La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 276-283).


CHAPITRE XXXVI.


Le lendemain matin, non-seulement tous les habitants de Thorpe-Combe, mais aussi ceux des environs, connaissaient l’enlèvement de Sophie par M. Brandenberry dans une chaise de poste à quatre chevaux.

Tous les invités de M. Thorpe en causaient très-gravement, excepté Algernon, qui ne pouvait s’empêcher de plaisanter même sur un sujet aussi sérieux et concernant une personne qui touchait de si près à toutes les personnes présentes et au maître de la maison.

Cette légèreté choquait tout le monde, et chacun s’exprimait là-dessus à sa façon.

Les miss Wilkins paraissaient surprises, le major grondait son fils, mistress Heathcote souffrait visiblement, Florence secouait tristement la tête, et sir Charles s’employait à atténuer les folies de son jeune ami.

Mais M. Thorpe, après avoir plusieurs fois donné des signes de son mécontentement, s’écria, emporté par la colère :

« Algernon, je ne comprends pas que vous soyez ravi du départ de Sophie Martin ; elle ne vous aimait pas et vous pouvez la payer de retour, c’est très-naturel ; mais que vous vous égayiez ainsi de voir votre cousine courir les champs avec un homme dont nous ne connaissons pas les intentions, il n’y a pas là sujet à plaisanter comme vous ne cessez de le faire.

— C’est plus fort que moi, monsieur Thorpe, et j’en suis confus moi-même ; cependant je vous dirai pour atténuer mes torts que ce n’est pas de ma cousine Sophie, mais de M. Brandenberry, que je me permets de rire.

— C’est à ceux qui triomphent qu’il faut laisser le persiflage, Algernon, et ce n’est pas à vous, mais à M. Brandenberry, à rire en ce moment.

— Comment, monsieur, vous croyez qu’il rira quand à son retour il apprendra que c’est miss Sophie Martin et non miss Martin Thorpe, de Thorpe-Combe, qu’il a conduite à l’autel en chaise de poste à quatre chevaux ?

— Oh ! l’abominable garçon ! répondit M. Thorpe. Voyons, Algernon, vous n’imaginez pas que Sophie se laissera épouser sous ce nom, sans avertir M. Brandenberry de mon retour ?

— Et pourquoi non, monsieur ? demanda Algernon très-sérieusement.

— Parce que cela ne peut pas être, répondit M. Thorpe, de plus en plus mécontent de celui qui l’avait toujours charmé jusqu’à ce jour.

— N’en parlons plus, cher monsieur Thorpe, reprit Algernon en rougissant beaucoup, bien entendu vous pensez que j’ai dit une bêtise ? et vous ne me croyez pas ?

— Certainement que je ne croirai jamais une chose semblable, » répondit M. Thorpe en changeant la conversation et en tournant le dos à Algernon.

Cependant, quoi qu’il fît pour ne plus y penser, Cornélius Thorpe ne pouvait oublier que son favori avait été assez sans cœur pour calomnier sa pauvre cousine. Cette injustice diminuait même son ressentiment contre l’orpheline de toute la colère qu’elle attirait sur Algernon. Sa conviction était que Sophie s’était engagée depuis longtemps avec M. Brandenberry, et qu’elle avait profité de la liberté qu’on venait de lui rendre pour aller épouser celui qu’elle aimait de longue date sans l’autorisation de ses tuteurs. Tout ceci avait une apparence de vérité, et, quoique peu correcte, la conduite du jeune homme n’était pas absolument immorale et n’attaquait pas son honneur. Aussi M. Thorpe en voulait-il beaucoup à Algernon d’avoir imaginé que Sophie avait entraîné M. Brandenberry à l’épouser en lui cachant sa véritable position. Cependant il se rappela la scène à laquelle il avait assisté chez le vieil Arthur Giles ; il vit Sophie dévorant d’excellents repas et laissant sa famille manger les mets les plus communs, Sophie se logeant élégamment et confortablement, tandis que les Heathcote couchaient dans un grenier ; Sophie écrasant de son luxe la jolie et pauvre Florence ; Sophie humiliant mistress Heathcote, brusquant le major, maltraitant les enfants, poursuivant Algernon de sa haine, flattant le riche M. Jenkins : et de souvenir en souvenir, M. Thorpe arriva à accepter plus tranquillement les soupçons d’Algernon, qu’il avait d’abord repoussés si brusquement. En réclamant son héritage, M. Thorpe avait eu l’intention de donner dix mille livres sterling à Sophie, malgré son peu de sympathie pour elle ; mais il résolut avant tout de savoir si réellement celle qui avait porté le nom de Thorpe avait aussi indignement trompé un honnête gentleman. À cet effet, il invita ses hôtes à passer une autre semaine chez lui et partit pour Broad-Grange, où il désirait assister au retour des fugitifs.

