La Pucelle d’Orléans
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 9 (p. 40-54).

CHANT DEUXIÈME.




ARGUMENT.
Jeanne, armée par saint Denis, va trouver Charles VII à Tours ; ce qu’elle fit en chemin, et comment elle eut son brevet de pucelle.


C’Heureux cent fois qui trouve un pucelage !
C’est un grand bien ; mais de toucher un cœur
Est, à mon sens, un plus cher avantage.
Se voir aimé, c’est là le vrai bonheur.
Qu’importe, hélas ! d’arracher une fleur ?
C’est à l’amour à nous cueillir la rose.
De très-grands clercs ont gâté par leur glose
Un si beau texte ; ils ont cru faire voir
Que le plaisir n’est point dans le devoir.
Je veux contre eux faire un jour un beau livre :
J’enseignerai le grand art de bien vivre ;
Je montrerai qu’en réglant nos désirs,
C’est du devoir que viennent nos plaisirs.
Dans cette honnête et savante entreprise,
Du haut des cieux saint Denis m’aidera :
Je l’ai chanté, sa main me soutiendra.
En attendant, il faut que je vous dise
Quel fut l’effet de sa sainte entremise.
JeVers les confins du pays champenois,
Où cent poteaux, marqués de trois merlettes[1],
Disaient aux gens : « En Lorraine vous êtes, »
Est un vieux bourg peu fameux autrefois ;
Mais il mérite un grand nom dans l’histoire,
Car de lui vient le salut et la gloire

Des fleurs de lis et du peuple gaulois.
De Domremy chantons tous le village ;
Faisons passer son beau nom d’âge en âge.
FaÔ Domremy ! tes pauvres environs
N’ont ni muscats, ni pêches, ni citrons,
Ni mine d’or, ni bon vin qui nous damne ;
Mais c’est à toi que la France doit Jeanne.
Jeanne y naquit[2] : certain curé du lieu,
Faisant partout des serviteurs à Dieu,
Ardent au lit, à table, à la prière,
Moine autrefois, de Jeanne fut le père ;
Une robuste et grasse chambrière
Fut l’heureux moule où ce pasteur jeta
Cette beauté, qui les Anglais dompta.
Vers les seize ans, en une hôtellerie
On l’engagea pour servir l’écurie,
À Vaucouleurs ; et déjà de son nom
La renommée remplissait le canton.
Son air est fier, assuré, mais honnête ;
Ses grands yeux noirs brillent à fleur de tête ;
Trente-deux dents d’une égale blancheur
Sont l’ornement de sa bouche vermeille,
Qui semble aller de l’une à l’autre oreille,
Mais bien bordée et vive en sa couleur,
Appétissante, et fraîche par merveille.
Ses tétons bruns, mais fermes comme un roc,
Tentent la robe, et le casque, et le froc.
Elle est active, adroite, vigoureuse ;
Et d’une main potelée et nerveuse
Soutient fardeaux, verse cent brocs de vin,
Sert le bourgeois, le noble, et le robin ;
Chemin faisant, vingt soufflets distribue
Aux étourdis dont l’indiscrète main
Va tâtonnant sa cuisse ou gorge nue ;
Travaille et rit du soir jusqu’au matin,
Conduit chevaux, les panse, abreuve, étrille ;
Et les pressant de sa cuisse gentille,

Les monte à cru comme un soldat romain[3].
LeÔ profondeur, ô divine sagesse !
Que tu confonds l’orgueilleuse faiblesse
De tous ces grands si petits à tes yeux !
Que les petits sont grands quand tu le veux !
Ton serviteur Denis le bienheureux
N’alla rôder au palais des princesses,
N’alla chez vous, mesdames les duchesses ;
Denis courut, amis, qui le croirait ?
Chercher l’honneur, où ? dans un cabaret.
EnIl était temps que l’apôtre de France
Envers sa Jeanne usât de diligence.
Le bien public était en grand hasard.
De Satanas la malice est connue ;
Et si le saint fût arrivé plus tard
D’un seul moment, la France était perdue.
Un cordelier qu’on nommait Grisbourdon,
Avec Chandos arrivé d’Albion,
Était alors dans cette hôtellerie ;
Il aimait Jeanne autant que sa patrie.
C’était l’honneur de la pénaillerie ;
De tous côtés allant en mission ;
Prédicateur, confesseur, espion ;
De plus, grand clerc en la sorcellerie[4],
Savant dans l’art en Égypte sacré,
Dans ce grand art cultivé chez les mages,
Chez les Hébreux, chez les antiques sages,
De nos savants dans nos jours ignoré.
Jours malheureux ! tout est dégénéré.
JoEn feuilletant ses livres de cabale,
Il vit qu’aux siens Jeanne serait fatale,
Qu’elle portait dessous son court jupon
Tout le destin d’Angleterre et de France.
Encouragé par la noble assistance
De son génie, il jura son cordon,

