La Pupille (1842)
Traduction par Sara de La Fizelière.
Hachette (p. 1-14).


CHAPITRE PREMIER.


Le 28 novembre 1835, à six heures un quart, M. Thorpe, de Thorpe-Combe, Herefordshire, se tenait assis devant un grand feu de bois. Il avait à portée de la main les fagots d’environ trois arbres, empilés les uns sur les autres, et à côté de lui une petite table, ronde, sur laquelle il y avait une tasse à café et deux flambeaux. Tout à coup il tira avec une extrême violence le cordon de sonnette qui pendait le long de la cheminée. Il attendit à peu près les trois quarts d’une minute, les yeux fixés sur la porte, sans lâcher le cordon ; puis, voyant que personne ne venait, il tira de nouveau le gland de soie avec une énergie qui n’était pas exempte d’impatience. Ce second appel produisit un effet instantané, car la sonnette résonnait encore que la femme de charge était déjà devant son maître.

« Vous serez un jour punie de votre négligence, mistress Barnes, vous pouvez y compter, dit le vieux gentilhomme. Aussi vrai que je vous vois, vous serez obligée de faire appeler un coroner pour faire une enquête lorsqu’on m’aura trouvé mort ; car il arrive toujours des accidents aux pauvres vieillards malades comme je le suis, et qui ne peuvent obtenir qu’on vienne quand ils sonnent.

— Je pense, monsieur, que vous devriez prendre quelqu’un de plus jeune et plus actif que moi pour répondre à votre sonnette, répliqua mistress Barnes avec une feinte modestie ; car je sais que je ne suis plus aussi vive qu’autrefois. D’ailleurs, si vous vouliez avoir un valet de chambre, ainsi que les autres gentlemen du voisinage, il serait facile d’en trouver un qui courrait plus vite que moi.

— Vous dites cela pour me contrarier, mistress Barnes, et parce que vous savez que je n’aime pas les valets. Mais on m’a habitué à tout supporter ici ; ne parlons donc plus de cela et veuillez m’écouter. Vous savez que je n’aime pas à répéter ce que je dis, ajouta-t-il ; prêtez-moi donc votre attention. Je vais engager une grande société à venir passer ici les fêtes de Noël. Avez-vous entendu ce que je vous ai dit ? continua le vieux gentilhomme en remarquant que la femme de charge le regardait avec anxiété.

— J’ai peur que vous ne soyez malade, monsieur, dit-elle enfin en s’approchant avec sollicitude ; laissez-moi envoyer chercher M. Patterson pour qu’il vous tâte le pouls.

— Vous êtes folle, Barnes, et je le suis autant que vous, moi qui vous garde après m’être convaincu que vous ne valez guère mieux qu’une idiote. Enfin, comme je ne puis vous remplacer en ce moment, je vous prie de réunir le peu d’intelligence qui vous reste afin d’écouter les ordres que je vais vous donner, et cela sans vous figurer que j’ai le délire… si c’est possible.

— Je vous demande pardon, monsieur, mais il faut que j’aie mal entendu ou que je me sois trompée.

— En ce cas, tâchez de mieux me comprendre dorénavant. Asseyez-vous, ma vieille amie. Je n’ai pas le délire, ma pauvre Barnes, et cependant il faut que ma maison soit remplie de visites à Noël. Asseyez-vous et causons.

— Mais que ferons-nous pour les domestiques ? Nous n’avons que le jardinier, le bailli et le garçon qui fait les couteaux et nettoie les souliers ; comment, avec ce personnel, pourrons-nous avoir si grande compagnie ?

— Je sais tout cela, Barnes, mais il y a toujours de la ressource, là où il y a beaucoup d’argent. J’aurai, si je veux, une douzaine de domestiques bien dressés et élégamment habillés. Ne vous tourmentez pas pour cela.

— Je sais qu’avec de l’argent on peut se procurer ce que l’on veut, monsieur, mais alors il en faut dépenser beaucoup.

— Il me convient d’en dépenser, Barnes, et je ne trouverai pas que ce soit trop d’un millier de guinées pour traiter mes invités. »

Mistress Barnes tressaillit en le regardant avec surprise.

