois en avoir dit assez pour que l’auditeur attentif se rende compte de ce quelque chose de nouveau, qu’il pourra taxer, si bon lui semble, d’élément de monotonie, comme nous, nous l’appelons d’unité. De même les pauses fréquentes, avec lesquelles il faut se familiariser chez Bruckner et qui, avec la direction Lœwe, apparaissent tellement indispensables au recueillement, à la poésie, que non seulement on ne s’en choque plus, mais qu’on ne s’en aperçoit pas plus que d’une ponctuation infaillible chez un grand écrivain.

Ces avertissements acceptés, je crois que la beauté tout intérieure de cette longue méditation marchée pourra conquérir des amis même en France, où rien de grand n’a jamais été bafoué, sans que surgissent immédiatement quelques dévouements consolateurs et garants de jours meilleurs. Si elle est parfois un peu grave, cette méditation, c’est que le chemin passe près du cimetière. Et puis voici l’oiseau, le gentil appel d’oiseau dont on a l’histoire. Et la candeur du vieux poète (il fut toujours vieux et toujours un enfant) s’en émerveille. Et moi, souriant et attendri, il m’arrive au cours de ce morceau ceci de paradoxal d’évoquer tantôt les Trois joyeux chasseurs de Caldecott, transportés en pleine poésie, tantôt les Promenades d’un rêveur solitaire, d’un rêveur solitaire qui serait vierge et un peu dadais comme Siegfried, mais catholique et contemplatif comme saint François. L’oiseau lui fait aussitôt penser non à la plus belle des femmes, dormant entourée de feu, mais au bon Dieu. Et comme toujours, lorsque Bruckner pense à Dieu ou prie, un petit bout de choral. Et alors la promenade sentimentale magnifiquement s’exalte, comme arrivée en vue d’un beau couchant. Et tout aussitôt, vérifiez, le promeneur de ce mouvement instinctif, qui suit la contemplation, s’est retourné vers le sens opposé, vers le Nord ou l’Orient, où monte la nuit violette et crue, contraste subit du chaud et du froid, du pourpre doré et du lilas-mauve terne. La promenade se poursuit, l’homme regarde à ses pieds, s’arrête pour écouter encore un cri, une clameur ; mais plus d’oiseau, cette fois. Il se reprend à marcher. Je ne chercherai pas à caractériser tous les épisodes de cette promenade (dont la succession serait à la merci d’une coupure de Lassalle), cette dalle de bronze, que le pied heurte et qui tout à coup rend un son funèbre, rencontrée près d’un oratoire, dans ce pays catholique, peuplé des témoignages de la pitié populaire ni les gazouillis, les lianes du grand crescendo et la belle couronne de tours cuivrées, la ruine de feu au haut de la colline. Et au delà, l’on s’en détourne pour le bois multiple et charmeur : nous rentrons dans la nature sauvage. Voici les écroulements de gros blocs granitiques, le cirque de rochers froid, et, en l’air, impériale, et encore gardant le reflet du soleil couché, la forteresse des hautes cimes. Alors de là le dernier regard sur l’horizon. Par tronçons, tout se dérobe sur un long battement de timbales. Nuit. Appréhensions. Menaces en suspens. Battement de timbales. Sensation de lointain et de mystère. Des appels égarés s’entre-échangent. C’est la nuit, lente et douce. Le battement de timbales s’apaise. — Bruckner alors ne savait rien de la Scène aux champs de Berlioz.

Il est clair qu’un tel morceau, en soi, suffirait à représenter Bruckner à un concert de France. Et je concède facilement que quatre morceaux de cet acabit puissent être une fatigue pour une attention et une sensibilité non entraînée. Mais que voulez-vous ? Eux-mêmes, les paysages autrichiens ordinaires, comparés à ceux ordinaires de France, ont une autre étendue. Rien qui ressemble au bassin de la Loire ou de la Seine dans celui du Danube. L’illimité est la loi. Les fleuves et les chaînes de montagnes s’étirent paresseusement, avec des heurts et des rejets d’une brusquerie proportionnée à ces longues paresses. C’est une des explications de l’œuvre, la plus naturiste qui ait jamais existé en Autriche. Nature autrichienne, catholicisme et loyalisme, c’est, pour le fond, tout Bruckner.

