<La Pucelle d’Orléans

La Pucelle d’Orléans
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 110-123).

CHANT VI


Argument.- Aventure d’Agnès et de Monrose. Temple de la Renommée. Aventure tragique de Dorothée.


Quittons l’enfer, quittons ce gouffre immonde,
Où Grisbourdon brûle avec Lucifer :
Dressons mon vol aux campagnes de l’air,
Et revoyons ce qui se passe au monde.
Ce monde, hélas ! est bien un autre enfer.
Je vois partout l’innocente proscrite,
L’homme de bien flétri par l’hypocrite ;
L’esprit, le goût, les beaux-arts éperdus,
Sont envolés, ainsi que les vertus ;
Une rampante et lâche politique
Tient lieu de tout, est le mérite unique ;
Le zèle affreux des dangereux dévots
Contre le sage arme la main des sots ;
Et l’intérêt, ce vil roi de la terre,
Pour qui l’on fait et la paix et la guerre,
Triste et pensif, auprès d’un coffre-fort
Vend le plus faible aux crimes du plus fort[1].
Chétifs mortels, insensés et coupables,
De tant d’horreurs à quoi bon vous noircir ?
Ah, malheureux ! qui péchez sans plaisir,
Dans vos erreurs soyez plus raisonnables ;
Soyez au moins des pécheurs fortunés ;
Et, puisqu’il faut que vous soyez damnés,

Damnez-vous donc par des fautes aimables,



Agnès Sorel sut en user ainsi.
On ne lui peut reprocher en sa vie
Que les douceurs d’une tendre folie.
Je lui pardonne, et je pense qu’aussi
Dieu tout clément aura pris pitié d’elle :
En paradis tout saint n’est point pucelle ;
Le repentir est vertu du pécheur[2].



Quand Jeanne d’Arc défendait son honneur,
Et que du fil de sa céleste épée
De Grisbourdon la tête fut tranchée,
Notre âne ailé, qui dessus son harnois
Portait en l’air le chevalier Dunois,
Conçut alors le caprice profane
De l’éloigner, et de l’ôter à Jeanne.
Quelle raison en avait-il ? L’amour,
Le tendre amour, et la naissante envie
Dont en secret son âme était saisie.
L’ami lecteur apprendra quelque jour
Quel trait de flamme, et quel idée hardie[3]
Pressait déjà ce héros d’Arcadie.
L’animal saint eut donc la fantaisie
De s’envoler devers la Lombardie ;
Le bon Denys en secret conseilla
Cette escapade à sa monture ailée.

Vous demandez, lecteur, pourquoi cela.
C’est que Denys lut dans l’âme troublée
De son bel âne et de son beau bâtard.
Tous deux brûlaient d’un feu qui tôt ou tard
Aurait pu nuire à la cause commune,
Perdre la France, et Jeanne, et sa Fortune.
Denys pensa que l’absence et le temps
Les guériraient de leurs amours naissants.
Denys encore avait en cette affaire
Un autre but, une bonne œuvre à faire.
Craignez, lecteur, de blâmer ses desseins ;
Et respectez tout ce que font les saints.



L’âne céleste, où Denys met sa gloire,
S’envola donc loin des rives de Loire,
Droit vers le Rhône, et Dunois stupéfait
A tire d’aile est porté comme un trait.
Il regardait de loin son héroïne,
Qui, toute nue, et le fer à la main,
Le cœur ému d’une fureur divine,
Rouge de sang se frayait un chemin.
Hermaphrodix veut l’arrêter en vain ;
Ses farfadets, son peuple aérien,
En cent façons volent sur son passage ;
Jeanne s’en moque, et passe avec courage.
Lorsqu’en un bois quelque jeune imprudent
Voit une ruche, et, s’approchant, admire
L’art étonnant de ce palais de cire ;
De toutes parts en essaim bourdonnant
Sur mon badaud s’en vient fondre avec rage,
Un peuple ailé lui couvre le visage :
L’homme piqué court à tort, à travers ;
De ses deux mains il frappe, il se démène,
Dissipe, tue, écrase par centaine
Cette canaille habitante des airs.
C’était ainsi que la Pucelle fière
Chassait au loin cette foule légère.



