La Quêteuse de frissons/Chapitre I

Éditions Prima (Collection gauloise ; no 94p. 1-5).

Roman presque américain.



CHAPITRE PREMIER

Au Bar du Chat Percé


Sonnons le boute-selle pour nous conformer à la mode new-yorkaise. Ou plutôt le boute-sel. Au bar du Chat-Percé, l’on a de l’esprit. L’enseigne seule nous le fait savoir et aussi parce que la boutique est située dans la 69e Avenue, l’Avenue de l’Esprit, de l’esprit américain, où le sel yankee brille de tout l’éclat de ses multiples facettes, toujours légères.

On se croirait à Chicago où, comme nul ne l’ignore, on sale beaucoup… la race porcine. Ah ! le cochon, le cochon ! Et je veux vous dire sans plus tarder pourquoi Teddy All’ Keudor, ancien combattant de l’Immense Guerre (on ne dit plus la Grande Guerre, là-bas, ce serait trop petit) a donné à son bar le nom… si salé, de Chat­-Percé.

Souvenir de bombardement, tout simplement. De bom­bardement de l’immense guerre, je vous l’ai dit.

Et souvenir flatteur pour la vertu de mistress All’ Keudor qui naquit Geneviève Petit, Grande-Rue, à Château-Thierry.

Donc, au temps où les Yankees, les Américains, défendaient cette ville, derrière la Marne, il y eut, certain jour, un terrible « arrosage » de préparation.

Vous savez ! Une de ces pluies d’obus éclatant, renversant tout, même les mœurs.

Teddy All’ Keudor, plus ou moins par ordre, descendit se mettre à l’abri dans une cave, en attendant la réaction de contre-attaque qui suivrait l’assaut allemand. Et dans cette cave, il trouva une belle fille avec son père ; c’étaient les bijoutiers établis au rez-de-chaussée de la maison.

On se serra vite, pour se donner confiance, et on le fit si bien que la petite, devant la mort imminente, voulut faire connaissance de l’autre mort, petite, comme elle. Et, la collaboration d’un homme étant indispensable, Teddy, l’Américain élégant et puissant, fut choisi, parce qu’il se trouvait là. La réalisation d’un rêve longtemps caressé !

Ainsi, durant la terreur russe, les belles aristocrates, dans les prisons moscovites, énervées par l’attente de l’exécution par la Tchéka, trompaient le temps en trom­pant leurs maris et même leurs amants, quêteuses d’ultimes frissons d’amour.

Dans la cave, castro-théodoricienne, ferme en face du danger, Teddy cherchait à prouver à Geneviève toute la sympathie des deux Amériques. Et, conquise par les baisers, la quêteuse de frissons s’abandonnait toute.

Vaines recherches du pauvre Sammy dont les lianes d’une forêt vierge avaient, déjà, en Amérique, empêché toute pénétration dans certains coins du Texas.

— Boum ! Un obus !

Le père bijoutier était tué, mais les deux chercheurs d’amour, n’étaient même pas arrivés à mourir un tout petit peu.

Il avait fallu le mariage et un lit commode, bien après l’enterrement du bonhomme de père, pour que Teddy pût passer à son doigt — si j’ose dire — la douce bague satinée de Geneviève.

De Geneviève qui, oui, était vierge et qui, quêteuse de frissons n’en avait jamais cherché jusque-là en dehors du cercle de ses petites amies.

— Aoh ! avait dit Teddy, je suis bien le premier Améri­cain à qui pareille chose arrive, d’être le premier.

D’où ce cireur de bottes, devenu bistrot dans la 69e Ave­nue par l’héritage de sa femme, avait, dans un trait d’esprit, donné, comme porte-bonheur, à son bar le nom de Chat-Percé.

Et il rappelait à ses nombreux amis, récents ou anciens, lorsqu’il les abreuvait d’alcools prohibés, la belle aven­ture :

— Le papa, il était là, dans la cave, et moi je voulais donner à la petite le frisson.

— Devant lui ?

