DE
LA PUISSANCE ANGLAISE
EN CHINE ET DANS L’INDE EN 1840.

I. EXPÉDITION DE CHINE.

En Asie comme en Europe, de grandes questions ont été décidées ; de plus grandes sont en suspens. La France a permis que le sort de l’Égypte et de la Syrie fût réglé provisoirement sans son intervention. La Russie, après avoir fait un pas vers l’Asie centrale, a rétrogradé devant l’action mystérieuse de l’Angleterre bien plus qu’elle n’a cédé à la rigueur inaccoutumée du climat, et semble abandonner au commerce et à la politique de son habile rivale l’influence qu’elle se croyait naguère appelée à exercer sur les destinées de l’Afghanistan, de la Tartarie, de la Chine peut-être[1]. Il y a dans ces évènemens quelque chose d’étrange et d’imprévu qui révèle l’action de causes encore imparfaitement étudiées, ou tout-à-fait incomprises. Cependant les véritables intérêts des peuples sont les mêmes ; le fond des grandes questions n’a pas changé ; les solutions sont modifiées ou ajournées par des accidens : voilà tout. Si des tendances rivales font halte en quelque sorte d’un commun accord, c’est qu’on a besoin, de part et d’autre, de gagner du temps : la rencontre n’est que différée, le choc aura lieu un jour, et c’est dans le calme qui précède l’orage qu’il faut que les nations se préparent aux luttes de l’avenir. Étrange spectacle que celui que présente le monde à la fin de l’année 1840 ! En Europe, la paix armée ; en Asie, la guerre, mais reléguée aux extrémités du grand continent, et ne se montrant, pour ainsi dire, qu’en parlementaire pour demander, au nom d’une reine européenne, à l’antique empire de Chine, réparation de l’insulte faite à la dignité d’un peuple, et garantie pour les intérêts du commerce et de la civilisation ! Quelles sont les causes véritables qui ont amené l’insulte ? Comment ces intérêts ont-ils été compromis ? Ce sont là des questions dont l’examen est plein d’enseignemens pour quiconque les étudie de sang-froid, et dont la cupidité insouciante des contrebandiers a pu seule méconnaître l’importance. Le gouvernement anglais ne nous semble cependant pas avoir donné assez tôt aux affaires de Chine toute l’attention qu’elles méritaient, et sa prévoyance habituelle s’est trouvée en défaut non moins que son habileté, quand il a négligé, en 1834, de se mettre en garde contre les éventualités dont l’abolition du privilége exclusif de la compagnie et l’introduction d’un nouvel ordre de choses menaçaient les relations de l’Angleterre avec le gouvernement chinois. D’ailleurs, plusieurs dispositions du nouveau bill (China bill) étant de nature à mécontenter les Anglais, tout en offensant les Chinois, on devait craindre que l’application de la mesure ne soulevât tôt tard de graves difficultés.

Nous sommes, au reste, porté à croire que la question de Chine, même au moment où nous écrivons, est encore ouverte à certains égards, et que la solution définitive pourra tromper plus d’un calcul ; mais nous pensons que le sens général de cette solution est désormais du gouvernement anglais, en ce qui touche le commerce de l’opium et les droits respectifs comme les intérêts politiques des deux empires, ont été l’objet d’une appréciation inexacte ou partiale, et que l’issue de la lutte engagée sera profitable non-seulement à l’Angleterre, mais au monde entier. Ainsi le différend entre l’Angleterre et la Chine aura eu, selon nous, une portée autre que celle qu’on lui attribuait généralement ; la contrebande de l’opium n’aura été qu’une des causes inévitables d’une rupture dont il fallait chercher le véritable caractère dans la question générale des relations de l’Europe avec la Chine, relations basées sur un système vieilli, qu’une secousse devenue nécessaire pouvait seule rajeunir et faire tourner à l’avantage réel de la civilisation et du commerce. C’est de ce point de vue qu’il faut envisager les affaires de Chine.

Depuis un grand nombre d’années l’opium est importé en Chine non-seulement des possessions anglaises dans l’Inde, mais encore de plusieurs autres parties du globe, tant par les Européens que par les Américains. Les autorités chinoises avaient ostensiblement prohibé l’importation et l’usage de cet article ; mais jusqu’en 1839 la cour céleste n’avait pris aucune mesure décisive pour mettre fin à ce trafic. Le commerce de l’opium était par le fait une contrebande non pas seulement tolérée, mais soutenue et protégée pour ainsi dire en plein jour par des officiers chinois de tous les rangs, dont la connivence se payait par une commission de 60 à 120 piastres par caisse d’opium (selon que l’opium était livrable à Macao ou à Canton), commission réglée et perçue presque aussi ouvertement que s’il se fût agi de tout autre article d’importation étrangère. Cette contradiction monstrueuse entre la solennité des décrets prohibitifs et les faits devait avoir pour résultat inévitable l’accroissement rapide du mal que signalaient ces décrets journellement éludés. Cependant, après l’abolition du privilége de la compagnie, le gouvernement anglais, pressentant le danger qui pourrait résulter de l’extension illimitée de ce trafic prohibé, prit des mesures pour en obtenir la légalisation ou pour le supprimer entièrement. Le gouvernement chinois examina sérieusement la question de son côté. Plusieurs conseils furent tenus à la cour impériale de Péking, afin de décider si l’opium serait admis en payant un certain droit ; l’avis contraire prévalut définitivement à la petite majorité, dit-on, de deux ou trois voix. Selon quelques versions, un grand nombre d’officiers de l’état, consultés à ce sujet, donnèrent leur opinion formelle en faveur de l’importation, moyennant le paiement d’un droit ; mais les ministres de l’empereur, influencés peut-être, soit directement, soit indirectement, par les agens de la Russie, rejetèrent cet avis. Aussitôt que lord Palmerston eut connaissance de ce résultat, il donna l’ordre au surintendant anglais à Canton d’informer tous les négocians de sa nation et tous les capitaines de vaisseaux marchands « que le commerce était illégal, que le gouvernement britannique ne pouvait intervenir dans le but de mettre ses sujets à même de violer les lois du pays avec lequel ils commerçaient, et que, s’ils persistaient à faire la contrebande, ils devaient en subir les conséquences. » Conformément à ces instructions, le capitaine Elliot[2] ne négligea aucune des mesures que commandait la gravité des circonstances, se montrant disposé à donner toute satisfaction raisonnable aux autorités chinoises et évitant de la manière la plus marquée, comme représentant du gouvernement anglais, toute relation avec les contrebandiers. Une proclamation à cet effet fut publiée en 1838. La contrebande néanmoins se faisait comme par le passé, les autorités chinoises se prêtant au trafic, tandis que le gouvernement impérial et le surintendant anglais continuaient à l’interdire par leurs décrets.

En février 1839, cependant, les injonctions les plus sévères envoyées de Péking prescrivirent de faire exécuter les ordres de l’empereur, et, conformément à ces ordres, un Chinois, convaincu d’avoir participé au trafic d’opium, fut pendu le 26 devant les factoreries étrangères. Cet acte violent d’une justice tardive, acte complètement inattendu au milieu des habitudes d’impunité qui avaient réglé jusque-là tous les rapports des parties intéressées, fut regardé par les Européens comme une insulte, et les factoreries amenèrent leurs pavillons.

Le 10 mars, le commissaire impérial Linn arriva à Canton avec la mission spéciale d’abolir sans délai et de déraciner complètement ce commerce illicite. Le 18, il rendit deux décrets, l’un adressé aux marchands hongs, l’autre aux étrangers ; ce dernier exigeait, sous peine de mort, que tout l’opium chargé, tant sur les navires entrepôts (store-ships) que sur les vaisseaux mouillés au dehors, fût livré au gouvernement. Le surintendant Elliot et les autres résidens européens à Canton, qui n’avaient jamais pris la moindre part au commerce de l’opium, furent saisis, privés de nourriture, et menacés d’une mort certaine, si le décret n’était pas exécuté sous trois jours. Le représentant de la reine d’Angleterre n’avait devant les yeux que l’alternative du supplice ou d’une soumission entière et immédiate ; il prit ce dernier parti. Le 27 mars, le capitaine Elliot requit tous les sujets anglais résidant en Chine de livrer l’opium qu’ils pouvaient avoir en leur possession, se rendait responsable des valeurs ainsi livrées pour le compte du gouvernement. De cette manière, vingt mille deux cent quatre-vingt-onze caisses d’opium furent remises aux autorités chinoises. Le 21 mai, à deux heures du matin, la remise était complétée ; mais les conditions consenties par les Chinois ou n’avaient point été exécutées ou ne l’avaient été que partiellement. Ces conditions étaient, 1o que les serviteurs des prisonniers seraient relâchés quand le quart de l’opium aurait été livré ; 2o que les embarcations pourraient aller et venir pour le service des Anglais après livraison du second quart ; 3o que les relations commerciales interrompues seraient rétablies après livraison des trois quarts ; 4o que les choses reprendraient en tout leur cours ordinaire quand la livraison de l’opium serait complétée.

Faisant allusion à la violation de ces promesses, le surintendant Elliot, dans un document que nous avons fait connaître l’année dernière[3], et que l’on assure avoir été communiqué à l’empereur, s’exprimait ainsi : « L’empereur a été trompé… Il est certain que les dernières mesures du commissaire ont retardé l’accomplissement de la volonté impériale, ont donné une immense impulsion au trafic de l’opium, qui était, plusieurs mois avant son arrivée, dans un état de stagnation, et ont ébranlé la prospérité de ces provinces florissantes. Il est probable que le résultat de ces mesures sera de semer l’agitation sur toutes les côtes de l’empire, de ruiner des milliers de familles étrangères et indigènes, et d’interrompre les relations de paix qui ont existé depuis près de deux siècles entre la cour Céleste et l’Angleterre. » Ce langage, tout mesuré qu’il est, fait pressentir une rupture sérieuse ; mais le paragraphe suivant va droit au but en menaçant respectueusement le grand empereur de lui faire connaître la vérité et d’exiger réparation des insultes et outrages dont les sujets de la reine ont été l’objet. Il résulte même de ce passage, que nous reproduisons textuellement, qu’à l’époque où il a été écrit, le surintendant devait savoir que le gouvernement de la reine avait déjà pris son parti. « Le temps approche, dit le capitaine Elliot, la gracieuse souveraine de la nation anglaise fera connaître la vérité au sage et auguste prince qui occupe le trône de cet empire, et toutes choses seront réglées selon les principes de la plus juste raison. »

Les vingt mille deux cent quatre-vingt onze caisses d’opium furent solennellement ouvertes, et leur contenu, réduit en pâte et délayé dans des cuves construites à cet effet sur la plage, fut jeté à la mer, en présence d’un immense concours de peuple, le 7 juin. À dater de cette époque, bien que le surintendant se fût flatté pendant quelques jours de l’espérance de rétablir les relations commerciales sur un pied amical, et de les mettre à l’abri de nouvelles secousses par l’adoption de certains règlemens concertés avec les autorités chinoises, les choses ne firent qu’empirer, et une collision sanglante entre deux corvettes anglaises et vingt-neuf jonques chinoises, près de l’embouchure de la rivière de Canton, fit évanouir, au commencement de novembre 1839, tout espoir d’accommodement. Cependant le trafic de l’opium, depuis la saisie opérée par le commissaire Linn, reprit une activité prodigieuse, et les spéculateurs anglais trouvèrent leur salut dans la violence même des mesures que les autorités chinoises venaient de diriger contre eux. C’est ici le lieu d’examiner quelle est la part que le gouvernement de la compagnie a prise à la production de l’opium et quelle peut être la véritable extension de la culture du pavot dans les possessions anglaises de l’Inde.

Le monopole de l’opium, considéré comme mesure administrative, avait été le sujet d’une enquête rigoureuse de la part de la commission nommée par le parlement pour examiner l’état des affaires de la compagnie antérieurement à la nouvelle charte, et la correspondance officielle entre les autorités de Londres et celles de l’Inde, au sujet de cette branche de revenus, depuis 1816 jusqu’en août 1830, a été publiée dans un appendice à l’un des rapports de la commission. Ces documens montrent distinctement les vues et les principes adoptés par le gouvernement au sujet du monopole.

En 1817, la cour des directeurs, faisant allusion aux vains efforts du gouvernement de l’Inde pour empêcher la culture du pavot dans certains districts, et à la nécessité de s’assurer à l’avenir d’un approvisionnement permanent pour la consommation intérieure, s’exprimait ainsi : « Notre seul but (et certainement c’en est un honorable) est de substituer une culture autorisée à une culture illégale, de restreindre un mal qui ne peut pas être entièrement réprimé, de régulariser une habitude entraînante de laquelle on ne peut sevrer le peuple, et d’employer le monopole moins comme un instrument de gain, que comme préservatif pour la santé et les principes de la communauté. Nous devons faire observer que notre désir est non-seulement de ne pas encourager la consommation de l’opium, mais encore d’en diminuer l’usage ou plutôt l’abus, et dans ce dessein, comme en vue de l’augmentation de nos revenus (prenant en considération les effets d’un commerce illicite dans nos propres possessions, et la concurrence que peut nous faire à l’étranger l’opium produit dans d’autres pays), nous pensons qu’il est convenable que le prix, tant au dehors qu’à l’intérieur, soit aussi élevé que possible. S’il dépendait de nous d’empêcher l’usage de l’opium, nous le ferions de grand cœur par compassion pour l’espèce humaine mais cela étant absolument impraticable, nous ne pouvons qu’employer tous nos efforts pour régulariser et pallier un mal qui ne peut pas être déraciné. »

La commission parlementaire à laquelle l’examen de cette importante question était renvoyé quinze ans après (en 1832), arrivait aux conclusions suivantes : « Dans l’état actuel des finances de l’Inde, il n’est pas prudent de renoncer à une source aussi importante de revenus, un droit sur l’opium étant un impôt qui tombe principalement sur l’étranger, et qui paraît au total moins sujet à objection que tout autre qu’on pourrait lui substituer. » — « Il ne faut pas perdre de vue, dit ailleurs le rapport, qu’une saine politique exige que cette dépendance éloignée de l’empire soit soumise à un système d’impôts aussi modéré que les besoins de son gouvernement peuvent l’admettre. » Ces mêmes considérations ont été reproduites avec force pendant la dernière session du parlement, dans le cours de la discussion relative aux affaires de Chine.

La compagnie a donc pu croire qu’en se rendant maîtresse de la production, elle agissait d’après des principes de saine administration, et même, en ce qui concernait ses propres sujets, avec une sollicitude toute paternelle. Une fois la nécessité du monopole admise, il faut reconnaître que la compagnie se trouvait dans l’obligation de fournir aux besoins de la consommation. Elle n’a pu, il est vrai s’aveugler sur l’existence de ce fait, que la plus grande partie de l’opium acheté à ses ventes publiques était importée en contrebande en Chine, en opposition avec les lois du pays, et contribuait nécessairement à l’abrutissement des populations ; mais la connaissance de ce fait, quelque déplorable qu’il pût être, n’imposait pas au gouvernement de l’Inde anglaise l’obligation de suspendre ses ventes, ou de prohiber une culture profitable à ses sujets. Si la culture eût été parfaitement libre, et que l’opium exporté eût payé un droit à l’exportation, comme d’autres marchandises, la Chine eût été inondée plus promptement, à meilleur marché, et d’un opium de qualité inférieure. Voilà ce qui paraît certain. Ce que la compagnie pouvait et devait éviter, c’était de se rendre complice d’un trafic illégal, et c’est une règle qu’elle a observée d’une manière scrupuleuse. Empêcher l’introduction clandestine et illégale de l’opium en Chine et en d’autres pays était évidemment l’affaire et le droit exclusif des gouvernemens de ces pays. Il serait, il faut en convenir, plus raisonnable de mettre sur le compte de nos gouvernemens tous les excès causés par l’ivrognerie et la démoralisation dégradante qui résulte de l’abus des liqueurs fortes, dont la consommation (source importante de revenus) est légalisée dans nos climats, que de déclamer, comme on le fait, contre la compagnie des Indes anglaises, au sujet du monopole de l’opium. Nous pensons même que, si la compagnie eût repoussé avec une vertueuse horreur ce revenu net de 30 à 40 millions que lui procure l’opium aux dépens des étrangers, et eût cherché à remplacer cette source de revenu par un impôt levé sur ses propres sujets, une pareille conduite eût été stigmatisée comme le comble de la folie et de l’hypocrisie à la fois. On s’est beaucoup apitoyé sur les maux qu’imposerait à la population indienne une production forcée de cette drogue pernicieuse, et on a imprimé plusieurs fois que les misères qui résultent, pour les Indiens employés à la culture du pavot, de la contrainte exercée à leur égard, et de l’insuffisance du prix des journées, sont comparables aux souffrances des esclaves dans les pays les moins civilisés de la terre. Ces assertions sont contredites par des documens officiels et par le témoignage des personnes les mieux instruites de ce qui se passe. Il n’est pas moins inexact de prétendre que la culture du pavot ait pris une extension tellement prodigieuse dans l’Inde, qu’elle menace d’envahir la presque totalité du sol arable. On peut estimer à deux cent cinquante mille hectares environ la superficie occupée par cette culture dans l’Inde anglaise. Cela suppose une production d’environ quarante mille caisses. La consommation n’avait pas encore atteint ce chiffre en Chine, mais elle avait augmenté dans ces dernières années de manière à causer les inquiétudes les plus légitimes au gouvernement chinois, moins touché des effets pernicieux de la drogue sur la santé et le moral des sujets du céleste empire, qu’effrayé de la quantité de numéraire que l’habitude, comparativement récente, de payer l’opium en argent, enlevait à la circulation. La question, envisagée sous ce point de vue, avait été mise dans tout son jour par les hauts fonctionnaires que l’empereur avait consultés. Les ressources financières de son vaste empire semblaient menacées en effet par le progrès de cette consommation, dont les documens publiés à Canton même ont donné une idée exacte pour les années antérieures à 1838. Il résulte de la comparaison de ces documens que la consommation avait presque triplé en neuf ans (mais il faut bien se garder d’en conclure qu’elle pourrait tripler ainsi tous les neuf ou dix ans) ; que l’importation de l’opium Malwâ avait presque doublé depuis l’abolition des priviléges de la compagnie en Chine (1833) ; que l’importance relative des exportations d’opium Malwâ et d’opium Bengale (c’est-à-dire celui récolté sur les terres de la compagnie) était dans la proportion de 15 à 11, et que les sommes réalisées par les ventes d’opium en Chine (indépendamment des importations d’opium de Turquie qui se font principalement par navires américains) s’évaluaient, en 1836, à plus de 92 millions de francs[4].

Nous sommes sans renseignemens exacts ou complets pour les années 1838 et 1839. On a calculé cependant que la quantité d’opium exportée de l’Inde en 1839 aurait pu être de trente-cinq à quarante mille caisses sans l’interruption des relations commerciales[5]. Mais il ne faut pas perdre de vue que l’opium était à peu près invendable à l’époque de l’arrivée du commissaire impérial Linn, et que, sans son intervention et la destruction des vingt mille caisses confisquées, le trafic aurait rétrogradé au lieu d’avancer[6]. Nous ajouterons que sur les vingt mille deux cent quatre-vingt-onze caisses confisquées par les autorités chinoises en 1839, un tiers seulement provenait des ventes de la compagnie, douze mille caisses environ venaient du Malwâ (par Bombay), et mille caisses de Turquie. Nous croyons ces détails suffisans pour mettre le lecteur à même de juger du véritable caractère des relations entre la Chine et l’Angleterre, en ce qui touche le commerce de l’opium. Revenons aux relations générales entre les deux gouvernemens et aux évènemens qui les ont si puissamment modifiées.