« Barnes, mon amie, reprit le vieux gentleman en plaçant ses coudes sur les bras de son immense fauteuil, Barnes, vous savez ce que contenait la lettre que j’ai reçue la semaine dernière ; mais vous ne pouvez savoir combien cette lettre pèse sur mon pauvre cœur.

— Alors, monsieur, je sais que vous aurez du plaisir à réunir une petite compagnie, et aucune peine ne me coûtera pour préparer la réception. »

M. Thorpe sourit en secouant tristement la tête.

« Ce n’est pas cela, Barnes. Je n’ai pas besoin de dire mes motifs en ce moment ; mais, quoiqu’il ne soit pas impossible que je vive encore quelque temps, je désire réunir tous mes parents avant de mourir.

— C’est très-juste, monsieur, et, si vous voulez me donner vos ordres, je ferai de mon mieux pour qu’ils soient bien exécutés, répondit la bonne femme avec une soudaine énergie.

— Je vous remercie, Barnes. La première chose sera de faire ouvrir, chauffer, nettoyer et ranger toutes les chambres. Rassemblez une douzaine de femmes, mais que cela soit fait demain soir. Puis j’enverrai dire à sir Charles Temple de venir me voir ; nous visiterons la maison ensemble et nous vous dirons ensuite ce qui vous restera à faire. Combien d’aides vous faut-il ? répondez, Barnes.

— Combien doit-il y avoir de personnes ? demanda-t-elle avec une inquiétude qu’elle cherchait en vain à déguiser.

— De douze à vingt, je ne sais pas au juste, car j’ignore encore de quelle quantité de filles et de garçons ma famille s’est augmentée depuis que je ne l’ai revue.

— De douze à vingt, grands dieux ! s’écria mistress Barnes en tordant ses mains ; mais que pourrai-je jamais faire de tout cela ?

— Mais ne vous rappelez-vous plus, vieille folle, le temps où il n’y avait pas une chambre dans la maison qui ne fût remplie de monde ?

— Si fait, je me le rappelle, mais alors nous avions des masses de serviteurs. Oh ! monsieur, ce n’est plus la même maison.

— Mais puisque vous allez en prendre autant que vous en voudrez, taisez-vous et ne m’ennuyez plus de la sorte, vieille raisonneuse. Occupez-vous des femmes, sir Charles me cherchera les hommes. Maintenant je n’ai plus rien à dire ; retirez-vous et laissez-moi me reposer un peu. » :

La femme de charge allait sortir, mais revenant sur ses pas :

« Pour sir Charles, dit-elle, il faudra donc l’envoyer chercher ?

— Mais sans doute, vieille folle.

— Et dans quel moment, monsieur ?

— Ah mais, que signifie cela, Barnes ? comme vous aimez à bavarder ! Je vous ai dit que je voulais lui parler demain, après mon déjeuner, et il n’est pas probable que j’aille le chercher moi-même, n’est-ce pas ? Voyons, allez-vous-en ; je souffre à force de parler. »

Mistress Barnes partit après cet ordre positif, qui lui plaisait du reste infiniment, car elle était ravie de ce que son maître lui avait ordonné d’envoyer à Temple pour faire chercher sir Charles, qui devait les aider dans leurs préparatifs.

Le lendemain, un soleil clair et brillant vint calmer les nerfs agités de la femme de charge, et, en passant de sa chambre dans la salle à manger, M. Thorpe aurait pu déjà s’apercevoir des heureux résultats du dialogue de la veille. Mais il s’occupait peu de cela, et, tranquillement assis dans un bon fauteuil, il était absorbé par la lecture d’une chronique française qui lui faisait même oublier son déjeuner inachevé. Cependant un bruit de pas sous sa fenêtre lui fit lever les yeux, et il aperçut le visage qu’il préférait à tous les autres. Un jeune homme d’une jolie taille, portant une veste blanche, de grandes guêtres de chasse et un fusil sous son bras, lui fit un sourire amical en passant devant lui. Un instant après, sir Charles Temple entrait dans la chambre.

« Qu’y a-t-il pour votre service ? dit le jeune homme en se tenant immobile devant son vieil ami.