TROISIÈME MORCEAU. — Scherzo. Mouvementé. Si bémol majeur. Achevé en décembre 1878. Une chasse dans une contrée de châteaux en ruines. Une chasse avec des fanfares aux arrêts cassants. Un humour drôle, mêlé de poésie. Dans l’œuvre de Bruckner un scherzo exceptionnel ; le moins scherzo de Bruckner de tous. Un scherzo paysage, au lieu des piaffées paysannes, — de paysans, qui seraient de la famille des bons géants de Rabelais. Mais en soi, celui-ci, tout aussi réussi que les autres.

Et les cavaliers rouges — oh ! la Saint-Hubert seigneuriale d’Autriche, combien de fois dans ses rôderies aux environs de Saint-Florian, Bruckner dut-il la voir passer sous bois, — les cavaliers sonnant du cor se dispersent. On s’égare, on se perd, on s’entre-répond de loin ; — on se cherche dans les halliers… On se rapproche ; on se rejoint. — Reprise.

Trio. Isolé sur le plateau nu, un pâtre les regarde passer et ne s’occupe que de son chalumeau… Et pourtant je ne veux pas imposer un programme… Mais pour moi ce pâtre est Slave, et il y a ici un salut à Smetana, dont certainement, à cette époque, Bruckner ne pouvait rien avoir entendu non plus. L’extinguendo serait même typique de Smetana… C’est la vieille goutte slave, fondamentale de tout le sang, même le plus allemand d’Autriche, qui a travaillé ici… Le manuscrit de la seconde version porte une suscription : « Air de danse pendant le repas de la chasse. » Elle ne contredit en rien mon impression.

La chasse de nouveau. Répétition du scherzo achevée sur un gros roulement.

QUATRIÈME MORCEAU. — Finale. Modérément mouvementé, Mi bémol majeur. Achevé le 5 juin 1880. La première version porte la mention « Fête populaire ». La seconde rédaction a bouleversé toute possibilité d’interprétation sur cette base. Dès lors, nous ne nous en sommes jamais soucié, nous livrant pleinement à nos impressions, et nous conseillons à chacun d’en faire autant.