La déclaration du capitaine Elliot, du 21 juin, était le résultat d’un système arrêté. Après cet engagement solennel de demander et d’obtenir réparation, une fois surtout que les discussions et les actes des représentans des deux gouvernemens eurent pris le caractère d’hostilité permanente dont ils furent marqués à la fin de l’année 1839, il n’y avait plus possibilité de traiter sur les anciennes bases, et une déclaration de guerre de la part de l’Angleterre devenait inévitable. Dans la rédaction du document dont nous avons cité les principaux passages, on voit cependant l’intention manifeste de rejeter sur les intermédiaires les torts qu’on pourrait reprocher directement au gouvernement impérial. — L’empereur a été trompé ; le gouvernement anglais se chargera de lui faire connaître la vérité ; il ne doute pas d’avance que justice ne soit rendue, et que toutes choses ne soient réglées selon les principes de l’équité et de la raison. — C’est là un parti pris, habilement et sagement pris selon nous, et on peut être assuré que toutes les déterminations et tous les actes du gouvernement britannique, quel que soit le caractère apparent d’hostilité dont ils soient revêtus, seront désormais subordonnés à cette conviction officielle de l’ignorance où se trouvait l’empereur des infractions au droit des gens et aux principes les plus sacrés de l’humanité et de la justice, commises par ses délégués à Canton. L’Angleterre avait, en effet, un intérêt immense à amener, par la combinaison de mesures énergiques avec les ressources ordinaires de la diplomatie, le rétablissement du commerce légal entre elle et la Chine.

Le commerce de la Chine est lié si étroitement, depuis quelques années, avec celui de l’Inde, qu’on ne peut guère les séparer dans l’évaluation des ressources de l’empire hindo-britannique. C’est cette combinaison intime des intérêts mercantiles des Indes et de la Chine qui a donné à la rupture momentanée entre l’Angleterre et le céleste empire une importance beaucoup plus grande qu’on n’aurait dû s’y attendre, si l’on n’eût envisagé que l’état plus ou moins prospère du trafic de l’opium. La Chine était, par le fait, le milieu principal par lequel s’opéraient les grands échanges commerciaux entre l’Inde, l’Amérique et l’Europe, ce qui faisait dire à l’un des membres de la commission nommée par la chambre des lords pour s’enquérir de l’état commercial de l’Inde, qu’interrompre le commerce de Canton, c’était interrompre le commerce du monde entier[7]. En 1837-38, on pouvait estimer la masse des exportations de l’Inde et de la Chine pour la Grande-Bretagne à 9,600,000 livres sterling (environ 245,000,000 de francs). L’indigo figure dans ce compte pour environ 2,000,000 liv. sterl. (à peu près 50,000,000 de francs), le thé pour près de 60,000,000 de francs, le coton pour plus de 20,000,000, etc. Les exportations se balançaient, du côté de l’Angleterre, 1o par les remises annuelles faites par l’Inde anglaise, soit pour compte du gouvernement, soit pour compte des particuliers, se montant à plus de 90,000,000 de francs ; 2o par les importations de produits de manufactures anglaises (dans l’Inde et en Chine) s’élevant à 79,000,000 ; du côté de l’Inde anglaise, par la vente de l’opium et du coton qui réalisaient au profit de cette balance de 76 à 80,000,000 de francs.

En présence de ces faits, on se figure aisément quels dangers entraînait pour l’avenir du commerce anglais, et conséquemment pour la Grande-Bretagne elle-même, la suspension de la bonne intelligence entre les deux états, et on comprend de quelle importance il était d’asseoir les rapports futurs de l’Angleterre et de la Chine sur des bases plus larges et plus durables. Mais si l’on tombait d’accord en Angleterre sur cette nécessité d’imposer au gouvernement chinois un traité de commerce qui protégeât l’avenir, des spéculations auxquelles l’Inde anglaise et la Grande-Bretagne ne voulaient pas renoncer, on ne s’entendait pas aussi bien sur les moyens d’exécution de cette grande mesure. Dans l’opinion de plusieurs personnes qui avaient été à même d’étudier d’assez près le caractère chinois et les ressources de la Chine, ou plutôt les élémens de résistance dont elle pouvait disposer, les Anglais devaient rencontrer des obstacles plus sérieux que ceux auxquels on s’était attendu. En France, cette opinion comptait de nombreux partisans : notre consul-général à Manille, M. Adolphe Barrot, dans un travail remarquable publié par la Revue des Deux Mondes[8], avait examiné la question avec soin, et se croyait autorisé à prédire que les Anglais échoueraient dans toute tentative de représailles. Mais en ne tenant compte que des difficultés de l’invasion, des dangers de l’occupation présumée d’une partie du territoire et de l’obstination d’un gouvernement qui ne recule devant aucun sacrifice pour résister à une agression étrangère, on paraissait oublier ce que peuvent l’énergie, l’intelligence et la science militaires, l’artillerie et les navires à vapeur de l’Europe, opposés à la vanité indolente, à l’ignorance puérile, aux armes inutiles, aux jonques des Chinois. On ne réfléchissait pas que le gouvernement chinois lui-même avait intérêt à ce que l’interruption des relations commerciales ne se prolongeât pas sans nécessité ; qu’enfin, dans un pays où la vénalité des fonctionnaires publics est un fait universellement reconnu, l’argent répandu à propos peut au besoin aplanir bien des obstacles. D’ailleurs on s’était mépris jusqu’à un certain point et sur les causes véritables de la rupture entre les deux gouvernemens, et sur les moyens que l’Angleterre devait mettre en usage pour faire accepter à l’empereur les conditions qu’il était prudent de lui offrir avant de pousser les choses aux dernières extrémités.

Le plan d’opérations adopté par le gouvernement anglais est fort analogue à celui dont nous avions donné une idée l’année dernière[9], d’après un petit écrit de M. H. Lindsay, ancien employé de la compagnie des Indes à Canton.

Dès le 4 novembre 1839, des instructions avaient été envoyées au gouvernement supérieur des Indes anglaises, pour préparer avec toute la célérité possible une expédition destinée à venger les insultes faites par les autorités chinoises au représentant de la reine et aux sujets anglais[10]. On équipait en même temps, en Angleterre, une escadre et des bâtimens de transport destinés à joindre l’expédition de l’Inde, avec un supplément de troupes de débarquement. Toutefois la déclaration officielle des intentions du gouvernement de la reine ne fut promulguée que dans les premiers jours d’avril 1841. Un ordre de la reine en conseil, portant la date du 4 avril, autorise la haute cour de l’amirauté et les cours coloniales instituées à cet effet à prononcer sur toutes captures, prises et saisies, qui pourraient être faites de tous vaisseaux, navires et cargaisons chinois, par les bâtimens de guerre anglais, dans le cas où la saisie et la détention provisoire desdits vaisseaux, navires et cargaisons ne détermineraient pas le gouvernement chinois à accorder la satisfaction et la réparation demandées. Le cas échéant, les navires et cargaisons ainsi détenus provisoirement seraient confisqués et vendus, pour le montant en être appliqué ainsi qu’il serait statué ultérieurement. La reine en conseil justifiait dans les termes suivans la détermination d’user de représailles envers le gouvernement chinois : « Attendu que nous avons pris en considération les torts et injures (injurious proceedings) faits dernièrement par certains officiers de l’empereur de la Chine à certains de nos officiers et sujets, et attendu que nous avons donné des ordres pour qu’il fût demandé au gouvernement chinois satisfaction et réparation de ces procédés injurieux ; attendu en outre, qu’il est à propos, dans le but d’obtenir lesdites satisfaction et réparation, que les vaisseaux, navires et cargaisons appartenant à l’empereur de la Chine et à ses sujets soient saisis et détenus provisoirement, etc… à ces causes, notre conseil privé entendu, il nous a plu ordonner, etc. »

Du mois d’octobre 1839 au mois de mars 1840, les détenteurs des obligations souscrites par le surintendant Elliot au profit des négocians anglais qui avaient livré aux autorités chinoises, par l’intermédiaire de cet officier, l’opium détruit le 17 juin 1839, en présence du commissaire impérial Linn, s’efforcèrent d’obtenir du gouvernement de la reine d’abord le paiement des traites dont ils étaient porteurs, ensuite la promesse d’une compensation. Ces démarches n’eurent d’autre résultat officiel qu’une déclaration formelle de la part du ministre qu’il n’avait à sa disposition aucuns fonds applicables au paiement des traites du capitaine Elliot, qu’il ne pouvait s’engager à indemniser les parties lésées qu’avec l’autorisation du parlement, et qu’il n’avait nullement l’intention de soumettre aucune proposition au parlement à cet effet. On devait s’y attendre ; mais d’un autre côté le principe de la compensation était implicitement compris dans les résolutions adoptées à l’égard du gouvernement chinois, et il devenait évident que la Chine aurait à payer, si les plans de l’Angleterre devaient réussir, non-seulement les frais de la guerre, mais l’indemnité réclamée par le commerce anglais à Canton.

Le 7 avril, après une discussion très animée sur la motion de sir James Graham, tendant à ce que la conduite du ministère dans la direction des affaires de Chine, fût blâmée par la chambre des communes, les dispositions hostiles annoncées par le gouvernement de la reine furent sanctionnées par un vote qui ne justifiait cependant qu’à une bien faible majorité, celle de dix voix, les mesures adoptées par les ministres pour la protection des grands intérêts qui leur étaient confiés.

Le 27 juillet, la chambre des communes vota un crédit provisoire de 173,442 livres sterling pour les dépenses de l’expédition de Chine (environ 4 millions et demi de francs). Dans la discussion qui s’établit sur ce vote, les ministres eurent à se défendre contre des attaques très vives qui portaient principalement sur le défaut de prévoyance du gouvernement, qui avait négligé, disait-on, d’envoyer des instructions positives et complètes au surintendant Elliot. Toutefois la détermination prise de demander satisfaction au gouvernement chinois des actes de violence et des outrages de ses délégués obtint l’assentiment de la grande majorité de la chambre. Avant cette époque, l’expédition, dont le rendez-vous avait été indiqué à Singapour, était complètement organisée et avait commencé ses opérations dans les mers de Chine. Elle était placée sous le commandement supérieur du contre-amiral George Elliot, arrivé à Singapour, sur le Melville, de 74, le 16 juin. L’amiral remit à la voile le 18 avec plusieurs autres bâtimens de guerre. Il avait été précédé de quelques jours par le commodore sir Gordon Bremer, commandant la première division de l’escadre. On estimait, au mois de juillet, les forces de l’expédition à dix-sept navires de guerre et quatre grands steamers, également armés en guerre ; les troupes de débarquement fournies par l’Inde anglaise s’élevaient à 6,666 Européens et 2,175 cypahis ou lascars (plus 1,080 non combattans). Il était venu d’Angleterre environ 5,000 hommes, soldats et matelots, en sorte que le personnel atteignait à peu près le chiffre de 15,000 hommes de toutes armes et non combattans. Les plans du gouvernement avaient été tenus aussi secrets que possible. Cependant on s’attendait généralement à un strict blocus de la rivière de Canton, peut-être à la destruction des ports à l’entrée de la rivière, au blocus de quelques autres ports dans l’est, et à l’occupation d’une portion du territoire chinois ; on supposait assez communément que ce serait un des principaux points de l’île Formose. On avait aussi parlé de la plus grande des îles du groupe de Chusan comme du but préliminaire de l’expédition ; l’évènement justifia cette dernière conjecture.

Les premiers bâtimens de la flotte anglaise arrivaient à la bouche du Tigre au moment où les Chinois essayaient vainement, pour la troisième fois, d’incendier, à l’aide d’une flottille de brûlots, les navires marchands en rade de Capsingmoun. Le blocus de la rivière de Canton fut officiellement proclamé par le commodore Bremer, le 22 juin, pour prendre effet à dater du 28. Le commodore laissa, pour former le blocus, cinq des bâtimens de sa division, et remit à la voile le 25. Le 28, l’amiral Elliot, arrivant à son tour, prit le surintendant Elliot à son bord et fit voile vers le nord pour rallier sa division d’avant-garde. Elle était concentrée le 2 juillet près de l’île du Buffle (Buffalo island), située au sud de l’archipel de Chusan, et où le général Oglander, commandant les troupes de l’expédition, mort de la dyssenterie dans les derniers jours de juin, fut enterré. Le brigadier Burrel le remplaça dans le commandement. Enfin la flotte se dirigea sur la grande île de Chusan, et jeta l’ancre, le 4, dans la rade Ting-haé-hîin, sous les murs de la ville de ce nom, chef-lieu de l’île et de tout le groupe. Le gouverneur, sommé de se rendre, et tout en alléguant l’impossibilité d’opposer aucune résistance sérieuse aux forces anglaises, vint à bord du commodore exposer lui-même la nécessité où il se trouvait, pour sauver l’honneur des armes chinoises et le sien, comme aussi pour sauver sa tête, de ne point livrer la place sans coup férir. On lui donna jusqu’au lendemain à la pointe du jour pour réfléchir, en le pressant de se rendre à discrétion et de ne pas obliger les vaisseaux anglais à faire feu sur la ville ; mais on n’entendit plus parler de lui, et le lendemain, 5 juillet, les troupes anglaises débarquèrent sous la protection du feu des vaisseaux. Les Chinois soutinrent à peine quelques instans ce feu terrible, et abandonnèrent précipitamment les jonques de guerre mouillées près de terre et les positions qui dominaient La ville. Pendant la nuit, ils évacuèrent la ville elle-même, que des fortifications très étendues défendaient cependant contre un coup de main et quand le général anglais, ayant fait ses dispositions pour l’assaut, fit reconnaître la place le 6 à la pointe du jour, on acquit la certitude que non-seulement les troupes chinoises, mais toute la population avaient pris la fuite. Les dispositions arrêtées par le brigadier Burrel pour l’occupation de Ting-haé ne paraissent pas avoir été dictées par un esprit de prévoyance même ordinaire, ou du moins il n’a pas su faire respecter ses ordres, s’il est vrai, comme le disent toutes nos correspondances, que cette ville désertée à la hâte, et où le mobilier des maisons particulières et les magasins du gouvernement étaient encore intacts, ait été pillée et dévastée par les troupes de débarquement, les soldats européens ayant malheureusement trouvé l’occasion de se livrer avec excès à leur penchant pour les liqueurs fortes. La ville de Ting-haé et ses faubourgs contenaient plusieurs distilleries et un immense approvisionnement de cette boisson spiritueuse qui paraît former une branche d’exportation considérable pour le commerce de Chusan, et qui est connue sous le nom de sam-chou. Ces entrepôts furent découverts dès l’abord, et il s’ensuivit des désordres déplorables. Le brigadier Burrel, dans son rapport officiel, fait allusion au pillage, dont il affecte de rejeter tout le tort sur la populace chinoise, lors de l’évacuation de la ville par les habitans ; mais il ne dit pas un mot des honteux excès auxquels se sont livrées ses propres troupes. Les tentatives faites pour rassurer les populations et déterminer les habitans de Ting-haé à rentrer dans leurs foyers restèrent long-temps sans succès. La santé des troupes souffrit beaucoup et du changement de climat et de la rareté des provisions et, il faut le croire, des suites de ces excès que nous avons signalés. Chusan ne doit être considéré que comme un point d’occupation temporaire. Les Anglais l’avaient visité pour la première fois en 1700, et y avaient été bien accueillis ; ils avaient commencé à y faire un trafic assez considérable, mais en 1701, un ordre de l’empereur leur interdit toutes relations avec ce port. Cependant un vaisseau anglais, le Northumberland, paraît avoir obtenu la permission du gouvernement chinois de jeter l’ancre devant Ting-haé en 1704, et lord Macartney y envoya chercher des pilotes en 1793. La population de tout le groupe des îles Chusan s’élève à environ soixante mille ames ; l’intérieur de la grande île est bien cultivé et produit beaucoup de grains, du thé, du coton pour la consommation locale. Les habitans sont adonnés à l’usage de l’opium ; ils font un commerce assez actif avec le continent chinois, principalement avec le port de Ningpo, d’où ils reçoivent, en échange de leur sam-chou, des étoffes de soie, de la poterie, etc. Pendant que les troupes anglaises débarquaient à Chusan, une frégate était envoyée à Amoy (lieu où les Anglais ont eu une factorerie qui ne fut abandonnée qu’à la fin du XVIIe siècle), dans le but d’ouvrir par cette voie des communications avec Péking. Mais l’insolence et les provocations des Chinois, qui tirèrent sur un officier envoyé en parlementaire, amenèrent une collision dont le résultat fut la destruction du fort d’Amoy par quelques bordées de la frégate. L’amiral Elliot, arrivé le 6 à Chusan, en était bientôt reparti pour tenter de faire parvenir de Ningpo (ville considérable située dans l’ouest et à environ neuf lieues marines de Chusan) l’ultimatum de son gouvernement à l’empereur de la Chine, et établir avant tout le blocus des ports d’Amoy, Ningpo et Ting-haé. L’amiral devait ensuite se rendre dans le golfe de Pé-Tchî-Li, se rapprocher autant que possible de Péking, et ouvrir de gré ou de force des communications directes avec le gouvernement impérial.

Nous avons toujours pensé que des démonstrations vigoureuses, comme celles qui se résumaient, aux premiers jours de juillet, dans l’occupation de l’île de Chusan, la destruction du fort d’Amoy par la frégate la Blonde, et le blocus des principaux ports chinois, suffiraient pour déterminer la cour céleste à négocier avec les représentans de la reine d’Angleterre sur des bases favorables aux intérêts britanniques et aux intérêts du commerce et de la civilisation en général. La marche des évènemens a justifié complètement ces prévisions.

Les premières nouvelles de l’ouverture des négociations entre l’amiral Elliot et la cour de Péking avaient été apportées à Calcutta, le 16 novembre, par le navire de guerre le Croiseur (Cruizer, corvette de 16 canons). Le gouvernement n’avait pas jugé à propos de publier le résultat des opérations de l’amiral, mais on savait positivement qu’accompagné du capitaine Elliot, surintendant du commerce anglais en Chine et chargé de conduire les négociations, il s’était présenté avec son escadre à l’entrée du Pey-ho[11], dont un steamer et plusieurs embarcations armées avaient franchi la barre par ses ordres, se rapprochant ainsi de Péking[12] ; que ces deux officiers avaient réussi à se faire reconnaître comme les représentans de la reine d’Angleterre et à traiter comme tels avec un des grands dignitaires de l’empire. L’empereur avait désavoué les mesures prises par le commissaire Linn, qui avaient amené la rupture entre les deux nations. Annonçant les intentions les plus bienveillantes pour l’avenir, et rejetant sur ses délégués à Canton la responsabilité du passé, il avait consenti à adopter pour bases d’un traité définitif les conditions présentées par M. Elliot, c’est-à-dire la reconnaissance formelle du gouvernement anglais par le gouvernement chinois, le paiement à l’Angleterre d’une indemité considérable, l’autorisation d’importer l’opium moyennant un droit qu’on fixerait plus tard, et la cession d’une île à l’entrée de la rivière de Canton, faite par la Chine à l’Angleterre, qui restituerait l’île de Chusan. Le traité définitif devait se discuter, non à Péking, mais à Canton, où l’empereur avait envoyé à cet effet un mandarin d’un rang très élevé, Ké-sben, vice-roi de la province de Pé-tchi-li, et le troisième personnage de l’empire. Quant à l’expédition de l’amiral Elliot dans le golfe de Pé-tchi-li et aux négociations entamées avec la Chine, bien que la presse anglaise et la presse française s’en soient beaucoup occupées, nous croyons devoir en donner un récit complet, en nous servant tant de la relation publiée sous le nom de lord Jocelyn que de nos renseignemens particuliers, venus de l’Inde, et des journaux de Calcutta. Ce récit servira peut-être à rectifier à certains égards les versions diverses qu’on a déjà pu lire.

