La Pucelle de Chapelain et la Pucelle de Voltaire/01



LA
PUCELLE DE CHAPELAIN
ET
LA PUCELLE DE VOLTAIRE.

I.
CHAPELAIN.

Il y a, par extraordinaire, dans notre histoire, dans l’histoire du peuple le plus sceptique, dit-on, et le plus moqueur de l’Europe, un sujet qui se prête admirablement au merveilleux. En 1429, une jeune fille de Lorraine, simple servante d’auberge, émue par les malheurs de la patrie, et ressentant dans son humble condition l’injure que la domination des Anglais faisait à la France, traverse le royaume et vient à Chinon trouver le roi Charles VII, lui annonçant qu’elle est chargée par Dieu de délivrer la ville d’Orléans, et de conduire le roi à travers les armées anglaises jusqu’à Reims, où il sera sacré. Le merveilleux de ce sujet n’a rien qui ressemble au merveilleux ordinaire. Il est gracieux et touchant, car l’héroïne est une jeune fille douce et timide avant son inspiration, hardie et fière pendant sa mission, noble et résignée dans sa captivité et dans son martyre. Non-seulement le sujet est merveilleux, mais il est national, car il s’agit de la délivrance du pays ; non-seulement il est national, mais il est populaire, car c’est une simple fille du peuple, et non une fière châtelaine, qui prend en main la cause de la France. Que dirai-je de plus ? Ce sujet se rattache à la plus mémorable époque de notre histoire. C’est du XVe siècle, en effet, et de la délivrance de la France, que date la fondation de notre grande unité nationale ; c’est à ce moment que la France devient une nation et un état. Il y a donc dans ce sujet tout ce qui peut émouvoir, tout ce qui peut charmer, et cependant, par un triste et singulier hasard, ce beau et merveilleux sujet est échu à deux poètes qui, dans un esprit différent, l’ont gâté, l’un par le ridicule et l’autre par la moquerie ; je veux parler de Chapelain et de Voltaire.

Ce sont les deux poèmes de la Pucelle, celle de Chapelain et celle de Voltaire que je veux examiner ; l’une que j’exhume en quelque sorte du tombeau où l’a ensevelie l’ironie de Boileau, l’autre que je veux faire sortir de cette espèce de demi-jour où elle est restée jusqu’ici ; livre que personne n’a osé critiquer publiquement, et qui, à la faveur de l’incognito que lui donnait sa propre indécence, a fini par conquérir je ne sais quelle furtive renommée.

Si la Pucelle de Voltaire était encore dans ses premiers momens de vogue et de faveur, si nous étions encore au temps où, pour entrer dans le monde et pour avoir bon air, il fallait savoir par cœur des chants entiers de la Pucelle, peut-être hésiterais-je à examiner ce poème. Mais aujourd’hui nous le lisons, les uns par curiosité, les autres pour voir ce que Voltaire a pu mêler encore de génie à cette œuvre honteuse. La Pucelle n’est plus une de ces lectures d’autant plus piquantes qu’elles sont interdites ; elle n’a plus l’attrait du fruit défendu, elle est rentrée dans le cercle de la littérature et dans le domaine de la critique.

Avant Voltaire, voyons Chapelain.

Chapelain était né en 1595. Fils d’un notaire, son père voulait qu’il fût notaire comme lui. On a beaucoup parlé des vocations qu’étouffe l’injustice des parens ; pour être juste, à côté des génies que fait avorter la cruauté des parens, comptez aussi les hommes médiocres que la sagesse des pères préserve du ridicule.

Pendant trente ans, Chapelain travailla à son poème de la Pucelle. Au bout de trente ans, ce poème tant attendu, tant espéré, parut enfin. Ne croyez pas qu’aussitôt que parut le poème de la Pucelle, il se soit élevé un de ces rires inextinguibles qui accueillent les ouvrages ridicules ; non, le poème de la Pucelle, je le dis comme avertissement pour notre temps, eut six éditions en moins de dix-huit mois. Pendant quelque temps, l’admiration qu’il avait trouvée dans les lectures particulières que Chapelain en avait faites, imposa silence à la critique. Peu à peu cependant les gens de goût et les moqueurs s’enhardirent. Ce furent d’abord quelques épigrammes timides, puis l’examen, puis la satire, puis enfin le pauvre poème succomba. La Pucelle de Chapelain a eu le malheur, qu’ayant été trop exaltée, elle a été aussi trop rabaissée. Elle vaut, certes, mieux que sa réputation.