Son Dieu, son diable, et saint François d’Assise,
Qu’à ses vertus Jeanne serait soumise,
Qu’il saisirait ce beau palladion[5].
Il s’écriait, en faisant l’oraison :
« Je servirai ma patrie et l’Église ;
Moine et Breton, je dois faire le bien
De mon pays, et plus encor le mien. »
LuAu même temps un ignorant, un rustre,
Lui disputait cette conquête illustre :
Cet ignorant valait un cordelier,
Car vous saurez qu’il était muletier ;
Le jour, la nuit, offrant sans fin, sans terme,
Son lourd service et l’amour le plus ferme.
L’occasion, la douce égalité,
Faisaient pencher Jeanne de son côté ;
Mais sa pudeur triomphait de la flamme
Qui par les yeux se glissait dans son âme.
Le Grisbourdon vit sa naissante ardeur ;
Mieux qu’elle encore il lisait dans son cœur.
Il vint trouver ce rival si terrible ;
Puis il lui tint ce discours très-plausible :
To« Puissant héros, qui passez au besoin
Tous les mulets commis à votre soin,
Vous méritez, sans doute, la pucelle ;
Elle a mon cœur comme elle a tous vos vœux ;
Rivaux ardents, nous nous craignons tous deux,
Et comme vous je suis amant fidèle.
Çà, partageons, et, rivaux sans querelle,
Tâtons tous deux de ce morceau friand
Qu’on pourrait perdre en se le disputant.
Conduisez-moi vers le lit de la belle ;
J’évoquerai le démon du dormir ;
Ses doux pavots vont soudain l’assoupir ;
Et tour à tour nous veillerons pour elle. »
EtIncontinent le père au grand cordon
Prend son grimoire, évoque le démon
Qui de Morphée eut autrefois le nom.
Ce pesant diable est maintenant en France :
Vers le matin, lorsque nos avocats

Vont s’enrouer à commenter Cujas,
Avec messieurs[6] il ronfle à l’audience ;
L’après-dînée il assiste aux sermons
Des apprentis dans l’art des Massillons,
À leur trois points, à leurs citations,
Aux lieux communs de leur belle éloquence ;
Dans le parterre il vient bâiller le soir.
PaAux cris du moine il monte en son char noir,
Par deux hiboux traîné dans la nuit sombre.
Dans l’air il glisse, et doucement fend l’ombre.
Les yeux fermés, il arrive en bâillant,
Se met sur Jeanne, et tâtonne, et s’étend ;
Et secouant son pavot narcotique,
Lui souffle au sein vapeur soporifique.
Tel on nous dit que le moine Girard[7],
En confessant la gentille Cadière,
Insinuait de son souffle paillard
De diabloteaux une ample fourmilière.
AiNos deux galants, pendant ce doux sommeil,
Aiguillonnés du démon du réveil,
Avaient de Jeanne ôté la couverture.
Déjà trois dés, roulant sur son beau sein,
Vont décider, au jeu de saint Guilain[8],
Lequel des deux doit tenter l’aventure.
Le moine gagne ; un sorcier est heureux :
Le Grisbourdon se saisit des enjeux ;
Il fond sur Jeanne. Ô soudaine merveille !
Denis arrive, et Jeanne se réveille.
Ô Dieu ! qu’un saint fait trembler tout pécheur !
Nos deux rivaux se renversent de peur.