A ses genoux le chétif muletier,
Craignant pour soi le sort du cordelier,
Tremble et s’écrie : " O Pucelle ! ô ma mie !
Dans l’écurie autrefois tant servie !
Quelle furie ! épargne au moins ma vie ;
Que les honneurs ne changent point tes mœurs !

Tu vois mes pleurs, ah, Jeanne ! je me meurs. "



Jeanne répond : " Faquin, je te fais grâce ;
Dans ton vil sang, de fange tout chargé,
Ce fer divin ne sera point plongé.
Végète encor, et que ta lourde masse
Ait à l’instant l’honneur de me porter :
Je ne te puis en mulet translater ;
Mais ne m’importe ici de ta figure ;
Homme ou mulet, tu seras ma monture.
Dunois m’a pris l’âne qui fut pour moi,
Et je prétends le retrouver en toi.
Çà, qu’on se courbe ". Elle dit, et la bête
Baisse à l’instant sa chauve et lourde tête,
Marche des mains, et Jeanne sur son dos
Va dans les champs affronter les héros.
Pour le génie, il jura par son père
De tourmenter toujours les bons Français ;
Son cœur navré pencha vers les Anglais ;
Il se promit, dans sa juste colère,
De se venger du tour qu’on lui jouait,
De bien punir tout Français indiscret
Qui pour son dam passerait sur sa terre.
Il fait bâtir au plus vite un château
D’un goût bizarre, et tout à fait nouveau,
Un labyrinthe, un piège où sa vengeance
Veut attraper les héros de la France[4].



Mais que devint la belle Agnès Sorel ?
Vous souvient-il de son trouble cruel ?
Comme elle fut interdite, éperdue,
Quand Jean Chandos l’embrassait toute nue ?
Ce Jean Chandos s’élança de ses bras
Très-brusquement, et courut aux combats.
La belle Agnès crut sortir d’embarras.
De son danger encor toute surprise,
Elle jurait de n’être jamais prise
A l’avenir en un semblable cas.
Au bon roi Charle elle jurait tout bas
D’aimer toujours ce roi qui n’aime qu’elle,
De respecter ce tendre et doux lien,
Et de mourir plutôt qu’être infidèle :

Mais il ne faut jamais jurer de rien.
Dans ce fracas, dans ce trouble effroyable,
D'un camp surpris tumulte inséparable,
Quand chacun court, officier et soldat,
Que l'un s'enfuit et que l'autre combat.
Que les valets, fripons suivant l'armée,
Pillent le camp, de peur des ennemis :
Parmi les cris, la poudre, et la fumée,
La belle Agnès se voyant sans habits,
Du grand Chandos entre en la garde-robe:
Puis avisant chemise, mules, robe,
Saisit le tout en tremblant et sans bruit ;
Même elle prend jusqu'au bonnet de nuit.
Tout vint à point : car de bonne fortune
Elle aperçut une jument bai-brune,
Bride à la bouche et selle sur le dos,
Que l'on devait amener à Chandos.
Un écuyer, vieil ivrogne intrépide.
Tout en dormant la tenait par la bride.
L'adroite Agnès s'en va subtilement
Oter la bride à l'écuyer dormant;
Puis se servant de certaine escabelle,
Y pose un pied, monte, se met en selle,
Pique et s'en va, croyant gagner les bois,
Pleine de crainte et de joie à la fois.
L'ami Bonneau court à pied dans la plaine,
En maudissant sa pesante bedaine,
Ce beau voyage, et la guerre, et la cour,
Et les Anglais, et Sorel, et l'amour.
Or de Chandos le très-fidèle page
(Monrose était le nom du personnage[5]),
Qui revenait ce matin d'un message.
Voyant de loin tout ce qui se passait,
Cette jument qui vers les bois courait,
Et de Chandos la robe et le bonnet.
Devinant mal ce que ce pouvait être,
Crut fermement que c'était son cher maître,
Qui loin du camp demi-nu s'enfuyait.
Épouvanté de l'étrange aventure,