Dans sa préface, Chapelain justifie, avec beaucoup de vivacité, le sujet qu’il a choisi. Quelques personnes l’avaient blâmé d’avoir fait d’une femme l’héroïne d’un poème épique. Chapelain, là-dessus, traite la question de la préséance des sexes. Avant quelques-uns des docteurs et des apôtres modernes, Chapelain avait revendiqué les droits de la femme.

Quant à nous, sans vouloir rechercher à qui de l’homme ou de la femme appartient la préséance, il nous semble curieux d’examiner d’où vient que, dans les poèmes épiques, et surtout dans ceux des modernes, nous voyons partout des héroïnes et des femmes guerrières. Dans nos romans de chevalerie, quand les guerriers donnent quelque grand coup de lance et font tomber le casque de leur adversaire, c’est souvent, vous le savez, une belle et intrépide guerrière qui s’offre à leurs regards étonnés et ravis, avec ses longs cheveux flottant en désordre sur ses épaules, et son visage embelli de l’ardeur du combat et de la pudeur de la défaite. Est-ce là une fiction romanesque ? Est-ce une tradition héroïque ? Qu’est-ce, dans Virgile, que Penthésilée et ses amazones,

Ducit amazonidum lunatis agmina peltis ?
Qu’est-ce que ces Clorinde, ces Bradamante, ces Marphise du Tasse et de l’Arioste ? Lorsque nous remontons dans les traditions de la poésie et de l’histoire moderne, nous trouvons partout des héroïnes et des guerrières ; dans l’Edda, nous voyons Brunehaut, non pas la Brunehaut de l’histoire de France, mais la Brunehaut des Nibelungen et des traditions germaniques. Cette prophétesse, cette guerrière merveilleuse qui s’endort d’un sommeil magique, emprisonnée dans une armure enchantée, que brise Sigour, le Siegefrid des Nibelungen, a déjà presque tous les traits des héroïnes de nos romans de chevalerie. Écoutez la rencontre de Sigour et de Brunehaut.

Sigour traversait la montagne des Cerfs, et se dirigeait vers l’orient, en Franconie, quand il aperçut sur la montagne une grande lumière comme un incendie, dont le reflet éclairait tout le ciel. Il marche vers la lumière ; alors s’offre à ses yeux un rempart fait de boucliers d’airain, et au milieu du rempart un drapeau déployé. Il entre dans l’enceinte et voit un guerrier couché à terre et qui dormait, revêtu de ses armes. Il ôta le casque qui cachait le visage du guerrier et reconnut que c’était une femme. Il essaya d’ôter la cuirasse, mais elle serrait étroitement le corps. Alors, avec son épée, il fendit cette cuirasse du col à la poitrine, et faisant de même pour les manches et les poignets, il délivra la guerrière de ce vêtement de fer qui semblait l’enchaîner. Aussitôt elle s’éveilla, se leva, et voyant Sigour :

Qui a coupé cette cuirasse ? Qui m’a délivrée du sommeil ? Qui m’a tirée de mes malheurs ?

SIGOUR.

C’est le fils de Sigemond, c’est l’épée de Sigour qui a brisé les liens de fer qui vous enchaînaient.

BRUNEHAULT.

Que j’ai long-temps dormi ! Que ce sommeil me pesait ! Que la destinée des malheureux est longue ! C’est Odin qui est l’auteur de ce sommeil que je ne pouvais secouer.

Sigour, s’asseyant auprès d’elle, lui demanda son nom. Alors, prenant une corne pleine d’un breuvage mystérieux, et lui portant un toast d’amitié :

« Salut, beau jour qui m’es rendu, et vous, fils du jour, rayons du soleil, et toi, belle nuit, et toi aussi, terre féconde, fille de la nuit, salut, regardez-nous, ce guerrier et moi, de cet œil de paix qui donne le bonheur aux hommes !