Un morceau extrêmement discuté par les commentateurs et sur lequel partisans et détracteurs se battent le plus, peut-être à cause de ses tendances cycliques, très inexplicables à l’époque de ces débats. Le fait est que l’idée que Bruckner se fait d’un finale est quelque chose d’absolument spécial et mériterait d’être largement étudié. Ici, non seulement le parallélisme avec le début du premier morceau est frappant, mais nous allons voir revenir certains éléments de celui-ci à peine modifiés, à commencer par le thème fondamental, de même que nous y percevons encore les fanfares pressées de la chasse de tout à l’heure. Tout ceci nous dit bien que nous sommes encore dans la même nature et les mêmes sites que dans tout le reste de l’œuvre. Seulement la saison a avancé, et l’architecture touche à son faite ; ce sont les mauvais jours d’arrière-automne et c’est le couronnement de l’édifice. Ici encore les écrasantes fanfares nous attendent et la composition, par paliers essoufflants, va d’œuvre en œuvre enchérissant, jusqu’aux vertigineux pinacles, clochers et coupoles baroques des symphonies V, VII et surtout VIII. Ici, les proportions cependant restent encore à peu près normales, — normales pour du Bruckner bien entendu. — On ne se sent pas encore près de désirer l’audition dans les cathédrales immenses ou dans les formidables églises abbatiales des bords du Danube. Mais nous n’en sommes pas loin. Je recommande à une toute spéciale attention le contraste de ces architectures massives et surchargées, et de ces recoins de tendresse et de nature, — fenêtre ouverte sur le paysage et jours sur l’âme du poète — où Bruckner se livre tout entier, avec toute la chaleur et l’éternelle jeunesse de ce vieux cœur, de cet épais sang rouge paysan, qu’il me semble sentir partout dans cette musique. Chaleur de l’âme et du corps, qui se sont conservés vierges pour mieux se donner, et qui ne trouvèrent à se donner, mais de toutes leurs forces créatrices, que dans la musique. Ceux qui ont noté le rythme de marche constant de l’andante surprendront, ici encore, un exemple de ce que j’ai dit des répétitions de figures ornementales, dans cette continuelle oscillation de pendule, ce balancement des contrebasses et des violoncelles, sous les amples labeurs de cette poussée constructrice. Les proclamations cuivrées, les chorals propitiatoires bombent vers le ciel comme le revêtement métallique des dômes, réitérés comme les fantaisies d’un architecte qui pourrait faire croître l’édifice du seul élan de sa volonté. Certes, après tant de beautés déjà, les plus grandes beautés de l’œuvre sont là. Mais elles laisseront sur un sentiment à la fois d’admiration et d’épuisement. Eh bien, dites-vous, que les laborieuses gésines de cette imagination surchauffée, l’exaltation de cette âme en mal de sortir d’elle-même, tout le grandiose quelle sent remuer deviendront plus tard un spectacle d’une autre épouvante ! Et pourtant déjà les plus fastueux excès du wagnérisme tétralogique trouvent ici leur pendant. Les finales de cette sorte me donnent toujours l’impression du moment où, en course de montagne, on est arrivé assez haut pour que la vue aille de sommets en sommets. Plus de bases, plus d’avant-plans. La vue saute par-dessus les abîmes, de pic en pic. On est au bout de ses peines. On mesure de là-haut tout le chemin parcouru. Un coup d’œil résume tout. Bruckner n’a jamais écrit que de tels finales. Là où d’autres le traitent en abside de cathédrale, lui, le fait en faisceau de tous les clochers et coupoles, de tous les pinacles de l’édifice, de tous les points culminants de la chaîne de montagnes. On s’apercevra bien un jour que cette ronde terminale, par les sommets, est aussi logique et avait aussi bien sa raison d’être que la ronde autour des contreforts et fondations. Puis arrivera Mahler qui conciliera tout, Mahler dont seuls peuvent dire qu’il ne tient rien de Bruckner, à côté de ceux qui ont intérêt à le soutenir, ceux qui ou bien ne connaissent pas l’œuvre entier de Mahler, ou bien pas l’œuvre entier de Bruckner.


Une quelconque de ces symphonies entendue en France, dans l’état des goûts et des modes qui y règnent aujourd’hui y trouve évidemment le terrain le plus mal préparé possible. J e ne veux pas indiquer la possibilité d’en appeler à Lyon d’un jugement défavorable de Paris. La façon dont on juge Bruckner aujourd’hui ne juge plus que ceux qui le jugent. On ne peut plus grand’chose pour sa gloire, plus rien pour son martyre. Mais il m’étonnerait fort qu’une ville, religieuse et savante, comme celle qui a produit Puvis de Chavannes et vu s’élever la basilique de Fourvière, ne sente pas, à l’ouïe de cette Quatrième Symphonie, que quelque chose lui est apporté d’un sentiment, d’une honnêteté et d’une grandeur insolites, à quoi ne peuvent s’appliquer les critères de la commune mesure. Et je serai déjà heureux si le résultat de cette expérience est tel qu’il laisse à une vingtaine de bons esprits et de cœurs généreux le désir de n’en pas demeurer là, et de faire plus ample connaissance avec celui dont Wagner même a dit que c’était le symphoniste de l’avenir et dont tout ce qui, en Allemagne, a voix au chapitre proclame que c’était le plus grand musicien de son temps, l’un des plus grands qui aient jamais existé.

Pour conviction conforme :

WILLIAM RITTER.[1]
  1. J’ai jugé inutile de démarquer, comme tant d’autres en pareils cas, les petits guides techniques à vingt pfennig, qui existent en Allemagne de toute grande œuvre musicale, dans la collection Schlesinger. J’ai donné ici les impressions telles quelles de ma dernière audition, sous l’admirable Ferdinand Lœwe, le 9 janvier dernier. Il en est des chefs d’orchestre comme des auditeurs on n’en arrive pas au définitif du premier coup. La version Lœwe de la quatrième symphonie a désormais un caractère d’absolu.