L’escadre, composée d’un vaisseau de 74, le Wellesley, de la frégate la Blonde, de 46, des corvettes la Modeste, de 18, le Volage, de 28, le Pylade, de 20, le Madagascar, steamer armé, le David-Malcolm et l’Ernaad, transports armés[13], fit voile de Chusan le 28 juillet, et entra dans la baie de Pé-tchi-li le 8 août. Le Wellesley, portant le pavillon de l’amiral Elliot avait à bord le lord Jocelyn, secrétaire militaire, MM. Astell et Clarke, employés civils de la compagnie, le lieutenant Cotton, du génie, appartenant à l’armée de Madras, et M. Morrison, interprète pour la langue chinoise. Le 9 août, on se rapprocha de l’embouchure du Pey-ho. La Modeste, le Volage et le Pylade furent envoyés en reconnaissance ; le reste de la flotte mouilla le 10, par 38° 35′ 20″ lat. N. et 118° 0′ 10″ long. E. de Greenwich, à la distance d’environ onze milles de la terre, qu’on pouvait apercevoir de la pomme du grand mât du Wellesley. Le même jour, l’interprète prépara une lettre adressée au principal mandarin du district le plus voisin, annonçant le but de l’arrivée de l’amiral dans ces parages avec la flotte, et exprimant le désir qu’une personne dûment accréditée fût envoyée pour recevoir des mains de l’amiral la lettre adressée par le gouvernement de sa majesté britannique à la cour de Péking. Une flottille de six canots bien armés, mais ayant la précaution de cacher leurs armes, fut envoyée le lendemain à l’embouchure du Pey-ho avec la lettre de l’amiral. Les instructions étaient d’obtenir, s’il était possible, une conférence, et de s’assurer de l’état des choses. À l’entrée de la rivière, on remarqua, sur chaque rive, un fort mal construit, à moitié ruiné, et qui n’était armé que de quelques canons en apparence hors de service. Cependant à mesure que les canots approchaient, on put s’apercevoir que tout était en mouvement sur les forts. On voyait apporter des djendjâls[14], qu’on plaçait à intervalles le long des remparts, et tout semblait prendre une apparence hostile. Le souvenir de ce qui venait de se passer à Amoy[15], dans des circonstances semblables, fit songer à s’emparer de quelque indigène pour porter une lettre à terre, et attendre le résultat. Mais l’extrême terreur causée par l’apparition des embarcations anglaises ne permit pas de communiquer avec le petit nombre de bateaux pêcheurs qu’on avait vus, et la flottille continua à avancer, quand enfin on aperçut un bateau monté par deux mandarins, faisant voile à la rencontre de la flottille ; on agita le pavillon parlementaire pour les encourager, et ils vinrent immédiatement le long du bord de l’embarcation montée par M. Morrison, et entrèrent en conférence avec lui. Ils consentirent à se charger de la lettre de l’amiral, expliquant en même temps que le vice-roi de Pé-tchi-li, Ké-shen, se trouvait à Ta-kou [16], ville située à quelques milles de distance, et que la lettre lui serait envoyée pour qu’il y fît réponse. Ils ajoutèrent que les embarcations pouvaient jeter l’ancre à l’endroit où elles se trouvaient, ou retourner aux vaisseaux, où l’on ferait parvenir la réponse du vice-roi. En conséquence, le capitaine Elliot, qui accompagnait la flottille incognito, donna l’ordre à quatre des embarcations de mouiller à la distance d’un mille environ des forts, tandis que les deux autres suivraient le bateau mandarin dans la rivière. Un des mandarins fut bientôt mis à terre, et se dirigea à cheval vers l’intérieur. Après un laps de temps considérable et au moment où les bateaux allaient s’en retourner, on vit un nouveau dignitaire s’approcher du rivage, et comme d’après la nature boueuse de la plage, il eut été fort incommode, pour ne pas dire presque impossible d’y débarquer, il fut décidé que le mandarin se rendrait à bord d’une vieille jonque de guerre mouillée tout près de là, et que les officiers anglais s’y rendraient de leur côté. On avait d’abord invité ces derniers à venir conférer avec un fonctionnaire qui se trouvait dans le fort, ce à quoi ils s’étaient refusés par le motif indiqué ci-dessus. À l’entrevue qui eut lieu sur la jonque de guerre, le mandarin annonça simplement qu’il était chargé d’un message verbal de Ké-shen, à l’effet de prévenir l’officier anglais (porteur de la lettre de l’amiral), qu’il n’avait pas le temps de répondre immédiatement à la lettre comme il l’aurait désiré, que sa réponse serait envoyée le lendemain par une personne autorisée à recevoir la dépêche destinée à l’empereur pour qu’elle fût transmise à Péking. Les manières du mandarin paraissent avoir été peu courtoises, bien que son langage n’eût rien d’offensant ; il affecta de ne point se lever et de ne pas saluer les officiers anglais à leur arrivée à bord, et après voir délivré le message du vice-roi, il ajouta que, s’ils avaient quelque chose à dire, ils feraient bien de le dire tout de suite, attendu qu’on ne leur accorderait pas une autre occasion de le faire.

D’après les observations qu’on put faire pendant que la flottille était à l’ancre dans la rivière, on pensait qu’il n’aurait pas fallu plus d’une demi-heure aux équipages des six embarcations pour se rendre maîtres des deux forts. Il n’y avait qu’un très petit nombre de soldats ou de gens armés soit dans ces forts, soit aux environs ; mais on y remarquait une vingtaine ou une trentaine de mandarins de différens ordres (comme on en pouvait juger par leurs boutons), évidemment envoyés pour cette occasion particulière ; attendu qu’il n’y avait d’autres habitations visibles sur les rives du fleuve que quelques misérables huttes. On remarqua que quelques hommes étaient occupés à élever une espèce d’épaulement avec fossés. Ce retranchement s’étendait depuis le fort placé sur la rive méridionale du fleuve, jusqu’à une sorte de plate-forme élevée, flanquée d’un fossé communiquant à la rivière et sur laquelle, à une visite subséquente, on fut assez étonné de voir six pièces de campagne en cuivre de bonne apparence, montées sur leurs affûts, et que l’on eut toute raison de croire être les mêmes canons dont lord Macartney, lors de son ambassade, avait fait présent au céleste empereur. Ainsi, par une de ces étranges révolutions dans les affaires humaines que l’histoire a eu à enregistrer depuis un demi-siècle, ces canons se trouvaient aujourd’hui tournés contre les donateurs, quarante-sept ans, presque jour pour jour, après l’arrivée de l’ambassade de lord Macartney dans ces mêmes parages. Il est vrai que les Chinois n’affectent de voir dans les autres peuples que des tributaires. Au reste, d’après tout ce qu’on put observer, il parut évident que la visite de la flotte avait été un évènement tout-à-fait inattendu. Les mandarins envoyés aux forts, et ces préparatifs guerriers poussés en apparence avec tant d’activité à l’embouchure de la rivière, tout cela ne pouvait guère en imposer sur la pauvreté et l’insuffisance des moyens de défense.

Les embarcations revinrent au mouillage dans la soirée. Le jour suivant, dans la matinée, un mandarin vint à bord du Wellesley avec une lettre de Ké-shen à l’amiral, annonçant qu’il recevrait avec plaisir la dépêche dont l’amiral était porteur, et serait prêt à la transmettre à Péking pour qu’elle fût soumise à l’empereur et qu’on prît les ordres de sa majesté impériale à cet égard, mais qu’il faudrait dix jours pour qu’on pût recevoir et faire parvenir à l’amiral la réponse. Le vice-roi faisait observer que les gouverneurs des provinces de Ning-Po et Amoy étant d’un rang inférieur, n’avaient pas qualité pour prendre une décision à l’égard des lettres destinées à la cour impériale, et que c’était à cette cause qu’il fallait attribuer le refus fait dans ces deux endroits de recevoir la lettre envoyée par le gouvernement de sa majesté britannique ; mais que lui, Ké-shen, étant d’un rang supérieur, pouvait prendre sur lui de l’expédier et s’en chargerait en conséquence. La distance à laquelle on se trouvait de la côte, le peu de vent qui soufflait, et d’autres considérations importantes déterminèrent l’amiral à renvoyer le messager sur le steamer ; il s’ensuivit quelque retard dans l’expédition de la lettre, qui ne put être transmise à Péking que le 15. À dater de cette époque, un délai de dix jours fut accordé par les plénipotentiaires, selon ce qui avait été stipulé par Ké-shen, pour les délibérations de la cour impériale et pour la transmission de l’ultimatum. Le mandarin qui avait été envoyé à bord du Wellesley parut aux anglais être un homme remarquablement intelligent et dans des dispositions bienveillantes. Lord Jocelyn le désigne sous le nom familier de capitaine Blanc, d’après son bouton, et peut-être aussi d’après la signification de son nom, Pi. C’était une espèce d’aide-de-camp de Ké-shen et un officier de cavalerie ; ses idées, sa manière de juger et de décrire les choses amusèrent beaucoup les officiers anglais. Selon lui, les employés civils ne demandaient pas mieux que de voir les affaires arrangées à l’amiable, tandis que tous les militaires étaient pour la guerre, où ils espéraient mériter des distinctions, des honneurs, des boutons, etc. En arrivant à bord, il lui fut impossible de maîtriser entièrement l’émotion de surprise que lui causa la vue de cet ensemble imposant que présentent le pont et la mâture d’un 74 ; mais, quand on lui montra les batteries hautes et basses avec leurs longues lignes de canons de 32 et l’appareil de guerre dont ils étaient entourés, il trouva moyen de se contenir et ne manifesta ni surprise ni admiration. On s’est assuré depuis que cet officier était musulman. Après cet arrangement avec Ké-shen, la flotte se dispersa. Quelques vaisseaux allèrent croiser sur la côte de Tartarie, d’autres aux îles du sud et à l’est du mouillage, pour faire provision d’eau et de vivres, tous avec l’ordre de se retrouver au mouillage vers le 26, époque à laquelle on attendait la réponse de sa majesté chinoise. Deux ou trois des vaisseaux passèrent en vue de la grande muraille et à peu près à la même distance que l’Alceste en 1810. La Blonde alla croiser devant les côtes de Tartarie, où elle put se procurer des provisions en abondance, et où elle fit aussi, à un endroit nommé Too-tchou (situé lat. 39° 20′ 18″ et long. 121° 48′ est), la curieuse découverte de l’existence d’un commerce de charbon de terre. On trouva à l’ancre trois navires chargés de ce minéral, dont on se procura quelques échantillons, mais trop peu considérables pour qu’on pût juger de la qualité. On crut pouvoir conclure cependant de l’examen des petits échantillons apportés à bord que c’était une espèce d’anthracite[17].

Le 27, l’escadre se trouva de nouveau réunie au premier mouillage ; mais, comme on ne voyait venir aucune jonque du côté de la terre, l’ordre fut donné de se préparer à l’offensive. On avait découvert un chenal par lequel on pensait que la Modeste, que l’on pouvait alléger de manière à ce qu’elle ne tirât qu’un peu moins de douze pieds d’eau, entrerait dans le Pey-ho, attendu que le steamer le Madagascar, tirant onze pieds neuf pouces, y avait déjà passé et avait évité le banc de sable qui ferme en partie l’embouchure de la rivière. La corvette fut envoyée à l’entrée du passage, où elle jeta l’ancre, prête, avec ses embarcations, à passer la barre et à agir contre les forts dans la matinée suivante. (Lord Jocelyn assure que la corvette n’aurait pu franchir cet obstacle, son tirant d’eau étant encore trop considérable, et que le steamer lui-même n’aurait pu pénétrer dans la rivière qu’à la faveur des plus fortes marées). En même temps, on prépara et on arma toutes les embarcations de l’escadre, et on fit l’appel d’environ sept à huit cents hommes de troupes de débarquement, dont cent cinquante soldats de marine. Cependant, le matin de très bonne heure, l’escadrille d’avant-garde signala une jonque mandarine gouvernant sur la flotte, ce qui eut pour effet de refroidir considérablement l’ardeur et les espérances belliqueuses de ceux qui avaient déjà rêvé l’invasion de Péking. La jonque vint le long du bord du Wellesley, l’aide-de-camp parut bientôt, et, produisant la lettre promise de Ké-shen, annonça qu’il était venu le jour précédent au rendez-vous, mais que, ne voyant aucun des vaisseaux au mouillage, il était reparti pour passer la nuit à terre. Tout devint donc de nouveau couleur de rose. La lettre annonçait qu’on avait pris les ordres de l’empereur mais que dans une affaire aussi compliquée, on devait s’attendre à ce qu’il se présentât de nombreuses difficultés qu’on pourrait espérer résoudre plus aisément dans une conférence ; qu’en conséquence le vice-roi proposerait que l’un des plénipotentiaires lui fît la faveur de le visiter à terre, et qu’il aurait l’honneur de le recevoir dans ses tentes, où l’on pourrait discuter à l’aise le sujet important qui les avait amenés. Il paraît que les termes et les expressions dont se servait Ké-shen dans sa lettre étaient parfaitement convenables. Il proposait que ce fût le capitaine Elliot qui prît la peine de se rendre à terre, et il expliquait cette proposition en faisant observer que, « selon les usages de son pays, il ne pouvait sans déroger à la dignité de son rang (qui, comme vice-roi de Pé-tchi-li, province métropolitaine, le constitue le troisième personnage de l’état), quitter le territoire de l’empire pour aller en mer rendre une visite de cérémonie à un dignitaire étranger, et qu’il concluait que la même cause empêcherait un chef du rang des plénipotentiaires, et plus spécialement l’amiral, de quitter son vaisseau dans un but analogue. Néanmoins, comme il savait que le capitaine Elliot était familiarisé depuis long-temps avec les manières et les usages des Chinois, et reconnaîtrait sans doute de quelle importance serait une conférence, il espérait qu’il voudrait bien, dans cette circonstance, mettre le cérémonial de côté et accéder à sa proposition. » Ainsi donc, le barbare Elliot, dont les lettres, tout dernièrement encore, auraient été rejetées par les subordonnés de Linn (lui-même un commissaire d’un rang inférieur), si elles n’eussent été endossées de ce mot odieux pinn (supplique), est aujourd’hui pressé de la manière la plus respectueuse, par le troisième grand dignitaire de l’empire, de venir au rendez-vous que celui-ci propose, et de traiter avec lui d’égal à égal. La proposition fut, comme on le pense, bien acceptée, et le 30 août au matin six embarcations bien armées, mais avec toutes les précautions nécessaires pour ne pas causer d’alarme, nagèrent vers la rive du Pey-ho avec le capitaine Elliot, M. Morrison, l’interprète, et un nombreux détachement d’officiers de différentes armes en grand uniforme. Quand la flottille approcha de la barre, un bateau vint avec deux mandarins pour escorter les embarcations anglaises ; et, tandis que l’un des mandarins retournait dans un canot pour faire les derniers préparatifs du débarquement, l’autre alla trouver le capitaine Elliot qu’il accompagna à terre, où l’on s’aperçut bientôt que les Chinois, avec leur activité ordinaire avaient su tirer parti du temps qui s’était écoulé depuis la dernière visite des embarcations, pour effectuer de grands changemens et des améliorations importantes. Les deux forts avaient été réparés et mis en état de défense ; le parapet et le fossé, sur la rive méridionale, avaient été complétés et armés de djendjâls et d’autres pièces légères ; les approches du fort avaient été rendues plus difficiles à l’aide de fossés creusés de part et d’autre ; on voyait en arrière de nouveaux ouvrages de campagne sur la rive opposée, et près de la ville, située à une assez grande distance, de longues lignes de tentes. On calcula qu’il y en avait assez pour abriter environ deux mille hommes de troupes, quoiqu’on ne vit que peu de soldats sous les murailles du fort, et aux environs des tentes qui avaient été dressées pour la réception de ces visiteurs incommodes. Sur la partie la plus élevée de la plage boueuse qui s’étendait entre le fort, sur la rive méridionale du fleuve et le bord de l’eau, on avait formé un enclos rectangulaire à l’aide de quanâts (espèce de paravents en toile ou coutil), et au centre de cet espace se trouvait la tente occupée par Ké-shen, dont les dimensions et l’apparence n’avaient rien d’extraordinaire, et quelques autres tentes pour servir de salle à manger, d’office, etc. On avait fait écouler les eaux de l’enclos à l’aide de tranchées pratiquées tout autour, et l’on avait établi un pont de bateaux depuis l’enclos jusqu’à la rivière, en sorte que le capitaine Elliot, suivi de son état-major, put se rendre de pied sec dans la tente de Ké-shen. Celui-ci se leva en apercevant le capitaine Elliot, et reçut les officiers anglais avec les salutations ordinaires en Chine ; il les engagea à passer dans les tentes voisines où il avait fait préparer un repas composé de tout ce que la saison et la cuisine chinoise pouvaient fournir de plus excellent et de plus délicat, avec abondance de confitures, gâteaux, thé, etc. Il eut ensuite une conférence avec le capitaine Elliot, M. Morrison servant d’interprète. Cette conférence dura plusieurs heures ; voici ce qui a transpiré des résultats. Le capitaine Elliot avait eu soin d’apporter un fac-simile en cire du grand sceau royal d’Angleterre, qu’il montra à Ké-shen comme preuve des pleins pouvoirs dont il était revêtu, en l’invitant à produire de son côté une preuve semblable du pouvoir qui lui avait été délégué. Ké-shen montra d’abord quelque émotion de curiosité en voyant le grand sceau de la commission britannique, mais il retomba bientôt dans cette apathie apparente que les mandarins de haut rang croient un attribut nécessaire de leur dignité ; puis il fit observer que, ne s’étant pas attendu à pareille demande, il ne pouvait en ce moment exhiber la preuve qui lui était demandée. Mais, comme le capitaine Elliot insista sur la nécessité (en cas d’une autre entrevue pour prendre des arrangemens définitifs) que chacun des plénipotentiaires se présentât muni de ce qui paraissait si essentiel pour établir leurs caractères respectifs et maintenir une parfaite intelligence entre les parties contractantes, Ké-shen n’hésita pas à admettre que la demande était parfaitement raisonnable, et promit d’y satisfaire en temps et lieu.