Chacun d’eux fuit, emportant dans le cœur
Avec la crainte un désir de malfaire.
Vous avez vu, sans doute, un commissaire
Cherchant de nuit un couvent de Vénus ;
Un jeune essaim de tendrons demi-nus
Saute du lit, s’esquive, se dérobe
Aux yeux hagards du noir pédant en robe :
Ainsi fuyaient mes paillards confondus.
TrDenis s’avance et réconforte Jeanne,
Tremblante encor de l’attentat profane ;
Puis il lui dit : « Vase d’élection[9],
Le Dieu des rois, par tes mains innocentes,
Veut des Français venger l’oppression,
Et renvoyer dans les champs d’Albion
Des fiers Anglais les cohortes sanglantes.
Dieu fait changer, d’un souffle tout-puissant,
Le roseau frêle en cèdre du Liban,
Sécher les mers, abaisser les collines,
Du monde entier réparer les ruines.
Devant tes pas la foudre grondera ;
Autour de toi la terreur volera,
Et tu verras l’ange de la victoire
Ouvrir pour toi les sentiers de la gloire.
Suis-moi, renonce à tes humbles travaux ;
Viens placer Jeanne au nombre des héros. »
TrÀ ce discours terrible et pathétique,
Très-consolant et très-théologique,
Jeanne étonnée, ouvrant un large bec,
Crut quelque temps que l’on lui parlait grec.
La grâce agit : cette augustine grâce
Dans son esprit porte un jour efficace.
Jeanne sentit dans le fond de son cœur
Tous les élans d’une sublime ardeur.
Non, ce n’est plus Jeanne la chambrière,
C’est un héros, c’est une âme guerrière.
Tel un bourgeois humble, simple, grossier,
Qu’un vieux richard a fait son héritier,
En un palais fait changer sa chaumière :
Son air honteux devient démarche fière :

Les grands surpris admirent sa hauteur,
Et les petits l’appellent monseigneur.
EtTelle plutôt cette heureuse grisette
Que la nature ainsi que l’art forma
Pour le b..... ou bien pour l’Opéra,
Qu’une maman avisée et discrète
Au noble lit d’un fermier éleva,
Et que l’Amour, d’une main plus adrète,
Sous un monarque entre deux draps plaça.
Sa vive allure est un vrai port de reine,
Ses yeux fripons s’arment de majesté,
Sa voix a pris le ton de souveraine,
Et sur son rang son esprit s’est monté[10].
EtOr, pour hâter leur auguste entreprise,
Jeanne et Denis s’en vont droit à l’église.
Lors apparut dessus le maître-autel
(Fille de Jean ! quelle fut ta surprise !)
Un beau harnois tout frais venu du ciel.
Des arsenaux du terrible empyrée,
En cet instant, par l’archange Michel
La noble armure avait été tirée.
On y voyait l’armet de Débora[11] ;
Ce clou pointu, funeste à Sisara ;
Le caillou rond dont un berger fidèle
De Goliath entama la cervelle ;
Cette mâchoire avec quoi combattit
Le fier Samson, qui ses cordes rompit

Lorsqu’il se vit vendu par sa donzelle ;
Le coutelet de la belle Judith,
Cette beauté si galamment perfide,
Qui, pour le ciel saintement homicide,
Son cher amant massacra dans son lit.
À ces objets la sainte émerveillée,
De cette armure est bientôt habillée ;
Elle vous prend et casque et corselet,
Brassards, cuissards, baudrier, gantelet,
Lance, clou, dague, épieu, caillou, mâchoire,
Marche, s’essaye, et brûle pour la gloire.
JeToute héroïne a besoin d’un coursier ;
Jeanne en demande au triste muletier :
Mais aussitôt un âne se présente,
Au beau poil gris, à la voix éclatante,
Bien étrillé, sellé, bridé, ferré,
Portant arçons, avec chanfrein doré,
Caracolant, du pied frappant la terre,
Comme un coursier de Thrace ou d’Angleterre.
SuCe beau grison deux ailes possédait
Sur son échine, et souvent s’en servait.
Ainsi Pégase, au haut des deux collines,
Portait jadis neuf pucelles divines ;
Et l’hippogriffe, à la lune volant,
Portait Astolphe au pays de saint Jean.
Mon cher lecteur veut connaître cet âne,
Qui vint alors offrir sa croupe à Jeanne :
Il le saura, mais dans un autre chant[12].
Je l’avertis cependant qu’il révère
Cet âne heureux qui n’est pas sans mystère.
SuSur son grison Jeanne a déjà sauté ;
Sur son rayon Denis est remonté :
Tous deux s’en vont vers les rives de Loire
Porter au roi l’espoir de la victoire.
L’âne tantôt trotte d’un pied léger,
Tantôt s’élève et fend les champs de l’air.