D’un coup de fouet il hâte sa monture,
Galope, et crie : " Ah, mon maître ! ah, seigneur !
Vous poursuit-on ? Charlot est-il vainqueur ?
Où courez-vous ? Je vais partout vous suivre :
Si vous mourez, je cesserai de vivre. "
Il dit, et vole, et le vent emportait
Lui, son cheval, et tout ce qu’il disait.



La belle Agnès, qui se croit poursuivie,
Court dans le bois, au péril de sa vie ;
Le page y vole, et plus elle s’enfuit,
Plus notre Anglais avec ardeur la suit.
La jument bronche, et la belle éperdue,
Jetant un cri dont retentit la nue,
Tombe à côté sur la terre étendue.
Le page arrive, aussi prompt que les vents ;
Mais il perdit l’usage de ses sens,
Quand cette robe ouverte et voltigeante
Lui découvrit une beauté touchante,
Un sein d’albâtre, et les charmants trésors
Dont la nature enrichissait son corps.



Bel Adonis[6], telle fut ta surprise,
Quand la maîtresse et de Mars et d’Anchise,
Du haut des cieux, le soir, au coin d’un bois,
S’offrit à toi pour la première fois.
Vénus sans doute avait plus de parure ;
Une jument n’avait point renversé
Son corps divin, de fatigue harassé ;
Bonnet de nuit n’était point sa coiffure ;
Son cul d’ivoire était sans meurtrissure :
Mais Adonis, à ces attraits tout nus,
Balancerait entre Agnès et Vénus.
Le jeune Anglais se sentit l’âme atteinte
D’un feu mêlé de respect et de crainte ;
Il prend Agnès, et l’embrasse en tremblant :
" Hélas ! dit-il, seriez-vous point blessée ? "
Agnès sur lui tourne un œil languissant,
Et d’une voix timide, embarrassée,
En soupirant elle lui parle ainsi :

" Qui que tu sois qui me poursuis ici,
Si tu n’as point un cœur né pour le crime,
N’abuse point du malheur qui m’opprime ;
Jeune étranger, conserve mon honneur,
Sois mon appui, sois mon libérateur. "
Elle ne put en dire davantage :
Elle pleura, détourna son visage,
Triste, confuse, et tout bas promettant
D’être fidèle au bon roi son amant.
Monrose ému fut un temps en silence ;
Puis il lui dit d’un ton tendre et touchant :
" O de ce monde adorable ornement,
Que sur les cœurs vous avez de puissance !
Je suis à vous, comptez sur mon secours ;
Vous disposez de mon cœur, de mes jours,
De tout mon sang ; ayez tant d’indulgence
Que d’accepter que j’ose vous servir :
Je n’en veux point une autre récompense ;
C’est être heureux que de vous secourir. "
Il tire alors un flacon d’eau des carmes ;
Sa main timide en arrose ses charmes,
Et les endroits de roses et de lis
Qu’avaient la selle et la chute meurtris.
La belle Agnès rougissait sans colère,
Ne trouvait point sa main trop téméraire,
Et le lorgnait sans bien savoir pourquoi,
Jurant toujours d’être fidèle au roi.
Le page ayant employé sa bouteille
" Rare beauté, dit-il, je vous conseille
De cheminer jusques au bourg voisin :
Nous marcherons par ce petit chemin.
Dedans ce bourg nul soldat ne demeure ;
Nous y serons avant qu’il soit une heure
J’ai de l’argent ; et l’on vous trouvera
Et coiffe, et jupe, et tout ce qu’il faudra
Pour habiller avec plus de décence
Une beauté digne d’un roi de France. "



La dame errante approuva son avis ;
Monrose était si tendre et si soumis,
Était si beau, savait à tel point vivre,
Qu’on ne pouvait s’empêcher de le suivre.