« Salut, dieux et déesses ! salut, sol fertile, donnez-nous la sagesse et l’éloquence, et des mains savantes à guérir les maux des hommes. »

Elle s’appelait Brunehilde et était une Valkyrie. Elle raconta le combat de deux rois, dont l’un se nommait Gunnar, grand guerrier, à qui Odin avait promis la victoire ; l’autre se nommait Agnar, frère de Hod. Brunehilde tua Gunnar dans cette bataille, et alors Odin, pour se venger, la frappa d’une aiguille soporifique : il annonça de plus que jamais elle n’obtiendrait la victoire dans les combats, mais qu’elle serait mariée comme une simple femme ; et moi alors, dit-elle, je fis le vœu de n’épouser que celui qui ne craindrait rien !

Disons en passant, pour ceux qui sont curieux de suivre les vicissitudes de ces traditions merveilleuses, qu’il y a là quelques traits du conte de la Belle au bois dormant. Odin qui frappe Brunehilde d’une aiguille mystérieuse, Brunehilde plongée dans un sommeil magique, qui ne peut être détruit que par la valeur d’un prince courant les aventures, tout cela ressemble quelque peu au sommeil de la Belle au bois dormant, causé par le fatal fuseau de la vieille femme : bizarre généalogie de ces légendes mystérieuses qui commencent par la poésie épique, passent par les romans de chevalerie et aboutissent à des contes d’enfant.

Dans ses traditions quasi-historiques, le vieux chroniqueur du Danemark, Grammaticus Saxo nous raconte aussi des prouesses d’héroïnes. Voyez l’histoire de la pirate Alvida :

Le roi des Goths avait une fille, nommée Alvida, si chaste et si modeste, que, dès le berceau, elle portait un voile qu’elle tenait constamment baissé, afin que personne ne vît sa beauté et n’en devînt épris. Son père l’avait renfermée dans un château solitaire et lui avait donné à élever une vipère et un serpent, afin que ces reptiles dangereux, parvenus à leur croissance, défendissent l’honneur de sa fille. De plus, il porta une loi qui condamnait à avoir la tête tranchée quiconque essaierait de pénétrer jusqu’à elle. C’est ainsi que, par l’effroi des dangers et des supplices, il intimidait la hardiesse des jeunes gens. Mais Alf, fils de Sigur, roi de Danemark, pensant que plus il y avait de danger, plus il y aurait de gloire, déclara qu’il demandait la main d’Alvida. On lui ordonna de vaincre d’abord les animaux venimeux qui veillaient à la porte du château. Ce n’était qu’après les avoir vaincus qu’il devait obtenir la jeune fille. Alf, pour exciter encore davantage la colère de ces terribles gardiens, se couvrit le corps d’une peau sanglante ; puis il entra dans l’enceinte, et au moment où la vipère s’élançait sur lui, il plongea dans sa gueule béante un morceau de fer ardent qu’il tenait avec des tenailles. Ensuite il tua le serpent d’un coup de javelot. Alors il réclama le prix de sa victoire, mais le roi répondit qu’il ne pouvait prendre pour gendre que celui que sa fille aurait choisi.

C’était surtout la mère d’Alvida qui était opposée à son mariage. Elle se mit donc à persuader à sa fille de ne pas se marier. Elle lui faisait des reproches : ainsi, pour un jeune homme plus heureux encore que brave, elle allait renoncer à la gloire que lui avait acquise le renom de sa chasteté ; elle allait se laisser séduire après avoir si long-temps résisté ! Elle fit tant qu’Alvida finit par dédaigner le jeune prince danois et tous les hommes, et que, quittant ses habits de femme, elle s’habilla en guerrier, équipa un vaisseau, et de jeune fille timide et modeste, se fit pirate. Elle engagea plusieurs jeunes filles dans son entreprise, et, s’étant embarquée, elle arriva dans un endroit où une bande de pirates pleurait la mort de son chef.

Charmés de sa beauté et de son courage, ces pirates la prirent pour chef. Elle fit avec eux des exploits incroyables. Alf, ayant appris cette résolution, résolut de poursuivre Alvida partout où elle irait. Un jour qu’il voguait vers la Finlande, au moment d’entrer dans un golfe étroit, il envoya une barque en avant pour examiner les lieux. On lui rapporta que le port était occupé par quelques vaisseaux. C’était Alvida. Quand elle vit se présenter à l’entrée du golfe des vaisseaux inconnus, elle alla aussitôt à leur rencontre, aimant mieux attaquer l’ennemi que de l’attendre. Les compagnons d’Alf l’exhortaient à se retirer : il répondit que ce serait un déshonneur, qu’on pût aller dire à Alvida que la vue de quelques vaisseaux avait fait fuir Alf. Il parlait ainsi et ne savait point que c’était elle-même qu’il allait attaquer.