— Pour mon service ? répéta M. Thorpe en souriant.

— Oui, dit sir Charles ; parlez vite, car j’ai deux jeunes fermiers qui m’attendent avec des chiens sur la colline, et, si vous me laissez partir, je vous promets des lapins et des alouettes pour un mois.

— Oh ! cher Charles, pourquoi êtes-vous venu ? Je désirais avoir une longue conférence avec vous, mon ami, et non pas échanger quelques mots à la hâte pendant que vous vous impatientez en pensant que l’on vous attend. Allez, partez ; j’aime mieux ne pas vous avoir du tout que de vous entretenir dans un moment où vous êtes si pressé.

— Sera-t-il encore temps ce soir ? demanda le jeune homme.

— Non vraiment… Mais allez-vous-en tout de même, répondit M. Thorpe en regardant le paysage par la fenêtre, puisqu’on vous attend. »

Sir Charles ne répondit pas, tira la sonnette, déposa son fusil dans un coin et s’assit tranquillement en face de son vieil ami.

Un jeune homme se présenta, mistress Barnes étant trop occupée pour entendre la sonnette.

« C’est bien, Jem, vous êtes précisément l’homme qu’il me fallait, dit le jeune baronnet ; courez sur la colline de Windmill, et dites à M. Lloyd, et à une autre personne que vous trouverez, là avec des chiens, qu’ils partent sans moi, car je ne puis les rejoindre en ce moment, étant retenu ici par des occupations qui ne souffrent pas de retard. »

Jem s’inclina et disparut.

« Dieu vous récompensera, Charles, de votre bonté pour un vieillard, dit M. Thorpe en regardant son jeune compagnon avec affection ; mais je regrette que vous perdiez ce jour de chasse. Je vous dirai, pour vous consoler, que le vent coupe comme un rasoir ; mais à votre âge un rayon de soleil…

— Peu m’importe le soleil, voisin Thorpe, si je puis vous être utile ou agréable en quelque façon, dit sir Charles prenant sur ses genoux un magnifique chat et l’entourant de ses bras ; maintenant, j’écoute ce que vous avez à me communiquer.

— N’est-il pas bizarre, reprit le vieux gentleman en repoussant ses journaux, qu’un vieillard comme moi ne puisse prendre une décision, même de peu d’importance, sans consulter un jeune homme comme vous ? Mais aujourd’hui la chose est plus grave. » Après une pause, il ajouta : « Charles, il n’est pas probable que je vive encore longtemps, et il faut que je pense à prendre mes dernières dispositions ; voilà ce dont je voulais vous parler.

— Vous ne souffrez pas, mon vieil ami ? demanda le jeune baronnet avec sollicitude ; je vous ai rarement vu mieux portant qu’aujourd’hui ; je ne veux pas que vous vous tourmentiez ainsi.

— Je ne me sens pas mal, sans doute ; mais cette lettre, Charles, cette horrible lettre sera cause de ma mort.

— Prenez vos dispositions, monsieur Thorpe, répondit sir Charles ; c’est un devoir qu’aucun homme ne doit négliger, surtout quand il a, comme vous, une propriété qui n’a pas de bornes. Mais, quant à cette lettre, avouez qu’elle ne contenait rien de nouveau pour vous : car, sérieusement, ne croyiez-vous pas votre fils mort avant d’en recevoir cette assurance écrite ?

— Non, Charles, je ne le croyais pas.

— Alors il vaut mieux pour vous savoir la triste vérité que de vivre avec un doute éternel. Quant à moi, dès les premiers détails que vous avez reçus, je n’ai plus gardé le moindre espoir, et je crois qu’à ma place chacun aurait pensé de même.

— Cela se peut en effet ! Pauvre garçon, il n’avait plus que son père qui s’intéressât à lui ! Enfin, je suis satisfait d’avoir songé à envoyer un agent aux Indes afin d’obtenir tous les renseignements nécessaires pour constater sa mort. Hélas ! d’après cette lettre (et en disant ces mots le vieillard remettait une lettre à son jeune ami), il ne peut plus rester l’ombre d’un doute ; n’est-ce pas, Charles, tout espoir est perdu ?