Le cordelier, toujours plein de luxure,
Un peu remis de sa triste aventure,
Usant enfin de ses droits de sorcier,
Change en mulet le pauvre muletier,
Monte dessus, chevauche, pique et jure
Qu’il suivra Jeanne au bout de la nature.
Le muletier, en son mulet caché,
Bât sur le dos, crut gagner au marché ;
Et du vilain l’âme terrestre et crasse
À peine vit qu’elle eût changé de place.
EtJeanne et Denis s’en allaient donc vers Tours
Chercher ce roi plongé dans les amours.
Près d’Orléans comme ensemble ils passèrent,
L’ost[13] des Anglais de nuit ils traversèrent.
Ces fiers Bretons, ayant bu tristement,
Cuvaient leur vin, dormaient profondément.
Tout était ivre, et goujats et vedettes ;
On n’entendait ni tambours ni trompettes :
L’un dans sa tente était couché tout nu,
L’autre ronflait sur son page étendu.
TiAlors Denis, d’une voix paternelle,
Tint ces propos tout bas à la pucelle :
« Fille de bien, tu sauras que Nisus[14],
Étant un soir aux tentes de Turnus,
Bien secondé de son cher Euryale,
Rendit la nuit aux Rutulois fatale.
Le même advint au quartier de Rhésus[15],
Quand la valeur du preux fils de Tydée,
Par la nuit noire et par Ulysse aidée,
Sut envoyer, sans danger, sans effort,
Tant de Troyens du sommeil à la mort.
Tu peux jouir de semblable victoire.
Parle, dis-moi, veux-tu de cette gloire ? »
Jeanne lui dit : « Je n’ai point lu l’histoire ;
Mais je serais de courage bien bas
De tuer gens qui ne combattent pas. »
Disant ces mots, elle avise une tente

Que les rayons de la lune brillante
Faisaient paraître à ses yeux éblouis
Tente d’un chef ou d’un jeune marquis.
Cent gros flacons remplis d’un vin exquis
Sont tout auprès. Jeanne avec assurance
D’un grand pâté prend les vastes débris,
Et boit six coups avec monsieur Denis,
À la santé de son bon roi de France.
EtLa tente était celle de Jean Chandos[16],
Fameux guerrier, qui dormait sur le dos.
Jeanne saisit sa redoutable épée,
Et sa culotte en velours découpée.
Ainsi jadis David, aimé de Dieu,
Ayant trouvé Saül en certain lieu[17],
Et lui pouvant ôter très-bien la vie,
De sa chemise il lui coupa partie
Pour faire voir à tous les potentats
Ce qu’il put faire, et ce qu’il ne fit pas.
Près de Chandos était un jeune page
De quatorze ans, mais charmant pour son âge,
Lequel montrait deux globes faits au tour,
Qu’on aurait pris pour ceux du tendre Amour.
Non loin du page était une écritoire
Dont se servait le jeune homme après boire,
Quand tendrement quelques vers il faisait
Pour la beauté qui son cœur séduisait.
Jeanne prend l’encre, et sa main lui dessine
Trois fleurs de lis juste dessous l’échine ;
Présage heureux du bonheur des Gaulois,
Et monument de l’amour de ses rois.
Le bon Denis voyait, se pâmant d’aise,
Les lis français sur une fesse anglaise.
CeQui fut penaud le lendemain matin ?
Ce fut Chandos, ayant cuvé son vin ;
Car s’éveillant, il vit sur ce beau page
Les fleurs de lis. Plein d’une juste rage,
Il crie alerte, il croit qu’on le trahit ;

À son épée il court auprès du lit ;
Il cherche en vain, l’épée est disparue ;
Point de culotte ; il se frotte la vue,
Il gronde, il crie, et pense fermement
Que le grand diable est entré dans le camp.
CeAh ! qu’un rayon de soleil et qu’un âne,
Cet âne ailé qui sur son dos a Jeanne,
Du monde entier feraient bientôt le tour !
Jeanne et Denis arrivent à la cour.
Le doux prélat sait par expérience
Qu’on est railleur à cette cour de France.
Il se souvient des propos insolents
Que Richemont lui tint dans Orléans,
Et ne veut plus à pareille aventure
D’un saint évêque exposer la figure.
Pour son honneur il prit un nouveau tour ;
Il s’affubla de la triste encolure
Du bon Roger, seigneur de Baudricour[18],
Preux chevalier et ferme catholique,
Hardi parleur, loyal et véridique ;
Malgré cela pas trop mal à la cour.
Pr « Eh ! jour de Dieu ! dit-il, parlant au prince,
Vous languissez au fond d’une province,
Esclave roi, par l’Amour enchaîné !
Quoi ! votre bras indignement repose !
Ce front royal, ce front n’est couronné
Que de tissus et de myrte et de rose !
Et vous laissez vos cruels ennemis
Rois dans la France et sur le trône assis !
Allez mourir, ou faites la conquête
De vos États ravis par ces mutins :
Le diadème est fait pour votre tête,
Et les lauriers n’attendent que vos mains.
Dieu, dont l’esprit allume mon courage ;
Dieu, dont ma voix annonce le langage,
De sa faveur est prêt à vous couvrir.