Les Danois cependant admiraient la beauté, la grace et la légèreté de leurs adversaires, et ignoraient quelle en était la cause. Mais bientôt le combat s’engagea, et Alf s’élançant sur le vaisseau d’Alvida, le parcourut de la proue à la poupe en faisant un grand carnage des pirates. Son fidèle Barcar marchait derrière lui ; d’un coup de son épée il fit tomber le casque d’Alvida. La jeune fille alors parut dans toute sa beauté et fut reconnue. Cela fit cesser le combat. Alf fut ravi de voir que celle qu’il avait tant poursuivie et à travers tant de dangers, était enfin en sa puissance. Alvida fut forcée de reprendre les habits de son sexe ; Barcar eut pour femme une des compagnes d’Alvida.

Ainsi voilà deux traditions, l’une plus ancienne, l’autre plus récente ; la première, qui porte les traces de l’inspiration religieuse, car, dans l’Edda, Brunehaut n’est pas seulement la femme guerrière, c’est la femme prophétesse, c’est une sorte de Velleda ; la seconde, où se montre déjà l’altération des traditions, où il y a d’autres mœurs, d’autres idées, d’autres aventures : Alvida n’est plus la prêtresse guerrière ; elle subit l’influence des mœurs scandinaves ; elle est pirate. Cependant des deux côtés c’est la même tradition ; il y a plus, c’est le même caractère et le même principe. Comme Brunehaut et comme la Velleda des Druides, Alvida renonce à l’amour et au mariage ; sa chasteté fait sa renommée et sa force. Telles sont aussi les héroïnes que nous trouvons dans les romans de chevalerie ; elles sont grandes et fortes tant qu’elles sont vierges, tant qu’elles s’imposent un sacrifice et une obligation ; c’est à cette condition qu’elles donnent ces grands et beaux coups d’épée qui nous émerveillent ; une fois vaincues par la passion, ce ne sont plus que de simples femmes. Leur héroïsme tient à leur virginité, et, chose remarquable, cette haute estime de la virginité et l’idée de force qui s’y attache ne vient pas du christianisme, qui a tant relevé et glorifié la virginité ; elle vient du Nord, elle vient des saintes inspirations de la poésie primitive, je dirais presque qu’elle vient de la nature elle-même, tant elle me semble antique et immémoriale, l’homme, dès ses commencemens, ayant compris (était-ce une révélation ?) que les forts sont ceux qui se vainquent eux-mêmes, que la vertu est dans le dévouement, que la grandeur est dans le sacrifice !

Les Amazones, les Brunehaut, les Bradamante, sont, outre leur antiquité, une belle et gracieuse tradition qui plaît à l’imagination. Aussi un poète épique du temps de Louis XIV, Desmarais, a pensé qu’il ne pouvait rien faire de mieux que de mettre dans son poème de Clovis, non pas une ou deux femmes guerrières, mais un escadron tout entier :

Cinquante chevaliers et cinquante guerrières
Presque d’âge pareil, de beautés singulières,
Couple à couple marchaient ....
Tous sur de blancs genêts que fit naître l’Espagne.
Chaque amant admirait son aimable compagne.
................
Et l’amante et l’amant, au milieu des combats,
S’animaient l’un par l’autre au mépris du trépas.

Nouvelle et notable décadence de la tradition ; ici les guerrières vont couple à couple avec les guerriers.

Appliquons maintenant, au sujet de Jeanne d’Arc, les idées que nous pouvons tirer de cette histoire abrégée de la femme guerrière. Non-seulement ce sujet est merveilleux, national, populaire ; mais, par la nature même de l’héroïne, ce sujet, comme on le voit, se rattache aux plus anciennes traditions des poésies germaniques. Jeanne d’Arc est la dernière héroïne des temps modernes, la dernière héritière des Amazones, des Clorinde, des Brunehaut, des Alvida ; c’est elle qui vient en quelque sorte clore la liste de toutes ces femmes guerrières que nous voyons briller dans les romans de chevalerie. De tous les côtés donc le sujet est grand et curieux : il est vraiment épique.