— Certainement, monsieur, répondit sir Charles après avoir relu la lettre avec attention ; nous retrouvons ici la date de la mort, celle de la maladie qui l’a enlevé, celle de son enterrement. Ces détails précis ne peuvent nous laisser aucun doute. Vous avez bien fait d’envoyer cet agent, car son rapport tranche définitivement la question.

— Oui, je le crois ; » et remettant tristement la lettre dans sa poche, le vieillard reprit : « Revenons donc à notre conversation. Y a-t-il enfin quelque chance que vous entendiez raison, Charles, et que vous me laissiez vous léguer mon bien ?

— Pas la moindre chance, répondit en riant le jeune homme.

— Vous êtes un méchant obstiné qui agissez très-mal envers moi, reprit M. Thorpe ; vous savez que je vous aime par-dessus tout, et vous ne voulez pas que je vous enrichisse.

— Laissez-moi vous parler un instant à cœur ouvert, mon ami ; vous comprendrez le motif de mon refus, et vous verrez si réellement vos bienfaits me feraient le bien que vous pensez.

« Mon bon père et ma prévoyante mère ont jugé à propos de grever la propriété de Temple si complètement, que je vis avec moins de mille guinées par an. Ma chère mère, que j’aime infiniment malgré ses extravagances, vit à Florence avec un douaire du double de cette somme, et je reçois chaque jour le conseil de vivre moitié en ermite à Temple, moitié en dilettante à Florence. Maintenant, si mes riches voisins disent que je suis un être bizarre et que ma petite fortune est tout ce que je mérite, les pauvres m’aiment et parlent de moi avec respect. Chacun connaît notre affection mutuelle et sait que je préfère votre intimité à tous les plaisirs de chasses, de courses et autres ; mais, quoique vous ne voyiez plus votre famille, je suis persuadé que toutes vos actions sont scrutées avec anxiété par une masse de neveux et de nièces, qui, si vous ne vous occupez pas d’eux, s’occupent en revanche beaucoup de vous. Enfin, mon ami, jugez de ce que l’on penserait si, à votre mort, l’on apprenait que le résultat des soins et de la tendresse que j’avais pour vous soit l’addition de vos propriétés à ma terre de Temple.

— Folie, Charles ! que signifie ceci ? Je regrette de vous avoir parlé de tout cela, au lieu d’avoir arrangé mes affaires moi-même ; je suis stupide de vous en avoir jamais entretenu.

— Je vous donne ma parole, Thorpe, que j’aurais tout vendu, meubles et ornements, excepté mon ami Pussy, et fait un partage égal entre tous vos héritiers, après les avoir fait venir d’Angleterre ou de Galles. Et qu’y aurais-je gagné, s’il vous plaît, mon ami ? Beaucoup de fatigue et d’ennuis.

— N’en parlons plus, alors, et cherchons ensemble à qui je laisserai mon revenu de trois mille livres sterling, puisque vous n’en voulez pas.

— Au plus digne de vos parents, si vous savez lequel mérite cette préférence, ou sinon au plus proche.

— Mais il y en a plusieurs au même degré, et je ne les connais presque pas.

— Alors faites un partage.

— Non, je ne veux pas diviser ma propriété, qui a appartenu à notre famille depuis deux cents ans. Eh bien ! puisque vous m’avez si cruellement refusé, il faudra que je réunisse tout ce monde afin de pouvoir choisir mon héritier.

— Ce sera bien ennuyeux, mon ami ; mais vous avez raison, c’est le seul moyen. Comment ferez-vous ? Vous dérangerez-vous pour aller chez eux ou les inviterez-vous à venir ici ?

— Me déranger ? Mais tous les neveux et nièces de la terre ne me décideraient pas à faire cela ! Ils viendront ici, et vous m’aiderez à les recevoir, Charles, et aussi à les juger ; ce sera la punition de votre obstination ; je sais que je vous condamne à un ennui mortel, mais je sais aussi que vous ne voudriez pas m’abandonner.

— Je vous aiderai de grand cœur, Thorpe ; mais vous savez que dans un mois ou six semaines je dois aller rejoindre ma mère à Florence.