Osez le croire, osez vous secourir :
Suivez du moins cette auguste amazone ;
C’est votre appui, c’est le soutien du trône[19],
C’est par son bras que le maître des rois
Veut rétablir nos princes et nos lois.
Jeanne avec vous chassera la famille
De cet Anglais si terrible et si fort :
Devenez homme ; et, si c’est votre sort
D’être à jamais mené par une fille,
Fuyez au moins celle qui vous perdit,
Qui votre cœur dans ses bras amollit ;
Et, digne enfin de ce secours étrange,
Suivez les pas de celle qui vous venge. »
AvL’amant d’Agnès eut toujours dans le cœur,
Avec l’amour un très-grand fond d’honneur.
Du vieux soldat le discours pathétique
A dissipé son sommeil léthargique,
Ainsi qu’un ange, un jour, du haut des airs,
De sa trompette ébranlant l’univers,
Rouvrant la tombe, animant la poussière,
Rappellera les morts à la lumière.
Charle éveillé, Charle bouillant d’ardeur,
Ne lui répond qu’en s’écriant : « Aux armes ! »
Les seuls combats à ses yeux ont des charmes.
Il prend sa pique, il brûle de fureur.
DeBientôt après la première chaleur
De ces transports où son âme est en proie,
Il voulut voir si celle qu’on envoie
Vient de la part du diable ou du Seigneur,
Ce qu’il doit croire, et si ce grand prodige
Est en effet ou miracle ou prestige.
Donc, se tournant vers la fière beauté,
Le roi lui dit, d’un ton de majesté
Qui confondrait tout autre fille qu’elle :
« Jeanne, écoutez : Jeanne, êtes-vous pucelle ? »
Jeanne lui dit : « Ô grand sire, ordonnez
Que médecins, lunettes sur le nez,
Matrones, clercs, pédants, apothicaires,

Viennent sonder ces féminins mystères ;
Et si quelqu’un se connaît à cela,
Qu’il trousse Jeanne, et qu’il regarde là. »
LeÀ sa réponse et sage et mesurée,
Le roi vit bien qu’elle était inspirée.
« Or sus, dit-il, si vous en savez tant,
Fille de bien, dites-moi dans l’instant
Ce que j’ai fait cette nuit à ma belle ;
Mais parlez net. — Rien du tout, » lui dit-elle.
Le roi surpris soudain s’agenouilla,
Cria tous haut : « Miracle ! » et se signa.
Incontinent la cohorte fourrée,
Bonnet en tête, Hippocrate à la main,
Vint observer le pur et noble sein
De l’amazone à leurs regards livrée[20] :
On la met nue, et monsieur le doyen,
Ayant le tout considéré très-bien,
Dessus, dessous, expédie à la belle
En parchemin un brevet de pucelle.
EnL’esprit tout fier de ce brevet sacré,
Jeanne soudain d’un pas délibéré
Retourne au roi, devant lui s’agenouille,
Et, déployant la superbe dépouille
Que sur l’Anglais elle a prise en passant :
« Permets, dit-elle, ô mon maître puissant !
Que sous tes lois la main de ta servante
Ose ranger la France gémissante.
Je remplirai les oracles divins :
J’ose à tes yeux jurer par mon courage,
Par cette épée et par mon pucelage,
Que tu seras huilé bientôt à Reims :
Tu chasseras les anglaises cohortes
Qui d’Orléans environnent les portes.
Viens accomplir tes augustes destins ;
Viens, et, de Tours abandonnant la rive,
Dès ce moment souffre que je te suive. »
LeLes courtisans autour d’elle pressés,
Les yeux au ciel et vers Jeanne adressés,
Battent des mains, l’admirent, la secondent.