Après ce préambule, j’aborde le poème de Chapelain. Je laisse de côté quelques beaux vers que je pourrais citer, et qui vengeraient peut-être Chapelain des sarcasmes de Boileau ; témoin ces vers sur Dieu, que Voltaire, dans sa Henriade, a imités sans les égaler :

Loin des murs flamboyans qui renferment le monde,
Dans le centre caché d’une clarté profonde,
Dieu repose en lui-même…

Ces vers-là atteignent au sublime, si ce grand mot de sublime peut convenir à la malencontreuse renommée de Chapelain. Témoin encore ces vers du premier chant, quand la Pucelle a persuadé Charles VII de sa divine mission, et que les Français recommencent à espérer. Ainsi, dit Chapelain :

Ainsi les voyageurs que la nuit sombre et vaine
A surpris aux déserts de la rive africaine,
Parmi ces monts de sable enflammés et mouvans
Que font et que défont les caprices des vents,
Après mille terreurs, apercevant éclore
Les feux resplendissans de la nouvelle aurore,
Tournent les yeux vers elle, et d’aise transportés,
Pensent voir leur salut en voyant ses clartés.

Mais, encore un coup, je veux négliger les vers pour venir à l’examen du poème. Voyons si dans ce poème il y a quelque grandeur et quelque intérêt dans l’invention des évènemens et des sentimens, si surtout le caractère principal est digne de l’histoire : c’est là le point important.

Vous avez lu les romans de Walter Scott ; vous aimez dans Ivanhoe ou dans Quentin Durward les mœurs du moyen-âge, la loyauté des chevaliers et leur grandeur pleine de naïveté. Écoutez cette scène du siége d’Orléans, dans Chapelain.

Renaud, un jeune guerrier, attaque Suffolk. Voici comment Chapelain peint Renaud :

Son teint est délicat, et, d’un premier coton,
On ne voit pas encor s’ombrager son menton.

Disons, en passant, que Voltaire a trouvé ces deux vers de bonne prise. Suffolk, blessé et ne pouvant plus se défendre, est sur le point de se rendre à Renaud ;

Toutefois, reprend-il, si tu n’es chevalier,
Je ne puis, sous ton joug, ma tête humilier.
— Non, lui repart Renaud, mon âge me l’envie !
Mais j’ai prétendu l’être aux dépens de ta vie.
 — Sois-le donc, dis Suffolk…

Et alors, de sa main défaillante, il arme chevalier son vainqueur.

Maintenant, poursuit-il, je puis me rendre à toi,
Et comme ton captif me soumettre à ta loi.

Cette scène et ce dialogue mériteraient d’être de Corneille.

Mais ce que j’aime surtout dans Chapelain, c’est le caractère de Jeanne d’Arc. Jeanne d’Arc est vraiment l’héroïne du poème. Toutes les fois qu’elle est en scène, le récit intéresse et émeut, et cela sans emprunter le secours des passions humaines. Jeanne d’Arc garde d’un bout du poème à l’autre cet enthousiasme religieux qui fait son caractère, qui tantôt la pousse au combat et tantôt au martyre, toujours grande, soit par le courage, soit par la résignation, sans cependant être monotone, ce qui, en littérature, est le défaut des caractères vertueux. Quoique Chapelain fût de l’école des poètes et des romanciers qui

Peignaient Caton galant et Brutus dameret
il a pourtant échappé au mauvais goût de son école, grâce au saint respect qu’il a pour son héroïne. Ça lui eût semblé, non une faute de goût seulement, mais un véritable péché, d’animer le personnage de Jeanne d’Arc par quelque passion. J’aime à faire ressortir ce mérite, j’allais presque dire cette vertu de Chapelain, par contraste avec les infamies de Voltaire.

Pour justifier ce que je viens de dire, suivons quelques momens, dans le poème de Chapelain, le caractère de Jeanne d’Arc.

Jeanne d’Arc conduit ses troupeaux dans une plaine près de la Meuse. C’est là qu’un ange descend près d’elle et lui annonce la mission dont elle est chargée.