Quelque censeur, interrompant le fil

De mon discours, dira : " Mais se peut-il
Qu’un étourdi, qu’un jeune homme, qu’un page,
Fût près d’Agnès respectueux et sage,
Qu’il ne prît point la moindre liberté ? "
Ah ! laissez là vos censures rigides ;
Ce page aimait ; et, si la volupté
Nous rend hardis, l’amour nous rend timides.



Agnès et lui marchaient donc vers ce bourg,
S’entretenant de beaux propos d’amour,
D’exploits de guerre et de chevalerie,
De vieux romans pleins de galanterie.
Notre écuyer, de cent pas en cent pas,
S’approchait d’elle, et baisait ses beaux bras,
Le tout d’un air respectueux et tendre ;
La belle Agnès ne savait s’en défendre :
Mais rien de plus ; ce jeune homme de bien
Voulait beaucoup, et ne demandait rien[7].
Dedans le bourg ils sont entrés à peine,
Dans un logis son écuyer la mène
Bien fatiguée : Agnès entre deux draps
Modestement repose ses appas.
Monrose court, et va tout hors d’haleine
Chercher partout pour dignement servir,
Alimenter, chauffer, coiffer, vêtir
Cette beauté déjà sa souveraine.
Charmant enfant dont l’amour et l’honneur
Ont pris plaisir à diriger le cœur,
Où sont les gens, dont la sagesse égale
Les procédés de ton âme loyale ?



Dans ce logis (je ne puis le nier)
De Jean Chandos logeait un aumônier.

Tout aumônier est plus hardi qu’un page :
Le scélérat, informé du voyage
Du beau Monrose et de la belle Agnès,
Et trop instruit que dans son voisinage
A quatre pas reposaient tant d’attraits,
Pressé soudain de son désir infâme,
Les yeux ardents, le sang rempli de flamme,
Le corps en rut, de luxure enivré,
Entre en jurant comme un désespéré,
Ferme la porte, et les deux rideaux tire.
Mais, cher lecteur, il convient de te dire
Ce que faisait en ce même moment
Le beau Dunois sur son âne volant.



Au haut des airs, où les Alpes chenues
Portent leur tête, et divisent les nues,
Vers ce rocher fendu par Annibal[8],
Fameux passage aux Romains si fatal,
Qui voit le ciel s’arrondir sur sa tête,
Et sous ses pieds se former la tempête,
Est un palais de marbre transparent,
Sans toit ni porte, ouvert à tout venant.
Tous les dedans sont des glaces fidèles ;
Si que chacun qui passe devant elles,
Ou belle ou laide, ou jeune homme ou barbon,
Peut se mirer tant qu’il lui semble bon.



Mille chemins mènent devers l’empire
De ces beaux lieux, où si bien l’on se mire ;
Mais ces chemins sont tous bien dangereux ;
Il faut franchir des abîmes affreux.
Tel, bien souvent, sur ce nouvel Olympe
Est arrivé sans trop savoir par où ;
Chacun y court ; et tandis que l’un grimpe,
Il en est cent qui se cassent le cou.



De ce palais la superbe maîtresse
Est cette vieille et bavarde déesse,
La Renommée, à qui dans tous les temps
Le plus modeste a donné quelque encens.
Le sage dit que son cœur la méprise ;
Qu’il hait l’éclat que lui donne un grand nom,

Que la louange est pour l’âme un poison :
Le sage ment, et dit une sottise.



La Renommée est donc en ces hauts lieux.
Les courtisans dont elle est entourée,
Prince, pédants, guerriers, religieux,
Cohorte vaine, et de vent enivrée,
Vont tous priant, et criant à genoux :
" O Renommée ! ô puissante déesse
Qui savez tout, et qui parlez sans cesse,
Par charité, parlez un peu de nous ! "



Pour contenter leurs ardeurs indiscrètes,
La Renommée a toujours deux trompettes :
L’une, à sa bouche appliquée à propos,
Va célébrant les exploits des héros ;
L’autre est au cul, puisqu’il faut vous le dire ;
C’est celle-là qui sert à nous instruire
De ce fatras de volumes nouveaux,
Productions de plumes mercenaires,
Et du Parnasse insectes éphémères,
Qui l’un par l’autre éclipsés tour à tour,
Faits en un mois, périssent en un jour,
Ensevelis dans le fond des collèges,
Rongés des vers, eux et leurs privilèges.