Cent cris de joie à son discours répondent.
Dans cette foule il n’est point de guerrier
Qui ne voulût lui servir d’écuyer,
Porter sa lance et lui donner sa vie ;
Il n’en est point qui ne soit possédé
Et de la gloire, et de la noble envie
De lui ravir ce qu’elle a tant gardé.
Prêt à partir, chaque officier s’empresse :
L’un prend congé de sa vieille maîtresse ;
L’un, sans argent, va droit à l’usurier ;
L’autre à son hôte, et compte sans payer.
Denis a fait déployer l’oriflamme[21].
À cet aspect le roi Charles s’enflamme
D’un noble espoir à sa valeur égal.
Cet étendard aux ennemis fatal,
Cette héroïne, et cet âne aux deux ailes,
Tout lui promet des palmes immortelles.
OnDenis voulut, en partant de ces lieux,
Des deux amants épargner les adieux.
On eût versé des larmes trop amères,
On eût perdu des heures toujours chères.
Agnès dormait, quoiqu’il fût un peu tard :
Elle était loin de craindre un tel départ.
Un songe heureux, dont les erreurs la frappent,
Lui retraçait des plaisirs qui s’échappent.
Elle croyait tenir entre ses bras
Le cher amant dont elle est souveraine ;
Songe flatteur, tu trompais ses appas :
Son amant fuit, et saint Denis l’entraîne.
Tel dans Paris un médecin prudent
Force au régime un malade gourmand,
À l’appétit se montre inexorable,
Et sans pitié le fait sortir de table.
EtLe bon Denis eut à peine arraché
Le roi de France à son charmant péché,
Qu’il courut vite à son ouaille chère,
À sa pucelle, à sa fille guerrière.
Il a repris son air de bienheureux,
Son ton dévot, ses plats et courts cheveux,

L’anneau bénit, la crosse pastorale,
Ses gants, sa croix, sa mitre épiscopale.
Se« Va, lui dit-il, sers la France et son roi ;
Mon œil benin sera toujours sur toi.
Mais au laurier du courage héroïque
Joins le rosier de la vertu pudique.
Je conduirai tes pas dans Orléans.
Lorsque Talbot, le chef des mécréants,
Le cœur saisi du démon de luxure,
Croira tenir sa présidente impure,
Il tombera sous ton robuste bras.
Punis son crime, et ne l’imite pas.
Sois à jamais dévote avec courage.
Je pars, adieu ; pense à ton pucelage. »
La belle en fit un serment solennel ;
Et son patron repartit pour le ciel.