Bergère, dit la voix :

Calme ton tremblement et dissipe ta crainte ;
Du monarque éternel je suis l’ambassadeur,
Et te viens annoncer ta future grandeur…
Dieu, le Dieu des combats, t’ordonne par ma voix
De partir, d’attaquer et de vaincre l’Anglois !
Puis, d’un céleste feu l’ombrageant tout entière,
Lui souffle du Seigneur la puissance guerrière,
Lui fait dans les regards éclater sa terreur,
Et lui met dans les mains les traits de sa fureur.

Une fois douée de la force qui doit vaincre l’Anglais, elle n’hésite plus. Ce n’est pas son bras qui frappe l’ennemi ; c’est le bras de Dieu, et c’est à Dieu aussi qu’elle attribue et qu’elle renvoie toute la gloire. Ainsi, Orléans est délivré ; les citoyens se pressent autour d’elle, et, la regardant comme une sainte, ils la veulent adorer. La Pucelle les arrête :

Exaltez moins, dit-elle, une simple bergère !…
Je n’agis point par moi, qui ne suis que faiblesse ;
J’agis par l’éternel ; c’est lui qui, par mon bras,
Apporte aux uns la vie, aux autres le trépas !

Toujours elle garde cette humilité pleine d’ardeur et de confiance. Après la prise d’Orléans, Charles VII veut qu’elle se repose un instant :

Non, prince belliqueux, lui répond la guerrière ;
Je ne dois reposer qu’au bout de la carrière ;
Je ne puis dans mon cours un instant m’arrêter !
C’est un ordre d’en-haut qu’il faut exécuter !

Voilà la Pucelle telle qu’elle est dans ses victoires, qu’elle aime, parce qu’elles lui viennent de Dieu ; voyons-la maintenant dans ses adversités, qu’elle aime aussi, parce qu’elles lui viennent de Dieu. Après sa mission de guerrière, il lui reste une mission de martyre ; elle la comprend et elle l’accepte. Après avoir servi d’héroïne à la France, elle lui servira de victime expiatoire. Dieu n’attendant peut-être que ce dernier sacrifice pour achever de sauver la patrie.

Trompé par ses favoris, Charles VII traite Jeanne d’Arc de sorcière et la chasse de son camp. Elle se retire à Saint-Denis. C’est là qu’au pied d’une croix plantée devant l’église, elle dépose ses armes :

Je dépose ma force en déposant ces armes ;
Mon bras n’est plus ton bras (dit-elle à Dieu), et ma tonnante voix
Ne fera plus frémir les rebelles Anglois.
Si pour te satisfaire, il en faut davantage,
S’il faut, avec mon sang, réparer ton outrage,
S’il ne peut s’expier que par mon seul trépas,
Vienne encore la mort, je ne la fuirai pas !

De là elle va à Compiègne. Bientôt les ennemis assiègent la ville. On se presse autour de la Pucelle ; on lui demande de se montrer sur la muraille, de combattre encore et de vaincre.

Vous me croyez en vain propre à vous secourir,
Je ne suis plus que fille et ne puis que mourir.
Du royaume des cieux l’invincible milice,
Qu’à mes vœux autrefois j’éprouvais si propice,
Par l’ordre du Seigneur aigri contre le roi,
Sans espoir de retour s’est dérobée à moi ;

Des divins jugemens les claires interprètes,
Mes voix, mes saintes voix désormais sont muettes !

Ainsi, la guerrière refuse de combattre. Elle sent qu’elle n’est propre désormais qu’à être une victime offerte à la justice de Dieu ; on la presse, on l’outrage presque par des reproches ; alors, s’oubliant ou plutôt se sacrifiant, elle s’écrie :

Soit ! dit-elle, un cheval, un harnois, une épée !
Que du sang bourguignon la terre soit trempée.
Qu’elle le soit du mien !
Allons où nous conduit l’inévitable sort !
Allons où nous attend l’inévitable mort !