M. Thorpe avait bien calculé l’époque de leur retour, et arriva à temps pour recevoir dans leur cour M. et Mme Brandenberry, au débarqué de leur chaise de poste.

L’amoureux Richard sauta lestement de voiture et tendit la main à Sophie, qui descendit gaiement après lui.

Mais elle éprouva une émotion assez peu agréable en apercevant son cousin Cornélius ; cependant, réprimant soudain sa terreur, elle entraîna doucement son mari vers M. Thorpe en disant tendrement :

« Voici l’homme qui pouvait empêcher notre mariage, mon cher Richard ; mais, grâce au ciel, il est trop tard maintenant.

— Est-ce que M. Brandenberry ignore mon retour, Sophie ? demanda très-sérieusement M. Thorpe en s’approchant des nouveaux mariés.

— Oui, monsieur, et vous pouvez le lui apprendre si cela vous convient, répondit-elle avec un aplomb surprenant.

— Puis-je savoir à qui j’ai l’honneur de parler ? murmura enfin M. Brandenberry, assez étonné de la familiarité de sa femme avec cet étranger.

— Assurément, monsieur Brandenberry, vous avez plus que tout autre le droit de me connaître, et, si vous ne me reconnaissez pas, je vais vous dire mon nom, » répondit M. Thorpe en regardant fixement le jeune marié et en souriant d’une manière tout particulière.

M. Brandenberry regarda son étrange visiteur pendant quelques minutes, sans que l’effroyable vérité lui vînt à l’esprit ; mais tout à coup il comprit son malheur et l’infâme calcul de Sophie.

Le coup fut terrible ; mais M. Brandenberry sut se contenir, et, malgré sa fureur, il n’oublia pas que M. Thorpe était là et qu’il ne devait point se laisser deviner par lui. Quand il fut convaincu que M. Thorpe était bien M. Thorpe, et que son adorable héritière n’avait plus d’héritage :

« Est-il bien possible, murmura-t-il, que M. Cornélius soit enfin rentré dans nos pays ?

— Et aussi dans sa fortune, monsieur Brandenberry. Ce n’est pas le moment de parler de ce que je puis faire pour mes parents sans me gêner moi-même, répondit M. Thorpe, et je vous reverrai. Adieu donc, je vous souhaite toutes les joies imaginables et un bonheur parfait en ménage. »

En disant ces mots il s’éloigna, convaincu que les quelques mots qu’il avait prononcés étaient la meilleure punition qu’il pût infliger à son abominable petite-cousine, et jugeant, par ce qu’il connaissait du caractère des nouveaux mariés, qu’ils seraient aussi peu heureux qu’ils méritaient de l’être.

Tourmenté par le souvenir de son injustice envers son cher Algernon, M. Thorpe confia son cheval à un valet et monta rapidement à la bibliothèque, où il savait trouver le jeune homme. Mais à son entrée dans la chambre, trois personnes, un homme entre deux âges : et deux jeunes garçons, se levèrent pour venir à sa rencontre.

M. Thorpe regarda Algernon pour savoir quels étaient ces messieurs qui lui étaient totalement inconnus, et Algernon lui répondit aussitôt :

« Voici mon oncle Spencer, monsieur Thorpe, et ces jeunes gens sont ses fils.

— Permettez-nous, mon cher Cornélius, reprit M. Spencer en s’avançant gracieusement la main étendue vers le propriétaire de Combe, de nous ranger parmi les premiers à vous féliciter sur votre heureux retour parmi nous.

— Connaissiez-vous déjà cette nouvelle lorsque vous êtes arrivé ? demanda M. Thorpe en s’inclinant, mais en touchant à peine la main de son visiteur.

— Nous avons reçu une invitation de Sophie Martin, répondit l’élégant Spencer, qui en réalité n’avait été attiré que par la lettre de miss Wilkins.

— Mais vous n’avez pas daigné répondre à cette invitation, reprit impitoyablement M. Thorpe.