Un vil ramas de prétendus auteurs,
Du vrai génie infâmes détracteurs,
Guyon, Fréron, La Beaumelle, Nonnotte,
Et ce rebut de la troupe bigote,
Ce Savatier, de la fraude instrument,
Qui vend sa plume, et ment pour de l’argent,
Tous ces marchands d’opprobre et de fumée
Osent pourtant chercher la Renommée ;
Couverts de fange, ils ont la vanité
De se montrer à la divinité.
A coups de fouet chassés du sanctuaire,
A peine encore ils ont vu son derrière[9] .

Gentil Dunois, sur ton ânon monté,
En ce beau lieu tu te vis transporté.
Ton nom fameux, qu’avec justice on fête,
Était corné par la trompette honnête.
Tu regardas ces miroirs si polis
O quelle joie enchantait tes esprits !
Car tu voyais dans ces glaces brillantes
De tes vertus les peintures vivantes ;
Non seulement des sièges, des combats,
Et ces exploits qui font tant de fracas,
Mais des vertus encor plus difficiles ;
Des malheureux, de tes bienfaits chargés,
Te bénissant au sein de leurs asiles ;
Des gens de bien à la cour protégés ;
Des orphelins de leurs tuteurs vengés.
Dunois ainsi, contemplant son histoire,
Se complaisait à jouir de sa gloire.
Son âne aussi, s’amusant à se voir,
Se pavanait de miroir en miroir.



On entendit, dessus ces entrefaites,
Sonner en l’air une des deux trompettes ;
Elle disait : " Voici l’horrible jour
Où dans Milan la sentence est dictée ;
On va brûler la belle Dorothée :
Pleurez, mortels, qui connaissez l’amour.
— Qui ? dit Dunois ; qu’elle est donc cette belle ?
Qu’a-t-elle fait ? pourquoi la brûle-t-on ?
Passe, après tout, si c’est une laidron ;
Mais dans le feu mettre un jeune tendron,
Par tous les saints, c’est chose trop cruelle !
Les Milanais ont donc perdu l’esprit ? "
Comme il parlait, la trompette reprit :
" O Dorothée, ô pauvre Dorothée !
En feu cuisant tu vas être jetée,
Si la valeur d’un chevalier loyal
Ne te recout de ce brasier fatal. "



A cet avis, Dunois sentit dans l’âme
Un prompt désir de secourir la dame ;

Car vous savez que, sitôt qu’il s’offrait
Occasion de marquer son courage,
Venger un tort, redresser quelque outrage,
Sans raisonner ce héros y courait.
" Allons, dit-il à son âne fidèle,
Vole à Milan, vole où l’honneur t’appelle ".
L’âne aussitôt ses deux ailes étend ;
Un chérubin va moins rapidement[10].
On voit déjà la ville où la justice
Arrangeait tout pour cet affreux supplice.
Dans la grand’place on élève un bûcher ;
Trois cents archers, gens cruels et timides,
Du mal d’autrui monstres toujours avides,
Rangent le peuple, empêchent d’approcher.
On voit partout le beau monde aux fenêtres,
Attendant l’heure, et déjà larmoyant ;
Sur un balcon, l’archevêque et ses prêtres
Observent tout d’un œil ferme et content.