Ce sont là, certes, de grands sentimens ; mais qui donc a révélé à la Pucelle, ou plutôt à Chapelain, cette loi de l’expiation qu’attestent toutes les traditions antiques, et que l’histoire même de nos jours n’a point démenties, quelque insouciante et quelque dédaigneuse qu’elle soit des choses qu’elle ne comprend pas ? loi singulière qui semble du même coup abattre l’humanité et la rehausser, qui, par le malheur, ramène le héros à la taille de l’homme, et par le malheur aussi l’élève jusqu’à Dieu ! C’est l’adversité qui achève et accomplit les héros. Jusque-là il manque quelque chose à leur gloire, car ils ont pu étonner le monde, mais ils ne l’ont point attendri. Tant qu’ils n’inspirent que l’admiration, ils n’ont qu’une grandeur commune et banale. Pour consacrer cette grandeur, il faut la pitié du genre humain, il faut qu’ils redeviennent hommes par l’infortune ; alors Dieu, du fond de l’abîme où il les a plongés, les rappelle à lui. Dites, si vous pouvez, dites les noms des héros qui n’ont pas payé tribut à cette loi mystérieuse, dites les gloires qui n’ont pas abouti au malheur, les hommes qui, ayant dépassé d’en haut le niveau de l’humanité, ne l’ont pas bientôt aussi dépassé d’en bas ! Cherchez dans les légendes des mythologies, dans l’Edda, dans les Nibelungen, Prométhée, Hercule, Achille, Sigefrid, Attila ; partout le malheur termine et couronne la grandeur. Laissez-vous la fable pour venir à l’histoire de nos jours ? Voyez Napoléon à Sainte-Hélène, quelle expiation ! La mythologie n’a rien de plus grand, et l’imagination de l’homme languit auprès de la merveilleuse réalité de cette destinée, que Dieu semble avoir créée tout exprès dans notre siècle et dans notre société, pour y ressusciter l’idée qu’il y a des règles surnaturelles qui gouvernent les fortunes humaines, et que ce qui se fait sur la terre et par les hommes, ne vient pas de la terre et des hommes !

Pour être à la hauteur de cette doctrine du malheur et de l’expiation, Chapelain n’a point eu besoin d’autres inspirations que celles que lui donnait la religion. Le christianisme comprend admirablement le malheur ; il en sait le sens et il sait aussi les paroles qui le consolent et qui l’apaisent. Heureux ceux qui pleurent ! l’adversité, loin d’être un effet de la colère de Dieu, est un effet de sa bonté. Dieu bénit ceux qu’il afflige, il les purifie par la douleur et les prépare dès cette vie au bonheur de la vie future. C’est aux heureux de ce monde à trembler pour leur salut. Voilà les idées chrétiennes ; de là tant de dévouemens merveilleux, tant de patiences héroïques, tant de résignations qui tiennent du miracle ; la souffrance acceptée avec joie, l’humiliation reçue comme un bienfait, la misère supportée avec espérance ; de là enfin les sentimens de Jeanne d’Arc dans son cachot.

Elle bénit ses fers, s’accommode au malheur,
Et même avec plaisir éprouve la douleur.

Il me reste une dernière remarque à faire : pourquoi le poème de Chapelain, où le caractère de l’héroïne est noble et grand, où les sentimens sont élevés, où il y a même parfois de beaux vers, pourquoi ce poème est-il tombé dans un aussi profond discrédit ? C’est que malheureusement Chapelain est venu dans un temps de révolution pour la langue. Il est venu à un moment où la langue n’était pas fixée d’une manière certaine, avant Boileau et avant Racine. Ces fondateurs de notre langue ont détruit, par le style qu’ils ont créé, le style de Chapelain, et comme, dans les ouvrages de littérature, la forme est tout ou presque tout, la forme, qui était mauvaise dans Chapelain, a emporté le fond, quelque bon qu’il pût être. Pour vivre avec le style qui a précédé le style de Boileau et de Racine, il fallait le génie de Corneille, et disons même que Corneille, à force de génie, a su souvent trouver la langue de Racine, et que, quand son style est aussi pur que celui de Racine, il est en même temps plus fort et plus vigoureux : voilà ce qui le fait vivre. Chapelain, à qui le génie manque, qui n’a que du talent, Chapelain a été trahi et accablé par le style de son temps, et c’est en vain qu’il a trouvé un sujet admirable, où la grace s’allie à l’héroïsme, où le merveilleux est populaire et national, le seul sujet qui soit vraiment épique dans toute l’histoire moderne ; c’est en vain qu’il a respecté son héroïne, et l’a gardée pure de toutes passions humaines, sans cesser de la rendre intéressante. Soins inutiles ! la langue de son temps a entraîné son poème dans l’oubli où elle est tombée elle-même.


Saint-Marc Girardin.