Entrant alors dans la question générale, il dit que le désir de l’empereur était que les choses reprissent leur cours habituel et que le commerce continuât comme par le passé, évitant surtout une guerre de laquelle il ne pouvait résulter que pertes et malheurs des deux côtés ; qu’un haut commissaire impérial (lui-même selon toute probabilité) allait être envoyé à Canton, où les Anglais seraient invités à se rendre également, et qu’ainsi tous les arrangemens et toutes les mesures nécessaires au rétablissement de la paix pourraient être pris sur les lieux mêmes qui avaient été le théâtre des évènemens causés par l’imprudente conduite de Linn ; que ce dernier avait excédé ses instructions et serait puni ou même (aurait ajouté Ké-shen) mis à la merci des Anglais. Ké-shen écouta avec la plus grande attention et le plus vif intérêt les explications qui lui furent données dans cette entrevue sur le véritable état de la question relative à l’exportation de l’argent sycee[18] ; il parut réfléchir profondément sur le fait avancé par le capitaine Elliot, qu’en conséquence du prix élevé de l’opium et de l’impossibilité d’empêcher qu’il ne se vendît le long de la côte pour de l’argent comptant, il était sorti de l’empire, dans ces derniers temps, une bien plus grande quantité de ce précieux métal que lorsque le commerce se faisait ouvertement et que l’on recevait du thé et de la soie, en échange de l’opium. Ké-shen demanda si le gouvernement britannique serait disposé, de son côté, à mettre un terme au commerce de l’opium et était en mesure de le faire. On lui fit comprendre, probablement pour la première fois, l’impossibilité où se trouvait le gouvernement anglais d’empêcher l’exportation par aucun moyen légitime. À la fin de la conférence, Ké-shen annonça que, pour l’édification complète de l’amiral aussi bien que pour la satisfaction et la commodité des plénipotentiaires, il s’engageait à récapituler dans une lettre, qu’il enverrait le jour suivant, les vues de l’empereur sur cette grande question, et les mesures que la cour céleste se proposait d’adopter dans les circonstances présentes. On remarqua que pendant toute la durée de la conférence Ké-shen fit invariablement usage des termes les plus convenables et les plus respectueux en parlant de la reine et de la nation anglaise, ayant soin d’employer précisément les mêmes expressions, toutes les fois qu’il avait à faire allusion au rang et à la dignité de la reine ou de l’empereur. Il n’est pas moins remarquable que dans les forts et dans le camp rien n’indiqua, au sujet de cette entrevue, le désir si ordinaire aux Chinois d’en imposer par la profusion des étendards aux couleurs éclatantes, les mouvemens de troupes, la musique assourdissante des gongs, et autres symptômes de la vanité nationale ; il semblait au contraire que tous se fussent donné le mot pour traiter cette rencontre comme une affaire sérieuse et de grande importance. Il paraît que les officiers anglais cherchèrent à obtenir la permission de pénétrer dans les forts et à s’assurer par leurs propres yeux de l’état des choses ; mais on ne leur en donna pas l’occasion, et tout ce qu’ils purent faire fut d’estimer à peu près le nombre de tentes dressées dans la plaine et de pièces en position. On estima qu’il pouvait y avoir quinze pièces en batterie, y compris les six canons de cuivre de lord Macartney, et environ vingt canons de rempart, et tout cela si mal établi, que quelques bordées de la Modeste auraient probablement suffi pour tout démolir.

Le capitaine Elliot avec sa suite prit enfin congé de Ké-shen, retourna à ses embarcations et rejoignit la flotte au mouillage, où l’on vit arriver peu de temps après d’amples provisions de toute espèce, vingt bœufs, deux cents moutons, trois cent quatre-vingt-huit volailles, de l’huile, de la farine, etc. Le jour suivant, la dépêche promise fut apportée au vaisseau amiral, et après avoir dûment considéré et le contenu de cette dépêche et la substance de ce qui avait été avancé par Ké-shen à l’entrevue du 30, les plénipotentiaires expédièrent une lettre où ils donnaient avis au vice-roi qu’ils n’avaient encore reçu aucune réponse précise aux propositions et demandes des ministres de sa majesté britannique, et que, comme l’arrangement proposé par le commissaire impérial ne semblait contenir que de vagues promesses de concessions de la part de la cour de Péking, les plénipotentiaires se voyaient dans la nécessité de terminer toute négociation et de commencer les hostilités, selon les ordres qu’ils avaient reçus, à moins que le gouvernement céleste ne leur donnât un gage immédiat de sa sincérité en autorisant le nouveau commissaire impérial, qu’il annonçait vouloir envoyer à Canton, à consentir à certaines propositions définies, et à mettre à exécution les mesures que ces nouveaux arrangemens rendraient nécessaires.

Cette déclaration péremptoire amena une prompte réplique de Ké-shen, qui suppliait les plénipotentiaires de suspendre encore leur décision pour donner le temps de prendre de nouveau les ordres de l’empereur, ne douta pas qu’on ne reçût promptement une réponse satisfaisante de tout point. On eut égard à cette demande, et un délai de six jours, porté ensuite à dix, à la demande expresse et urgente de Ké-shen, fut accordé. Pendant la trêve, une partie de l’escadre alla croiser sur différens points. L’amiral, sur le steamer, alla reconnaître la grande muraille, dont il se trouvait à moins de deux milles, quand il releva l’extrémité orientale de cette construction prodigieuse, qui venait se terminer à la plage par un fort carré dont la position fut déterminée par des observations prises à bord du Madagascar. On trouva pour la longitude de ce point 120° 2′ ouest, et pour sa latitude 40° 4′ nord. La vue de la grande muraille paraît avoir produit une très vive impression sur toutes les personnes qui étaient à bord et qui, à la distance où se trouvait le Madagascar, pouvaient embrasser de l’œil un grand développement de cette ligne imposante. On la voyait distinctement couronner le sommet d’une chaîne de montagnes parallèles à la côte, et, à la distance de cinq ou six milles, descendant dans la plaine qui s’étend entre ces montagnes et la mer, se terminer au rivage par le fort assez considérable dont nous venons de parler. On distinguait des tours élevées à des intervalles égaux, se détachant en saillie sur toute la ligne, et on put remarquer, en examinant les parties de l’ouvrage qui pouvaient donner pour ainsi dire une idée de la section de la muraille, qu’elle était flanquée d’un parapet de part et d’autre. On voyait dans l’intérieur du fort des tentes et des soldats, et un petit camp près de la porte du côté de la Tartarie ; le tout, selon les témoins oculaires, ayant l’air d’être arrangé pour l’occasion.

Il paraît que la dépêche contenant la réponse définitive du gouvernement chinois fut apportée au Wellesley par l’aide-de-camp du vice-roi le 12 ou le 13 septembre. Ké-shen écrivait aux plénipotentiaires en leur envoyant copie des instructions qu’il avait reçues du gouvernement impérial. On s’occupa immédiatement de la réponse, qui fut envoyée le lendemain matin par le steamer. L’aide-de-camp avait supplié, dit-on, l’amiral de ne pas repartir avant que Ké-shen eût le temps de communiquer une dernière fois avec lui ; mais l’amiral ne voulut pas y consentir, et le 13 (ou le 15 selon quelques correspondances), toute la flotte mit à la voile, gouvernant sur un petit groupe d’îles près de l’entrée de la baie. On mouilla sous une de ces îles, celle de To-kay, et, on envoya quelques embarcations à terre. M. Morrison trouva en ce lieu une affiche qu’il reconnut être une des nombreuses proclamations du gouvernement de la province, au sujet de l’expédition de Chusan. La proclamation, faisant allusion à la prise de cette île par les troupes anglaises, ordonnait, au nom de l’empereur, que sur toute la côte on fît des préparatifs pour résister à l’invasion ; que dans les lieux fortifiés on se hâtât de réparer les fortifications et de les augmenter ; que là où il n’y en avait pas, on en élevât sans délai ; que si dans quelques villes ou villages de la côte il se trouvait peu ou point de soldats, toute la jeunesse vigoureuse fût prête à s’armer pour la défense nationale, les autorités ayant reçu les armes et l’argent nécessaires à cet effet, etc. À quelques heures de navigation de ces îles, sur la terre ferme, se trouve Tong-tchéou[19], ville assez considérable et fortifiée, d’où l’on vit venir une jonque ayant à bord une espèce de mandarin qui savait quelques mots d’anglais ; il était porteur des complimens du gouverneur de la place, qui paraissait fort empressé de se concilier la bienveillance des barbares et de leur fournir ce dont ils pourraient avoir besoin. Son envoyé fut reconnu pour avoir été employé, par une maison anglaise, à Canton, comme comprador pendant les crises de 1839, en sorte que tous les détails de la grande affaire entre Elliot et Linn lui étaient familiers. Il donna quelques détails intéressans sur l’état actuel du pays et sur les moyens que le gouvernement chinois pouvait mettre en usage pour défendre ses côtes contre les incursions des barbares. Selon lui, le Yang-tsé-kiang étant considéré comme pouvant conduire aux points les plus vulnérables de l’empire[20], on faisait de grands préparatifs de résistance tant à Nanking que dans les autres villes situées sur la rivière. Le gouvernement avait annoncé qu’une armée de 50,000 hommes était rassemblée dans la province ; mais la majeure partie de ces forces n’existait que sur le papier, et les troupes réelles étaient mal armées et sans artillerie. Parlant de Péking, il dit que c’était une ville beaucoup plus pauvre et contenant beaucoup moins de grands édifices (le palais impérial et autres palais exceptés) que la ville de Canton ; qu’on s’était attendu à une attaque dirigée contre cette dernière ville, et qu’on avait rassemblé beaucoup de troupes dans le voisinage. Par l’intermédiaire de ce personnage, des communications s’établirent entre l’escadre et la ville de Tong-tchéou, et la Modeste ayant été envoyée près de terre pour faire quelques observations, les autorités chinoises se montrèrent extrêmement polies et empressées. Le capitaine Eyres passa la nuit à terre dans une tente qu’on fit dresser pour lui près d’un camp, et où les mandarins vinrent lui rendre visite. La ville parut être d’une grande étendue, entourée d’un mur tant soit peu endommagé, et dont un angle était baigné par la mer. À cet endroit, la Modeste aurait pu s’approcher juqu’à demi-portée de pistolet du rempart.

L’escadre rallia les bâtimens en rade de Chusan, le 28 septembre. Le capitaine Elliot se rendit le 2 octobre, sur le steamer l’Atalante, à l’embouchure de la rivière de Ning-po, et eut à terre, dit-on, une entrevue avec le ministre de la guerre E, arrivé de Péking depuis quelques jours[21]. On ne savait pas précisément ce qui s’était passé à cette conférence ; mais il semblerait que le gouvernement chinois se serait refusé à rendre immédiatement quelques prisonniers que le naufrage du transport armé le Kite et d’autres circonstances accidentelles avaient fait tomber en son pouvoir. Parmi ces prisonniers se trouvaient le capitaine Anstruther, enlevé de Chusan pendant qu’il était occupé, à peu de distance de la ville, à la levée d’un plan, et transporté à Ning-po, et le lieutenant Douglas, de la marine royale, l’un des naufragés du Kite. Les prisonniers, au reste, paraissent avoir été traités avec toutes sortes d’égards, et on s’attendait à ce qu’ils fussent envoyés à Canton et rendus à leurs compatriotes aussitôt l’ouverture des conférences entre les plénipotentiaires.

Cependant la division anglaise de blocus devant Canton avait détruit, le 19 août, après une action plus sérieuse que l’affaire de Chusan, les lignes fortifiées établies par les Chinois sur le petit col qui joint la presqu’île de Macao au continent. On avait répandu le bruit que cet acte d’hostilité avait été suivi de l’attaque et de la destruction des forts situés à l’entrée de la rivière de Canton ; mais, à dater de cette époque, toutes démonstrations hostiles de part et d’autre avaient cessé. L’amiral Elliot et le surintendant, après avoir conclu une trêve avec le gouverneur de la province de Tchi-kiang (dont les îles Chusan font partie), avaient fait voile pour Canton avec le Melville, le Wellesley, le Blenheim et la Modeste, laissant à Chusan une forte division pour la protection de cet établissement. Ils étaient arrivés le 20 novembre à Toun-kou-bay, et le 21 le steamer Queen s’avança, avec le surintendant Elliot, à l’entrée du Bogue (Bocca Tigris), et envoya un canot avec pavillon parlementaire pour communiquer avec les autorités chinoises. Les batteries chinoises firent feu sur cette embarcation ; le steamer riposta, et l’amiral se rapprocha de l’entrée de la rivière avec toute son escadre et des troupes de débarquement prêtes à agir contre les forts du Bogue, si les Chinois ne faisaient pas d’amples excuses. Ces excuses ne se firent pas attendre. « Toute cette affaire, dirent et écrivirent les mandarins était le résultat d’une méprise. Les ordres les plus stricts avaient été donnés pour que les bâtimens anglais fussent respectés. » Linn avait été disgracié et sa conduite soumise à une enquête rigoureuse. Le haut commissaire impérial Ké-shen avait fait son entrée solennelle à Canton le 29 novembre, et les négociations s’étaient ouvertes presque aussitôt. On parlait d’offres d’indemnité qui auraient été rejetées par le capitaine Elliot, comme insuffisantes. L’amiral Elliot, à qui sa santé, altérée subitement, ne permettait plus de prendre une part active aux négociations ou aux opérations navales avait remis le commandement de l’escadre au commodore sir Gordon Bremer, et s’était embarqué pour l’Europe.

L’escadre de blocus devant l’embouchure de la rivière de Canton comptait dix-huit bâtimens de guerre ou steamers[22]. La division devant Ting-haé était forte de sept bâtimens. La garnison continuait à souffrir beaucoup par les maladies ; cependant les dernières lettres reçues annonçaient une amélioration dans l’état sanitaire des troupes, et mentionnaient positivement que les provisions étaient plus abondantes ; la confiance des populations renaissait par degrés, et les habitans rentraient dans la ville. L’amiral Elliot avait fait fortifier l’île, ce qui indiquait qu’on avait l’intention de s’y établir pour long-temps. On attendait à Chusan sir Hugh Gough, envoyé de Madras sur le Cruizer, pour prendre le commandement à la place du brigadier Burrell.

Les frais de l’expédition de Chine sont payés par le gouvernement de la reine. La compagnie paraît avoir supporté provisoirement une partie de ces frais ; mais elle a reçu l’assurance positive que ses avances lui seraient remboursées, et qu’aucune portion de la dépense ne resterait à sa charge.

Tel est le résumé exact de ce que l’on connaît jusqu’à ce jour des affaires de Chine.

À en croire les journaux de Calcutta et de Bombay, particulièrement ces derniers, les conditions offertes par l’amiral et le surintendant Elliot, ou consenties par eux, seraient défavorables aux véritables intérêts de l’Angleterre, et honteuses pour son gouvernement. En admettant que le traité doive en effet reposer sur les bases énoncées plus haut, et réduit, comme nous le sommes encore, à des conjectures sur ce qui s’est passé dans le voisinage de Péking entre l’amiral et le gouvernement impérial, nous ne verrions plus qu’un point de grande importance à éclaircir : celui de savoir si les Anglais ont stipulé qu’il leur serait accordé l’autorisation d’avoir à l’avenir un ambassadeur résidant à Péking. Quant au reste, si réellement les Chinois cèdent aux Anglais un point d’occupation permanente à leur convenance dans le voisinage de Canton, l’île de Chusan, qui n’a aucune importance commerciale, ni par elle-même, ni par son voisinage d’un port où les Anglais trouvent en ce moment à commercer avec avantage, peut être restituée sans hésitation, aussitôt que les conditions relatives à l’indemnité et à la régularisation du commerce de l’opium auront été remplies. Les journaux anglais affectent de déplorer l’influence que le surintendant Elliot a exercée et pourra encore exercer dans les négociations entamées avec les Chinois. C’est un homme, disent-ils, qui a toujours été dupe des Chinois et le sera encore, un homme qui ne comprend pas que le seul système qui puisse réussir avec le gouvernement chinois, c’est celui de l’intimidation ; un homme qui a compromis, par ses hésitations, sa crédulité, son défaut de caractère, les intérêts du commerce et la dignité de la nation anglaise, etc.

Il peut y avoir quelque chose de vrai dans les reproches qu’on adresse au surintendant, mais il ne faut pas perdre de vue que le capitaine Elliot ne pouvait, à lui seul et de sa propre autorité, changer le système des relations établies depuis tant d’années entre le gouvernement anglais et les Chinois, système qui soumettait les Anglais comme toutes les autres nations européennes, aux humiliations d’un protocole à la faveur duquel leurs commerçans réalisaient d’immenses bénéfices. Il faut bien se persuader aussi que le gouvernement anglais n’aurait pas maintenu le capitaine Elliot dans ses importantes fonctions de surintendant, et l’aurait encore moins chargé de conduire les négociations délicates que l’Angleterre voulait ouvrir avec la cour céleste, s’il se fût élevé des doutes raisonnables sur la capacité de ce fonctionnaire et sa connaissance des véritables intérêts de son pays dans la question pendante entre les deux gouvernemens. Malgré les déclamations des journaux de l’Inde, nous persistons à croire que les négociateurs anglais peuvent traiter avantageusement sur les bases annoncées. L’impression déjà faite sur le commerce à Singapour, à Calcutta et à Bombay par les nouvelles de la conclusion d’un arrangement entre l’amiral Elliot et le gouvernement impérial, justifie nos conclusions. À Londres même, on compte sur la reprise prochaine du commerce direct avec la Chine. On a en Angleterre un approvisionnement de thé suffisant à la consommation de dix-huit mois. Avant l’expiration de ce délai, on s’attend à recevoir directement du thé de Chine à des conditions avantageuses. Il faut donc croire en somme que les résultats obtenus par les agens du gouvernement anglais en Chine sont satisfaisans.

Les journaux de l’Inde ont publié, d’après des lettres et des journaux de Canton, divers édits ou actes émanés du gouvernement impérial et dont le ton et même le sens politique semblent contredire jusqu’à un certain point les déclarations toutes pacifiques du haut commissaire Ké-shen. Les Chinois veulent probablement gagner du temps ; et les Anglais, de leur côté, évitent de recourir à des mesures extrêmes qui compromettraient de plus en plus les intérêts de leur commerce, et dont l’exécution serait peut-être entravée par la saison. Nous ne sommes pas encore, nous le répétons, suffisamment informé ; mais deux points importans sont bien établis, l’ouverture des conférences pacifiques à Canton avec le haut commissaire impérial Ké-shen sur un pied d’égalité, et la désapprobation officielle donnée par le gouvernement chinois à la conduite de Linn.

Il est peut-être à propos que nous disions ici ce que nous pensons du degré de confiance qu’il faut ajouter aux journaux de l’Inde, quant au jugement qu’ils portent sur les mesures ou les actes du gouvernement suprême, comme aussi du degré d’exactitude avec lequel la presse française reproduit, analyse ou commente les journaux anglais en ce qui concerne la Chine. La presse est libre dans l’Inde, et les journaux de l’opposition n’y sont ni moins nombreux (proportion gardée) ni plus modérés qu’ils ne le sont chez nous. À Bombay en particulier, la presse est mal disposée à l’égard du gouvernement de Calcutta, et cela par diverses causes tant politiques que commerciales, qui peuvent se résumer dans un désir toujours croissant à Bombay de s’affranchir de la tutelle impérieuse de Calcutta, qui nuit, à en croire les journaux de Bombay, au développement légitime des ressources et de l’influence de cette dernière présidence. Les mécontens ont trouvé des sujets spéciaux de plainte dans les vexations et délais de toute espèce dont, à ce qu’ils assurent, le gouvernement suprême s’est rendu coupable au sujet de l’établissement de la banque de Bombay ; dans l’interdiction dont est frappé le gouvernement de Bombay quant à la publication des rapports officiels sur les opérations militaires à l’ouest de l’Indus, rapports qui doivent, avant tout, être envoyés au gouvernement suprême, etc. Il résulte de cet état de choses une disposition habituelle, dans les journaux de Bombay, à interpréter de la manière la plus défavorable les actes du gouvernement, à plus forte raison ses intentions, et une sorte de parti pris d’envisager sa politique intérieure et extérieure comme imprudente, inhabile et aussi injuste qu’imprévoyante. Les journaux du nord de l’Inde et en particulier le Agra Akbar, ne sont pas moins hostiles que les journaux de Bombay et en partie par la même cause : jalousie des avantages de centralisation politique et commerciale dont jouit la présidence du Bengale. Ces journaux accueillent naturellement de préférence les lettres des mécontens de toutes les classes ; or, comme les nouvelles de l’Inde nous viennent par Bombay, et que les journaux de Bombay sont les seuls qu’on reçoive à Paris, on comprend que, hormis les rapports des fonctionnaires publics et autres pièces officielles, on ne peut espérer trouver dans ces journaux des récits bien exacts des faits, ou une appréciation impartiale des actes du gouvernement.

