La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 264-269).


CHAPITRE XXXIV.


En arrivant chez les Brandenberry, miss Martin Thorpe souleva avec peine le lourd marteau de fer qui répondait à la cuisine ; car à cette heure avancée la porte de la cour était fermée. En entendant ce bruit violent et inattendu, les deux serviteurs qui étaient près du feu de la cuisine s’écrièrent avec effroi :

« Grand Dieu ! qu’est-ce que cela ? Que le ciel nous protège !

— Mais allez donc ouvrir, John, dit la femme en se remettant un peu de sa frayeur ; ne croyez-vous pas que c’est le diable ? imbécile ! »

Mais la visiteuse serait toujours restée à la porte, si, à un second coup de marteau, plus bruyant encore que le premier, M. Brandenberry ne s’était décidé à aller ouvrir lui-même, tout en maugréant contre ces brutes de domestiques qu’il croyait endormis.

La vue de Sophie lui causa un étonnement bien naturel, surtout en la voyant seule à cette heure au milieu des bois ; mais il sut bientôt changer son étonnement en émotion, et murmura en pressant le bras de Sophie sous le sien, tout en la conduisant au salon :

« Très-chère miss Martin Thorpe ! trop aimable et adorée Sophie ! vous paraissez émue, agitée, ravissante amie. Qu’est-il arrivé ? très-douce miss Martin Thorpe, etc., etc., etc. »

En entrant au salon, Sophie dut supporter les mêmes questions et les mêmes tendresses de la part de Marguerite et de sa vieille mère, qui répétait tout ce que disait sa fille, laquelle n’était elle-même que l’écho de son frère Richard. Quand les trois Brandenberry furent las de questionner, ils se décidèrent à laisser répondre Sophie, qui débita ainsi le conte qu’elle avait préparé à leur intention :

« Hélas ! mes chers et bons amis, dit-elle, j’espère que vous savez avec quelle patience j’ai supporté mes souffrances jusqu’ici ; mais maintenant, pauvre malheureuse que je suis, c’est au-dessus de mes forces.

— Parlez ! parlez ! dites-moi tout, adorable amie, s’écria M. Brandenberry vaincu par l’émotion, et en baisant les mains de celle qu’il nommait toujours l’héritière de Thorpe-Combe.

— Calmez-vous, cher monsieur Brandenberry, car j’ai bien besoin de vos conseils, et, si vous ne m’écoutez pas, vous ne pourrez pas me donner un avis, reprit Sophie, qui continua ainsi en variant adroitement ses différentes émotions et en changeant le son de sa voix suivant les péripéties de son récit. Vous vous rappelez la résolution que j’avais prise pour me débarrasser de ces infâmes Heathcote ; vous savez que j’ai écrit à sir Charles Temple en le priant de me soustraire à leur tyrannie. Eh bien, loin de me défendre contre mon autre tuteur, je vais être par sir Charles lui-même rendue la victime d’un affreux complot. Pendant les premiers jours qui ont suivi son retour, tout allait beaucoup mieux, et j’avais pris la résolution de supporter la vue des Heathcote jusqu’à ma majorité plutôt que de rompre par un éclat avec mes tuteurs et ma famille. Mais maintenant mon supplice est augmenté par des persécutions continuelles, et certes, je préfère la mendicité à des propositions que mon cœur ne peut entendre et que je déteste : sir Charles veut me forcer à l’épouser immédiatement, et mon autre tuteur est d’accord pour cela. Enfin, en me découvrant ces projets, le major Heathcote m’a juré que, si je n’épousais pas le mari qu’il me proposait, il saurait bien m’empêcher de recevoir des jeunes gens auxquels je donne la clef de mon parc et qui me font refuser de lui obéir. Vous comprenez, chère miss Brandenberry, que je ne pouvais plus supporter cette tyrannie : c’est, pourquoi j’ai pris mes diamants avec moi et je suis accourue vous demander conseil. »

Quand elle eut terminé sa tirade, non sans rougir beaucoup en prononçant les mots jeunes gens, Sophie se cacha le visage dans les bras de son amie ; Richard profita de cet instant pour se précipiter à ses genoux, lui renouveler la déclaration de son amour et lui conseiller de nouveau de s’unir à celui qui ferait le bonheur de toute sa vie.

« Marguerite, que lui répondre ? murmura Sophie d’une voix brisée. Je ne voulais pas me marier, je préférais vivre seule. Mais, hélas ! maintenant, oh ! monsieur Brandenberry, vous n’avez donc pas lu dans mon cœur ? N’avez-vous pas deviné que votre dévouement passionné me charme autant que m’irritent, et me blessent les projets mercenaires et vils de cet infâme sir Charles Temple ?