— Mais oui ! On pouvait mourir. Alors il me disait : « Sir, laissez ma fille et je vous donnerai une belle bague. » Et je lui répondais : « Sir, j’aime mieux la bague de votre miss que la vôtre ! » Mais je ne pouvais pas !

» Je ne pus que… plus tard, percer enfin dans cette terrible aventure amoureuse.

Aujourd’hui, la quêteuse de frissons, Mme Geneviève All’ Keudor, en quêterait bien encore, surtout que son mari est parti en France, voilà quelque temps, à la recherche d’une combinaison magnifique de whisky et de champagne.

Il est parti, avec son ami John, le bistrot de l’avenue voisine et il revient aujourd’hui.

Le Paris, de la « Transat » est signalé. Geneviève attend le grand frisson qui suivra le retour du cher époux.

On entre. C’est John, élégant, empressé, le collègue qui accompagnait Teddy à Paris.

— Bonjour mistress !

— Bonjour sir John ! Alors, Teddy vous suit ?

John parle le français, comme presque tous les habi­tués du Chat Percé, mais il l’écorche. Nous recouvrons les plaies, s’il vous plaît, assez souvent, mais pas toujours. Ce serait nous exposer à des poursuites.

— ? ?

— Oui, raccommodage de plaies, exercice habituel, donc illégal de la médecine. Avec les auteurs gais, messieurs les juges — j’enlève mon bonnet — ne plaisantent pas. Et encore ! Pourvu qu’ils ne se croient pas insultés, lorsque je dis que j’ôte mon bonnet, et qu’ils ne me demandent pas lequel ! Ils ont toujours peur d’être « compissés », comme le fit faire Rabelais par ce cher Pan­tagruel.

» Non ! Je ne suis pas Rabelais et je ne noie pas mes adversaires du haut des tours Notre-Dame !

Alors John paraît tout contristé et dit :

— Mistress ! Je avais une bien mauvaise nouvelle à apprendre à vous. Teddy All’ Keudor, il était disparu à Paris.

La pauvre petite se trouve à moitié mal :

— Disparu, disparu ! Oh ! monsieur John ! Des détails, des détails ! Songez que c’est lui que j’aime, que c’est lui qui, le premier…

— Aôh ! mistress ! Je savais ! Le Chat percé. Et je pleurais. Je pleurais pour ce pauvre Teddy et je pleurais pour moi !

— Pour vous ?

— Aôh ! Yes ! mistress ! Pour moi. Parce que le « chat » je aurais bien voulu… que ce ne fût pas le chat percé.

— Monsieur ! Taisez-vous ! Dans un moment pareil !

— Mistress ! Fâchez-vô pas ! Ce était pour dire que je étais tout à vô, comme Teddy il était à Linette.

— Comment Teddy à Linette ? Mon Dieu, mon Dieu !

— Aôh ! Chère mistress ! Vous troublez pas ! C’est un rien, un rien, puisque je étais là et que c’était lui qui m’envoyait !

— Lui ?

— Mais oui ! Ce bon Teddy, il était devenu amoureux de Linette, à l’Hôtel Moderne.

— À l’Hôtel Moderne ?

— Mais oui, mistress, vous savez bien que c’était là que nous étions descendus. Alors Teddy, avec le bel complet, il avait conquis Linette, dans un couloir.

— Dans un couloir ? Le couloir après la cave ! C’est une habitude !

— Mais yes ! mistress ! Laissez-moi finir ! Il avait trouvé Linette, c’était juste le jour où on devait partir. Il avait emmené la petite dans un coin et il était revenu en disant à moi : « Tu diras à mistress que je reste avec Linette, qu’elle m’attende. Je reviendrai. Je n’oublie pas le chat percé par moi. »

— Et c’est tout ?

— Oui ! mistress ! C’était tout. On emballait les bagages. On mettait sur une voiture. Je suis parti tout seul, comme il voulait. Alors, train, puis bateau. Je apporterai à vous les bagages de Teddy. Ils étaient arrivés avec moi.