Quatre alguazils[11] amènent Dorothée
Nue en chemise, et de fers garrottée.
Le désespoir et la confusion,
Le juste excès de son affliction,
Devant ses yeux répandent un nuage ;
Des pleurs amers inondent son visage.
Elle entrevoit, d’un œil mal assuré,
L’affreux poteau pour la mort préparé ;
Et ses sanglots se faisant un passage :
" O mon amant ! ô toi qui dans mon cœur
Règnes encor en ces moments d’horreur !… "
Elle ne put en dire davantage ;

Et, bégayant le nom de son amant,
Elle tomba sans voix, sans mouvement,
Le front jauni d’une pâleur mortelle :
Dans cet état elle était encor belle.



Un scélérat, nommé Sacrogorgon,
De l’archevêque infâme champion[12],
La dague au poing vers le bûcher s’avance,
Le chef armé de fer et d’impudence,
Et dit tout haut : " Messieurs, je jure Dieu
Que Dorothée a mérité le feu.
Est-il quelqu’un qui prenne sa querelle ?
Est-il quelqu’un qui combatte pour elle ?
S’il en est un, que cet audacieux
Ose à l’instant se montrer à mes yeux ;
Voici de quoi lui fendre la cervelle. "
Disant ces mots il marche fièrement,
Branlant en l’air un braquemart[13] tranchant,
Roulant les yeux, tordant sa laide bouche.
On frémissait à son aspect farouche,
Et dans la ville il n’était écuyer
Qui Dorothée osât justifier ;
Sacrogorgon venait de les confondre :
Chacun pleurait et nul n’osait répondre.
Le fier prélat, du haut de son balcon,
Encourageait le cruel champion.



Le beau Dunois, qui planait sur la place,
Fut si touché de l’insolente audace
De ce pervers ; et Dorothée en pleurs
Était si belle au sein de tant d’horreurs,
Son désespoir la rendait si touchante
Qu’en la voyant il la crut innocente.
Il saute à terre, et d’un ton élevé :
" C’est moi, dit-il, face de réprouvé,
Qui viens ici montrer par mon courage
Que Dorothée est vertueuse et sage,
Et que tu n’es qu’un fanfaron brutal,
Suppôt du crime, et menteur déloyal.
Je veux d’abord savoir de Dorothée

Quelle noirceur lui peut être imputée,
Quel est son cas, et par quel guet-apen
On fait brûler les belles à Milan. "
Il dit : le peuple, à la surprise en proie,
Poussa des cris d’espérance et de joie.
Sacrogorgon, qui se mourait de peur,
Fit comme il put semblant d’avoir du cœur.
Le fier prélat, sous sa mine hypocrite,
Ne peut cacher le trouble qui l’agite.



A Dorothée alors le beau Dunois
S’en vint parler d’un air humble et courtois.
Les yeux baissés, la belle lui raconte,
En soupirant, son malheur et sa honte.
L’âne divin, sur l’église perché,
De tout ce cas paraissait fort touché ;
Et de Milan les dévotes familles
Bénissaient Dieu, qui prend pitié des filles.

  1. La même pensée se trouve exprimée presque en mêmes termes dans Mérope (acte Ier, scène ii :)
    Et le vil intérêt, cet arbitre du sort,
    Vend toujours le plus faible aux crimes du plus fort.
  2. Voici encore une pensée que Voltaire a reproduite en termes peu différents dans l’un de ses ouvrages dramatiques. On lit dans Olympie (acte II, scène ii) :
    Dieu fit du repentir la vertu des mortels.

    Chénier a exprimé, avec non moins de bonheur, la même idée dans son Calas acte V, scène vi) :
    … Un Dieu plein de clémence
    Pour qui le repentir est encor l'innocence. (R.)
  3. C'est par licence poétique, fort excusable dans un poëme du genre de la Pucelle, que Voltaire ne tient pas compte de l'h aspirée du mot hardie, non plus qu'il ne tiendra compte un peu, plus loin de l'h aspirée du mot harassé dans le vers 196 de ce chant :
    Son corps divin de fatigue harassé.

    Peut-être n'aurait-il pas dû se permettre les mêmes licences dans la Henriade,
    où se trouve (chant IX, vers 18) ce vers :
    Les biens du premier âge, hors la seule innocence.