Quant à nos journaux, nous ne sachons pas qu’on puisse s’attendre encore à ce que les extraits ou les traductions qu’ils contiennent de temps à autre, relativement aux nouvelles de l’Inde et de la Chine, donnent une idée générale de ce qui se passe réellement ou au moins probablement dans ces régions lointaines. C’est un sujet trop imparfaitement étudié et compris jusqu’à présent ; les détails de certains évènemens qui intéressent la politique ou le commerce sont souvent inexactement reproduits, faute de connaître l’histoire du pays, les principales habitudes sociales et commerciales, et le sens de certaines expressions. Le mieux renseigné comme le plus circonspect de nos journaux trahit souvent son ignorance de certaines notions premières indispensables à l’intelligence de l’Inde ; il s’est fait, selon nous, l’opinion la plus fausse sur l’état des affaires dans l’Inde et même en Chine. Pour ce qui concerne les affaires de Chine, nous nous bornerons à dire que la presse française n’a suffisamment étudié ni la question du commerce de l’opium, ni celle des véritables causes de la rupture entre l’Angleterre et la Chine. Selon nous, les autorités chinoises ont plus contribué au développement du commerce de l’opium que les spéculateurs anglais eux-mêmes. L’impulsion donnée à la production d’un côté, à la consommation de l’autre, est devenue irrésistible pour long-temps peut-être ; et comme il est tout aussi impossible de supprimer ce trafic aujourd’hui qu’il le serait d’obliger certaines classes de nos populations européennes à s’abstenir de l’usage des liqueurs fortes, ce qu’il y a de mieux et de plus sage à faire en ce moment, c’est de régulariser le débit de cette drogue. D’ailleurs il ne faut pas perdre de vue que l’Angleterre s’imposerait un sacrifice non-seulement immense, mais complètement inutile, en renonçant à la culture du pavot. D’autres nations ne manqueraient pas de s’occuper d’une branche de revenus aussi productive, et exploiteraient, avec une avidité plus que tout ce que l’on s’est cru en droit de reprocher à l’Angleterre dans cette question, la passion des Chinois pour l’opium. Quant à la prétendue futilité des motifs qui ont déterminé l’Angleterre à faire la guerre à la Chine, ou plutôt à appuyer ses négociations par des démonstrations belliqueuses, nous croyons en avoir dit assez en résumant les évènemens qui ont amené la rupture pour prouver qu’il faut bien se garder de croire nos journaux ou les journaux anglais sur parole. Les torts ne sont pas tous du côté de l’Angleterre. Les Chinois, dans plusieurs circonstances, ont montré dans leurs relations avec les Anglais, surtout depuis deux ans, le mépris le plus complet pour les plus simples règles de l’humanité et de la justice. Il est entièrement inexact de dire qu’ils ne se sont jamais rendus coupables d’aucun acte de violence et de barbarie à l’égard des sujets britanniques, et quant à la conduite générale des affaires, aux relations de gouvernement à gouvernement, surtout depuis l’arrivée du commissaire Linn à Canton, nous n’hésitons pas à dire que l’Angleterre l’a emporté de beaucoup sur la Chine en modération, en longanimité, en prudence et en justice.

Le seul reproche grave qu’on puisse adresser aux agens du gouvernement anglais en Chine, c’est d’avoir manqué, dans plusieurs circonstances, de résolution, et, dans l’ensemble de leur conduite, de dignité ; ce qu’il faut attribuer surtout à la crainte de compromettre les immenses intérêts confiés à leurs soins, intérêts qui n’étaient pas suffisamment protégés par l’attitude politique de l’Angleterre vis-à-vis de la Chine. Voyez quelle avait été l’impression produite par la conduite du surintendant Elliot, dans l’Inde et en Chine, parmi les Anglais qui y résident ! C’est à qui blâmera la modération et la politesse exagérées de son langage ! — « Que dira-t-on en Angleterre, s’écriaient les journaux de l’Inde, quand on verra que le représentant de notre gouvernement déclare que le peuple anglais vénère une nation qui admet comme parties légitimes de sa tactique militaire l’empoisonnement[23] et l’incendie, et dont le gouvernement professe hautement le plus souverain mépris pour le gouvernement anglais, pour la nation anglaise et pour notre auguste reine ?

Au reste, il faut voir, si nous ne nous trompons, la question de plus haut. L’Europe actuelle ne pouvait conserver plus long-temps avec la Chine des rapports que le commerce n’avait maintenus qu’à l’aide d’un système d’humiliante résignation à des formes insultante d’expédiens temporaires et de la contrebande. Les Anglais, ayant la part la plus considérable de beaucoup dans le commerce de la Chine, devaient être les premiers à secouer le joug de ces honteuses habitudes et à chercher à établir leurs relations politiques et commerciales avec la Chine sur des bases durables. Ils se sont trouvés, par la force des choses, à la tête de la colonne, et c’est par eux qu’a commencé le grand mouvement qui s’opère, et auquel toutes les puissances maritimes sont appelées à contribuer. Le premier contact réel entre la Chine et l’Europe vient d’avoir lieu. C’est le commencement inévitable d’une ère nouvelle pour la politique et le commerce dans l’extrême Orient. L’Angleterre a de grands intérêts dans l’Inde et en Chine. Elle a senti la nécessité de les protéger ; elle le fait, si nous en jugeons par l’ensemble de ses mesures, avec énergie, avec intelligence. Que les autres nations qui peuvent et qui veulent participer à l’extension du commerce dans ces mers lointaines, au lieu de déclamer contre l’Angleterre, imitent son exemple. La cause de l’humanité et de la civilisation ne peut, selon nous, qu’y gagner.



Au moment où nous terminions ces pages, la malle de l’Inde, arrivée à Marseille le 4 du courant, apportait la nouvelle d’une convention conclue avec la Chine et les détails des hostilités qui avaient précédé cette convention. Les détails donnés par le Bombay overland Courier, reçu à Paris le 8 avril, justifient pleinement nos prévisions. Les derniers avis apportés à Calcutta par le steamer Entreprise, le 14 février, sont du 24 janvier. Les lenteurs étudiées et (selon les journaux de Canton) le manque de franchise (insincerity) du commissaire impérial avaient déterminé le plénipotentiaire Elliot à donner l’ordre d’attaquer les ouvrages extérieurs des forts du Bogue, le 7 janvier au matin. Environ sept cents cypahis, deux cents soldats européens et quatre cents matelots et soldats de marine, sous le commandement du major Pratt, du 26me régiment, furent débarqués par les steamers Entreprise, Némésis et Madagascar au pied du fort de Tchuempê. En même temps, les vaisseaux de guerre Calliope, Larne et Hyacinth s’embossèrent en face de la batterie basse du fort, contre laquelle ils ouvrirent leur feu, pendant que les steamers Némésis et Queen lançaient des obus dans le fort supérieur, ou tour de garde, qui commandait les autres batteries. Les troupes, ayant réussi à gravir la côte, prirent possession du fort supérieur, et ouvrirent de là un feu meurtrier de mousqueterie sur les batteries basses, qui furent bientôt abandonnées par les Chinois. On les voyait, des navires, essayant de se sauver en passant au travers des embrasures, et s’élançant sur les rochers d’une hauteur de vingt pieds, parti désespéré qui fut fatal à plusieurs d’entre eux, tués ou gravement blessés dans la chute. À onze heures et demie, les Anglais étaient en possession du fort, et le pavillon britannique flottait sur ses murailles. La perte des Chinois a été immense. On évalue le nombre de leurs morts à six ou sept cents. Celle des Anglais ne paraît pas avoir excédé trois hommes tués et trente-trois blessés. Les bâtimens de guerre n’ont souffert en aucune manière, quoique le fort fût armé de trente-cinq canons, dont dix dans la partie supérieure et le reste dans les batteries basses.

Tandis que ces évènemens avaient lieu à Tchuenpê, quatre autres navires, les frégates ou corvettes le Samarang, le Druide, la Modeste et la Colombine, prenaient position vis-à-vis du fort de Ty-cock-tao, à trois milles environ au sud de Tchuenpê, et ouvraient sur ce fort le feu le plus nourri. Les Chinois y répondirent, mais leurs canons furent bientôt hors de service, et un détachement de soldats de marine débarqua pour monter à l’assaut. Les Chinois firent une résistance vigoureuse, et le premier lieutenant du Samarang fut blessé à la poitrine d’un coup de pique. Cependant, à onze heures, les marins avaient complètement mis en fuite les soldats chinois et le pavillon anglais flottait aussi sur ce point. Après la prise des forts, les steamers furent mis en mouvement pour aller détruire la flotte des jonques de guerre dans la baie d’Anson. Un seul de ces bâtimens, toutefois, la Némésis, put approcher suffisamment de la flotte chinoise pour lui causer quelque dommage. La Némésis donnait la remorque à dix ou douze embarcations armées, fournies par les vaisseaux de guerre. La première fusée tirée de la Némésis atteignit la soute aux poudres d’une jonque, qui sauta aussitôt. Les dix-huit autres furent incendiées par les équipages des embarcations anglaises, et sautèrent successivement en l’air. Malgré les efforts des Anglais, plusieurs jonques parvinrent à se sauver par une crique qui va joindre les eaux du Bogue. Le 8 janvier au matin, le vaisseau le Blenheim (74) s’était déjà embossé vis-à-vis le fort principal d’Anunghoy, et le bateau à vapeur Queen avait commencé à lancer des obus sur les batteries de Wantong, lorsque le capitaine Elliot reçut du commandant en chef chinois un message, en conséquence duquel le Wellesley (74) fit signal à la division d’attaque de suspendre les hostilités.

Le 20 janvier, le plénipotentiaire anglais publia une circulaire, adressée aux sujets de sa majesté britannique, dont nous reproduirons les passages les plus importans :

« Le plénipotentiaire de sa majesté britannique annonce la conclusion des arrangemens préliminaires entre le commissaire impérial et lui-même, renfermant les conditions suivantes : 1o la cession de l’île et du port de Hong-Kong à la couronne d’Angleterre ; toutes les charges et tous les droits à percevoir pour l’empire sur le commerce établis dans cette île seront payés comme si le commerce se faisait à Whampoa ; 2o le paiement d’une indemnité au gouvernement anglais de 6 millions de dollars, dont un million payable immédiatement, et le reste en paiemens égaux qui se termineront en 1846 ; 3o relation directe officielle entre les deux pays sur le pied de l’égalité ; 4o le commerce du port de Canton sera ouvert dix jours après la nouvelle année chinoise, et se fera à Whampoa jusqu’à ce que des arrangemens ultérieurs soient devenus praticables dans le nouvel établissement. Les détails de l’arrangement seront l’objet de négociations ultérieures…

« Le plénipotentiaire ne terminera pas sans déclarer que le règlement pacifique des difficultés doit être surtout attribué à la scrupuleuse bonne foi (to the scrupulous good faith) du très éminent personnage avec lequel les négociations sont encore pendantes. »

Une autre circulaire annonce que le plénipotentiaire britannique ne négligera rien auprès du gouvernement de la reine et du gouverneur-général des Indes pour faire valoir les droits des sujets anglais aux indemnités qu’ils ont réclamées.


Ainsi se trouvent confirmées les conclusions générales que nous avions tirées de l’examen des faits accomplis avant l’arrivée de la malle de l’Inde du 1er mars. Il est à remarquer que le plénipotentiaire Elliot ne fait pas la plus légère allusion, dans le document que nous venons de reproduire, au règlement prochain de l’importante question du commerce de l’opium. — Une foule d’autres questions devront être agitées et résolues, et on ne saurait guère douter qu’elles ne le soient toutes à l’avantage de l’Angleterre. — Quelle influence ces importans changemens, aujourd’hui certains, dans les rapports de l’Angleterre et de la Chine, auront-ils sur la politique des autres nations que le commerce met en relation journalière avec le céleste empire, sur la politique de la Russie et de l’Amérique en particulier ? Ce sont là des questions d’un intérêt immense, et dont les solutions ne sont pas aussi aisées à prévoir.

II. — LES INDES ANGLAISES EN 1840.

Pendant que l’amiral Elliot allait porter à l’empereur Tao-Kwang le cartel de la reine Victoria, les Chinois pouvaient profiter des relations que l’on sait exister entre la cour de Péking et les souverains d’Ava et de Napâl, pour exciter ceux-ci à attaquer les Anglais dans un moment où l’élite de leurs troupes achevait de soumettre l’Afghanistan et surveillait le Pandjâb, moment qui semblait favorable à l’invasion du Bèhar et de l’Assam. Mais le gouverneur-général était prêt à tout évènement, et la manière dont il a dirigé cette grande affaire d’Afghanistan est la preuve la plus complète qu’aucune crise n’eût trouvé sa vigueur en défaut. « En supposant que le but de la Chine eût été atteint, disait dernièrement la Revue d’Édimbourg, les Anglais eussent pu avoir à livrer bataille à une armée de Tartares dans les plaines de Bèhar, au milieu de ces champs de pavots qui ont fait une si mauvaise réputation à la compagnie, ou parmi les plantations rivales du haut Assam, qui doivent bannir le thé de Chine des marchés européens. » Lord Auckland avait la conscience de sa force, et rien ne prouve mieux, selon nous, qu’il était à la hauteur de la mission que lui avait confiée l’Angleterre, que la modération de son langage et son attention constante, dans ses rapports officiels avec les princes du pays, à faire ressortir les avantages de la civilisation et du commerce, et à placer la gloire du législateur et de l’administrateur éclairé bien au-dessus de celle du conquérant.

L’Angleterre doit beaucoup à lord Auckland, pour la fermeté avec laquelle il a su depuis 1837, maintenir une politique pacifique dans ses discussions avec le souverain birman. Le résident anglais à la cour d’Ava, le commissaire chargé de l’administration des provinces méridionales (cédées par les Birmans en 1825), et plusieurs des autorités civiles ou militaires, qui connaissaient ou prétendaient connaître le caractère et les vues du nouveau souverain[24], et les intérêts du gouvernement britannique dans ses relations politiques avec l’empire birman, proclamaient hautement et avec instance la nécessité absolue de venger l’honneur anglais par un appel immédiat aux armes. L’armée, naturellement avide des chances d’un service actif, de promotions et de butin, prêtait sa puissante voix à ces manifestations entraînantes. La presse fit son possible pour appuyer les efforts de la passion et de l’égoïsme ; elle n’avait pas de termes assez durs pour stigmatiser la soumission honteuse du gouvernement, ou l’imprudence de sa politique, en permettant au roi d’Ava d’insulter les Anglais avec impunité, en lui donnant le temps de consolider son pouvoir, de rassembler et de discipliner ses troupes, et de se préparer à sa convenance une guerre ouverte. Lord Auckland, sans s’émouvoir de ces clameurs, continua tranquillement ses préparatifs, et fit signifier aux Birmans qu’il était en mesure non-seulement de repousser toute agression, mais de châtier les agresseurs. Depuis cette époque, Tharawadi a jugé à propos de rester dans l’inaction. Les relations du gouvernement suprême avec la cour d’Ava ne sont pas amicales ; mais le souverain birman a reçu, de l’invasion de l’Afghanistan par les troupes anglaises, un avertissement utile dont l’influence durera probablement quelques années.

Cependant, pour quiconque a étudié le caractère birman, il ne pourrait être douteux que dans un avenir peu éloigné, les relations de l’Inde anglaise avec ce pays prendront un caractère décisif d’hostilité. L’ignorance et l’arrogance de la cour d’Ava sont au-dessus de tout ce que nous pouvons nous figurer en Europe. Quand Maha-Baudoula, le général favori du dernier roi, envahit le district de Tchittagong au commencement de la dernière guerre, il apportait avec lui des chaînes en or destinées à lord Amherst, et il avait ordre, une fois Calcutta pris, de marcher sur Londres, et de s’en emparer ! Les défaites succédèrent aux défaites, sans dissiper cette ivresse d’aveugle orgueil qui caractérise si particulièrement les Hindo-Chinois. Les officiers birmans, fuyant devant l’armée anglaise, qui s’avançait sur la capitale, tout persuadés qu’ils dussent être enfin de l’inutilité d’une lutte prolongée, ne s’en croyaient pas moins obligés (ainsi que leurs lettres interceptées l’ont prouvé) de pallier par les rapports les plus absurdes leur impuissance à arrêter l’ennemi ; et le malheureux général qui commandait dans la dernière occasion où les Birmans essayèrent de tenir, à un endroit nommé Paghammiou, fut condamné à être foulé aux pieds des éléphans, quand il apporta la nouvelle de sa défaite. Les yeux du roi ne s’ouvrirent sur le danger de sa situation que lorsque les troupes anglaises n’étaient plus qu’à trois marches de la capitale (mai 1825). Il fallut céder alors ; cependant il est peu probable que la terrible leçon que reçurent les Birmans ait suffi à leur donner une idée exacte de l’immense supériorité de leurs adversaires. Quinze ans ont passé sur ces évènemens ; un nouveau souverain est monté sur le trône, et ne rêve que l’affranchissement des stipulations honteuses imposées par le canon anglais à son prédécesseur. On ne peut sans une extrême difficulté négocier avec un peuple aussi orgueilleux que les Birmans, ni résister aux provocations continuelles de leur stupide insolence, et du pillage auquel ils se livrent parfois, en empiétant sur les limites que ce traité leur a assignées ; néanmoins le gouvernement de l’Inde a sagement évité jusqu’à ce jour d’accepter les occasions de rupture que l’imprévoyante ambition de Tharawadi lui a offertes. Le succès des armes anglaises dans l’Afghanistan a aidé lord Auckland à se maintenir dans cette ligne difficile. Pourtant les Anglais se verront contraints, nous n’en doutons pas, de se rendre maîtres du cours de l’Irrawadî ; et quand nous disons que les Anglais seront contraints d’étendre leur domination dans ces contrées, nous exprimons la conviction où nous sommes en effet qu’ils ne sauraient se soumettre sans répugnance à la nécessité d’une guerre comme celle dont les menace l’ignorante présomption des Birmans. « Il n’y a ni profit, ni honneur, disait naguère un de leurs écrivains politiques, à gagner dans une pareille guerre. La nature du pays, l’éloignement de ses parties vitales qu’il faudrait cependant occuper, rendront à la fois la campagne longue et dispendieuse. Amahrapoura, siége actuel du gouvernement, est situé à l’extrémité supérieure de la longue vallée de l’Irrawadî, à six ou sept cents milles de la mer. La partie inférieure de cette vallée est un marais pestilentiel pendant une portion considérable de l’année, et bien que la route la plus courte par les montagnes d’Arrakân fût indubitablement celle que choisirait notre armée, les frais de transport d’un matériel aussi considérable que celui que nécessiteraient des opérations de cette importance, munitions et provisions de toute espèce, pour avancer dans un pays que les Birmans (comme ils l’ont déjà prouvé), sauraient si bien dévaster ; la dépense, en un mot, qu’entraînerait cette expédition gigantesque, serait nécessairement énorme. » Quant au résultat d’une semblable expédition, il ne saurait être douteux, si les Birmans combattent seuls, ou s’ils n’ont pour auxiliaires que les autres populations bouddhistes de l’extrême Orient. La dernière guerre leur a enlevé de vastes contrées que la conquête avait placées dans leur dépendance, mais cette accession de territoire n’a eu d’autre avantage réel pour l’Inde anglaise que celui d’empêcher ce contact immédiat qui menaçait chaque année les fertiles provinces du Bengale. Le gouvernement anglais avait été fatalement entraîné à cette guerre par l’insolence et l’agression de la cour d’Ava. Les plus ambitieux parmi les gouverneurs-généraux de l’Inde n’avaient pas songé à étendre l’empire de ce côté. Lord Hastings, à la fin de son administration, avait soigneusement évité la lutte en affectant de rejeter sur l’imposture les torts d’une provocation indirecte, mais menaçante[25]. Cependant lord Amherst, le plus modéré, le plus pacifique de ces vice-rois, fut obligé, peu de temps après, d’ajouter à l’empire, déjà si énorme des Indes anglaises, de vastes provinces couvertes pour la plupart de forêts impénétrables, presque désertes, malsaines, en dehors des limites naturelles de cet empire. On ne pouvait douter qu’il ne s’écoulât bien des années avant qu’aucune de ces provinces pût payer les dépenses auxquelles cette prise de possession entraînerait le gouvernement ; mais il n’y avait pas à reculer. Il était absolument nécessaire d’interposer cette barrière entre les paisibles sujets de la compagnie et leurs barbares voisins, et de procurer en même temps un asile aux tributaires forcés ou sujets à moitié soumis des Birmans qui avaient franchement aidé les Anglais pendant la guerre. Il n’était pas moins nécessaire d’infliger aux Birmans un châtiment dont ils pussent se souvenir. Ces diverses conditions, auxquelles il a fallu satisfaire, ont placé les Anglais comme maîtres d’Assam, Arrakân et Tanasserim, parmi les souverains de l’Hindo-Chine. L’Angleterre, après avoir franchi l’Indus, a donc aussi désormais de hautes destinées à accomplir au-delà du Barrhampoutter, et peut-être de grands dangers à courir, car la tête tourne quand il faut voir de si haut et si loin. L’œil de l’homme ne peut envisager sans crainte un pareil avenir.