— Cela m’a été impossible, mon très-cher monsieur, car…

— Cela ne me regarde pas, monsieur, interrompit M. Thorpe ; je vous vois maintenant et je suis très-satisfait de pouvoir faire connaissance avec vous et avec vos fils, avant de quitter de nouveau l’Angleterre. »

Puis, se tournant vers Algernon, M. Thorpe continua à voix basse : « Je vous demande pardon, cher enfant. À l’avenir je croirai tout ce que vous direz, même les choses les plus incroyables. »

Algernon parut tout étonné, car il avait complètement oublié la manière un peu brusque dont M. Thorpe l’avait traité à propos de Sophie.

« Je viens de faire ma visite de noces, reprit le véritable héritier ; me comprenez-vous bien maintenant ?

— Et qu’est-ce que le marié a dit en vous voyant ?

— Il est assez prudent, car il a promptement réprimé le mouvement de colère bien naturel dont il n’a pas été le maître. Aussi je compte bien le consoler matériellement, sans cependant me faire tort à moi-même ni aux autres. »

Algernon, par un sourire approbateur, montra qu’il avait compris et approuvé l’intention de son riche cousin.

Les deux amis se dirigèrent alors vers le salon, où ils retrouvèrent toute la société, à laquelle mistress Heathcote avait consenti à faire les honneurs du château !

Je n’ai pas besoin de dire combien M. Spencer enragea de la sottise qu’il avait faite en répondant aussi tard à l’invitation que Sophie lui avait adressée à l’instigation de M. Thorpe.

Il est inutile d’expliquer beaucoup plus clairement le dénoûment de cette histoire.

Bien entendu lady Temple s’opposa au mariage monstrueux de son fils, et bien entendu, quand elle apprit que Florence avait reçu de son généreux cousin la somme de cent cinquante mille livres sterling, elle consentit à l’union de miss Heathcote avec sir Charles, sous prétexte qu’elle faisait ce sacrifice à la famille des Thorpe, pour laquelle elle avait toujours gardé une sincère affection. Bien entendu M. Thorpe donna le château, ses dépendances et toutes les terres qui faisaient partie de la propriété, à son cher Algernon. Bien entendu le charmant garçon fit partager son bonheur à sa bonne famille, sans exiger de sa bien-aimée marâtre qu’elle exilât un de ses petits-enfants de la maison paternelle. Bien entendu M. Thorpe tint sa parole en donnant à Sophie et à son mari de quoi vivre mieux qu’ils ne le méritaient à Broad-Grange. Mais le riche M. Jenkins ne jugea pas nécessaire de laisser à sa vilaine petite-cousine les précieux joyaux qu’elle avait si librement emportés avec elle.

Il les réclama donc pour la future femme d’Algernon, en alléguant que les diamants de la famille Thorpe devaient rester au propriétaire de Thorpe-Combe, et que d’ailleurs le fameux collier de perles que Sophie n’avait jamais montré à qui que ce fût était un objet déjà très-remarquable pour la femme de M. Brandenberry de Broad-Grange.

Bien entendu la jeune mistress Brandenberry ne fut pas de cet avis, et, aussitôt qu’elle eut touché la somme qui lui assurait trois cents livres sterling de revenu, elle déclara qu’elle ne voulait plus avoir aucun rapport avec les Heathcote, ni avec sir Charles et lady Temple, sa charmante femme.

Bien entendu les Wilkins et les Spencer quittèrent Thorpe-Combe à peu près comme ils y étaient entrés mais emportant avec eux l’assurance des sincères regrets de M. Thorpe de ce qu’il n’avait plus de Thorpe-Combe à distribuer dans sa famille.

Et enfin, bien entendu le généreux héritier fut aussi heureux que ses souvenirs le lui permettaient, en voyant tout le bonheur qu’il avait répandu sur ses chers parents.

Quinze ans après, il quitta le pays où il s’était créé un nom et une position, et rentra dans sa chère Angleterre pour revoir les amis qu’il avait unis, et les charmants enfants qui étaient nés de cette douce alliance. En voyant Algernon marié à une digne créature qui faisait son bonheur, et le vieux major entouré, ainsi que sa chère Poppsy, de la tendresse et du respect de leurs petits-enfants, il se rappela avec ivresse que c’était à lui que tous ces êtres, qui vivaient heureux et fortunés, devaient leur félicité bien méritée du reste, et il osa espérer que les fautes qu’il avait déjà expiées bien cruellement lui seraient peut-être pardonnées en faveur du bien qu’il avait répandu dans sa famille.

C’est avec ce doux espoir que M. Thorpe-Combe alla finir ses jours dans le calme, sur le sol aimé qu’il avait choisi pour sa résidence.


FIN.