— Soyez à moi pour toujours ! s’écria M. Brandenberry avec véhémence ; laissez-moi vous soustraire aux misérables qui sacrifieraient sans honte votre angélique pureté à leur infernale avarice. Oui, Sophie adorée ! je vois que vous avez su distinguer mes propositions de celles de l’orgueilleux qui a osé courtiser sous vos yeux votre indigne cousine Florence Heathcote. Montrez alors, trop charmante et trop adorable créature ! montrez-leur que votre noble caractère ne peut pas supporter d’aussi basses tyrannies ; soyez à moi ! soyez mon épouse adorée, chérie !

— Hélas ! que me demandez-vous ? reprit Sophie plaintivement en abandonnant sa main à son adorateur passionné. Ils vont me poursuivre, me prendre et me ramener avec eux. Ils connaissent leur pouvoir et leurs droits sur moi ! Je suis certaine qu’avant midi demain je serai réintégrée de force dans mon château, qui s’est changé pour moi en une affreuse prison. »

En finissant cette adroite tirade, la jeune fille se couvrit les yeux de son mouchoir et ne put retenir des cris et des sanglots déchirants.

« Savent-ils où vous vous êtes réfugiée ? demanda M. Brandenberry.

— Oh ! non, pas en ce moment, et j’espère même qu’ils remettront leurs recherches à demain.

— Alors, la nuit est à nous, et il faut en profiter, mon adorée, reprit vivement Richard ; vous le savez, Sophie, pour une mineure il n’y a pas d’autre moyen d’échapper à la tyrannie de ses tuteurs que de fuir loin d’eux.

— Hélas ! je le crains, répondit Sophie en cachant son visage sur le sein de Marguerite.

— Touchante pudeur ! s’écria M. Brandenberry en entourant Sophie de ses bras ; je souffre en vous donnant ce conseil, charmante amie, mais nous n’avons pas le choix des moyens. Appartenez-moi sans plus tarder, ou nous sommes séparés à jamais.

— Si je fais mal en vous cédant, que le crime retombe sur ceux qui me jettent dans vos bras, et non pas sur moi, murmura la victime.

— Il faut nous réfugier vers le pays ami de Gretna-Green, Sophie ; hâtons-nous de nous procurer une chaise de poste. Mais, ô grand Dieu ! reprit le jeune homme en se frappant le front avec désespoir, je n’ai pas assez d’argent pour entreprendre ce voyage, car je n’ai pas été toucher mes rentes chez mon banquier. Comment faire ? Vous ne devez pas avoir d’argent sur vous, céleste amie ? en tous cas vous n’en avez pas suffisamment.

— Je ne sais, répondit Sophie avec innocence ; mais, si nous pouvions arriver à Hereford avant la fermeture de la banque, je réclamerais les cinq cents livres sterling qui me reviennent pour ce trimestre-ci ; cela nous suffirait, je pense, pour aller où vous dites.

— Mais nous n’avons pas de temps à perdre, charmante créature, reprit Richard, ravi de pouvoir toucher immédiatement une somme qui formait à peu près deux ou trois fois la valeur des revenus de sa famille. Charmante créature ! quelle présence d’esprit vous gardez dans le danger ! Vous êtes un ange, mais un ange adoré ! Je vais donc vous mettre hors de leurs maudites atteintes en vous enlevant cette nuit même. Vous allez partager notre frugal repas, après quoi je courrai chercher une chaise de poste à Hereford pour que nous puissions partir demain et arriver à la banque vers dix heures ; de cette façon vos tyrans ne pourront pas vous rejoindre ni s’opposer à notre expédition. S’il me fallait y renoncer ou seulement retarder le bonheur de vous posséder, je mourrais de désespoir. »

Sophie tranquillisa son adorateur en lui répétant que son projet lui semblait très-bien combiné, et en le pressant de le mettre à exécution, afin de déjouer les projets de ses tuteurs et de se soustraire à leurs recherches. Quand on servit le frugal repas, Sophie ne put s’empêcher, malgré ses graves préoccupations, de le trouver détestable en tous points ; mais elle pensa aussitôt que Richard et sa sœur n’ayant pas connaissance de son magnifique collier de perles ni de tous ses bijoux qu’elle avait pris avec elle, il lui serait facile, quand elle les aurait convertis en argent, d’en dépenser la valeur pour sa nourriture et son bien-être particulier. Cette douce réflexion l’aida à supporter un peu plus patiemment la simplicité rustique du souper de ses fidèles amis et protecteurs.