La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 93-97).


CHAPITRE XI.


« Sitôt ! s’écria sir Charles avec émotion en lisant une lettre datée d’Angleterre et qui lui avait été remise en présence de sa mère à Florence. Pauvre Thorpe, je ne croyais pas, en lui serrant la main le jour de mon départ, que je ne le reverrais plus !

— Il était très-vieux, n’est-ce pas, Charles ? observa lady Temple.

— Pauvre Thorpe ! murmura le jeune homme avec des larmes dans la voix ; lui qui désirait tant que je restasse encore auprès de lui, que ne l’ai-je fait ?

— Il est bien plus heureux que vous ne l’ayez pas vu mourir, mon cher Charles, reprit lady Temple avec tendresse ; cette triste scène vous aurait fait mal, et j’aime mieux que vous soyez près de moi, nous essayerons de vous distraire…

— Ma chère mère, il faut que je vous quitte, reprit le jeune homme en repliant la lettre qu’il venait de lire ; cette lettre m’annonce que je dois être là lors de l’ouverture du testament.

— Voilà une manière bien impertinente d’en user avec vous, mon fils : que vous ayez rendu des services à votre vieil ami, je le comprends ; mais que ses neveux ou nièces vous obligent à traverser l’Europe pour arranger leurs affaires, cela me paraît absurde, et je vous engage fort à refuser cette invitation au moins inconsidérée.

— Ce ne sont point les parents de M. Thorpe, mais son notaire qui m’appelle par cette lettre, ma mère, et je dois remplir ce devoir.

— Le vieux Westley ! reprit vivement lady Temple, à qui l’idée d’un legs souriait infiniment ; alors partez, mon fils, partez vite : en effet, le devoir l’ordonne. »

Sir Charles échangea encore quelques mots avec sa mère, puis il se mit en devoir de partir pour l’Angleterre.

En recevant aussi une lettre de convocation, M. Wilkyns s’apprêta promptement à quitter ses trois filles, tandis que ces demoiselles faisaient des remarques, des projets, et dépensaient à l’avance, en imagination, les riches revenus de Combe.

En lisant la lettre de M. Westley, M. Spencer s’écria : « Cela ne peut être que pour de bonnes nouvelles : on ne me dérangerait pas sans doute pour que j’assistasse au triomphe d’un autre ! »

Il se mit en route pour Combe.

Quand il apprit la triste nouvelle, le major la communiqua avec chagrin à sa famille.

Vraiment, il est mort ! murmura la bonne mistress Heathcote, et il y a un mois à peine nous l’avons quitté si bien portant ! »

Algernon et sa sœur pleuraient en se tenant la main ; quant à Sophie, elle ne bougea pas et n’eut pas un mot de regret. M. Heathcote lui ayant reproché cette dureté de cœur, Sophie répondit simplement :

« Je suis fâchée pour lui, ma tante ; mais il est inutile de tant faire d’embarras : sa vie et sa mort ne peuvent rien changer à ma position.

— Je le sais, Sophie ; seulement je pense comme dans ce monde la mort nous atteint promptement, » reprit la belle-mère en regardant Algernon et sa sœur, qui s’étaient réfugiés dans un coin de la chambre.

Le jour désigné pour l’ouverture du testament, M. Westley, les trois beaux-frères et sir Charles se trouvaient de nouveau à Thorpe-Combe. Le baronnet pouvait à peine modérer sa douleur, et, quand le gros chat de son ami vint sauter familièrement sur ses genoux, d’abondantes larmes coulèrent de ses yeux.

Lorsque les quatre auditeurs furent assis devant le feu, M. Westley ouvrit le testament et en fit la lecture à haute voix.

M. Thorpe laissait tout son bien, sauf quelques legs particuliers, à son fils Cornélius et, à son défaut, à Sophie Martin. Il lui enjoignait de prendre le nom et les armes de Thorpe, et désignait pour ses tuteurs, sir Charles et le major Heathcote, qu’il instituait ses exécuteurs testamentaires.

Il faisait quelques dons à des domestiques, entre autres une rente de cent livres sterling à mistress Barnes, et offrait mille livres sterling à chacun de ses exécuteurs testamentaires. Personne ne dit mot sur ses volontés ; M. Spencer partit sur-le-champ en prétextant des affaires ; M. Wilkyns resta à dîner avec M. Westley, et les deux tuteurs convinrent ensemble de demeurer à Combe jusqu’au lendemain.

L’héritière ne devait atteindre sa majorité qu’au bout d’un an, et sir Charles désirait s’entendre avec le major sur la manière dont elle allait vivre désormais.

« Allez-vous écrire à miss Martin l’heureux événement qui lui arrive, ou attendrez-vous votre retour pour le lui annoncer ? demanda sir Charles avec dépit.

— Cela ne presse pas, répondit le major un peu désappointé aussi ; je le leur dirai demain. Mais si j’osais vous inviter à venir dans ma modeste demeure, je vous prierais de m’accompagner, car je crains que miss Martin ne soit fort exigeante, et alors je ne saurais que lui dire.

— Mais je pense que vos bontés pour elle doivent vous assurer son obéissance, répondit sir Charles dont le cœur battait à l’idée de revoir celle qu’il adorait.

— Je ne peux pas le savoir, répondit le major avec embarras ; mais, s’il vous est désagréable de m’accompagner, je tâcherai de trouver un moyen de me faire obéir.

— Désagréable ! mais bien au contraire, répondit vivement le baronnet, je serai ravi de revoir… votre chère famille, ajouta-t-il vivement et en rougissant beaucoup. Et, puisque vous me le permettez, je serai prêt à partir demain avec vous. M. Westley se chargera de faire observer les volontés de mon pauvre ami.

— Merci, cher sir Charles, merci de votre complaisance. Ils doivent être un peu inquiets à la maison, non pas certes mon fils ni ma fille ; les chers enfants n’ont jamais pensé à rien de pareil ; mais ma pauvre chère femme, qui avait toujours un peu d’espoir. »

Mistress Barnes, qui désirait retourner dans son pays, consentit à garder son poste jusqu’à ce que miss Martin eût désigné sa remplaçante. On lui laissa la garde des livres, des tableaux et de l’argenterie, dont M. Westley fut chargé de faire l’inventaire, qu’il devait envoyer à Banboo-Cottage Clevelands, Gloucestershire.

Les deux tuteurs se mirent en route de grand matin, dans une vieille voiture qui avait appartenu au père de sir Charles ; tout le temps du voyage, qui dura six heures, ils discutèrent sur ce qu’ils avaient à proposer à leur pupille, et enfin ils décidèrent qu’il fallait qu’elle vînt habiter Combe avec sa famille d’adoption.

« Thorpe-Combe est assez vaste pour vous tous, répondait sir Charles aux objections du major, et il est indispensable que miss Martin Thorpe vive avec la famille de son tuteur.

— Nous verrons à arranger tout cela, reprit le major. Mais nous arrivons ; dans cinq minutes nous serons à la maison. Pauvre chère Poppsy ! elle va lire la vérité dans mes yeux. »