La Puissance des ténèbres - Avant-propos


AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR

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Ce tout récent drame du comte Léon Tolstoï offre un double intérêt : action serrée et poignante, description étonnamment exacte des mœurs des moujiks dans leur propre langue, si originale et si pittoresque. Cette fois, plus encore que dans ses récits bibliques[1], le grand romancier russe a voulu mettre à la portée des paysans la morale qu’il continue à prêcher avec la constance, on peut dire, d’un apôtre.

La Puissance des Ténébres n’est déjà plus une œuvre nationale, ni même populaire, au sens le plus général du mot : c’est un drame paysan, dont la langue spéciale ne saurait être comprise par les « citadins », comme dit Tolstoï, confondant dans le même dédain artisans et bourgeois.

La littérature russe possédait déjà, dans ce genre, divers chefs-d’œuvre, tels que Les Récits d’un chasseur de Tourguénef, des contes rustiques de Rechetnikov, de Glieb Ouspensky, de Dostoïevsky et de Léon Tolstoï lui-même, où la vie des paysans russes est étudiée avec une simplicité véridique et saisissante. Quant au drame populaire proprement dit, il est dignement représenté par les pièces d’Ostrovsky, La Triste destinée de Pissemsky, Autour de l’argent de Potiékhine, etc. ; mais nul, jusqu’ici, de l’aveu de la critique russe presque tout entière, ne nous avait donné une impression aussi intense et aussi juste des ténèbres qui pèsent sur l’esprit d’une partie des moujiks.

Dans la Puissance des Ténèbres, le comte Tolstoï, faisant abstraction de toute velléité d’art, n’a eu d’autre but que la moralisation des masses ; et, par une heureuse contradiction, heureuse surtout pour ces « citadins » qu’il ignore délibérément, tandis que sa morale a porté faux, ce drame édifiant s’est trouvé être avant tout une merveilleuse œuvre d’art.

Les journaux russes ont conté, à ce propos, une anecdote caractéristique. Comme Tolstoï venait de lire son drame à des moujiks, l’un d’eux fit observer que Nikita était bien niais de se dénoncer ainsi lui-même, juste au moment où il allait tranquillement recueillir le fruit de ses crimes : ce n’était certes point là le but que recherchait le moraliste. Les autorités russes ont-elles redouté que cette œuvre, loin d’amender les moujiks, ne fît que les endurcir ? Toujours est-il qu’elles viennent d’en interdire la vente en librairie et la représentation au théâtre.

Mais quel art, en revanche, quelle science des plus obscurs replis de l’âme humaine, quelle émotion, quel souci du vrai poussé jusqu’à l’horreur ! Aucune autre littérature dramatique peut-être n’offre l’exemple d’une tentative aussi neuve et aussi hardie.


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  1. À la Recherche du Bonheur, du comte Léon Tolstoï, traduit par E. Halpérine. — Perrin et Cie, Éditeurs.