Quant au Napâl, quoique sa puissance ait été considérablement amoindrie par le traité que lui imposa lord Hastings, au mois de décembre 1815, après deux campagnes assez meurtrières, c’est encore un voisin formidable pour la compagnie. Les Ghaurkas, race dominante du pays, ont toute la fierté, le courage, l’ardeur impétueuse de caractère qui distinguent généralement les montagnards. Le pays, naturellement fort par sa configuration plastique, oppose sa redoutable inertie à la science militaire et à la haute discipline de l’armée anglaise. Toute la population libre dans le Napâl a une éducation essentiellement militaire, et est soumise à un système de recrutement à la fois efficace et populaire. Elle a des communications sûres et secrètes avec les Birmans, d’un côté, et les passes de ses montagnes peuvent la conduire inaperçue, de l’autre, à l’entrée des grandes et fertiles provinces de Bénarès et de Patna. Les dispositions belliqueuses des Napâlais, et la confiance tant soit peu orgueilleuse qu’ils ont dans les ressources stratégiques de leur pays, les entraîneront peut-être à essayer de laver dans le sang anglais l’outrage du traité de 1815. Mais l’état politique de ces contrées donne plutôt à penser que les Anglais auront à intervenir dans des dissensions intestines, et finiront par établir d’une manière définitive leur influence suzeraine sur ces populations désunies. Le prince régnant, jeune homme d’une intelligence bornée, se laisse gouverner par les femmes ; il a mis à mort une ministre habile, et le général distingué aux talens duquel on devait attribuer principalement la résistance prolongée des Napâlais devant les armes britanniques dans les campagnes de 1814 et 1815. Tous les hommes de quelque distinction ont été disgraciés ou exilés. Le peuple, sous cette domination inhabile et oppressive, se démoralise rapidement, et l’intervention anglaise serait peut-être accueillie comme un bienfait par la masse des habitans.

L’Afghanistan a été le théâtre d’évènemens importans depuis que Shâh-Shoudjâ, rentrant à Kaboul, sous l’escorte d’une armée anglo-indienne, est remonté sur le trône de ses pères.[26]. La fin de l’année 1840 a surtout été marquée par le renouvellement de la lutte que l’on pouvait croire terminée entre l’amîr Dost-Mohammed-Khan et le souverain dont les Anglais avaient épousé la cause. Cette lutte, dans sa courte durée, a offert quelques incidens remarquables qu’il ne sera pas sans intérêt de signaler.

Nous devons rappeler, avant tout, que le pays au nord du fleuve de Kaboul, où pénétra une des divisions de l’armée d’Alexandre, est connu aujourd’hui sous le nom de Kohéstan de Kaboul. Les Anglais ont eu à livrer plusieurs petits combats dans ces mêmes districts, où l’autorité du Shâh-Shoudjâ n’est pas encore fortement établie ; mais le véritable danger qui menaçait la restauration avait sa source dans le nord-ouest du Kohéstan, au-delà de Bâmian, à Khouloum, où le Dost (comme les Anglais dans l’Afghanistan désignent familièrement Dost-Mohammed-Khan) avait trouvé un appui dans le wali ou chef ouzbek de cette province, et rassemblé quelques milliers d’hommes, à la tête desquels il espérait pénétrer dans le Kaboul, soit par Bâmian, soit par le Kohéstan. Les négociations entamées depuis longtemps avec ce redoutable vaincu n’avaient eu pour résultat que de déterminer le nawab Djabbar-Khan, et quelques autres personnes de sa famille, à se placer sous la protection du gouvernement anglais. Il ne cherchait pour lui-même dans ces négociation qu’un avantage, celui de gagner du temps et d’étendre son influence parmi ses compatriotes, plus disposés à ressaisir les habitudes d’une vie aventureuse qu’à se rallier autour d’une légitimité qui leur était imposée par la civilisation ambitieuse d’un peuple européen. Dost-Mohammed-Khan, chef brave, habile et long-temps heureux, regretté par d’anciens compagnons d’armes qui n’attendaient qu’une occasion favorable pour se ranger de nouveau sous son étendard ; plusieurs avaient déjà déserté la cause de Shâh-Shoudjâ, et quand il fut avéré que le vieux serdar Barekzaï approchait de Bamiân par la passe Ak-Robât, que les avant-postes des troupes anglo-afghanes venaient d’abandonner pour se replier sur le quartier-général, une compagnie tout entière d’un régiment afghan, commandée par un officier anglais, décampa pendant la nuit et passa à l’ennemi. Cependant les mouvemens de Dost-Mohammed ne pouvaient échapper à la vigilante surveillance de sir William Macnaghten, et quand il ne fut plus permis de douter qu’il approchait des passes, des troupes furent envoyées de Kaboul pour renforcer la brigade de Bamiân, sous le commandement du brigadier Dennie. Cet officier-général, ayant poussé une forte reconnaissance dans la direction où il s’attendait à rencontrer seulement l’avant-garde du corps ennemi, se trouva inopinément, le 18 septembre dernier, en présence de la petite armée que l’ex-amîr de Kaboul dirigeait en personne contre Bamiân. Sans hésiter un instant, et malgré l’infériorité numérique de ses troupes (puisqu’il n’avait que cinq cents hommes d’infanterie régulière, moitié hindoustanis, moitié ghaurkas, trois à quatre cents hommes de cavalerie et deux pièces de canon à opposer à cinq ou six mille Ouzbeks et déserteurs afghans), le brigadier marche droit à l’ennemi, le déloge en un instant de ses positions, le met dans une déroute complète, et lance à sa poursuite sa cavalerie, qui en fait un grand carnage. Dost-Mohammed-Khan, blessé dans l’action, s’échappe à grand’peine avec un de ses fils et quelques centaines de cavaliers ; les tentes et tous les équipages de l’armée tombent au pouvoir des vainqueurs. Le résultat de cette brillante affaire du 18 septembre fut de déterminer le chef ouzbek de Khouloum à traiter immédiatement avec les Anglais. Dost-Mohammed, abandonné de ses alliés et voyant ainsi les débris de sa petite armée réduits à deux ou trois cents cavaliers, voulut encore, par une tentative désespérée, se placer subitement au milieu de ses partisans du Kohéstan proprement dit. Il pénètre dans cette province à la fin d’octobre, parvient à rassembler un corps de trois mille cinq cents fantassins et de cinq cents chevaux, et le 2 novembre il engage une dernière lutte avec les troupes anglaises à un endroit nommé Parwar ou Parwân, à égale distance à peu près de Bamiân et de Kaboul. Dans ce combat, le 2ème régiment de cavalerie légère anglo-indienne, chargé par le Dost en personne à la tête de deux cents cavaliers d’élite, est ramené avec une perte considérable ; une terreur panique s’empare des sawars[27], qui abandonnent leurs officiers à l’attaque furieuse de Dost-Mohammed. Le docteur Lord, agent politique dans le nord-ouest, et plusieurs officiers, sont tués dans cette charge meurtrière. Cependant cet effort désespéré de l’ennemi ne pouvait le sauver ; l’amîr est forcé de battre précipitamment en retraite devant l’infanterie et l’artillerie, dont les manœuvres savantes et le feu terrible ont en un instant réparé l’échec éprouvé par l’avant-garde anglaise. Dost-Mohammed, voyant ses dernières espérances anéanties, disparaît après l’action, galope droit à Kaboul accompagné d’un seul cavalier, se présente inopinément le 3 novembre au soir à sir William Macnaghten, se nomme, et, trop fier pour rendre hommage à un souverain dont il a porté quinze ans la couronne, remet son sabre au représentant de la puissance anglaise dans l’Afghanistan, et se déclare son prisonnier. Sir William, surpris et touché de cette démarche chevaleresque et de la noble confiance qu’elle indique, rend à l’amîr son sabre, fait dresser une tente pour lui près de la résidence, et le traite avec toutes sortes d’égards. Ainsi finit la carrière politique de Dost-Mohammed. Ce prince, devenu à son tour l’objet de l’admiration et de la sympathie tardive des Anglais, atteint en ce moment, avec toute sa famille, et sous une nombreuse escorte, le lieu qui lui a été assigné pour résidence dans l’intérieur de l’Hindoustan.

Dans le Béloutchistan les armes de la compagnie avaient éprouvé quelques échecs assez sérieux, qu’il fallait attribuer à une confiance prématurée de la part des Anglais dans la terreur de leurs armes et dans la soumission apparente des anciens vassaux de la couronne de Kaboul. Les Anglais n’avaient pas pourvu avec leur prudence ordinaire, ou n’avaient pourvu qu’imparfaitement à l’occupation militaire des points principaux du pays. Ces échecs sont aujourd’hui réparés ; ils ont été, au reste, considérablement exagérés par les journaux, et n’ont jamais eu pour résultat, ainsi qu’on l’a imprimé et réimprimé, soit en France soit en Angleterre, d’interrompre sérieusement et pour long-temps les communications de l’armée d’Afghanistan avec l’Hindoustan. Kélat, tombé pour quelques jours au pouvoir du jeune fils de Mehrâb-Khan, est occupé de nouveau par les Anglais, depuis le 3 novembre dernier. Le 1er décembre, le jeune khan, Nasser, à la tête d’un corps considérable composé en grande partie de Brahoïs, l’une des plus redoutables tribus du Béloutchistan, attaqué par un corps anglo-indien fort de neuf cents baïonnettes, soixante chevaux et deux pièces de canon, a été mis dans une déroute complète. Nasser-Khan prit la fuite au commencement de l’action ; quatre des principaux chefs et cinq cents hommes de ses troupes restèrent morts sur le champ de bataille. Le général brahoïs, Mîr Bohar, est au nombre des prisonniers. Les opérations militaires destinées à soumettre définitivement quelques tribus à demi barbares du voisinage, ou les petits chefs rebelles sur divers points de l’Afghanistan, continuent jusqu’à présent avec un plein succès[28], et on s’attend d’un jour à l’autre à ce que le jeune khan fugitif viendra se mettre à la merci du gouvernement anglais.

Quant au Sindh, la tranquillité de cette province n’a jamais été sérieusement troublée, et d’ailleurs elle est placée, politiquement parlant, et par sa position géographique, dans la dépendance immédiate de la présidence de Bombay[29]. Tout fait donc présumer que Shâh-Shoudjâ va pouvoir régner paisiblement sur l’Afghanistan, car la soumission complète du Kohéstan est moins que jamais douteuse depuis que Dost-Mohammed s’est rendu sans condition.

Autant que l’Afghanistan, et plus que le Napâl, le Pandjâb, depuis la mort de Randjît-Singh, et celles toutes récentes de son fils et de son petit-fils, appelle l’attention et la surveillance incessantes du gouvernement suprême. Karrak-Singh et No-Nahâl-Singh, son fils, ont succombé presqu’en même temps, victimes, assure-t-on, d’un empoisonnement. Le prince Shère-Singh, que Randjît n’avait jamais voulu reconnaître pour un de ses fils, mais auquel il avait cependant accordé le rang et les honneurs de prince de son sang, paraît devoir succéder à la couronne. Une des princesses, veuve de Karrak-Singh, disputait à Shère-Singh le pouvoir souverain, qu’elle voulait retenir au profit d’un enfant dont elle se prétendait enceinte, et les principaux chefs ainsi que quelques officiers européens, paraissaient s’être rangés de son côté[30] ; mais les derniers avis nous montrent Shère-Singh triomphant après une lutte sanglante de quelques jours. Son pouvoir cependant ne semble pas s’appuyer sur les sympathie des chefs les plus influens, et le seul fait certain pour nous, en ce moment, est l’existence de prétentions rivales sur lesquelles le gouvernement anglais aura à prononcer.

Le royaume du Pandjâb a été formé par l’habileté et l’énergie de Randjit-Singh, et il est probablement destiné à survivre bien peu d’années, comme état indépendant, à l’homme extraordinaire dont l’ambition, tolérée et même appuyée dans ces derniers temps par les Anglais, lui a donné naissance. C’est la seule partie de l’ancien empire Moghol qui ne soit pas, par le fait, sous la domination immédiate de l’Angleterre. La domination sikhe s’étend sur des pays essentiellement favorisés par la nature, tant sous le rapport de la fertilité que sous celui des moyens de transport. Elle tient dans Peshawar la clé de l’Afghanistan, commande la navigation de l’Indus, et, sans l’intervention des Anglais, qui venaient de songer sérieusement à la restauration de Shâh-Shoudjâ, Randjît-Singh se serait rendu maître de tout le cours de ce fleuve.

Ce prince, dont la sagacité savait contenir son ambition subtile dans les bornes de la discrétion, paraît avoir eu de bonne heure confiance dans sa fortune ; mais en même temps il comprit la nécessité d’entretenir les relations les plus amicales avec le gouvernement anglais[31]. Ainsi, lorsque sir Charles Mitcalfes, agissant d’après les instructions de lord Merito, contraignit Randjît à abandonner le dessein qu’il avait formé de s’approprier les petites principautés sikhes à l’est du Sutlegde, toutes les vues de Randjît se dirigèrent vers l’extension de ses possessions du côté opposé. Là encore, les Anglais intervinrent pour protéger le Sindh, état mahométan, que sa position sur le cours inférieur de l’Indus rendait une acquisition des plus tentantes pour l’ambition du chef sikh ; il se résigna à cet échec, et ce qui prouve le mieux la haute intelligence et le tact politique de Randjît, c’est que, tout fier qu’il était de la force effective de son armée, et de la supériorité évidente qu’elle lui donnait sur les autres souverains indigènes, il a eu la conscience de sa faiblesse relative à l’égard de ses redoutables amis de Calcutta, et a toujours fini par se soumettre aux exigences de leur politique. Mais il est à présumer que son fils et son petit-fils (ce dernier exerçait de fait l’autorité souveraine sous le nom de son père, et annonçait la prétention d’étendre la puissance sikhe bien au-delà de ses limites actuelles) n’auraient pas été aussi prudents, et qu’ils se seraient laissés entraîner à la folle tentative d’essayer leurs forces contre les Anglais. En ce cas, le résultat inévitable de la collision eût été l’extension de l’empire anglo-indien jusqu’à sa limite naturelle, l’Indus, et Shâh-Shoudjâ, profitant de la chute du royaume sikh, aurait repris, par la main de l’Angleterre, cette belle province de Peshawar, que Randjît avait enlevée aux Afghans. Les revenus ainsi que le commerce de l’Inde anglaise se seraient accrus considérablement par cette accession du riche territoire du Pandjâb. Peut-être les évènemens inattendus qui viennent de se passer à Lahore amèneront-ils immédiatement et l’intervention directe des Anglais et le remaniement au profit de Shâh-Shoudjâ, de ces deux monarchies dont l’Inde anglaise veut faire ses barrières au nord et à l’occident.

Le Pandjâb est depuis trois ans, au reste, sous la dépendance réelle de l’Inde anglaise ; et nous ne serions pas étonné que les Anglais montrassent peu d’empressement à se saisir de l’administration directe des affaires dans ce pays. Ils préfèrent, en général, familiariser par degrés, les populations avec leur intervention, à titre d’alliés ; ils arrivent ensuite à exercer les droits de suzeraineté, et à les faire reconnaître, et enfin, ils succèdent presque naturellement et sans secousses aux souverains indigènes. Quel que soit le parti que le gouvernement suprême juge à propos d’adopter à l’égard du Pandjâb dans les circonstances actuelles, on peut se faire une idée exacte des rapports qui existent entre les deux états, par le résultat suivant de l’enquête parlementaire commencée l’année dernière, sur la situation actuelle et les ressources commerciales de l’Inde anglaise. Nous trouverons, page 78 et suivantes, du rapport fait à la chambre des communes, le 21 juillet 1840 (interrogatoire de M. Trevelyan, ancien sous-secrétaire d’état au département des affaires étrangères dans l’Inde), les passages que voici :


Question 1438. — Quand vous avez quitté l’Inde, notre influence dans le royaume d’Aoudh était-elle précisément la même que celle dont nous jouissons maintenant dans l’Afghanistan et le Pandjâb ?

Réponse. — Oui, généralement la même ; peut-être moindre alors dans le Pandjâb qu’à Lacknow ; cette influence varie avec le cours des évènemens politiques.

Question 1444. — La position du royaume d’Aoudh et celle du Pandjâb, à l’égard du gouvernement de l’Inde, sont-elles les mêmes politiquement parlant ?

Réponse. — Non. Nominalement les positions sont très différentes, mais en réalité le souverain du Pandjâb est tout aussi bien soumis à notre influence que le roi d’Aoudh.

Question 1451 — Cette circonstance (le traité qui existe entre la compagnie et le roi d’Aoudh et qui diffère de celui conclu avec le Pandjâb) ne constitue-t-elle pas, selon vous, une grande différence dans nos relations avec ces deux pays ?