FIN DU CHANT DEUXIÈME.
  1. Il y avait alors sur toutes les frontières de Lorraine des poteaux aux armes du duc, qui sont trois alérions ; ils ont été ôté en 1738. (Note de Voltaire, 1762.)
  2. Elle était en effet native du village de Domremy, fille de Jean d’Arc et d’Isabeau, âgée alors de vingt-sept ans, et servante de cabaret ; ainsi son père n’était point curé. C’est une fiction poétique qui n’est peut-être pas permise dans un sujet grave. (Note de Voltaire, 1762.)
  3. « Montait chevaux à poil et faisait apertises qu’autres filles n’ont point coutume de faire », comme dit la Chronique de Monstrelet. (Note de Voltaire, 1762.) — Voici le texte des Chroniques, liv. I, chap. lvii : « Et estoit hardie de chevaucher chevaux, et les mener boire, et aussi de faire apertises et autres habiletés que jeunes filles n’ont point accoutumé de faire. » (R.)
  4. La sorcellerie était alors si en vogue que Jeanne d’Arc elle-même fut brûlée depuis comme sorcière, sur la requête de la Sorbonne. (Note de Voltaire, 1762.)
  5. Figure de Pallas, à laquelle le destin de Troie était attaché : presque tous les peuples ont eu de pareilles superstitions. (Note de Voltaire, 1762.)
  6. Messieurs du Parlement.
  7. Le jésuite Girard, convaincu d’avoir eu de petites privautés avec la demoiselle Cadière, sa pénitente, fut accusé de l’avoir ensorcelée en soufflant sur elle. Voyez les notes du chant troisième. (Note de Voltaire, 1762.) — La note à laquelle celle-ci renvoie se rapporte au vers 209. (R.)
  8. « On connaît l’aventure de saint Guilain, qui joua aux trois dés, contre le diable, l’âme d’une pécheresse mourante. Le diable trichait ; saint Guilain fit un miracle : il amena trois sept, et gagna son âme. Le tour n’est pas mal. » Ce vieux conte, digne de la Légende dorée, a été cité cité par Chénier à propos de l’analyse qu’il donne dans sa Leçon sur les fabliaux français, de celui qui a pour titre De saint Pierre et du Jongleur. Un éditeur récent du poëme de la Pucelle a sans doute été induit en erreur par ce passage de Chénier, qu’il a mal compris, quand il a donné a entendre que le miracle de saint Guilain est connu par le fabliau : on n’y trouve rien qui ait rapport à ce saint ni à son miracle. (R.)
  9. Saint Paul (Act. Apost., IX, 15) est désigné par la même qualification : vas electionis.
  10. C’est parce que je pense avec Laharpe que ces vers sont de Voltaire que je me suis décidé, contrairement à ce qui a été fait par les éditeurs qui m’ont précédé, à les rétablir dans le corps du poëme. On sent assez quelles convenances lui faisaient un devoir de retrancher ce portrait, qu’il avait tracé avant ses relations avec Mme  de Pompadour. Aucun motif, ce me semble, ne peut aujourd’hui justifier le renvoi dans les variantes d’un morceau si piquant. Laharpe, toutefois, conteste la ressemblance du portrait : « La favorite dont il est ici question, dit-il, n’eut jamais rien qui ressemblât à une reine, et garda toujours à la cour le maintien et le ton d’une petite bourgeoise, élevée à la grivoise, comme le disait fort bien le comte de Maurepas dans ses couplets si connus. » Voyez le Cours de littérature, liv. Ier, ch. ii, sect. i. (R.)
  11. Débora est la première femme guerrière dont il soit parlé dans le monde. Jahel, autre héroïne, enfonça un clou dans la tête du général Sisara : on conserve ce clou dans plusieurs couvents grecs et latins, avec la mâchoire d’âne dont se servit Samson, la fronde de David, et le couperet avec lequel la célèbre Judith coupa la tête du général Holopherne, ou Olphern, après avoir couché avec lui. (Note de Voltaire, 1762.)
  12. N. B. Lecteur, qui avez du goût, remarquez que notre auteur, qui en a aussi, et qui est au-dessus des préjugés, rime toujours pour les oreilles plus que pour les yeux. Vous ne le verrez point faire rimer trône avec bonne, pâte avec patte, homme avec heaume. Une brève n’a pas le même son, et ne se prononce pas comme une longue. Jean et chant se prononcent de même. (Note de Voltaire, 1773.)
  13. Vieux mot signifiant armée.
  14. Aventure décrite dans l’Enéïde. (Note de Voltaire, 1762.) — Æneid., lib. IX. v. 176-449
  15. Aventure de l’Illiade. (Note de Voltaire, 1762.) — Iliad., lib. X, v. 483-496.
  16. L’un des grand capitaine de ce temps-là. (Note de Voltaire, 1762.)
  17. La Bible montre moins de réserve que notre discret auteur, et nous apprend (I. Reg., xxiv, 4) que Saül était entré dans ce certain lieu « ut purgaret ventrem ». (R.)
  18. Il ne s’appelait point Roger, mais Robert : cette faute est légère. Ce fut lui qui mena Jeanne d’Arc à Tours, en 1429, et qui la présenta au roi. (Note de Voltaire, 1762.) C’était un bon Champenois qui n’y entendait pas finesse. Son château était auprès de Brienne en Champagne. J’ai vu sa devise sur la porte de ce pauvre château : c’était un cep de vigne, avec la légende Beau, dru, et court. On peut juger par là de l’esprit du temps. (Id., 1773.)
  19. Voltaire avait déjà dit dans la Henriade, chant VII, vers 269 :

    La honte des AnglEt vous brave amazone,
    La honte des Anglais et le soutien du trône.

  20. Effectivement, des médecins et des matrones, visitèrent Jeanne d’Arc, et la déclarèrent pucelle. (Note de Voltaire, 1762)
  21. Étendard apporté par un ange dans l’abbaye de Saint-Denis, lequel était autrefois entre les mains des comtes du Vexin. (Note de Voltaire, 1762.)