    L'édition de 1761 fournit au vers ci-dessus cette variante irréprochable :
    Quel doux espoir! quelle flamme hardie!
  4. Voyez le dix-septième chant. (Note de Voltaire, 1773.)
  5. C'est le même page sur le derrière duquel Jeanne avait crayonné trois fleurs de lys. (Note de Voltaire, 1702.) — Voyez chant II, vers 312-335.
  6. Adonis ou Adoni, fils de Cinyras ot de Myrrha, dieu des Phéniciens, amant de Vénus Astarté. Les Phéniciens pleuraient tous les ans sa mort, ensuite ils se réjouissaient de sa résurrection. (Note de Voltaire, 1762,)
  7. Imitation de ces vers du Tasse (Gerus. lib., c. II, st. 16) :
    Ei che modesto è si com' essa è bella,
    Brama assai, poco spera, e nulla chiede.

    M. Louis du Bois, à qui cette imitation n'a pas échappé, fait observer que M. Baour-Lormian a rendu avec beaucoup de bonheur le dernier vers :
    L'infortuné languit dans son cruel lien ,
    Désire, a peu d'espoir, et ne demande rien.

    Il aurait dû faire honneur de cette traduction à d'Alembert qui, longtemps avant M. Baour, avait rendu dans les mêmes termes la pensée du Tasse. Voyez,
    dans ses Œuvres, le morceau qui a pour titre : Sur la tombe de mademoiselle de Lespinasse. (R.)
  8. On croit qu'Annibal passa par la Savoie : c'est donc chez les Savoyards qu'est le temple de la Renommée. (Note de Voltaire, 1762.)
  9. Ce ramas est bien vil en effet. Ces gens-là, comme on sait, ont vomi des torrents de calomnies contre l'auteur, qui ne leur avait fait aucun mal. Ils ont imprimé qu'il était un plagiaire; qu'il ne croyait pas en Dieu; que le bienfaiteur de la race de Corneille était l'ennemi de Corneille; qu'il était fils d'un paysan. Ils lui ont attribué les aventures les plus fausses. Ils ont redit vingt fois qu'il vendait ses ouvrages. Il est bien juste qu'à la fin il chasse cette canaille du sanctuaire de la Renommée, où elle a voulu s'introduire comme des voleurs se glissent de nuit dans une église pour y voler dos calices. (Note de Voltaire, 1773.) — Voyez, sur Sabatier, nomme ici Savatier par dérision, et sur tous ces autres messieurs, le texte et les notes du dix-huitième chant. (K.)
  10. Chérubin, esprit céleste, ou ange du second ordre de la première hiérarchie. Ce mot vient de l'hébreu chérub, dont le pluriel est chérubim. Les chérubins avaient quatre ailes comme quatre faces, et des pieds de bœuf. (Note de Voltaire, 1702.) — Cette note, dans l'édition de 1762, se terminait ainsi : «...bœuf. Voyez la Gemare. » Il y avait évidemment faute d'impression, et il fallait lire : « Voyez la Genèse. » Mais la Genèse, qui parle en effet des chérubins (iii, 24), ne décrit point leur forme, comme paraissait l'indiquer ce renvoi, qui disparut dans les éditions suivantes. Peut-être ne sera-t-il pas hors de propos de remarquer qu'ici encore Voltaire, tant accusé d'infidélité ou tout au moins d'inexactitude dans ses citations, était au contraire exact et fidèle. Possesseur de la Bible de dom Calmet, il avait trouvé à cet endroit de la Genèse une assez longue dissertation sur la forme
    des chérubins. (R.)
  11. Alguazil : guazil, en arabe, signifie huissier; de là alguazil, archer espagnol. (Note de Voltaire, 1702.)
  12. Champion vient du champ, pion du champ : pion, mot indien adopté par les Arabes; il signifie soldat. (Note de Voltaire, 1762.)
  13. Braquemart, du grec brachi-makera, courte épée. (Id., 1762.)