Réponse. — Non, et ceci me force à entrer dans quelques détails. La classe influente dans le Pandjâb est celle des sikhs, mais ils sont en minorité ; outre la population ordinaire, il existe une population mahométane puissante et nombreuse. La domination de Randjît-Singh était entièrement nouvelle, formée par lui-même et maintenue par la seule puissance de ses grands talens personnels. La première occasion qu’il eut de nous connaître fut lorsque lord Lake chassa Holkar à travers le Pandjâb ; la seconde, lorsque sir Charles Metcalfe, alors un très jeune homme, fut envoyé pour former un traité d’alliance avec lui contre les Français. La grande fête mahométane du ramadân eut lieu pendant son séjour à Lahore ; il n’avait pour escorte qu’une seule compagnie dans laquelle se trouvaient quelques soldats mahométans, qui, selon l’usage, firent un tazia, ou image de la tombe de Hussein à Karbalâ, qu’ils promenèrent en procession. Ceci irrita les sikhs, et quelques milliers d’entre eux se précipitèrent pour nous écraser ; mais notre petite bande se forma en carré, et, après un feu roulant qui dura quelque temps, finit par les mettre en fuite. Randjît-Singh vint féliciter les vainqueurs sur leurs succès, et se tournant vers ses serdars : « Voilà donc, leur dit-il, les gens auxquels vous me conseillez de faire la guerre, lorsque quelques milliers d’entre vous n’ont pu battre une seule compagnie ? » Depuis cette époque, Randjît-Singh avait adopté pour règle invariable de sa conduite à l’égard de notre gouvernement de céder toutes les fois qu’il nous voyait déterminés sur quelque question que ce fût. Nos derniers exploits dans le voisinage ont confirmé ses successeurs dans l’adoption de cette ligne politique.

Question 1452. — L’influence anglaise dans le Pandjâb reposerait sur la conviction où était le chef des sikhs (Randjît-Singh) de la supériorité de notre pouvoir et des avantages qui résulteraient pour lui d’une intime alliance avec nous ?

Réponse. — Oui, et connaissant les vices de l’organisation intérieure de son pays, il avait le sentiment de sa propre faiblesse. Ces vices d’organisation étaient tels que, si nous nous fussions déclarés ses ennemis par proclamation, sa domination se fût écroulée à l’instant. Il n’y avait aucun respect héréditaire pour sa famille ; un grand nombre de chefs puissans qu’il avait humiliés ou dépossédés se seraient levés contre lui au moindre signe d’encouragement de notre part. Les Mahométans étaient ses ennemis invétérés, et tous regardaient d’un œil d’envie la prospérité et la paix dont jouissaient sous notre protection les états sikhs entre le Sutledge et la Djamna.


Un corps d’armée considérable escortant un convoi a traversé dernièrement le Pandjâb pour se rendre dans le Kaboul. D’autres troupes sont toujours concentrées à Firosepour, prêtes à se porter sur Lahore. On continuait à regarder les hostilités entre les Napalois et la compagnie comme imminentes. Il nous semble peu probable que les Napalois se hasardent à envahir le territoire anglais, surtout en présence des derniers évènemens dont les mers de Chine ont été le théâtre, et dont le contre-coup s’est fait sentir à Katmaudon. En tout cas, il est évident que le gouvernement suprême est en mesure. Des troupes sont rassemblées au pied des montagnes ; le Napâl serait occupé au besoin en quelques semaines.

Nous dirons quelques mots des relations actuelles du gouvernement suprême avec les princes qui sont dans une dépendance plus ou moins absolue de ce gouvernement, et dont les états sont compris dans les limites générales de l’empire. Les principaux parmi eux sont le roi d’Aoudh ou de Laknow, et le Nizam, dont la capitale est Hyderabad (qu’il ne faut pas confondre avec un autre Hyderabad capitale du Sindh) ; ces princes sont mahométans ; Scindiah et le radjah de Berar, dont les capitales sont respectivement Gualior et Nagpour ; ces chefs sont hindous, d’extraction mahratte ; enfin les princes Radjpoutes, Hindous de haute caste, chez lesquels cette illustration séculaire s’unit à une réputation incontestée de franchise, d’honneur et de courage militaire. Les dynasties mahométanes d’Aoudh et d’Hyderabad sont entièrement usées. Les principales familles princières mahrattes ne valent guère mieux. Les radjahs du Radjpoutana seuls semblent avoir assez de vitalité politique pour qu’on puisse espérer de les ressusciter, et le gouvernement anglais paraît n’avoir pas renoncé à l’espoir de faire revivre dans les principautés de Djeypour et de Djodpour, en particulier, un sentiment national et un esprit d’indépendance qui ne seraient pas incompatibles avec la confiance et la déférence que réclamerait ce gouvernement comme ami et comme protecteur à la fois. Cependant il nous semble bien difficile que les rapports du gouvernement suprême avec les chefs du Radjpoutana puissent reposer sur une base plus libérale que celle d’une intervention pour ainsi dire toujours imminente, et ce qui s’est passé il y a un an, précisément à Djodpour, est une indication très significative de ce qu’on peut attendre de l’avenir. Quoi qu’il en puisse être, il ne saurait s’élever un doute raisonnable sur l’état de nullité dans lequel sont tombés les soi-disant souverains mahométans de l’Inde, nullité dangereuse et déplorable dans ses effets, attendu que le gouvernement anglais est obligé par les traités, ou se croit obligé le plus longtemps possible, à défendre chacun de ces petits tyrans contre tout ennemi intérieur ou extérieur.

Ces populations opprimées sont ainsi condamnées à souffrir tous les maux qu’entraîne à sa suite un gouvernement faible et corrompu, et le joug sous lequel elles gémissent est maintenu par l’irrésistible force d’inertie du gouvernement anglais. « Le remède ordinaire d’un mauvais gouvernement dans l’Inde, disait sir Thomas Mauro (gouverneur de Madras), dans une lettre au marquis de Hastings, est une révolution qui s’accomplit tranquillement dans l’intérieur du palais ou en dehors par la violence, c’est-à-dire par la révolte ou l’invasion étrangère ; mais la présence des forces anglaises détruit toute chance de remédier ainsi au mal, en maintenant le prince sur le trône contre toute opposition intérieure ou extérieure. Cet appui le rend indolent en lui apprenant à se reposer sur nous du soin de sa sûreté, cruel et avare en l’assurant qu’il n’a rien à craindre de la haine de ses sujets. » Cela peut donner une idée des misères que le système subsidiaire (subsidiary system), système né de la nécessité de priver ces soi-disant princes des moyens de recouvrer la souveraineté réelle qu’exercent les Anglais, a infligées aux plus belles provinces de l’Hindoustan. Les hommes d’état, en Angleterre et dans l’Inde, ont très bien compris que tout l’odieux de ce despotisme retomberait sur le gouvernement anglais, que d’ailleurs les dépenses inévitables qu’entraîne une pareille situation augmentent considérablement les charges de l’état, obligé de maintenir une force armée qui puisse suffire à toutes les éventualités. Chacun de ces mannequins couronnés entretient un corps de troupes commandé par des officiers anglais, et il a en outre à sa solde un ramassis de troupes irrégulières qui, en temps de paix, ne sont redoutables qu’aux paisibles sujets de leur maître, mais qui, en cas de guerre sur la frontière, ou d’insurrection, ou de mutinerie, surtout si les troupes anglaises éprouvaient quelque échec partiel, peuvent devenir et deviendraient infailliblement la cause de désordres et de maux infinis. Tels sont les dangers de cette position anormale où les hésitations d’une politique long-temps entravée par les étroites exigences du monopole ont placé le gouvernement suprême des Indes anglaises. Le gouvernement n’a aujourd’hui que le choix entre deux maux. Il faut que, dans son respect pour les traités, il consolide l’oppression, ou qu’il attende au moins en silence que les effets du despotisme, devenus désormais intolérables, nécessitent son intervention ; sinon il faut qu’il manque à la foi jurée, et qu’il ait le courage de montrer plus de respect pour les droits imprescriptibles de l’humanité que pour des traités dont l’ambition et l’intérêt matériel pouvaient seuls non pas justifier, mais expliquer l’origine. Ce serait là sa gloire, et, nous n’hésitons pas à le dire, ce serait également une des plus précieuses garanties du bonheur et de la prospérité de ces vastes et populeuses contrées. L’examen des ressources commerciales de l’empire hindo-britannique, commencé par la chambre des communes à l’occasion de la pétition présentée au parlement par la compagnie dans l’intérêt de l’Inde agricole et industrielle (pétition sur laquelle nous reviendrons bientôt), a mis cette vérité dans tout son jour.

L’opinion formelle des fonctionnaires qui ont été consultés par la chambre des communes, sur les moyens politiques à employer pour donner au commerce de l’Inde l’extension dont il est susceptible, est que l’Inde entière en deçà de l’Indus devrait, le plus tôt possible, être considérée et traitée, sous le rapport de la législation commerciale, comme un seul empire, ce qu’elle est en effet. L’Inde anglaise comprend aussi bien, en réalité, les états natifs indépendans (native states), que les divers territoires placés sous l’autorité immédiate du gouvernement anglais. Ces états sont unis et comme incorporés à l’empire, par les liens étroits de l’alliance subsidiaire ; ils fournissent des contributions régulières soit en troupes, soit en argent, pour les dépenses générales de cet empire, et doivent se conformer aux instructions qu’ils reçoivent du gouvernement suprême, dans toute affaire relative au bien de l’état, que le cas ait été prévu par la lettre des traités ou non. Des devoirs inséparables de l’exercice du pouvoir suzerain dans l’Inde prescrivent d’appuyer par la force l’exécution des mesures d’utilité générale, et entraînent la coopération de tous les états de l’Inde, qui, sous le rapport de leurs intérêts particuliers et de leurs rivalités, ont constamment besoin de la faveur et de la protection du gouvernement anglais. Nul doute que l’influence de ce gouvernement n’ait amélioré à un degré très remarquable la situation générale, politique et commerciale de l’Inde. Ainsi les Anglais, du moment que leur suprématie a été reconnue, sont intervenus constamment pour le maintien de la paix entre les princes indigènes ; ils ont mis un terme aux pillages et aux dévastations des Pindaries ; ils ont poursuivi sans relâche et achèveront d’exterminer (l’humanité l’espère au moins) les abominables associations des Thags ; ils ont vigoureusement et noblement usé de leur influence pour abolir le satti et l’infanticide. Ils ont apaisé bien des révoltes intérieures soulevées dans les états natifs par la turbulence des chefs puissans ; ils ont, par de vives remontrances, réprimé d’innombrables actes d’oppression de la part des gouvernemens indigènes, ces gouvernemens sachant bien que leur désobéissance aux instructions émanées du pouvoir suprême les priverait de ce redoutable, mais indispensable appui, et que la désorganisation et la destruction de leur propre puissance en seraient la suite inévitable. Les efforts du gouvernement anglais ont été parfois utilement dirigés vers la réduction des taxes exorbitantes et l’amélioration de certaines routes qui présentaient de grands obstacles au commerce. Cependant les mesures prises sous ce rapport n’ont été jusqu’à présent, de l’aveu même des principaux agens du gouvernement, ni très judicieuses ni très suivies, et, jusqu’à une époque très récente, le commerce dans l’Inde anglaise a été entravé, dans les territoires mêmes de la Compagnie, par l’existence d’un système de douanes pire que celui d’aucun état indigène, le Pandjâb excepté. Les droits de transit perçus autrefois dans les territoires de la compagnie ont été abolis pour les présidences de Calcutta et de Bombay ; ils ne tarderont pas à être supprimés également dans toute l’étendue de la présidence de Madras.

Lord Wellesley avait négocié des traités de commerce, sur le principe européen de réciprocité, avec les états de Lacknau, de Napâl, d’Hyderabad et de Nagpour ; mais les clauses de ces traités étaient ou trop compliquées dans leur rédaction pour s’adapter à l’intelligence des natifs, ou peut-être (et cela nous paraît plus probable) trop assujettissantes pour leur convenir ; et l’attention du gouvernement ayant été bientôt après dirigée sur d’autres points, les traités furent oubliés. Après six années de négociations avec les états qui bordent le cours du Sutledge et celui de l’Indus, on parvient enfin à s’entendre sur les moyens de rouvrir la navigation de ces deux fleuves. Le principe adopté fut celui de substituer aux exactions infinies et arbitraires du passé un droit unique de transit modéré dans son chiffre, percevable à un seul endroit, et le même pour tous les bateaux de quelque dimension qu’ils fussent, et quelle que fût la nature de leur chargement. Ainsi les bateaux ne sont forcés de s’arrêter qu’à un seul endroit, Mitthun-Kote, situé au confluent des rivières du Pandjâb avec l’Indus, et entre les points extrêmes de la navigation utile[32]. Au reste, tous les états natifs sont obligés par l’usage, et plusieurs d’entre eux par les traités en vigueur, à laisser passer, libres de tous droits, les approvisionnemens de toute espèce, expédiés pour le service du gouvernement suprême, et il ne paraît pas qu’en aucune circonstance ils aient essayé de contrevenir à cette règle.

En résumé, le gouvernement suprême des Indes anglaises a déjà beaucoup fait pour la sécurité et l’extension du commerce intérieur, mais il lui reste plus encore à faire pour atteindre le but. Or, nous ne voyons qu’un moyen, à la fois loyal et efficace, d’y parvenir : c’est d’user largement, ouvertement, et avec toute la promptitude que la prudence peut autoriser, de l’influence que les traités et (ce qui est plus fort encore que les traités) les besoins et les vœux des populations donnent au gouvernement pour intervenir, à l’égard des états indépendans de l’Hindoustan, dans les matières relatives au commerce. Les agens du gouvernement suprême reconnaissent eux-mêmes que les traités existans ont cette tendance. « Dans une confédération comme celle de l’Inde, disent-ils, il doit exister une autorité qui ait le pouvoir de remédier au mal et de travailler au bien commun ; tous les traités avec les états natifs reconnaissent plus ou moins le gouvernement anglais comme investi de cette autorité qu’il a été plus d’une fois forcé d’exercer, non-seulement dans les cas expressément reconnus par les traités, mais encore dans des cas nouveaux, tel qu’il s’en est montré, et doit nécessairement s’en montrer de temps à autre. »

La sécurité et le développement de la navigation de l’Indus et de ses affluens doivent être aujourd’hui le principal objet de la sollicitude du gouvernement, en ce qui touche aux grands intérêts du commerce intérieur[33]. Mais le gouvernement de l’Inde ne peut se promettre l’accomplissement de la tâche qui lui est imposée qu’autant que l’Angleterre elle-même comprendra qu’il est de son honneur et de son intérêt de s’y associer. Si le gouvernement de Calcutta encourage d’un côté la production, il faut que le pouvoir législatif, à Londres, encourage à son tour l’exportation des produits de l’Inde. Il est bien démontré aujourd’hui qu’obligée à des remises annuelles qui s’élèvent en moyenne à 3,200,000 livres sterling (environ 81 millions de francs), l’Inde ne peut trouver les moyens de fournir pendant long-temps à ses dépenses intérieures et extérieures que dans le développement normal de son industrie agricole et manufacturière. Traiter l’Inde en pays conquis, et lui imposer un tribut éternel sans compensation, au moins probable, dans l’avenir, c’est à la fois de l’oppression et de la mauvaise administration, à la fois un crime et une faute politique. La compagnie, sur qui pèse la responsabilité immédiate de cet avenir de l’Inde britannique, a senti que le moment était venu d’appeler, par un vigoureux effort, l’attention du parlement sur l’état actuel de l’agriculture et du commerce de cette immense colonie. La pétition formulée à cet effet, a été présentée à la chambre des communes le 11 février 1840, le 14 à la chambre des lords. La commission nommée par la chambre des communes (le 25 février) pour examiner cette importante affaire, et procéder à une enquête complète sur tous les points indiqués par la pétition, n’avait pu terminer son travail pendant la session de 1840, et a dû se borner à publier les premiers résultats de ses démarches. La commission nommée par la chambre haute conclut, le 2 avril, son enquête commencée le 2 mars, et fit son rapport, qui fut envoyé à la chambre des communes le 2 juin. Les conclusions de ce rapport sont, en somme, favorables aux pétitionnaires, et les vœux qu’il exprime et qu’il appuie ne sauraient manquer d’être accueillis par le parlement dans le cours de la session qui vient de s’ouvrir. Déjà le ministère, répondant aux observations faites par lord Ellenborough, en déposant une pétition de l’Association des Indes-Orientales et de la Chine (pour la réduction des droits sur les produits de l’Inde), a pris l’engagement de présenter très prochainement un projet de loi qui consacrerait le principe de l’égalisation des droits sur le rhum des Indes Orientales et Occidentales.

La compagnie, en même temps qu’elle place les grands intérêts commerciaux de l’empire indien sous la protection du pouvoir législatif, ne néglige aucun des moyens d’action directe dont elle peut disposer pour l’encouragement de l’agriculture et du commerce dans ses vastes possessions. Elle s’est occupée surtout, dans ces derniers temps, des perfectionnemens à apporter à la culture du coton et dans les détails de la récolte et du nettoyage. Le coton en effet, comme article d’exportation, est un des plus importans des produits de l’Inde, et peut devenir le plus important de tous si la qualité est suffisamment améliorée pour pouvoir rivaliser avec les belles qualités de coton américain. Aujourd’hui, les importations de cotons des Indes s’élèvent, année commune, à quarante-huit millions de livres pesant, ce qui représente un capital d’au moins 20 millions de francs. C’est environ le huitième de la quantité nécessaire à la consommation des manufactures anglaises[34].