— Tout sera fini pour ce moment, répondit le vieux gentilhomme, j’ai ordonné à Barnes de nettoyer les chambres ; il y en a dans lesquelles je ne suis pas entré depuis la mort de ma femme, et je vous prierai de m’y accompagner.

— De grand cœur ; du reste je ne serai pas fâché de voir votre maison, car il est positif que je ne suis entré que dans trois pièces, celle-ci, la salle à manger et la bibliothèque.

— Je crois, mon enfant, que, depuis que je vous connais, aucune autre fenêtre n’a été ouverte… Maintenant je vais sonner Barnes, et nous irons visiter les appartements. »

La vieille dame se fit un peu attendre, car sa toilette avait besoin d’être réparée pour se présenter devant M. Thorpe et le baronnet.

« Allons, Barnes, lui dit son maître dès qu’elle entra, montrez-nous le chemin. Voilà sir Charles qui a abandonné une partie de chasse pour visiter nos vieilles chambres.

— Grand Dieu ! s’écria la femme de charge avec désespoir, ne m’aviez-vous pas dit, monsieur, que ce serait pour demain ?

— Vraiment ! cela se peut, Barnes ; mais qu’est-ce que cela fait ? Ouvrez les fenêtres, et, si nous voyons de la poussière et des toiles d’araignées, nous n’en apprécierons que mieux ensuite vos nettoyages et leur disparition.

— Les fenêtres sont ouvertes depuis plusieurs heures, monsieur.

— Vous êtes une brave femme, Barnes ; votre bras, Charles, et partons. Quand je suis décidé à faire une chose, je ne peux pas souffrir qu’on m’oppose le moindre retard. Allons, en route. »

Les deux amis partirent pour leur expédition, qui dura deux heures environ. La maison était très-grande ; sir Charles tombait à tout instant en admiration devant de magnifiques peintures, des écrans et des étoffes des Indes, des pagodes en ivoire, des monstres chinois et autres curiosités. Enfin son étonnement était grand à la vue de tous ces objets de luxe dont il n’avait jamais soupçonné l’existence chez son ami. Quant au vieux Thorpe, il prenait, en regardant autour de lui, une expression mélancolique qu’il expliqua ainsi :

« Je me rappelle tous ces objets, dit-il, comme si je les avais vus hier. On les trouverait sans doute aujourd’hui de mauvais goût ; mais il y a vingt ans…

— Ils sont toujours très-appréciés, mon ami, et, croyez-moi, s’il y avait dans cette chambre un tapis et des rideaux, les plus exigeants n’y trouveraient rien à critiquer, et vous pourriez être sûr que vos invités seraient satisfaits.

— Des tapis et des rideaux, répéta le vieux gentilhomme, il y en avait ; mais ils ont dû être déchirés depuis le temps, n’est-ce pas, Barnes ?

— Déchirés, pourquoi, monsieur ? qui les aurait déchirés ? Personne ne les a même regardés, si ce n’est moi, une fois l’an, pour voir s’ils n’étaient pas attaqués par les vers. Si vous aviez attendu à demain, messieurs, pour faire votre visite, vous auriez tout trouvé dans un état irréprochable, ajouta avec dignité la vieille femme de charge.

— J’aime mieux qu’il en soit ainsi, n’est-ce pas, Charles ? car je préfère laisser de l’argent à cette brave Barnes après ma mort, que de le dépenser en tapis qui ne serviront que quinze jours à peu près. Ayez soin de tout, Barnes, n’oubliez rien, ou je serai furieux.

— N’ayez pas peur, monsieur ; quoiqu’il y ait fort longtemps que nous n’avons reçu du monde, je réponds de tout. C’est pour le 24 ou le 25 de l’autre mois, n’est-ce pas ?

— Dites le 23, Barnes, et rappelez-vous que je ne regarde pas à l’argent. Demandez-moi ce qu’il faudra. Avez-vous du linge ? de la porcelaine de Chine ? enfin tout ce qui est nécessaire ? Je ne veux m’occuper de rien, mais je donnerai tout l’argent qu’il faudra.