Il en est du bien-être actuel et de l’avenir des nations comme du bien-être et de l’avenir des familles. Les intérêts matériels ne sont pas tout ; un bon gouvernement doit se préoccuper avec une égale sollicitude des intérêts moraux et intellectuels des peuples. Sous ce rapport, il y a encore beaucoup à faire dans l’Inde, et la difficulté de subordonner à un plan général toutes les modifications de détail qui se présentent comme également nécessaires ; bien qu’à des titres si différens selon les localités dans un si vaste empire, cette difficulté est immense ; peut-être est-elle insurmontable ! La Providence y pourvoira par ces interventions inattendues qui remédient aux fautes de l’humanité. Mais il faut le reconnaître, jamais les conjectures de l’homme d’état, jamais les méditations du philosophe, n’ont dû embrasser des élémens plus importans et plus divers, et on se demande involontairement ce que deviendra l’Inde sous la domination mercantile et guerrière de l’Angleterre, et sous la triple influence des lois de Brahma, de Mahomet et de Jésus-Christ. Quelle complication étrange ! que d’élémens de vie ! que de germes de mort ! Ne semble-t-il pas que ce corps gigantesque soit condamné à grandir irrégulièrement sans relâche et à se briser enfin sous son propre poids ? Lord Clive avait été le premier des délégués du pouvoir souverain dans l’Inde anglaise à prévoir et à prédire hautement ce développement fatal. Quelques années avaient à peine passé sur les prophétiques paroles de ce grand homme, que le parlement anglais déclarait solennellement que « les plans de conquête et d’agrandissement dans l’Inde étaient contraires au désir, à la politique et à l’honneur de la nation[35]. » Les évènemens sont venus donner le plus éclatant démenti à ces théories parlementaires, et confirmer les prévisions du vainqueur de Plassey. Et ce qu’il y a de plus remarquable, c’est qu’à dater de cette protestation contre toute entreprise ambitieuse, les accroissemens de territoire sont devenus plus considérables et plus fréquens. Quand lord Cornwallis arriva dans l’Inde, en 1786, il trouva sir John Macpherson engagé dans des négociations avec les Mahrattes et le Nizâm, négociations qui devaient entraîner le gouvernement suprême dans une guerre avec Tippo-Saïb. Le premier acte de lord Cornwallis fut de rompre ces négociations, en déclarant que les Anglais ne s’engageraient que dans des guerres strictement défensives. Son second acte fut de proposer une alliance à ces mêmes Mahrattes, à ce même Nizâm, et de commencer de concert avec eux une lutte dont le résultat fut un agrandissement considérable du territoire de la compagnie[36]. Ce n’était pas la faute de lord Cornwallis, mais bien celle des circonstances dont le torrent l’a entraîné malgré ses efforts. Comme lui, la plupart de ses successeurs, loin de placer pour ainsi dire les évènemens dans la dépendance de leur politique, ont dû se résigner à voir leur politique tomber dans la dépendance des évènemens. Dans un intervalle de moins d’un siècle, l’Angleterre a planté son pavillon sur la citadelle de Ghizni et sur les murs de Rangoun, et toutes les contrées intermédiaires ont été rangées sous sa domination immédiate, ou reconnaissent sa suprématie. Voilà les résultats acquis, les faits accomplis, et l’activité infatigable de la race britannique prépare à l’histoire de nouveaux et immenses matériaux dans l’extrême Orient. Cette race ambitieuse et prudente à la fois, qui a pu commander l’estime ou exciter l’admiration du monde sans mériter les sympathies de l’humanité, saura-t-elle consolider son œuvre en Asie, ou devra-t-elle remettre en d’autres mains le flambeau de la civilisation nouvelle qui luit sur ces vastes contrées ? Voilà la question. Il ne nous appartient pas d’y répondre ; mais nous avons rempli, selon nos forces, la mission qui nous était imposée de recueillir en quelques pages les données principales de ce grand problème.

Ainsi donc, en résumant les faits principaux qui pendant l’année 1840 ont marqué les progrès de la domination ou de l’influence anglaise dans l’extrême Orient, nous trouvons : l’Afghanistan soumis, Dost-Mohammed, le jeune khan de Kélat et les principaux chefs barekzaïs et beloutchis prisonniers, morts ou dispersés ; le Pandjâb passé sous la dépendance politique immédiate du gouvernement suprême ; le Napâl, à la veille d’être réuni au territoire de la compagnie ; l’empire birman maintenu dans l’inaction ; l’empire chinois lui-même, humilié par les armes anglaises, forcé de traiter d’égal à égal avec la reine de la Grande-Bretagne et de rouvrir ses ports au commerce de l’Inde.

Quant aux puissances de troisième ordre que l’Angleterre décore du titre d’alliées, les renseignemens précis que nous avons donnés, et des déclarations aussi positives que celles que nous avons reproduites à l’égard du Pandjâb, ne sauraient laisser aucun doute sur la nature réelle des relations du gouvernement anglais avec ces états auxquels on donne encore pour la forme le nom d’indépendans. Il ne saurait y avoir non plus la moindre incertitude sur l’opinion que se font les Anglais du degré de résistance que les princes indigènes pourraient opposer à leurs volontés. On voit qu’ils se croient trop forts et trop redoutés pour appréhender en aucun cas une résistance sérieuse, et il faut avouer que, dans l’état actuel de l’Inde, ils ont raison. Mais ils auraient grand tort d’oublier que les dominations durables se fondent bien plus sur la confiance que sur la crainte, et que les élémens de résistance ou de révolte ne disparaîtront du territoire de ce vaste empire que lorsque les populations auront foi, pour leur bien-être matériel et moral, dans l’avenir de la civilisation nouvelle que l’Angleterre leur impose.

Cette civilisation a pour tendance inévitable l’introduction d’un système d’idées religieuses dont la beauté et l’utilité resteront longtemps incomprises et dédaignées. Certaines formes du christianisme, il est vrai, s’éloignent moins des habitudes de la masse de la population indienne que celles de l’islamisme ; mais la religion protestante, simple et froide, surtout dans le rite de l’église anglicane, s’adressant bien plus à la raison qu’à l’imagination ou au cœur de l’homme, trouve peu de sympathie sur les rives de l’Indus et du Gange, et la domination chrétienne sous cette forme soutient une lutte dangereuse avec les habitudes séculaires, les préjugés superstitieux, la foi passionnée des Hindous et des musulmans. Ce ne sera qu’à l’aide de ménagemens extrêmes et d’immenses bienfaits qu’elle parviendra à se faire accepter. On la subit aujourd’hui, on se réfugie dans son sein comme le voyageur dans le creux d’un roche pendant l’orage ; les peuples ont même, jusqu’à un certain point, le sentiment de son intelligence et de sa force, mais elle n’a pas encore su se faire aimer.

L’Angleterre a donc à soutenir, sous ce dernier rapport, une lutte morale ; elle le sait et ne recule pas. Bien que dans ces derniers temps on ait beaucoup parlé de sa décadence et que ce prétendu déclin de la puissance britannique ait même servi de texte à divers écrits, jamais la Grande-Bretagne n’a dépensé plus d’énergie et n’a triomphé de plus d’obstacles. Victorieuse dans l’Inde, en Chine, en Syrie, elle conserve ses anciennes possessions et augmente les ressources de son avenir. C’est peut-être dans les complications redoutables de la situation intérieure du royaume-uni qu’il faut chercher le secret de son attitude extérieure. Voué à l’action, il accepte résolument ce rôle périlleux, car il comprend que pour les nations l’immobilité, c’est la mort. Quoi qu’il en soit, l’exemple de l’Angleterre prouve ce que l’on peut faire avec ce gouvernement représentatif qu’elle possède, dont nous ne lui avons guère emprunté que la forme, et qui chez elle, loin de favoriser l’indifférence et l’apathie publiques, encourage et avive une activité incessante, infatigable, féconde en lumières, en acquisitions et en conquêtes.


A. de Jancigny.
  1. Les journaux anglais ont annoncé que le capitaine Shakespear, qui avait été envoyé à Khiva après le capitaine Abbott, et de là à Saint-Pétersbourg, à l’effet de réconciler la Russie avec le khan de Khiva, avait été présenté à l’impératrice le 29 novembre dernier. Le bruit a couru à Bombay que la mission de ces deux officiers (les capitaines Abbott et Shakespear) se rattachait à une convention secrète en vertu de laquelle la Russie, moyennant une somme stipulée, avait renoncé à sa nouvelle expédition contre Khiva, et laissait le champ libre à l’Angleterre dans l’Asie centrale. Des personnes haut placées avaient, disait-on, entre les mains copie de la correspondance des deux cabinets à cet égard, correspondance où les vues et les intérêts de la Grande-Bretagne et de la Russie étaient exposés et discutés avec la plus entière franchise, et l’on ne doutait pas que le gouverneur de Bombay n’eût été autorisé à diriger l’action de la presse dans le sens de la politique nouvelle. Il faut convenir que la soumission du khan de Khiva et l’active intervention de l’Angleterre, acceptées inopinément par la Russie, sont des faits de nature à justifier les bruits dont nous parlons. La Russie, avec sa réserve ordinaire, n’a autorisé que la publication des documens qui ne pouvaient porter aucune atteinte à sa dignité. Le général Perowski, dans une proclamation que les journaux de Saint-Pétersbourg n’ont reproduite qu’au mois d’octobre 1840, fit connaître « que le chef de Khiva, envisageant sous leur véritable jour les intérêts de son khanat, s’était empressé de faire un appel à la magnanimité de sa majesté impériale, après avoir toutefois satisfait sans condition aux principales demandes de la Russie. »
  2. Le principal surintendant (chief superintendent) du commerce anglais en Chine, M. Charles Elliot, est capitaine de vaisseau. M. Johnstone est le second surintendant. Les autorités chinoises ont traité long-temps M. Elliot avec beaucoup d’égards, et paraissent même avoir admis dans leurs rapports officiels avec lui (faveur toute spéciale chez un peuple si orgueilleux) l’assimilation de son rang politique à celui de mandarin de troisième classe.
  3. Revue des Deux Mondes, 15 mai 1840
  4. La diminution du commerce direct entre Bombay et la Chine, par suite de la rupture entre les deux gouvernemens, a été énorme ; mais le commerce avec Calcutta, Singapour, Manille, a augmenté considérablement de 1838-39 à 1840, et il en a été de même du commerce direct avec l’Angleterre, Bombay ayant presque doublé ses expéditions de coton pour les ports de la Grande-Bretagne en 1839-40, comparativement à l’année précédente. L’importance des affaires avec le Sindh augmentait aussi rapidement.
  5. Admettons le chiffre de 40,000 caisses, et prenons pour poids moyen d’une caisse d’opium 63 kil. 05 : évaluant de plus la quantité d’opium brut qui doit être réduit et préparé pour fournir à la consommation d’un fumeur ordinaire à 2 mace (prononcez méce) ou 7 gr. 5 par jour, on trouve que 40,000 caisses représentent la consommation annuelle d’un million de fumeurs tout au plus. Supposons ce nombre doublé, triplé même : il n’y aura pas encore, selon toute probabilité, en Chine, un individu sur cent qui fume l’opium, ou au moins qui en use avec excès, puisque 3 gr. 3 quarts d’extrait d’opium à fumer (smokable extract) sont considérés comme une dose fort ordinaire (dix à douze pipes par jour ; chaque pipe ne fournit que deux ou trois bouffées).
  6. « He found the traffic stagnant ; he has made it flowrish in a degree and to an extent it had never reached before. » — Lettre du surintendant à lord Palmerston en date du 28 novembre 1839. —Additionnal papers respecting China, London, april 1840.
  7. Le rapport de la commission des lords a été imprimé par ordre de la chambre des communes, le 4 juin 1840. Un premier rapport de la commission nommée par les communes a également été imprimé le 21 juillet dernier. — 2 vol. in-fo.
  8. Livraison du 15 novembre 1839. — M. Barrot insistait surtout sur la résistance passive que la Chine n’hésiterait pas à opposer aux Anglais.
  9. No de la Revue déjà cité.
  10. Return to an order of the honorable the house of communs, dated 9 april 1840. — Parliamentary papers, no 241.
  11. Pey-ho, rivière du nord.
  12. Péking ne se trouve pas sur le Pey-ho même, mais sur l’un de ses affluens, à vingt milles environ dans l’ouest du confluent.
  13. Lord Jocelyn porte à dix le nombre des transports armés.
  14. On nomme ainsi dans l’Inde de petits canons ou pierriers.
  15. Postérieurement à l’expédition dans le golfe de Pé-tchi-li, une autre action assez sérieuse a eu lieu à Amoy entre les batteries chinoises et deux Corvettes anglaises.
  16. Lord Jocelyn écrit Tar-kou ; mais nous suivons de préférence l’orthographe de Macartney.
  17. Un ancien employé civil de la compagnie en Chine, M. Clarke, se trouvait à bord de la Blonde pendant cette croisière, et par son entremise on put obtenir quelques renseignemens sur le gisement de cette houille, les frais d’extraction, etc. Il paraît que les mines sont situées dans l’intérieur, mais à la distance d’un mille et demi seulement d’un point où de grandes embarcations arrivent au moyen d’un enfoncement de la mer. L’exploitation est encore peu considérable, la demande étant limitée à une place dans le nord, appelée Kaî-tchou, distante d’environ soixante à soixante-dix milles de Too-tchou, où l’on expédie tous les ans environ vingt cargaisons de trente à quarante tonneaux chaque. Le prix de ce combustible, livré à bord, est de 160 cash par picul (133 livres angl.) ou environ 12 shellings 6 pence par tonneau, et à Kaî-tchou il se vend 320 cash par picul. Il paraîtrait que cette croisière a été l’occasion d’observations intéressantes sur la géologie et les productions de ces contrées.
  18. On prononce Sa-é-ci.
  19. Ou plus probablement Ten-tchou-fou, l’un des points visités par lord Macartney. Il y a une ville Tong-tchou-fou, non loin de Péking, où l’ambassade s’arrêta un jour, et d’où elle se rendit par terre à la capitale de l’empire.
  20. Le Conway et l’Algérine avaient été envoyés en reconnaissance à l’embouchure du Yang-tsé-Kiang, avec ordre de remonter le fleuve ; ces bâtimens paraissent avoir poussé leur exploration hydrographique jusqu’à un point éloigné d’environ cinquante milles de la jonction du fleuve avec le grand canal, et situé par 120° 28′ longit. et 31° 49′ lat. Le fleuve, à cet endroit, n’avait pas moins de sept à huit milles de largeur. Le chenal, large de trois quarts de mille à un mille et demi, était prodond de six brasses. Ces résultats sont d’une grande importance en ce qu’ils établissent la possibilité, pour une escadre légère anglaise, de pénétrer au cœur même de l’empire en cas de reprise des hostilités.
  21. E ou I. Il faut convenir que jamais homme, et surtout grand dignitaire n’a porté un nom plus bref. Le nom du surintendant des finances de Henri III (M. d’O) est le seul qui, pour la concision monosyllabique, puisse lui être comparé.
  22. Le blocus de la rivière de Canton avait été peu strict jusqu’au retour de l’escadre de l’amiral Elliot, probablement pour laisser le temps au commerce anglais d’exporter de Chine un grand approvisionnement de thés. De juillet 1839 à la fin de juin 1840, on a calculé qu’il a dû être exporté environ quinze millions de kilog. de thé, qui rapporteront à l’Échiquier plus de 90 millions de francs. La livraison des thés de 1840 a dû être complétée vers le mois d’octobre dernier.
  23. Les Chinois avaient essayé d’introduire à bord des navires anglais en rade de Capsingmoun des caisses de thé empoisonné.
  24. Tharawadi, roi actuel des Birmans, est frère du dernier roi. Une révolution, amenée par l’état de faiblesse et d’imbécillité où était tombé ce prince dès 1824, a placé Tharawadi sur le trône. Ils descendaient tous deux du grand Alompra, qui régna sur ce vaste empire avec gloire, il y a près d’un siècle.
  25. Lord Hastings renvoya au souverain birman les pièces qui avaient été saisies et qui prouvaient ses intentions hostiles, en l’assurant qu’il ne lui ferait pas l’injure de regarder ces documens comme émanés de son autorité.
  26. Shâh-Shoudjâ aura long-temps encore, aux yeux des Afghans, le tort d’être remonté sur le trône à l’aide d’une invasion étrangère. Sa position sous ce rapport est délicate et dangereuse et il nous est impossible de ne pas trouver une analogie frappante entre Louis XVIII écrivant au prince-régent qu’après Dieu il doit la couronne de France à l’intervention de l’Angleterre, et Shâh-Shoudjâ déclarant à la reine Victoria, dans le solennel et pompeux langage de l’Orient, qu’il est, « par la faveur divine et l’extrême bienveillance du gouvernement anglais, » remonté sur le trône de ses pères, et qu’il veut, par l’institution d’un ordre de chevalerie, éterniser le souvenir de ce grand évènement.
  27. Cavalerie indigène. À la suite d’une enquête sur la conduite de ces troupes, le numéro du régime a été effacé des cadres de l’armée anglo-indienne.
  28. Dans une des affaires partielles qui ont eu lieu avec les Béloutchis, ceux-ci, fuyant devant les troupes anglaises, ont égorgé le malheureux lieutenant Loveday, tombé au pouvoir du jeune khan, lorsque le chef nommé par les Anglais pour gouverner cette province lui avait abandonné la ville de Kélat et le Masnad.
  29. Nous devons saisir l’occasion qui se présente ici de rectifier quelques détails que nous avions donnés l’année dernière sur la famille des Talpourîs, qui règne dans le Sindh. Nûr-Mourad-Aly est mort depuis plusieurs années ; son successeur, Mir-Nour-Mobammed, vient de mourir. Le frère de celui-ci, Mir-Nasser-Khan, occupera probablement après lui le Masnad ; mais les autres chefs de la famille élevaient aussi des prétentions, dont le gouvernement anglais sera l’arbitre.
  30. L’influence que les officiers français et italiens au service du roi de Lahore ont exercée du temps de Randjît-Singh était peu considérable. Cette influence n’a pas dû augmenter sous Shère-Singh, qui s’était toujours montré, du vivant de son père, peu bienveillant à l’égard de nos compatriotes. Shère-Singh, nous le croyons, est dans des dispositions bien différentes : il n’aura rien négligé pour s’assurer le puissant concours de ces chefs braves et intelligens ; mais on doit s’attendre, dans le cas d’une intervention directe des Anglais dans les affaires du Pandjâb, à ce que les officiers européens de l’armée sikhe soient pensionnés, peut-être sous la garantie du gouvernement anglais. Il serait possible qu’on se contentât de les réduire à des fonctions purement honorifiques près de la personne du souverain nominal ; mais cela nous paraît douteux.
  31. M. Vigne, dans l’ouvrage qu’il a publié dernièrement à Londres (A personal narrative of a visit to Ghizni, Kaboul, etc., London, 1840), raconte que les officiers français au service de Randjit-Singh ont contribué, par leurs conseils, à le maintenir dans cette ligne politique. Quand le chef de Bhurtpour le fit presser de faire cause commune avec lui contre les Anglais en 1826, le général Ventura dissuada Randjît-Singh de prêter l’oreille à ces propositions, qui indubitablement causeraient sa ruine. Sur son refus d’entrer dans cette alliance, on lui envoya de Bhurtpour un habillement de femme.
  32. Le gouvernement a cherché également à donner un point de ralliement à toutes les branches de commerce descendant ou traversant l’Indus, et l’espoir manifesté par lord Auckland dès 1836, relativement à l’établissement d’une foire annuelle (ainsi que sir Alex. Burnes l’avait suggéré), paraît s’être réalisé. La foire a dû s’ouvrir à Sakkar en janvier dernier (1841), et devait durer un mois. Le système de foires annuelles a été adopté par les Russes avec un très grand succès.
  33. Au mois d’avril 1840, deux steamers, le Snake (le Serpent), de la force de dix chevaux seulement, et Comet (la Comète), de la force de soixante chevaux, avaient accompli successivement le trajet du Bas-Indus à Firozepour, et avaient effectué leur retour avec des passagers et des marchandises ; mais on n’a pas encore de détails suffisans sur ces voyages. Plusieurs nouveaux steamers ont été construits pour la navigation de l’Indus et du Sutledge, et il est probable qu’au moment où nous écrivons, les communications et les moyens de transport sont complètement organisés ou sur le point de l’être dans tout le domaine fluvial de l’Indus.
  34. Ce sont les Américains qui fournissent les marchés de la Grande-Bretagne de la majeure partie du coton employé dans les filatures. On conçoit combien l’Angleterre doit être désireuse de s’affranchir de ce tribut qu’elle paie à l’Amérique. L’accroissement de la production dans ce dernier pays a été prodigieux. En 1784, huit balles de coton, apportées à Liverpool par un navire américain, furent saisies, attendu qu’on ne voulait pas croire que ce coton fût d’origine américaine. En 1832 la récolte du coton en Amérique était d’environ 400 millions de livres, dont 228 millions furent expédiés en Angleterre.
  35. Act the 24th, George III, chap. XXV, 1784.
  36. Edinburgh Review, no CXLIV, 1840