— Et c’est la première chose, monsieur, observa la sagace femme de charge ; mais j’espère qu’il en faudra moins que vous ne pensez. Quant au linge, il y en a assez, et de superbe, pour plusieurs années. Notre service à thé ordinaire peut parfaitement passer ; mais je crains, monsieur, que nous n’ayons pas assez de plats ni d’assiettes.

— Eh bien ! alors il faut… Mais pourquoi n’en aurions-nous pas assez ? Il faut sortir l’argenterie, cela nous dispensera d’acheter de la vaisselle.

— Dîner tous les jours dans l’argenterie ? demanda avec surprise mistress Barnes ; je n’avais pas compris cela.

— Et pourquoi pas ? cela m’épargnera cette dépense.

— C’est vrai, monsieur ; seulement il est connu qu’un dîner servi dans l’argenterie est un peu élégant pour être répété chaque jour dans une réunion de famille. Un dîner en famille peut être servi avec luxe ; mais quinze repas, c’est différent.

— Cela ne fait rien, bonne Barnes. Je ne veux pas étonner mes parents ; mais chacun d’eux venant avec l’espoir d’être mon héritier, et tous, un excepté, devant être déçus, le moins que je puisse faire est de les traiter convenablement pendant tout le temps que je compte passer à les examiner. »

L’inspection de la maison étant terminée, les deux gentlemen rentrèrent dans le salon, et sir Charles, après avoir jeté un regard d’envie sur le soleil qui dorait la campagne, demanda à son vieil ami s’il avait encore besoin de lui quant à présent.

« Certainement, répondit M. Thorpe, j’ai toujours besoin de vous ! Cependant, ajouta-t-il en suivant le regard du jeune homme, je vois que vous désirez jouir du soleil et faire un tour en chassant. Allez, enfant, mais seulement revenez dîner avec moi. Rappelez-vous que vous devez me procurer une voiture, des chevaux, un cocher, un groom, un sommelier et un valet de pied ; puis vous avez encore les lettres d’invitation à écrire : ceci ne peut réellement pas être fait par la vieille Barnes.

— Tout cela ? reprit sir Charles en riant. Bon Dieu ! où voulez-vous que j’aille chercher tout ce monde ? j’emploie moi-même si peu de domestiques que je ne sais vraiment pas où en trouver.

— Cela vous regarde, mon cher garçon ; vous pouvez leur offrir un an de gages pour un mois de travail s’il le faut ; mais j’en ai besoin, et où les aller chercher, si vous m’abandonnez ?

— Je ferai de mon mieux. Pour le cocher, je puis vous en procurer un ; Bridges, notre ancien écuyer, sera ravi de l’occasion ; son fils Dick pourra servir de groom ; je vous prêterai mon domestique français, et je connais aussi un sommelier qui viendra si je le lui demande.

— Ah ! très-cher ami, qui peut être aussi bon conseiller que vous ? Je n’avais aucune idée de votre génie. Mais il s’agit actuellement de mes chevaux : j’ignore sur quelle litière ils reposent en ce moment.

— Chez Joe Grimstone ; ce sont deux paires de chevaux de poste pour lesquels nous demanderons un congé d’un mois. Quant à la voiture, où la trouverons-nous ? il en faut une absolument.

— Oh ! excellent jeune homme, combien je vous honore ! s’écria M. Thorpe en regardant son ami avec admiration. Il y a encore dans la remise une espèce de citrouille à quatre roues qui a été autrefois une superbe voiture et qui pourrait peut-être servir si vous daigniez veiller à sa réparation ; car il n’y a rien que vous ne puissiez faire convenablement.

— Nous verrons cela demain, n’est-ce pas ?

— Oui, allez, cher ami, et revenez vers cinq heures. Il ne faut pas oublier d’écrire les lettres : ce seront des circulaires, la même pour tout le monde ; cela aura le double avantage d’épargner le travail et de ne pas exciter de jalousie parmi mes héritiers.

— Très-bien, je reviendrai ce soir, » répondit le jeune baronnet ; et, prenant son chapeau et son fusil, il sourit amicalement à son ami et partit.